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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

XIX

 

 

DARIOS CONTRE DIONYSODORE

 

 XVIII.  Androclès contre Lacrite TOME I XX.  Plaidoyer contre Evergos et Mnésibule


 

 

 

 

 

texte grec

 

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XIX

DARIOS CONTRE DIONYSODORE

ARGUMENT

Pamphile et un associé on participation auquel Libanius donne le nom de Darios, ont prêté trois mille drachmes à Dionysodore et Parménisque, sur corps et quille de leur navire, pour un voyage d'Athènes en Égypte et retour à Athènes. Au retour, le voyage est rompu. Parménisque aborde à Rhodes, y décharge son navire et y prend un nouveau chargement.

Darios assigne alors Dionysodore, et lui demande six mille drachmes, montant de la clause pénale stipulée pour le cas où le navire ne serait pas ramené à Athènes. Dionysodore répond que la relâche à Rhodes est une relâche forcée, que le navire avait des avaries à réparer, et il offre le remboursement du capital avec un intérêt proportionnel à ce qui a été fait sur le voyage convenu.

Cette réponse de Dionysodore ne vaut rien, car l'accident qui a forcé le navire à relâcher à Rhodes ne dispensait pas Parménisque d'exécuter son obligation jusqu'au bout et de ramener le navire à Athènes. Mais, si l'on ne voit pas sur quelle bonne raison pouvait s'appuyer la défense, on voit très bien quel avait été l'intérêt de Parménisque à ne pas revenir à Athènes. A Athènes en effet la navigation était fermée pendant l'hiver, tandis qu'à Rhodes elle était ouverte toute l'année. Si le navire était retourné à Athènes, il n'aurait pu reprendre la mer avant le printemps de l'année suivante, tandis qu'en restant à Rhodes, Parménisque a pu faire un voyage d'hiver, et depuis cette époque il a trouvé un emploi avantageux de son navire dans d'autres ports. Il invoque donc l'équité; mais à coup sûr Darios, le demandeur, a pour lui les termes bien formels du contrat.

Pamphile et Darios, comme Parménisque et Dionysodore, sont des métèques, peut-être des Égyptiens établis à Athènes.

Il est question, dans ce discours, de Cléomène, ancien gouverneur de l'Égypte. Or, Cléomène a été destitué et mis à mort en 323. L'affaire a donc été plaidée postérieurement à cette date. D'autre part, Démosthène est mort en 322, et il est difficile d'admettre qu'il ait plaidé des affaires civiles dans la dernière année de sa vie, au milieu des terribles événements dont Athènes fut alors le théâtre. Mais il n'en est pas moins difficile d'expliquer comment Darios, en terminant sa, plaidoirie, fait appel à l'intervention de Démosthène. Nous nous contentons de signaler cette difficulté sans chercher à la résoudre.

PLAIDOYER.

