retour à l'entrée du site   table des matières des penseurs de la Grèce de Theodor Gomperz

 

 

Gomperz, Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique

trad. de Aug. Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910

livre III livre III (chapitre 3)

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE II

Les Atomistes.

1. Leucippe et son disciple. Démocrite « a réfléchi sur tout ». - II. Opposition entre la « vérité » et la « convention ». Démocrite et Galilée. Différences fondamentales des corps. Bases expérimentales de la théorie atomistique. Impénétrabilité de la matière. Le monde matériel n'est pas continu. - III. Mérites de l'hypothèse atomistique. La déduction dans la chimie. L'atomistique antique et la moderne. Nombre infiniment grand des formes atomiques. Explication de la dureté et du poids. - IV. Matières simples et matières composées. « Crochets » des atomes. Cosmogonie des atomistes. Genèse de la théorie cosmogonique. Le tourbillon cosmogonique. Le mouvement primordial des atomes. Double sens du mot « cause ». Sur la manière dont Leucippe et Démocrite ont posé le problème. Le mouvement est-il extérieur à la matière? - V. Atomistes et Eléates. Parménide a-t-il préparé la théorie des atomes? Précurseurs plus anciens, mais inconnus, de Leucippe. - VI. Le vrai mérite de Leucippe. Ce qu'il y a d'impérissable dans son oeuvre. Démonstrations aprioristiques de Leucippe. Caractère hypothétique de la théorie atomistique. - VII. Valeur durable de l'hypothèse atomistique. Les atomistes étaient-ils matérialistes? - VIII. Psychologie des atomistes. Leurs théories optiques. Démocrite était-il un sceptique? Polémique de Kolotès. La connaissance « vraie » et la connaissance « obscure ». La vraie nature du scepticisme de Démocrite. - IX. Critique d'Aristote. La discussion du problème de la finalité. Fécondité de l'explication mécanique de la nature. - X. Démocrite précurseur de Galilée. - XI. Noyau de l'éthique de Démocrite. Authenticité douteuse des fragments éthiques.

I

Entre le père de la médecine et l'homme que nous pouvons appeler le père de la physique, la légende s'est appliquée de bonne heure à imaginer des relations. Les citoyens d'Abdère, nous dit-elle, frappés de l'étrange conduite de leur grand compatriote, conçurent des doutes sur son état mental et prièrent le maître en l'art de guérir de venir l'examiner. Hippocrate apparaît, les convainc de leur erreur et trouve plaisir et profit à s'entretenir, puis à correspondre avec le sage Démocrite. Le roman épistolaire qui nous a été conservé dans la collection hippocratique reflète jusqu'à un certain point peut-être la réalité des faits (01). Il est pour le moins très vraisemblable que ces deux naturalistes, nés tous deux en 460, et qui tous deux ont beaucoup voyagé, ont eu des rapports personnels. Et l'on sait qu'en effet Hippocrate a séjourné à Abdère. Ne pouvons-nous pas l'accompagner dans ses visites professionnelles une fois à la « Porte de Thrace », une autre à la « Voie sacrée », une troisième à la « Voie haute » ? Et la légende s'éloigne-t-elle beaucoup de la vérité quand elle nous montre le sage d'Abdère assis dans son jardin, derrière une des tours du mur d'enceinte de la ville, sous l'ombre épaisse d'un platane, entouré de rouleaux de papyrus et de cadavres d'animaux et écrivant sur ses genoux, lorsque le grand médecin vient frapper à sa porte?
La riche cité commerçante d'Abdère, fondée par des Ioniens à la frontière de la Thrace et de la Macédoine, dans le voisinage de mines d'or très productives et en face de l’île de Thasos, ne joue dans l'histoire de la science grecque qu'un rôle éphémère, mais extrêmement brillant. L'ami et maître de Démocrite, Leucippe, de quelques décades plus âgé que lui, était probablement originaire de Milet; il reçut à Élée, à ce que raconte une tradition non indigne de foi, les leçons du subtil Zénon ; il a en tous cas fini ses jours dans la ville des Abdéritains, et il y a fondé l'école à laquelle son élève Démocrite a procuré une gloire impérissable (02). Le maître a presque complètement disparu derrière la figure beaucoup plus imposante du disciple. Ses peu nombreux écrits trouvèrent accueil dans la vaste collection de ceux de Démocrite ; sur sa personnalité et sur les circonstances particulières de sa vie, on savait déjà si peu dans l'antiquité que le doute a pu s'élever sur la réalité de son existence. Toutefois nous savons aujourd'hui, grâce à des témoignages assez rares, mais dignes de foi, qu'il avait esquissé les contours du système construit par Démocrite, et que celui-ci devait étayer d'une infinité de faits d'expérience et exposer dans un style si parfait qu'il fut compté parmi les premiers prosateurs de la Grèce. C'est à lui que remonte ce mot qui proclame d'une façon non équivoque la loi absolue de la causalité : « Rien n'arrive sans cause, mais tout procède d'une cause et de la nécessité ». Son livre, intitulé l'Ordre de l’Univers, et que l'on appelait, pour le distinguer d'une exposition plus brève de la même doctrine due à la plume de Démocrite, Le grand Ordre de l'Univers, contenait le noyau de la physique atomistique, tandis que son écrit Sur l'Esprit développait évidemment dans ses lignes principales la psychologie particulière à cette école. Il ne nous est plus possible de distinguer dans le détail la part de chacun de ces hommes dans l'oeuvre intellectuelle commune. Force nous est donc de renoncer à établir entre eux des différences, et de considérer la théorie atomistique comme un seul bloc. Cependant nous tenons tout d'abord à envisager la personnalité incomparablement plus illustre du plus jeune de ses représentants.
Nous ne manquons pas, pour le faire, d'indices précieux. Écoutons d'abord cette déclaration de Démocrite lui-même : « Parmi mes contemporains, personne n'a plus voyagé que moi ; j'ai étendu mes recherches plus loin que tout autre, vu plus de pays et de climats, entendu plus de discours d'hommes instruits; personne ne m'a surpassé dans la composition de lignes accompagnées de preuves, pas même les noueurs de cordes (géomètres) égyptiens ». L'insistance surprenante de Démocrite sur la simple étendue de sa culture et de ses acquisitions intellectuelles s'accorde au mieux avec l'image de cet homme, dans lequel nous devons voir plutôt un savant continuateur qu'un initiateur et un créateur proprement dit. Quant au ton de suffisance qui caractérise cette phrase, il faut, pour l'apprécier, se reporter aux moeurs antiques. Lessing remarque, non sans quelque exagération, que la politesse était chose inconnue aux Anciens ; il aurait pu ajouter, et avec plus de raison, la modestie. L'exemple d'Empédocle n'a pu sortir encore de la mémoire de nos lecteurs ; le froid Thucydide, qui a l'habitude de peser ses mots avec soin, ne s'est pas fait scrupule d'appeler son histoire une « acquisition pour l'éternité »; Platon lui-même, ce Platon qui s'efface si complètement dans ses dialogues derrière son maître Socrate, n'hésite pas à citer un vers qui le représente, avec ses frères, comme la « postérité divine d'un père glorieux ». Une circonstance particulière contribue encore à expliquer et à excuser l'éloge que fait Démocrite de sa propre personne. Il paraît n'avoir, de son vivant, acquis qu'une notoriété locale. « Je vins à Athènes, et personne ne me connaissait », dit-il dans un second fragment autobiographique.
Peut-être le dépit qu'il éprouva de voir que, malgré ses travaux extraordinaires, il restait un inconnu dans la capitale intellectuelle de la Grèce, l'a-t-il déterminé à se faire le héraut de sa propre gloire. Et cette gloire était des plus méritées. Démocrite a cultivé avec un zèle égal toutes les branches de la science, depuis les mathématiques et la physique jusqu'à l'éthique et à la poétique. Ses écrits étaient presque innombrables, et la valeur scientifique en était très grande. C'est ce que nous prouve en particulier le témoignage du juge à la fois le plus compétent et le plus impartial, Aristote, qui écrit au sujet de Démocrite : « Personne n'a, avant lui, parlé si ce n'est de la manière la plus superficielle de la croissance et du changement », et voit en lui un homme « qui parait avoir réfléchi sur tout ». La piété qu'il témoigne à son maître ne l'empêche pas plus que l'abîme qui le sépare des atomistes d'accorder à Leucippe et à Démocrite, et aux dépens de Platon, un éloge des mieux sentis. Leur théorie de la nature, dit-il à peu près, soulève de grandes difficultés, mais elle est basée sur une hypothèse fertile en . conséquences... La différence est celle-ci : l'habitude d'observer sans cesse la nature confère la faculté de bâtir des hypothèses qui relient ensemble de longues séries de faits, tandis que le commerce ha­bituel des concepts diminue cette faculté. Il nous fait perdre de vue la contemplation du réel, ne nous laisse plus apercevoir qu'un cercle étroit de faits, et nous pousse, en limitant ainsi notre champ d'observation, à construire des théories insuffisantes (03).

II

Notre tâche est maintenant d'exposer cette « hypothèse ». Mais nous avons à en considérer la base non hypothétique, qui appartient à la théorie de la connaissance et était destinée à résoudre le problème de la matière. Ce problème, nous l'avons perdu de vue depuis longtemps. Nous l'avons laissé aux mains d'Anaxagore, dans la plus critique des conditions. Des postulats d'une, valeur égale se trouvaient en présence, irréconciliés et irréconciliables (cf. p. 238). Il s'agissait de renoncer ou à la constance qualitative ou à la parenté interne des matières. Il ne restait plus à choisir qu'entre un ou quelques éléments peu nombreux changeant brusquement de propriétés, et d'innombrables substances premières étrangères les unes aux autres et dépourvues de tout lien, de toute relation réciproque. Nous avons déjà remarqué par anticipation que les philosophes d'Abdère intervinrent et mirent fin à ce dilemme funeste. Quoique la gloire de cet exploit intellectuel - ainsi que cela ressort d'une déclaration d'Aristote - appartienne à Leucippe, nous ne connaissons plus cette théorie mémorable que sous la forme que lui donna Démocrite : « Convention que le doux, convention que l'amer ; convention que le chaud, convention que le froid ; convention que la couleur : en réalité des atomes et le vide (04). » Laissons d'abord de côté les atomes et l'espace vide, et concentrons notre attention sur la partie négative, si importante, de ce passage. À la partie négative, disons-nous, parce qu'en les opposant à ce qui existe « en réalité » , Démocrite dénie toute vérité objective aux propriétés citées en premier lieu : au goût (nous pouvons ajouter : à l'odeur et au son) à la couleur, à la température. L'expression un peu étrange de « convention » demande un mot d'explication. Le contraste entre la nature et la convention était familier à la pensée de cette époque. La convention qui change de ville à ville, de pays à pays, d'époque à époque (usages, moeurs, lois) était souvent opposée à l'immutabilité de la nature. C'est ainsi que cette idée devint pour ainsi dire le symbole du changeant, de l'arbitraire ou de l'accidentel. En ce qui concerne les perceptions des sens, Démocrite disposait de nombreuses observations prouvant d'une manière certaine leur dépendance de la constitution changeante des individus, des états changeants du même sujet, et enfin aussi des disposition multiples des mêmes particules de matière. Le miel parait amer à celui qui a la jaunisse; l'air ou l'eau nous, paraissent plus ou moins chauds ou froids selon que nous avons ou que nous n'avons pas chaud nous-mêmes (cf. p. 237) ; beaucoup de minéraux présentent une autre couleur sous forme de poudre que lorsqu'ils ne sont pas pulvérisés, etc., etc. Nous autres modernes, nous exprimons ces différences d'une manière plus exacte et plus appropriée ; nous parlons de propriétés relatives par opposition aux propriétés absolues, ou encore de vérité subjective par opposition à la vérité objective. Une analyse plus pénétrante et plus approfondie nous a, de plus, appris à reconnaître aussi dans ce que nous appelons les propriétés objectives ou primaires des choses au moins un élément subjectif, et d'autre part il est absolument hors de doute pour nous que la production des impressions subjectives, dans leur infinie variété, n'a rien d'anarchique, mais qu'elle est indissolublement liée aux lois d'une stricte causalité. La première de ces vues nous occupera dans une phase ultérieure de cette exposition, quand nous parlerons des antiques précurseurs d'un Berkeley et d'un Hume, c'est-à-dire de ceux qu'on appelle les Cyrénaïques ; la dernière n'était pas, comme nous le verrons bientôt, plus étrangère à Démocrite lui-même qu'à ses successeurs modernes Hobbes ou Locke ; en effet, Leucippe enseignait le règne absolu, et sans la moindre exception, de la causalité. Mais, en cette occasion, il ne s'agissait, pour le grand penseur, que d'exprimer sous la forme la plus emphatique, et par suite la plus étendue possible une vérité nouvelle et d'une importance fondamentale. La manière dont un autre, et peut-être plus grand penseur, a conçu et exposé la même distinction nous fournit un frappant parallèle. Galileo Galilei, car c'est de lui que nous voulons parler, a écrit, sans avoir peut-être subi l'influence de Démocrite, la phrase que voici dans son pamphlet intitulé : Il Saggiatore (l'Essayeur) (1623 (05)) : « Dès que je me représente une matière ou substance corporelle, je ne puis m'empêcher de me représenter en même temps qu'elle est limitée et en possession de telle ou telle forme... qu'elle se trouve en tel ou tel endroit... qu'elle est en repos ou qu'elle se meut, qu'elle touche ou ne touche pas un autre corps », etc. ; par contre, il n'est pas moins persuadé « que ces goûts, ces odeurs, ces couleurs, etc., par rapport à l'objet dans lequel ils paraissent avoir leur siège, ne sont pas autre chose que de simples noms (non sieno altro che puri nomi) ». Les deux illustres penseurs, celui du Ve siècle avant J.-C. et celui du XVIIe siècle après J.-C., savent aussi bien l'un que l'autre que, dans ce que l'on nomme les propriétés secondaires des choses, il y a plus que des suppositions purement arbitraires, que des opinions ou des appellations conventionnelles. Mais ils ne s'accordent pas seulement à proclamer cette très importante distinction ; ils s'accordent encore à la proclamer d'une façon qui (en elle-même et aussi longtemps que nous ne la complétons pas par d'autres déclarations des mêmes hommes), est propre à produire une impression louche et trompeuse. Et pourtant, nous sommes en droit de l'ajouter, rarement ou jamais de nouvelles et fondamentales vérités ne sont venues au monde ou ne se sont même formées dans l'âme de ceux qui les ont découvertes sous une forme plus irréprochable.
Mais en voilà assez sur la forme extérieure de cette proposition. Venons-en à son contenu, qui a droit à notre plus vif intérêt. Son apparition écartait la pierre d'achoppement à laquelle la recherche, devenue majeure, avait dû si longtemps se heurter. Qu'importait-il désormais de voir une feuille, verte un jour, jaunir le lendemain pour passer au brun le jour suivant? Y avait-il lieu de s'étonner encore que la fleur, qui naguère embaumait, se fût fanée en peu de temps et eût perdu son parfum ? Ou de ce que le fruit dont la saveur plaisait au palais fût devenu immangeable par la pourriture? Même l'aporie des grains de millet du subtil Zénon perdait sa troublante signification, et ne devait plus jeter personne dans l'embarras.
Toutes ces propriétés des choses n'avaient-elles pas été dépouillées de leur valeur objective, et exilées du domaine de la réalité? - Nous comprenons maintenant, soit dit en passant, que Leucippe ait pu être poussé précisément par Zénon à résoudre le problème de la matière. - Quoi qu'il en soit, un objet vrai, stable, immuable, de connaissance était acquis dans le monde des corps ; aux propriétés sensibles fugitives, changeantes, et non proprement inhérentes aux choses, que nous appelons propriétés secondaires, s'opposait, comme vraie réalité, la matière permanente et durable. Les parties constitutives, les corps individuels, ne devaient, en effet, se distinguer les uns des autres que par leur grandeur et leur forme, et par la faculté, dépendant de celles-ci, d'agir sur d'autres corps par la pression et le choc.
Démocrite a aussi exposé, et plus clairement encore, ces différences fondamentales des corps au point de vue de leurs relations réciproques. Il distinguait - et il exprimait ces distinctions par des termes techniques particuliers - la forme (en y impliquant la grandeur), l'arrangement et la position des corps. Aristote rend ces trois idées sensibles par des exemples empruntés aux formes des lettres grecques. Il illustre la différence de forme en opposant la lettre A à la lettre N, celle de l'arrangement - que Démocrite appelait « contact », - par le double symbole AN et NA, et enfin celle de la position - appelée par Démocrite « tournure » - par le renversement de l' H, qui en fait un I (06). Il faut remarquer toutefois que Démocrite ne considérait pas, en cela, les formations matérielles assez grandes pour entrer dans le champ de notre visibilité, et qu'il appelait « apparentes à l'oeil », mais qu'il n'envisageait que leurs plus petites parties constitutives, si petites qu'on ne peut plus les percevoir, mais seulement en inférer l'existence, et qu'il désignait du nom d'atomes ou insécables. Quant à la question de savoir comment les deux philosophes d'Abdère sont arrivés à cette dernière conception ainsi qu'à l'emploi particulier qu'ils firent de l'espace vide, nous ne pouvons y répondre qu'en rappelant au lecteur des choses depuis longtemps connues de lui. Car ici, comme sur d'autres points, leur théorie est pour ainsi dire la somme des travaux antérieurs ; l'atomistique est le fruit mûr tombé de l'arbre cultivé par les anciens philosophes-naturalistes de l'Ionie.
En faisant procéder de la condensation et de la raréfaction les différents changements de forme de sa matière primitive, et en enseignant que la forme fondamentale de cette matière sortait toujours indemne de ces transformations, il est difficile qu'Anaximène n'ait pas eu l'idée, plus ou moins claire, que de petites particules se dérobant à notre perception, tantôt se rapprochaient, tantôt s'éloignaient les unes des autres pour les effectuer (p. 63). Lorsque Héraclite enseignait l'incessante transformation des choses et déclarait que la permanence d'un objet particulier n'était qu'une pure apparence résultant du remplace-ment des particules désagrégées par un afflux de particules nouvelles, il supposait nécessairement et aussi bien l'existence de parties invisibles de matière que celle de leurs invisibles mouvements (cf. p. 73). Lorsque enfin Anaxagore se plaint de la « faiblesse » de nos sens, réunit dans chaque corps un nombre infini de « semences » ou particules primitives très petites, et attribue l'aspect de ce corps à la prédominance de l'un de ses innombrables éléments (cf. p. 225), il nous dit en termes précis ce que nous avons dû inférer des théories de ses prédécesseurs. Et, en fait, tant de constatations, et d'un caractère si évident, devaient conduire à ces hypothèses, que nous ne devons pas être surpris le moins du monde de leur prompte apparition. Un morceau de toile ou de drap est trempé par la pluie et ensuite séché par le soleil qui réapparaît ; les particules d'eau dont il était humecté se sont éloignées sans que l'oeil ait pu percevoir leur départ. Une essence a rempli de son parfum l'appartement dans lequel elle était conservée ; personne n'a vu se répandre dans l'espace les particules odorantes, et cependant le flacon témoigne que son contenu a diminué dans le cours du temps. Ces expériences, ou d'autres d'une égale fréquence, ont fait conclure, à côté des particules et des mouvements invisibles, à des voies ou sentiers invisibles qui viennent interrompre la continuité apparente des corps. La conception très voisine, et due probablement aux Pythagoriciens, d'espaces vides de matière, était, on s'en souvient, déjà connue de Parménide, qui la prend pour but de ses plus vives attaques (cf. pp. 190 et 191).Si ces deux facteurs - corpuscules invisibles en mouvement et interstices vacants également invisibles - constituent pour ainsi dire les matériaux de la théorie atomistique, elle n'a reçu son empreinte et sa forme que de deux autres agents, idéaux ceux-là. Nous voulons parler des deux postulats de la matière, que nous avons longuement exposés, et dont nous attribuons également, et de toute notre énergie, la paternité aux philosophes naturalistes de l'Ionie. C'est Parménide sans doute qui les a coulés dans des formules définitives, mais le premier, celui de la constance quantitative, est le noyau de la théorie de la matière primordiale, et a, à partir de Thalès, produit et dominé tous les essais relatifs à cette question ; quant au second, celui de la constance qualitative, nous en avons déjà découvert la première trace chez Anaximène (cf. p. 66) et nous en avons vu le germe prendre son plein épanouissement chez Anaxagore qui, pourtant, nous l'avons constaté, n'est d'accord sur aucun autre point avec les Eléates, et s'oppose diamétralement à eux dans les questions les plus essentielles. Il est à remarquer d'ailleurs qu'Empédocle, qui a sans aucun doute subi l'influence de Parménide, insiste beaucoup plus faiblement sur ce postulat et l'a exprimé d'une manière beaucoup moins parfaite (cf. p. 269). Leucippe s'est tenu avec la plus extrême rigueur à ces deux postulats, dans l'existence desquels on voyait avec raison la condition indispensable de toute constance dans le domaine du corporel ; mais cette rigueur ne l'a cependant pas conduit à nier la nature, comme Parménide, ou à lui faire violence, comme Anaxagore. Se rendait-il compte clairement que même ces très importants postulats ne sont au fond que des questions posées à la nature par celui qui l'explore ? On a toute raison d'en douter, comme on en a de douter qu'il n'ait tiré la nouvelle doctrine des faits empiriques que par des inférences légitimes. On connaît la tendance de beaucoup de grands esprits de fonder leurs découvertes les plus considérables non pas sur la seule base vraie de connaissance, à savoir l'expérience, mais d'en vouloir élever la certitude en les dérivant de prétendues nécessités de la pensée. On peut s'attendre a priori, non sans quelque probabilité, à quelque chose de tel de la part du disciple de Zénon le métaphysicien. Quoi qu'il en soit de ce point, sur lequel nous reviendrons d'ailleurs plus tard, il nous manque en tous cas un facteur et même le facteur le plus décisif pour expliquer la genèse de la théorie atomistique. Aux concepts contenus dans les deux postulats, ceux de l'indestructibilité et de l'immutabilité de la matière, s'est ajoutée une découverte physique de la plus haute valeur, celle de son impénétrabilité. Des expériences de la nature de celle que nous avons vu tenter par Anaxagore devaient amener à considérer cette propriété comme absolument générale (cf. p. 227). On ne pouvait, en effet, s'empêcher de constater non seulement que l'air contenu dans une outre gonflée oppose une résistance à toute tentative de compression, mais encore que cette résistance s'accroît d'une manière visible et rapide. Une nouvelle difficulté s'offrait de ce chef, difficulté que l'on n'avait point ressentie auparavant, et que l'on ne pouvait ressentir aussi longtemps que le caractère strictement homogène du monde matériel n'avait pas été reconnu, mais plutôt obscurci et masqué par la diversité des états d'agrégation. Quand l'air est calme ou à peu près, aucun obstacle digne de mention, et en tous cas aucun obstacle insurmontable ne vient gêner les mouvements de notre corps. Mais lorsque des expériences telles que celle que nous venons d'indiquer, et celle d'Empédocle, dont nous avons parlé dans le chapitre relatif à ce philosophe (cf. p. 252) eurent prouvé la pression de l'air ; de même lorsque les théories de la matière, en particulier celle d'Anaximène, qui reposaient presque certainement sur des constatations analogues, cessèrent de faire envisager comme un fait fondamental la différence des états d'agrégation, alors cette difficulté, qui réclamait une solution, s'imposa impérieusement aux esprits. Qu'il s'agit de l'air, de l'eau ou d'un corps solide, c'était partout - on n'en pouvait douter - l'impénétrable matière que l'on avait devant soi. Comment, devait-on par conséquent se demander, un mouvement quelconque est-il possible à travers elle ? D'où proviennent les différences si sensibles de résistance que le même mouvement rencontre dans des milieux différents? Comment se fait-il que l'air n'oppose aucune résistance appréciable à la flèche qui vole, tandis que la roche est pour elle une infranchissable barrière ? Ici intervint la théorie du vide qui, comme nous l'avons remarqué, n'était plus entièrement nouvelle, et elle offrit au penseur embarrassé une issue bien accueillie. La matière, se dit-on, ne forme pas une masse continue; elle se compose bien plutôt de noyaux absolument impénétrables, séparés les uns des autres par des interstices absolument pénétrables. Le mouvement est donc possible parce que et dans la mesure où un impénétrable peut livrer passage à un autre impénétrable. Et selon que la constitution et les distances de ces noyaux rendront aisé, difficile ou impossible que l'un fasse place à l'autre, le mouvement sera aisé, difficile ou n'aura pas lieu du tout. L'indestructibilité, l'immutabilité et l'impénétrabilité de la matière sont en réalité l'indestructibilité, l'immutabilité et l'impénétrabilité de ces noyaux que leur petitesse rend invisibles, de ces unités de matière ou atomes qui ne sont nullement inétendus ou idéalement indivisibles, mais qui, en fait, ne peuvent se diviser. C'est dans la forme et dans la grandeur de ces corpuscules primitifs qu'on trouva la clef des propriétés du composé qui en résulte.

