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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

 

DÉMOSTHÈNE

 

DISCOURS SUR LES RÉFORMES PUBLIQUES

 

 

texte grec

 

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40 II.

DISCOURS SUR LES RÉFORMES PUBLIQUES.

 

INTRODUCTION.

Toujours attentif aux dangers qui menaçaient Athènes du côté de la Macédoine et de la Grèce, Démosthène avait aussi proposé un plan de réforme pour l'armée de terre. Son discours, perdu pour nous, avait été promptement oublié de ses concitoyens. C'est encore pour attaquer plusieurs graves abus qu'il leur adresse les conseils qu'on va lire. Les Athéniens délibéraient sur l'emploi des fonds destinés au théâtre (a). Ce fut , pour Démosthène, l'occasion d'une revue sévère des principaux vices du gouvernement : le plus dangereux, après les dilapidations du Trésor, était l'emploi presque exclusif de troupes étrangères soldées. C'est ainsi que, malgré l'énorme différence des temps, une grande question de finances est , pour la tribune moderne, le signal du contrôle d'une administration entière.

« Après la mort d'Épaminondas , dit Justin en conservant sans doute une pensée de Théopompe, les Athéniens n'employèrent plus, comme autrefois, les revenus de l'État à l'équipement des flottes et à l'entretien des armées : ils les dissipèrent en fêtes et en jeux publics ; et , préférant un théâtre à un camp , un faiseur de vers à un général, ils se mêlèrent sur la scène aux poètes et aux acteurs célèbres. Le trésor public, destiné naguère aux troupes de terre et de mer, fut partagé à la populace qui remplissait la ville (b) » Cet usage, fruit pernicieux de la politique de Périclès, avait donc introduit dans une petite république une profusion qui , proportion gardée, ne le cédait pas au faste des cours les plus somptueuses. Les Athéniens étaient d'ailleurs très paresseux. Ainsi, « comme diraient nos économistes, rupture complète de l'équilibre entre les besoins d'une part, l'industrie et les produits de l'autre. Comment fait ce bon peuple pour le rétablir ? Le moyen est merveilleux. Outre les trois oboles qu'il prend pour son droit de présence aux assemblées et aux tribunaux, il s'alloue un salaire pour assister au théâtre , et se fait payer pour s'amuser; de plus , il reçoit de ses flatteurs des pensions sur le trésor public, comme les courtisans en obtenaient de Louis XV et de ses ministres : en sorte que cette démocratie présente tous les abus d'une monarchie dans le temps de son plus grand désordre (c). »

Une autre anomalie, que combat Démosthène , est , avons-nous dit , l'emploi de troupes mercenaires. Sans doute , il y avait là un grave danger. Philippe avait aussi des étrangers à sa solde , mais ils lui étaient soumis, tandis que les mutineries des auxiliaires d'Athènes , ces condottieri de l'antiquité , sont trop connues. On se tromperait cependant, si l'on attribuait cet usage à la seule indifférence pour le bien public. Les Athéniens , race de pur sang, se disaient Grecs par excellence; et ce sang , ils le ménageaient avec un égoïsme qui était la conséquence de leur autochtonie. D'ailleurs, une fois qu'Athènes , aux jours de sa splendeur, eut pris la Grèce sous son patronage , sa population cessa de suffire à tant d'expéditions lointaines (d).

Une loi punissait de mort quiconque oserait proposer en forme de rendre au service de la guerre les fonds usurpés par le théâtre. Quel tact délicat ne fallait-il donc pas pour subjuguer cette multitude indocile , et parvenir seulement à s'en faire écouter ? Aussi le début de notre orateur est-il aussi adroit qu'il parle d'abord simple et naturel. Ce début suffirait pour prouver que cette harangue fut prononcée peu de temps après celle sur les armateurs (e). Même esprit, mêmes conseils. La variété des sujets que Démosthène effleure ensuite ne lui fait pas perdre de vue la question principale. Comme son but était surtout de détacher le peuple d'une gratification accordée par une loi imprudente que protégeait une loi sanguinaire, l'orateur termine par un vif rapprochement entre l'Athènes de Thémistocle et l'Athènes de son siècle : de là , la preuve que ces deux oboles, si chères à l'Athénien, étaient la cause de son humiliation et de ses dangers. Démosthène n'a donc paru s'écarter de son sujet que pour porter un coup d'autant plus ter qu'il est plus inattendu.

