DÉMOSTHÈNE
PLAIDOYERS CIVILS
XXI
CALLISTRATE CONTRE OLYMPIODORE
XX. Plaidoyer contre Evergos et Mnésibule | TOME II | XXII. Sosithée contre Macartatos |
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XXI CALLISTRATE CONTRE OLYMPIODORE ARGUMENT Callistrate et son beau-frère Olympiodore ont fait un pacte entre eux pour le partage égal de la succession de leur parent, Conon de Halae, Olympiodore a obtenu l'envoi en possession de la succession entière. Il refuse d'en abandonner la moitié à Callistrate. Ce dernier intente l'action de dommage, δίκη βλάβης, pour inexécution de la convention. Le récit des faits est intéressant parce qu'il nous fait connaître la procédure suivie à Athènes pour la délation des successions. La saisine de plein droit n'avait lieu qu'en ligne directe. En ligne collatérale il fallait un envoi en possession prononce par le tribunal, ἐπιδικασία, après examen contradictoire de toutes les demandes en concurrence, ἀμφισβητήσεις. Callistrate et Olympiodore avaient commencé par appréhender la succession et par la partager à l'amiable. Mais d'autres prétendants s'étant présentés, il fallut procéder régulièrement. Au jour fixé pour les plaidoiries Callistrate et Olympiodore font défaut, et la succession est adjugée â d'autres, mais bientôt Olympiodore forme opposition, et, après un nouveau débat contradictoire, emporte l'adjudication à son profit. Qu'il y eût réellement une convention faite par écrit entre les deux beaux-frères, et déposée chez un tiers, suivant l'usage, c'est ce dont on ne peut guère douter en présence des affirmations de Callistrate, qui a fait venir le dépositaire et qui lui a fait apporter l'acte, après avoir sommé son adversaire d'en prendre contradictoirement copie. Mais cet acte avait-il le sens et la portée que lui prêtait Callistrate? cela paraῖt plus douteux. Olympiodore niait énergiquement. II reconnaissait bien avoir livré une maison et de l'argent à Callistrate, mais il ajoutait que c'était à titre de bail et de prêt, et non à titre de partage. Dans tous les cas, il soutenait que Callistrate n'avait pas exécuté la convention ; que dès lors elle devait être annulée, que d'ailleurs le nouveau jugement rendu sur l'opposition ne pouvait pas profiter à Callistrate. En effet, si l'opposition d'Olympiodore était recevable, c'est qu'elle était fondée sur une excuse légitime, absence pour le service militaire. Callistrate n'était pas dans le même cas. Il avait volontairement fait défaut, quoique présent à l'audience. Ιl n'était donc pas recevable à former opposition en son nom. Son silence était forcé, lors du second procès, et ne pouvait pas être un rôle convenu avec Olympiodore. Que cette convention ait existé ou non, ce n'en est pas moins une chose étrange que de voir un plaideur s'accuser lui-même d'une connivence honteuse, et demander à la justice le prix de sa complicité dans une fraude. A Rome, il eût été écarté tout d'abord. Nemo auditur turpitudinem suam allegans. En était-il donc autrement à Athènes?
Les lois athéniennes proscrivaient, tout comme les lois romaines,
les conventions contraires aux bonnes mœurs et à l'ordre public; et,
si le type de la moralité n'était pas très élevé en Grèce, il est
cependant difficile d'admettre que les Athéniens eussent laissé
plaider devant eux sur le partage des profits résultant d'un pacte
illicite. Sans prétendre ici réhabiliter, ni Olympiodore, ni
Callistrate, ni le peuple Athénien, on peut dire que Callistrate ne
se prévaut pas précisément d'un pacte illicite. Callistrate était
bien partie dans l'instance, mais il n'était pas seul en cause. Le
principal rôle appartenait â ceux qui les avaient évincés l'un et
l'autre, qui se trouvaient en possession, et devenaient ainsi les
contradicteurs naturels d'Olympiodore. Dans ces circonstances, le
silence gardé par Callistrate pendant la plaidoirie d'Olympiodore
n'a pas le caractère odieux d'une comédie jouée devant les juges.
