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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

XXIII

 

LE FILS D'ARISTODÈME CONTRE LÉOCHARÈS

 

 

 XXX.  Sosithée contre Macartatos TOME II XXXIV.  Euxithée contre Eubulide

 

 

 

 

 

texte grec

 

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XXIII

LE FILS D'ARISTODÈME CONTRE LÉOCHARÈS

ARGUMENT

Archiadès, fils d'Euthymaque, du dème d'Otryne, est décédé à Salamine, sans avoir été marié. Il laissait un frère, Midylidès, et un petit-neveu Léocratès, fils d'une fille de sa soeur Archidicé, mariée à Léostratos du dème d'Éleusis. D'après la loi athénienne qui préférait toujours les mâles, la succession revenait tout entière à Midylidès. Mais cette loi pouvait être éludée par une adoption posthume. Léocratès usa de ce moyen et alla s'établir comme fils adoptif dans la maison d'Archiadès. Ce procédé était conforme aux mœurs et aux idées religieuses des Athéniens. Midylidès n'osa pas s'y opposer. Il ne s'opposa pas davantage à ce que Léocratès retournât dans sa famille d'origine, en laissant un fils légitime dans la maison d'Archiadès. Ces sortes de substitutions étaient expressément permises par la loi. L'héritage passa ainsi de Léocratès à son fils Léostratos, et de celui-ci à Léocratès II, fils de Léostratos. Léocratès II décéda sans laisser d'enfants.

La succession d'Archiadès devenue ainsi vacante fut alors revendiquée par un petit-fils de Midylidès, Aristodémos fils d'Aristotélès, du dème de Pallène, et de Clitomaché fille de Midylidès. Un procès s'engagea sur la succession dont Léostratos était resté en possession, et suivant l'usage tous les prétendants furent appelés à faire valoir leurs droits, διαδισκασία τοῦ κλήρου. Quels étaient donc ces droits?

Aristodémos se présentait comme petit-fils du frère d'Archiadés. Léostratos était l'arrière-petit-fils de sa soeur. Le premier excluait donc le second à un double titre, comme représentant un mâle et comme plus proche en degré. Léostratos comprit qu'il ne pouvait réussir qu'à la condition de renouveler ou de perpétuer la fiction en vertu de laquelle son père avait été appelé à recueillir la succession. Il retourna à Otryne, y reprit la qualité de fils adoptif d'Archiadès, et intenta en cette qualité une demande d'envoi en possession. Mais ici se présenta une difficulté. L'état civil des Athéniens était constaté par l'inscription sur les listes du dème, lesquelles étaient révisées annuellement par l'assemblée générale des inscrits, sous la présidence de l'archonte. Léostratos voulut se faire inscrire sur cette liste. Il rencontra l'opposition d'Aristodémos, qui n'eût pas de peine à montrer que cette inscription préjugerait le procès pendant entre Léostratos et lui. En conséquence, l'assemblée du dème prononça le sursis jusqu'à ce qu'il eût été statué par les tribunaux sur la question de succession. Léostratos eut alors recours à un autre moyen, et il se décida à agir non plus en son nom, mais au nom d'un second enfant qui lui restait , et qui portait le nom de Léocharès. Il fit inscrire Léocharès au dème d'abord, puis à la phratrie, comme fils adoptif d'Archiadès. Puis Léocharès, ainsi inscrit, souleva devant l'archonte une fin de non-recevoir, soutenant qu'il n'y avait pas lieu à envoi en possession, puisqu'il y avait dans la maison un fils adoptif, saisi de plein droit. Cette procédure s'appelait diamartyria, et consistait, comme le nom l'indique, en une déclaration présentée avec témoignages à l'appui, et soulevant ordinairement une question préjudicielle. Elle différait de la paragraphè par là d'abord, et ensuite en ce qu'elle ne renversait pas les rôles. Si les parties en cause contestaient le fait avancé dans la diamartyria, un débat s'ensuivait qui était porté devant le tribunal, et les parties plaidaient alors sur la fin de non-recevoir et en même temps sur le fond.

C'est ce qui eut lieu dans l'affairé dont il s'agit. Aristodémos s'y présente contre Léocharès. C'est son fils, nommé sans doute Aristotélès, qui porte la parole pour lui. Aristotélès raconte les faits et la procédure, puis il s'efforce de démontrer

1° que la diamartyria est mal fondée; 2° qu'Aristodémos est bien le plus proche parent d'Archiadès, et que dès lors il doit être déclaré héritier.

Au fond, toutes ces questions se réduisaient à une seule : L'adoption posthume de Léocharès est-elle valable? Non, disait Aristodémos, car la loi ne permet à l'enfant adoptif de retourner dans sa famille d'origine que s'il laisse un enfant légitime dans la famille adoptive, or un enfant adoptif n'est pas un enfant légitime, au sens de la loi. Au contraire, la prétention de Léocharès était sans doute celle-ci :  « Je ne me présente pas , disait-il, comme fils adoptif de Léocratès, mon frère décédé; je me présente comme fils adoptif d'Archiadès. Si mon père Léostratos a pu retourner dans sa famille d'origine en laissant un fils dans la maison adoptive, peu importe que ce fils s'appelle Léocratès ou Léocharès, et si Léocratès meurt avant d'avoir été marié, rien ne s'oppose à ce que Léocharès lui soit substitué. »

Lequel des deux avait raison? C'est ce que nous n'avons pas la prétention de savoir. Nous ferons seulement remarquer que la matière des adoptions posthumes était régie plutôt par les idées religieuses et par les moeurs que par des textes précis. La loi était extrêmement laconique, et dès lors laissait les juges libres de faire ce qu'ils voulaient.

Nous n'avons aucune donnée sur la date de ce plaidoyer qui, du reste, et â en juger par le style, appartient plutôt à quelque contemporain de Démosthène qu'à Démosthène lui-même.

A. Schaffer nous paraît s'être fourvoyé dans l'explication de ce plaidoyer. Il croit que la diamartyria de Léocharès a été accueillie, et qu'Aristodémos combat ce premier jugement au moyen d'une action en faux témoignage. Mais le texte dit positivement que l'action est la revendication de succession, et dans la discussion il n'est nullement question de faux témoignage. Il est vrai que Léocharès est en possession, mais cela s'explique par ce fait qu'étant inscrit au dème, il a la possession d'état et par suite la saisine, tandis que son père Léostratos n'a pu se faire inscrire au dème et par suite n'a pu s'assurer la saisine.