Ce discours contient deux morceaux qui se retrouvent, avec quelques variantes, dans deux Olynthiennes. On s'est hâté d'en conclure qu'il n'est pas de Démosthène, et de l'attribuer à quelque déclamateur, qui se serait paré de ses dépouilles (f). Rien, dans le ton général qui y règne, n'appuie cette assertion ; et Lucchesini , qui s'est trompé, comme Olivier, sur sa date,. l'appelle avec raison gravissi- 43 mam orationem. Ces répétitions, remarquées à la marge des manuscrits (Dobs. t. x, p. 306), prouvent seulement que les réformes proposées ici ne furent pas adoptées, et qu'elles étaient depuis longtemps le voeu de Démosthène lorsque, plus tard, il prononça pour la première fois le nom de Philippe à la tribune. N'avait-il pas le droit de dire, comme un philosophe moderne : « Je me répéterai jusqu'à ce qu'on se corrige? » D'ailleurs, dans une discussion où il jouait sa tête, il s'entoure, cette fois, de plus de précautions qu'il ne fera par la suite. On sent que son crédit, more mal établi , lui commande plus de réserve. Ne cite-t-il pas lui-même, dans la harangue sur la Couronne et ailleurs, de longs fragments de ses propres discours ? Sophocle, Euripide se répétaient. Non seulement les orateurs reproduisaient, devant un peuple distrait et léger, leurs propres idées, leurs propres expressions ; ils se copiaient quelquefois les uns les autres , selon la remarque de Clément d'Alexandrie (g). Le caractère de l'éloquence grecque et le goût des auditeurs expliquent encore ces répétitions : véritables retouches d'artiste, elles attestaient le patient et minutieux travail de l'orateur; et, pour des oreilles athéniennes, elles étaient comme des chants lyriques déjà entendus, comme la seconde représentation d'un drame qui les aurait charmées (h).

DISCOURS

[1] En délibérant aujourd'hui sur vos finances et sur les autres objets qui vous rassemblent, ô Athéniens (01), je ne trouve difficile ni de condamner les distributions gratuites des deniers publics, et de se faire par là un mérite auprès des citoyens qui les jugent nuisibles à l'ltat; ni de les appuyer de ses conseils, et de plaire ainsi aux indigents qui les reçoivent. Car ce n'est pas un examen attentif des intérêts d'Athènes qui décide ici de la louange ou du blâme, c'est la pauvreté ou l'aisance de l'orateur. [2] Pour moi, je ne veux être ni le partisan ni l'adversaire de ces largesses; réfléchissez seulement, vous dirai-je, que, si l'argent, sur lequel vous délibérez, est peu de chose, la manière de le distribuer est importante. Si vous placez près de ces dons un devoir à remplir, loin de vous faire tort, vous procurerez le plus grand bien à la république, à vous-mêmes ; mais si, pour les recevoir, il suffit d'une fête ou du moindre prétexte; si, d'un autre côté, vous refusez les services dont ils doivent être le prix, prenez-y garde, dans la conduite que vous approuvez maintenant, vous verrez un jour une étrange aberration.

[3] Il faut donc (que vos clameurs n'interrompent pas ce que je vais dire; écoutez avant de juger) il faut indiquer une assemblée pour coordonner, pour régler les préparatifs militaires, comme nous en avons indiqué une pour les gratifications. Que chacun se montre non seulement disposé à écouter, mais résolu à agir, afin que vous placiez en vous-mêmes, ô Athéniens! l'espoir du succès, sans demander : « Que fait celui-ci, ou celui-là? [4] Parlons d'abord de la masse des revenus publics, impôt des alliés, contributions civiques prodiguées aujourd'hui sans fruit: que chaque citoyen en reçoive une part égale; les jeunes, comme soldats; ceux qui ont passé l'âge (02), comme contrôleurs ou fonctionnaires civils en général. De plus, servez vous-mêmes, ne remettez vos armes à personne. [5] Formez une armée citoyenne, qui ne compte que des Athéniens dans ses rangs. Par là, vous aurez à la fois aisance acquise, et devoir rempli. Donnez à cette armée un bon général, pour prévenir le retour des abus actuels. Vous faites le procès à vos généraux; puis, que vous reste-t-il de toutes vos entreprises? cette seule formule : « Un tel, fils d'un tel, a dénoncé un tel comme criminel d'état. »