III

Il est difficile d'exprimer par des paroles la valeur et la portée de cette grande théorie. Tout d'abord, il convient de parler des services qu'elle pouvait rendre en elle-même, et de ceux qu'elle rend en effet à la science moderne. Après cela, il ne sera pas trop tard de mentionner les insuffisances qu'elle présentait sous sa plus ancienne forme et dans ses premières applications. Toute espèce de mouvement dans l'espace devient explicable par elle, c'est-à-dire conciliable avec l'impénétrabilité de la matière, quel que soit le degré de grandeur auquel il atteint, que son théâtre soit l'univers ou une goutte d'eau. Non moins compréhensibles deviennent les différences des trois états d'agrégation : les mêmes groupes d'atomes ou molécules qui forment un liquide se rapprochent sous l'influence du froid et, se congelant, deviennent un corps solide ; une autre fois, sous l'influence de la chaleur, ils s'éloignent les uns des autres et se volatilisent en gaz. L'apparence extérieure et superficielle est seule à contredire maintenant l'indestructibilité de la matière. La naissance d'un corps matériel nouveau en apparence se révèle comme l'union de complex atomiques jusque là séparés ; sa destruction comme la séparation de complex jusque là unis. De la mécanique des masses, c'est-à-dire des rapports de mouvement et d'équilibre dans les groupes étendus d'atomes, nous descendons à la mécanique des atomes eux-mêmes et des groupes qui leur sont immédiatement supérieurs, à savoir des plus petites combinaisons d'atomes ou molécules, qui forment l'objet de la chimie. Les proportions, en volume et en poids, dans une pareille combinaison de plusieurs substances peuvent :être nombreuses, mais jamais elles ne varient d'une manière arbitraire, et ce fait, la science moderne l'explique par la théorie des équivalents ou des poids atomiques, selon laquelle un nombre fixe d'atomes d'une espèce entre en combinaison avec un nombre fixe d'atomes d'une autre ou de plusieurs autres espèces. Les propriétés sensibles et, en partie du moins, les propriétés physiques d'un corps dépendent nécessairement des rapports de position et des conditions de mouvement de ses plus petites parties. Il est donc tout à fait naturel que la même réunion d'atomes, et d'atomes de même espèce, change de couleur, selon que les groupes d'atomes ou molécules sont disposés de telle ou telle manière. Ainsi, par suite d'une disposition différente des atomes ou allotropie, le phosphore ordinaire est jaunâtre, tandis que le phosphore amorphe est rouge. Il n'en est pas autrement dans les combinaisons chimiques.
Les mêmes espèces d'atomes, réunis dans des proportions exactement identiques (isomérie), manifestent des propriétés diverses, selon la structure du composé. « Et là - ajoutons-nous avec Fechner - où les atomes se groupent différemment dans des directions différentes, l'objet acquiert des qualités diverses selon la diversité des directions (telles que les divers degrés d'élasticité, de fissilité, de dureté des minéraux (07).) » Le rapport des propriétés d'un composé avec celles de ses parties constitutives ne peut jamais être entièrement simple et transparent. Car la formation d'une combinaison chimique entraîne des modifications profondes (condensation, dégagement de chaleur, etc;), de sorte que l'on ne peut s'attendre légitimement à ce que les propriétés de la combinaison équivalent tout à fait à la somme de celles des parties constitutives. Le fait que les qualités de l'eau ne sont pas le simple total de celles de l'oxygène et de l'hydrogène ou que la couleur du vitriol bleu ne représente pas le simple mélange de celles de l'acide sulfurique et du cuivre, - ces faits et des faits analogues ont rendu perplexes bien des penseurs, John-Stuart Mill, par exemple, et leur ont fait émettre des doutes sérieux sur la perfectibilité de la chimie (08). Cependant, et pour la raison que nous venons d'indiquer, ils ne contredisent pas du tout l'opinion que les atomes restent absolument tels dans une combinaison qu'ils étaient avant d'y entrer, et qu'ils seront encore en en sortant. La permanence invariable de plusieurs de leurs propriétés peut d'ailleurs se prouver directement aujourd'hui, et la science s'est engagée ces dernières années dans des voies qui nous font espérer soit cette preuve directe en une large mesure, soit la démonstration plus claire et plus compréhensive de la dépendance des propriétés du composé de celles de ses parties constitutives. La chaleur spécifique des éléments persiste dans leurs combinaisons; la puissance réfringente du carbone se retrouve dans les siennes ; d'autres relations entre les propriétés d'un composé chimique et celles de ses parties viennent constamment au jour ; il n'est pas rare non plus que l'on réussisse à prédire les qualités d'une combinaison non encore réalisée expérimentalement, etc. Ainsi la chimie, qui repose entièrement sur la théorie atomique, se rapproche de plus en plus de l'état de perfection dans lequel la déduction remplace le simple et grossier empirisme. N'a-t-elle pas réussi dernièrement encore à prouver que les propriétés physiques des éléments (extensibilité, fusibilité, volatilité) dépendent du poids et du volume de leurs atomes, et même, rivalisant avec les résultats stupéfiants de l'astronomie, à prédire l'existence et la nature de certains éléments, et à confirmer ensuite l'exactitude de ses prévisions par des découvertes de fait ? Nous n'en dirons pas davantage sur les services rendus par la théorie des atomes et les confirmations qu'elle a déjà reçues; ce que nous en avons dit suffit pour justifier entièrement le mot de Cournot « Aucune des idées que l'antiquité nous a transmises n'a eu une plus grande, ni même une pareille fortune (09) ». La théorie atomique moderne n'est d'ailleurs pas une simple réédition de la doctrine de Leucippe et de Démocrite. Mais elle est os de ses os et chair de sa chair. Il sera difficile de déterminer en quelle mesure le créateur de la science moderne de la nature, Galilée (né en 1564), qui connaissait à n'en pas douter les enseignements de Démocrite, en a été influencé, et en quelle mesure il a repensé par lui-même quelques-unes de ses idées fondamentales. Mais l'homme qui a définitivement introduit la théorie atomique dans la science moderne, le chanoine Pierre Gassendi, né en 1592, est directement parti de l'étude des doctrines, des écrits et aussi de la vie d'Epicure, le continuateur de la théorie des Abdéritains, et a beaucoup contribué à la faire mieux comprendre et mieux apprécier. René Descartes, enfin, né en 1596, rejetait, il est vrai, la doctrine des atomes, mais, abstraction faite de la source originelle du mouvement, il était si complètement sur le terrain de l'explication strictement mécanique de la nature impliquée dans cette doctrine, qu'il crut devoir répondre au reproche de n'avoir, dans cette partie de son système, fait que rapetasser les «haillons de Démocrite (10) ».
La théorie atomique a une histoire longue et mouvementée ; elle a été écrite récemment d'une manière aussi chaleureuse que savante, dans un ouvrage qui, malheureusement, n'en raconte pas les débuts. Il ne rentre pas dans notre cadre de parler de ses vicissitudes et de ses transformations, pas plus que des objections qui ont été soulevées contre elle par ceux qu'on appelle les philosophes dynamiques. Contentons-nous de relever quelques-unes des différences essentielles qui séparent la moderne atomistique de l'ancienne. La physique actuelle n'admet plus le concept du vide. Elle l'a remplacé par celui de l'éther, hypothèse qui, pour l'explication des phénomènes naturels, se montre infiniment plus commode. Mais, sur le point décisif qui nous occupe ici, les deux conceptions s'accordent de la manière la plus exacte. L'éther est, comme le vide, absolument pénétrable ; il entoure les corps impénétrables et les baigne dans toutes leurs parties; comme au vide, on lui reconnaît une absolue élasticité. Mais voici une différence d'une portée plus considérable. La chimie d'aujourd'hui se contente d'un peu plus de soixante-dix éléments, et ses représentants ne doutent plus, depuis la découverte de la « série naturelle » des matières fondamentales, (et surtout depuis les expériences de Ramsay sur le radium, A. R.) que la science de l'avenir ne réduise considérablement ce nombre, ou même qu'elle ne ramène tous les éléments à un seul. Leucippe croyait devoir supposer une infinie variété d'atomes aux points de vue seulement, il est vrai, de la grandeur et de la forme. Ainsi donc son hypothèse - et ce n'est pas un médiocre honneur pour lui, - s'est révélée infiniment plus féconde qu'il ne le supposait. Le nombre des différences qualitatives qui résultent des simples variations dans le nombre et la disposition des atomes combinés est incomparablement plus grand que ne le pressentaient Leucippe et Démocrite. L'alcool et le sucre offrent une apparence et produisent des effets si différents que les fondateurs de cette grande doctrine ne pouvaient s'imaginer qu'ils fussent composés des trois mêmes espèces d'atomes, mais combinés dans des proportions autres. La muscarine est un violent poison, et la choline est une substance qui se rencontre dans toutes les cellules animales et végétales : auraient-ils pu supposer que la première ne diffère de la seconde qu'en ce qu'elle contient un atome d'oxygène de plus (11)? Ils ne se fussent guère doutés davantage que les êtres organisés, dans leur inépuisable variété, sont formés pour la plus grande part de quatre sortes seulement d'atomes, mais dans des dispositions et en nombre différents. Et pourtant on se demande avec quelque étonnement pourquoi les atomistes ne se sont pas contentés d'une hypothèse plus modeste. Cette surabondance, peut-on sans doute se dire avec raison, a pour cause une sorte de réaction contre la conception populaire et non scientifique du monde matériel, et, pour autant qu'il s'agit de Démocrite, d'une réaction contre la théorie de la matière professée par Anaxagore. « Il n'est pas nécessaire, criaient les créateurs de la nouvelle doctrine à leurs adversaires, d'admettre, comme vous le faites, des différences qualitatives sans nombre; en réalité, rien ne force à en supposer même une seule. Des variations de grandeur et de forme dans la substance primordiale suffisent amplement par elles-mêmes à expliquer l'inépuisable abondance des différences phénoménales. » Un pas immense était fait par là dans le sens de la simplification des suppositions fondamentales. D'un coup, on avait paré à la prodigalité de la nature au point de vue qualitatif. Devait-elle être rappelée à l'économie sous le rapport de la quantité ? Il n'y avait, au premier abord, aucune raison de le faire. Il s'agissait avant tout de mettre la nouvelle hypothèse en mesure de répondre aux exigences les plus étendues et même les plus excessives, et il ne pouvait sembler déraisonnable d'attendre de la nature, sous ce rapport essentiel, la prodigieuse abondance de formes qu'elle déploie dans les autres domaines. L'accroissement graduel des connaissances positives pouvait seul apporter en cela une mesure et une limite. D'ailleurs, si la doctrine de Démocrite connaît, dans des cas isolés du moins, des atomes doubles, la conception du groupe d'atomes ou molécule lui est en général étrangère ; le rôle que la science d'aujourd'hui attribue à cette dernière incombait par conséquent à l'atome lui-même, et c'est pour cela aussi qu'il fallait lui accorder une plus riche variété de formes. En admettant que, sur ,ce point, l'hypothèse péchât par trop de générosité, la richesse n'en était du moins pas dilapidée, mais devait trouver l'emploi le plus productif qui se puisse imaginer. Toutes les différences physiques des substances simples étaient, en effet, ramenées sans exception à ces différences de grandeur et de forme. Démocrite estimait pouvoir se dispenser d'admettre n'importe quelle autre diversité. Malheureusement, nous ne sommes pas suffisamment renseignés sur ce sujet. Nous savons du moins l'explication qu'il donnait du poids spécifique : selon lui, il résultait absolument de la plus ou moins grande densité de la structure matérielle. Si une matière est plus légère, à volume égal, qu'une autre, c'est qu'elle renferme plus de vide (12). Toutefois, une difficulté se présentait. La dureté, elle aussi, devait, en raison de la conception fondamentale, s'accroître avec la densité, et seulement avec celle-ci. Que se passe-t-il donc quand la dureté et le poids spécifique ne marchent pas d'accord? Le fer est à la fois plus dur et plus léger que le plomb. Démocrite imagina, pour se tirer d'affaire, un nouvel et ingénieux expédient. Il trouva la clef de cette contradiction dans une différence de distribution du vide. Un morceau de plomb, pensait-il, contient une masse plus grande de matière, et moins de vide que le morceau de fer de volume égal, autrement son poids ne pourrait pas être supérieur. Mais la répartition du vide doit être plus égale dans le plomb, et la masse de matière qu'il contient interrompue par des interstices plus nombreux, mais plus petits : autrement sa dureté ne pourrait pas être moindre.