[1] Je suis participant dans le prêt dont il s'agit, Athéniens. Nous autres qui faisons valoir notre argent dans les entreprises maritimes, et qui confions à des mains étrangères tout ou partie de notre fortune, nous ne savons que trop combien l'emprunteur a d'avantages sur nous. En effet, il reçoit de bel et bon argent, autant qu'il est convenu, après quoi il remet, sur une tablette achetée deux pièces de cuivre (01), ou sur un tout petit morceau de papier (02), la promesse de s'acquitter un jour. Nous, au contraire, nous ne promettons pas de donner un jour, nous donnons sur-le-champ notre argent à l'emprunteur. [2] En qui donc avons-nous confiance, en qui trouvons-nous une garantie pour nous dessaisir de la sorte ? En vous juges, et en vos lois aux termes desquelles toute obligation librement contractée par une personne envers une autre doit recevoir son exécution. Mais, à mon sens, ni les lois ni aucun contrat ne servent de rien si celui qui reçoit l'argent n'est pas parfaitement honnête, s'il peut vous voir sans trembler, ou regarder son créancier sans rougir. [3] L'un et l'autre sentiment sont également inconnus à Dionysodore; son audace ne connaît plus de borne. Il nous avait emprunté à la grosse, sur son navire, trois mille drachmes pour un voyage avec retour à Athènes, et nous devions rentrer dans nos fonds l'année dernière avant la fin de la saison. Au lieu de cela i! a, au retour, dirigé le navire sur Rhodes; il a détourné le chargement vers une destination nouvelle et l'a vendu, contrairement au contrat et à vos lois. De Rhodes, il a de nouveau envoyé le navire en Égypte, et d'Égypte à Rhodes. Et nous, qui lui avons prêté à Athènes, nous n'avons pas encore obtenu qu'il nous rende nos fonds ou qu'il nous représente notre gage. [4] Loin de là, voici la deuxième année qu'il fait travailler notre argent à son profit, et tout en gardant par-devers lui et le capital prêté, et le profit, et le navire affecté à notre garantie, il ne s'en présente pas moins devant vous avec assurance, comptant bien nous faire porter la peine de l'épobélie (03), et nous détenir en prison après nous avoir dépouillés de notre argent. Nous vous prions donc, Athéniens, et nous vous conjurons, tous tant que vous êtes, de nous venir en aide si vous trouvez qu'on nous fasse tort. Je veux vous expliquer d'abord comment notre convention s'est formée; cela fait, vous me suivrez très facilement.

[5] Dionysodore que voici, Athéniens; et son associé Parménisque vinrent nous trouver l'année dernière, au mois de métagéitnion (04) et nous dirent qu'ils voulaient emprunter sur leur navire, pour un voyage en Égypte, et d'Égypte à Rhodes ou à Athènes, à des intérêts différents pour chacune de ces deux places. [6] Nous répondîmes, juges, que nous ne prêterions pour aucune autre place que celle d'Athènes ; ils s'engagèrent en conséquence à revenir ici. A cette condition nous leur prêtâmes sur leur navire trois mille drachmes pour un voyage d'aller et retour, et ils passèrent du tout un contrat par écrit. Pamphile que voici figura seul dans ce contrat. Pour moi, je m'intéressai dans le prêt comme participant, mais sans être en nom. Et d'abord on va vous lire les termes du contrat.

CONTRAT.