[6] Que gagnerez-vous à suivre mes conseils? D'abord, vos alliés fraterniseront avec vous, non grâce à vos garnisons, mais par la conformité d'intérêts. Ensuite, vos généraux, à la tête de soldats étrangers, ne les pilleront plus sans daigner même regarder l'ennemi : tactique dont ils recueillent tous les profits, mais qui soulève contre la république tant de haines et d'accusations. Loin de là, suivis de nos citoyens, ils feront aux ennemis le mal qu'ils font maintenant aux alliés. [7] D'ailleurs, la plupart des expéditions réclament votre présence; et, s'il est utile d'employer, dans les guerres d'Athènes, des troupes athéniennes, cela est nécessaire pour vider les débats étrangers. Oh! si vous pouviez vous résigner au rôle de tranquilles spectateurs des querelles de la Grèce, ce serait bien différent; [8] mais vous prétendez à la prééminence, vous voulez régler les droits des autres peuples : et l'armée conservatrice qui veillera sur ces droits vous ne l'avez pas levée, vous ne la levez point (03)! 42 Aussi, pendant votre long et paisible repos, la démocratie disparaît de Mitylène; vous dormez, et le peuple rhodien est asservi. Rhodes est notre ennemie, dira-t-on : mais, dans tous les cas possibles, citoyens d'Athènes, vous devez haïr par principe un état oligarchique plus qu'une démocratie. [9] Je reviens à mon objet et je dis : Mettez de l'ordre parmi vous, à chaque gratification attachez un devoir à remplir.

Je vous ai déjà entretenus sur ces matières (04). J'ai détaillé un mode de classement pour vous tous, hoplites, cavaliers, dispensés du service; j'ai présenté les moyens de répandre sur vous une aisance générale. [10] Ce qui m'a le plus découragé, le voici, je ne le dissimule pas. J'ai proposé alors plusieurs nobles et grandes résolutions; tout le monde les a oubliées, personne n'oublie les deux oboles (05). Toutefois, deux oboles seront toujours bien peu de chose, tandis que les trésors du Roi peuvent être balancés par les conseils que j'ajoutais sur la composition et l'équipement de l'armée d'une république qui a tant de ressources pour la grosse infanterie, la cavalerie, la marine, les revenus (06).

[11] Pourquoi donc aujourd'hui ce langage? direz-vous. Le voici. Plusieurs citoyens s'irritent des distributions générales, mais tous reconnaissent l'utilité d'un règlement et d'une levée : eh bien! commencez par là, et donnez toute liberté de s'expliquer à ce sujet. Si l'on vous persuade, dès aujourd'hui, que le moment de ces préparatifs est venu, vous les aurez sous la main dès qu'il faudra les appliquer; mais, si vous les négligez comme prématurés, vous serez réduits à vous préparer alors qu'il faudrait agir.

[12] Un Athénien disait un jour (celui-là n'était pas du peuple, c'était un de ces hommes dont l'orgueil serait brisé si vous suiviez mes conseils (07) : « Quel bien nous revient-il des harangues de Démosthène? Il monte à la tribune au gré de son bon plaisir, nous remplit les oreilles de vaines paroles, calomnie le présent, exalte nos ancêtres ; et quand il a soufflé sur nous ce vent et cette fumée, il descend!t » [13] Je lui réponds, moi, que, si je pouvais seulement vous faire adopter une partie de mes propositions, je procurerais à la république des avantages si grands dans ma pensée qu'essayer de les présenter maintenant, ce serait faire bien des incrédules, et franchir en apparence les limites du possible. D'ailleurs, ce n'est pas vous servir faiblement que de vous accoutumer à de salutaires conseils. Le premier devoir du patriotisme, ô Athéniens ! est de guérir vos oreilles, tant elles sont corrompues par l'habitude de ces mensonges, de ces flatteries qui ont pris la place de la vérité. [14] Par exemple.... (Que nul ne me trouble avant que j'aie tout dit) quelques hommes ont dernièrement forcé le Trésor (08): C'en est fait de notre démocratie! il n'y a plus de lois! dirent alors tous les orateurs. Toutefois, ô mes concitoyens! vous paraîtrai-je un imposteur quand je dirai: Cet attentat méritait la mort, mais il n'a pas tué la démocratie? On a volé nos avirons : Les verges! la torture! criait-on de toutes parts, la république est perdue! Et moi, quel est mon langage? La mort doit expier le second crime comme le premier : mais les libertés populaires subsistent encore. [15] Que faudrait-il donc pour les étouffer? personne n'ose le dire; je le dirai, moi. Il faudrait que vous, peuple d'Athènes, mal gouverné, sans finances, sans armes, sans classement régulier, sans accord d'opinions, vous ne vissiez ni général, ni citoyen tenir compte de vos décrets; il faudrait que nul ne voulût exposer, corriger, faire cesser de pareils désordres : or, voilà précisément ce qui arrive!

