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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

 

DÉMOSTHÈNE

 

DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES RHODIENS

 

Première Philippique. Sur la Liberté des Rhodiens. 1eme. Olynthienne. (2ème)

 

 

texte grec

 

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59 V.

DISCOURS SUR LA LIBERTE DES RHODIENS.

 

INTRODUCTION.

Il paraît que les premières propositions de Démosthène contre Philippe demeurèrent sans succès. Les Athéniens n'étant point encore attaqués en personne, fermèrent les yeux sur les progrès du conquérant. Démosthène se trompait en espérant ranimer par la force de l'éloquence des vertus éteintes; il se trompait encore en méconnaissant l'élan de la Macédoine, en attribuant les avantages obtenus par Philippe à la seule insouciance d'Athènes (a).

L'année suivante (ol. 107, 2 ; 351) avant de reprendre la lutte engagée avec ce prince, il tourna ses regards vers Rhodes, qui, menacée par un autre ennemi, implorait l'appui des Athéniens. La harangue qu'il prononça dans cette occasion ne serait pas suffisamment comprise, si nous ne disions quelques mots de l'histoire de Rhodes.

Située près de l'extrémité méridionale de l'Asie Mineure, en face de la Carie, cette île avait de bonne heure acquis de grandes richesses, grâce à la fertilité de son sol, et à l'active industrie de ses habitants. La navigation et le commerce y florissaient, régis par les lois les plus sages (b). L'ancienne constitution de ses villes, divisées longtemps en petits États séparés, était démocratique, la seule qui pût convenir alors à un peuple de négociants; mais la jouissance de la liberté fut troublée dans l'île du Soleil, comme dans presque tous les gouvernements d'origine hellénique, par des querelles intestines et d'ardentes rivalités. Pendant la guerre de Péloponnèse, l'oligarchie rhodienne se mit sous la protection de Lacédémone qui, maîtresse de la mer, cherchait à substituer partout les formes aristocratiques au pouvoir populaire (c). Ce changement dura peu : car, l'an 396, Conon, se trouvant, avec une flotte considérable, dans ces parages, engagea les Rhodiens à chasser de leurs ports les vaisseaux du Péloponnèse, à rompre l'alliance avec Sparte, et à l'accueillir comme ami et comme protecteur (Diod. xiv,79). La souveraineté, rendue au peuple, disparut, peu de temps après, avec la flotte athénienne; et déjà, l'an 391, le parti de Lacédémone était redevenu assez fort pour livrer à la mort ou à l'exil les amis d'Athènes et de la démocrate. Cette réaction sanglante était appuyée par la présence de quelques navires de Laconie, et Sparte en profita . pour accroître encore sa puissance maritime.

L'histoire présente ici une lacune. Vers l'an 360, cette puissance étant tombée, il est probable que Rhodes, redevenue démocratie, s'unit de nouveau à la république athénienne par une libre alliance. Mais les violences d'un général athénien produisirent une rupture. Charès, plus terrible d'ordinaire aux alliés de l'État qu'à ses ennemis, avait été envoyé contre Amphipolis. Ajournant l'objet d'une mission que sa vanité lui présentait comme facile, il se dirigea sur Chios et sur Rhodes, pour y lever des contributions forcées. Les insulaires prirent les armes; un mouvement semblable éclata à Cos et à Byzance ; et c'est ainsi que commença, l'an 358, la guerre connue sous le nom de Sociale. Elle dura près de trois ans; et Athènes fut forcée de reconnaître l'indépendance de ses alliés, en se réservant un faible droit de protection.

Cette guerre fit triompher l'oligarchie rhodienne. Forte de l'appui du roi de Perse, que Charès avait aigri par ses liaisons avec des satrapes rebelles, et de la présence d'une garnison carienne, envoyée par la reine Artémise, cette faction arracha de nouveau le pouvoir à la démocratie, et en usa au gré des« vengeances et de son ambition. Les opprimés pensèrent à Athènes, leur protectrice naturelle, et réclamèrent son secours. Démosthène parla en leur faveur.

Depuis la guerre Sociale il ne s'était écoulé que quelques années : ainsi, dit Ulpien, le souvenir des hostilités des Rhodiens et de l'humiliation d'Athènes, renouvelé avec leur demande, rendait plus pénible la tâche de leur défenseur. Cette alliance nouvelle, à laquelle il prêtait sa voix, le ressentiment de ses auditeurs la repoussait ; et elle trouvait un autre obstacle dans les prétentions et la politique de la Perse. Il fallait calmer cette indignation; il fallait écarter ces difficultés, et montrer au peuple Athénien son honneur et son intérêt dans l'envoi du secours qui lui était demandé.