[7] En exécution de ce contrat, juges, Dionysodore que voici, et son associé Parménisque reçurent de nous les fonds et envoyèrent le navire d'ici en Égypte Parménisque monta lui-même sur le navire, Dionysodore resta ici. Or tous deux, juges, il faut encore que vous sachiez cela, étaient les agents et les facteurs de Cléomène (05), l'ancien gouverneur de l'Égypte qui, du jour où il a reçu ce gouvernement, a fait beaucoup de mal à votre ville, et plus encore aux autres Grecs, en accaparant les blés, et en soutenant les prix, lui et ceux qui s'entendaient avec lui. [8] Les uns expédiaient d'Égypte les marchandises, d'autres les accompagnaient sur mer et s'occupaient du trafic, d'autres enfin restant ici disposaient des chargements qui leur étaient consignés. Puis, suivant le cours, les gens d'ici écrivaient à ceux des autres places. Si, chez vous, le blé était cher, ils en faisaient venir; si les prix tendaient à la baisse, ils le faisaient diriger sur d'autres marchés. De là, juges, sont résultées de fréquentes hausses sur les blés, par l'effet de ce concert et de ces correspondances. [9] Or le jour où partit le navire expédié par nos adversaires, ils laissaient ici le blé à un prix élevé, c'est pourquoi ils consentirent à mettre dans le contrat qu'au retour le terme du voyage serait Athènes, à l'exclusion de tout autre port. Depuis, juges, eut lieu le retour des navires partis pour la Sicile, les cours des blés commencèrent à baisser, et cependant le navire de nos adversaires arrivait en Égypte. Aussitôt Dionysodore envoie quelqu'un à Rhodes, pour faire connaître à son associé Parménisque l'état de notre place, sachant bien que le navire devait nécessairement relâcher à Rhodes, et il en vient à ses fins. [10] En effet Parménisque, associé de Dionysodore, ayant reçu la lettre de celui-ci, et connaissant la baisse du blé sur le marché d'Athènes, décharge son blé à Rhodes et le vend sur la place. Tout cela, juges, s'est fait au mépris du contrat et des clauses pénales auxquelles ils s'étaient soumis eux-mêmes pour toute contravention, au mépris de vos lois qui enjoignent à tous capitaines et gens de mer de se rendre au port indiqué dans les conventions, et les frappent des plus fortes peines s'ils font autrement. [11] Pour nous, à la première nouvelle de l'événement, consternés de ce procédé, nous allâmes trouver Dionosydore qui avait été l'âme de toute l'affaire. Nous lui fîmes nos plaintes, comme de raison. « Ainsi, lui disions-nous, vainement nous avons fait mettre au contrat, en termes exprès, qu'au retour le navire se rendrait à Athènes et non ailleurs, vainement nous avons déclaré ne prêter notre argent qu'à ces conditions; il nous laissait exposés au soupçon, en butte aux accusations des gens qui viendraient dire que nous avions une part dans cet envoi de blé à Rhodes, et ni lui ni Parménisque ne s'étaient nullement inquiétés de conduire leur navire dans votre port, quoiqu'ils s'y fussent engagés par le contrat. » [12] Après avoir vainement invoqué le contrat et nos droits, nous insistâmes pour recevoir tout au moins le capital prêté, et les intérêts convenus dès le principe. Mais Dionysodore se montra fort insolent, et alla jusqu'à déclarer qu'il ne payerait pas les intérêts portés au contrat. « Si vous voulez, dit-il, recevoir une fraction proportionnelle à ce qui a été fait sur le voyage, je vous payerai les intérêts jusqu'à Rhodes, mais rien de plus. » C'est ainsi qu'i! réglait les choses à sa discrétion, sans s'inquiéter des droits que le contrat nous conférait. [13] Comme nous refusions de faire la moindre concession à cet égard, comprenant bien qu'agir ainsi c'était reconnaître notre participation à l'envoi des blés à Rhodes, Dionysodore insista davantage encore, et, accompagné de nombreux témoins, i! vint nous trouver à son tour, en déclarant qu'il était prêt à payer le capital et les intérêts jusqu'à Rhodes, non pas, juges, qu'il eût réellement l'intention de nous rien donner, mais il pensait bien que nous ne voudrions pas recevoir l'argent, de peur de nous compromettre. C'est ce que la suite a bien prouvé. [14] En effet, Athéniens, quelques-uns de vos concitoyens qui se trouvèrent là par hasard nous conseillèrent de prendre ce qu'on nous donnait, et de plaider pour ce qu'on, nous contestait, en ayant soin de ne pas reconnaître, avant le jugement à intervenir, que les intérêts fussent dus seulement jusqu'à Rhodes ; et nous, juges, nous y consentîmes, n'ignorant pas les droits résultant pour nous du contrat, mais pensant qu'il fallait faire un sacrifice et abandonner quelque chose pour éviter de paraître aimer les procès. Mais lui, comme i! nous voyait prêts à le suivre : « Ainsi donc, dit-il, vous annulez le contrat? » - [15] « Nous l'annuler ! En aucune façon. Nous déclarerons, en présence du banquier, l'obligation éteinte jusqu'à concurrence de la somme que tu vas nous donner, mais pour annuler le contrat tout entier, nous ne pouvons y consentir, jusqu'à ce qu'il y ait jugement sur la somme contestée. Et, en effet, quelles bonnes et solides raisons aurons-nous à faire valoir s'il faut nous présenter devant l'arbitre ou devant le tribunal, après avoir annulé le contrat qui est la seule garantie de nos droits? » [16] Tel fut, juges, notre langage. Nous demandions à Dionysodore de ne pas le déchirer après qu'eux-mêmes l'avaient reconnu valable ; nous voulions qu'il nous payât ce dont il s'avouait débiteur, et que, pour la somme contestée, l'affaire fût remise, comme se trouvant en état, au jugement d'un arbitre ou de plusieurs s'il le préférait, pris parmi les négociants de cette place. Dionysodore ne voulut écouter aucune de ces propositions, et parce que nous avons refusé de déchirer le contrat après avoir reçu ce qu'il nous offrait, voici bientôt deux ans qu'il garde notre argent et qu'il en fait son profit. [17] Ce qu'il y a de plus odieux, juges, c'est que lui-même touche les intérêts maritimes de ces fonds qui nous appartiennent, et qu'il a prêtés non pas à Athènes ni à destination d'Athènes, mais à destination de Rhodes et de l'Égypte, tandis que nous, qui avons prêté destination de votre place, nous ne pouvons obtenir de lui qu'il remplisse ses obligations. Pour prouver que je dis vrai, on va vous lire la sommation que nous lui avons faite à cette occasion.

