retour à l'entrée du site   table des matières des penseurs de la Grèce de Theodor Gomperz

 

 

Gomperz, Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique

trad. de Aug. Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910

livre II livre III (suite)

LIVRE TROISIÈME

L'Epoque des Lumières.

Ce furent les Grecs qui... fondèrent... la science rationnelle, dépouillée de mystère et de magie, telle que nous la pratiquons maintenant.
MARCELIN BERTHELOT
(La Chimie dans l'antiquité et au moyen âge ; Revue des Deux-Mondes, 15 sep. 1893). 

Peut-être l'hypothèse atomistique sera-t-elle un jour supplantée par une autre; peut-être, mais ce n'est pas probable.
LUDWIG BOLTZMANN
(Der zweite Hauptsatz der mechanischen Wärmetheorie ; Almanach der kais. Akad. der Wissensch , Wien 1886, p. 234).

tòn m¢n bÛon
² fæsiw ¦dvke, tò d¢ kalÇw z°n ² t¡xnh

POÈTE DRAMATIQUE INCONNU
(Passage tiré par nous d'une paraphrase de Philodème trouvée dans les papyrus d'Herculanum: Wiener Studien, II 5).

CHAPITRE PREMIER

Les Médecins.

1. Supériorité scientifique des Hellènes. Médecine des peuples sauvages, des Indo-Européens et des Hindous. Débuts de la médecine grecque. - II. Situation et devoirs des médecins. - III. La collection hippocratique. Influences réciproques de la médecine sur la philosophie et de la philosophie sur la médecine. Médecine et superstition. Influence de la philosophie naturelle. - IV. L'ouvrage Sur le Régime. Bien-fondé de la pensée qui en fait le fond. Héraclitisme et éclectisme. Le livre Sur les Chairs. Ques­tions et réponses téméraires. Noyau sérieux dans une enveloppe fantastique. Le livre Sur le nombre sept. Excès d'imagination. - V. Années d'apprentissage, de voyages et de maîtrise de la médecine. Réaction contre la méthode de la philosophie naturelle. La médecine et la science « exacte ». Violente polémique contre Empédocle. Science et beaux-arts. Prétentions modestes de la vraie science. - VI. Nature des recherches hypothétiques. Leur nécessité et leurs dangers. Hypothèses « vides » et hypothèses légitimes. Querelle des méthodes. Induction et déduction. Le vrai mérite de l'école de Cos. - VII Le fondateur de la psychologie ethnique. Les hippocratiques et le « divin ». Essais de science rigoureuse. Un penseur noble et profond.

