retour à l'entrée du site

 

table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

 

DÉMOSTHÈNE

 

DISCOURS POUR LES MÉGALOPOLITAINS.

 

 

 

 

texte grec

 

 

46 III.

DISCOURS POUR LES MÉGALOPOLITAINS.

INTRODUCTION.

Après la mort d'Épaminondas (Ol. CIV, 3; 363), et pendant que la guerre Sacrée occupait quelques-uns des États les plus considérables de la Grèce. Lacédémone crut avoir trouvé le moment favorable pour ressaisir sa prépondérance politique, au moins dans le Péloponnèse. Archidame III fils d'Agésilas, essaya de rendre à sa patrie, par une politique rusée, l'ascendant que l'épée du capitaine thébain lui avait enlevé. Pour atteindre ce but, il fallait gagner à sa cause les républiques influentes, en leur assurant quelques avantages. Il proposa de les rétablir sur le pied où elles étaient avant les dernières guerres. Athènes devait recouvrer Oropos, que les Thébains lui avaient prise ; Thespies et Platée seraient rebâties et rendues à leurs anciens habitants ; les Éléens et les Phliasiens rentreraient dans quelques-unes de leurs possessions. Ce plan, juste en  apparence, était principalement dirigé contre la plus redoutable ennemie de Sparte, contre Thèbes, qui perdait dans Oropos, un boulevard contre Athènes, et qui allait être resserrée par le voisinage de deux cités béotiennes rétablies et déclarées indépendantes. Cette république, aux prises avec la Phocide, et généralement haïe, ne pouvait opposer qu'une faible résistance. Quelle serait la part de Lacédémone dans ces nouvelles combinaisons? trois villes importantes, dont elle n'osa peut-être pas réclamer hautement la possession : Argos, Messène et Mégalopolis. Archidame attaquait déjà la première avec succès ; la seconde, arrachée aux Spartiates par Épaminondas, avait été de tout temps l'objet de leur convoitise acharnée ; l'élévation de la Grande-Ville les humiliait par le souvenir 'du vainqueur de Leuctres, son fondateur. Toutes trois les isolaient du Péloponnèse septentrional et occidental. Il fallait donc briser ces barrières, si Sparte voulait de nouveau se mouvoir en liberté.

En même temps qu'Archidame proposait ce projet, il en commençait l'exécution. Il fit marcher des troupes contre Mégalopolis, qui demanda, par une députation, des secours aux Athéniens. Une ambassade lacédémonienne vint aussi. Depuis les invasions des Thébains dans le Péloponnèse, Sparte et Athènes étaient unies. Les députés spartiates alléguèrent, sans doute, cette alliance, et pressèrent les Athéniens de les aider à détruire un établissement de leur ennemi commun. Pour les Mégalopolitains, ils se seront appuyés sur la générosité ordinaire d'Athènes; ils auront vanté sa justice, et montré la Grèce entière intéressée à étouffer les efforts renaissants de l'ambition lacédémonienne.

Lorsque l'affaire flat portée devant le peuple assemblé, les orateurs se partagèrent ; et, sous l'influence des souvenirs d'anciennes ou de nouvelles offenses, peut-être même des intrigues ourdies par les deux députations rivales, ils parlèrent avec amertume, les uns contre Lacédémone, les autres contre les Arcadiens. Démosthène, au contraire, s'applique à repousser la passion partout où elle pourrait s'insinuer. Il déjoue, avec sa sagacité ordinaire, la tortueuse ambition de Sparte, et pose, pour fondement de son discours, qu'il importe, avant tout, aux Athéniens de s'opposer également à l'élévation de cette république et à l'agrandissement de Thèbes. De là il conclut la nécessité de secourir Mégalopolis. « La tâche de l'orateur, dit le scoliaste, présentait de graves difficultés : il parlait pour des Grecs qui, dans une,guerre encore récente, avaient combattu contre Athènes ; il s'opposait aux Lacédémoniens, alliés de cette république. Au reproche d'inconséquence, au mauvais renom qu'il allait peut-être attirer sur sa patrie, joignez le double danger de protéger des alliés de Thèbes, qui hait les Athéniens, et de s'aliéner les Spartiates, dont ceux-ci auront bientôt besoin pour reprendre Oropos sur les Thébains. Malgré cela, Démosthène a si bien combiné son plan qu'il ménage Lacédémone, rapproche les Arcadiens de la république, et ne fortifie pas les Thébains, tout en soutenant leurs alliés. La question seule de la protection d'Athènes sur l'Arcadie était déjà très épineuse. Que fait l'orateur ? il arrête Lacédémone, en ne lui permettant pas de s'agrandir aux dépens de ses voisins; il arrête Thèbes, en attirant ses alliés vers la république athénienne. S'il embrasse la cause de Mégalopolis, ce n'est point en haine de Sparte ; s'il résiste à cette dernière ville, ce n'est point en accumulant contre elle les reproches. Au-dessus de ces intérêts secondaires, Démosthène place l'intérêt de sa patrie : fidèle à son système, la cause d'Athènes est la seule qu'il plaide véritablement.  »