D'ailleurs, ce n'est pas le silence de Callistrate qui a déterminé
le succès d'Olympiodore. Celui-ci, en effet, avait à prouver deux
choses, â savoir: 1° que lors du premier jugement son absence était
bien justifiée; 2° que les envoyés en possession étaient plus
éloignés que lui en degré. Or, les rapports qui avaient pu avoir
lieu entre Olympiodore et Callistrate étaient certainement sans
influence sur la décision de ces deux questions. Callistrate, quoi
qu'il en dise, parait avoir été parent de Conon à un degré plus
éloigné qu'Olympiodore, car il était nécessairement au même degré
que son frère Callippe, qu'il dit lui-même avoir été écarté par
Olympiodore. Son silence s'explique donc assez naturellement. En
effet, il n'avait rien à dire, et, dans tous les cas, ce qu'il eût
dit était en dehors de la question. PLAIDOYER [1] Il est parfois nécessaire, juges, même pour ceux qui n'ont ni l'habitude ni le talent de parler, de se présenter devant un tribunal lorsqu'il leur est fait tort, surtout lorsque l'attaque vient du côté où on l'aurait le moins attendue. C'est ce qui m'arrive en ce moment. Certes, juges, je voudrais bien n'avoir pas à plaider contre Olympiodore, qui est mon parent, et dont j'ai épousé la soeur, mais j'y suis forcé par le tort considérable qu'il me cause. [2] Si mes griefs n'étaient pas réels, juges, si en agissant comme vous voyez, j'imputais des faits faux à Olympiodore, si je repoussais l'arbitrage de mes amis et de ceux d'Olympiodore, ou si je m'écartais en quoi que ce soit de ce qui est juste, sachez-le bien, j'en serais honteux moi-même, et je me regarderais comme un malhonnête homme. Mais non, le dommage causé par Olympiodore n'est que trop grand; je ne me refuse à aucun arbitrage, et ce n'est pas de mon plein gré, j'en atteste le grand Jupiter, c'est absolument contre mon gré que j'ai été contraint par lui de soutenir ce procès. [3] Je vous prie donc, juges, de nous écouter l'un et l'autre, d'arbitrer vous-mêmes l'affaire, et de nous renvoyer conciliés si faire se peut : c'est le plus grand service que vous puissiez nous rendre à tous deux. Si vous ne pouvez y réussir, en ce cas voyez qui de nous plaide la meilleure cause, et votez pour lui. On va d'abord vous lire des témoignages prouvant que ce n'est pas ma faute si nous nous présentons devant le tribunal, mais bien la sienne. Lis les témoignages. [4] Ainsi, juges, les demandes que j'ai adressées à Olympiodore étaient modérées et convenables. C'est ce que vous ont déclaré les personnes appelées pour y assister. Mais puisqu'il s'est refusé à rien faire de ce qui était juste, je suis obligé de vous dire en quoi Olympiodore m'a fait tort. Le récit en est bref. [5] Nous avions, juges, un parent appelé Conon de Halae (01). Ce Conon est mort sans enfants après une très courte maladie. Il avait vécu de longues années, et était très vieux lorsqu'il mourut. Lorsque je vis qu'il ne pourrait pas se relever, j'envoyai chercher Olympiodore que voici, pour qu'il fût là, et qu'il s'occupât avec nous de toutes les mesures à prendre. Olympiodore, juges, vint donc nous trouver, moi et sa soeur qui est ma femme, et nous aida à tout mettre en ordre. [6] Nous nous occupions de ce soin lorsque tout à coup Olympiodore vint me dire que sa mère était aussi parente du défunt Conon (02), et que dès lors il avait, lui aussi, le droit de prendre une part dans tous les biens laissés par Conon. Je savais parfaitement, juges, que c'était là un mensonge et une imposture, et que Conon n'avait pas de parent plus proche que moi ; aussi je commençai par entrer dans une grande colère, et je fus indigné d'une prétention si impudente. Mais je réfléchis ensuite, et je me dis que ce n'était pas le moment de se fâcher. Je lui répondis donc que pour le présent il convenait d'ensevelir le défunt et d'accomplir les cérémonies d'usage (03), ajoutant qu'après avoir pris tous ces soins nous pourrions avoir un entretien l'un avec l'autre. [7] Il consentit à cela, juges, et dit que j'avais raison. En conséquence, lorsque nous eûmes rempli notre tâche et fait toutes les cérémonies, nous convoquâmes à loisir tous nos parents, et nous eûmes ensemble un entretien au sujet des droits qu'il prétendait avoir. Maintenant, juges, à quoi bon vous faire le récit des contestations qui s'élevèrent entre nous dans cette circonstance? Ce serait une fatigue pour vous et un ennui pour moi. [8] Mais quel fut le résultat? c'est ce dont il faut nécessairement vous instruire. Je lui accordai moi-même, et il