table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE
DÉMOSTHÈNE
DEUXIÈME PHILIPPIQUE ou PREMIÈRE OLYNTHIENNE.
autre traduction sous le nom de deuxième olynthienne ( Abbé Auger) autre traduction sous le nom de deuxième olynthienne ( Site Ugo Bratelli Traduction C. Poyard)
N.B. le texte grec renvoie à la traduction de l'Abbé Auger.
65 VI. DEUXIÈME PHILIPPIQUE. ou PREMIÈRE OLYNTHIENNE. INTRODUCTION. INTRODUCTION. Nous avons laissé Philippe s'efforçant, par son inaction, de faire oublier aux Athéniens sa tentative montre le passage des Thermopyles. Il embellissait sa capitale de monuments magnifiques, attirait à sa cour les artistes grecs les plus habiles, et prodiguait ses trésors dans les villes de la Grèce pour s'y faire des partisans. Il se rendait, pour un grand nombre de citoyens, dépositaire des richesses qu'ils avaient dérobées au temple de Delphes : maître de leur fortune, il les attachait à sa cause, et les trouvait plus dévoués à ses intérêts qu'à ceux de leur patrie. Après avoir trompé les Grecs par deux années d'un repos si utilement employé pour sa grandeur, il fait une expédition dans le Péloponnèse, pour y jouer, à l'exemple d'Épaminondas, le rôle de protecteur de Mégalopolis. Archidamos III, roi de Sparte, avait envahi le territoire de cet ville. Les Sicyoniens, les Argiens, les Messéniens, avaient marché à son secours. Plusieurs combats s'étaient livrés entre les deux partis ; mais l'arrivée de Philippe avec sa flotte, le débarquement de ses troupes sur les côtes de Laconie, et la prise de Trinasos, font craindre aux Lacédémoniens qu'ils n'aient à combattre une ligue plus redoutable que celle qu'avaient formée les deux héros de Thèbes. Ils demandent la paix à Philippe, et consentent à laisser libres les villes de Mantinée, de Mégalopolis et de Messène. Après cette expédition, le roi de Macédoine se rend dans la Thessalie, où il enlève Phères à Pytholaos, qui s'y était établi à l'aide des Phocidiens. Il fait ensuite passer des troupes dans l'Eubée, qu'il aurait enlevée aux Athéniens, si ces derniers n'avaient confié à Phocion le soin de défendre cette possession importante. Les Macédoniens sont chassés de Ille; et Philippe, pour réparer ce revers, porte ses armes dans l'Hellespont, où il s'empare des forts de Géra, de Stagire, patrie d'Aristote, de Myciberne et de Torone (a). Pour achever de couvrir ses frontières, il ne lui restait plus qu'à s'emparer d'Olynthe. Cette ville, aujourd'hui Olyntho ou Hagios-Mamas, fondée, à l'époque du siége de Troie, par Braogas, fils de Strymon, roi de Thrace, en l'honneur de son frère Olynthos, était occupée, depuis les guerres médiques, par des Grecs originaires de Chalcis, colonie athénienne de l'Eubée. Cité agricole et commerçante, Olynthe s'élevait sur une hauteur, dans un canton fertile qu'Hérodote appelle Sithonie, entre deux rivières, près d'une petite baie qui termine au N. O. le golfe de Torone. Voisine du mont Pangée, elle en convoitait les bois de charpente et les mines d'or. Une origine commune avec les habitants de plusieurs cités voisines fit donner le nom de Chalcidique à tout ce riche pays, borné et découpé par quatre larges bras de la mer Égée. Gouvernée, dans le principe, par deux magistrats suprêmes et un sénat, la république olynthienne devint plus tard démocratique. Elle dut ses rapides accroissements à la communication facile du titre de citoyen et à la douceur de ses lois envers les étrangers. A près avoir été tributaire d'Athènes, elle avait secoué le joug au premier signal de la guerre du