I

La nation grecque a plus d'un titre de gloire. Il lui a été donné, ou du moins il a été donné aux grands génies qu'elle a produits, de faire les plus brillants rêves spéculatifs. N'avaient-ils pas reçu le don de créer, par la poésie ou les arts plastiques, des chefs-d'oeuvre incomparables ? Il est toutefois une autre création de l'esprit grec que l'on peut qualifier non seulement d'incomparable, mais d'unique : la science positive ou rationnelle. Nous pouvons nous glorifier aujourd'hui de la souveraineté que nous exerçons sur la nature grâce à la connaissance que nous avons acquise de ses lois ; chaque jour, nos regards pénètrent plus profondément non pas sans doute l'essence des choses, mais la suite des phénomènes; les sciences de l'esprit, suivant les traces de celles de la nature, ont commencé à se rendre compte de la causalité à laquelle sont soumises même les choses humaines et à modifier, doucement mais sûrement, la tradition pour fonder sur des principes nouveaux une règle de vie rationnelle, basée sur les moyens dont nous disposons et appropriée au but à atteindre. Ces triomphes éclatants, à qui les devons-nous si ce n'est aux créateurs de la science grecque? Les liens qui, à cet égard, unissent les temps modernes aux temps antiques ne se dérobent point à nos yeux ; ils apparaîtront, dans le cours de cette exposition, avec toute la netteté désirable. Sur quoi repose ce privilège de l'esprit hellénique? Non pas, pouvons-nous répondre avec une pleine confiance, sur un don particulier accordé aux seuls Hellènes et refusé aux autres nations. Le sens scientifique ne ressemble pas à une baguette magique qui, dans leurs mains, mais non dans celle des autres, aurait pu arracher aux mines des faits le trésor de la connaissance. D'autres peuples aussi ont pu à bon droit se vanter de travaux vraiment scientifiques : la chronologie des Égyptiens, la phonétique des antiques grammairiens de l'Inde n'ont pas à redouter la comparaison avec les produits de l'esprit grec. Quand nous essayons de nous expliquer l'avantage de ce dernier, il nous vient à l'esprit un mot d'Hérodote : le père de l'histoire félicite son pays d'avoir obtenu en partage le plus heureux mélange des saisons. Ici comme ailleurs, le secret de l'excellence et du succès se trouve dans la réunion, dans la pénétration réciproque des contraires. À côté d'une imagination constructive d'une richesse débordante, le Grec possédait un esprit de doute toujours en éveil, qui examinait tout froidement, et ne reculait devant aucune audace ; un irrésistible besoin de généralisation uni à une observation si active et si pénétrante qu'elle ne laissait pas échapper le plus menu détail des phénomènes ; une religion qui accordait pleine satisfaction aux besoins du coeur, et malgré cela n'entravait point la libre action d'une intelligence qui menaçait et même détruisait ses créations. Ajoutez à cela une foule de centres intellectuels ayant chacun son caractère propre et rivalisant les uns avec les autres ; une friction des forces continuelle qui excluait toute possibilité de stagnation; enfin une organisation politique et sociale assez stricte pour réfréner les désirs vagues et puérils des gens médiocres, mais assez élastique pour ne pas mettre sérieusement en danger l'essor hardi des esprits supérieurs : telle est la réunion de dons naturels et de conditions favorables qui a valu à l'esprit grec sa prééminence et lui a permis de se placer et de se maintenir au premier rang dans le domaine de la recherche scientifique. Au point de développement où nous sommes maintenant arrivés, la faculté critique, malgré le puissant essor qu'elle avait pris, avait besoin de se fortifier encore davantage. Nous avons appris à connaître les deux courants qui l'avaient alimentée : les discussions métaphysiques et dialectiques engagées par les Éléates, et la critique semi-historique des légendes, telle que l'ont pratiquée Hécatée et Hérodote. Un troisième courant est sorti des écoles des médecins. Celles-ci prirent pour tâche d'éliminer de l'étude et de la science de la nature l'élément d'arbitraire qui était, en une mesure plus ou moins grande, mais pour ainsi dire sans exception et en raison d'une nécessité interne, inséparable de leurs débuts. En invitant à une observation plus attentive des faits, la médecine mettait en garde contre les généralisations prématurées; en exerçant la perception des sens et en inspirant en elle plus de confiance, elle poussait à rejeter les fictions insoutenables, produits d'une imagination excessive ou de la spéculation a priori : tels sont les principaux fruits que nous verrons résulter de la pratique de la médecine. Mais avant de porter nos regards sur celle-ci et d'étudier l'influence qu'elle a eue sur la pensée de l'époque, nous devons envisager les rudiments de cette branche de la science, ses auteurs et ses représentants.