m'accorda de son côté, que chacun de nous prendrait la moitié de la succession de Conon, et que désormais il n'y aurait plus de discussion entre nous. J'aimais bien mieux, juges, partager avec lui, de mon plein gré, que d'aller devant un tribunal courir la chance d'un procès contre un parent, dire des choses désagréables à un frère de ma femme, à l'oncle de mes enfants, et m'entendre traiter par lui sans ménagement. [9] Toutes ces raisons me firent consentir à ce qu'il voulait. Après cela nous rédigeâmes le tout par écrit, en forme de contrat, et nous nous engageâmes l'un envers l'autre, par les serments les plus forts, à partager loyalement et selon le droit tout ce qui se trouvait de biens apparents, sans que l'un pût avoir plus que l'autre dans la succession de Conon, à faire en commun la recherche et le recouvrement du surplus, en nous concertant l'un avec l'autre toutes les fois qu'il serait nécessaire (04). [10] Nous nous doutions bien en effet, juges, qu'il se présenterait encore d'autres prétendants à la succession de Conon, mon frère, par exemple, né du même père mais non de la même mère, alors absent, ou tout autre qui voudrait demander l'envoi en possession (05), et qu'il ne dépendait pas de nous d'écarter, car, aux termes des lois, peut de-mander qui veut. Dans ces prévisions nous écrivîmes le contrat, et nous nous liâmes par des serments, nous interdisant, à l'un comme à l'autre, toute action séparée, volontaire ou non, et nous engageant à ne rien faire que d'un commun accord. [11] Nous prîmes à témoin de ces convention les dieux au nom desquels nous nous prêtions serment l'un à l'autre, puis nos parents, et enfin Androclide d'Acharnes (06), chez lequel nous déposâmes le contrat. Je veux ici, juges, vous lire la loi, conformément à laquelle nous avons rédigé ce contrat entre nous, et le témoignage de la personne qui garde ce contrat. Lis d'abord la loi. LOI. Lis maintenant le témoignage d'Androclide. TÉMOIGNAGE. [12] Lorsque nous fûmes engagés par serment l'un envers l'autre, et que le contrat fut déposé chez Androclide, je fis deux lots, juges. L'un des lots comprenait la maison que Conon habitait lui-même et les esclaves attachés au tissage (07). L'autre lot comprenait l'autre maison et les esclaves employés à broyer les drogues. Tout ce que Conon pouvait avoir laissé d'argent apparent à la banque d'Héraclide (08) fut à peu près entièrement dépensé pour les funérailles et les autres cérémonies, et pour l'érection du monument. [13] Après avoir fait ces deux lots j'en donnai le choix à Olympiodore (09), le laissant prendre celui des deux qui lui conviendrait le mieux, et il prit les broyeurs de drogues et la maison. J'eus donc pour ma part les tisserands et l'autre maison. Voilà ce qui revint à chacun de nous dans le partage. [14] Or dans le lot d'Olympiodore et parmi les broyeurs de drogues se trouvait un homme en qui Conon avait la plus grande confiance. Le nom de cet homme était Moschion. Cet esclave connaissait à peu près tous les secrets de Conon, et entre autres l'endroit où était l'argent que Conon conservait chez lui. [15] Conon était vieux et confiant. Il ne s'aperçut pas que son argent était dérobé par cet esclave, ce Moschion, qui lui prit d'abord mille drachmes, mises dans un lieu séparé du reste, puis une autre somme de soixante et dix mines. Conon ne s'aperçut de rien, et le voleur garda tout cet argent par devers lui. [16] Nous venions de nous mettre en possession de nos lots, juges, lorsque nous eûmes un soupçon et une inquiétude au sujet de cet homme, et ce soupçon nous détermina, Olympiodore et moi, à le mettre à la question. Avant même d'y être appliqué, juges, il avoua qu'il avait dérobé mille drachmes à Conon, et déclara avoir encore en sa possession tout ce qu'il n'avait pas dépensé sur cette somme. Quant au surplus de l'argent, il n'en dit pas un mot à ce moment-là. Il restitua donc environ six cents drachmes, [17] et cet argent restitué par lui fut bien et dûment partagé, comme le voulaient les serments que nous nous étions prêtés l'un à l'autre, et le contrat déposé chez Androclide; la moitié fut prise par moi, l'autre moitié par Olympiodore. [18] Depuis, et peu de temps après, Olympiodore, toujours agité du même soupçon contre cet esclave au sujet de l'argent restitué par lui, attacha cet homme et lui donna lui-même la question, de sa main, sans m'avoir appelé, quoiqu'il eût promis avec serment de ne faire aucune recherche si ce n'est en commun, et d'agir toujours d'accord