Par des raisons plausibles, Démosthène fait comprendre qu'Artarxerxès-Ocbus ne prendra que peu ou point de part aux affaires des Rhodiens. Quoi qu'il en soit, les Athéniens rejetteront-ils, par une crainte vague, une entreprise juste, noble et utile? Mais, avant tout, il démontre que la défense de la 60 démocratie est aussi glorieuse que nécessaire. C'est là le foyer vivifiant de tout son discours; de là doivent s'échapper tous les rayons de la persuasion : car l'orateur est bien sûr de lever tous les scrupules s'il parvient à produire ici de la lumière et de la chaleur. En protégeant le peuple rhodien, Athènes, dit-il, réfutera victorieusement les calomnies de ses adversaires, se conciliera l'amitié de tous les États populaires, et affermira sa propre constitution, dont l'oligarchie est l'ennemie implacable. II y a plus : les Athéniens abdiqueraient leur plus glorieux privilège, s'ils ne tendaient la main à la liberté partout où la liberté succombe, fût-ce chez un peuple naguère armé contre eux- mêmes.

Sans doute, le bon droit était du côté des Rhodiens quand ils secouèrent le joug d'Athènes : l'histoire est là pour le prouver. Mais l'égoïsme national empêchait les Athéniens de voir en eux autre chose que des sujets révoltés contre une république souveraine. Démosthène, malgré sa haute raison, partagea peut-être la prévention de ses concitoyens ; d'ailleurs, en fût-il exempt, il devait la ménager; et il aurait gravement compromis la cause de ses clients s'il eût montré que leur ancienne défection n'était, après tout, qu'une légitime défense. Aussi prend-il une autre voie pour intéresser à leur sort les Athéniens irrités. Il ne se lasse pas de présenter les considérations les plus propres à servir de contrepoids à leur ressentiment. Rien ne dispose mieux à pardonner que le noble orgueil qui voit l'offenseur humilié et suppliant. De là cette compassion dédaigneuse que l'orateur laisse tomber sur des rebelles opprimés. Il n'avait pas seulement l'intention de montrer ainsi sa propre impartialité; il voulait surtout, dans sa pitié superbe, rappeler toute la distance qui séparait les Rhodiens, malgré leur goût pour les arts et leur opulence, des Athéniens, et réveiller la générosité de ces derniers, par l'idée que ceux qu'ils laisseraient écraser 'méritaient à peine leur colère. Était-ce une profonde combinaison oratoire? Était-ce plutôt l'expression naturelle d'une fierté patriotique dont Démosthène aurait voulu pénétrer des ornes dégénérées?

Le succès de ce discours est inconnu. Selon Barthélemy, ce fut vainement que le peuple de Rhodes implora le secours des Athéniens. Mais Jacobs et ses devanciers n'osent rien affirmer (d). La mort d'Artémise, qui arriva la même année, amena probablement une révolution nouvelle. Elle ne dut pas être durable; car, peu de temps après, Philippe livra Rhodes au tyran de Carie Idrieus. L'aristocratie de la richesse reprit encore une fois le pouvoir, et s'y maintint. Aristote (Polit., v, 4) donne à entendre que la démocratie rhodienne était abolie de son temps ; et Strabon, contemporain de Tibère, tout en assurant que la ville de Rhodes dut à sa puissance maritime le maintien de l'autonomie, n'a connu dans Ille qu'une oligarchie modérée, qui nourrissait le pauvre pour l'empêcher de remuer. (xiv, c. 2, § 4, 5.)

DISCOURS.

[1] Je pense, Athéniens, qu'en délibérant sur de si graves intérêts, vous devez accorder à chaque opinant une liberté entière (01). Pour moi, j'ai toujours cru difficile, non de vous enseigner le parti le plus avantageux, puisque, sans flatterie, il me semble qu'on vous trouve tout éclairés d'avance, mais de vous déterminer à l'exécuter. En effet, tune mesure arrêtée et le décret formulé, vous êtes encore aussi éloignés d'agir qu'auparavant.

[2] C'est un des avantages dont, à mon avis, il faut rendre grâce aux dieux, qu'un peuple que son insolent orgueil arma naguère coutre vous, place aujourd'hui en vous seuls tout l'espoir de son salut.  Oui, la circonstance actuelle doit faire votre joie : car, si vous adoptez la résolution qu'elle exige, vous justifierez par de glorieux effets la république des reproches injurieux de ses calomniateurs. [3] Byzance et Rhodes nous ont accusés de tramer leur ruine : de là, leur coalition récente pour nous faire la guerre. On verra donc que l'instigateur, le chef de la révolte, ce Mausole (02) qui se disait l'ami des Rhodiens, les a dépouillés de leur liberté; que les peuples de Chios et de Byzance, leurs al liés, ne les ont pas secourus dans leur infortune ; [4] et que vous, vous seuls, qu'ils redoutaient, aurez été leurs sauveurs. Par ce spectacle, offert à tous les yeux, vous apprendrez au parti populaire, dans chaque république (03)., à regarder votre amitié comme l'étendard de son salut. Or, le plus grand bonheur pour vous serait d'obtenir spontanément, dans toute la Grèce, l'affection la plus confiante.