«Un homme habile à guérir vaut plusieurs hommes (01) », tel est l'éloge par lequel la profession médicale est saluée au seuil de la littérature grecque, et que la postérité ne devait pas démentir. La médecine des peuples naturels est issue de superstitions grossières, et d'une expérience à peine moins grossière, ordinairement incapable de bien interpréter les faits. C'est un informe mélange d'exorcismes et de pratiques, les unes absurdes, les autres efficaces, quoique dictées par des observations à peine analysées. Le « médecin» des sauvages est pour une bonne moitié un conjureur, et pour le reste le gardien des vieux secrets de la corporation, secrets qui reposent sur un empirisme vrai ou seulement apparent. L'art médical du peuple indo-européen primitif n'avait sans doute guère dépassé ce niveau. Nous en possédons encore un souvenir dans une formule de bénédiction dont les rédactions germanique et indienne concordent d'une manière si parfaite qu'il n'est guère possible de douter de leur identité originelle (02). Nous avons aussi conservé de la plus ancienne pratique de la médecine en Inde un agréable tableau dans la Chanson d'un Médecin. Le guérisseur s'en va gaîment à travers la campagne avec son élégante boîte de drogues en bois de figuier ; il souhaite pleine guérison à ses malades, et à lui-même de beaux honoraires, puisqu'il est obligé d'avoir habit, boeuf et cheval. Ses « herbages détruisent tout ce qui afflige le corps » et « la maladie fuit devant eux comme devant les griffes de l'huissier ». D'ailleurs il ne se qualifie pas seulement d' « expulseur de la maladie », mais encore de « tueur de démons (03) ». En effet, en Inde comme partout ailleurs autrefois, la maladie était regardée soit comme une punition envoyée par Dieu, soit comme l'oeuvre de démons hostiles, soit enfin comme la conséquence des malédictions et des maléfices des hommes. La colère de la divinité offensée doit être apaisée par des sacrifices et des prières ; le génie malfaisant est adouci par des paroles aimables ou conjuré par des exorcismes ; pareillement, le mauvais sort est combattu par des sortilèges contraires, et, si possible, reporté sur celui qui l'a jeté. À côté des formules de conjuration, des amulettes et des actes symboliques, les herbes médicinales et les onguents trouvent aussi leur emploi, et il n'est pas rare que l'on recoure à un seul et même remède contre les maux les plus divers. Tout cela est vrai de la médecine hindoue, telle qu'elle nous est révélée en particulier par l'Atharva-Véda, mais cela ne l'est pas moins de celle de tous les peuples naturels, ainsi que de la médecine populaire du moyen âge et même des temps modernes si ce n'est contemporains. Le champ de l'élément fantastique y est d'autant plus grand que le choix des médicaments est déterminé également, si non plus, par l'association des idées que par l'expérience spécifique. L'eufraise passait pour guérir les maux d'yeux parce que sa corolle porte une tache noire qui fait songer à la pupille, tandis que la couleur rouge de l'hématite paraissait la désigner pour arrêter l'hémorragie. Pour empêcher les cheveux de blanchir, il fallait, à en croire les Égyptiens, recourir au sang d'animaux noirs, et aujourd'hui encore, en Styrie, comme autrefois en Inde, en Grèce et en Italie, la jaunisse est exilée dans le corps d'oiseaux jaunes (04). En raison de sa nature, la chirurgie, petite ou grande, devait échapper plus facilement à la superstition, et l'on sait qu'elle a atteint un étonnant développement chez les Sauvages d'aujourd'hui comme chez les nations de l'antiquité, même à une époque que nous ne connaissons que par les découvertes préhistoriques ; de part et d'autre, les praticiens ne reculent pas devant des interventions aussi hardies que la trépanation ou l'opération césarienne (05).
Si nous en venons aux plus anciens témoignages de la littérature grecque, nous ne sommes pas peu surpris de voir que l'Iliade ne mentionne nulle part les incantations. Des traits sont retirés du corps des héros blessés, le sang des blessures est étanché, et celles-ci sont ointes de baumes ; les guerriers épuisés sont ranimés au moyen de vin pur ou associé à l'orge et au fromage, mais il n'est nulle part question de pratiques ou de formules superstitieuses quelconques. Ce fait, qui avait déjà frappé les anciens commentateurs d'Homère, s'accorde au mieux avec les autres traits qui dénotent un précoce épanouissement des « lumières » (cf. p. 32 sq.). Mais les « lumières » ne sortaient guère des cercles de la noblesse ; c'est ce que nous prouve la littérature plus jeune, à partir d'Hésiode, où les incantations, les amulettes, les songes salutaires, etc., jouent un rôle si important. L'Odyssée déjà, qui nous décrit les débuts de la vie civile, et dont le héros est plutôt l'idéal des marchands astucieux et des intrépides marins que celui des nobles guerriers, connaît au moins en un passage, dans l'épisode de la chasse au sanglier sur le Parnasse, l'incantation ou épode comme moyen de soigner les blessures (06). C'est aussi dans la plus jeune des épopées homériques que nous voyons apparaître pour la première fois les professionnels de l'art de guérir ; semblables au médecin du Rig-Véda, ils parcourent le pays ; on réclame leurs services comme ceux du charpentier, de l'aède ou du devin, et ils les font payer à tous ceux qui en ont besoin.