[16] Mais, par Jupiter! on vous inonde encore, Athéniens, de maximes fausses et pernicieuses; on dit : Votre salut est dans les tribunaux; c'est par la rigueur de vos sentences qu'il faut maintenir le gouvernement. Dans ma conviction, les tribunaux règlent seulement les droits réciproques des citoyens, mais c'est avec les armes qu'on triomphe des ennemis; sur les armes repose la sûreté de l'État. [17] Des sentences ne pousseront pas vos soldats à la victoire (09), mais les succès obtenus par l'épée vous donneront le libre loisir de rendre des arrêts, d'accomplir toutes vos volontés. Soyez redoutables dans les combats; dans les tribunaux soyez humains. Si ce langage semble plus élevé qu'il ne me convient, j'oserai m'en applaudir. Oui, toute harangue faite pour une illustre république et pour de si hauts intérêts, doit toujours paraître au-dessus de l'orateur, et se mesurer, non au crédit d'un seul citoyen, mais sur la majesté d'Athènes.

[18] Pourquoi donc aucun des hommes que vous honorez ne parle-t-il ainsi? je vais vous l'expliquer. Ceux qui ambitionnent les charges et un rang distingué, rampent autour de vous, esclaves de la faveur d'une élection. Chacun d'eux, avide du titre de stratége, ne l'est nullement de faire acte de vaillance. S'en trouve-t-il un qui soit capable de mettre la main à l'oeuvre? [19] Il se flatte que, muni du glorieux renom d'Athènes, il n'aura qu'à recueillir les fruits de la retraite de ses adversaires, et qu'en vous alléchant par des espérances bien creuses, il héritera seul, et le fait est réel, de vos avantages; tandis que, si vous exécutiez tout par vous-mêmes, il partagerait également avec les autres et les expéditions, et leurs résultats. [20] Les politiques (11), laissant là les sages 43 conseils qu'ils vous doivent, ont passé de leur côté. Autrefois, Athéniens, vous contribuiez par classes; aujourd'hui, c'est par classes que vous gouvernez : chaque parti a pour chef un orateur, aux ordres duquel est un général avec les Trois-Cents et leurs vociférations; vous autres, on vous distribue sous chacun de ces deux drapeaux. De là que vous revient-il? On dresse à celui-ci une statue; celui-là est opulent; un ou deux citoyens s'élèvent au-dessus de la république; tandis que les autres, impassibles témoins de leur prospérité, payent chaque jour cette insouciante mollesse de l'abandon de la fortune et des riches ressources de la patrie.

[21] Toutefois, jetez les yeux sur la conduite de nos ancêtres : car, sans recourir à des modèles étrangers, les souvenirs d'Athènes nous tracent notre devoir. Thémistocle avait remporté la victoire navale de Salamine, Miltiade commandait à Marathon, beaucoup d'autres avaient rendu des services bien supérieurs à ceux des capitaines de nos jours : mais, par Jupiter! pour eux il n'y avait point de statues, point d'idolâtrie, point de ces hommages réservés à des êtres d'une nature supérieure. [22] Non, Athéniens, nos ancêtres ne se dépouillaient pas d'un seul de leurs exploits. Salamine n'était pas le triomphe de Thémistocle, mais de la république; Athènes, et non Miltiade, avait vaincu à Marathon. On dit aujourd'hui: Timothée a pris Corcyre; Iphicrate a taillé en pièces une partie de l'armée lacédémonienne; Chabrias a battu la flotte ennemie près de Naxos : hauts faits que vous semblez leur céder, tant les honneurs dont vous avez rémunéré chacun d'eux passent toute mesure! [23] Vos ancêtres récompensaient donc les citoyens avec bien plus de jugement et de dignité que vous. Passons aux étrangers. Ménon de Pharsale, à l'attaque d'Eïon, près d'Amphipolis, nous avait aidés d'une somme de douze talents, et d'un renfort de trois cents cavaliers, ses propres esclaves : nos ancêtres lui accordèrent, non le titre d'Athénien, mais de simples immunités. [24] Même récompense avait déjà été décernée à Perdiccas (12), qui régnait en Macédoine lors de l'invasion des Perses, et qui, par l'extermination des Barbares échappés à la défaite de Platée, avait complété le désastre de leur souverain. C'est que, aux yeux de nos pères, le droit de cité était important, respectable, et d'un prix qui l'élevait au-dessus de tout service. Aujourd'hui, Athéniens, vous le vendez, comme vile denrée, à des misérables; vous faites citoyens des esclaves fils d'esclaves! [25] Si cette façon d'agir s'est emparée de vous, ce n'est pas que vous valiez moins que vos ancêtres; c'est qu'il y avait dans leurs coeurs un haut sentiment d'eux-mêmes, qu'on a éteint dans les vôtres. Or, jamais une mâle fierté n'anima des hommes asservis à d'ignobles actions, comme jamais on ne pense avec bassesse quand on agit avec grandeur : car la vie est nécessairement l'image de l'âme.