Péloponnèse. Avec sa redoutable cavalerie, elle vainquit deux fois les Athéniens sur son territoire : mais la paix de Nicias (421), en garantissant ses autres droits, la comprit parmi les cités du Nord soumises à l'impôt des alliés. Athènes prise par Lysandre (405 ), les Olynthiens fortifièrent leurs remparts, attirèrent à eux les lies voisines de leur péninsule, disciplinèrent des troupes plus nombreuses ; et, grâce à l'engourdissement de la Macédoine, et aux guerres intestines de la Grèce, ils devinrent conquérants. Pella, capitale d'Amyntas II, tomba en leur pouvoir; le faible père de Philippe se vit quelque temps dépouillé d'une grande partie de ses États; et il ne fallut rien moins que Sparte, dans tout l'éclat de sa puissance, soutenue par les armes de Thèbes, de la Thessalie et de la Macédoine occidentale, pour soumettre les Olynthiens (380) après une sanglante résistance de quatre années. Fidèles à leur politique envers les ennemis éloignés, les Lacédémoniens ménagèrent leur conquête : une ligue offensive et défensive fut conclue; et, au prix de quelques restrictions apportées aux libertés populaires, la somptueuse Olynthe resta. le chef-lieu d'une confédération de trente-deux villes qui reconnaissaient huit autres capitales. Tel était, à peu près, autrefois le rôle d'Amsterdam dans les Provinces-Unies. Toutes ces cités, dont plusieurs étaient originaires de Corinthe et de l'Achaïe, avaient les mêmes lois civiles et criminelle, lois excellentes, selon Théopompe, mais mal observées. Seuls maîtres du promontoire Ampélos, les Olynthiens partageaient encore avec la Thrace et la Macédoine ceux d'Athos et de Pallène. Ils luttèrent longtemps, avec des chances à peu près égales, contre Timothée, occupé à reconquérir à sa patrie ses anciennes possessions dans la Thrace ( 364,360 ) (b). Quand Philippe monta sur le trône, dit l'Athénien Apollodore dans le Voyage d'Anarharsis, les Olynthiens étaient sur le point de conclure une alliance avec nous. Il sut la détourner, en nous séduisant par des promesses, eux par des bienfaits : il augmenta leurs domaines par la cession d'Anthémonte et de Potidée, dont il s'était rendu maître. Touchés de ces avances généreuses, ils l'ont laissé pendant plusieurs années s'agrandir impunément; et, si par hasard ils en concevaient de l'ombrage, il faisait partir aussitôt des ambassadeurs qui, soutenus des nombreux partisans qu'il avait eu le temps de se ménager dans la ville, calmaient facilement ces alarmes passagères. Ils avaient enfin ouvert les yeux, et résolu de se jeter entre nos bras; d'ailleurs ils refusaient depuis longtemps de livrer au roi deux de ses frères d'un autre lit, qui s'étaient réfugiés chez eux, et qui pouvaient avoir des prétentions au trône de Macédoine. II se sert aujourd'hui de ces prétextes pour effectuer le dessein, conçu depuis longtemps, d'ajouter la Chalcidique à ses États. Il s'est emparé sans effort de quelques villes de la contrée, les autres tomberont bientôt entre ses mains. Olynthe est menacée d'un siége ; ses députés ont imploré notre secours (c) Cette ambassade est de l'année 348 (ol. 107, 4). Il est probable que de nombreux discours furent prononcés dans cette importante occasion. Démade repoussa de toutes ses forces la demande des Olynthiens; et plus d'une fois Démosthène, sans le nommer, s'attache à le réfuter (d). Terminons par l'analyse synoptique de la première Olynthienne, en dégageant ce chef-d'oeuvre, ainsi que les deux autres, des subdivisions infinies et souvent contradictoires des anciens rhéteurs. 66