PLAIDOYER.

[1] C'est bien la faute de Léocharès que voici, juges, si vous avez à la fois à le juger et à m'entendre, tout jeune que je suis. En effet, il a voulu recueillir une succession à laquelle il n'avait aucun droit, et pour arriver à son but il a présenté devant l'archonte une protestation pleine de mensonges (01). [2] Dès lors, quand la loi défère la succession en ligne collatérale à l'hoir le plus proche en degré, nous qui sommes les proches d'Archiadès, de la succession duquel il s'agit, pouvions-nous laisser s'éteindre le foyer domestique d'Archiadès (02), et laisser recueillir les biens à titre héréditaire par des personnes qui n'y ont aucun droit? Et lui, qui n'est le fils du défunt ni par le sang ni par une adoption légale, comme je le prouverai, il a fait une protestation téméraire, articulant toutes sortes de faussetés, pour nous dépouiller de la succession. [3] Je vous prie, juges, de venir en aide à mon père que voici, et à moi, si notre cause est juste, et de ne pas souffrir que de pauvres et petites gens soient accablés par l'effet d'injustes manoeuvres. Nous sommes venus ici, nous, mettant notre confiance dans la vérité seule. Tout ce que nous demandons, c'est qu'on nous laisse ce que les lois nous donnent. Eux, au contraire, ont constamment cherché leur force dans l'intrigue et l'argent dépensé. Je le crois bien. Il ne leur coûte guère de prodiguer le bien d'autrui pour se procurer force gens qui viendront les appuyer de leur parole ou de leurs faux témoignages. [4] Mon père, que voici , et dont je vous reparlerai tout à l'heure, est pauvre, comme vous le savez tous, et sans éducation. Les témoignages les plus certains en font foi. Son métier est celui de crieur au Pirée. C'est assez vous dire que s'il est dépourvu de ressources, il n'a pas davantage le loisir qu'exigent les procès. En effet, dans ce métier-là, il faut être sur le marché du matin au soir. Songez-y bien, et vous conclurez de là que si nous n'avions pas confiance dans notre droit, nous ne nous serions jamais présentés devant vous.

[5] Tout cela pourra vous être plus clairement expliqué dans la suite de ce discours, mais en ce moment il faut, ce me semble, que vous soyez édifiés sur la protestation elle-même et sur ce qui fait l'objet de ce procès. Et à ce propos, juges, si la défense de Léocharès devait consister â soutenir, en s'appuyant sur la protestation, qu'il est le fils légitime d'Archiadès, il ne serait pas besoin de longs discours, et vous n'auriez pas à rechercher notre filiation depuis l'origine. [6] Mais puisque la protestation se fonde sur un fait différent, puisque mes adversaires doivent s'attacher à prouver qu'ils ont été adoptés, et que d'ailleurs l'héritage leur serait dévolu de droit, comme étant les collatéraux les plus proches (03), il devient dès lors nécessaire, juges, que je remonte un peu dans le passé pour vous expliquer la filiation. Une fois que vous serez instruits sur ce point, il n'y aura plus lieu de craindre que vous vous laissiez tromper par leurs discours. [7] Le procès actuel est une revendication de succession. Le titre invoqué â l'appui de la revendication est pour nous le lien du sang, pour eux l'adoption. Or, nous reconnaissons devant vous que l'adoption est un titre valable, lorsqu'elle a lieu régulièrement et selon les lois. Ne perdez donc pas de vue ces bases de la discussion. [8] S'ils vous prouvent que les lois leur accordent ce qu'ils ont soutenu dans la protestation, donnez-leur l'héritage par votre jugement; et, quand bien même les lois ne seraient pas en leur faveur, si vous trouvez leur prétention juste et équitable, dans ce cas encore nous consentons à tout. Mais, sachez-le bien, quand nous nous présentons comme étant les plus proches en degré par le sang, ce n'est pas là notre seul titre, et nous ne sommes pas moins forts à tous autres égards. Nous commencerons donc par vous montrer quelle est la filiation et de quel côté la succession doit être recueillie. Si vous suivez bien cette partie de la discussion, il n'y aura plus, après cela, rien qui puisse vous embarrasser.

[9] Pour prendre les choses au commencement, juges, Euthymaque d'Otryne (04) eut trois fils, Midylidès, Archippos et Archiadès, et une fille appelée Archidicé. Après la mort de leur père, les trois frères donnèrent en mariage leur soeur Archidicé à Léostratos d'Éleusis (05). Puis Archippos, parti comme triérarque, termina ses jours à Méthymne. Peu de temps après, Midylidès épousa Mnésimaché, fille de Lysippe de Crioa (06), [10] et eut une fille appelée Clitomaché. Son intention était de la donner pour épouse à son frère qui n'était pas marié, mais Archiadès déclara qu'il ne voulait pas se marier, consentit, par suite, à laisser la succession indivise (07), et alla habiter séparément à Salamine. Alors Midylidès donna sa fille à Aristotélès de Pallène (08), mon aïeul. De lui sont nés trois enfants : mon père Aristodémos, que voici, mon oncle Abronychos, et Midylidès aujourd'hui décédé. [11] Tel est, en deux mots, juges, le degré de proximité de notre ligne, à laquelle appartient l'héritage. En effet, comme nous étions les plus proches parents d'Archiadès par les mâles, nous pensions que nous devions recueillir sa succession aux termes de la loi précitée, et ne pas laisser s'éteindre sa race. Nous revendiquâmes donc la succession devant l'archonte. Nos adversaires, qui possèdent les biens sans aucun droit, firent alors une protestation, en se fondant principalement sur l'adoption, et soutenant aussi que d'ailleurs ils étaient parents par le sang.