IV

Nous ne sommes d'ailleurs pas exactement renseignés sur la question de savoir quels corps Démocrite envisageait comme simples et lesquels comme composés. En deux points seulement de ce que l'on peut appeler sa physiologie des sens, un rayon vient éclairer notre obscurité. Nous savons au moins que, s'il admettait cette infinie multiplicité de grandeurs et de formes d'atomes, ce n'était pas qu'il fût dans l'impossibilité de reconnaître ou de supposer un corps composé dans un corps simple en apparence. Sa très remarquable théorie des couleurs qui, soit dit en passant, mériterait d'être étudiée à nouveau par quelque savant compétent, part de la supposition de quatre couleurs fondamentales : le blanc, le noir, le rouge et le vert. C'étaient, excepté la dernière, qui a pris la place du jaune, celles qu'Empédocle avait déjà reconnues comme telles. Toutes les autres sont, désignées comme mixtes. Nous concluons de là que les nombreux corps dont la couleur n'est pas une de celles que nous venons d'indiquer étaient, en tous cas, de nature composée, c'est-à-dire ne devaient pas contenir seulement des particules homogènes. Quant à la tentative que fit Démocrite pour rendre compte de la différence des impressions du goût, elle était basée d'abord sur les différences de forme, et, dans une mesure moindre, sur les différences de grandeur des atomes contenus dans chaque matière. Un goût piquant provient, pour lui, d'atomes pointus; le goût doux de la forme ronde d'atomes de grandeur modérée ; de la même manière, il expliquait les goûts âcres, salés, amers, etc. Une remarque, d'abord, à propos de ces essais d'explication, basés sur de simples et vagues analogies entre les impressions du goût et celles du toucher. Sans aucun doute, elles sont radicalement fausses, et, de plus, d'une grossièreté dont nous avons le droit d'être surpris. Pourtant nos lecteurs en jugeront peut­être avec plus d'indulgence quand ils auront appris par l'essai d'Alexandre de Humboldt sur les fibres nerveuses et musculaires excitées que des théories à peu près identiques, rapportant comme celles de Démocrite, les différences de goût à des différences de formes des atomes, avaient cours encore au XVIIIe siècle, et jouissaient d'une autorité pour ainsi dire incontestée (13). Mais ce qui, actuellement, excite notre intérêt, c'est un autre point. Ces indications sur les formes atomiques propres à exciter telle ou telle sensation de goût éveillent tout d'abord l'impression que chaque matière sapide, chaque « suc» doit être formé d'une seule espèce d'atomes, à savoir de ceux qui possèdent la forme et la grandeur appropriées. Mais il suffit de nous rappeler ce que nous avons remarqué plus haut au sujet des couleurs composées pour reconnaître que telle ne peut avoir été l'opinion de Démocrite. Il pouvait sans doute supposer sans se contredire que le sel de cuisine - qui est blanc - est composé d'atomes homogènes, mais il ne pouvait en dire autant ni du miel « doré », ni de la bile humaine, qui est d'un jaune-brun. Il devait évidemment ramener la douceur du premier et l'amertume de la dernière à la présence des formes atomiques dont dépendent ces impressions gustuelles; mais comme pour lui le jaune et le brun étaient des couleurs composées, la conclusion s'imposait à lui que le miel aussi bien que la bile contiennent, outre ces atomes, des atomes d'une autre nature. Cette théorie revient donc, en réalité, à dire que l'espèce d'atome à laquelle est dû le goût spécifique de toutes les matières à couleur composée, ne fait que prédominer en elles et n'y a que la valeur prépondérante. D'ailleurs Théophraste, notre meilleure autorité en ce qui concerne la doctrine des sensations de Démo­crite, nous affirme que celui-ci l'enseignait expressément.
Des atomes individuels, passons aux groupes atomiques. Démocrite n'y voyait pas des combinaisons proprement dites, mais des assemblages au sens technique de ce mot. Pour lui, les atomes se touchaient immédiatement et s'entrelaçaient ou s'accrochaient les uns aux autres. Cela ne pouvait se faire que si les atomes étaient pourvus de crochets, et, en effet, Démocrite a imaginé et devait imaginer, en raison de l'infinie variété de formes que suppose sa doctrine, une foule d'atomes crochus. Des particules dépourvues de toute emboîture, et qui ne pouvaient rester en combinaison que si elles étaient emprisonnées au milieu d'autres particules, il distinguait celles qui étaient munies d'anses ou de crochets, de bords infléchis, de convexités ou de cavités, d'appendices de toute forme, et qui, par conséquent, pouvaient s'attacher des manières les plus variées, les unes sur un point, les autres sur deux. Cette dernière différence et quelques autres analogues devaient évidemment servir à justifier aussi le degré plus ou moins grand de mobilité, la cohésion plus intime ou plus lâche des atomes, et la constitution correspondante des corps qui en étaient formés. Cette explication des combinaisons de la matière, dont nous percevons le dernier écho chez Descartes et chez Huyghens, nous est devenue étrangère (14). Toutefois il y a lieu de remarquer que la théorie moderne des affinités chimiques, qui a remplacé en partie cette conception mécanique et grossière, est également loin d'être satisfaisante; elle n'a de raison d'être qu'en ce qu'elle constitue une manière de s'exprimer très commode, une fiction utile, mais, pour parler avec un chimiste philosophe du temps présent, « elle use de phrases à défaut d'une conception claire ». Nous pouvons aussi observer que la science de nos jours est de plus en plus portée, pour expliquer toute interaction des particules, à abandonner la théorie de l'attraction à distance pour recourir à celle du contact par l'intermédiaire de l'éther, et que cette révolution a été préparée par le profond discours de Huyghens. De la Cause de la Pesanteur (1690). Mais, en dépit de ces considérations, on pourrait adresser à Démocrite le mot de Pascal relativement à la théorie cartésienne de la matière : « Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule; car cela est inutile et incertain et pénible (15) ».
Voltigeant dans l'espace vide, ces atomes faits pour entrer en combinaison se heurtent au gré du hasard, s'enlacent les uns aux autres en plus grands groupes, et forment peu à peu une enveloppe qui entoure et emprisonne les bandes d'atomes errant isolés. Se séparant ainsi de l'infini du vide, ils finissent par devenir un monde particulier ou Kosmos, et ces mondes sont en nombre infini (16). Ils se construisent là où se trouvent réunies les conditions favorables à leur naissance; ils sont détruits, c'est-à-dire qu'ils se résolvent en leurs parties constitutives, aussitôt que les conditions cessent d'être propices à leur maintien. Mais pour qu'il se forme un Kosmos, - tel du moins que celui que nous connaissons, - il ne suffit pas de la présence d'immenses complex atomiques ; il ne suffit pas qu'ils se combinent sur la plus grande échelle; il faut encore, et dans la même mesure, qu'il se produise une séparation des matières. Ce que nous avons sous les yeux, ce n'est pas un entassement d'atomes confus, mais un petit nombre de amasses matérielles entièrement ou presque entièrement homogènes : en haut le ciel, ici la terre, dont les abîmes sont recouverts par la vaste étendue des mers. L'antique énigme se pose devant les atomistes, et reçoit d'eux une nouvelle, quoique pas absolument nouvelle réponse. L'attraction du semblable par le semblable, que nous avons vue jouer chez Empédocle le rôle d'ordonnatrice de l'univers, se représente à nous, mais sous une forme un peu modifiée. Démocrite, lui aussi, reconnaît dans la tendance des semblables à s'associer une norme régulatrice des processus universels. Mais il ne la considère pas comme un fait dernier dont on ne saurait donner ou dont il n'y a pas lieu de donner l'explication; il veut la comprendre, c'est-à-dire la ramener à sa cause, et comme il s'agit d'un phénomène matériel, à sa cause physique ou mécanique. L'existence de ces agglomérations de matières homogènes, le fait qu'une motte de terre a pour voisine une autre motte, qu'une goutte d'eau se trouve en compagnie d'autres gouttes, équivaut pour lui à ce fait que les atomes ou complex d'atomes dont dépendent les qualités de la terre, de l'eau, etc., se sont trouvés un jour réunis, associés en masses énormes. Il se voit ainsi en présence d'un problème dont la solution le préoccupe: Il la trouve dans une loi que l'on pourrait exprimer en ces termes : « Les particules de forme et de grandeur égales ont une puissance égale de réaction; les particules de grandeurs et de formes différentes ont une puissance différente de réaction ». En réfléchissant aux phénomènes grandioses qui ont donné à notre terre son aspect actuel, il se souvient des effets produits par le van ou par le choc des vagues sur les rivages des mers. Les grains de diverses sortes que le laboureur secoue dans son van sont séparés et triés, pense-t-il, par le courant d'air qui résulte de cette opération : « les lentilles viennent se joindre aux lentilles, les grains d'orge aux grains d'orge, ceux de froment à ceux de froment ». Il n'en est pas autrement sur la plage marine, où « le mouvement de la vague associe les cailloux allongés aux cailloux allongés, les cailloux ronds aux cailloux ronds ».
Le rôle du van et du choc des vagues est joué dans le processus cosmique par le tourbillon des atomes. Partout où, dans l'espace universel, des chaînes d'atomes en mouvement viennent à se rencontrer de flanc, elles produisent un mouvement giratoire ou tourbillon qui, entraînant d'abord ces deux chaînes, se propage de plus en plus loin, saisit les tissus d'atomes voisins, et finalement trie et sépare toutes les masses ainsi agglomérées. La séparation s'opère suivant la loi formulée plus haut : les atomes de même forme et d'égale grandeur réagissent de la même manière sur l'impulsion reçue ; la résistance qu'ils opposent est proportionnée à leur masse : les plus grands sont mus moins facilement, les plus petits moins difficilement. De cette manière, non seulement la réunion du semblable, des particules d'eau aux particules d'eau, de celles de l'air à celles de l'air, est rapportée à une cause, mais encore l'ordre dans lequel ces masses se disposent trouve son explication : -les atomes plus petits et plus mobiles en raison de leur forme opposent une plus faible résistance à l'impulsion qu'ils ont reçue; les plus grands, que leur forme rend aussi moins mobiles, opposent une résistance plus forte. C'est pourquoi la masse terrestre, composée d'atomes de cette dernière espèce, forme le point central, tandis que l'éther, constitué par les atomes plus petits et ronds du feu, forme l'enveloppe extérieure du Kosmos ainsi produit. L'intelligence exacte de cette doctrine cosmogonique ne date que d'une dizaine d'années ; nous la devons à deux savants (17) qui, indépendamment l'un de l'autre, ont réussi à écarter le fatras d'absurdités entassées par les siècles, et à rétablir dans leur pureté originelle les pensées de Leucippe et de Démocrite. Ces deux remarquables investigateurs ont négligé toutefois d'insister sur un point. Ni l'un ni l'autre n'a fait observer que l'emploi du tourbillon comme agent de l'ordonnance cosmique n'a pas été tout à fait une innovation des atomistes. Nous avons déjà rencontré des hypothèses analogues chez Anaxagore aussi bien que chez Empédocle, et nous pouvons, avec un haut degré de probabilité tout au moins, indiquer la source primitive à laquelle ces divers penseurs - les Abdéritains comme celui de Klazomènes et celui d'Agrigente - ont puisé; cette source, c'est la doctrine du patriarche de la spéculation cosmogonique, d'Anaximandre de Milet. C'est ce que nous apprend, avec une certitude presque complète, un passage d'Aristote pendant longtemps négligé (18). Mais les divergences que nous constatons dans l'emploi de cet agent cosmogonique ne sont pas moins remarquables que les concordances. C'est à un principe immatériel, ou du moins à moitié immatériel, qu'Anaxagore attribue l'impulsion qui donne naissance au mouvement rotatoire. Ce mouvement, en triomphant de la friction interne, dégage les masses jusqu'alors entassées pêle-mêle, dans une complète confusion, et leur permet de suivre la sollicitation de leur pesanteur spécifique et de se ranger dans l'ordre où nous les voyons. Nous n'avons pas pu déterminer en quel point Empédocle a trouvé l'origine du mouvement qui, chez lui aussi, produit un tourbillon, et, par l'intermédiaire de celui-ci, sépare la masse confuse de matière réunie jusqu'alors dans le «sphairos » divin. La seule chose que nous ayons pu affirmer avec certitude, c'est que le processus mécanique s'est accompli chez lui au service de la « Discorde », l'une des deux puissances extérieures de la matière. Chez les atomistes, toute trace d'une telle dépendance a disparu. Le processus cosmogonique n'est le moyen d'aucun but quelconque préconçu ; il ne découle pas plus de l'intention d'un Nous qui ordonne le Tout, qu'il n'émane d'une autre puissance quelconque réglant et dominant les phénomènes universels. Il est dérivé entièrement et exclusivement de forces naturelles au sens le plus strict du mot, de forces inhérentes à la matière elle-même. L'hypothèse de Démocrite répond uniquement au besoin d'explication scientifique ; elle a pour but unique de résoudre, sans aucune visée accessoire et d'une manière absolument impartiale, la question que voici : Comment a-t-il pu se faire que, sur tel ou tel point de l'infinie étendue du vide, en tel ou tel point du cours sans fin du temps, se soit produite cette séparation, cette ordonnance des masses de matière, dont le monde qui nous entoure n'est assurément pas un exemple isolé? Une partie de cette réponse a été particulièrement et de bonne heure l'objet d'explications erronées, et il est nécessaire de s'y arrêter un peu longtemps pour l'exposer avec une entière clarté.
Nous avons parlé, au commencement de cette exposition, d'atomes qui voltigent dans l'espace vide. Nous avons raconté comment, selon les théories de Leucippe et de Démocrite, des multitudes d'atomes se rencontrent, comment ceux d'entre eux qui sont susceptibles de se combiner se combinent, comment ceux qui ne le sont pas sont, en partie du moins, maintenus par un tissu d'atomes qui les enveloppe et les empêche de se disperser tout à fait. Nous avons enfin mentionné les complex d'atomes en mouvement qui, se heurtant latéralement, produisent un tourbillon ordonnateur de mondes. Deux questions se posent ici, une question de détail et une question de principe ;la première concerne le tourbillon et les effets qui lui sont attribués. Ceux-ci ne sont-ils pas précisément le contraire de ce qu'ils doivent être selon les lois de la physique ? La force centrifuge développée par un mouvement circulaire est admirablement propre à opérer le triage d'un amas de matière. Mais, comme peut le montrer toute machine centrifuge, ce sont les matières les plus lourdes qui sont projetées par elle à la plus grande distance. Comment Anaximandre a-t-il raisonné sur ce point? Nous l'ignorons. Mais ses successeurs, tout en s'appropriant l'hypothèse de la rotation, cherchaient sur la terre des parallèles exacts du tourbillon cosmogonique. Ils en trouvèrent un dans le domaine des phénomènes météorologiques, et se laissèrent induire en erreur ! Un tour-billon de force modérée - comme les vents étésiens en produisent assez souvent en Grèce - entraîne les objets légers, mais est trop faible pour soulever ceux d'un certain poids. En outre, le mouvement de tout vent tourbillonnant dans le voisinage du sol prend, par suite du frottement qui s'y produit, la direction de l'extérieur à l'intérieur, et, à cause de cela, forme un amas de matière près de son point central qui se trouve en repos. Ainsi peut avoir pris naissance l'idée erronée que le mouvement giratoire porte en lui-même des conséquences de cette nature, et que le tourbillon cosmique supposé devait en entraîner, lui aussi, de telles (19).
Incomparablement plus importante est la question des causes de tous ces mouvements et de toutes ces inhibitions de mouvements. De toute antiquité, cette question a préoccupé les esprits et donné lieu aux principales objections soulevées contre la théorie atomistique. En une certaine mesure, et même en une mesure très étendue, cette question admettait une réponse immédiatement satisfaisante, une réponse lumineuse. Coup, pression, contre-coup, résistance croissant avec la masse, tels étaient les facteurs essentiels empruntés à l'expérience, que l'on se figurait avoir agi aussi dans ces processus cosmiques. Qu'en outre, les Abdéritains aient supposé que l'atome, après en avoir heurté un autre, rebondi, et affirmé ainsi l'élasticité de corps absolument durs, ce fait peut être des plus fâcheux pour la théorie atomistique dans sa forme traditionnelle, mais cela n'a aucune importance pour la question de principe dont nous nous occupons ici. Pour expliquer même les premières phases du processus cosmique, ces facteurs se montraient suffisants en une bien plus grande mesure que ne pourrait le faire croire un examen superficiel. Car les atomes qui voltigeaient dans l'espace vide pouvaient, eux aussi, avoir, dans le cours infini du temps passé, été heurtés par d'autres atomes et mis en mouvement par les chocs qu'ils en avaient reçus. Mais cet expédient ne pouvait assurément pas être définitif. Si l'on supposait que A avait reçu une impulsion de B, B de C, C de D, etc., etc., la pensée, en remontant la série de ces impulsions, en arrivait inévitablement à se demander quel en avait été le point de départ, si nombreux que pussent être les termes dont se composait cette série. La réponse que Démocrite faisait à cette question a été désapprouvée par un grand nombre de penseurs, et nous avons à voir maintenant jusqu'à quel point cette désapprobation était fondée. L'explication de Démocrite consistait à dire que ce mouvement des atomes était originel, éternel, sans commencement, et qu'il était oiseux, absurde même de chercher un commencement ou une cause à un processus qui n'en a point. Alors on lui reprocha de violer le principe, si solennellement proclamé par lui-même et par son maître, de l'universelle causalité, de faire du pur accident, de l'arbitraire, le souverain du monde, de placer le hasard au début du processus cosmique, etc., etc. Et le haro n'a pas cessé depuis Aristote jusqu'à nos jours (20). Pour se prononcer équitablement dans cette querelle, il s'agit avant tout d'envisager avec le plus de précision possible le concept de cause. Le mot même qui, en français, exprime ce concept, nous permet de constater l'ambiguïté qu'il renferme, et de toucher du doigt le motif principal de cette ancienne querelle, puisque, étymologiquement, le mot cause est l'équivalent du mot chose. (Comparez l'allemand Sache et Ursache.)
Par le mot cause, on peut entendre une chose qui existe avant un événement, et l'appelle à l'existence, une chose au sens le plus étendu du mot, objet, être, substance de n’importe quelle nature. Démocrite avait évidemment et incontestablement le droit de ne pas assigner une telle cause à un processus primordial. Car s'il considérait les atomes comme existant de toute éternité, il n'était certainement pas contraint par sa foi en la causalité de placer avant le primordial un fait plus primordial encore. Mais le mot cause a encore une autre signification, celle qui aujourd'hui prévaut dans le langage scientifique. Nous comprenons par là l'ensemble des conditions qui produisent un événement quelconque. Peu importe que ces conditions soient - au moins en partie - extérieures à l'objet qui forme le théâtre de cet événement, ou qu'on veuille parler exclusivement des énergies ou propriétés inhérentes à cet objet et qui en déterminent l'action. Dans ce dernier sens, on peut légitimement se demander la cause d'un processus même primordial. Répondre à cette question signifiait, dans le cas particulier, indiquer la propriété des atomes qui les pousse à se mouvoir indépendamment de tout choc extérieur et antérieur. Et pour que cette réponse pût satisfaire à des exigences plus rigoureuses, elle devait indiquer, outre cette propriété, la loi qui la régit, ou, en d'autres termes, la force et la direction de ce mouvement primordial. Démocrite a rempli la première de ce programme, mais non la seconde. Il a déclaré que le mouvement était l'état primitif ou naturel des atomes, mais il n'a cru pouvoir affirmer quoi que ce soit quant à la direction et à la force de ce mouvement. Et, en fait, s'il ne le pouvait pas; c'est simplement qu'il ne disposait d'aucun des éléments d'observation nécessaires à ce but. Toute la matière qu'il connaissait et que nous connaissons, nous autres hommes en général, était depuis longtemps sortie de l'état primordial qui seul pourrait nous révéler cette loi du mouvement. Pour Démocrite, en particulier, et en raison de ses hypothèses, elle a passé par ce mouvement tourbillonnant qui a précédé l'état actuel de l'univers, et en a été le point de départ. D'ailleurs, indépendamment de cela, où trouver la particule de matière qui, dans le cours des siècles, n'ait pas été heurtée par d'autres particules, qui n'en ait éprouvé ni le choc ni la pression? Mais cette particule existât-elle, se prêtât-elle même à l'observation et fût-elle par conséquent en me-sure de livrer la loi de ce mouvement primordial, comment pourrait la lui demander le penseur qui ne connaît pas son histoire passée au point de vue mécanique, ou plutôt, dans le cas particulier, le défaut d'une telle histoire? Ainsi Démocrite pouvait, bien plus, il devait se dérober à cette exigence, parce qu'elle n'était pas fondée et qu'il ne pouvait y faire droit. Il se contenta de déclarer que les atomes se mouvaient de toute éternité. Quiconque lui en refuse le droit, méconnaît la base et la marche de son exposition ou n'a pas, sur ce sujet, des données suffisamment claires. Leucippe et son élève s'étaient donné pour tâche d'expliquer l'état actuel de l'univers ; et, à cet effet, ils ont étudié en première ligne la condition préalable de tous les processus actuels, l'existence et l'origine même d'un kosmos tel que le nôtre, la différenciation et l'ordonnance des masses matériel-les dont il se compose. En leur qualité de penseurs vraiment scientifiques, partant du connu pour conclure de là à l'inconnu, il s'agissait pour eux de formuler ce minimum d'hypothèses qui, de concert avec les propriétés empiriquement établies de la matière, pouvait rendre compte de la construction de l'univers et du fonctionnement de ses parties constitutives. Une de ces hypothèses consistait à dire que les corpuscules primitifs se trouvent dès l'origine en état de mouvement et non de repos. Alors ils pouvaient se heurter les uns les autres, alors ils pouvaient s'entrelacer, alors les agrégats d'atomes pouvaient et devaient, dès qu'ils se rencontraient de la façon convenable, produire un tourbillon, etc., etc. Mais vouloir émettre des affirmations ou des conjectures sur le caractère de ce mouvement, t'eût été une témérité que rien ne justifiait, surtout pas la nature du problème. En refusant de se rendre à cette exigence de leurs adversaires, les Abdéritains ont donné de leur réserve scientifique une preuve qui leur fait le plus grand honneur, en dépit de toutes les audaces de leur pensée.
Mais, sur ce point précisément, de prétendues difficultés métaphysiques, qui ne sont en réalité que des préjugés métaphysiques profondément enracinés, viennent se mettre en travers de notre chemin. On serait tenté de les déclarer indéracinables quand on songe que l'un des naturalistes philosophes les plus éminents vient de traiter à nouveau la question du lien qui rattache le mouvement à la matière, et la range parmi les énigmes insolubles de l'univers (21). Et c'est là une des formes les moins prétentieuses sous lesquelles on présente cette soi-disant difficulté. Enigmatiques, c'est-à-dire inaccessibles à ce que nous appelons explication, sont sans doute au fond tous les faits derniers du monde et de sa constitution, l'existence de la matière elle-même aussi bien que son mouvement. Mais que, dans le concept de la matière, soit contenu un élément qui rende particulièrement difficile ou, comme le prétendent la majorité des métaphysiciens, tout à fait impossible d'admettre qu'elle soit associée dès l'origine au mouvement, cela nous paraît une des plus étonnantes illusions auxquelles l'esprit humain, si enclin aux illusions de toute espèce, se soit jamais laissé prendre. Dans cette difficulté comme dans les difficultés ou impossibilités analogues de pensée, on ne peut voir qu'un produit de l'habitude. Le merveilleux, l'unique en son genre dans cette habitude qui usurpe la valeur d'une norme de pensée, c'est le fait que nous pouvons, avec une parfaite précision, déterminer les limites, les limites très étroites, de celles de nos facultés perceptives dont elle découle. Dans l'univers, pour autant que nous le connaissons, ce n'est pas la matière immobile, mais la matière en mouvement qui est la règle pour ainsi dire sans exception. La science tout entière ne connaît pas d'état de repos proprement dit ; elle ne connaît que le repos relatif. La planètes que nous habitons et les corps célestes vers lesquels nous élevons nos regards sont entraînés dans une fuite aussi incessante, ils connaissent aussi peu le repos que les atomes et les molécules dont se compose tout ce qui est corps. C'est par un pur hasard que nous ne nous apercevons pas immédiatement de la rotation qui nous entraîne nous-mêmes à travers l'espace avec le globe que nous habitons et tout ce qu'il contient ; c'est par un pur hasard aussi, c'est-à-dire à cause de l'extrême étroitesse de nos facultés perceptives, que l'incessante circulation des particules de matière se dérobe à notre vue. C'est grâce à cette réunion de causes fortuites que notre oeil s'attache presque exclusivement à des objets matériels de moyenne grandeur ; et un objet de grandeur moyenne représente assez souvent, en effet, dès qu'on ne le considère pas comme une partie de son tout ou comme le tout de ses parties, une trêve des énergies motrices qui lui donne la fausse apparence d'un éternel repos. C'est là, et là seulement, à notre avis, qu'il faut chercher la racine de cette singulière opinion, élevée à la dignité d'un dogme, qu'il est plus naturel à la matière comme telle de rester immobile que de se mouvoir, ou même qu'il est absurde de compter le mouvement au nombre des propriétés primordiales de la matière.
Dès l'aurore des temps modernes, un groupe d'esprits choisis se sont opposés à l'établissement de ce dogme : Giordano Bruno non moins que Bacon de Verulam ; en dépit de l'autorité de Descartes, Leibniz et Spinoza l'ont de même répudié ; les plus éminents naturalistes de notre siècle le rejettent à leur tour. Un de ces derniers, John Tyndall, a écrit cette belle parole : « Si la matière passe dans le monde en mendiante, c'est que les Jacobs de la théologie l'ont privée de son droit d'aînesse (22) ». Nous voudrions seulement substituer à la théologie la métaphysique, qui prend si souvent pour tâche d'embellir, de transfigurer les préjugés humains. Car les théologiens reconnaissent à la Divinité les attributs de la toute puissance et de la toute sagesse ; et il serait par conséquent plus naturel pour eux de croire qu'elle a doté la matière de mouvement dès l'origine. Ne serait-il pas contradictoire de supposer qu'elle le lui a ajouté plus tard seulement, et pour réparer une omission? Assurément, Démocrite n'avait pas à se préoccuper de ces questions. La conception de la matière comme masse inerte, n'obéissant qu'à des impulsions extérieures, est de date plus récente. Cette « invention de l'esprit humain... la matière dépouillée et passive, » pour parler avec Bacon, était encore à naître ; elle était inconnue aux hylozoistes, et il semble à propos de faire remarquer que les atomistes eux-mêmes, bien que disposés à considérer le monde comme une machine, ont su heureusement se préserver de cette fausse généralisation fondée sur la mécanique des masses terrestres. À cet égard, comme à d'autres, ils ont recueilli la succession de leurs grands prédécesseurs, les physiologues de l'Ionie.