67 DISCOURS.
[1]Si les Dieux ont mille fois manifesté sur vous
leur bienveillance, ô Athéniens ! c'est aujourd'hui surtout qu'ils la dévoilent
(01). Que Philippe, [3] Énumérer les forces de Philippe., et, par là, vous exciter à faire votre devoir, c'est ce que je ne puis approuver : pourquoi? parce que tout ce langage est, à mon sens, un éloge flatteur de cet homme, et la satire de notre conduite. Car, plus il s'est surpassé, plus il parait digne d'admiration; et vous, moins vous avez tiré parti de vos affaires, plus vous vous condamnez au déshonneur. [4] Laissons donc ces déclamations, Athéniens; interrogeons la vérité, elle répondra que c'est du sein d'Athènes que Philippe s'est agrandi, et non point par son propre génie. Ainsi, pour ses succès, objet de sa gratitude envers nos gouvernants, ses amis, et qui devraient l'être de votre vengeance, le moment n'est pas venu d'en parler : mais ce qui n'a point de rapport à sa fortune (03), ce qu'il vous est plus utile d'entendre tous, b mes concitoyens ! enfin, ce qui, devant tout juge impartial, le couvrira d'opprobre, voilà ce que j'essayerai d'exposer. [5] Sans citer les faits, traiter Philippe de parjure, d'homme sans foi, c'est lancer l'invective dans le vide. Mais, pour parcourir toutes ses actions, pour le confondre par leur unanime témoignage, peu de mots suffisent; et je crois utile de le faire, pour deux raisons : il faut mettre dans son vrai jour toute sa perversité; il faut que les esprits épouvantés d'une puissance, on dirait invincible, apprennent qu'il a épuisé les frauduleuses manoeuvres auxquelles il doit sa grandeur, et que ses prospérités touchent à leur terme. [6] Et moi aussi, Athéniens, je croirais Philippe fait pour commander la terreur et l'admiration, si je l'avais vu s'élever par des voles légitimes. Mais, l'oeil fixé sur ses démarches, je le vois, dès l'instant où quelques factieux chassaient d'ici les Olynthiens accourus pour conférer avec nous, abuser notre simplicité par ses protestations de nous livrer Amphipolis, et d'accomplir cet accord qui fut un mystère pour la rumeur publique (04) ; [7] puis, pour capter l'amitié d'Olynthe, lui donner Potidée, qu'il venait d'usurper outrageusement sur nous, ses anciens compagnons d'armes; dernièrement enfin, fasciner les Thessaliens en s'engageant à leur rendre Magnésie, en se chargeant de leur guerre de Phocide. Quiconque, en un mot, traitait avec ce fourbe, tombait dans ses piéges. Toujours amorcer les peuples assez stupides pour ne pas le connaître, toujours les engloutir dans sa puissance, voilà le principe de sa grandeur. [8] Or, comme leurs efforts l'ont élevé quand chacun pensait tirer de ses travaux quelque grand avantage, convaincu maintenant d'avoir tout fait pour son seul égoïsme, il doit être renversé par ses fauteurs mêmes. Oui, telle est, ô Athéniens ! la situation de Philippe. Qu'un autre monte à cette tribune; qu'il me prouve, qu'il vous montre que telle n'est point la vérité, que les peuples dont Philippe s'est joué croiront encore à sa parole, que la Thessalie, si indignement asservie, ne briserait pas ses fers avec joie ! [9] Quelqu'un de vous, peut-être, tout en voyant Philippe dans cette crise, pense qu'il maintiendra sa domination par la violence, puisqu'il s'est hâté de saisir des places, des ports, des positions militaires : erreur! C'est quand les armes sont unies par la bienveillance, par l'utilité commune, que les coalisés consentent à partager-les fatigues, à souffrir, à persévérer. Mais que, par une avide scélératesse, l'un deux, comme celui-ci, abatte tout, sous sa force, au premier revers, au moindre prétexte, toutes les têtes se redressent en frémissant (05), et les araires sont brisées. [10] Car ce n'est pas, non, ce n'est pas sur l'iniquité, sur le parjure, sur le mensonge, que se fonde une puissance durable : ignobles moyens qui, d'aventure, se soutiendront une foi, un moment, promettront même l'avenir le plus florissant; mais que le temps arrête dans leurs furtifs progrès, et qui s'écroulent sur eux-mêmes. Comme dans un édifice, dans un vaisseau, les parties inférieures doivent être les plus soli- 68 des, de même donnons pour fondement à la politique la. justice et la vérité. Or, cette base a manqué jusqu'à ce jour à toutes les entreprises de