[12] Pour ce qui concerne cette adoption, nous vous montrerons plus clairement tout à l'heure ce qui en est. Quant à la parenté par le sang, ils ne sont pas plus proches que nous, et je vous le prouve. Il y a en ceci un principe hors de doute, c'est que les successions sont dévolues de préférence aux mâles et aux descendants par les mâles. En effet la loi, à défaut d'enfants, ne donne les successions qu'aux parents les plus proches par les mâles et non à d'autres. C'est nous qui sommes dans ce cas. On convient en effet qu'Archiadès est mort sans enfants, et c'est nous qui sommes ses plus proches parents par les mâles. [13] Nous le sommes aussi par les femmes. En effet, Midylidès était frère d'Archiadès; or la fille de Midylidès était la mère de mon père. De la sorte, Archiadès, dont nous revendiquons aujourd'hui la succession, était l'oncle de la mère de mon père. Le père de cette femme et lui étaient frères de père, et, par suite, la parenté se trouve établie par les mâles et non par les femmes. Pour Léostratos que voici, il est d'un degré plus éloigné, et sa parenté lui vient par les femmes. En effet la mère de Léocratès, son père, était la nièce de cet Archiadès et aussi de Midylidès, dont nous sommes les descendants, revendiquant l'hérédité à ce titre.

[14] On va vous lire d'abord, juges, les témoignages desquels il résulte que telle est, en effet, notre filiation, ensuite le texte même de la loi qui défère les successions dans l'ordre des lignes et aux plus proches parents par les mâles. Ce sont là, en effet, les points essentiels de ce procès, et c'est en somme sur quoi vous aurez à voter, comme l'exige votre serment. Appelle ici les témoins et lis la loi.

TEMOINS, LOI.

[15] Voilà donc, juges, leur filiation et la nôtre, et par conséquent ceux-là doivent hériter qui ont prouvé, par les témoignages eux-mêmes, qu'ils sont plus proches en degré. Une protestation faite en désespoir de cause ne doit pas être plus puissante que vos lois. Qu'ils s'appuient sur l'adoption, - nous dirons tout à l'heure comment elle s'est faite, - je le veux; mais quand l'adopté est mort sans. enfants, quand la maison a été déserte jusqu'au jour où nous avons intenté l'action, ne convient-il pas alors d'attribuer l'héritage à ceux qui se trouvent les plus proches en degré, et ne devez-vous pas venir en aide, non aux citoyens dont la brigue est la plus puissante, mais à ceux dont les droits sont méconnus? [16] Si, après avoir discuté la filiation et la protestation, il dépendait de nous de quitter cette place sans avoir besoin de plus longs discours, nous pourrions nous contenter d'avoir dit l'essentiel et nous ne nous fatiguerions pas du reste. Mais puisque nos adversaires cherchent leur appui ailleurs que dans les lois, puisque, pour prouver leur vocation héréditaire, ils doivent plaider que depuis longtemps déjà ils se sont emparés des affaires de la succession et se sont mis en possession du patrimoine, peut-être est-il nécessaire de nous expliquer encore sur ce point, et de montrer que jamais on n'a violé toutes les lois comme le font nos adversaires.