[26] Opposez, dans leurs traits principaux, votre conduite et celle de vos pères : ce parallèle vous élèvera peut-être au-dessus de vous-mêmes. Ils commandèrent quarante-cinq ans à la Grèce librement soumise; ils déposèrent au delà de dix mille talents dans l'Acropolis; vainqueurs sur terre et sur mer, ils érigèrent de nombreux trophées qui font encore notre orgueil : monuments élevés, croyez-moi, pour exciter en nous, non une admiration stérile, mais le désir d'imiter les vertus de leurs consécrateurs. Voilà quels étaient ces hommes. [27] Et nous, qui ne sommes plus entourés de rivaux (13), voyons si nous leur ressemblons. N'avons-nous pas dissipé sans fruit plus de quinze cents talents à soudoyer les plus indignes des Hellènes? Fortunes privées, trésor public, villes des alliés, n'avons-nous pas tout épuisé? Ces compagnons d'armes, que la guerre nous avait donnés, la paix ne nous les a-t-elle pas ravis? [28] — Mais, par Jupiter ! ce sont là les seuls avantages du passé sur le présent; le reste allait plus mal qu'aujourd'hui (14). — Oh ! qu'il s'en faut ! Examinons tel objet qu'il vous plaira. Les édifices qui ornent la ville, les temples, les ports et leurs dépendances, nombreux et magnifiques ouvrages, n'ont rien laissé à surpasser à la postérité. Ces Propylées, ce Parthénon, ces arsenaux maritimes, ces portiques, et tant d'autres chefs-d'oeuvre de nos pères, voilà les embellissements dont nous leur sommes redevables. [29] Quant aux maisons des premiers citoyens, elles étaient si modestes, si conformes aux mœurs républicaines, que celui de vous qui connaîtrait les demeures de Thémistocle, de Cimon, d'Aristide, de Miltiade, ou de leurs illustres contemporains, les trouverait aussi simples que la maison voisine. [30] Aujourd'hui, les travaux publics se bornent à des chemins réparés, à des fontaines, à des murs reblanchis, à des riens. Mon blâme tombe, non sur ceux qui ont conseillé ces ouvrages (ils sont loin de ma pensée), mais sur vous-mêmes, ô Athéniens ! si vous croyez devoir vous renfermer dans cette mesquine administration. Et voyez les particuliers montés au pouvoir! Ceux-ci se sont bâti de somptueux palais, qui insultent aux édifices de l'État; ceux-là ont acquis et cultivent des terrains plus vastes que leur avidité n'en rêva jamais.

[31] La raison de ces contrastes, c'est qu'autrefois le peuple était maître, souverain; c'est qu'il était cher à tout citoyen de recevoir du peuple honneurs, magistratures, bienfaits. Que les temps sont chan- 44 gés! Les grâces sont dans les mains des gouvernants; rien ne se fait que par eux : et toi, Peuple, te voilà surnuméraire et valet; trop heureux de recevoir la part qu'ils vont peut-être te jeter!