II

Les médecins acquirent de bonne heure en Grèce une grande considération. L'aimable île de Cos, non loin de là la presqu'île de Cnide, au sud de la ligne occidentale des côtes de l'Asie Mineure, Crotone, dans l'Italie méridionale, Cyrène, sur les bords de la lointaine Afrique, telles furent les plus anciennes et les plus célèbres écoles de médecine. Autour de Cyrène, croissait une ombellifère nommée silphion, dont on appréciait au plus haut degré les vertus curatives, et qui faisait l'objet d'un monopole royal. Cités et princes se disputaient à l'envi et à prix d'or les services des médecins éminents. Ainsi étaient recherchés ceux du Crotoniate Démocédès, qui passa une année à la solde d'Athènes, une à celle des Eginètes et une troisième à celle de Polycrate. Ses honoraires annuels s'élevèrent rapidement à une hauteur dont témoignent les chiffres éloquents de 8.200,10.000 et 16.400 drachmes ou francs. Encore ces chiffres ne nous en donnent-ils une idée suffisante que si l'on tient compte de l'énorme diminution de la valeur de l'argent depuis l'antiquité. Après la chute du tyran de Samos, il fut emmené comme prisonnier à Suse, où nous le retrouvons bientôt commensal et conseiller intime du roi Darius (521-485). Il avait, en effet, si bien soigné ce monarque et son épouse Atossa que les médecins égyptiens, jusqu'alors extrêmement estimés, tombèrent en disgrâce et se virent même en danger de mort (07). Vers le milieu du Ve siècle, le Chypriote Onasilos et ses frères avaient rendu, comme médecins militaires, des services pendant le siège de la ville d'Edalion par les Perses ; ils en furent récompensés par de grands honneurs et par le don d'un riche domaine de la couronne. Mais si l'on tenait les médecins en une haute estime, on exigeait d'eux de sérieuses qualités morales. Il ne manquait sans doute pas de charlatans et d'ignorants présomptueux dans une confrérie dont les membres pouvaient aspirer à des gains aussi élevés et à de si rares honneurs. Mais la majorité était formée de médecins qui à l'honorabilité alliaient la valeur scientifique, et qui avaient pleine conscience de la hauteur de leur mission. Aussi ces parasites de la médecine furent-ils toujours tenus en respect, et même souvent expulsés de la corporation.
Au début de notre étude, nous rencontrons un document que son âge n'est pas seul à rendre respectable : le serment des médecins. C'est une pièce de la plus haute valeur pour l'histoire de la civilisation ; elle renferme des renseignements précieux sur l'organisation intérieure de la confrérie, et sur les règles aux-quelles les médecins étaient tenus de se conformer. Nous y saisissons sur le fait le passage du régime de la caste fermée à celui du libre exercice de l'art. L'étudiant promet d'honorer son maître à l'égal de ses parents, de lui prêter secours toutes les fois qu'il en aura besoin, et d'en instruire gratuitement les descendants s'ils choisissent la même profession que lui. À part cela, il ne peut former à la médecine que ses propres fils et les jeunes gens qui se lieront à lui par contrat et par serment. Il jure d'assister les malades « selon sa science et son pouvoir », et de s'abstenir de la manière la plus rigoureuse de tout emploi blâmable ou criminel des moyens thérapeutiques. Il ne donnera pas de poison, même à ceux qui lui en demandent ; ne fournira aux femmes aucun abortif, et enfin ne pratiquera pas - même là où la guérison paraîtrait la demander - l'opération de la castration, que réprouvait si vivement le sentiment populaire de la Grèce. Enfin il promet de s'abstenir de tous les abus que sa position lui permettrait de commettre, et spécialement des abus érotiques à l'égard des libres ou des esclaves des deux sexes, et il s'engage à garder inviolablement tous les secrets auxquels il peut être initié dans l'exercice de sa profession ou même en dehors (08). C'est pas ces engagements, et par de réitérées et solennelles invocations aux dieux, que se termine ce mémorable document, d'autant plus significatif que, en l'absence de toute surveillance de l'Etat, il formait la seule règle officielle pour la pratique de la médecine. Il est heureusement complété pour nous par de nombreux passages des ouvrages médicaux de cette époque, où la vanité de l'ignorance est percée de traits aussi acérés que le charlatanisme des vendeurs d'orviétan. Ceux qui, sans être en fait médecins, en prennent le titre, sont comparés aux personnages muets ou simples figurants du drame. À la hardiesse fondée sur la science est opposée la témérité qu'engendre l'ignorance. On enjoint aux médecins de ne pas trop se préoccuper des honoraires; le recours à d'autres médecins en cas d'incertitude et d'embarras est instamment recommandé. C'est là que nous rencontrons cette belle parole : « Là où est l'amour des hommes est aussi l'amour de l'art ». Lorsque s'offrent diverses méthodes de traitement, il faut choisir la moins surprenante, - la moins sensationnelle; laisser les charlatans éblouir l'oeil du patient par la montre d'une habileté inutile. Sont réprouvés ceux qui visent à augmenter la considération dont ils jouissent en organisant des séances publiques, surtout quand ils émaillent leurs exposés de citations empruntées aux poètes. La raillerie s'attaque aux médecins qui se flattent de s'apercevoir avec une sûreté infaillible de toutes les infractions à leurs ordonnances, même des plus petites. Enfin on trouve des prescriptions détaillées relativement à l'attitude personnelle du médecin ; il doit s'astreindre à la plus scrupuleuse propreté, se mettre avec élégance tout en fuyant le luxe ; il usera des parfums, mais sans en faire abus (09). 