[17] Je prends donc les choses au commencement, juges. Midylidès et Archiadès ont donné leur soeur en. mariage à Léostratos d'Éleusis, puis, d'une fille de cette soeur mariée par eux est né Léperatès, père de Léostratos que voici. Voyez à quel lointain degré il est parent d'Archiadès pour la succession duquel il a fait sa protestation. Après cela Archiadès ne se maria point, mais Midylidès, son frère et l'aïeul de mon père que voici, se maria. [18] Jamais ils ne partagèrent le patrimoine paternel. Chacun d'eux en prit de quoi vivre. Midylidès resta dans Athènes, Archiadès s'établit à Salamine. Quelque temps après, pendant que Midylidès, l'aïeul de mon père, était absent hors du pays, Archiadès tomba malade et mourut sans avoir été marié, en l'absence de Midylidès. Vous faut-il une preuve de ce fait? Une esclave portant une aiguière fut placée sur le tombeau d'Archiadès (09). [19] A ce moment, Léocratès, père de Léostratos que voici, sous prétexte qu'il est parent par les femmes, se constitue lui-même fils adoptif d'Archiadès, et prend, à ce titre, possession du patrimoine, comme si Archiadès l'eût réellement adopté de son vivant. Midylidès, à son retour, fut très blessé de ce qui s'était passé, et peu s'en fallut qu'il n'appelât Léocratès en justice. Cependant ses parents le sollicitèrent et le prièrent de permettre que Léocratès restât dans la maison comme fils adoptif d'Archiadès. Midylidès y consentit, sans qu'il eût succombé devant un tribunal, mais trompé par ces gens-là, et cédant aux instances de la famille. [20] Après cela, Midylidès mourut à son tour; quant à Léocratès, il posséda le patrimoine d'Archiadès, et s'en porta héritier pendant plusieurs années, comme s'il eût été fils adoptif de ce dernier.. Pour nous, nous gardions le silence, respectant le consentement donné par Midylidès. Peu de temps après, - c'est surtout à partir de ce moment, juges, que je vous prie de suivre avec attention le récit des faits. - [21] Léocratès devenu, comme nous l'avons vu, le fils adoptif d'Archiadès, laissant dans la maison héréditaire un enfant légitime, Léostratos que voici, retourna, de sa personne, à Éleusis, dont il était originaire. A ce moment encore nous n'élevâmes aucune contestation au sujet de la succession, et les choses restèrent en l'état. [22] A son tour, ce même Léostratos que voici, ainsi devenu fils adoptif, et placé dans la maison d'Archiadès, retourna, comme son père, à Éleusis, laissant à sa place un fils légitime et faisant passer sur une troisième tête l'adoption primitive, contrairement aux lois. [23] Comment, en effet, ne serait-il pas contraire aux lois qu'un fils adoptif retournât chez lui et y restât, en se substituant d'autres fils adoptifs? C'est ce que Léostratos a fait jusqu'à ce jour, et c'est par ce moyen qu'ils espèrent nous dépouiller de l'héritage. Ifs font valoir à leur profit le patrimoine d'Archiadès et s'en servent pour élever leurs enfants, puis ils retournent tous, l'un après l'autre, au patrimoine paternel, laissant ce dernier intact pour vivre aux dépens du premier. [24] Eh bien, pendant que les choses se passaient de la sorte, nous avons tout supporté en silence. Jusqu'à quand? jusqu'au jour où le fils de Léostratos, laissé comme fils dans la maison d'Archiadès, mourut sans postérité. Mais du moment où Léocratès est mort sans postérité, c'est nous qui sommes au degré' le plus proche d'Archiadès et qui devons recueillir la succession. Il n'est pas possible de créer un fils adoptif au défunt, qui était lui-même fils adoptif, et de nous dépouiller ainsi de notre héritage. [25] S'il eût fait lui-même cette adoption de son vivant, quoi que cet acte soit contraire aux lois, nous nous serions abstenus d'y contredire. Mais il n'avait pas de fils né de son sang, et ne s'en était pas fait un de son vivant, par adoption. Dès lors, puisque la loi donne la succession aux plus proches en degré, n'est-il pas juste que nous ne soyons pas dépouillés de cet héritage? N'avons-nous pas un double titre? [26] En effet, nous sommes les plus proches en degré non seulement d'Archiadès à qui le patrimoine dont il s'agit appartenait primitivement, mais encore de son fils adoptif Léocratès. Le père de ce dernier, en retournant à Éleusis, n'a conservé aucun lien de parenté avec son fils, et nous qui gardions Léocratès dans notre famille, nous nous trouvions dès lors être les plus proches parents comme cousins issus de germains. Ainsi nous demandons à recueillir la succession soit, si tu veux, comme parents d'Archiadès, soit, si tu le préfères, comme parents de Léocratès. Ce dernier étant mort sans postérité, nul autre que nous ne lui est plus proche en degré. [27] Pour toi, Léostratos, tu n'as fait autre chose que de rendre la maison déserte. Si tu as joué le rôle de parent à l'égard de ceux qui t'ont adopté, ç'a été uniquement en vue de leur fortune. Après la mort de Léocratès, tant qu'il ne s'est pas présenté un autre prétendant à la succession, tu n'as pas créé de fils adoptif â Archiadès; mais maintenant que nous nous sommes mis en avant, comme parents les plus proches. alors tu crées un fils adoptif, afin de rester en possession du patrimoine. Tu affirmes qu'Archiadès, ton père adoptif, n'a rien laissé, et tu fais une protestation contre nous afin d'écarter des prétendants dont la parenté est reconnue. [28] Mais s'il n'y a rien dans la maison, que perds-tu en nous laissant hériter de ce rien? Eh bien, juges, il pousse à ce point la mauvaise foi et la convoitise, qu'il lui semble tout naturel de retourner à Éleusis, et d'y posséder le patrimoine paternel, tout en restant, à défaut de fils établi dans la maison, propriétaire du patrimoine auquel il a été appelé comme fils adoptif. En tout cela il ne lui est pas difficile d'arriver à ses fins. En effet, ayant le bien d'autrui pour subvenir à ses dépenses, il a un grand avantage sur nous autres, pauvres et petites gens. C'est pourquoi je pense que vous devez nous venir en aide, à nous qui ne convoitons rien, satisfaits si on veut nous laisser ce que les lois nous donnent. [29] Car enfin, juges, que faut-il que nous fassions? Quand l'adoption a passé sur trois têtes, et que le dernier adopté laissé dans la maison est mort sans postérité, ne devons-nous pas enfin reprendre ce qui nous appartient? C'est pour exercer ce droit que nous avons intenté devant l'archonte l'action relative à la succession. Quant à Léocharès, au moyen des faussetés qu'il a témérairement avancées dans sa protestation, il prétend nous dépouiller de l'héritage contrairement à toutes les lois.

[30] Pour vous montrer d'abord que nous avons dit la vérité en ce qui concerne les adoptions et la filiation de nos adversaires, et qu'en effet une esclave avec une aiguière fut placée sur le tombeau d'Archiadès, je demande qu'on vous lise ces témoignages, nous passerons ensuite aux autres faits, et nous vous montrerons jusqu'à l'évidence comment ils se sont passés, de manière à convaincre nos adversaires d'avoir dit des faussetés dans leur protestation. Prends-moi les témoignages dont je parle.

TÉMOIGNAGES.