On ignore quel fut le résultat de ce discours. L'année suivante, Archidame attaqua Mégalopolis, et fut repoussé. Ni Diodore, ni Pausanias ne font mention de troupes auxiliaires athéniennes; et, comme, dans la harangue sur la Paix, qui fut prononcée sept ans après celle-ci, les Mégalopolitains sont désignés parmi les ennemis d'Athènes, il est vraisem- 47 blable que cette république ne secourut ni l'Arcadie ni Lacédémone. Telle est l'opinion de Jacobs, qui démontre savamment la méprise dans laquelle est tombé Auger en affirmant que les Athéniens envoyèrent une armée à Mégalopolis.

La même année où Démosthène prononça ce discours (Ol. 106, 4 ; 353), Philippe fit deux expéditions en Thessalie, et Athènes s'unit, par un traité, à la confédération olynthienne. Il est clone permis de croire que, quand Démosthène parla en faveur d'une colonie protégée par les Thébains, il avait aussi l'oeil fixé sur les premières usurpations du roi de Macédoine ; et l'on peut, avec M. Villemain (a), reconnaître ici la prévoyance de l'orateur, méditant déjà la fameuse ligue de Thèbes et d'Athènes. Enfin cette harangue offre à la tribune moderne un des plus nobles exemples d'une résistance aux partis extrêmes, inspirée par le seul amour de la patrie; et Mirabeau semble n'avoir été que l'écho de Démosthène lorsqu'il disait :  «  Fort de mes principes et du témoignage de ma conscience, je réfuterai deux opinions opposées, sans rechercher des applaudissements perfides, et sans craindre les rumeurs tumultueuses (b).  »

DISCOURS.

[1] Ils me semblent s'égarer également, ô Athéniens ! les orateurs qui ont parlé ou pour les Arcadiens, ou pour Lacédémone (01). A leurs accusations, à leurs injures mutuelles, on les prendrait pour des députés de ces deux peuples, et non pour les concitoyens de ceux qui reçoivent l'une et l'autre ambassade (02). Laissons ce rôle à l'orateur étranger : parler avec impartialité, examiner, sans altercations, le parti le plus avantageux pour vous, tel est le devoir des citoyens qui jugent à propos d'apporter Ici leurs conseils. [2] Mais tout à l'heure, s'ils n'étaient connus, s'ils ne paru la langue d'Athènes, on aurait, je crois, pris ceux-ci pour Arcadiens, ceux-là pour Lacédémoniens. Je vois tout ce qu'il en coûte pour vous conseiller utilement. A des auditeurs abusés en masse et divisés de volontés, si l'orateur entreprend de proposer un moyen terme, et qu'on lui refuse un patient examen, à quel parti plaira-t-il? quelles récriminations ne va-t-elle pas soulever? [3] Eh bien ! dût-il m'en arriver ainsi, j'aime mieux passer pour un vain discoureur que de vous abandonner à la déception sur ce qui est, à mes yeux, votre plus précieux intérêt. Je discuterai le reste plus tard, si vous consentez à m'entendre ; et je vais partir d'un principe avoué de tous, pour démontrer ce que je crois essentiel.