[5] Je m'étonne de voir les mêmes orateurs, qui, pour l'intérêt des Égyptiens, conseillaient à la république de s'opposer au roi de Perse (04), redouter ce même prince, quand il est question du peuple de Rhodes. Qui ne sait, cependant, que ce peuple est Grec, et qu'Artaxerxés compte, l'Égypte parmi ses provinces? [6] Plusieurs d'entre 61  vous se rappellent sans doute que, dans vos délibérations sur les entreprises du Roi, je me présentai, j'opinai le premier, et que, seul ; ou presque seul, je dis : Je vous verrai agir avec prudence si vous ne motivez pas votre armement sur la haine qu'il vous inspire, mais si, prêts à faire face à vos ennemis actuels, vous repoussez aussi celui-là, dans le cas d'une tentative injuste contre vous. Tel était mon avis ; approuvé par vous, il reçut votre sanction. [7] Eh bien ! mon langage, aujourd'hui, est une conséquence de celui que je tenais alors. Près du Roi, et admis à son sonnait, je l'exhorterais, comme je vous exhorte, à combattre pour ses possessions, si des Grecs les attaquaient, mais à n'ambitionner nullement ce qui ne lui appartient pas. [8] Ainsi, êtes-vous décidés, ô Athéniens ! à lui laisser tout ce qu'il aura pu asservir en gagnant de vitesse ou en fascinant les chefs de quelques républiques? cette résolution, à mon sens, n'est pas généreuse. Mais croyez-vous à la nécessité de combattre pour les droits des peuples (05), et de braver, au besoin, les derniers périls? vous serez d'autant moins obligés de le faire, que vous l'aurez plus fermement résolu ; et, après tout, vous manifesterez des sentiments conformes au devoir.

[9] Pour vous convaincre que nous ne faisons rien de nouveau, moi en vous. donnant le conseil d'affranchir les Rhodiens, vous en le suivant, je vais vous rappeler une ancienne entreprise qui vous fut avantageuse. Vous envoyâtes autrefois Timothée au secours d'Ariobarzane (06), et votre décret contenait cette clause : « Il ne rompra pas le traité conclu avec le Roi. » Ce général, voyant, d'une part, le satrape en rébellion ouverte contre son souverain, et, de l'autre, Samos occupée par les troupes de Cyprothémis, qui avait placé là Tigrane, lieutenant du monarque, renonça à soutenir Ariobarzabe, s'approcha de cette ville, la secourut et la délivra. [10] Jusqu'ici cette conduite ne vous a suscité aucune guerre. C'est que, pour conquérir, on ne combat jamais avec autant d'ardeur que pour se défendre. Faut-il prévenir des pertes? on ramasse toutes ses forces. Veut-on s'agrandir? on n'a plus la même intrépidité. L'ambition s'accroît tant que rien ne l'arrête; mais, au premier obstacle, elle se rappelle que l'agression ne fut pas du côté de son adversaire.

[11] Je ne crois pas qu'Athènes, après avoir entrepris d'affranchir les Rhodiens, voie ses efforts entravés par Artémise (07) : écoutez-moi un moment, et jugez si mes conjectures sont bien ou mal fondées. Si le Roi terminait sa campagne d'Égypte au gré de son impatience, je suis persuadé qu'Artémise ferait tous ses efforts pour le mettre en possession de Rhodes, non par bienveillance, mais par le désir de placer ce signalé service comme un dépôt dans le coeur d'un puissant voisin (08), et de gagner toutes ses bonnes grâces. [12] Mais, comme on dit son entreprise manquée, elle pense avec raison que cette île, inutile dès lors au monarque, menacerait ses propres États comme une citadelle, et enchaînerait tous ses mouvements. Il me semble donc qu'elle aimerait mieux vous la céder, si la cession restait ignorée, que de la voir entre les mains d'Artaxerxés ; et qu'ainsi elle ne le secondera point, ou lui prêtera, tout au plus, un secours faible et languissant. [13] Quant au prince, je ne pourrais, sans doute, me dire instruit de ses projets ; mais s'appropriera-t-il, ou non, la ville de Rhodes? je soutiens qu'il importe à la république de voir cette question éclaircie : car, s'il s'en empare, ce n'est plus sur le sort des seuls Rhodiens qu'il faut délibérer, c'est sur le nôtre, c'est sur les destinées de la Grèce entière (09).