V

Il est, d'ailleurs, d'usage d'insister plutôt sur la dette de reconnaissance contractée par les fondateurs de l'atomistique à l'égard des créateurs de la doctrine de l'Unité. Qu'en est-il réellement de ce point? Ceux de nos lecteurs qui ont suivi attentivement notre exposé jusqu'ici, peuvent répondre eux-mêmes, et d'une manière assez exacte, à cette question. Mais peut-être ne seront-ils pas fâchés d'entendre la réponse qu'y faisait un des savants de l'antiquité les plus compétents en ce domaine : « Leucippe, originaire d'Élée ou de Milet, nous dit Théophraste, était familier avec la doctrine de Parménide ; toutefois il ne s'engagea pas dans la même voie que celui-ci et que Xénophane, mais, à ce qu'il me semble, dans la voie opposée. Car, tandis que ceux-ci représentaient l'univers comme unique, immobile, indevenu et limité, et se refusaient même à traiter la simple question du non-être (c'est-à-dire du vide), Leucippe a supposé des corps premiers infiniment nombreux et entraînés dans un perpétuel mouvement, les atomes, et en a déclaré les formes également infinies en nombre », pour cette raison, entre autres, « qu'il observait dans les choses une incessante production et un changement incessant. En outre, il n'a pas tenu l'être pour plus réel que le non-être (c'est-à-dire le vide), et il voit également dans les deux la cause de tous les processus (23) ». Si l'on veut conclure de la première phrase que Leucippe a été un disciple de Parménide, ce qui, à notre avis, n'en ressort nullement, - il faut reconnaître qu'il n'a guère donné plus de satisfaction à son maître que Voltaire aux bons pères Jésuites dont il a suivi les leçons. Sans doute, ceux qui voient dans le second postulat de la matière une création de Parménide doivent penser sur ce point autrement que nous, et soutenir, en dépit de l'opposition diamétrale que Théophraste relève avec tant de raison et de force entre les doctrines fondamentales des deux philosophes, que l'atomistique dépend en une large mesure de l'éléatisme. Nous craindrions d'abuser de la patience de nos lecteurs en leur ex-posant encore une fois les raisons qui nous ont fait reconnaître dans les deux postulats de la matière le fruit et l'aboutissement de la spéculation ionienne. Nous ne voulons en aucune manière diminuer le mérite qui revient à Parménide de les avoir, le premier, rigoureusement formulés ; nous constaterons seulement que ce mérite serait plus grand si leur auteur ne s'était vainement efforcé de les fonder sur des arguments a priori. Assuré-ment les métaphysiciens d'Élée n'ont pas exercé sans aucune utilité leur puissante faculté d'abstraction. La proclamation du second postulat de la matière, celui de la constance qualitative, ne laissait à la pensée que ces deux alternatives : admettre ce que nous pouvons désigner brièvement comme la théorie de la matière d'Anaxagore ou celle à laquelle nous pouvons donner le nom de Leucippe : autant de matières primitives qu'il se produit, en fait, de combinaisons des qualités sensibles, ou bien une seule matière primitive douée de toutes les propriétés fondamentales communes aux corps, mais dépourvue, en revanche, des qualités sensibles divergentes. Parménide a préparé la voie à cette dernière opinion en ce sens qu'il a, lui aussi, établi une distinction entre les propriétés qui caractérisent les substances corporelles comme telles, et celles qui ne sont pour ainsi dire que des accidents de ces substances. Son « être », en réalité, ne fait que remplir l'espace et se réduit à être éternel et immuable. Comme, pour lui, le mouvement est inconcevable et par conséquent impossible, les propriétés mécaniques des corps, desquelles dépend et qui produisent tout mouvement, n'ont pour lui aucune signification ; son système garde le silence le plus absolu sur le choc et sur la pression, ainsi que sur les modifications de ces processus. Quoique, par conséquent, la ligne de démarcation qu'il tire entre l'être vrai et la simple apparence trompeuse ne coïncide absolument pas avec celle que Leucippe tire entre la réa-lité objective et la réalité simplement subjective, entre. les qualités primaires et les qualités secondaires des choses; quoiqu'il relègue dans le domaine de l'apparence précisément ce qui forme le centre de la théorie atomistique, c'est-à-dire le mouvement, il a, on pourrait dire malgré lui, travaillé à l'éclosion de cette théorie par le fait même qu'il a établi un partage, quel qu'il fût, qu'il a distingué en son être des propriétés essentielles et des propriétés non-essentielles, et qu'il a établi entre ces deux catégories une barrière infranchissable. Les voies du progrès intellectuel s'entrelacent étrangement : le penseur précisément qui niait tout mouvement, tout changement, tout processus, et qui par conséquent, privait l'étude de la nature de son contenu a, inconsciemment et sans le vouloir, servi la cause de la science qui reconnaît pleinement le changement et les processus, les ramène au mouvement mécanique et s'occupe exclusivement de ces problèmes.
Mais, en reconnaissant cela, nous avons attribué à la spéculation éléate toute la part qui lui revient dans le progrès direct de la science positive. Peut-être même lui avons-nous fait large mesure. Car qui sait si Leucippe, placé en face de ces alternatives, n'aurait pas, même sans le secours de Parménide, choisi la bonne voie et ne fût pas entré en lice contre Anaxagore ? Il serait oiseux, sans doute, de discuter à ce sujet. Mais il est absurde, parce que les deux doctrines présentent des points dé contact, de soutenir que l'une est dépendante de l'autre. Elles se touchent en fait sur nombre de points, comme, et précisément parce que les contraires se touchent. Les Eléates raisonnaient comme ceci : Sans vide, pas de mouvement ; il n'y a pas de vide ; donc il n'y a pas de mouvement. Les Atomistes, au contraire, ont dit : Sans vide, pas de mouvement ; le mouvement existe ; donc le vide existe aussi. Mais si saisissant que soit le contraste entre ces deux conclusions, l'Atomiste ne doit-il pas à l'Eléate la prémisse majeure qui est leur commune à tous deux, et par conséquent l'impulsion première d'où est sortie au moins cette partie de sa doctrine? On l'a souvent soutenu, mais, à notre avis, complètement à tort. Car les Eléates ne peuvent pas avoir été les auteurs de cette prémisse commune. Mélissos traite déjà de l'espace vide, et cela non pas comme s'il avait imaginé cette hypothèse dans le seul but de la combattre. Parménide lui-même connaît et réfute l'hypothèse du vide ou du non-être dans un ton qui ne permet pas de douter qu'il n'ait trouvé cette doctrine tout établie, et qu'on y eût déjà recouru pour expliquer la nature. Ce n'est pas par Parménide que Leucippe a été influencé ici mais bien par des penseurs dont les noms se sont perdus, probablement, comme nous l'avons déjà remarqué une fois (p. 190 ; cf. p. 341), par des Pythagoriciens, qui les avaient précédés tous les deux. Nous osons même faire un pas de plus. Ces inconnus avaient déjà imaginé non seulement le vide, mais encore un analogue des atomes. En effet, Parménide parle d'une chose dans laquelle nous ne pouvons voir que le vide, et qui, selon la supposition des adversaires qu'il combat avec acharnement, occupe, pour une part, un espace continu, et pour l'autre « est régulièrement distribuée en tous lieux (24) ». En d'autres termes, il connaît une doctrine qui suppose non seulement un espace continu dépourvu de matière, mais encore des interstices de vide traversant tout le monde des corps. Les îlots de matière - si nous pouvons les appeler ainsi - entourés par ces interstices comme par un réseau de canaux, devaient avoir une destination pour le moins très analogue à celle des atomes de Leucippe. La conception d'une masse matérielle interrompue régulièrement et sans exception ne pouvait guère avoir pour but que d'expliquer un fait universel, et ce fait, quel pouvait-il être, sinon précisément celui du mouvement? Telles sont nos conclusions, et leur force ne nous paraît pas être moindre parce que, jusqu'ici, elles n'ont encore été tirées par personne. Ici encore, donc, le lecteur attentif aperçoit la croissance organique des idées et cette continuité de développement qui, sans diminuer sérieusement le mérite de leurs auteurs, rehausse la valeur des travaux scientifiques.