III

Sans nous en apercevoir, nous voici arrivés au recueil en tête duquel est écrit le nom du « père de la médecine». Hippocrate, « le Grand », comme l'appelle déjà Aristote (10), est né dans l'île de Cos en 460, et toute l'antiquité l'a envisagé comme le type du parfait médecin, du parfait écrivain médical. Sa gloire a éclipsé de beaucoup celle de tous ses confrères. Ainsi s'explique qu'une importante collection d'ouvrages ait circulé sous son nom, quoiqu'elle soit composée, de toute évidence, de travaux d'auteurs différents et se rattachant même à des écoles contraires. Les Anciens le savaient déjà, mais les essais de triage des savants de l'époque n'ont guère été féconds, pas plus que ceux des critiques modernes et même des plus modernes. Il ne nous appartient pas de traiter ici ce problème, un des plus difficiles que connaisse l'histoire de la littérature. Dans la plupart des cas, les dates de composition des ouvrages sont aussi obscures pour nous que les noms des auteurs. Il nous suffira d'exprimer la conviction qu'aucune partie de ce que l'on pourrait appeler le Corpus Hippocraticum, à part quelques exceptions insignifiantes, n'est postérieure à la fin du Ve siècle (11). Ces ouvrages peuvent donc être considérés comme des témoignages certains du mouvement intellectuel de l'époque qui nous occupe. Et même le sujet spécial de notre exposition nous fournit, de l'exactitude de cette manière de voir, une preuve qui ne souffre aucune contradiction. Dans cette vaste pile de livres, deux noms de philosophes seulement sont cités : Mélissos (cf. p. 198) et Empédocle. Les autres penseurs dont l'influence est reconnaissable dans l'un ou dans l'autre de ces ouvrages, sont Xénophane, Parménide, Héraclite, Alcméon, Anaxagore et un dernier, encore inconnu de nos lecteurs, Diogène d'Apollonie. Pas un indice, même le plus faible, ne nous porte à leur assigner une date plus récente. Et il serait bien étonnant pourtant qu'à une époque de développement intellectuel si rapide, d'une circulation d'idées si active, les auteurs d'ouvrages de médecine n'eussent admis ou combattu que des systèmes déjà surannés ou en voie de le devenir. Si, d'ailleurs, il y a eu réellement quelques retardataires, cela ne peut ébranler en aucun façon la certitude de nos conclusions relativement à l'influence réciproque de la médecine et de la philosophie.
Car des influences de ce genre sont incontestables, mais on a souvent eu le tort de les chercher là où elles n'ont point existé et de les chercher rarement à une suffisante profondeur. Il n'y a pas lieu de s'arrêter sérieusement ici à des concordances extérieures, comme la tétrade des humeurs corporelles (sang, phlegme, bile jaune et bile noire) qui, selon Hippocrate, déterminent la maladie et la santé, et à son parallélisme avec les quatre éléments d'Empédocle ; pas lieu de s'arrêter à des analogies verbales qui ne reposent pas nécessairement et toujours sur des emprunts, et qui, même en ce cas, ne prouveraient pas nécessairement un emprunt de doctrines. Ce qui est réellement important, c'est l'esprit et la méthode de la recherche. De nouveau, nous devons reporter nos regards en arrière. À un moment donné, sans aucun doute, le trésor scientifique du praticien grec, à peu près comme celui du praticien égyptien, ne consistait guère qu'en formules magiques et en recettes. L'émancipation des superstitions antiques, qui s'est accomplie étonnamment tôt dans certaines classes de la société, relativement tard et jamais complètement dans d'autres, a conduit à l'abolition des éléments superstitieux de la thérapeutique. Jamais complètement, disons-nous, car la médecine populaire, dans laquelle les amulettes et les charmes jouaient le rôle essentiel, n'a jamais disparu tout à fait. En ceci seulement se révèle une différence des temps, c'est que la superstition vieillissante a recouvert de plus en plus sa nudité d'oripeaux brillants, et s'est plu à se parer d'autorités étrangères, telles que les médecins thraces, les thaumaturges gètes et hyperboréens (Zalmoxis et Abaris) et les mages perses, jusqu'à ce qu'enfin le fleuve débordant de la pseudo-science chaldéenne et égyptienne souleva cette masse bigarrée et l'entraîna avec lui dans son lit élargi. D'ailleurs, à côté de l'art laïque de guérir, l'art sacerdotal ou hiératique a toujours revendiqué sa place. Nous ne mentionnerons qu'en passant l'effet attribué au sommeil dans les temples et aux rêves salutaires qui l'accompagnaient, et que l'on allait surtout chercher dans les sanctuaires d'Asklépios. Ces pratiques superstitieuses, sanctifiées par la religion nationale, devinrent également de très bonne heure un objet de raillerie pour les gens éclairés (que l'on songe à une scène connue du Plutus d'Aristophane), mais, dans les couches populaires, la croyance en leur efficacité ne reçut pas la plus légère atteinte ; à l'occasion, elles furent glorifiées par des hommes cultivés, mais extravagants, tels que le rhéteur Aristide pendant l'époque impériale, et elles ont même survécu au paganisme. Sans doute, si les lieux où s'exerçaient ces cures n'ont guère perdu de leur force d'attraction, c'est en partie aussi grâce à l'emploi de méthodes rationnelles et à la salubrité de leur situation et de leur voisinage. C'est