[32] De là, l'étrange situation de la république : qu'on lise vos décrets, qu'on parcoure vos actes, on ne croira point que les uns et les autres émanent de la même nation. Par exemple, vous avez décrété contre les exécrables Mégariens qui avaient empiété sur un terrain sacré, une expédition et la répression de leur crime (15); en faveur des Phliasiens bannis dernièrement, des secours qui les arracheraient aux massacres, et un appel à la bonne volonté du Péloponèse : [33] résolutions nobles, justes, dignes d'Athènes; mais l'exécution, où est-elle? Vous lancez des manifestes de guerre; et, pour agir, vous êtes frappés d'impuissance. Vos décrets répondent à la majesté de la république, mais votre faiblesse dément vos décrets. [34] Pour moi, sans vouloir irriter personne, je vous demanderais ou des sentiments moins élevés et le soin exclusif de vos propres affaires, ou des forces plus imposantes. Si je parlais à des Siphniens, à des Cythniens (16), ou à gens de cette espèce, je dirais, Rabattez de vos prétentions. Mais, à des Athéniens, je conseille d'augmenter leurs forces. Oui, hommes d'Athènes! honte à vous, honte ineffaçable, si vous descendiez de ce noble rang où vous ont élevés vos pères ! [35] D'ailleurs, vous ne pouvez plus, quand vous le voudriez, vous détacher de la Grèce, après avoir tant fait pour elle dans tous les temps. Délaisser vos amis serait un déshonneur; vous fier à vos ennemis et les laisser grandir, n'est pas admissible. Vos gouvernants ne peuvent renoncer, dès qu'ils le veulent, à l'administration (17) : eh bien! même nécessité vous enveloppe, vous qui gouvernez les Hellènes.

[36] Terminons par l'observation la plus importante. Jamais vos orateurs ne vous rendront ni meilleurs, ni pires; c'est vous qui leur imposerez les sentiments que vous voudrez (18). Car leur volonté n'est pas votre but, tandis qu'ils n'en ont d'autre que vos désirs présumés. Commencez donc par vouloir le bien, et tout réussira. Vous n'aurez plus un seul conseiller pour le mal; ou, s'il en est encore un, son ambition échouera devant des auditeurs incrédules.  

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NOTES DU DISCOURS SUR LES RÉFORMES PUBLIQUES.

 

(a) Liban. Argum.

(b) VI, 9; trad. de MM. Pierrot et Boitard. — On peut consulter sur l'origine et la distribution du théorique, et sur les gratifications faites au peuple , Bockh , liv. II , c. 7 et 13.

(c) M. Poirson, Rev. Encyclop. Août 1830 , p. 370.

(d) Gillies, Hist. de l'Anc. Gr. c. 13.

(e) C'est la conjecture d'Ulpien et de Rochefort. — Un an après (ol. CVI , 4; 353) selon Alb. Gér. Becker

(f) F. A. Wolf , prolegg. ad Lept. ; Jacoba, Becker, Webb , etc.

(g) Strom. VI , p. 747.

(h) V. m. Brougham, De l'Éloq. polit. anc. et modl.. Rev. Brit. Février 1831 ; et la Synopsis repetitorum Demosthenls locorum de Gersdort, 1833.

(01)  J'ai eu sous les yeux le texte de Dobson, et j'ai recueilli tous les secours que présentent ses Orat. Attici pour en faciliter l'intelligence. Mais l'Apparatus de Schaefer m'a surtout guidé dans cette partie. Du reste, quelques-uns des ouvrages consultés pour le précédent discours m'ont encore été utiles pour celui-ci.

J. Wolf explique le mot σύνταξις, qui est dans le titre de cette harangue, par une phrase de la 3ε Olυnthienne, où Démosthène revient sur les menses abus qu'il attaque ici : τὴν ἀταξίαν ἀνελὼν εἰς τάξιν ἤγαγον τὴν πόλιν, κ. τ. λ.  C'est l'interprétation la plus vraisemblable. Elle est conforme à la manière dont Ulpien explique les intentions de l'orateur. Olivier l'admet (Hist. de Philippe, t. ii, p. 302, note). « De l'ordre, seruice, et deuoir en la ville et seigneurie d'Athènes. » Tel est le titre plaisant , mais fidèle , de Tournay. Je n'ai fait que traduire celui de Wolf et de Lucchesini, de Ordinanda Republica.

(02) L'âge : soixante ans. Anach. c. x. — contrôleurs militaires, chargés de vérifier le nombre des hommes présents sous les drapeaux , la distribution de la solde , etc. Reiske ; Böckh , t. ii , ch. 24.