VI

En quoi, nous demandons - nous maintenant, consiste le mérite essentiel de Leucippe? Quelle partie de sa doctrine porte au plus haut degré l'empreinte de son génie original? Ce n'est pas lui qui a introduit dans la science la conception de l'espace vide ; les germes de la théorie atomistique existaient avant lui ; ce n'étaient toutefois, selon toute probabilité, que des rudiments grossiers qu'il a développés, perfectionnés et élevés à la dignité d'un système. Parménide avait préparé la distinction entre les qualités essentielles et les qualités non essentielles des choses, ou, comme nous disons depuis John Locke, entre les qualités primaires et les secondaires ; reste à savoir si ses indications, sur ce point, étaient indispensables ou non. En revanche, personne n'avait essayé avant Leucippe de rattacher au monde des substances le monde des phénomènes, au lieu de rejeter ce dernier, à la manière des Eléates, comme simple illusion et fantasmagorie, et de le bannir du temple de la connaissance. Leucippe jeta un pont entre ces deux mondes, qui, après avoir été confondus l'un avec l'autre, n'avaient été distingués, depuis peu, que pour être violemment séparés l'un de l'autre; il essaya de montrer que l'ensemble des propriétés sensibles des choses sont, pour parler le langage des mathématiques; une fonction de leurs propriétés corporelles, de leur grandeur, de leur forme, de leur position, de leur situation, de leur voisinage ou de leur éloignement, et par là d'expliquer l'univers au lieu de le nier ou de lui taire violence, et cette grandiose entreprise constitue le point capital de son oeuvre de penseur. Et ce n'en est pas seulement là la partie la plus originale, mais aussi la plus durable, la partie vraiment indestructible. L'hypothèse atomistique fera peut-être un jour place à une autre ; au point de vue de la théorie de la connaissance, la distinction entre les propriétés primaires et les propriétés secondaires a beaucoup perdu de sa signification ; mais la tentative de rattacher toutes les différences de qualité à des différences de grandeur, de forme, de position et de mouvement est de nature à survivre à tous les changements d'opinion et de point de vue. Sur cette théorie, qui ramène les qualités à des quantités ou, pour parler plus exactement, établit entre qualités et quantités des rapports précis, repose toute connaissance exacte de la nature. En elle, est contenue comme en germe toute la physique mathématique. C'est d'elle qu'a pris son point, de départ la science des temps modernes. Galilée, Descartes, Huyghens ont suivi exactement la même voie. « Qu'il faille, dit Galilée, pour produire en nous les goûts, les odeurs et les sons autre chose que des grandeurs, des formes, des quantités et des mouvements lents ou rapides, c'est ce que je ne crois pas (25) ». Huyghens suppose des corps formés d'une seule et même matière, et dans lesquels on ne considère aucune qualité..., mais seulement des (sic) différentes grandeurs, figures et mouvements », et c'est exactement là aussi le point de vue soutenu avant lui par Descartes. Ces précurseurs de la science moderne de la nature connaissent tous, comme ils en témoignent eux-mêmes expressément, la doctrine qui, pour eux, est celle de Démocrite, mais qui, en réalité, a pour auteur Leucippe. Et, qu'on le remarque bien, les vues que nous avons gagnées par cette voie sur l'enchaînement des phénomènes naturels et la souveraineté que, grâce à elles, nous exerçons sur la nature, sont complètement indépendantes des systèmes philosophiques que nous préférons ou auxquels nos descendants pourront se rallier. La lampe électrique brille pour l'agnostique qui, pourtant, considère l'essence des phénomènes comme un mystère à jamais impénétrable. Les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière sont les mêmes pour l'ami de la conception mécanique de l'univers que pour celui qui cherche ailleurs que dans la matière et dans ses mouvements la cause intime des phénomènes. Quelle que soit la réponse de l'avenir à ces questions fondamentales de la connaissance humaine, il est un fait désormais hors de toute contestation : les mouvements des corps, comme constituant un élément quantitativement déterminable, sont une clef qui a permis et permettra de pénétrer encore bien des secrets de la nature. Sur ce point, s'il est permis de le faire jamais, nous pouvons parler de résultats définitifs. En donnant cette clef à l'humanité par sa théorie, Leucippe s'est acquis un titre de gloire impérissable au sens absolu du mot.
Les tentatives qu'il a faites pour prouver la grande doctrine qu'il donnait au monde portent assez souvent le caractère du raisonnement a priori ; cela tient peut-être à l'influence de Zénon, et cela ne doit pas diminuer sa gloire. Non seulement il a fondé sa hardie hypothèse sur les faits d'expérience qui, en réalité, en constituent la base, non seulement il s'est référé aux faits, devenus explicables par elle, du mouvement dans l'espace, de la raréfaction et de la condensation, de la compression et du changement de volume en général (dont la croissance des êtres organiques n'est qu'un cas particulier important (26) il a voulu donner aussi à ses arguments cette forme impérieuse qui devait fermer toute issue à ses contradicteurs, les réduire à l'absurde, et les forcer de se contredire dès qu'ils s'en prendraient à la nouvelle théorie. « Le plein, disait-il, à ce qu'on rapporte, au début d'une de ses preuves, ne peut rien admettre au-dedans de lui». Assurément non, pouvons-nous ajouter, puisque « être plein », au sens rigoureux, et « ne rien pouvoir admettre en soi » sont deux expressions absolument synonymes. Quand nous avons versé dans un vase autant d'eau qu'il en peut contenir, nous disons qu'il est plein ; et si l'on nous dit qu'un vase est plein, ce que nous comprenons par là, c'est qu'on n'y peut plus rien faire entrer. Mais peut-être cette tautologie était-elle innocente, destinée seulement à faire comprendre la notion du « plein » ? C'est ce que nous allons voir tout de suite. « Mais si le plein, continuait-il, selon Aristote, pouvait admettre en soi quelque chose encore de plus, et si, par conséquent, deux corps, (également grands) trouvaient place là où, auparavant, un seul l'avait fait, alors un nombre quelconque de corps pourraient trouver place au même endroit, et alors le plus petit admettre en soi le plus grand ». Cette phrase, c'est l'atout décisif de Leucippe. Elle recèle cependant une équivoque qu'il suffit de mettre en lumière pour renverser tout l'argument. Que le plus petit puisse admettre en soi le plus grand comme tel, que, par exemple, une coquille de noix puisse donner asile à un éléphant, c'est ce qu'aucun adversaire de la théorie atomistique, n'était contraint de concéder. Qu'un volume de matière de la grosseur de l'éléphant puisse je comprimer au point de tenir dans une coquille de noix ou d'oeuf, cela est, en fait, contraire à la vérité, mais ce n'est pas là une supposition absurde ou contradictoire en soi. Elle le devient seulement quand l'incompressibilité de la matière est admise, si, par conséquent, ce qu'il faut prouver est supposé prouvé. Le début de l'argument sert à cette pétition de principe; la notion du « plein » y apparaît d'abord dans un sens purement empirique, et qui peut se concilier avec n'importe quelle théorie ; puis, par cette détermination en apparence purement explicative « qu'il ne peut rien admettre au-dedans de lui », elle se transforme dans la notion de l'impénétrable ou de l'incompressible, par laquelle elle est désormais remplacée. Ce n'est qu'après cette substitution que la prémisse permet de tirer la conclusion désirée d'elle ; autrement, le raisonnement cesse d'être concluant.
À la même catégorie de preuve appartient celle par laquelle les atomistes - et déjà Leucippe lui-même (27), - prétendaient établir l'infinité des formes des atomes. Mais elle est moins innocente encore. « Il n'existe pas de raison, disait-il, pour que les atomes affectent une forme plutôt qu'une autre ; c'est pourquoi toutes les formes imaginables doivent être représentées en eux.» Si l'on se contente de dire par là que l'exubérante richesse de formes déployée dans d'autres domaines par la nature ne doit pas, selon toute attente du moins, se démentir dans ce domaine particulier, nous nous trouvons en présence, comme nous l'avons déjà remarqué une fois, d'une conclusion par analogie à laquelle on ne peut, en tant que présomption ou conjecture provisoire, refuser un faible degré de légitimité. Mais si cet argument revendique un caractère vraiment impérieux, il est, cela se comprend de soi, nul et non avenu. Car il présuppose une connaissance des ressources de la nature, un jugement sur leur liitation ou leur illimitation, qui nous est à jamais interdit. Au point de vue de la méthode, cela nous rappelle la preuve fallacieuse que donnait Anaximandre de l'état d'immobilité de la terre, de même que les essais analogues de preuve, déjà mentionnés par nous, de ces mécanico-métaphysiciens qui s'efforçaient de fonder la loi de l'inertie sur des considérations a priori au lieu de la fonder sur l'expérience (cf p. 58). Encore faut-il ajouter que ces derniers penseurs donnaient une raison insoutenable d'un fait réel, tandis que, cette fois-ci, non seulement la raison donnée est erronée, mais le fait à prouver est lui-même douteux. Démocrite avait l'esprit plus porté à l'empirisme ; aussi peut-on lui attribuer avec probabilité le raisonnement que voici pour prouver directement l'existence de l'espace vide. Un récipient rempli de cendre admet en soi autant d'eau - il a sans doute voulu dire : à peu près autant - que s'il ne s'y trouvait pas de cendre ; cela ne se peut que parce que la cendre renferme une très large proportion de vide. Est-il nécessaire de dire d'abord que l'interprétation du fait était fausse? Un corps poreux, comme l'est la cendre, contient une grande quantité d'air, et cet air est chassé par l'eau qu'on verse dans le récipient. Sans doute Démocrite, s'il avait été renseigné sur ce point, aurait pu répondre : « Où peut donc s'échapper l'air qui fait place à l'eau si tout l'espace est déjà occupé par une matière impénétrable? » Et, ainsi modifié, l'argument n'eût eu ni plus ni moins de portée que ceux qui se fondent sur le mouvement progressif dans l'es­pace, car celui-ci suppose nécessairement l'existence d'espaces vides du moment que l'impénétrabilité de la matière a été établie par une autre voie.

VII

Ces méprises ne sont, ni isolément ni réunies, de nature à peser gravement sur la mémoire de ceux qui les ont commises. Toutefois nous ne pouvions nous dispenser de les mentionner pour divers motifs dont voici le plus important : il devrait être absolument hors de doute que la théorie atomique n'a jamais, pas plus dans les temps modernes que dans l'antiquité, été, à proprement parler, prouvée. Elle était, elle est et elle reste non pas une théorie au sens rigoureux de ce mot, mais une hypothèse. Une hypothèse, il est vrai, d'une vitalité, d'une vigueur sans exemple, d'une fécondité incomparable, le flambeau des recherches physiques et chimiques jusqu'aux jours où nous vivons. Comme, par son aide, des faits anciens ont toujours été expliqués d'une manière satisfaisante, et de nouveaux faits découverts, elle doit renfermer un élément important de vérité objective, ou, pour parler plus exactement, elle doit, sur un long parcours, être parallèle à la condition réelle et objective des choses. Mais elle n'en est pas moins une hypothèse, et une hypothèse qui se dérobera à tout jamais à la vérification directe, parce qu'elle porte bien au delà des limites de notre faculté de perception. Quant à la vérification indirecte d'une hypothèse, elle ne peut être complète qu'à deux conditions : si l'on peut établir non seulement qu'elle s'accorde au mieux avec les faits expliqués par elle, mais encore qu'aucune autre hypothèse imaginable ne remplirait ce but ni mieux ni même aussi bien. Or on ne pourra certainement jamais donner une preuve plus qu'approximative dans le cas qui nous occupe, où il s'agit des processus les plus cachés, les plus éloignés des prises de nos sens. C'est pourquoi quelques-uns des penseurs les plus circonspects du temps présent, quoique tenant en grand honneur l'hypothèse atomistique, ne la regardent cependant que comme une conjecture, qui se rapproche certainement assez de la vérité dernière pour pouvoir être employée avec le plus grand profit, mais qui ne devrait jamais l'être sans la réserve tacite que cette hypothèse n'est peut-être pas la vérité dernière, ni même la dernière à laquelle nous puissions atteindre.
Nous nous voyons forcés de faire une réserve d'une tout autre nature et d'une portée plus étendue dès que nous abandonnons le point de vue du naturaliste-philosophe pour nous placer à celui du théoricien de la connaissance. Celui-ci se demande s'il peut, en dernière analyse, apprendre quoi que ce soit du monde extérieur, ou du moins s'il peut en apprendre plus que ne lui en révèle l'existence de séries de sensations reliées par des lois ; pour lui, la distinction, si importante et si utile au premier plan de la connaissance, des propriétés primaires et des propriétés secondaires, perd sa signification fondamentale; un examen plus approfondi de sa conscience l'oblige à ramener à dés sensations non seulement les odeurs, les goûts, les couleurs ou les sons, mais encore les caractères proprement dits de la substance matérielle, et à s'avouer que le concept de la matière lai-même est dépouillé de son contenu dès qu'on fait abstraction de tout sujet qui perçoive et qui soit susceptible d'éprouver ces impressions. Mais, même pour les penseurs qui se placent à ce point de vue, la théorie atomistique n'a pas perdu sa haute valeur. Ils voient en elle un modèle mathématique pour la représentation des faits, et lui attribuent dans la physique une fonction analogue à celle que remplissent certains concepts mathématiques auxiliaires (28). Mais nous aurons à revenir plus loin et avec plus de détail sur ce point, comme nous l'avons déjà donné à entendre une fois (p. 338). Ici, nous devions, au préalable, et au moins en passant, mentionner aussi ce courant intellectuel, ne fût-ce que pour faire remarquer à ce propos que les auteurs de l'atomistique ne soupçonnaient absolument pas ces scrupules, réservés à une phase ultérieure du développement spéculatif. Et cela était heureux pour la science, car rien ne pourrait en compromettre plus gravement le progrès que si l'énergie de ses représentants aux diverses époques - dont chacune a à remplir une tâche strictement circonscrite - était paralysée par la contemplation de buts plus lointains et plus élevés.
Ainsi Leucippe et Démocrite se sont naïvement tenus au monde des corps, sans s'embarrasser d'aucun scrupule inspiré par la théorie de la connaissance ; si l'on veut appeler cela du matérialisme, comme on a décoré du nom d'idéalisme la contre-partie de cette philosophie, alors les Abdéritains étaient des matérialistes. Ils l'étaient aussi en ce sens qu'ils ne supposaient pas la survivance de la psyché ou âme-souffle, et que, plus conséquents que Parménide et qu'Empédocle, chez lesquels cette conception ne jouait, comme nous l'avons vu, qu'un rôle tout à fait oiseux et sans portée pour l'explication des faits, ils la bannissaient complètement et la remplaçaient par celle d'une âme formée d'atomes. Mais ils n'étaient pas matérialistes si, par ce nom, on désigne des penseurs qui contestent ou nient l'existence des substances spirituelles - pour la simple raison que le concept de la substance n'avait pas encore été transféré du domaine de la matière, où il a pris naissance, à celui de l'esprit. Ils étaient de nouveau matérialistes, ni plus ni moins que tous leurs prédécesseurs et leurs contemporains qui s'étaient voués à l'étude de la nature, à l'exception du seul Anaxagore, par le fait qu'ils cherchaient dans le monde matériel seulement les causes ou les conditions des états ou des qualités de conscience. Leur attitude à l'égard du divin n'était pas non plus essentiellement différente de celle de la grande majorité de leurs devanciers. Ils connaissaient aussi peu qu'eux tous une divinité créatrice des mondes ; ils n'admettaient pas plus qu'Empédocle des dieux individuels doués d'immortalité au sens propre du mot. Démocrite dérivait la foi en ces dieux et en leur puissance de la crainte dont le tonnerre et l'éclair, les éclipses de soleil et de lune, et autres phénomènes terrifiants ont rempli les âmes des premiers hommes. Cependant on dit qu'il admettait la divinité des astres, parce que, sans doute, leur nature est ignée, c'est-à-dire qu'ils sont composés d'atomes psychiques; et il croyait, comme Empédocle, à l'existence d'êtres supérieurs à l'humanité, et doués d'une vie très longue, sans être illimitée. En somme, il pensait que le cours de l'univers n'est pas soumis à leur action, mais il ne put néanmoins se résoudre à rejeter dans le domaine de la fable tout ce que l'on racontait des dieux et de leur influence sur les destinées humaines (29). C'est ainsi que, sans aucun doute par la rencontre et l'enchaînement des atomes dont le nombre infini et la variété de formes lui offraient d'inépuisables ressources pour de telles constructions, il expliqua la naissance d'êtres qui dépassent de beaucoup les hommes en grandeur et en beauté. Ces êtres se meuvent dans les champs de l'air ; les images qui s'en détachent s'insinuent en nos corps, jusque dans leurs parties les plus diverses; et par là directement ou indirectement, en pénétrant jusqu'aux organes des sens, en nous apparaissant en songe on même en nous parlant, elles provoquent les effets les plus variés, les uns salutaires, les autres funestes.