ainsi que la plus renommée de ces stations sacerdotales, Épidaure, située non loin de la mer, et sur une chaîne de collines recouvertes de magnifiques forêts résineuses, protégées contre le rude vent du Nord par une bordure de hauteurs, et pourvues de la plus excellente eau de source, répondait à toutes les exigences d'un sanatorium moderne (12). Les besoins de récréation et de divertissement des baigneurs étaient satisfaits par un hippodrome et par un théâtre dont nous admirons encore les ruines imposantes. Que la médecine laïque ait tiré un grand profit des observations des prêtres sur le cours et la guérison des maladies, c'est ce qu'ont soutenu les Anciens. Il nous paraît difficile, à nous, de le croire. Nous possédons depuis peu une longue série de notes découvertes précisément à Épidaure ; elles sont tout ce que l'on voudra plutôt qu'un auxiliaire de recherche médicale. Elles pourraient avec plus de raison revendiquer une place dans les Mille et une Nuits. Une coupe brisée se répare sans intervention humaine ; une tête a été séparée du tronc, les démons inférieurs qui l'ont coupée ne peuvent la remettre en place, mais Asklépios accourt en personne pour accomplir ce prodige - voilà deux échantillons des historiettes dont nous devons la connaissance à ces pierres couvertes d'inscriptions. Les facteurs de nature diététique ou thérapeutique qui ont réellement amené les guérisons dans ces cures merveilleuses opérées par des prêtres, comme dans les autres miracles de cette espèce, ont été soit inaperçus de leurs auteurs, soit relégués intentionnellement dans l'ombre et soustraits à la curiosité des générations suivantes. La médecine laïque fit des progrès parce que les sujets d'observation s'accroissaient constamment, parce que les descendants bénéficiaient d'un trésor d'expériences séculaires, et parce que les médecins grecs possédaient la même faculté d'observation pénétrante et de reproduction fidèle de la chose vue dont ont été si largement doués les poètes et les sculpteurs de leur nation. Mais cette accumulation, ce triage des matériaux a fourni tout au plus la pierre d'angle d'une médecine scientifique ; la construction de l'édifice lui-même était encore dans un avenir bien éloigné. Pour qu'elle se réalisât un jour, il fallait d'abord d'autres travaux préliminaires, d'autres impulsions ; et ces travaux, ces impulsions devaient sortir du besoin de généralisation qui s'était fait jour et s'était développé dans les écoles philosophiques de la Grèce plus que partout ailleurs.
Il n'est guère nécessaire de rappeler à nos lecteurs le philosophe-médecin Alcméon et ses découvertes fondamentales. La variété des aspects sous lesquels se présente la personnalité d'Empédocle ne nous a pas permis non plus d'ignorer le médecin qui était en lui. Chez d'autres encore, le médecin apparaît derrière le philosophe : tels sont, comme nous l'a appris une trouvaille toute récente (13), Philolaos, Hippon, et celui que nous nommions plus haut, Diogène d'Apollonie. Mais la combinaison des deux sciences fut bien autrement féconde que leur réunion occasionnelle chez un même savant. Et cette combinaison fut amenée par une conviction qui se dégagea peu à peu de l'état de la culture de cette époque, et qui peut se formuler ainsi: « L'homme, étant une partie de la nature, ne peut être compris indépendamment de celle-ci. Ce qu'il faut posséder, c'est une vue d'ensemble satisfaisante des phénomènes universels. Quand nous l'aurons acquise, elle mettra dans nos mains la clef qui nous ouvrira les recoins les plus secrets de l'art médical. » Tel est le point de vue auquel se placent bon nombre des ouvrages attribués à Hippocrate. Ce qui est commun aux membres de ce groupe, c'est de s'appuyer tous sur les systèmes de philosophie appliquée à la nature - tous en usent d'une manière plus ou moins éclectique - et aussi de se rattacher aux doctrines médicales de l'école de Cnide, sans qu'il soit possible de déterminer, pour le moment, avec une pleine certitude si leur adhésion est plutôt fortuite, ou si elle est fondée sur le caractère de ces doctrines. En faveur de cette dernière alternative, on peut pourtant invoquer le fait que les médecins de Cnide envisageaient eu général - avec Empédocle (cf. p. 251 sq.) - les phénomènes de la vie comme des phénomènes physiques. Nous distinguons en conséquence deux grands groupes d'écrits médicaux : ceux dans lesquels domine ce point de vue et ceux qui le combattent. Nous étudierons d'abord les ouvrages du premier de ces groupes, non pas que nous puissions affirmer avec certitude qu'ils sont, sans exception, antérieurs à ceux du second, mais parce que ces deux tendances fondamentales et les productions essentielles qui en sont découlées se sont sans doute succédé dans cet ordre. La philosophie de la nature acquiert de l'influence sur la science médicale et commence à la transformer; il s'ensuit une réaction contre cette influence et une tentative de retour à l'ancienne et plus empirique médecine. Le récit de cette lutte et de son issue formera le sujet des pages qui vont suivre; mais, pour nous conformer au plan de ce livre, nous devons nous contenter de relever les points les plus caractéristiques des doctrines et des méthodes relevant de ces deux tendances.