avec moi. Alors, juges, cet homme, dans les souffrances de la torture, avoua encore qu'il avait dérobé à Conon les soixante et dix mines, et rendit tout cet argent à Olympiodore. [19] Lorsque j'appris, juges, que cet homme avait été mis à la question, et qu'il avait rendu l'argent, je crus qu'Olympiodore me remettrait la moitié de cet argent, comme il m'avait déjà remis la moitié du restant des mille drachmes. Aussi je ne le tourmentai pas d'abord, pensant qu'il reconnaîtrait lui-même son obligation, et qu'il ferait mes affaires en même temps que les siennes, de manière que les droits de chacun de nous fussent satisfaits, comme le voulaient les serments et le contrat passé entre nous pour le partage égal de tous les biens laissés par Conon. [20] Mais voyant qu'il traînait en longueur sans rien faire, j'eus un entretien avec lui, et je demandai à recevoir ma part de l'argent recouvré. Olympiodore trouvait toujours des prétextes et remettait de jour en jour. A ce moment d'autres prétendants demandèrent l'envoi en possession de la succession de Conon, et Callippe, mon frère de père, revint des pays étrangers, et intenta aussitôt une action pour la moitié de la succession. [21] Cela servit de prétexte à Olympiodore pour ne pas me rendre l'argent. Il dit que les prétendants se présentaient en grand nombre, et que je devais attendre jusqu'après le jugement de toutes ces affaires. J'étais bien obligé de consentir. Je donnai donc mon consentement. [22] Après cela nous nous entendîmes, Olympiodore et moi, comme nous nous l'étions promis avec serment, sur la question de savoir comment nous ferions pour résister aux réclamations le mieux et le plus sûrement possible. Nous convînmes, juges, qu'Olympiodore demanderait le tout, et moi la moitié, puisque mon frère Callippe ne demandait lui-même que la moitié. [23] Quand toutes les demandes eurent été instruites devant l'archonte, il ne resta plus qu'à plaider devant le tribunal. Nous n'étions nullement prêts à plaider, Olympiodore et moi, surpris que nous étions par le grand nombre de prétendants qui nous étaient tout à coup tombés sur les bras. Dans ces circonstances, nous examinâmes ensemble si en l'état il y avait quelque moyen de gagner du temps, afin de nous préparer à loisir pour la lutte. [24] Un hasard favorable ou quelque dieu vous fit â ce moment approuver l'avis de vos orateurs au sujet de l'envoi de troupes en Acarnanie (10), Olympiodore fut appelé au service et partit en expédition avec les autres. Nous ne pouvions pas, juges, nous le pensions du moins, trouver une raison plus belle, pour faire remettre l'affaire, que cette absence d'Olympiodore, parti en expédition pour le service de l'État. [25] Lorsque l'archonte appela au tribunal tous ceux qui demandaient l'envoi en possession, conformément à la loi, nous demandâmes un délai, en affirmant avec serment qu'Olympiodore était absent pour service public, et se trouvait en expédition. Mais à cette affirmation nos adversaires en opposèrent une contraire. Ils dirent beaucoup de mal d'Olympiodore, et, comme ils parlaient après nous, ils persuadèrent les juges qui décidèrent qu'Olympiodore était absent en vue du procès et non pour un service public. [26] Après cette décision des juges, l'archonte Pythodote, conformément à la loi, raya du rôle la demande d'Olympiodore, et, celle-là étant rayée, je fus forcé de mon côté d'abandonner la mienne relativement à la moitié de la succession (11). En cet état l'archonte adjugea à nos adversaires la succession de Conon. Il ne pouvait faire autrement, aux termes des lois. [27] Dès qu'ils eurent obtenu cette sentence, nos adversaires se rendirent au Pirée, et se mirent en possession de tout ce que chacun de nous avait pris dans son lot, lors du partage. Comme j'étais présent je fis moi-même la remise, car il fallait bien obéir aux lois; mais, Olympiodore étant absent, ils prirent et enlevèrent tous ses meubles, â l'exception de l'argent qu'il avait tiré de l'esclave mis par lui à la question; en effet, ils n'avaient aucun moyen d'appréhender cet argent. [28] Voilà ce qui se passa pendant l'absence d'Olympiodore, et tel est le fruit que j'ai recueilli de mon association avec lui. Lorsque Olympiodore fut de retour avec le corps expéditionnaire, il se montra fort irrité de ce qui était arrivé, juges, et se considéra comme odieusement dépouillé. Au fort de sa colère, nous eûmes une nouvelle réunion et nous délibérâmes ensemble, Olympiodore et moi, pour voir par quel moyen nous pourrions