Philippe. [11] Il faut donc secourir Olynthe; et, plus les moyens proposés seront efficaces et rapides, plus je les approuverai. Il faut, en même temps, qu'une ambassade en Thessalie instruise les uns de votre résolution, attise la haine des autres. Car ils ont maintenant décrété de réclamer Pagases, et de faire valoir leurs droits sur Magnésie (06) . [12] Mais songez-y, Athéniens : que vos députés apportent autre chose que des mots : donnez-leur quelque action à citer, en courant à la guerre avec un empressement digne d'Athènes ! Si la parole, sans les faits, ne semble qu'un vain son, c'est surtout quand elle est portée au nom de notre république : car, plus nous la manions avec souplesse, plus elle excite la défiance générale. [13] Montrons donc en nous une réforme entière, par notre zèle à contribuer, à partir, à tout faire pour la patrie, si toutefois il est possible encore qu'on nous écoute. Veuillez seulement remplir ces devoirs que vous imposent l'honneur et la nécessité : alors, ô Athéniens ! vous ne verrez dans les alliés de Philippe ni force ni foi; je dis plus, vous découvrirez sa faiblesse, et les désordres intérieurs de son royaume. [14] Sans doute, l'empire macédonien, jeté dans la balance comme par supplément, ne laisse pas d'avoir quelque poids. Ainsi, sous Timothée (07), fut-il autrefois pour nous contre Olynthe; ainsi, plus tard, coalisé avec Olynthe contre Potidée, parut-il une puissance; ainsi vient-il de soutenir, contre une famille de tyrans, la Thessalie agitée par la fièvre des discordes civiles. C'est que la moindre force sert toujours celui qui l'ajoute à la sienne. Mais, en elle-même, la Macédoine est faible et dévorée de maux ; car son despote, à force de guerres et d'expéditions qui, peut-être, dans quelques esprits en font un grand homme, a ébranlé son propre empire, déjà chancelant. [15] Eh ! ne croyez pas, Athéniens, que les mêmes passions enivrent Philippe et ses sujets. Lui ne respire que la- gloire ; à travers mille travaux, mille dangers, il la poursuit avec ardeur, préférant à la sécurité de la vie la réputation d'avoir accompli ce que monarque macédonien ne tenta jamais. [16] Mais ses sujets ne partagent point cette fureur de renommée guerrière. Harassés par les marches et les contre-marches de ses expéditions sans cesse renaissantes, traînant une longue chaîne de douleurs et de misères, ils ne peuvent ni cultiver leurs champs, ni soigner leurs intérêts domestiques ; ni trafiquer des dépouilles ravies par toutes sortes de voies, puisque la guerre a fermé leurs ports.[17] De là aux sentiments de la masse de Macédoniens envers leur roi, la conclusion est facile. Quant à ses pézétaires (08), quant aux mercenaires qui l'entourent, guerriers de renom, ils sont, dit-on, dressés à une discipline admirable. « Cependant, me rapportait un Macédonien même, incapable d'en imposer, ils n'ont rien au-dessus des autres. [18] L'un d'eux s'est-il signalé dans une campagne, dans une bataille? l'envieux Philippe le chasse, voulant que tout soit cru son ouvrage; car la plus ardente jalousie couronne les vices de cet homme. " [19] Il ajoutait que, s'il se rencontre un ami de la tempérance et de la justice, Incapable de supporter et ses débauches journalières, et son ivrognerie, et ses pantomimes infâmes, Il dédaigne un tel caractère, il l'exclut de tout emploi. Aussi marche-t-il escorté d'un ramas de bandits, d'adulateurs, de misérables assez corrompus pour s'abandonner, dans leurs orgies, à des danses que je rougirais de nommer devant vous. Témoignage d'une incontestable vérité : en effet, des scélérats chassés par nous d'un accord unanime pou ravoir renchéri sur l'impudence des jongleurs, un Caillas (09), un esclave public, et leurs dignes associés, ces histrions, ces faiseurs de chansons abominables, qu'ils lancent contre les familiers du prince pour l'égayer, voilà ses amours, voilà sa cour assidue ! [20] Que nous font, à nous, ces turpitudes? — Athéniens, ces turpitudes sont pour les clairvoyants un éclatant témoignage de la pensée de cet homme, et du génie qui l'égare. Ses prospérités les cachent aujourd'hui sous leur ombre : car les succès sont ingénieux à dérober, à masquer de telles infamies : mais, au moindre revers, toutes ses souillures seront comptées. Encore quelque temps, ô mes