[4] L'intérêt de la république est dans la faiblesse de Sparte et des Thébains nos voisins : personne ne le contestera. Or, dans l'état actuel de la Grèce, si l'on en doit juger par les discours souvent répétés à cette tribune, le rétablissement d'Orchomène, de Thespies et de Platée abaissera la puissance thébaine (03) ; l'asservissement de l'Arcadie et la ruine de Mégalopolis relèveront Lacédémone. [5] Empêchons donc celle-ci de devenir forte et redoutable avant l'affaiblissement de celle-là; prenons garde que l'insensible élévation de Sparte ne soit plus, avec l'humiliation de Thèbes, dans une proportion salutaire. Dirons-nous que nous. voudrions avoir les Lacédémoniens pour adversaires, au lieu des Thébains? non, sans doute : car ôter aux uns et aux autres le pouvoir de nous nuire, voilà notre unique sollicitude, voilà notre sauvegarde.

[6] Par Jupiter ! dira-t-on, il en doit être ainsi ; mais l'étrange conduite, de choisir pour alliés ceux contre lesquels nous combattions à Mantinée, et, par suite, de les secourir contre le peuple dont nous partagions alors les périls ! D'accord : toutefois il est encore un point nécessaire c'est que cet autre peuple n'entreprenne rien contre la justice. [7] Si tous veulent la paix, nous ne secourrons point Mégalopolis, il n'en sera pas besoin; et ainsi, aucune hostilité de notre part contre nos anciens compagnons d'armes. — Nos alliés I ces Péloponnésiens, dit-on, le sont déjà (04) ; ceux-ci vont encore le devenir. [8] — Et que désirerions-nous de plus? Toutefois, alors que Sparte voudrait la guerre, et une guerre injuste, si nous n'avions à débattre que la question de lui abandonner Mégalopolis, je vous dirais en dépit de l'équité, Abandonnez-la, ne luttez point contre un peuple dont les dangers furent les vôtres; mais, si vous savez tous que, maîtres de cette ville, les Lacédémoniens marcheront sur Messène, que l'un de ces ardents adversaires de Mégalopolis me dise ce qu'alors il opinera. [9] Nul n'ouvrira la bouche. Cependant vous le prévoyez tous : qu'ils le conseillent ou non, il faudra secourir Messène qui a reçu nos serments, et qu'il nous importe de ne pas voir dépeuplée. Demandez-vous donc à vous-mêmes lequel est le plus beau, le plus hu- 48 main, de commencer par Mégalopolis ou par Messène à réprimer l'Injustice de Sparte. [10] Aujourd'hui, du moins, on verrait que c'est l'Arcadie que vous protégez, la paix que vous travaillez à maintenir, la paix, prix de vos périls et de vos combats. Mais, plus tard, vous montreriez clairement (t tous les peuples que le désir de voir Messène debout est, chez vous, moins amour de la justice que crainte de Lacédémone. Or, il faut toujours viser à la justice, la pratiquer ; il faut épier aussi les moyens de l'identifier avec notre intérêt.

[11] Il est encore une raison qu'on nous oppose : c'est que nous devons tâcher de recouvrer Oropos (05). Or, si nous nous aliénons ceux qui nous aideraient à la reprendre, nous manquerons d'auxiliaires. Et moi aussi, je dis, Efforçons-nous de rentrer dans Oropos; mais que Sparte devienne notre ennemie, si nous nous allions maintenant aux peuples d'Arcadie qui demandent notre amitié ! ce langage me semble interdit à ceux-là précisément qui vous ont persuadé de secourir les Lacédémoniens en danger. [12] En effet, lorsque le Péloponnèse tout entier vint nous prier de marcher à sa tête contre Sparte (06), ces mêmes orateurs vous engagèrent à répondre par ce refus qui le fit recourir aux Thébains, sa dernière ressource, et à apporter votre or, à exposer vos jours pour sauver Lacédémone. Certes, vous n'eussiez pas consenti à la soutenir, si elle vous avait avertis qu'une fois délivrée, elle mettrait pour condition à sa gratitude son retour à une licence illimitée, à la liberté d'être injuste ! [13] Au reste, quand ses tentatives seraient traversées par notre alliance avec les Arcadiens, elle devrait éprouver plus de reconnaissance pour la main que nous lui avons tendue lorsqu'elle était au bord du précipice, que de colère contre l'obstacle qui arrête aujourd'hui ses coupables projets. Comment donc les Spartiates pourraient-ils ne pas nous aider à recouvrer Oropos, sans passer pour les plus ingrats des hommes? par les dieux ! je ne le vois pas.