[31] Voilà, juges, à quoi se réduit toute cette affaire, et le droit successoral dans toute sa simplicité. Ce que vous avez entendu suffit pour vous faire connaître tout ce qui s'est passé depuis. le commencement. Mais je crois nécessaire de vous dire encore ce qu'ils ont fait après mon action intentée, et la conduite qu'ils ont tenue à notre égard. Jamais, ce me semble, on n'a disputé un héritage avec un plus grand mépris des lois qu'on ne l'a fait à l'encontre de nous. [32] Au décès de Léocratès et lors de ses funérailles, comme il ne laissait pas d'enfants et n'avait jamais été marié, nous nous disposions à prendre possession de ses biens, lorsque Léostratos que voici nous éconduisit (10), prétendant que les biens lui appartenaient. Qu'il nous ait empêché de rendre au défunt les devoirs prescrits par la loi, et cela en sa qualité de père, je le comprends, quoique les lois en disposent autrement. Il convient en effet de remettre au père par le sang le soin de la sépulture. Après lui ce soin nous appartient, à nous membres de la famille, dont le défunt était parent par l'adoption. [33] Mais une fois les derniers devoirs rendus, sur quelle loi se fonde-t-il pour nous éconduire et nous priver de la succession, nous qui sommes les plus proches en degré, alors que la maison du défunt est déserte ? Il dit, je le sais, qu'il était le père du défunt. Oui, mais il était retourné dans la maison paternelle, et ce patrimoine, sur lequel il avait établi son fils, ne lui appartenait plus. Autrement, que signifient les lois? [34] Ainsi donc, - je laisse de côté la plupart des circonstances, - nous trouvant éconduits de la sorte, nous intentâmes devant l'archonte l'action relative à la succession, nous soutînmes que le défunt n'avait pas d'enfants par le sang, ainsi que je l'ai dit, et qu'il n'existait pas d'ailleurs d'enfant légalement adopté. Alors Léostratos que voici forme de son côté une demande (11), en qualité de fils d'Archiadès, oubliant sans doute qu'il était retourné à Éleusis, et que les enfants adoptifs ne se créent pas eux-mêmes, mais sont créés par les adoptants. [35] A vrai dire il ne pense qu'à une chose, élever, à tort ou à raison, des prétentions sur le bien d'autrui. Et d'abord, il se rendit à Otryne, et quoique étant d'Éleusis il s'avisa de s'y inscrire sur le tableau des citoyens ayant le droit de paraître aux assemblées (12). Cela fait, avant de s'être fait inscrire en outre sur le registre de l'état civil (13) il intrigua encore pour prendre part dans ce dème à la jouissance des biens communs (14), au mépris des lois, mais rien ne l'arrête quand il s'agit de convoitise. [36] Dès que sa tentative nous fut connue, nous lui fîmes, en présence de témoins, défense de passer outre. Il fallait, pensions-nous, que la succession eût été adjugée par vous, avant qu'une personne quelconque pût être inscrite comme fils adoptif d'Archiadès. Nous l'empêchâmes donc d'arriver à ses fins, et nous prouvâmes qu'il avait tort. Cela se passait en présence d'un grand nombre de personnes, devant le tableau, et à l'assemblée tenue pour la désignation des magistrats du dème (15). Malgré cela, il ne s'en montra pas moins résolu à forcer l'entrée et à se mettre par ses artifices au-dessus de vos lois. [37] En voulez-vous la preuve? Il réunit d'abord quelques habitants d'Otryne et le démarque, et se fit promettre par eux qu'il serait inscrit lorsque le registre serait ouvert (16). Après cela, lors des grandes panathénées, il se présenta à la distribution du théorique (17), et, lorsque les autres habitants du dème eurent reçu leur argent, il demanda à recevoir lui-même, et à être inscrit sur le registre au nom d'Archiadès. Mais nous protestâmes, les autres s'écrièrent que les choses ne pouvaient pas se passer ainsi, et Léostratos se retira sans avoir été inscrit, sans avoir reçu le théorique. [38] Eh bien, cet homme qui, contrairement à votre décret, a prétendu recevoir le théorique avant d'être inscrit sur les listes des Otryniens, alors qu'il est d'un autre dème, ne vous paraîtra-t-il pas aussi agir contrairement aux lois lorsqu'il revendique la succession? Et cet homme qui, avant la décision du tribunal, n'a reculé devant aucune manoeuvre pour arriver à ses fins, peut-il avoir confiance dans sa cause? Non, quand on a trouvé bon de recevoir le théorique sans y avoir droit, on n'éprouve pas plus de scrupule à réclamer sans droit une succession. [39] Il ne faut donc pas s'étonner s'il a trompé l'archonte lors de sa revendication contre nous, ni si, dans sa demande (18), il a dit être d'Otryne, alors qu'il est d'Éleusis. Mais voyant qu'il n'avait réussi par aucun de ces moyens, il s'entendit, lors des dernières élections, avec quelques habitants du dème, et demanda à être inscrit comme enfant adoptif d'Archiadès. [40] Nous nous opposâmes. Nous demandâmes que l'assemblée du. dème attendît, pour voter, l'issue du procès engagé sur la succession, et que jusque-là elle s'abstînt. Nos adversaires y consentirent, non pas précisément de leur plein gré, mais pour obéir aux lois. On ne pouvait guère admettre en effet qu'après avoir lié l'instance relative à la succession on pût s'introduire dans la maison comme fils adoptif, tant que l'affaire n'était pas encore jugée. Mais ce qu'il y a de plus fort, c'est la manoeuvre que Léostratos a pratiquée ensuite. [41] N'ayant pas pu réussir à se faire inscrire lui-même, il institue fils adoptif d'Archiadès son propre fils Léocharès, contrairement à toutes les lois, avant la révision des listes da dème, avant même d'avoir présenté Léocharès à la phratrie (19) d'Archiadès. C'est après l'avoir fait inscrire au dème qu'il le fit inscrire à la phratrie, par la connivence d'un des membres de celle-ci. [42] Et après cela, dans la protestation devant l'archonte, il fait mettre le nom de Léocharès agissant comme fils légitime du défunt, ce dernier mort depuis longues années, l'enfant à peine inscrit d'hier. Il se trouve que la succession est réclamée à la fois par l'un et par l'autre. En effet, Léostratos que voici revendique la succession comme fils légitime d'Archiadès, et Léocharès que voici s'est présenté dans la protestation comme fils légitime du même père. [43] Et ce n'est pas à un homme vivant, c'est à un mort qu'ils se donnent ainsi en adoption l'un et l'autre. Pour nous, juges, nous pensons tout autrement. C'est au moment où vous porterez vos votes sur le procès actuel, qu'il con viendra de donner au défunt un fils adoptif pris parmi nous, ses plus proches parents, afin de ne pas laisser périr sa maison.

[44] Je dis donc, juges, que Léostratos, ici présent, est retourné d'Otryne à Éleusis, laissant un fils légitime dans la maison d'Archiadès, que son père, avant lui, avait fait la même chose, que l'enfant ainsi laissé dans la maison est mort sans postérité, et que celui qui a fait la protestation a été inscrit au dème avant de l'être à la phratrie. Pour preuve, on va vous lire les témoignages des membres de la phratrie et du dème. Quant aux autres choses dont j'ai parlé, sur tout ce que nos adversaires ont fait, je vous fournirai successivement les témoignages. Appelle ici les témoins.

TÉMOINS

[45] Vous avez entendu tous les faits, juges, et ceux qui se sont produits depuis le commencement de l'affaire au sujet de cet héritage, et ceux qui ont eu lieu depuis, dès que nous eûmes intenté l'action. Il reste à parler de la protestation elle-même et des lois aux termes desquelles nous prétendons recueillir la succession. Ensuite, si la clepsydre le permet et si nos paroles ne vous deviennent pas importunes, nous aurons encore à réfuter les moyens qui doivent être présentés par nos adversaires et à montrer qu'ils ne sont fondés ni en droit ni en fait. Qu'on lise d'abord la protestation. Écoutez cette lecture avec attention, car c'est sur quoi vous allez voter tout à l'heure.

PROTESTATION.