recouvrer quelque chose de ce que nous avions perdu. [29] De cette délibération il résulta pour nous qu'il fallait appeler en justice (12) les envoyés en possession, suivant la loi, et nous pensâmes qu'à raison des circonstances le plus sûr était de ne pas nous réunir tous deux pour courir la même chance contre les autres prétendants, mais d'agir à part et chacun pour soi. Olympiodore revendiquerait la succession tout entière, comme la première fois, et plaiderait pour lui seul, et moi je demanderais la moitié seulement, puisque mon frère Callippe n'avait lui-même réclamé que la moitié. [30] De la sorte, si Olympiodore gagnait son procès, je recevais de lui une seconde fois ma part, selon nos conventions et nos serments. Si, au contraire, il échouait et que les juges ne décidassent pas en sa faveur, ce serait lui qui recevrait de moi une part en tout honneur et toute loyauté comme nous nous y étions engagés l'un envers l'autre, par serment et par écrit. En conséquence, après avoir ainsi délibéré, et reconnu ce qu'il y avait de mieux à faire pour nous deux, Olympiodore et moi, nous assignâmes en justice tous les détenteurs des biens de Conon, suivant la loi. Lis-moi la loi suivant laquelle cette assignation eut lieu. LOI. [31] C'est suivant cette loi, juges, que l'assignation eut lieu et que nous reprîmes nos demandes primitives, en formant opposition sur défaut. Après cela l'archonte procéda à l'instruction pour tous les revendiquants et, cette instruction terminée, il nous introduisit devant le tribunal. Olympiodore plaida le premier, dit ce qu'il voulut et produisit les témoignages qu'il jugea à propos de produire. Moi, juges, je restai assis à l'autre banc, gardant le silence. Grâce à cette distribution des rôles, Olympiodore fut sans peine vainqueur. [32] Mais, après ce succès obtenu, lorsqu'il s'est vu investi, par jugement du tribunal, de tout ce que nous avions voulu ressaisir, et qu'il eut reçu des premiers envoyés en possession la restitution de ce qu'eux-mêmes avaient reçu de nous, nanti de tout, sans compter l'argent tiré de l'esclave mis â la question, bien loin de me faire raison de rien, Olympiodore a tout gardé pour lui, quoiqu'il se fût engagé envers moi, par serment et par contrat, à un partage égal. Le contrat est encore aujourd'hui déposé chez Androclide, et ce dernier vous l'a déclaré lui-même. [33] Mais sur tous les autres faits que j'ai avancés je veux vous produire des témoignages. Avant tout et pour remonter au commencement, je veux vous prouver qu'Olympiodore et moi, sans avoir recours à la justice, nous avons partagé également les biens apparents laissés par Conon. Prends-moi d'abord ce témoignage et lis ensuite tous les autres. TÉMOIGNAGE. [34] Prends-moi encore la sommation que je lui ai adressée au sujet de l'argent tiré de l'esclave mis â la question. SOMMATION. Lis encore cet autre témignage constatant qu'après avoir obtenu leur envoi en possession, nos adversaires se saisirent de tout ce que nous possédions, à l'exception de la somme tirée par Olympiodore de l'esclave mis â la question. TÉMOIGNAGE. [35] Vous savez maintenant, juges, par ma plaidoirie et par les déclarations des témoins comment, dès le commencernent, nous avons partagé, Olympiodore et moi, la fortune apparente de Conon, comment Olympiodore tira l'argent de l'esclave, comment enfin les envoyés en possession se saisirent de tout ce qui était détenu par nous, jusqu'au jour où Olympiodore remporta la victoire à son tour, devant le tribunal. [36] Voici maintenant le langage qu'il tient pour ne me rien rendre et pour se refuser à me faire raison en quoi que ce soit. Écoutez-moi bien, juges, si vous ne voulez pas être trompés tout à l'heure par les défenseurs dont Olympiodore s'est pourvu contre moi. Il n'est jamais d'accord avec lui-même, mais il dit tantôt une chose, tantôt une autre, suivant les circonstances, et va colportant des prétextes absurdes, des soupçons, des griefs sans fondement, en un mot il agit dans toute cette affaire en homme de mauvaise foi. [37] Bien des gens lui ont entendu dire, notamment, qu'il n'a pas du tout tiré d'argent de l'esclave. Quand le contraire est prouvé, il dit alors que cet argent est à lui, parce qu'il l'a tiré de son esclave, et qu'en conséquence il ne partagera avec moi ni cet argent, ni rien de ce qu'a laissé Cimon. [38] Si maintenant l'un de ses amis et des miens lui demande pourquoi il ne veut rien rendre, lorsqu'il a promis par serment de partager également, et que le contrat