SOMMATION.

[18] C'est en ces termes, juges, que nous avons sommé Dionysodore, à plusieurs reprises, et nous avons laissé notre sommation affichée pendant plusieurs jours. Pour lui, il répondit que nous étions bien simples si nous nous imaginions qu'il serait assez insensé pour aller devant un arbitre où il serait infailliblement condamné à payer, tandis qu'i! pouvait se présenter devant le tribunal avec les fonds. Alors de deux choses l'une : ou il parviendrait à vous tromper et s'en irait riche du bien d'autrui, ou il n'y parviendrait pas et il en serait quitte pour payer séance tenante. Ce n'est pas qu'i! eût confiance dans la justice de sa cause, mais il voulait courir cette chance avec nous.

[19] Vous êtes maintenant instruits, juges, de ce qu'a fait Dionysodore. Vous êtes surpris sans doute au récit de tant d'audace, en voyant sur quoi se fonde sa confiance au moment où il se présente ici. N'est-ce pas en effet une audace inouïe? Après avoir emprunté de l'argent sur la place Athènes, [20] après s'être expressément engagé, par un acte écrit, à ramener le navire dans votre port, ou, faute de faire, à payer deux fois le capital (06), il n'a pas ramené navire au Pirée, il ne rend pas l'argent aux préteurs, quant au blé, il l'a déchargé et vendu à Rhodes. Et après avoir fait tout cela, il n'en ose pas moins vous regarder en face. [21] Voici ce qu'il répond : Il dit qu'au retour d'Égypte le navire faisait eau, et qu'on a été forcé par là de relâcher à Rhodes et d'y mettre le blé à terre, et, pour preuve, il aurait, à ce qu'il prétend, affrété des allèges à Rhodes et envoyé ici une certaine quantité de marchandises.Tel est le premier moyen de sa défense;   [22] voici le second. Il dit que d'autres préteurs ont consenti à ne prendre les intérêts que jusqu'à Rhodes. Nous serions bien durs de ne pas faire la même concession. En troisième lieu, enfin, il dit qu'aux termes du contrat, i! est tenu de rendre l'argent si le navire revient à bon port. Or, le navire n'est pas revenu à bon port au Pirée. A chacun de ces arguments, juges, voici ce que nous répliquons

[23] D'abord, lorsqu'il dit que le navire faisait eau, c'est un mensonge, et je crois que vous en êtes tous convaincus. Si cet accident était arrivé au navire, on n'aurait pu le conduire jusqu'à Rhodes, ni lui faire reprendre la mer. Or, on voit ce navire arrivé à bon port à Rhodes, reparti ensuite de là pour l'Égypte, naviguer en ce moment mène pour toute destination excepté celle d'Athènes. Est-ce là se défendre sérieusement? S'il faut conduire le navire au port d'Athènes, on dit qu'il fait eau, mais s'il faut faire arriver le blé à Rhodes, alors il se trouve que ce même navire est en état de tenir la mer.