[14] J'admire ceux qui disent que, par cette conduite, par cette alliance avec l'Arcadie, Athènes se montrera inconstante et perfide. Mon opinion est toute contraire, ô Athéniens ! Pourquoi ? parce que personne ne niera, je pense, que Lacédémone, Thèbes avant elle, et dernièrement l'Eubée n'aient été sauvées, puis reçues comme alliées par notre république, toujours immuable dans son système. [15] Et ce système, quel est-il ? la délivrance des opprimés. Cela étant, ce n'est pas nous qui aurons varié, ce sont ceux qui foulent aux pieds les droits des peuples. On verra les autres États changer au gré d'une ambition toujours avide; mais Athènes, jamais.

[16] Les Lacédémoniens me semblent jouer un jeu plein de finesse. Ils disent à présent qu'il faut faite rendre aux Éléens une partie de la Triphylie (07), Tricarane aux Phiiasiens; à quelques autres Arcadiens leurs anciens domaines, à nous Oropes : désirent-ils donc nous voir rentrer chacun dans nos possessions? [17] oh ! non, se serait un peu tard s'intéresser aux autres États. Ils veulent paraître aider chaque peuple à recouvrer ce qu'il revendique ; ils veulent que, quand ils marcheront eux-mêmes contre Messène, tous ces peuples, ardents auxiliaires, leur prêtent leurs soldats sous peine de passer pour ingrats, si, dans des réclamations semblables, ils ne leur rendent appui pour appui. [18] Mais je pense que, sans abandonner traîtreusement à Sparte une partie de l'Arcadie, la république peut recouvrer Oropos avec  le secours de Sparte elle-même, si elle veut  être juste, et de tout peuple qui ne croit pas devoir laisser aux Thébains les possessions d'Oropos. Quand il serait évident que notre opposition aux conquêtes des Lacédémoniens dans le Péloponnèse nous était la possibilité de rentrer dans Oropos, mieux vaudrait, s'il est permis de le dire, renoncer à cette ville, que de laisser à leur merci le Péloponnèse et Messène : car j'entrevois qu'entre eux et nous se point ne serait pas le seul à débattre; - mais arrêtons les paroles qui venaient sur nos lèvres; -- enfin plus d'une possession athénienne serait en péril.

[19] On objecte que Mégalopolis, pour plaire à Thèbes, a commis des hostilités contre nous (08): reproche absurde aujourd'hui. Pour réparer ses torts par des services, elle nous offre son amitié et nous répondrons par des récriminations ! et nous chercherons tous les moyens de la repousser ! et nous ne comprendrons pas que, plus on la montre amie zélée de Thèbes, plus on mérité votre ressentiment pour avoir privé Athènes d'une telle alliée, qui venait à nous avant d'aller aux Thébains ! [20] Ils veulent donc, ces hommes, la forcer encore une fois de s'attacher à d'autres peupies !

Des conjectures raisonnées m'ont appris (et la majorité, j'espère, tiendra le même langage) que, si les Lacédémoniens prennent Mégalopolis, Messène est menacée. Or, s'ils prennent  Messène, je prédis que vous vous allierez aux Thébains. [21] Eh bien ! il est beaucoup plus honorable et plus avantageux de tendre la main aux alliés de Thèbes, et de les arracher,  à l'usurpation lacédémonienne, que de délaisser aujourd'hui Mégalopolis, dans la crainte de protéger une ville amie des Thébains, pour avoir ensuite à sauver les Thébains eux-mêmes, que dis-je? à trembler pour notre pro- 49 pre patrie : [22] car je ne vois plus de sécurité pour elle, si Sparte prend Mégalopolis et redevient une puissance. Or, est-ce pour se défendre que cette république vient de tirer l'épée ? non, c'est pour reconquérir son ancien empire. Vous savez mieux que moi combien elle fut altérée de conquêtes, tant qu'elle domina (09) ; craignez-la donc, vous en avez le droit !