[14] Cependant, quand même les Rhodiens, maîtres actuels de la ville (10), tiendraient d'eux-mêmes le pouvoir, je ne vous conseillerais point d'embrasser leur cause, dussent- ils promettre de tout faire pour vous; car je vois que, pour détruire la démocratie, ils ont commencé par s'attacher quelques citoyens qu'ils chassèrent dès que l'oeuvre fut terminée. Croirai-je donc que des hommes infidèles à l'un et à l'autre parti, puissent devenir pour vous de sûrs alliés?

 [15] Je ne tiendrais pas ce langage, si je ne le croyais utile qu'au peuple rhodien, moi qui ne suis son hôte ni public ni privé (11) ; et, même avec ce double titre, sans le motif de votre intérêt, je n'eusse point parlé. Car, si cet aveu est permis quand on vous excite à les sauver, je me réjouis avec vous qu'en vous enviant votre bien, les Rhodiens aient perdu leur liberté, et que, pouvant obtenir, à égalité de droits, l'alliance des Grecs et celle d'Athènes, si supérieure à Rhodes, ils obéissent à des barbares, ils soient les esclaves des esclaves qu'ils ont reçus dans leurs citadelles. [16] Oui, si vous étiez disposés à les secourir; je dirais presque qu'ils sont heureux dans leur malheur même. Je doute que la prospérité eût jamais ramené des Rhodiens (12) à la sagesse : mais, grâce aux leçons de l'expérience, ils ont vu l'abîme où l'imprudence jette les peuples; et peut-être; si le sort le permet, seront-ils plus modérés â l'avenir : ce ne sera point pour eux un médiocre avantage. Je dis donc : Travaillez à: les tirer d'oppression, et, sans rancune politique, pensez que vous-mêmes plus d'une fois trompés par de perfides conseillers, vous ne diriez pas qu'il eût été juste de vous en punir.

[17] Considérez encore que vous avez soutenu une foule de guerres contre des gouvernements démo-  62  cratiques et oligarchiques : vous savez vous-mêmes. Mais les motifs qui vous ont armés contre ces différents peuples, voilà ce que peut-être nul
d'entre vous ne cherche à approfondir. Quels sont-ils donc, ces motifs? Avec les démocraties vous combattiez pour des querelles particulières que l'État n'avait pu terminer, pour une portion de territoire, pour des limites, ou pour la gloire (13) et la prééminence ; avec les oligarchies, quelle différence ! pour le maintien de la constitution et de la liberté. [18] Aussi, j'oserai dire qu'il vous vaudrait mieux avoir pour ennemis tous les États populaires de la Grèce, que tous les autres pour amis. Car il vous serait facile de faire, quand vous voudrez, la paix avec les peuples libres; mais je ne compterais pas sur l'amitié des gouvernements du petit nombre, La bienveillance peut-elle jamais s'établir entre les membres d'une oligarchie et un peuple souverain, entre la passion de dominer et l'égalité civique?

[19] Je m'étonne qu'aucun de vous ne considère que si Chios, Mitylène, Rhodes, et presque toute la Grèce se courbent sous le joug oligarchique, notre gouvernement en recevra un contrecoup terrible, et que, si tous les peuples adoptent cette constitution, il n'est pas possible qu'ils laissent chez nous la démocratie. Oui, persuadés qu'Athènes seule est capable de ramener la liberté, ils voudront détruire Athènes, comme une ennemie dont ils craindront les coups. [20] D'ordinaire, l'offenseur n'est l'ennemi que de l'offensé ; mais quiconque abat la démocratie pour élever l'oligarchie sur ses ruines, est hostile à tous les amis de la liberté. [21] D'ailleurs, Athéniens ! il est juste que, libres vous-mêmes, vous éprouviez pour le malheur de tout peuple libre les mêmes sentiments que vous voudriez lui inspirer, si, ce qu'aux dieux ne  plaise !son sort devenait le vôtre. Vainement dlra-t-on que les Rhodiens méritent leur infortune : le moment serait mal choisi pour nous réjouir. Il faut, dans la prospérité, montrer toujours une grande bienveillance aux malheureux (14),
puisque l'avenir est voilé pour tous les hommes.