[46] Ainsi donc, cet homme a fait une protestation, comme vous venez de l'entendre, pour soutenir qu'il n'y a pas lieu à envoi en possession de la succession d'Archiadès, puisqu'il existe des enfants légitimement procréés et valablement institués suivant la loi. Eh bien, voyons s'il existe réellement des enfants ou si cet homme a avancé un fait faux. Cet Archiadès, de la succession duquel il s'agit, a adopté pour fils le grand-père de celui qui a fait la protestation. [47] Celui-ci, à son tour, laissant dans la maison un fils légitime, Léostratos, père de Léocharès que voici, retourna à Éleusis. Après cela, ce même Léostratos, laissant, encore à son tour, un fils dans la maison adoptive, retourna dans la maison paternelle. Enfin, le fils laissé par lui, et le dernier de tous ces enfants adoptifs, est mort lui-même sans postérité, en sorte que la maison est aujourd'hui déserte et que la succession fait retour à ceux qui, dès le commencement, se trouvaient être les parents les plus proches. [48] Comment admettre avec la protestation qu'il existe encore des enfants d'Archiadès, alors que les enfants adoptifs reconnaissent être retournés dans la maison paternelle et que le dernier enfant laissé par eux dans la maison adoptive est mort sans postérité ? Ne soit-il pas de là que la maison est déserte ? Or, quand la maison est déserte, il ne saurait y avoir des enfants procréés du défunt. Eh bien, mon adversaire a soutenu, par voie de protestation, l'existence d'enfants qui n'existent pas. Il a écrit ces mots : « alors qu'il existe des enfants  »,  prétendant avoir ce titre et l'avoir seul. [49] Mais parler d'enfants légitimement procréés et valablement institués selon la loi, c'est dire une chose captieuse et contraire aux lois. En effet, qui dit légitimement procréés dit nés du sang, et cela résulte des termes de la loi elle-même qui porte :  « Lorsqu'une femme aura été donnée en mariage par son père, son frère ou son aïeul, les enfants qui naîtront d'elle seront légitimement procréés. » Quant au mot  « valablement  », c'est en vue des adoptions que le législateur l'a employé. Cela veut dire que si un homme étant sans enfants et libre de disposer de ses biens adopte un fils, sa volonté sera exécutée. Or, mon adversaire qui reconnaît qu'Archiadès n'a pas laissé de fils né de son sang, a parlé, dans la protestation, d'enfants légitimement procréés, ce qui est une énonciation contraire à la vérité des faits. [50] Et quand il prend la qualité d'enfant adoptif, il se trouve que cette adoption n'émane pas du défunt lui-même. Comment alors peux-tu encore parler de cet acte comme fait valablement selon la loi? Sans doute parce que Léocharès a été inscrit comme fils d'Archiadès. Oui inscrit, mais par mes adversaires, de force, il y a quelques jours à peine, alors que le procès sur la succession était déjà pendant. On n'a jamais le droit d'invoquer comme une preuve son propre délit. [51] Et en vérité, juges, n'est-ce pas une étrange contradiction? Dans leur plaidoyer ils vont dire tout à l'heure qu'il s'agit d'un fils adoptif, et dans la protestation ils n'ont pas osé écrire ce mot. Ainsi les déclarations rapportées dans la protestation parlent d'un fils né du sang, et le plaidoyer qu'ils vont prononcer tout à l'heure parlera d'un, fils adoptif. Si leur défense n'est pas d'accord avec leur protestation, ne faut-il pas nécessairement qu'il y ait un mensonge ou dans la défense ou dans la protestation ? Mais c'est avec raison qu'ils n'ont pas parlé d'adoption dans la protestation. En effet, il eût fallu ajouter :  « L'adoption a été faite par un tel. » Or Archiadès n'a point fait d'adoption. Ce sont eux qui se sont donnés en adoption eux-mêmes, et qui nous dépouillent ainsi de la succession. [52] Et maintenant, leur conduite après cela n'est-elle pas étrange et contradictoire? Léostratos que voici revendique la succession comme étant lui-même fils d'Archiadès, lui qui est d'Éleusis, quand Archiadès était d'Otryne; et en même temps l'autre, comme vous le voyez vous-mêmes, a fait une protestation, se disant aussi fils d'Archiadès. Lequel des deux dit la vérité? Lequel des deux devez-vous croire? [53] Certes, ce n'est pas la moindre preuve de la fausseté de la protestation que de voir la revendication, tendant aux mêmes fins, formée par une autre personne. Il le fallait bien, car si je ne me trompe, alors que Léostratos que voici a revendiqué la succession contre nous, celui qui a fait la protestation n'a pas encore été inscrit comme membre du dème. Nous serions donc bien malheureux si vous deviez ajouter foi à la protestation qui a été faite depuis l'affaire engagée.

[54] Il a tout au moins avancé dans sa protestation des faits plus anciens que lui-même. Puisqu'il n'était pas encore dans la maison d'Archiadès lorsque la présente action a été intentée au sujet de la succession, que peut-il savoir de ces faits? De plus, s'il s'était désigné lui-même, son langage aurait encore quelque apparence de raison. Il l'eût fait à tort sans doute, mais enfin le nom qu'il aurait écrit eût été celui d'un homme parlant de ce qu'il a pu voir à raison de son âge. Au lieu de cela, il a écrit qu'il existait des enfants légitimement procréés d'Archiadès, à savoir son propre père et lui-même, selon l'adoption primitive, oubliant qu'ils étaient tous deux retournés dans leur maison, d'où il suit nécessairement qu'il a avancé des faits antérieurs à lui et non des faits arrivés de son temps. Quand un homme a osé faire cela, pouvez-vous croire qu'il dit aujourd'hui la vérité? [55] Mais, dira-t-on, il a déclaré ce qu'il avait ouï dire à son père. Oui, mais la loi qui permet de témoigner par ouï-dire, lorsqu'il s'agit de ce qu'a dit un défunt, ne permet pas à Léocharès de témoigner de ce qu'a fait son père, alors que ce dernier est encore vivant. Et puis, il faut encore ajouter ceci : Pourquoi donc Léostratos que voici a-t-il écrit dans la protestation le nom de Léocharès au lieu du sien propre? C'était au plus âgé des deux â rendre témoignage des faits les plus anciens. Il va sans doute me répondre : « C'est que j'ai fait Léocharès fils adoptif d'Archiadès.  » [56] Eh bien, c'est précisément parce que tu as fait cette adoption et arrangé toutes ces affaires que tu devais en rendre raison, comme étant responsable de ton fait personnel. Il le fallait absolument. Mais tu as eu soin de n'en rien faire, et tu as mis la protestation sous le nom de Léocharès qui ne sait rien. Il est donc évident pour vous, juges, que les faits déclarés dans la protestation ne sont pas vrais, et nos adversaires en conviennent eux-mêmes. Je vais même jusqu'à dire que vous ne devrez pas écouter Léostratos lorsqu'il vous parlera tout à l'heure de choses qu'il n'a pas osé avancer sous son nom dans la protestation.