[23] Aux orateurs qui font étalage de leur haine ou contre Thèbes ou contre Lacédémone, je demanderais volontiers si cette haine des deux côtés a pour principe l'intérêt de la patrie, ou s'ils ne détestent l'un de ces peuples que par affection pour l'autre. S'ils avouent le dernier motif, ce sont tous des fous, qu'on ne doit pas écouter. S'ils reconnaissent le premier, pourquoi élever l'un des deux peuples outre mesure? [24] On peut, oui, on peut affaiblir les Thébains sans fortifier les Spartiates : cela est très facile; essayons d'en montrer le moyen.

On sait que tous les hommes, même ceux qui ne se soucient guère de justice, éprouvent une certaine pudeur à ne la point pratiquer. Ils luttent hautement contre un acte injuste (10), plus hautement encore s'ils en sont frappa ; et ce qui perd tout, ce qui cause tous les maux, c'est qu'on ne veut pas sincèrement observer l'équité. [25] Or, pour que cette disposition (11) ne vienne pas entraver le projet d'affaiblir les Thébains, proclamons la nécessité de rétablir Thespies, Orchomène et Platée; apportons-y notre concours, sollicitons celui des autres Hellènes : car il est beau, il est juste de ne pas souffrir que d'antiques cités restent en ruine. Pour Mégalopolis et Messène, ne les abandonnons pas à leurs agresseurs ; et ne nous préoccupons point de la cause de Platée et de Thespies jusqu'à voir froidement détruire des villes subsistantes, des villes habitées (12). [26] Si nous publions ces projets, qui ne désirera voir les Thébains rendre ce qu'ils ont envahi? Sinon, ce peuple d'abord luttera contre nos efforts pour relever des cités dont il regardera, non sans raison, le rétablissement comme sa propre perte (13) ; et puis nous aurons sur les bras une entreprise interminable : car, vraiment, quelle en sera la fin, si, laissant toujours détruire les villes qui sont debout, nous demandons toujours qu'on relève les villes détruites?

[27] Les orateurs dont le langage semble le plus juste disent : Pour garantie de son alliance avec nous, que Mégalopolis abatte les colonnes qui attestent son union avec les Thébains (14 ). Mais les Arcadiens répondent que ces colonnes sont nulles pour eux, que le noeud de l'amitié, c'est l'intérêt, et qu'ils regardent comme leurs alliés ceux qui viennent les secourir. Pour mol, quand même ils seraient ainsi disposés, voici mon sentiment : il faut à la fois exiger d'eux qu'ils détruisent les colonnes, et des Lacédémoniens qu'ils restent en paix. Si les uns ou les autres repoussent nos demandes, rangeons-nous du parti qui les accueillera. [28] Mégalopolis, obtenant la paix, demeure-t-elle attachée aux Thébains? tous les peuples la verront embrasser la cause de l'usurpation thébaine, et non celle de la justice. Sparte refuse-t-elle de mettre bas les armes, alors que les Mégalopolitains s'allient à nous sincèrement? elle fera voir qu'elle s'est remuée non pour faire relever Thespies, mais (15) pour asservir le Péloponnèse, tandis qu'une guerre béotienne enveloppera les Thébains.

[29] J'admire que quelques citoyens craignent de voir des ennemis de Lacédémone coalisés avec Thèbes, tandis que, si cette ville asservit ces mêmes peuples, ils ne voient là rien de redoutable. Le temps et l'expérience ne nous ont-ils pas appris que les Thébains se servent toujours de ces alliés contre les Lacédémoniens, mais que ceux-ci les employaient centre nous quand ils étaient leurs maîtres. [30] Voici donc encore, selon mol, une réflexion qu'il faut faire. SI, rebutés par vous, les Mégalopolitains sont détruits et dispersés, Sparte peut aussitôt reprendre sa puissance. Si, contre notre attente, souvent trompeuse, le hasard les sauve, ils se dévoueront avec raison aux Thébains. Mais, si vous les accueillez, c'est à vous qu'ils vont devoir leur salut. Transportons maintenant sur Thèbes et sur Lacédémone nos prévisions et le calcul de toutes les chances. [31] Les Thébains vaincus, comme je le désire, Sparte ne sera pas trop puissante, car elle a pour contrepoids l'Arcadie, qui l'avoisine. Et, supposé que Thèbes se relève, qu'elle échappe au péril, elle restera faible encore, vu notre alliance avec ce pays que nous aurons protégé. Ainsi, de toutes manières, il importe de ne pas abandonner les Arcadiens, et de ne pas laisser croire qu'ils doivent leur délivrance à eux-mêmes, ou à d'autres qu'à nous. [32] Pour moi, ô Athéniens ! j'en atteste les dieux : sans affection, sans haine personnelle pour aucun des deux peuples, j'ai dit, j'ai consulté votre fit. Ne sacrifiez pas les Mégalopolitains ; ne laissez jamais le faible à la merci du puissant.