(03) Vulg. οὔτε παρακευάζεσθε. Voyez Appar. t. 1, p. 693. — Je lis ἠρεμίας non ἐρημίας. V. id.

(04) C'était dans une ou plusieurs harangues qui ne sont point parvenues jusqu'à nous. Voici la liste des discours de Démosthène, dont la perte doit être attribuée soit à l'improvisation , soit à la négligence de l'orateur pour les publier, soit aux ravages du temps.

Διφίλῳ δημηγορικός. -- Ce Diphile demandait une récompense publique. V. Den. d'Halic. Din. xi; Dinarq. c. Démosth. t. iv, p. 33, des Orat. gr. de Reiske.

Κατὰ Μέδοντος. — Poli. 8 , 53. Harpocr. v, δεκαστεύειν.

Πρὸς Πολύευκτον παραγραγή. — Bekker. Anecd. p. 90, 28.

Περὶ χρυσίου. — Défense devant l'Aréopage, dans l'affaire d'Harpalos. Quelle perte ! Athen., XIII, 27.

Ἀπολογία τῶν δώρων. --- Den. d'Halic. 1er lettre à Amm. Démosth. LVII.

Περὶ τοῦ μὴ ἐκδοῦναι Ἅρπαλον. — Id. Des rhéteurs , contemporains de Denys, attribuaient à tort, selon lui, ces deux dernières harangues à Démosthène. On n'avait peut-être plus celles qu'il avait réellement composées. — Bekk. Anecd., p. 335, 30.

Περὶ Κριτίαν περὶ τοῦ ἐνεπισκήμματος (?).

Ὑπερ ῥητόρων. — Suid. v. ἅμα. Diodore dit que Démosthène avait préparé avec soin ce discours (λόγον πεφροντισμένον, xvii, 5. Plut., Vie de Démosth., c. 23.

Ὑπερ Σατύρου τῆς ἐπιτροπῆς πρὸς Χαρίδημον (?). -- Phot. Myriobibl. c. 265, p. 491 , B.

A cette énumération, tirée de Westermann (Hist. de l'Êloq. gr. et rom. t. i , p. 305) il faut ajouter :

Discours sur la défense des insulaires (Den. Halic. ep. ad Amm. I, 10). Ce morceau n'est probablement pas la seconde partie de la 1re Philippique.

Harangue prononcée à Thèbes pour réfuter Python de Byzance. – Plut. et Diod., d'après Démosth. lui-même.

Plusieurs autres discours prononcés à Thèbes. — Plut. Har. aux Athéniens , à la nouvelle de la prise d'Elatée — Démosthène l'avait probablement écrite, puisqu'il en cite un long morceau dans le plaidoyer pour la Couronne.

Réfutation improvisée contre Lamachos aux Jeux Olympiq. — Plut,

Accusation contre Antiphon l'incendiaire, soutenue de- 45 vant l'Aréopage. -- Plut. , d'après Démsth. sur la Cour. Défense d'un décret de Philocrate. -- Esch . sur l'Arnbass.

Accusation contre la prêtresse Théoris. -- Plut.

Sa défense victorieuse lorsqu'il fut accusé d'avoir malversé. dans l'achat des blés. — Plut. X Or. Dém.

Discours prononcés dans plusieurs villes du Péloponnèse, pour les soulever contre la Macédoine. — Plut. etc.

Apologie de son administration , après la défaite de Chéronée.-- Id.

Du temps de Denys d'Halic., on attribuait à Démosthène un Éloge de Pausanias, le meurtrier de Philippe, et plusieurs panégyriques. Ce critique les croit pseudonymes. : Περὶ Δημ. 44.

Après la mort de Philippe, dit Plutarque, Démosthène ne quittait point la tribune.

Nul doute qu'il n'ait aussi prononcé de nombreux discours dans le conseil de Cinq-Cents.

Enfin, Plutarque (de Glor. Athen.) mentionne un plaidoyer πρὸς Ἀμαθούσιον περὶ ἀνδραπόδων ; il dit encore : ὅ τι τοὺς ἐποίκους ἔγραψεν : quae de inquilinis scripsit. Cette dernière harangue contenait peut-être une défense de la motion d'Hypéride tendant à accorder le droit de cité aux étrangers après la grande victoire de Philippe.