VIII

Dans ce que nous venons de dire, le lecteur a trouvé un avant-goût de la psychologie et surtout de la théorie de la perception de Démocrite, laquelle était sans doute aussi celle de son maître. Cette partie de leur doctrine n'a produit que peu de fruits, quoique Epicure et ses disciples ne se soient fait aucun scrupule de l'incorporer à leur système. Pour ces deux raisons, nous serons aussi brefs que possible, nous réservant de traiter cette question avec de plus amples développements quand nous étudierons l'épicurisme ; nous disposerons alors de ressources plus abondantes et n'en serons pas réduits aux renseignements que nous fournissent les adversaires de l'atomisme lorsque, comme Théophraste, par exemple, ils relèvent des points isolés de la théorie démocritique de la connaissance pour les soumettre à une critique incisive (30). Les supports des fonctions psychiques se trouvaient pour Démocrite dans les atomes les plus mobiles, pour cette raison d'abord que la rapidité proverbiale de la pensée - « rapide comme une aile ou comme une pensée», dit déjà Homère - paraissait exiger un tel véhicule, mais aussi parce que le processus de la vie, où l'on voyait un produit de l'âme identifiée à la force vitale, nous offre l'imagé de changements incessants. C'est pourquoi on se représenta comme supports des fonctions de l'âme des atomes particulièrement petits, ronds et lisses ; et comme ces atomes devaient tendre sans cesse, à cause justement de leur grande mobilité, à s'échapper du corps, on attribua à la respiration la mission de les y retenir par un courant d'air, et de les renouveler constamment; si cette mission cesse d'être remplie, les atomes psychiques se dispersent définitivement. Comme ils provenaient du monde extérieur, il est parfaitement compréhensible que Démocrite, suivant en cela les traces de Parménide et d'Empédocle, n'ait pas tiré entre le monde animé et le monde inanimé de ligne de démarcation stricte, mais qu'il n'ait établi entre les deux qu'une différence de degré (31). C'est en raison sans doute de la chaleur vitale des organismes supérieurs aussi bien que de l'incessant mouvement, propre à la flamme, qu'il identifia, comme autrefois Héraclite, ces atomes avec ceux du feu.
Des divers processus de perception, c'est celui de la vision qu'il a étudié avec le plus de soin. Ce fait merveilleux - merveilleux encore aujourd'hui pour tous ceux chez lesquels l'habitude n'a pas émoussé l'admiration - que des objets éloignés affectent nos organes visuels, il l'expliquait en distinguant deux cas. Il enseignait que de fines membranes ou pellicules se détachent continuellement des objets qui nous entourent; qu'elles pénètrent dans l'oeil lui-même lorsque celui-ci se trouve dans un voisinage immédiat, et qu'elles deviennent visibles, en tant qu'images, dans la pupille. C'est le premier cas. Dans le second, qui se produit lorsque l'objet est à distance, il attribuait la vision à l'intermédiaire de l'air. L'air, pensait-il, reçoit des objets des impressions, des impressions au sens littéral du mot, des impressions identiques à celles que la cire reçoit du cachet, et les transmet à nos organes visuels. Toutefois, l'air n'était nullement pour lui un agent favorable à la perception : les objets s'obscurcissent et finissent par disparaître au fur et à mesure qu'on s'en éloigne, parce qu'il exerce aussi une influence troublante. S'il n'en était ainsi, pensait Démocrite, nous apercevrions même une fourmi qui se promènerait sur la voûte du ciel. Cette courte esquisse suffit pour montrer au lecteur que les éléments de l'optique étaient complètement étrangers au grand penseur; et qu'il a été ici induit en erreur par l'effort qu'il a tenté, non tout à fait sans succès, dans d'autres domaines pour rapporter au contact immédiat et à ses effets immédiats et mécaniques (pression et choc) toute action d'un objet sur un autre. Nous ne pouvons nous dissimuler non plus que par ce trait de sa doctrine fondamentale, ses spéculations sur les questions d'optique sont en recul sur les essais moins grossiers d'Alcméon et d'Empédocle.
Nous ne pouvons d'ailleurs pas dire comment il s'est tiré des difficultés que soulevait son hypothèse elle-même. Peut-être n'avait-il pas songé que l'incessante émission de ces pellicules ou membranes qu'il appelait « idoles » ou images devait entraîner dans le cours des temps une diminution sensible du volume des corps, ou bien a-t-il paré à cette objection en s'en référant à la caducité de tous les objets qui tombent sous nos sens? Un point seulement, dans cette étrange théorie, mérite d'être loué. En ramenant les hallucinations et en général ce que l'on appelle des sensations subjectives à des « images » qui pénètrent du dehors, il se rencontre avec la science d'aujourd'hui en ce sens qu'il ne supprime pas toute parenté entre les sensations produites par les agents excitateurs les plus divers. Mais, au lieu de mettre en lumière le facteur subjectif qui leur est commun, il fait plutôt le contraire ; au lieu de connaître et de relever l'énergie spécifique des nerfs sensitifs, et d'assimiler ainsi la perception à l'hallucination, il assimile plutôt l'hallucination à la perception. Et cela était naturel, et ne doit pas nous surprendre, car sa doctrine partait d'une croyance inébranlable et irraisonnée, d'une croyance que n'avait effleurée aucun scepticisme, aucune espèce de subjectivisme, dans la matière comme seule et absolue réalité.
Nous avons dit que Démocrite n'avait aucune tendance au scepticisme, et nous le répétons, quoique, dans les trop courts fragments qui nous restent de ses oeuvres, nous rencontrions plusieurs affirmations de nature à faire supposer le contraire. Mais il n'y a là qu'une apparence, et rien de plus. Ces affirmations se répartissent en trois groupes que l'on n'a pas toujours distingués avec assez de soin. Comme celui de Faust, son coeur est « consumé » de ce que, au terme d'une longue vie de pensée et de travail scientifique, il ne peut jeter sur les secrets de la nature que des regards dérobés, furtifs et à bien des égards incertains. « La vérité habite dans les profondeurs » : «la réalité est inaccessible aux hommes»; telles sont les plaintes qui se sont échappées de son coeur ; elles nous sont parvenues dans les fragments du livre intitulé Confirmations, qui dénotent une tendance essentiellement inductive ou empirique, en opposition peut-être aux tendances aprioristiques de Leucippe (32). La phrase suivante de cet ouvrage nous fait entendre une plainte plus pathétique . encore : « En réalité, nous ne percevons rien de certain, mais seulement les choses telles qu'elles se transforment suivant la constitution de notre corps, de ce qui y entre et de ce qui lui résiste ». Tirer de ce passage, avec ce sceptique de l'antiquité qui le cite et qui le plie au service de sa doctrine, la conclusion que Démocrite a été en proie, ne fût-ce que momentanément, à un scepticisme de principe, c'est négliger un point qui, cependant, est assez évident. En effet, cette plainte est précisément fondée sur la nature de l'élément corporel, de laquelle le philosophe a aussi peu douté en écrivant ces mots qu'à n'importe quel moment. « En vérité, il y a des atomes et du vide », voilà la doctrine fondamentale de Démocrite, sur la valeur absolue de laquelle il n'a jamais exprimé ni même laissé entrevoir le moindre doute. Et cela, nous pouvons l'affirmer catégoriquement, car Sextus, le sceptique dont il est question plus haut, qui brûlait du désir de saluer dans le grand atomiste un esprit parent du sien, et ne s'est pas lassé de feuilleter ses ouvrages pour y trouver des passages favorables à sa thèse, n'a cependant pas pu en dénicher un seul qui lui donnât raison.
Mais ne nous trompons-nous pas ? Un disciple favori d'Epicure, nommé Kolotès, n'a-t-il pas relevé un mot de Démocrite qui supprime radicalement toute certitude de connaissance, et même, si l'on en croit Kolotès, « met la vie elle-même sens dessus dessous »? Le malentendu est depuis longtemps éclairci, et dans ce mot auquel on a attribué une si fâcheuse portée, nous ne trouvons pas la preuve de la fluctuation des principes de Démocrite, mais, bien au contraire, de la confiance sans réserve qu'il avait dans sa pensée fondamentale et dans les conséquences qui en découlent. Cette fameuse proposition, la voici : « Une chose n'est aucunement constituée de telle manière plutôt que de telle autre ». Elle se rapporte, comme le montre incontestablement le contexte, précisément aux propriétés des choses que les penseurs modernes appellent secondaires, et auxquelles Démocrite, comme nos lecteurs le savent depuis longtemps déjà, a refusé la réalité objective. Or la déclaration réprouvée par le disciple d'Epicure était conçue comme il le fallait pour faire ressortir cette distinction de la manière la plus efficace et la plus frappante. Que le miel soit doux pour l'homme sain, mais que l'homme atteint de jaunisse le trouve amer, ce fait et les faits analogues étaient généralement connus et reconnus; mais la manière ordinaire de les exprimer était en contradiction non seulement avec cette importante distinction, mais encore avec la saine raison. On ne s'exprimait pas alors à ce sujet plus exactement et plus correctement que ne le font aujourd'hui la plupart des gens cultivés. « Le miel, disait-on, et dit-on encore, est doux, mais il paraît amer à ces malades. ». - Non, répondait Démocrite, il n'en est pas ainsi; ce n'est pas le nombre qui peut décider de la vérité et de l'erreur. Car, alors, si la majorité des hommes étaient en proie à la jaunisse, et si la minorité seulement en étaient épargnés, la norme de la vérité serait changée ; ce que nous constatons ici, ce n'est pas la différence de l'être et du paraître, mais seulement celle du grand nombre et du petit. L'une des sensations est aussi subjective, aussi relative, aussi extérieure à l'objet lui-même que l'autre. La douceur normale est aussi peu une qualité objective du miel que son anormale amertume. Le miel n'est « en rien plus » doux qu'il n'est amer. C'est un corps composé d'atomes de telle ou telle forme, de telle ou telle grandeur, disposés de telle ou telle façon, et renfermant telle ou telle proportion de vide ; tout le restes est un effet qu'il exerce sur d'autres corps, entre autres sur les organes gustatifs de l'homme, effet qui, par conséquent, dépend aussi de ceux-ci et de leur condition permanente ou momentanée, générale ou individuelle. Démocrite n'a éprouvé aucun doute quelconque sur l'existence objective des corps et de leurs propriétés. Il était, au contraire, animé du désir de séparer aussi nettement et aussi précisément que possible l'invariabilité de ces causes de la variabilité des effets qu'elles produisent de concert avec le facteur subjectif et changeant, et de prévenir ainsi tout empiétement, sur le domaine de l'immuable, du scepticisme engendré par ce changement. Voilà le seul motif qui a dicté à Démocrite la phrase que nous venons de discuter.
Au troisième groupe, enfin, appartient la célèbre phrase qui établit une distinction entre la vraie connaissance et la connaissance obscure (33). Elle se trouvait dans un ouvrage en trois livres intitulé le Canon, qui, à ce que l'on peut supposer, exposait et fondait la logique inductive, et elle était conçue comme suit : « Il y a deux sortes d'intelligence, la vraie et l'obscure. À l'obscure appartiennent toutes ces choses : vue, ouïe, odorat, goût, toucher ; mais la vraie, séparée de celle-ci... » Sextus était malheureusement trop pressé pour citer la phrase tout entière, et nous n'en connaissons pas la fin. En apparence, sur ce point, ceux-là ont partie gagnée qui, du physicien d'Abdère, veulent faire un métaphysicien ou un ontologiste. Il rejette - peuvent-ils dire en effet - en bloc le témoignage des sens : quel parti lui reste-t-il à prendre que de se réfugier dans les hauteurs de l'Etre pur ! Mais si hâtivement que Sextus ait transcrit son auteur, il nous en donne un extrait suffisant pour rectifier cette première et inexacte impression. Après une ou deux lignes de son crû, il recommence à citer, et ajoute une seconde phrase, malheureusement mutilée aussi, mais dont il semble que nous ayons perdu le commencement : La vraie intelligence commence « lorsque l'obscure ne (suffit) plus, où elle ne peut ni voir, ni entendre, ni sentir, ni goûter, ni percevoir par le toucher les choses parce qu'elles deviennent trop petites.» L'ardent désir de Démocrite, pouvons-nous dire en deux mots, eût été de posséder un microscope d'une puissance idéale. De ce que lui eût montré cet instrument, il eût déduit la couleur, comme adjonction subjective, et considéré le reste comme la plus haute vérité objective accessible. Ce qu'il reproche aux sens dans leur ensemble, c'est de n'avoir pas assez d'acuité, c'est de nous laisser dans l'embarras dès que nous cherchons à saisir les corps les plus petits, les phénomènes les plus subtils dont se composent les masses matérielles et les processus qui se déroulent en elles. Choses corporelles et processus matériels, tels sont pour lui les objets de l'intelligence vraie ou non troublée, de celle qui dépasse les limites de la connaissance obscure ou troublée. Manquant, comme nous en manquons encore, de ces instruments de précision d'une perfection idéale, ses moyens de connaissance dans ce domaine ne sont naturellement que des inférences, et ces inférences ne visent qu'à découvrir les rapports qui existent dans le monde matériel ; comme fondement de ces inférences, il ne pouvait admettre que les indications des sens, car s'il leur reprochait vivement leur insuffisance, il ne les dédaignait pas à proprement parler ; au contraire, grâce au contrôle qu'ils exercent les uns sur les autres et qui nous permet d'en rectifier les erreurs, il les considérait manifestement comme capables de rendre de précieux services. Ces inférences étaient évidemment des inférences par analogie ou, quand elles affectaient une forme plus rigoureuse, des inférences par induction ; elles prenaient comme point de départ les faits perceptibles et, dans la supposition que les énergies ou les propriétés ainsi obtenues conservent leur valeur au delà des limites de la perception, elles aspiraient à franchir ces dernières aussi bien dans l'espace que dans le temps. Ce qu'il en est du scepticisme de Démocrite, nous pouvons maintenant le dire en peu de mots. Il faut en exclure non seulement la croyance au monde des. corps, mais encore les hypothèses fondamentales concernant les atomes et le vide et les propriétés primaires de la matière. Si cette région suprême de la connaissance est au-dessus du doute, il en existe une autre qui est au-dessous, si j'ose le dire. Elle est occupée par ces phénomènes secondaires ou subjectifs qui, strictement parlant, ne sont ni vrais ni faux, mais simplement des produits nécessaires et irrécusables. La région intermédiaire, située entre les deux précédentes, celle de l'explication de la nature dans le détail, est l'arène où s'agitent les doutes et les scrupules dont Démocrite est assailli et troublé. Le philosophe était constamment préoccupé d'éclaircir les rapports de ces deux domaines, et il se posait sans cesse ces questions : Quels processus réels échappant à la perception directe pouvons-nous conjecturer derrière les phénomènes qui s'imposent à nos sens? Quels mouvements corporels devons-nous présupposer pour expliquer les phénomènes sans faire violence aux énergies naturelles connues ou aux propriétés des choses ? Et ces problèmes, qui obsédaient l'esprit de l'Abdéritain, de préférence porté à l'étude des faits particuliers, lui faisaient constamment sentir l'insuffisance de ses ressources internes et externes, et lui arrachaient cette plainte sans cesse renouvelée qui témoigne avec une force égale de son insatiable soif de connaître et de la vigilante critique qu'il exerçait sur lui-même.