 

 

 

50 NOTES DU DISCOURS POUR LES MÉGALOPOLITAINS.

(a) Biogr. Univ. art. Démosthène.

(b) Séance du 8 mai 1780.

(01) Texte : Dobson (Or. Att. t. v, p. 309), revu principalement sur l'Apparatus de Schaefer.

Secours accessoires : les commentaires et variantes que contiennent plusieurs vol. des Or. Att.; particulièrement les Adversaria de Dobrée, t. xi, p. 14. — J. Wolf. — Lucchesini. — Nos traducteurs. — Jacobs. — Rochefort. (Mém. de l'Ac. des inscrip., t. XLIII, p. 56).

(02) « Je dois dire que j'ai cru un moment, en entendant le discours qui vient d'être prononcé à cette tribune, que ce n'était pas un ministre français, mais un ministre américain qui parlait.  » M. Bignon, Discussion sur l'Indemnité des États-Unis; 31 mars 1834.

(03) Thespies, ayant résisté à l'oppression des Thébains, fut prise et détruite, on ne sait pas au juste à quelle époque. Déjà ruinée par les Lacédémoniens, pendant la guerre du Péloponnèse, Platée, autre ville de Béotie, fût dépeuplée par les Thébains (Olymp. 101, 3). Sous prétexte d'une conspiration contre la démocratie, les Thébains rasèrent encore les murailles d'Orchomène (Olymp. 104, 1.)

(04) C'est-à-dire, les Lacédémoniens. L'ironie de la réponse à cette objection est sensible.

(05) Oropos, ville sur les confins de la Béotie et de l'Attique, tour à tour prise et reprise par les Thébains et par les Athéniens.

(06) Les Arcadiens surtout et les Argiens avaient proposé à la république Athénienne de s'unir à eux pour faire la guerre à Lacédémone (Ol. CII, 4; 389). Leur demande fut rejetée. (Lucchesini.)

(07) Triphylie, canton du Péloponnèse, dans la partie méridionale de l'Élide (partie du Phanari, en Morée). Tricarane était une forteresse du territoire de Phlionte (ruines près de Saint-Georges, village de Morée). Les Argiens fortifièrent cette place, après l'avoir enlevée aux Phliasiens, qu'ils haïssaient à cause de leur attachement à Lacédémone.

(08) A la bataille de Mutinée, il y avait des Arcadiens dans les deux partis; mais tous les Mégalopolitains étaient sous les drapeaux d'Épaminondas. (Xenoph. Hist. Gr. VII, 5, 3; etc.)

(09) Schaefer remarque qu'en s'animant, le langage de Démosthène semble emprunter quelques expressions à la poésie : ἀδεὲς, πόλεμον, ἀραμένους, ὠρέγοντο. Ce n'est pas la seule fois que notre orateur, par ce changement de ton, rend plus pénibles encore les efforts de son traducteur.

(10) Schœfer et Dobrée préfèrent ἀδίκοις, que donnent deux manuscrits, à la leçon vulgaire ἀδίνοις. Le premier répond mieux à δίκαια.

(11) Wolf, Félicien et Schaefer expliquent τοῦτο par τὸ μὴ ἐθέλειν τὰ δίκαια πράττειν ἁπλῶς. C'est aussi l'interprétation de M. Jager.

(12) Auger :  «  Parce que Thespies et Platée sont détruites.  » M. Jager :  « Sous prétexte que Thespies et Platée sont détruites ». Le prétexte serait trop étrange.  Voy. Schaefer et Jacobs.