[24] Mais, dit-il, pourquoi ai-je affrété des allèges? pourquoi ai-je transbordé le chargement et l'ai-je expédié ici? La raison, Athéniens, c'est que ni lui, ni son associé n'étaient propriétaires de toutes les marchandises. Ce sont donc, je pense, les passagers qui ont envoyé ici leurs effets, et affrété des allèges par nécessité, le voyage étant rompu par le fait de nos adversaires. Quant aux marchandises dont ces derniers étaient propriétaires, ils ne les ont pas toutes expédiées ici, mais seulement celles dont le prix était élevé sur notre place. [25] Aussi bien pourquoi, ayant affrété d'autres bâtiments, comme vous le dites, n'avez-vous pas transbordé tout le chargement du navire ? Pourquoi avez-vous laissé le blé à Rhodes? C'est que, juges, c'était leur intérêt de le vendre là. Ils savaient en effet qu'ici les cours étaient en baisse. Mais ils ont envoyé chez nous le reste des marchandises, sur lesquelles ils espèrent gagner. Ainsi ces affrètements dont tu parles prouvent non pas que votre navire fît eau, mais qu'il y avait intérêt pour vous à prendre ce parti.

[26] J'en ai assez dit sur ce point. Quant aux prêteurs qu'il dit avoir consenti à recevoir d'eux les intérêts seulement qu'à Rhodes, cela ne nous regarde pas. Si quelqu'un renoncé en votre faveur à une partie de ses droits, il y a un consentement, ni l'un ni l'autre ne peuvent se plaindre. Mais nous, nous ne t'avons rien concédé, nous n'avons rien consenti au voyage de Rhodes. Pour nous, il n'y a rien au-dessus de la loi du contrat. [27] Que dit-il donc ce contrat? qu'exige-t-il en ce qui concerne la destination du navire? « d'Athènes en Égypte et d'Égypte à Athènes, faute de quoi les emprunteurs payeront deux fois le capital. » Si tu as fait cela, tu as rempli ton obligation ; si tu ne l'a pas fait, si tu n'as pas ramené ton navire à Athènes, tu as encouru la clause pénale. Et cette condition ce n'est à un autre qui te l'a faite ; tu te l'es imposée à toi-même. Prouve donc aux juges de deux choses l'une, ou que le contrat ne nous confère aucun droit, ou que tu n'es pas tenu de t'y conformer en tout. [28] Si quelques prêteurs t'ont fait une concession, s'ils ont consenti à recevoir les intérêts seulement jusqu'à Rhodes, déterminés par je ne sais quelle raison, suit-il de là que tu ne nous fasses pas tort quand, au mépris du contrat, tu fais aborder le navire à Rhodes? Je ne le crois pas. Ces juges que tu vois ne sont pas ici pour connaître des concessions qui ont pu t'être faites par d'autres. Il s'agit pour eux du contrat que tu as fait avec moi. Et au surplus cette remise d'intérêts, si elle a eu lieu, comme nos adversaires le disent, a eu lieu au profit des prêteurs. Cela est évident pour tout le monde. [29] Ceux qui, au départ d'Égypte, avaient prêté à Dionysodore et Parménisque pour un voyage à Athènes, sans retour, étant arrivés à Rhodes, et voyant le navire entré au port, n'avaient aucune raison pour se refuser à remettre une partie des intérêts, ni à recevoir leur capital à Rhodes, de façon à le prêter de nouveau pour l'Égypte. Cela faisait même bien mieux leur affaire que de poursuivre le voyage jusqu'ici. [30] En effet, la navigation n'est jamais interrompue entre Rhodes et l'Égypte, et de la sorte ils pouvaient tirer de la même somme un double et triple profit; à Athènes au contraire, il fallait séjourner, passer l'hiver, et attendre la saison (07). Ces prêteurs dont ils parlent ont donc augmenté leur bénéfice, bien loin de faire aucune concession. Quant à nous, non seulement on nous refuse les intérêts, mais nous ne pouvons même pas recouvrer notre capital.