concitoyens ! et il donnera cette leçon au monde, si telle est la volonté des dieux et la vôtre. [21] De même que, dans le corps humain, la source des souffrances passées semble tarie tant qu'on jouit de la santé : mais, s'il survient une maladie, fractures, luxations, infirmités de toutes sortes se réveillent : ainsi, tant que la guerre est refoulée au dehors, les maux qui couvent au sein d'une république ou d'une monarchie échappent au vulgaire; mais' à peine s'allume-t-elle à la frontière, qu'elle les a tous dévoilés. [22] Si l'un de vous, ô Athéniens ! témoin du bonheur de Philippe, juge ses armes redoutables, sans doute il raisonne juste, puisque la fortune est d'un poids si grand, disons mieux, puisqu'elle est le tout des choses humaines ( 10). Toutefois, m'était donné de choisir, à la fortune de Philippe je préférerais celle de notre patrie, pour peu que vous voulussiez faire votre devoir : car je vous vois, bien plus qu'à lui, des titres à la protection 69 des Immortels. [23] Mais, si je ne m'abuse, nous dormons. Eh quoi ! l'indolent qui ne peut ordonner à ses amis d'agir pour lui, l'exigera-t-il des Dieux? Certes, que Philippe, général et soldat, prodiguant sa personne, animant tout de sa présence, ne perdant pas une occasion, pas un instant, triomphe d'hommes à délais, à décrets, à conjectures, je n'en suis point étonné. Je serais bien surpris, au contraire, si nous, qui n'exécutons rien de ce que veut la guerre, nous vainquions celui qui met tout en mouvement. [24] Mais ce qui me confond, c'est que vous, Athéniens, qui jadis vous levâtes contre Lacédémone (11) pour défendre les droits des Hellènes; vous qui, tant de fois, maîtres d'accroître votre domination et vos trésors, l'avez dédaigné, et qui, pour assurer aux autres la jouissance de leurs biens légitimes, prodiguiez les vôtres et voliez les premiers aux dangers, aujourd'hui vous tremblez de quitter vos foyers, vous hésitez à contribuer, et c'est pour vos propres possessions ! Sauveurs de la Grèce entière, sauveurs de chacun de ses peuples en particulier, vous perdez vos domaines et vous dormez ! voilà ce qui m'étonne. [25] Mais j'admire encore que nul ici, ô Athéniens! ne veuille (12) apprécier et depuis quand vous êtes en guerre avec Philippe, et à quoi vous avez employé ce temps. Sachez-le donc enfin : vous l'avez perdu tout entier à tergiverser, à espérer que d'autres feraient votre devoir, à vous dénoncer mutuellement, à vous condamner, à ressusciter vos chimères, à faire, peu s'en faut, ce que vous faites aujourd'hui. [26] Ô comble de folie ! quoi ! par cette conduite, quia renversé Athènes florissante, vous vous flattez de relever Athènes abattue ! Mais cela n'est ni dans la raison, ni dans la nature : car la nature a voulu qu'il fût bien plus facile de conserver tous ses biens que d'y rentrer. Or la guerre ne nous a rien laissé à. conserver, et tout est à reconquérir. Ainsi, voilà maintenant votre tâche. [27] Je dis donc : Contribuez, partez, hâtez-vous ! Que toute accusation soit suspendue jusqu'à ce que vous vous soyez relevés par la victoire. Alors, jugeant chacun d'après ses oeuvres, récompensez les citoyens dignes d'éloges, punissez les prévaricateurs; mais aussi, ôtez-leur tout subterfuge, toute prise sur vous. Car il est inique de scruter inexorablement la conduite d'autrui, quand nous-mêmes nous avons les premiers trahi notre devoir. [28] Après tout, quel motif, Athéniens, pousse tous vos généraux à déserter votre guerre, à chercher des combats pour leur propre compte (13) ? S'il faut encore à ce sujet faire entendre la vérité, c'est que, ici, le prix de la victoire n'est que pour vous. Reprendra-t-on Amphipolis? à l'instant vous mettrez la main sur cette ville ; des périls seront l'unique salaire des capitaines. Là, au contraire, avec moins de dangers, chefs et soldats ont pour butin et Lampsaque, et Sigée, et les vaisseaux qu'ils rançonnent. Aussi, chacun d'eux se précipite où son intérêt l'appelle. [29] Cependant, quand vos regards s'abaissent sur le déplorable état de vos affaires, vous poursuivez vos généraux ; ils vous exposent librement leur fatale contrainte (14), et vous les acquittez. Alors il ne vous reste plus qu'à vous quereller, qu'à cabaler pour telle ou telle opinion ; et la patrie est couverte de plaies!