[22] J'entends souvent répéter ici que, dans les désastres de notre démocratie, des peuples votèrent pour sa conservation. Je ne donnerai aujourd'hui qu'aux Argiens un rapide souvenir : car je ne voudrais pas qu'Athènes, connue pour prendre la défense de tentes les infortunes, parût vaincue par Argos en générosité, par ce peuple qui, malgré le voisinage de Sparte qu'il voyait maîtresse de la terre et de la mer, manifesta sans crainte, sans hésitation, sa sympathie pour vous, et décréta que les députés lacédémoniens envoyés, dit-on, pour réclamer quelques-uns de vos émigrés, seraient traités en ennemis, s'ils ne se reliraient avant le coucher du soleil (15). [23] Quelle honte pour vous, ô mes concitoyens ! si, tandis que le peuple argiens, n'a pas redouté la puissance lacédémonienne au temps de sa plus grande force, vous, enfants d'Athènes, vous trembliez devant un barbare, ou plutôt devant une femme ! Cependant les Argiens auraient pu s'excuser sur les nombreux revers, que leur avaient fait éprouver les Spartiates; mais vous, souvent vainqueurs du Grand-Roi, vous n'avez pas une seule fois été vaincus ni par ses esclaves, ni par lui-même. Ses avantages passagers sur Athènes, il ne les dut qu'à son or, qui lui gagna des traîtres et les plus perfides des Hellènes. [24] Stérile victoire ! car vous voyez ce prince en même temps affaiblir notre république sous les coups de Lacédémone, et presque détrôné lui-même par Cléarque et par Cyrus. Il n'a donc vaincu que par la fraude, et la fraude n'a tourné qu'à sa perte. Je vois plusieurs d'entre vous mépriser Philippe (18), comme un adversaire indigne de leur haine, et craindre Artaxerxés comme un ennemi puissant et dangereux. Mais, si nous négligeons l'un comme trop faible, si nous cédons tout à l'autre comme trop redoutable, contre qui, Athéniens, prendrons-nous donc les armes?

[25] Il est ici des orateurs très ardents à soutenir près de vous les droits des autres peuples : j'aurais un avis à leur donner, un seul : qu'ils tâchent de soutenir près des autres peuples les droits des Athéniens, afin de donner l'exemple d'une haute convenance. Il sied mal de venir vous faire la leçon sur l'équité, quand on ne la pratique pas soi-même : or, il y a injustice chez le citoyen toujours prêt à vous accuser, jamais à vous défendre [26] Par le ciel ! considérez bien ceci : Pourquoi, à Byzance, personne ne voudrait-il détourner le peuple de s'emparer de Chalcédoine (17) qui était à vous avant qu'elle fût au roi de Perse, et sur laquelle les Byzantins n'ont aucun droit? de ne pas rendre tributaire Sélymbrie, ville autrefois notre alliée? de ne pas limiter son territoire, au mépris des serments et des traités qui déclarent ces deux cités indépendantes? [27] Pourquoi personne n'a-t-il endoctriné Mausole quand il vivait (18), et, après sa mort, Artémise, pour ne pas assujettir Cos, Rhodes, et d'autres cités grecques, que le Grand-Roi, de qui les princes relèvent, a cédées aux Hellènes par des traités, et pour lesquelles les Hellènes ont affronté jadis des périls nombreux et livré de glorieux combats? Que l'on hasarde ce langage auprès de la reine et des Byzantins, on ne trouvera probablement pas les auditeurs dociles.

[28] Pour moi, je crois juste de rétablir la démocratie rhodienne; et, juste ou non, lorsque j'en- 63  visage la, conduite des autres peuples, le conseil de ce rétablissement me semble en devoir. Comment cela ? c'est que, si tous, ô Athéniens ! étaient zélés observateurs du droit, il serait honteux de nous en écarter seuls; mais, puisque la politique universelle n'est que l'art d'être injuste impunément, afficher seuls le prétexte de l'équité pour ne rien entreprendre, ce n'est pins justice, c'est lâcheté (19). Partout la grandeur des droits se mesure à la grandeur de la force : je pals vous en citer une preuve bien connue. Il existe deux traités entre les Hellènes et le Roi : l'un, ouvrage de notre république, et généralement loué; l'autre, rédigé plus tard par Lacédémone, est généralement blâmé. [29] La limite du droit n'est pas la même dans ces deux conventions. C'est que les lois, dans une république, appellent à la participation des mêmes droits individuels et les grands et les petits; mais, dans le droit publie de la Grèce, le plus fort fait la part au plus faible. Ainsi, puisque vous voilà déterminés à agir au nom du droit (20), il faut aviser aux moyens de l'établir : or, vous y parviendrez quand tous les peuples verront en vous. les défenseurs de leur indépendance.