[31] Ne vous prêtez donc pas à cette manoeuvre d'un homme qui veut vous donner le change en alléguant ce qui s'est passé avec les autres prêteurs. Ramenez-le au contrat, et aux droits résultant du contrat. Aussi bien c'est là ce qui me reste à discuter, et c'est précisément là qu'i! triomphe, soutenant que d'après le contrat il doit rendre l'argent prêté si le navire revient à bon port. [32] C'est aussi ce que nous soutenons, nous. Je voudrais seulement savoir de toi si tu entends plaider que le navire a péri, ou qu'il est arrivé à bon port. Car si le navire a péri et n'existe plus, pourquoi discuter le chiffre des intérêts? pourquoi nous offres-tu la portion afférente au voyage de Rhodes? En ce cas il n'y a plus pour nous ni intérêts, ni capital à recevoir. Si le navire est sauf et n'a pas péri, pourquoi ne nous payes-tu pas la somme convenue ? [33] Comment vous prouverai-je, Athéniens, que le navire est sauf? La meilleure preuve, c'est qu'il est en mer. Une autre preuve non moins forte se tire du langage même que tiennent nos adversaires. Ils veulent, en effet, que nous recevions le capital et une fraction des intérêts parce que le navire, tout en étant sauf, n'a cependant pas achevé le voyage. [34] Voyez maintenant, Athéniens, si c'est nous qui nous conformons à la loi du contrat, ou si c'est eux au contraire, eux qui, au lieu de se rendre au port convenu, se sont rendus à Rhodes et en Égypte, qui, le navire étant sauf et n'ayant pas péri, croient pouvoir exiger une remise sur les intérêts après avoir violé le contrat, qui, ayant gagné beaucoup d'argent en portant ainsi du blé à Rhodes, retiennent nos fonds et en profitent depuis bientôt deux ans. [35] Mais ce qu'il y a de plus inouï, c'est ce qu'ils font en ce moment : ils veulent bien nous payer le capital, ce qui suppose que le navire est sauf, mais ils nous refusent les intérêts en disant que le navire a péri. Et pourtant le contrat ne dispose pas d'une manière pour les intérêts et d'une autre manière pour le capital. [36] La même règle est établie pour l'un et l'autre objet, et le mode de recouvrement est le même. Lis encore une fois le contrat.

CONTRAT.

« D'Athènes en Égypte et d'Égypte à Athènes. »

Vous l'entendez, Athéniens, i! porte « d'Athènes en Égypte, et d'Égypte à Athènes. » Lis le reste.

« Le navire étant arrivé sain et sauf au Pirée. »

[37] Athéniens, rien n'est plus simple que le jugement de cette affaire, et il n'est pas besoin de longs discours. Que le navire ne soit pas perdu, qu'en ce moment même il soit sauf, c'est ce dont nos adversaires conviennent eux-mêmes. Autrement ils ne voudraient pas nous payer le capital prêté et une fraction des intérêts. Mais le navire n'a pas été ramené au Pirée. C'est précisément en cela qu'on nous a fait tort, disons-nous, à nous prêteurs; c'est là-dessus que nous plaidons, à savoir qu'on n'a pas achevé le voyage jusqu'au port désigné par le contrat. [38] Dionysodore prétend qu'il ne nous fait pas tort en cela, qu'il n'est pas tenu de payer intégralement les intérêts puisque le navire n'a pas poursuivi le voyage jusqu'au Pirée. Mais que dit le contrat? Par Jupiter, rien de semblable à ce que tu dis, Dionysodore. Il porte que si tune rends pas le capital et les intérêts, ou si tu ne représentes pas apparents et intacts les objets affectés à l'emprunt, ou si tu fais quoi que ce soit contre la convention, tu payeras une somme double. Lis-moi ce passage du contrat.

CONTRAT.