Autrefois, Athéniens, vous contribuiez par classe,
aujourd'hui, c'est par classe que vous gouvernez. Chaque parti a pour chef un
orateur, aux ordres duquel est un général avec les Trois-Cents et leurs
vociférations (15) ; vous autres, on vous distribue
sous chacun de ces deux drapeaux. [30] Sortons, sortons de cette anarchie.
Rendus encore aujourd'hui à vous-mêmes, remettez tout en commun, et la parole,
et le conseil, et l'action. Car, si vous laissez ceux-ci vous commander en
despotes; si ceux-là sont forcés d'équiper des vaisseaux, de prodiguer leur
fortune et leur sang ; si d'autres enfin ont le privilège de lancer des décrets
sur les contribuables sans partager leurs sacrifices, jamais les secours
nécessaires ne seront apportés assez tôt. En effet, la partie opprimée
s'épuisera en vain : alors, au lieu de vos ennemis, qui frapperez-vous? vos
concitoyens! [31] Je me résume. Contribuons tous dans la juste proportion de nos
facultés ; tous, prenons les armes tour à tour, jusqu'à ce que le dernier ait
marché pour la patrie ; que tout citoyen qui se présente à la tribune obtienne
la parole ; entre tous les avis, adoptez le plus sage, et non celui que tel ou
tel aura donné (16). Si vous agissez ainsi, vous
applaudirez dans le moment l'orateur ; vous ferez plus, vous vous applaudirez
vous-mêmes plus tard du bonheur rendu à l'État. |
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69 NOTES SUR LA DEUXIÈME PHILIPPIQUE (a) Poirson et Cayx, Précis de l'hist. anc., p. 353. (b) Voemel, Prolegg. in Phil. I, et olynth. orat. ; Jacobs, Introd. aux Olynth., etc. (c) Chap. LXI. (d) Schol. ad olynth. pass. — L'ordre chronologique des trois Olynthiennes, et le résultat de chacun de ces discours, ou plutôt des trois assemblées populaires dans lesquelles ils furent prononcés soulèveront toujours des doutes fondés et des questions peut-être insolubles. Dans l'insuffisance des témoignages historiques et critiques, j'ai suivi de préférence, pour cette partie si controversée, les Prolégomènes de Reuter. (01) Le texte sur lequel j'ai traduit les trois Olynthiennes (2e, 3e, 4e Philippiq.) est celui de Reuter, 1833. Secours accessoires, pour collation du texte, interprétation, critique chronologique, etc. : Éd. de Voemel, 1829; — Apparatus de Schaefer, t. I, p.122; — Dobson, Orat. Attici, t. v, ix, x, xi, xv (Scolies d'Ulpien.; scolies supplémentaires; celles de J. Wolf; divers commentaires modernes); — Budé, Érasme (dans l'éd. de J. Wolff ; — Lucchesini ; Töpffer; — Auger Démosth. 4e1790; — id. éd. min. 1788; — id. trad. 1777;— 1819; — Rochefort (Mém. de l'Ac. des Inscript. t. XLVI, p. 74) ; — Nos traducteurs, parmi lesquels je dois distinguer M. Ch. Dupin Essais sur Démosth. et sur son éloq. etc. 1814 ; — Jacobs, 1833; — Westermann, Hist. de l'éloq. gr. et rom. 1833; — Alb. G. Becker. lit. d. Demosth. 1830 et 1834. (02) Amphipolis, Pydna, Potidée, Méthone. A la même époque, Chios, Rhodes, Cos, Byzance, et beaucoup d'antres alliés gagnés par Timothée, avaient rompu avec la république athénienne. (03) Ici, τούτων me semble identique, pour le sens, avec le même mot exprimé une ligne plus haut. Il se rapporte donc aux succès de Philippe, succès qui sont le résultat de la trahison. Ulpien, J. Wolf et M. Dupin paraissent s'éloigner, dans trois directions différentes, de la pensée de Démosthène. (04) Huit manuscrits, cités par Reiske, portent κατασκευάσειν, qu'Auger, sans l'adopter, regarde comme la leçon vulgaire. La suppression nécessaire de l'article τῷ devant τὸ βουλόμενον, demande le futur de l'infinitif, qui se trouve ainsi régi par φάσκειν, comme παραδώσειν. Schaefer, t. 1, p. 243 donne encore d'autres motifs pour adopter cette