existe encore chez le dépositaire, il dit que j'ai violé le contrat, que je me suis mal conduit à son égard, et que je ne cesse pas de parler et d'agir contre lui (13). Voilà les prétextes qu'il met en avant. [39] Tout ce qu'il dit, juges, ce ne sont que soupçons imaginaires, prétextes injustes, artifices employés pour garder ce qu'il devrait me rendre. Mais ce que je vais vous dire pour vous prouver qu'il ment, ce n'est nullement un soupçon. Je vous démontrerai sa mauvaise foi jusqu'à l'évidence en invoquant des faits vrais et connus de tous, et en produisant des témoins sur tous les points. [40] Et d'abord, juges, je dis que si Olympiodore n'a pas voulu s'en rapporter à l'arbitrage de nos parents et amis communs, qui savaient parfaitement comment s'étaient passées toutes choses, et qui les avaient suivies depuis le commencement, c'est parce qu'il savait lui-même, à n'en pas douter, qu'il serait aussitôt convaincu par eux à son premier mensonge. Il espère peut-être que devant vous ses mensonges passeront inaperçus. [41] Je réponds qu'il y aurait de ma part une bien grande inconséquence à chercher à te nuire, Olympiodore, après avoir fourni en commun avec toi à toutes les dépenses qu'il a fallu faire, et après avoir moi-même, volontairement, abandonné ma demande, tandis que tu étais à l'étranger au moment ou la tienne fut rayée du rôle, ton absence ayant paru motivée par l'intérêt du procès et non par le service public. Il m'était pourtant bien facile de me faire adjuger la moitié de la succession. Personne ne s'y opposait. Mes adversaires eux-mêmes y donnaient les mains. [42] Mais si j'avais fait cela j'aurais par-là même enfreint mon serment, car je me suis engagé envers toi par un serment et un contrat à n'agir qu'en commun et d'accord, au mieux de nos intérêts à tous deux. On ne peut donc rien imaginer de plus absurde que les prétextes et les griefs sur lesquels tu te fondes pour me dénier ce qui est mon droit. [43] Ce n'est pas tout. Crois-tu, Olympiodore, que je t'eusse permis, dans la lutte finale au sujet de la succession, soit de dire aux juges tout ce qu'il t'a plu, soit de produire tes témoins sur tout ce que tu as voulu prouver, si je n'avais pas été d'accord avec toi pour plaider de concert ? [44] En effet, juges, il a dit devant le tribunal tout ce qu'il a voulu, et, entre autres choses, il a énergiquement plaidé ceci : La maison que j'ai recueillie dans mon lot, je l'avais prise à loyer de lui, et l'argent que j'ai reçu, à savoir, la moitié de la somme retrouvée sur les mille drachmes dérobées par l'esclave, c'était un prêt qu'il m'avait fait. Et non seulement il a dit cela, mais il a encore produit des témoignages. Et moi je n'ai rien dit à l'encontre, personne au monde ne m'a entendu souffler mot, ni haut ni bas, pendant qu'il plaidait, j'ai reconnu, au contraire, la vérité de tout ce qu'il a voulu dire. En effet, je plaidais de concert avec toi, comme nous en étions convenus ensemble. [45] Si ce que je dis n'est pas vrai, comment se fait-il que je n'aie pas alors attaqué les témoins qui déclaraient ces choses? Comment suis-je resté impassible? Comment se fait-il encore, Olympiodore, que tu ne m'aies jamais intenté ni l'action en payement de loyer pour la maison que tu as soutenu m'avoir louée comme étant tienne, ni l'action en payement de somme d'argent pour le prétendu prêt dont tu as parlé devant les juges (14)? Tu n'en as rien fait. Dès lors comment trouver un homme plus manifestement pris en flagrant délit de mensonge, de contradiction avec lui-même, de griefs allégués sans réalité? [46] Mais voici, juges, ce qu'il y a de plus fort, et vous allez voir par là quelle est la mauvaise foi de cet homme, et comment il méprise le droit des autres. S'il y a quelque chose de vrai dans ce qu'il dit, il aurait dû le dire et le prouver avant que la lutte fût engagée, et que les juges eussent laissé pressentir leur décision. II aurait dû, en présence de nombreux témoins, demander l'annulation du contrat déposé chez Androclide, en alléguant que j'avais enfreint ce contrat, que j'agissais contre lui, et que dès lors le contrat ne pouvait plus nous lier. II devait enfin déclarer à Androclide, dépositaire du contrat, qu'il considérait désormais ce contrat comme sans effet à son égard. [47] Voilà ce qu'il devait faire, juges, s'il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'il dit. Et il aurait dû faire cette démarche auprès d'Androclide d'abord seul, puis en présence de nombreux témoins, afin qu'elle