[30] Je ne suis pas surpris que vous ayez tant de peine à faire ce que vous devez. Les autres peuples n'ont à combattre que des ennemis déclarés; vainqueurs, rien ne les empêche plus de jouir de leurs avantages. [31] Mais vous, ô Athéniens ! outre ce combat, commun à tous, vous en soutenez autant un autre, qui est plus rude. Il faut que, dans vos délibérations, vous triomphiez des citoyens qui, par système, attaquent les intérêts de la politique; et, comme rien d'utile ne peut s'effectuer sans cette lutte, vous manquez nécessairement beaucoup d'entreprises. [32] Sι, dans l'administration, tant d'Athéniens ont embrassé ce rôle avec sécurité, sans doute l'or de ceux qui le soudoient en est la principale cause; mais c'est à vous aussi qu'on peut s'en prendre. Vous auriez dû, Athéniens, introduire dans l'ordre politique la même discipline que vous faites observer dans l'armée. Or, quelle est-elle? vous flétrissez, vous prives de tous les droits civiques le soldat qui abandonne le poste assigné par son général. [33] Eh bien ! que le citoyen, déserteur du poste politique confié par nos aïeux, que le fauteur de l'oligarchie perde l'honneur de vous conseiller. Loin de là, vous, qui ne comptez sur l'attachement de vos alliés qu'autant qu'ils jurent de n'avoir pas d'autres ennemis ou amis que les vôtres, vous croyez â l'entière loyauté des orateurs influents que vous savez certainement dévoués aux ennemis de l'État !

[34] Après tout, l'accusation contre ces hommes., le blâme contre vous-mêmes ne sont pas difficiles à trouver; mais ce qu'il faut dire, ce qu'il faut faire pour réformer les abus régnants, voilà une laborieuse découverte. Peut-être n'est-ce pas ici le temps de tout dire ; mais, si vous pouvez confirmer vos résolutions (21) par quelque utile entreprise, le reste en recevra peut-être des améliorations successives. [35] J'opine donc pour que vous preniez avec énergie la défense des Rhodiens, pour que vous agissiez d'une manière digne d'Athènes. Vous écoutez avec joie l'éloge de vos ancêtres ; vous contemplez leurs exploits, leurs trophées. Or, songez qu'ils ont érigé ces trophées pour vous inspirer, non une admiration stérile, mais le désir d'imiter les vertus de leurs consécrateurs.

 

 

 

 

NOTES DU DISCOURS SUR LA LIBERTE DES RHODIENS

 

(a) Jacobs, Introd. à la Ire Phil.; Reuter, Prolegg. p. 13,

(b) Meursii Rhod. t, 21; et la Dissertation de Pastoret sur l'influence des lois des Rhodiens.

(c) Jusqu'à l'époque de Mausole, l'autorité, dit Barthélemy, avait toujours été entre les mains du peuple, ch. 42. Jacobs n'est pas de cet avis.

(d) Dans le Discours sur les Réformes publiques, il est reproché aux Athéniens d'avoir souffert avec indifférence la dissolution de la démocratie à Rhodes : passage décisif, s'il était constant que cette harangue fût de Démosthène.

(01) Texte : Dobson (Orat. Attic. t. v, p. 298), revu principalement sur l'Apparatus de Schaefer.

Mêmes secours accessoires que pour le discours en faveur des Mégalopolitains. De plus, commentaire de Stanley, dans le t. ix de Dobson, p. 514 ; traduction de Gervais de Tournai; et celle de M. Bignan, qui est dans le Démosthène d'Anger, édit. de M. Planche.

(02) Une scolie d'un manuscrit de Bavière, dépouillé par Reiske, nous a conservé, sur Mausole, l'opinion de Théopompe : ἔφη δὲ αὐτὸν Θεόπομπος μηδενὸς ἀπέχεσθαι πράγματος, χρημάτων ἕνεκα. « Son avidité le rendait capable de tout. » Ulpien remarque l'adresse de l'orateur à cacher, pour ainsi dire, les reproches adressés à sa patrie derrière ceux que méritait ce prince, mort depuis peu.

(03) M. Bignan : « Cette conduite apprendra aux villes de la Grèce, etc. » M. Jager : « Tous les peuples libres regarderont votre amitié, etc. » Mais n'y a-t-il pas deux idées distinctes dans τοὺς πολλοὺς d'une part (multitudinem, plebem, opposé à τοὺς ὀλίγους), et ἁπάσαις ταῖς πόλεσι de l'autre? Wolf et Auger l'ont entendu ainsi. J'ai tâché d'éviter cette confusion.

(04) Ceci se rapporte à l'insurrection de Tachos et de Nectanébos contre Artaxerxès-Ochus.