IX

Les règles d'investigation que renfermait le Canon de Démocrite sont disparues et oubliées. Nous ne pouvons donc plus connaître sa théorie à ce sujet qu'en la déduisant de sa pratique, ou plutôt de la critique à laquelle elle a été soumise, notamment par Aristote, qui en cela a mérité notre reconnaissance la plus vive, même sur les points où nous ne pouvons en aucune manière nous associer à ses objections. Le blâme qu'il a exprimé relativement à la méthode de recherche de Démocrite prend à nos yeux la valeur du plus grand éloge qu'il soit possible d'imaginer. Le Stagirite reproche à son prédécesseur de ne savoir jamais, quand il se demande les raisons dernières des processus naturels, répondre que par ces phrases : « Cela est ou arrive toujours ainsi » ou bien : « Cela s'est passé ainsi déjà précédemment (34) ». En d'autres termes, l'expérience est pour lui la source dernière de la science de la nature. Si longue que puisse être la chaîne de nos déductions, quel que soit le nombre des anneaux dont elle se compose, nous arrivons finalement, pensait-il, à un point où l'explication n'est plus possible et où il ne nous reste d'autre alternative que de reconnaître un fait irréductible. Aristote lui-même n'a pas méconnu en principe cette vérité fondamentale : que toute déduction, en dernière analyse, se ramène à des inductions. Mais, dans les cas particuliers, son désir d'explication ne trouve pas son compte à admettre des faits derniers basés seulement sur l'expérience et absolument impénétrables à notre esprit. Bien souvent, dans sa théorie de la Nature, nous rencontrons un semblant d'explication là où il eût convenu, en vérité, de renoncer à toute tentative ultérieure. Démocrite ignorait ces pseudo-explications, qui découlent la plupart du temps de préjugés séduisants. Ainsi la théorie platonico-aristotélicienne des « lieux naturels » (l'élément igné tend en haut, l'élément terrestre en bas, etc.) lui est aussi étrangère que l'affirmation arbitraire déjà longuement discutée par nous, selon laquelle la matière a reçu du dehors la première impulsion. Quand donc Aristote lui reproche, comme à Leucippe, d'avoir, par légèreté, négligé d'étudier l'origine du mouvement, la science moderne de la nature prend parti non pas, certes, pour celui qui inflige le blâme, mais pour celui qui en est l'objet. La critique qu'Aristote exerce (35), à propos de ces questions fondamentales, sur la façon dont les traitent les atomistes, ressemble d'une manière surprenante aux objections que soulève Descartes, dans ses lettres à Mersenne, contre Galilée et sa méthode de recherche naturelle. Dans l'un comme dans l'autre cas, l'esprit métaphysique se montre incapable de rendre justice à l'oeuvre moins prétentieuse, mais plus féconde, des méthodes empiriques.
Il est plus difficile de se prononcer sur les mérites et les démérites des deux tendances en ce qui concerne le problème de la finalité et la manière de le traiter. Les atomistes ont laissé complètement de côté la préoccupation du but en ce qui touche à la naissance et à l'ordonnance du monde ou, pour parler plus exactement, des mondes : ils ne sont pas sortis de la voie de l'explication mécanique et l'ont poursuivie aussi loin que possible. Fait plus significatif encore : même les phénomènes de la. vie organique n'ont pu les amener à se placer à un autre point de vue. En ces deux circonstances, ils ont encouru les foudres d'Aristote (36). Le disciple de Platon juge inadmissible que l'ordre et la beauté du Kosmos se soient produits spontanément ; il est au même degré incroyable pour lui que les organes des animaux et des plantes fussent appropriés à leurs fonctions s'ils ne s'étaient développés en vertu d'un principe, à eux inhérent, de finalité, ou, pour employer un terme créé par Charles-Ernest von Baer, et qui correspond exactement à la conception d'Aristote, sans Zielstrebigkeit, c'est-à-dire sans aspiration à un but. Il ne serait pas plus choquant, à ses yeux, de soutenir que si l'on fait une ponction à un hydropique, cette opération a pour cause la lancette du chirurgien, mais non le désir de guérir le malade. Ici, nous nous engageons sur le terrain d'une controverse qui passionne encore aujourd'hui. Nous connaissons d'ailleurs si mal la façon de procéder des atomistes dans chaque cas particulier qu'il nous serait difficile de porter un jugement sur sa légitimité, même si les questions qui se posent à ce sujet étaient tranchées, au moins en principe. Dans les manuels populaires de matérialisme, on trouve assez souvent, il est vrai, une solution assez sommaire, et que l'on peut exprimer par cette formule : « Ce n'est pas pour courir rapidement que les cerfs ont de longues jambes ; mais c'est parce qu'ils ont de longues jambes qu'ils courent rapidement ». Sans doute une telle transformation du rapport de cause à effet en rapport de moyen à fin joue, un rôle assez important dans la pensée des hommes. Sans doute, on peut à bien des égards réfuter victorieusement le point de vue téléologique en disant que les formes capables de durée peuvent seules se développer et se maintenir; que des formes ne remplissant pas cette condition ont pu assez souvent venir au jour, mais que, tôt ou tard, elles ont dû disparaître, et que la plupart, notamment, ont succombé à la lutte pour l'existence. Mais pour que l'un ou l'autre de ces expédients résolût complètement le problème de la finalité, il faudrait supprimer dans le domaine de la vie organique au moins deux faits fondamentaux, qui paraissent exiger des explications d'une autre nature. C'est d'abord la coopération - dont ils rendent si peu compte - de plusieurs et souvent de très nombreux organes et parties d'organes à une fonction commune ; c'est ensuite la structure, si merveilleusement appropriée à l'action des agents extérieurs, des organes des êtres vivants, et surtout des organes des sens. La science conserve, inébranlable, l'espoir de résoudre un jour ces redoutables énigmes, bien que les perspectives qu'avait fait naître il y a près d'un demi siècle la théorie de Darwin aient été quelque peu déjouées par les recherches subséquentes, et que les savants les plus versés dans cette question penchent à ne voir dans la « variation spontanée » et dans la «survivance des plus aptes » qu'un des facteurs ici en cause et non leur totalité. Mais, quoi qu'il en soit de ce point, la tentative que firent les atomistes pour expliquer mécaniquement la nature s'est en tout cas montrée féconde, incomparablement plus féconde que les théories qu'on lui a opposées, et qui, faisant halte à une étape moins avancée de l'investigation, assignent prématurément une fin au besoin de savoir, soit en supposant des interventions surnaturelles, soit en introduisant des forces équivoques et dépourvues de toute détermination précise, telle que l'est, par exemple, la fameuse « force vitale » des anciens Vitalistes.
Si Démocrite a soigneusement évité de planter entre les divers départements de la vie naturelle terrestre des barrières infranchissables, il ne s'est pas moins gardé de souscrire à la division, fondée sur des apparences extérieures, de l'univers en régions essentiellement différentes. Il ne sait rien de l'opposition qui sépare le monde sublunaire et changeant du monde immuable et constant des astres divins, distinction qui a pris une signification si grande et si funeste dans la philosophie aristotélicienne. Ici encore, Démocrite se trouve dans le plus parfait accord tant avec les grands hommes qui, comme Galilée, ont délivré la science moderne des chaînes de l'aristotélisme, qu'avec les résultats, dans le domaine des faits, de la recherche des trois derniers siècles. Le voile qui s'étendait sur les yeux des autres ne troublait pas son intelligence ; et ce seul avantage lui a fait pressentir ce que le télescope et l'analyse spectrale ont révélé à nos regards étonnés. Cela touche vraiment au merveilleux. Un nombre infini de mondes différents en grandeur, les uns pourvus de plusieurs lunes, les autres sans soleil ni lune ; les uns en formation, les autres en train de disparaître par suite de quelque collision ; quelques-uns d'entre eux entièrement dépourvus d'eau, voilà de quoi nous parle Démocrite ; ne semble-t-il pas, en l'entendant, que nous entendions. la voix d'un astronome de nos jours qui a vu les lunes de Jupiter, reconnu l'absence d'eau dans la nôtre, observé les nébuleuses et les étoiles éteintes, grâce aux admirables instruments dont nous disposons aujourd'hui? Et pourtant cette concordance repose entièrement ou presque entièrement sur l'absence d'un préjugé puissant, qui obscurcit le véritable état des choses, et sur cette hypothèse hardie mais non téméraire: que, dans l'infinité du temps et de l'espace, les possibilités les plus diverses ont pu devenir des réalités. En ce qui concerne le nombre infini des formes atomiques, cette théorie n'a pas trouvé grâce devant la science actuelle ; mais sous le rapport des processus et des transformations cosmiques, elle a reçu une pleine confirmation.
On a pu dire avec raison que la théorie démocritique de l'univers a dépassé en principe le point de vue géocentrique (37). Et si Aristarque de Samos l'a abandonné en fait, on peut dire dès maintenant et avec le plus haut degré de probabilité que la voie lui avait été frayée par le disciple de Leucippe. Nous reviendrons sur ce sujet dans un chapitre subséquent, et nous rechercherons les fils en partie cachés qui relient ce dernier au Copernic de l'antiquité ainsi qu'aux grands physiciens d'Alexandrie et à leur élève Archimède, et par lesquels Archimède, à son tour, est relié à Galilée et aux autres pionniers de la science moderne.
Aujourd'hui, comme il y a deux mille ans, se pose la question de savoir si notre globe seul sert de demeure à des êtres vivants, et aujourd'hui nous ne disposons guère, pour la résoudre, de plus de données expérimentales qu'alors. Mais Démocrite et les siens ne méritent guère le reproche de témérité pour avoir refusé de faire une exception, sous ce rapport aussi, en faveur du seul astre que nous connaissions un peu exactement. Quelques mondes seulement, déclarait Démocrite lui-même, sont dépourvus de plantes et d'animaux, parce qu'ils manquent de l'eau nécessaire à leur entretien. Déclaration particulièrement remarquable parce qu'elle était fondée de toute évidence sur l'hypothèse de l'unité de composition de l'univers, tant au point de vue des matières dont il est formé qu'à celui des lois qui en régissent le cours, et que cette hypothèse a été mise en pleine lumière par la physique astrale de nos jours. En lui se révèle le même esprit qui inspirait plus tard à un de ses disciples, Métrodore de Chios, cette éclatante comparaison : « Un seul épi de blé sur une plaine immense ne serait pas plus extraordinaire qu'un seul Kosmos dans l'infinité de l'espace (38) ».

XI

Mais plus importante encore que cette géniale anticipation sur les théories les plus modernes est la conception de la vie impliquée dans cette vue du monde, et qui s'en dégage de toute nécessité. Comme l'homme doit paraître mesquin à ses propres yeux, combien insignifiants les buts que poursuivent avec une ardeur fiévreuse la plupart de ses semblables ; comme son orgueil doit faire place à la modestie et à l'humilité quand il voit le globe qu'il habite dépouillé de tout privilège, de toute supériorité, pour ne plus être qu'un grain de sable sur le rivage de l'infini ! Là, croyons-nous, se trouve le noyau de l'éthique de Démocrite.
La postérité a vu dans l'Abdéritain le philosophe « Jean qui rit », parce que la conduite des hommes lui paraissait absolument absurde, absolument en désaccord avec leur importance et leur valeur. Malheureusement, les sources auxquelles on a l'habitude et où l'on est en une certaine mesure obligé de puiser la connaissance détaillée de sa philosophie morale sont pour la plupart peu limpides. Nous savons juste assez d'un de ses principaux ouvrages éthiques pour pouvoir en esquisser, au moins partiellement, le plan et les idées directrices (39). Cet ouvrage traitait de la tranquillité de l'âme et était remarquable déjà par la modestie du but qu'il proposait à l'activité humaine. Ce n'était pas le bonheur ou la félicité, mais simplement le bien-être, la paix du coeur que ne vient troubler aucune crainte superstitieuse, aucune prédominance des passions, cette assurance ou cet équilibre psychique que rien ne déconcerte, et que l'on comparait au calme de la mer. Le traité commençait par une description de l'état misérable de la majorité des hommes qui, en proie à une incessante inquiétude, se consument à la recherche du bonheur, saisissant chaque chose pour l'abandonner ensuite, et ne trouvant jamais une satisfaction durable. Comme principales sources de l'infortune, il désignait, semble-t-il, l'immodestie des désirs, la méconnaissance des limites étroites assignées au bon-heur humain, les troubles qu'apporte à la paix intérieure la superstition. L'état de nos sources ne nous permet pas de rendre l'éclat avec lequel Démocrite exprimait ces idées fondamentales. Dans la foule des maximes morales qu'on lui attribue s'en trouvent bon nombre dont l'inauthenticité est démontrable, et de distinguer dans les autres le vrai du faux, c'est une entreprise qui, jusqu'à aujourd'hui du moins, n'a conduit qu'à des résultats contestables. On se plaît à considérer comme l'indubitable propriété du grand Abdéritain bien des pensées qui se distinguent à la fois par le piquant, l'originalité de l'expression. Et avant tout le magnifique fragment qui ne nous est parvenu, il est vrai, que sous une forme mutilée, mais que l'on peut restituer avec certitude pour l'essentiel, et où le philosophe flagelle le plus grave inconvénient des institutions démocratiques, l'état de dépendance dans lequel se trouvent les magistrats à l'égard des citoyens, c'est-à-dire de ceux qu'ils ont pour principal devoir de tenir en respect. Ce fragment très significatif devait être conçu à peu près en ces termes: «Dans l'organisation politique actuellement existante, il est impossible que les gouvernants ne fassent pas de mal, même s'ils sont en tous points excellents. Car il en est absolument comme si l'aigle (royal) était donné en proie à la vermine. Mais il devrait être pourvu à ce que, si sévèrement qu'un magistrat punisse les malfaiteurs, il ne tombe pas en leur pouvoir ; au contraire, une loi ou une institution quelconque devrait garantir pleine protection à celui qui exerce la justice ». Mais, à supposer même qu'on ne puisse affirmer l'authenticité d'aucun de ces fragments, leur ensemble - si paradoxal que cela puisse paraître - n'en caractériserait pas d'une manière moins concluante la morale de Démocrite. Quel scandale n'a pas causé à l'orthodoxie païenne aussi bien qu'à l'orthodoxie chrétienne son explication purement mécanique de la nature ! Et cependant les écrivains chrétiens, comme les écrivains païens de l'antiquité, se sont plu à prêter ou à attribuer au fondateur de l'atomistique une foule de déclarations qui dénotent les sentiments les plus purs, et témoignent de la conception la plus haute de la vie humaine. D'où, peut-on se demander avec raison, proviendrait cette impression si ce n'est des oeuvres authentiques de Démocrite? Il s'en dégageait sans doute une personnalité qui commandait ou plutôt qui forçait l'admiration et le respect; le parti pris et la partialité n'y trouvaient certainement pas un mot qui pût prêter à l'équivoque ou à la dépréciation, Le préjugé encore si répandu de nos jours qui prétend établir une connexion nécessaire entre le matérialisme scientifique et ce que l'on peut appeler le matérialisme éthique est réfuté victorieusement par l'image que s'est faite toute l'antiquité de la personne et de la doctrine morale du sage d'Abdère, et qui s'est conservée intacte jusqu'à l'époque la plus récente.