« S'ils ne représentent pas apparents et intacts les objets affectée à l'emprunt, ou s'ils font quelque chose contre le contrat, ils payeront une somme double. »

[39] Où as-tu représenté le navire, depuis que tu as reçu de nous les fonds? Et pourtant tu reconnais toi-même qu'il est sauf. L'as-tu ramené, depuis ce moment, au port d'Athènes? quand le contrat porte expressément que tu ramèneras le navire au Pirée et que tu le représenteras effectivement aux prêteurs. [40] C'est là le point important, Athéniens. Voyez l'excès d'audace : Le navire faisait eau, dit-il, c'est pour cela qu'il a fallu le conduire à Rhodes ; c'est après cela qu'il a été réparé et mis en état de reprendre la mer. Mais, pourquoi donc, mon cher, l'avez-vous envoyé en Égypte et vers. d'autres ports? Pourquoi jusqu'ici ne l'avez-vous pas encore envoyé à Athènes, vers nous, prêteurs, à qui tu dois, aux termes du contrat, représenter le navire apparent et intact, et cela au mépris de nos demandes et de nos sommations réitérées? [41] Quand tu as encouru la peine du double portée au contrat, tu as le courage, ou plutôt tu as l'impudence de dire que tu ne payeras même pas les intérêts habituels; tu veux que nous recevions les intérêts seulement jusqu'à Rhodes, comme si ta volonté devait prévaloir sur le contrat, et tu oses soutenir que le navire n'est pas arrivé à bon port au Pirée. Mais tu mériterais que nos juges t'envoyassent à la mort. [42] En effet, juges, à qui la faute si le navire n'est pas arrivé à bon port au Pirée? Est-ce à nous qui avons prêté expressément pour l'Égypte et Athènes? ou bien est-ce à lui et à son associé, qui, après avoir emprunté à la condition de revenir à Athènes, ont conduit le navire à Rhodes? Qu'en cela ils aient agi volontairement et non par force majeure, c'est ce qui résulte de toutes les circonstance. [43] En effet, je suppose qu'il y ait eu réellement cas fortuit, et que le navire ait réellement fait eau, eh bien, en ce cas, après avoir fait radouber le navire, ils ne l'auraient pas ensuite frété pour d'autres ports, ils l'auraient envoyé chez vous, pour atténuer les conséquences de l'accident. Eh bien, non seulement ils n'ont pas fait cela, mais à leurs torts anciens ils en ont ajouté de nouveaux et de plus grands, et c'est par dérision qu'ils se présentent pour plaider devant vous, puisque, après tout, si vous les condamnez, ils en seront quittes, s'ils veulent, en payant le capital et les intérêts. [44] C'est à vous, Athéniens, de ne pas vous prêter à cette manoeuvre. Ne les laissez pas courir cette double chance, ou de garder le bien d'autrui s'ils réussissent, ou de se libérer en payant ce qu'ils doivent, s'ils ne parviennent pas à vous tromper. Prononcez contre eux la peine portée au contrat. Eh quoi I Ils auraient porté contre eux-mêmes, dans un acte écrit, la peine du double pour toute infraction au contrat, et vous, vous seriez envers eux plus cléments qu'eux-mêmes, et pour des torts dont vous avez souffert comme nous!