(05) ὑπέρ γε τῶν δικαίων, expression mutilée par les traducteurs. Vrai sens : pour les droits de la démocratie. C'est l'idée dominante de ce discours. Stanley : ad jura nostra defendenda. Le mot nostra est seulement vrai dans ce sens que la démocratie athénienne se croyait in- 64  téressée au maintien de cette forme de gouvernement dans tous les États grecs où elle se trouvait établie.

(06) Ariobarzane, satrape de Phrygie, s'était révolté contre le roi de Perse (ol. civ, 4 ; 361). Timothée, dit Cornélius Népos, vint à son aide, de concert avec Agésilas. Ariobarzane compta au roi de Sparte une somme d'argent ; mais Timothée, au lieu de recevoir un présent dont il pouvait détourner une partie à son profit, aima mieux étendre les possessions et le territoire de sa patrie, et obtint les villes de Crithote et deatos, etc. Timoth. I.

(07) Artémise, reine de Carie, soeur et veuve de Mausole. Malgré Suidas, dont un scoliaste invoque le témoignage, Stanley soutient qu'il n'y a pas eu deux reines de ce nom. Selon Ulpien, la politique et l'intérêt de cette princesse consistaient surtout, à plaire au roi de Perse. Après la mort de son époux, elle avait occupé Rhodes avec ses troupes. Vitruve, II, 8, raconte comment elle s'empara de la citadelle.

(08)  Ochus, étant maître de l'Égypte, aurait été voisin de Rhodes, qui n'est séparée de ce pays que par la mer.

(09) Sans doute, parce que cette conquête serait une rupture de la paix faite avec la Grèce. (Jacobs.)

(10)  Ces Rhodiens étaient les chefs de la faction oligarchique. Leur pouvoir ne se soutenait qu'à l'aide de la Carie et de la Perse.

L'enchaînement des considérations politiques de tout ce morceau est très difficile à saisir. La paraphrase d'Ulpien n'éclaircit rien; Dobrée a tout embrouillé; Auger n'a pas même vu la difficulté. Leland seul a jeté quelque lumière sur l'ensemble de ce passage, et Jacobs a cru ne pouvoir mieux taire que de répéter ires réflexions, auxquelles je renvoie le lecteur.

(11) car je ne suis pas le proxène de ces hommes. V. les notes du Disc. contre la Loi de Leptine ; UIricb, de Proxenia, Berol. 1822; et Stanley, ad h. l. Au lieu de προξενῷ et de ἰδίᾳ ξένος, Valckenaer croit qu'il faut lire πρόξενος εἰμὶ et ἰδιόξενος; il s'appuie d'un passage de Lucien, init. Phal. II, où cette même idée est reproduite. Stanley a lu πρόξενος ; ἰδιόξενος est dans deux manuscrits cités par Obsopaeus et Reiske.

(12) ὄντες Ῥόδιοι, Rhodiens comme ils sont. Homère les appelle ἀγερώχους, ὑπερηφάνους; et Tite-Live parle de leur stupide arrogance, stolidae superbiœ, Decad. 5, liv. 5. (Wolf.) « Quo vitio audio eam gentem nunc etiam laborare » ajoute Lucchesini.

(13)  Les éditeurs se partagent entre φιλοτιίας, leçon vulgaire, et φιλονεικίας, leçon de Bekker. Malgré Schœfer, Jacobs a choisi la première, qu'il traduit par Ruhms.

(14) J'ai traduit sur βουλομένους, que Dobrée approuve, et que donnent deux m. n. s. et l'édition aldine de Taylor, au lieu de βουλευομένους.

(15)  Diodore rapporte (XIV, 5, 6) que, sous la tyrannie des Trente, plus de la moitié des Athéniens sortirent de leur patrie. Les Lacédémoniens ordonnèrent par un décret l'extradition des réfugiés, et menacèrent d'une amende de 5 talents les villes qui s'y opposeraient. La crainte produisit l'obéissance : mais les Argiens et les Thébains protestèrent, par des mesures énergiques et pleines d'humanité, contre cette odieuse persécution.

(16) Philippe, contre qui Démosthène avait prononcé son premier discours l'année précédente, n'est pas un instant perdu de vue par l'orateur. Vainqueur en Thrace, il se préparait à faire la guerre aux Olynthiens. Vers la fin de 1830, la remarque faite ici par Démosthène au sujet de Philippe et du roi de Perse, fut appliquée, dans nos débats parlementaires, au duc de Modène et à l'empereur de Russie.