 

(01Voir Œuvres d'Hippocrate, IX 320 sq., particulièrement 350 et 354. Sur les visites faites par Hippocrate à des malades d'Abdère, voir le I. II, certainement authentique, du traité Sur les Epidémies, pp. 122, 124, 128.
(02
Sur Leucippe, cf. Diog. Laërce, IX ch. 6. Il semble plus probable que sa ville natale ait été Milet, car si on le fait naître aussi à Élée et à Abdère, c'est sans doute par suite des erreurs auxquelles donnèrent lieu, ses relations avec Zénon et avec Démocrite. La discussion sur sa réalité historique s'est poursuivie en dernier lieu entre Rohde (Verhandl. d. 34. Philo.,-Vers., pp. 64 sq., et Fleckeisens Jahrb., 1881, 741 sq. = Kl. Schr., I 205 sq. et 240 sq.), Natorp (Rhein. Mus., XLI 349 sq.) et Diels (Verhandl. d. 35. Philo.-Versammlung, p. 96 sq.); cf. aussi Rhein. Mus., XLII 1 sq. L'autorité d'Aristote et de Théophraste est décisive contre les doutes exprimés dans Diog. Laërce, X 13. Si je suis absolument d'accord sur ce point avec Diels, je ne puis admettre avec lui que Leucippe ait été considéré par Théophraste comme un élève de Parménide. Car les mots koinvn®saw ParmenÛdú t°w filosofÛaw (Doxogr., 483, 12) ne signifient pas nécessairement cela, à mon avis; pas plus que la déclaration exactement pareille sur la relation d'Anaxagore avec la doctrine d'Anaximène : koinvn®saw t°w ƒAnajim¡nouw filosofÛaw ne nous oblige à endosser à Théophraste l'anachronisme correspondant. C'est encore Théophraste qui a attribué à Leucippe (Diog. Laërce IX 46) le Grand Ordre de l'Univers. Le seul fragment existant, et que nous citons dans notre texte, provient du traité Sur l'Esprit (Aét., dans Doxogr., 321 b, 10). - Zeller fournit une nouvelle preuve de la réalité historique de Leucippe dans l'Archiv, XV 137-140.
(03
Sur Démocrite, cf. Diog. Laërce, IX ch. 7. Au sujet de la date de sa naissance, qui, sur la foi de témoignages autobiographiques, a été placée dans la 801e Olympiade (= 460-457 ; il s'agit probablement de la 1re année de l'Olympiade), cf. Apollodore dans Diog. Laërce, IX 41. Les fragments ont été très insuffisamment recueillis par Mullach (Democriti Abderitte operum Fragmenta, Berlin 1843). Les deux fragments cités plus loin se rencontrent dans Clément d'Alexandrie, Stromat., I 357, Potter, et dans Diog. Laërce, IX 36. La citation de Platon est tirée de la République, II, 368 a. Les deux déclarations d'Aristote se trouvent dans le de Gener. et Corrupt., I 2, 315 a, 34 sq. et 316 a, 6 sq. Comp. en outre Ies passages importants de Gen. et Corr., I 8, 324 b, 35 sq. et 325 a, 23 sq.
(04)
Mullach, p. 204.
(05
Édition de Florence, 1844, IV p. 333 sq.
(06) Ce que nous disons ici est fondé sur Aristote, Métaph. I 4 fin. La leçon erronée des manuscrits a été rectifiée en premier lieu par Bernays : Ueber die enter Philon's Werken stehende Schrift liber die Unzerstörbarkeit des Weltalls, p. 75. (Abhandl. der kgl. preuss. Akademie 1882, III.)

(07) Cette citation est empruntée au livre de Fechner Ueber die physikalische und philosophische Atomenlehre ; lire toute cette discussion (pp. 79-81) aussi remarquable par la profondeur de la pensée que par l'éclat de la forme.

(08) J.-S. Mill, Logique, 1, III ch. 6. - Au sujet de ce qui suit, cf. Lothar Meyer, Die modernen Theorien der Chemie, 4e éd. passim, notamment pp. 253, 273, 183.

(09Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire I 245.

(10) Descartes écrit à Mersenne : « J'admire ceux qui disent que ce que j'ai écrit ne sont que centones Democriti, etc. » Œuvres, éd. Cousin, V1I1 328. Ed. Adam et Tannery, Corr. III, 166. II est juste de rappeler ici le grand Rob. Boyle (1627-1691) qui disait « qu'une seule et même matière fondamentale, étendue, divisible et impénétrable est peut-être à la base de tous les corps, et que les différences que nous percevons en eux ne sont la conséquence que de grandeurs et de formes inégales, de repos ou de mouvement, et de la position réciproque des atomes ».

(11
L'original indique la neurine au lieu de la choline, en s'en référant à l'ouvrage de Bunge, cité plus haut. À l'époque où a paru cet ouvrage, il y avait, en effet, confusion entre les deux substances. Les formules aujourd'hui admises sont les suivantes : muscarine, C5 H15 NO3; choline, C5 H15 NO2; neurine, C5 H13 NO. La neurine est d'ailleurs une base très vénéneuse. A. R.
(12
Sur l'explication que donnait Démocrite du poids spécifique, voir Mullach p. 215. Le témoignage est celui de Théophraste, de Sens., auquel nous devons aussi nos autres informations sur la théorie des sens de Démocrite (Doxogr. p. 516 sq.).
(13
Alex. de Humboldt, Versuch über die gereizte Nerven- und Muskelfaser, Berlin 1797, I 429. Mais de H. ne communique pas ces opinions comme étant les siennes. Le représentant moderne le plus important de cette théorie est sans doute Nic. Lemery, auquel Kopp, dans sa Gesch. der Chemie III 14, emprunte la citation suivante : « Je ne crois pas qu'on me conteste que l'acide n'ait des pointes..., il ne faut que le goûter pour tomber dans ce sentiment, car il fait des picotements sur la langue, etc. ». (Cours de chimie, 1675.)
(14
Cf. Lasswitz, Gesch. der Atomistik, II 91, et Huyghens, Discours de la cause de la pesanteur, dans I'appendice au Traité de la lumière, p. 102 (éd. de Leipzig) : « des corps faits d'un amas de petites parties accrochées ensemble... ». On trouve cependant encore dés pensées analogues chez Lemery (1645-1715), d'après Kopp, op. cit., II 308. Descartes, selon l'expression concise que donne Huyghens à son point de vue, op. cit., 33, ramène tout à des principes « tels que sont ceux qui dépendent des corps considérez sans qualitez et de leurs mouvements ». Sur ce qui suit, cf. Meyer, op. cit., 223: « Le terme de saturation n'est qu'un mot tenant lieu d'une idée, d'une représentation nette, qui fait défaut »; cf. aussi à ce sujet la p. 387.
(15
Pensées, frg. 79 de l'édition Brunschwicg.
(16
Les témoignages essentiels sur la cosmogonie de Démocrite se trouvent dans Diog. Laërce, IX 31; Hippolyte, 110 ; Démocrite, frg. 2 (Phys.), p. 207, et frg. 6, p. 208, Mull. Cf. Platon, Timée, 52 e. Cette question a été traitée récemment et excellemment par Brieger, Die Urbewegung der Atome und die Weltentstehung bei Leukipp und Demokrit (Progr. du gymn. de Halle 1884) et par Hugo-Karl Liepmann, Die Mechanik der leucipp-democritischen Atome, dissertation de doctorat, Berlin 1885. 
(17
Brieger et Liepmann.
(18
Aristote, de Coelo, II 13, où la théorie du tourbillon est attribuée « à tous », c'est-à-dire, comme le montre le contexte, à tous les anciens philosophes-naturalistes et à tous les auteurs de cosmogonies (295 a, 9 sq.). Le premier, Teichmüller a vu et démontré qu'Aristote pense presque certainement aussi à Anaximandre (Studien z. Gesch. der Begriffe, Berlin 1874, p. 83).
(19
Ce que nous disons ici de l'action des vents tourbillonnants, et en particulier des vents étésiens, a été approuvé de notre collègue le prof. Jules Hann, et s'appuie en partie sur une aimable et instructive communication de sa part.
(20) Les déclarations d'Aristote à ce sujet se trouvent dans le de Caelo, III 2 (300 b, 8) et dans la Métaph., I 4 (985 b, 20).

(21
À ce sujet, comp. Ueber die Grenzen des Naturerkennes. Die sieben Welträlsel. Zwei Vorträge von Emil du Bois-Reymond, éd. 3, p. 83. Leipzig 1891.
(22) Grote a réuni dans son Plato, I 92 sq., un certain nombre de déclarations de Bacon à ce sujet; cf. en outre L. Stein, Leibniz und Spinoza, 66 sq. J'emprunte le mot de Tyndall à ses Fragments of Science, 5e éd., 355.
(23)  Théophraste, Doxogr. 483, 12 sq.
(24)  Cf. la citation de Parménide dans la note à p. 190.
(25)  Galilée, op. cit., 336: « Ma che ne' corpi esterni, per eccitare in noi i sapori, gli odori e i suoni, si richiegga altro che grandezze, figure, moltitudini e movimenti tardi o veloci, io non lo credo ». De même Huyghens, op. cit., p. 96 : « En ne supposant dans la nature que des corps qui soient faits d'une mesure matière, dans lesquels on ne considère aucune qualité ni aucune inclination à s'approcher les uns des autres, mais seulement des différentes grandeurs, figures et mouvements... ». Il ressort de l'évidente allusion citée par Lasswitz, op. cit., II 49, que Galilée connaissait bien les doctrines de Démocrite. Löwenheim, Der Einfluss Demokrits auf Galilei, a d'ailleurs montré dernièrement que Galilée avait étudié Démocrite de près (Archiv, VII 230 sq.). En ce qui touche Huyghens, cf. la déclaration, op. cit., p. 93, dans laquelle il exprime son étonnement de ce que non seulement les autres philosophes, mais même Démocrite, ont négligé d'expliquer la pesanteur : « On peut le pardonner à ceux qui se contentaient de pareilles solutions en bien de (sic) rencontres; mais non pas si bien à Démocrite et à ceux de sa Secte, qui, ayant entrepris de rendre raison de tout par des Atomes, en ont excepté la seule Pesanteur ». Platon suit d'ailleurs évidemment les traces des Atomistes dans les Lois, X 897 a.
(26) Preuves de l'existence du vide dans Aristote, Phys., IV 9 (213 b 5 sq.)
(27) Dans Théophraste (Doxogr.. 483, 17 sq.). Je tiens pour une parenthèse la phrase
kaÜ tÇn ¤n aétoÝw sxhm‹tvn peiron tò pl°yow diŒ tò mhd¢n mllon toioèton µ toioèton eänai, et comme sujet de toioèton, je supplée et cela tò sx°ma aétÇn. On identifie habituellement cette affirmation de Leucippe avec celle de Démocrite touchant les qualités secondaires où oé mllon toÝon µ toÝon (chez Plutarque, adv. Colot.. 4, 1, et Sext. Emp., Pyrrh. hyp.. I 213 = 48, 13 sq., Bekker). Mais, si pardonnable que soit cette confusion, le contexte dans lequel se trouvent les deux phrases ne permet aucun doute sur leur différence. Que ne faut-il pas faire entrer dans la phrase de Théophraste pour en tirer, dans cette supposition, un sens à moitié intelligible! Comment cette déclaration de Démocrite, qui, de l'aveu même de Zeller, 5e éd., p. 920, n. 2, « se rapporte seulement aux qualités secondaires sensibles », peut-elle servir à prouver le nombre infini des formes atomiques ? Le nombre des variations subjectives dont l'exemple typique, cité aussi par Sextus, est le fait que le miel parait amer à l'homme atteint de jaunisse, peut s'élever à trois ou à quatre, à dix même, si l'on veut. Mais, même s'il y en avait cent ou mille, cela ne signifierait rien quant au nombre infini des formes atomiques. Et, chose plus significative, l'existence de ce nombre infini et leur combinaison dans chaque objet sensible sont deux choses différentes. Et ce serait une violence intolérable que de devoir ajouter par la pensée la seconde de ces hypothèses à la première, la seule dont il soit question dans Théophraste, et la seule dont il puisse être question d'après tout le contexte. Et par dessus tout, Théophraste (Doxogr., 518, 20 sq.) ne parle que de la combinaison de beaucoup de formes atomiques, mais nullement de celle d'une infinité de ces formes dans un seul objet sensible. D'ailleurs il s'agit chez lui d'un cas spécial, et non d'une règle générale. (Soit dit en passant, ce passage nécessite une correction, et se lisait peut-être à l'origine comme suit: Žll' ¤n ¥k‹stÄ [leÜÄ] pollŒ eänai [kaÜ trax¡a] kaÜ tòn aétòn [xulòn met] ¡xein leÛou kaÜ trax¡ow ktl.
(28
Ernst Mach, Die Principien der Mechanik, u. s. w. (Internationale wissenschaftl. Bobliotheck, 463 sq)
(29) Au sujet des doctrines théologiques de Démocrite, voir surtout Sext. Emp., adv. Math., IX 1, 19 et 24 = p. 394, 28 sq. et 396, 5 sq. Bekker; Tertull., ad Nation., II 2 (rapproché avec raison par Zeller du commentaire d'Eustathe sur Odyss., XII 63). À remarquer son explication rationaliste de la divination par les entrailles (Cic., de Divinat., II 13, 30) qu'Hering a déclarée récemment la vraie, Vorgesch. d. Indoeuropäer, 448. Quoique bien loin de l'être en effet, cette tentative d'explication est caractéristique de Démocrite. Ailleurs, il s'efforce de trouver un fond de réalité dans les coutumes et les croyances religieuses ; il ne tenait pas pour de simples fictions les apparitions divines et les songes significatifs, et dans les dieux de la foi populaire, il apercevait des désignations de facteurs naturels ou même de forces morales, défigurées sans doute et mal interprétées par le caprice des poètes. (Cf. Clément d'Alex., Protrept., ch. 6 p. 59 Potter, et Stromat., V ch. 14, 709 P.) Pour rétablir les mots corrompus, consulter aussi Eusèbe, Prép. Evang., XIII c. 13 § 27, III 322, Gaisf. ; Diog Laërce, IX 46). - Diels, Archiv, VII 154-157, discute Ueber Demokrits Dämonenglauben.

(30
Voir l'exposé et la critique de la théorie de la connaissance de Démocrite par Théophraste dans les Doxogr., 516 sq. Sur les atones psychiques de Démocrite et de Leucippe, et sur le rôle de la respiration, cf. Aristote, de Anima, I 2, 403 b, 31 sq.
(31) Cf. Doxogr., 390, 19 sq. Il est important d'insister sur la durée de la doctrine de l'animation universelle, surtout parce que la plupart des historiens de la philosophie font cesser beaucoup trop tôt le mode de pensée hylozoïstique, en général déjà avec Anaxagore et Empédocle.
(32) Ces plaintes sont mentionnées par Sect. Emp., adv. Math., VII 135 sq. p. 220 sq. Bekker; cf. en outre Diog. Laërce, IX 72. A. Brieger a traité récemment et excellemment, Hermès, 37, 56 sq. de la Demokrit's angebliche Leugnung der Sinnes-Wahrheit. Du plus haut intérêt est le fragment de Démocrite dont l'original nous a été rendu depuis peu accessible; cf. H. Schöne, Eine Streitschrift Galen's gegen die empirischen Ærzte, Berliner Sitz.-Ber. 1901, LI p. 5. Les sens y adressent la parole à l'esprit en ces termes :
tlaina fr®n, par' ²m¡vn laboèsa tŒw pÛsteiw ²m¡aw katab‹lleiw; ptÇm‹ toi tò kat‹blhma. Ils reprochent à l'esprit de rejeter leur témoignage, et, par là, pour ainsi dire, de s'enlever à lui-même toute autorité. L'image de Démocrite est empruntée à la palestre ; il fait penser à deux lutteurs dont l'un terrasse l'autre, mais tombe en même temps que lui. On aimerait savoir ce que Démocrite faisait répondre à l'esprit. Il ne pouvait sans doute guère lui faire dire que ceci : la méfiance contre les sens se justifie quand leurs affirmations se contredisent (c'est-à-dire en ce qui concerne les propriétés secondaires) ; en revanche, leur témoignage concordant, relativement par exemple à la matière et à ses propriétés primaires ou fondamentales, reste inattaquable et constitue le fondement de la connaissance.
(33
Les déclarations sur la connaissance vraie et la connaissance obscure sont également mentionnées par Sext. Emp., adv. Math., VIII 138 sq. p. 221, Bekker.
(34
La remarque critique d'Aristote se lit dans la Phys., VIII, 252 a-b. Cf. à cela les déclarations de Théophraste, qui, cette fois, n'ont rien d'aristotélicien, sur Platon, et que cite Proclus dans son commentaire au Timée, p. 176 de l'édition de Bâle (et aussi dans Doxogr., 485, 13 sq.).
(35
Métaph., I 4 fin. Au sujet de ce qui suit, cf. Dühring, Kritische Gesch. d. allg. Principien d. Mechanik, 109-112.
(36
Les blâmes d'Aristote sont exprimés dans la Phys., II, 4, 196 a, 24 sq.. et dans la Generat. animal., V 789 b, 2. 
(37) Cf. surtout Hippolyte, I 13, dont Lüwenheim a tiré un heureux parti en faisant observer que Démocrite « avait déjà abandonné en principe le point de vue géocentrique ». (Archiv, VII 246.)

(38
Métrodore de Chios : chez Stobée, Ecl., 1 496 (1 p. 199, 1, Wachsmuth).
(39
Sur les fragments éthiques de Démocrite, cf. l'étude de Lortzing dans le Berl. Gymn.-Progr., 1873; Hirzel, Demokrits Schrift = perÜ eéyumÛhw (Hermès, XIV 354 sq.); Natorp, Die Ethika des Demokrltos, 1893, discuté par Diels dans la Deutsche Lift. Zeitung, 1893, na 41. Diog. Laërce ne donne que peu de renseignements, mais des renseignements évidemment authentiques, sur la morale de Démocrite (IX 45). Par les termes de « tranquillité de l'âme », de « bien-être » et d'« assurance », j'ai traduit les expressions démocritiques de eéyumÛh, eéestÅ et ŽyambÛh. - Le fragment cité ci-dessous (et conservé par Stob. Flor., 46, 48) a été conjecturalement rétabli par nous dans nos Beitr. z. Kritik u. Erklärung griech. Schriftsteller, III 26 (= 586 Wiener Sitz.-Ber. 1876).