(13) Πρὸς ἐκεῖνα τούτους.  Pour que cette phrase fût comprise des Athéniens, il fallait peut-être que le geste de l'orateur expliquât ces deux pronoms démonstratifs. Ἐκεῖνα, les villes de Phocide, Reiske. Erreur relevée par Schaefer. Ce sont Thespies et Platée, comme Wolf l'avait entrevu : elles sont nommées quatre lignes plus haut. — τούτους, les Arcadiens, en général, Reiske; les Mégalopolitains, Schaefer. Mais on ne comprend pas comment le rétablissement de deux ou trois villes béotiennes causera la ruine des Grecs d'Arcadie. Le mot τούτους ne peut donc s'appliquer qu'aux Thébains, et son antécédent n'est pas éloigné. C'est le sens de Wolf, de Jacobs, et des deux traducteurs français. — Plus bas, ἀεὶ se rapporte aux deux verbes ἐῶμεν et ἀξιῶμεν : ce qui complète le sens de ἀνήνυτα et de τί πέρας.

(14) Ulpien explique τὰς πρὸς Θηβαίους ainsi : τὰς στήλας ἐν αἷς ἔχουσιν ἀναγράπτους τὰς πρὸς Θηβαίους συνθήκας; Columnas quae insculpta fuerunt Arcadum et Theborum foedera. — Des orateurs demandent le renversement de ces colonnes : mais eux, οἱ δὲ (c'est-à-dire les Arcadiens, comme le prouvent le mot ἑαυτοῖς un peu plus bas, et le commencement de la phrase suivante, et comme Jacobs, Weiske et Dobrée l'ont entendu) disent que ces colonnes n'existent pas. Comment donc Démosthène, sans s'arrêter devant une objection aussi grave, peut-il exiger à son tour la destruction de ces mêmes colonnes.

1° Auger traduit :  «  Les autres soutiennent que l'amitié des Arcadiens ne tient pas à des colonnes, mais à leurs vrais intérêts.  » Même sens, édit. de 1777. Leland, de même. Cela sauverait tout : mais alors, ne faudrait-il pas faire un changement dans le texte, et lire : οἱ δὲ φάσιν αὐτοῖς οὐ τὰς στήλας, ἀλλὰ τὸ συμφέρον εἶναι τὸ ποιοῦν τὴν φιλίαν ? Ulpien ne comprenait pas ainsi ces mots, car il dit expressément : φησὶ γὰρ μὴ ὑπάρχειν στήλας. Reiske a suivi Ulpien.

2° Jacobs et M. Jaser laissent subsister la difficulté. « Waeren nicht vorhanden » « D'autres soutiennent que les Arcadiens n'ont pas de telles colonnes il faut les prier de détruire tout signe d'alliance. »

3° Schaefer (Appar. I, p. 858) propose de lire : οὐ κενὰς στήλας, ἀλλὰ -- On trouve ailleurs ψήφισμα κενόν. « Mais ils disent que l'intérêt, et non une vaine colonne, est le noeud de l'amitié. » Correction ingénieuse, que Dobrée blâme sans dire pourquoi. Ce dernier critique avait été d'abord plus téméraire eu écrivant φασὶν οὐ στήλας, ἀλλὰ, ce qui revenait au même pour le sens. Mais voyons si l'on peut éviter de toucher au texte.

4° Dans son traité de Hyperbole, III, p. 5, Weiske offre une autre interprétation : « Nulle sibi esse foederis cum Thebanis initi tabulas Arcades dicebant, cum essent quidem, sed nullo jam loto ab iis haberi simularentur : οὐκ εἶναι oratorie dictum pro οὐδαμοῦ εἶναι, i. c. οὐδενὸς λόγου. » Ces colonnes semblaient non avenues; elles étaient pour eux comme si elles n'étaient pas. Ainsi, les Arcadiens, répondant par une délaite, voulaient peut-être conserver ces colonnes pour parer aux chances de l'avenir ; et l'on conçoit encore mieux pourquoi Démosthène insiste sur leur renversement. Un peu plus bas, le mot ἀδόλως lui-même montre qu'il doute de leur sincérité. .

(15)  J'ai cru devoir traduire sur l'ancienne leçon vulgaire, dans laquelle μόνον, ne se trouve pas. Reiske n'a ajouté ce mot que sur la foi de deux manuscrits et de l'édition aldine de Taylor. Il faudrait ἀλλὰ καὶ pour répondre à où μόνον; or aucune édition ne donne καὶ. Cela a échappé à Jacobs. Dobrée rejette μόνον, et explique τὴν σπουδὴν par the real object, le véritable but, le motif réel.