fût connue d'un grand nombre de personnes. Il n'en a rien fait, et on va vous lire sur ce point le témoignage d'Androclide lui-même, chez qui le contrat est déposé. Lis le témoignage. TÉMOIGNAGE. [48] Olympiodore a fait encore autre chose, juges. Je l'ai sommé et requis de me suivre chez Androclide, où le contrat est déposé, de prendre en commun une copie du contrat, puis de mettre de nouveau nos sceaux sur l'original, et de déposer les copies dans la boîte, pour écarter tout soupçon et vous mettre en état de décider ce qui vous paraîtrait le plus juste, après avoir entendu tous nos moyens, comme c'est la règle et le droit. [49] Mais, sur cette sommation de ma part, il n'a rien voulu faire de ce que je demandais; au contraire, il a mis en jeu tous les subterfuges pour faire en sorte que vous ne pussiez pas prendre connaissance du contrat par la lecture des pièces contradictoirement produites (15). Pour vous prouver que j'ai fait cette sommation, on va vous lire le témoignage de ceux en présence desquels je l'ai faite. Lis le témoignage. TÉMOIGNAGE. [50] Vous voyez bien que cet homme refuse de faire droit à mes plus justes demandes , et cherche à garder ce que je dois recevoir. Et quelle preuve plus manifeste que de le voir d'une part alléguer des prétextes et soulever des griefs; d'autre part, s'opposer à ce que vous entendiez la lecture du contrat qu'il prétend avoir été enfreint par moi ? Je lui ai fait sommation alors, en présence des personnes qui se trouvaient là; aujourd'hui je lui réitère ma sommation en votre présence, juges. Je demande qu'il consente, comme j'y consens moi-même, à l'ouverture du contrat, ici même, au tribunal, qu'il vous soit donné lecture de cette pièce, et quelle soit ensuite scellée de nouveau devant vous. [51] Androclide est ici présent. Je lui ai recommandé de venir et d'apporter le contrat. Je consens, juges, que l'ouverture en ait lieu pendant la plaidoirie d'Olympiodore, soit dans sa défense, soit dans sa réplique. Peu m'importe. Ce que je veux, c'est que vous entendiez la lecture du contrat et des serments que nous nous sommes prêtés, Olympiodore et moi. S'il y consent, qu'il en soit fait ainsi, et vous, écoutez, du moment où lui-même le trouve bon. Mais s'il ne veut pas faire cela, ne montrera-t-il pas par là même, juges, qu'il est le plus impudent de tous les hommes? N'aurez-vous pas raison de tenir son langage pour suspect et de n'en pas croire un mot? [52] Mais à quoi bon me donner tant de peine ? Olympiodore lui-même ne méconnaît pas qu'il se rend coupable envers moi, coupable envers les dieux, témoins de son serment et de son parjure. Non, juges, mais quelque chose a gâté son coeur et troublé son esprit. Je suis affligé et je rougis de ce que je vais dire devant vous, juges. Il faut pourtant que je le dise; lorsque vous saurez tout, vous qui êtes appelés à voter, vous pourrez alors rendre, en ce qui nous concerne, la décision qui vous paraîtra la meilleure. [53] Si je dis ces choses, c'est à lui qu'il faut s'en prendre, à lui qui n'a pas voulu s'en rapporter sur tout ceci à un arbitrage de famille, et qui n'a pas redouté le scandale d'un procès. Olympiodore, juges, n'a jamais épousé en légitime mariage, une femme athénienne. II n'a pas d'enfants; il n'en a jamais eu. Mais il a racheté une courtisane qu'il a mise chez lui. C'est cette femme qui nous ruine tous, et qui le pousse aux excès les plus insensés. [54] N'est-ce pas en effet agir en insensé que de se refuser à exécuter les conventions faites et passées volontairement, de sa part comme de la mienne, et confirmées par serment, et cela quand je l'en presse, non seulement pour moi, mais pour sa soeur, née du même père et de la même mère, mon épouse légitime, et pour sa nièce, ma fille? Car c'est à elles qu'il fait tort, non moins qu'à moi, et même bien davantage. [55] N'est-ce pas dur pour elles, et croyez-vous qu'elles aient lieu d'être contentes lorsqu'elles voient la maîtresse d'Olympiodore, toute couverte d'or et de beaux vêtements, étaler un luxe sans mesure, sortir en grand équipage et se pavaner à nos dépens, tandis qu'elles-mêmes ne sont pas toujours en état de se procurer toutes ces choses? Ne souffrent-elles pas de tout cela plus que moi-même? Et quand Olympiodore gouverne ainsi sa vie, ne donne-t-il pas des signes évidents de folie et de démence? Pour qu'il ne dise pas, juges, que je parle ainsi en vue de le diffamer à raison de ce procès, on va vous lire le témoignage de ses parents et des miens. TÉMOIGNAGE.