(17Pourquoi à Byzance, personne, etc. Auger, 1777, avait adopté ce sens, que je retrouve chez tous les traducteurs depuis Wolf et Toutnay jusqu'à Jacobs et M. Jager, excepté chez Auger lui-même, 1819, et chez M. Bignan : « Pourquoi ces orateurs ne vont-ils pus conseiller aux Byzantins, etc. » Écoutons Scinder : « Oratores Atheniensium comparantur cum oratoribus Byzantiorum consiliariisque Artemisiae. lllos orator dicit ait imprudentes aut perfidos; hos prudentes, quippe ea sola suadentes quae Byzantiis Artemisiaeque prosint. »de Chalcédoine : ville grecque de la Bithynie, (auj. Kadi-Keui ) sur la Propontide, à l'entrée du Bosphore de Thrace, en face de Byzance. Elle devait être attaquée par les Byzantins ; peut-être les hostilités étaient déjà commencées. Le sort de cette colonie de Mégare fut très varié : dépendante des Lacédémoniens, pendant la guerre du Péloponnèse, elle leur fut arrachée par Alcibiade et Théramène. Après la bataille d'Aegos-Potamos, elle se rendit à Lysandre ; et le traité de paix d'Antalcidas la rangea parmi les possessions  de la Perse. — Sélymbrie (auj. Silivria) entre Périnthe et Byzance, sur la Propontide. Σηλυμβρίαν n'est pas régi par καταλαμβάνειν, comme l'a bien vu Jacobs. Notre dernier traducteur a reproduit le contresens d'Auger : « à ne pas s'approprier Sélymbrie. » J'ai traduit apis ὁρίζειν dans le sens le plus clair et le plus simple : c'est celui que reconnaissent H. Estienne, 6958, B, ed. Leond., Bekker, Schaeffer, et Jacobs ( die grenzen zu seizen ). Selon Reiske, la pensée serait : « ne pas enclaver le territoire de Sélymbrie dans celui de Byzance. »

(18) Je traduis, comme Jacobs, sur la leçon de Bekker οὐδὲ Μαύσωλον ζῶντα, qui a pour elle de nombreuses autorités (Voy. l'Apparatus ).

(19) « Si j'ai bien saisi la pensée de l'orateur, dit Jacobs, il ne prend, selon la hardiesse qui lui est propre, cette tournure inattendue que pour assurer plus terminent . la succès de son opinion. Il fallait gagner deux classes d'auditeurs, ceux qui voulaient le droit, et les politiques, qui, ne se souciant guère d'une exacte justice, cherchaient, avant tout, l'avantage. Les premiers étaient satisfaits; Démosthène s'adresse maintenant aux seconds, mais en peu de mots, et il prouve que, dans la politique de fait, établie de son temps, la puissance était indispensable pour faire valoir le droit.  » Son but, comme l'observe Ulpien, était d'ajouter à la considération dont jouissait sa patrie, loin de la sacrifier, par des scrupules philosophiques, à un préjugé dominant ; et, pour parler le langage de Mirabeau, après avoir saisi la vérité dans son énergique pureté, Démosthène redevient l'homme d'État, qui est obligé de tenir compte des antécédents, des difficultés, des obstacles. La critique d'Auger, sur ce passage mal compris, porte donc à faux.

(20) Au lieu de ποιεῖν, on a proposé diverses corrections, les unes arbitraires, les autres au moins inutiles : καὶ εἰδέναι, καὶ λέγειν, καὶ εἰπεῖν, enfin καὶ ποεῖν. Auger, 1819, donne ποεῖν, et traduit καὶ λέγειν. Les derniers critiques, et, parmi eux, Dobrée, admettent ποεῖν sans conjonction. C'est aussi sur cette leçon que Jacobs et M. Jager ont traduit. Mais ils prennent ἐγνωκέναι dans le sens de connaître, Kenntniss. Or, j'ai vainement cherché des exemples d'une telle acception de ce verbe, quand il régit un infinitif : ἐγνωκέναι ποεῖν ne peut se traduire que par avoir résolu de faire. Reiske : « decreveritis justa facere ». Schaefer est encore de cet avis : « ἐγνωκέναι ποεῖν, significat propositum, πρᾶξαι effecturn propositi. » Mais quelle est cette détermination, qu'avait prise le peuple athénien? Je crois que c'est la même qui est désignée plus bas par le mot προήχεσθαι. Voy. note suivante.

(21) C'est-à-dire, le projet de reprendre votre prépondérance politique. ( Wolf. ) Le moment, en effet, semblait favorable : Sparte était déchue depuis sa lutte malheureuse contre Épaminondas; Thèbes épuisait ses forces à sou mettre les Phocidiens; et, Philippe ne siégeait pas encore au Conseil des Amphictyons.