[57] Au surplus, que la protestation soit la pire des procédures et la plus odieuse pour ceux qui l'emploient, c'est ce dont on peut se convaincre par cet exemple, mieux que par tout autre. D'abord, cette procédure n'est pas nécessaire comme le sont les autres. Elle dépend du choix libre et réfléchi de celui qui l'emploie. Supposons, en effet, que dans les querelles judiciaires le seul moyen d'obtenir justice soit d'employer la protestation; peut-être alors cette procédure sera justifiée par la nécessité. [58] Mais si, même sans protestation, on a dans tous les tribunaux le droit de n'être pas jugé sans avoir été entendu, comment ne pas reconnaître à la protestation le caractère d'un moyen qu'on emploie à tout hasard et en désespoir de cause? On ne peut pas dire, en effet, que le législateur en ait fait une nécessité pour les parties. Il leur a seulement permis d'avoir recours à ce moyen si elles veulent, et met ainsi à l'épreuve, en quelque sorte, le caractère de chacun de nous, de manière à faire voir dans quelle mesure nous sommes disposés aux témérités. [59] Ajoutez que si on laissait faire ceux qui ont recours à ce moyen, il n'y aurait plus ni tribunaux ni procès régulier. Tout cela en effet est tenu en échec par la protestation, et elle fait obstacle à l'introduction de toute instance devant le tribunal, au moins dans l'intention de la partie qui la présente. Aussi je pense que vous devez regarder les gens de cette sorte comme des ennemis publics, et qu'ils ne méritent aucune faveur lorsqu'ils plaident devant vous, car c'est volontairement, et non par nécessité, qu'ils s'exposent tous, tant qu'ils sont, aux risques de cette procédure (20).

[60] Ainsi donc, la protestation est mensongère; c'est ce dont les écritures (21) et les plaidoiries vous ont déjà suffisamment instruits. J'ajoute que les lois nous attribuent la succession ; voilà, juges, ce que je veux encore vous montrer en peu de mots. Vous le savez déjà par ce que j'ai dit en commençant, mais il importe que vous ayez le droit bien présent à l'esprit pour l'opposer aux discours mensongers de nos adversaires. [61] En résumé, nous sommes, par les mâles et dans l'ordre des degrés, les plus proches parents d'Archiadès de la succession duquel il s'agit. Des descendants qu'il s'est donnés par adoption, les uns sont retournés dans la maison paternelle, le dernier laissé dans la maison adoptive est mort sans postérité. Dans cette situation, nous prétendons recueillir l'héritage. [62]  Nous n'enlevons rien à Léostratos (car nos adversaires ont leur patrimoine et le gardent), mais nous demandons la fortune d'Archiadès, qui nous appartient d'après les lois. En effet, juges, la loi appelle de préférence les mâles et les descendants des mâles. C'est nous. De plus, Archiadès n'avait pas de descendants, et c'est nous qui sommes les plus proches collatéraux. [63] D'ailleurs, le fils adoptif n'a jamais le droit d'introduire dans la maison d'autres fils adoptifs. Il doit y laisser un enfant procréé de lui ou, à défaut, rendre la succession aux lignes collatérales ; car les lois le veulent ainsi. Est-il après cela un seul d'entre vous qui puisse jamais rien recueillir en ligne collatérale, si l'on donne aux enfants adoptifs la faculté dont nous parlons? Vous voyez bien que la plupart du temps si l'on se donne des enfants adoptifs c'est par faiblesse à l'égard de complaisances intéressées, ou par l'effet des haines qui souvent divisent les membres d'une même famille. Si on laisse l'adopté adopter lui-même qui bon lui semble, sans que la loi l'y autorise, jamais les successions ne seront dévolues aux lignes collatérales. [64] C'est dans cette prévision que le législateur a interdit au fils adoptif de créer lui-même un fils adoptif. Comment s'y est-il pris pour faire cette disposition ? Il s'est servi de ces mots : « Retourner dans la maison paternelle en laissant dans la maison adoptive un fils légitimement procréé, » ce qui exclut bien évidemment la faculté de créer un enfant adoptif. II est impossible, en effet, de laisser un enfant légitimement procréé, si on n'a pas d'enfant né de son sang. Ainsi donc, Léostratos, tu veux créer un enfant adoptif au défunt qui lui-même n'était entré que par adoption dans notre famille, et faire passer la succession à cet enfant, comme s'il s'agissait de prendre possession de biens à toi appartenant, et non de biens devant être remis à qui de droit, aux termes de la loi. [65] Notre prétention à nous, juges, est tout autre. Assurément, si le défunt avait adopté un enfant, quoiqu'il n'y fût point autorisé par la loi, nous n'eussions point fait obstacle à l'adoption. S'il eût laissé un testament nous l'aurions laissé exécuter, puisque dès le commencement nous avions toujours gardé la même attitude, ne nous opposant pas à ce que nos adversaires possédassent les biens, et retournassent ensuite là d'où ils étaient venus, quand et comme il leur convenait. [66] Mais puisque aujourd'hui la prétention de nos adversaires se trouve condamnée, soit par leurs propres aveux, soit par les lois, nous demandons à recueillir l'héritage d'Archiadès, nous demandons que le fils adoptif soit pris parmi nous qui n'avons pas été adoptés d'abord, et non parmi eux. En effet, si le législateur impose aux plus proches en degré la charge de venir en aide aux membres nécessiteux de la famille, et de doter les femmes, n'est-ce pas avec raison qu'il leur donne en compensation les successions et une sorte de droit dans les biens? [67] Mais voici l'argument le plus fort et le plus facile à vérifier pour vous. La loi de Solon ne permet même pas au fils adoptif de disposer par testament des objets qui se trouvent dans la maison adoptive. Elle a bien fait, à mon sens. Car la personne qui a été investie des biens d'une autre par l'effet d'une adoption, selon la loi, ne doit pas pouvoir disposer de ces biens comme de ceux qui lui appartiennent en propre. Son pouvoir doit se borner à suivre la loi, à faire ce qu'elle prescrit pour chaque cas déterminé. [68] « Tous ceux, dit la loi, qui n'étaient pas encore adoptés, au moment où Solon est entré en fonctions comme archonte (22), pourront disposer par testament, comme ils voudront. Quant aux adoptés, ils ne peuvent pas disposer par testa-ment , mais, entre-vifs, ils peuvent retourner dans la maison paternelle en laissant dans la maison adoptive un fils légitimement procréé; à cause de mort, ils peuvent remettre la succession à ceux qui, au moment de l'adoption, étaient les plus proches parents de l'adoptant (23). »
 