[56] Vous voyez quel homme est Olympiodore. Non seulement
il fait tort aux autres, mais il gouverne sa vie de telle sorte que
ses parents et amis, le regardent comme atteint de folie. Pour
employer le terme de la loi de Solon, il a perdu le sens comme
personne ne l'a jamais perdu, sous l'empire d'une femme de mauvaise
vie. Vous savez que la loi de Solon déclare nuls tous les actes
faits par un homme qui cède aux suggestions d'une femme (16).
A plus forte raison quand c'est une femme comme celle-là. En cela,
le législateur a eu grandement raison, et moi je vous en prie,
juges, et non seulement moi, mais ma femme, soeur d'Olympiodore, ma
fille, nièce de ce même Olympiodore, nous nous unissons tous, pour
vous supplier et vous conjurer, - figurez-vous [58] en effet que ces
femmes sont ici devant vous. - Avant tout obtenez d'Olympiodore
qu'il cesse de nous faire tort. Que si vous ne pouvez rien obtenir
de lui, alors rappelez-vous tout ce que je vous ai dit, et décidez
ce qui vous paraîtra le meilleur et le plus juste. En faisant cela
vous ferez justice, et vous nous rendrez service à tous, à
Olympiodore lui-même autant qu'à nous. |
(01) Halae, dème de la tribu Ægéide. (02) Olympiodore soutient qu'il arrive à la succession de Conon par représentation de sa mère. Le droit athénien admettait la représentation à l'infini, en ligne collatérale comme en ligne directe. (03) Τὰ νομιζόμενα, le repas funèbre et le sacrifice offert sur la tombe le troisième jour après les funérailles. Voy. Hermann, t. 3, § 39, n° 34. (04) Nous avons déjà parlé de la distinction des biens en apparents et non apparents. Elle se représente souvent chez les orateurs athéniens, mais il ne faut pas y chercher une règle, ni une définition juridique, c'est tout simplement l'expression d'un fait. (05) Dans les successions collatérales les héritiers n'étaient pas saisis de plein droit. Ils devaient présenter leurs demandes d'envoi en possession, chacun pour soi. L'archonte réunissait toutes les demandes, les instruisait et les renvoyait devant le tribunal, qui adjugeait la succession à celui dont la demande paraissait le mieux fondée. La demande s'appelait ἀμφισβήτησις, l'adjudication ἐπιδικασία. (06) Acharnes, dème de la tribu OEnéide. (07) Σακχυφάνται. II s'agissait d'un tissage de toile grossière servant à faire des voiles et des sacs. (08) Les fonds déposés en banque étaient apparents ou non apparents, suivant les circonstances. (09) C'est une règle constante dans les partages. L'un fait les lots et l'autre choisit. Voy. les plaidoyers contre Spoudias, et pour Phormion. (10) Cette expédition en Acarnanie eut lieu en 343, à la suite d'une ambassade de Démosthène dans le Péloponnèse, après la seconde Philippique. (11) Ce qui forçait Callistrate à abandonner sa demande, c'était la convention qu'il avait faite avec Olympiodore et par laquelle ils s'étaient engagés l'un envers l'autre à ne jamais agir séparément. (12) C'est-à-dire revenir par opposition (ἀντιγραφή) contre le jugement d'adjudication qui avait été rendu par défaut. (13) L'inexécution du contrat de la part de l'une des parties dispensait l'autre partie d'exécuter ses obligations. Mais il fallait toujours une décision judiciaire pour annuler ce contrat (ἀναιρεῖν), à moins que les parties ne consentissent d'un commun accord à cette annulation. (14) La δίκη ἐνοικίου est l'action en payement de loyers, la δίκη ἀρ´γυρίου est l'action en payement d'une somme d'argent. (15) Pour qu'une pièce fût jointe au procès officiellement, c'est-à-dire mise et scellée dans la botte, par l'arbitre, pour être ensuite lue devant le tribunal, il fallait qu'elle fût reconnue par les deux parties. A défaut de cette reconnaissance, on ne pouvait faire joindre au procès qu'une sommation adressée à l'adversaire, à fin de reconnaissance. C'était au tribunal à tirer du refus de l'adversaire telles inductions que de droit. (16) Cette loi de Solon revient souvent dans les plaidoyers athéniens. Voy. par exemple le deuxième plaidoyer contre Stéphanos.
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