(05) Les deux oboles que chaque Athénien recevait pour le spectacle.

(06) On a vu, dans le discours précédent, qu'une levée de fonds était le seul moyen d'empêcher que les autres peuples de la Grèce ne se laissassent séduire par l'or des Perses. C'est dans ce sens que Rochefort entend ce passage.

(07) Selon Ulpien , cet adversaire de Démosthène était Eubule d"Anaphtyate.

(08)  Littéralement : ont ouvert l'opisthodome. Le premier mot est un euphémisme qui prête plus de force au raisonnement de l'orateur. L'opisthodome, situé derrière le temple de Minerve, comme ce nom l'indique, est le bâtiment qui contenait le Trésor. (Suldas, Harpocr., Schol. Bav.)

(09) « La Convention décrétait la victoire. A la rigueur, cela se peut, en exaltant l'esprit du soldat, en excitant son enthousiasme, en lui persuadant qu'il doit vaincre. » Disc. de M. Thiers, min. de l'Int., sur la conversion des rentes; Chamb. des Députe 4 fév. 1836.

(10)  Cette maxime, qui semble ici jetée si indifféremment, portait directement contre cette loi terrible que Démosthène voulait attaquer; mais, s'apercevant bientôt que, malgré ses ménagements, un pareil langage, dans un homme si jeune, était fait pour exciter l'envie et la censure, il revient adroitement sur lui-même. (Rochefort.)

(11) Démosthène emploie souvent les mots οἱ πολιτευόμενοι, οἱ προσίοντες (ἐπὶ τὸ βῆμα, οἱ εἰωθότες, comme synonymes, et pour désigner, non des magistrats ni des ministres, mais les citoyens qui exerçaient le plus d'influence sur le gouvernement, les hommes politiques de son époque. Plus bas , les Trois-Cents : les trois cents plus riches citoyens , imposés extraordinairement pour les dépenses de la guerre.

(12)  Ce n'était pas Perdiccas Il, mais son père Alexandre I, qui régnait en Macédoine à cette époque.

(13) L'expression grecque présente une image admirable : ὅσης ὁρᾶτε ἐρημίας ἐπειλημμένοι. Videtis quantam solitudinem (aemulorum) nacti. Elle est aussi très simple : ἔρημον ὄντα συμμάχων, 1e Phil. etc. C'était à M. de Chateaubriand à la traduire : « Si, dans ces déserts de caractères et de talents, un monument vient à se montrer sur l'horizon solitaire, tous les regards se tournent vers lui. » Mém. sur la captivité, etc. p. 21. Rochefort : « Voyez quelle vaste distance nous avons laissée entre nos ancêtres et nous. » L'image est sentie, le sens est manqué.

(14) Objection présentée avec une brusquerie qui change pour un moment le discours suivi en dialogue. J'ai dû reproduire la soudaineté de ce mouvement, assez fréquent chez Démosthène. Ainsi, Mirabeau, parlant pour la demande du renvoi des ministres : « Mais voyez la Grande-Bretagne ! que d'agitations populaires n'y occasionne pas ce droit que vous réclamez ! c'est lui qui a perdu l'Angleterre. — L'Angleterre est perdue ? Ah ! grand Dieu ! quelle sinistre nouvelle! Et par quelle latitude s'est-elle donc perdre? etc. »

(15) L'histoire se tait sur ce fait. Lucchesini le rapporta à l'ambassade d'Anthémocrite qui, chargé de porter aux Mégariens les plaintes et les menaces d'Athènes pour leurs sacrilèges, fut mis à mort par ce peuple. — Des habitants de Phlionte , ville du Péloponèse (ruines , au N. d'Argos) déchirée par dei séditions, avaient imploré le secours d'Athènes.

(16) Les îles Siphnos et Cythnos (Siphanto et Thermia), deux Cyclades, avaient une nullité politique devenue proverbiale. V. Harpocr., et Marcellin sur Hermog. p. 316.

(17) Parce que sans doute ils perdraient leur crédit et leur considération. (Auger.)

(18) Il est assez piquant de voir cette même observation appliquée au pouvoir absolu par ce pouvoir même : « Ce ne sont par les bons conseils ni les bons conseillers qui donnent la prudence au prince; c'est la prudence du prince qui, seule, forme les bons ministres, et produit tous les bons conseils qui lui sont donnée. » (Instructions de Louis XIV pour le Dauphin.)