 

 

(01) Je traduis διαμαρτυρία par protestation. Il est bien entendu qu'il s'agit d'une procédure incidente qui a pour base l'articulation d'un fait et l'énonciation des témoignages à l'appui. Si un débat s'élevait, celui qui avait présenté la diamartyria jouait le rôle de défendeur, tandis qu'au contraire dans la παραγραφή, celui qui présentait l'exception devenait demandeur.

(02) Les mots d'ἀγχιστεία et d'οἶκος ont déjà été expliqués dans les notes du plaidoyer contre Macartatos.

(03) Comment ce point pouvait-il être sérieusement contesté? Il semble qu'il dût suffire de compter les degrés; mais il ne faut pas oublier qu'on était à la cinquième génération depuis Archiadès, et que l'état civil n'était pas constaté comme il l'est chez nous.

(04) Otryne, dème de la tribu Aegéide.

(05) Éleusis formait un dème de la tribu Hippothontide.

(06)  Crioa, dème de la tribu Antiochide.

(07) Pourquoi l'orateur relève-t-il ce fait? Sans doute pour établir qu'Archiadès n'a pas à proprement parler fondé une maison. Dès lors il n'y aurait pas eu de maison à perpétuer par adoption, ou plutôt la maison d'Archiadès serait restée celle de Midylidès et de ses enfants.

(08) Pallène, dème de la tribu Antiochide.

(09) Lorsqu'un homme mourait sans avoir été marié, on plaçait sur son tombeau l'image d'une esclave portant une aiguière, λουτρόφορος, voy. Pollux VIII, 66, et Hermann, t. III, § 40, note 35. C'était un signe destiné à servir de preuve au besoin.

(10) L'ἐξαγωγή était le préliminaire de l'action réelle. Nous en avons déjà parlé dans les notes du plaidoyer contre Zénothémis.

(11) La παρακαταβολή était à proprement parler la consignation d'une somme égale au dixième de la valeur du litige. C'est par cette consignation que s'introduisaient les contestations en matière de succession.

(12) Πίναξ ἐκκλησιαστικός. C'est un tableau qui comprend tous les citoyens ayant le droit de voter dans les assemblées, c'est-à-dire ayant atteint l'âge de vingt ans, y compris deux ans de service militaire. Voy. Schoemann, t. I, p. 370.

(13) Ληξιαρχικὸν γραμματεῖον. C'est la liste des citoyens qui appartiennent à un dème, et en quelque sorte le registre de l'état civil. Il ne faut y voir ni une liste électorale ni une liste d'éligibilité. La véritable étymologie parait être celle qui se rattache au mot λῆξις dans le sens d'action en justice, et particulièrement d'action en pétition d'hérédité. L'inscription avait lieu à la majorité de chaque citoyen, c'est-à-dire au moment où il atteignait l'âge de dix-huit ans. Voy. Schœmann, t. 1, p. 370.

(14) Μετέχειν τῶν κοινῶν. La participation aux sacrifices communs, aux distributions publiques, à tous les avantages attachés à la qualité de membre d'un dème.

(15) Ἀγοραὶ τῶν ἀρχόντων. Ἀγορά signifie l'assemblée du dème par opposition à ἐκκλησία qui signifie l'assemblée du peuple entier. Voy. Schumann, p. 370.

(16) C'est-à-dire au moment de la révision de la liste qui jusque-là était conservée sous scellés.

(17) Les grandes Panathénées étaient la plus grande des fêtes nationales; elles se célébraient tous les quatre ans, du 25 au 28 hécatombéon (juillet). Voy. Hermann, t. II, § 54. Le théorique était l'argent que l'on distribuait à tous les citoyens pour leur entrée aux spectacles.

(18) C'est-à-dire dans sa demande d'envoi en possession opposée à celle d'Aristodémos, ἀντιγραφή, celle pour laquelle Léostratos a déposé la παρακαταβολή.

(19) La phratrie représentait la société religieuse, le dème représentait la société civile. L'inscription à la phratrie avait lieu comme l'inscription au dème, par un vote de tous les intéressés. Voy. le plaidoyer contre Macartatos, et Schœmann, t. I, p. 365. Devait-elle nécessairement précéder l'inscription au dème? Il ne paraît pas probable que la loi eût rien prescrit à cet égard.

(20) Quels étaient les risques attachés à la diamartyria? C'est ce que nous ignorons absolument.

(21) Les écritures dont il s'agit sont l'acte même de la diamartyria, et les témoignages écrits qui y étaient annelés.

(22) C'est Solon qui avait introduit dans le droit athénien la faculté de tester. Voy. Plutarque, Vie de Solon. Nous expliquerons cette loi plus loin (deuxième plaidoyer contre Stéphanos, note 2).

(23) Ce plaidoyer se termine brusquement. Il y avait sans doute, selon l'usage, une péroraison qui n'est pas parvenue jusqu'à nous. Peut-être faut-il voir là un artifice de plaidoirie.