[45] En résumé, les moyens présentés dans cette affaire sont courts et faciles à retenir. Nous avons prêté à Dionysodore que voici, et à son associé, trois mille drachmes d'Athènes en Égypte et d'Égypte à Athènes. Nous n'avons reçu ni le capital ni les intérêts; au contraire, voici deux ans qu'ils se servent de nos fonds. A l'heure qu'il est ils n'ont pas encore ramené le navire dans votre port, ils ne nous l'ont pas représenté. Or, le contrat porte que s'ils ne représentent pas le navire, ils payeront le double, et seront tenus solidairement, chacun pour le tout (08). [46] Armés de ces droits, nous nous sommes présentés devant vous, demandant à recouvrer nos fonds de par vous, puisque nous ne pouvons rien obtenir d'eux-mêmes. Tel est notre langage à nous, et maintenant voici le leur : Ils reconnaissent qu'ils ont emprunté et qu'ils n'ont pas payé, mais ils soutiennent qu'ils ne sont pas tenus de payer les intérêts jusqu'à Rhodes, quoiqu'ils ne puissent invoquer ni contrat, ni transaction. Dans ces circonstances, Athéniens, si nous plaidions [47] devant un tribunal rhodien, peut-être l'emporteraient-ils sur nous, a cause du service rendu en apportant du blé à Rhodes, en y conduisant le navire. Mais aujourd'hui nous nous présentons devant des Athéniens, nous avons un contrat fait en vue de votre place. On ne doit pas favoriser plus que nous ceux qui nous ont fait tort, à nous et à vous-mêmes.

[48] Ce n'est pas tout, Athéniens, sachez bien qu'en jugeant aujourd'hui cette seule cause, vous faites une loi pour toute la place. Beaucoup de ceux qui font valoir leur argent dans les entreprises maritimes assistent à ces débats et ont les yeux 'attachés sur vous pour voir comment vous jugerez cette affaire. Si vous déclarez que les contrats et les conventions réciproques doivent recevoir leur exécution, si vous n'avez aucune indulgence pour ceux qui osent les enfreindre, les gens qui s'occupent de ces sortes d'affaires seront plus disposés à se dessaisir de leurs fonds, et ce sera un grand profit pour votre place. [49] Mais s'il est permis aux gens de mer, quand ils se sont engagés par écrit à revenir à Athènes, de conduire le navire dans d'autres ports en disant qu'il fait eau, ou en alléguant des prétextes semblables à ceux dont se sert aujourd'hui Dionysodore, s'il leur est permis de fractionner les intérêts en proportion du voyage qu'ils diront avoir fait et contrairement aux termes du contrat, il n'y a plus de conventions qu'on soit tenu de respecter. [50] Qui voudra livrer ses fonds quand il verra les contrats impuissants, un semblable langage triomphant et le droit sacrifié aux sophismes de ceux qui ont osé l'enfreindre? Vous ne ferez pas cela, juges, car cela n'est bon ni pour la masse du peuple, ni pour les gens qui font valoir leurs fonds dans le commerce, gens très utiles à la chose publique tout entière et à chacun en particulier. C'est pourquoi vous devez prendre en mains leurs intérêts.

J'ai dit, pour ma part, tout ce que je pouvais dire. Je désire maintenant qu'un de mes amis vous parle encore pour moi. Approche, Démosthène!
 

NOTES

(01) Δυοῖν χαλκοῖν, deux chalques. Le chalque valait le huitième d'une obole, soit environ 2 centimes.

(02) C'était bien du papier, c'est-à-dire du papyrus, et nous voyons par là quel en était le prix.

(03) L'épobélie était, comme nous l'avons déjà dit, une peine d'une obole par drachme, c'est-à-dire du sixième de la somme demandée. Le recouvrement de l'épobélie se faisait au moyen de la contrainte par corps dans les affaires commerciales.

(04) Le mois de métagéitnion correspond à peu près au mois d'août.

(05) Après la conquête de l'Égypte par Alexandre, en 331, Cléomène fut chargé de la perception des impôts dans cette province, et conserva sa charge après la mort d'Alexandre, jusqu'à l'arrivée de Ptolémée, qui le fit mettre à mort en 323. (Justin., XIII, 4; Quint.-Curt., IV, 8; Aristote, Oeconom., II.)

(06) Il était d'usage de stipuler une clause pénale au double pour le cas d'inexécution du contrat. Nous n'avons pas besoin de rappeler ici combien la stipulatio duplae était fréquente en droit romain.

(07) La navigation, à Athènes, était interrompue pendant l'hiver.

(08) Voilà bien la solidarité passive. Quant à la solidarité active, nous l'avons déjà rencontrée dans le plaidoyer contre Lacrite.