leçon, qui est loin d'être une correction. Sur cet accord mystérieux, écoutons Théopompe, dont Ulpien a tronqué le récit : « Athènes députe vers Philippe Antiphon et Charidème, pour traiter de la paix. Arrivés près du prince, ils s'efforcent de lui persuader de se concerter secrètement avec leur république, pour qu'elle reprenne Amphipolis, avec promesse de lui donner Pydna. Du reste, ils cachent au peuple athénien ces négociations, voulant laisser ignorer aux Pydnéens qu'ils vont les livrer à un nouveau mettre. L'affaire fut donc traitée secrètement dans le Conseil. » Ce secret, à demi gardé, était pour le peuple le sujet de mille conjectures. (05) Pline le Jeune admire ici la poésie de style (IX, ep. 26). Ulpien remarque combien cette métaphore, tirée du mouvement de tête des chevaux, convient aux peuples soumis au joug de Philippe. Comment mieux traduire cette phrase que ne l'avait fait M. Ch. Dupin ? (06) Pagases, ville maritime de Thessalie, qui avait appartenu aux Athéniens; auj. Vôlo. Magnésie, autre ville thessalienne, au bord de la mer Égée. (07) Au sujet de cette expédition de Timothée contre les Olynthiens, on est réduit à des conjectures que les derniers critiques ont étalées sans rien conclure. (V. Voemel, in Olynth. Ii, § 14, n. 3.) Un peu plus bas, il n'est pas question, comme le croit Ulpien, des Alévades, qui régnaient à Larisse; mais des tyrans de Phères, Tisiphonos, Pytholaos et Lycophron. (08) Pézétaires : fantassins compagnons du prince. Ce corps d'élite, sorte de garde noble, que Rochefort a confondu avec la phalange, comptait dans ses rangs tond ces grands capitaines qui, après avoir conquis le monde pour Philippe et pour Alexandre, en partagèrent les dépouilles. Plus bas, je lis παρεωρᾶσθαι, et non παρεῶσθαι. (09) Un esclave public, nommé Callias, avait des moeurs si infimes que le peuple indigné le chassa. Ce misérable connaissait un asile assuré : il accourut auprès du roi de Macédoine, et devint, à sa cour, l'objet des distinctions les plus flatteuses. Libanius, Φιλ. Ψόγ. (10) τὸ ὅλον. « La piété est le tout de l'homme. » Or. fun. du Pr. de Condé. (11) C'est la même guerre dont il est parlé au commencement de la 1ere Philippique. (12) Rüdiger prend ici δύναται dans le sens de θέλει J'ai suivi cette interprétation, que Voemel et Reuter approuvent, et qui donne plus de force à la pensée. — Depuis quand : c'était depuis huit ans; car la guerre entre les Athéniens et Philippe avait commencé sous les murs d'Amphipolis. (13) Artabaze, satrape rebelle de l'Asie Mineure, avait payé les services volontaires de Charès de deux villes de son gouvernement, Lampsaque et Sigée, en Troade. (14) Timothée et lphicrate avaient rejeté leur échec sur une tempête; Charès sur le dénuement de ses troupes. (15) On inscrivait sur le premier rôle des contributions extraordinaires les trois cents plus riches citoyens. C'est sur eux que pesaient les charges les plus onéreuses; et ils s'en dédommageaient en formant une sorte d'aristocratie de la richesse, factieuse et turbulente. Du reste, le savant Boeckh, qui a éclairci tant de textes anciens relatifs à l'administration et aux finances d'Athènes, avoue ne pu comprendre entièrement ce passage, que Jacobs n'explique pas nettement, et d'où Ulpien a tiré plus d'une fausse conséquence. (16) J'ai dû traduire littéralement, pour me conformer à l'intention de l'orateur. Les mots ὁ δεῖνα ἢ ὁ δεῖνα. n'ont rien de vague dans sa pensée : seulement, comme Schaefer l'a remarqué, il s'abstient de nommer. Ainsi, Alceste, dans son humeur, fait allusion à Oronte et à Célimène :
On n'a point à louer les
vers de messieurs tels.
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