IV

L'auteur de l'ouvrage en quatre livres intitulé Du Régime (14), - et qui pourrait bien être Hérodikos de Sélymbrie - commence son exposé par une déclaration de principe. « Je dis, s'écrie-t-il à la fin de son préambule, que celui qui veut écrire raisonnablement sur le régime de l'homme doit avant tout connaître et comprendre la nature humaine. Il doit connaître de quoi elle est composée à l'origine et comprendre par laquelle de ses parties elle est surmontée. Car s'il n'en tonnait pas la composition originelle, il ne pourra discerner ce que produisent ces éléments primitifs ; et s'il ne sait pas ce qui l'emporte dans le corps, il ne sera pas en état d'administrer les choses utiles ». L'écrivain formule ensuite une nouvelle exigence : il faut connaître la composition de tous les mets et de toutes les boissons, et comprendre en outre l'opposition fondamentale qui existe entre les exercices et la nutrition. « Car les exercices tendent à consommer ce qui existe, tandis que les aliments et les boissons ont pour effet. de combler le vide (ainsi créé) ». La condition fondamentale de la santé est d'observer une juste proportion entre le travail et la nourriture, en tenant compte de la constitution de l'individu,. des différences d'âges, de saisons, de climats, etc. L'homme serait à l'abri de toutes les maladies si un de ces facteurs, la constitution individuelle, pouvait être déterminé par le médecin avant qu'elles se déclarassent. Après cela, l'auteur indique les éléments du corps animal et du corps humain ; il en trouve deux, à savoir - et ici nous croyons reconnaître l'influence de Parménide chez un auteur qui suit d'habitude la bannière d'Héraclite - le feu et l'eau. Dans le feu, il voit le principe universel du mouvement ; dans l'eau le principe universel de la nutrition. « Quand le feu est arrivé à la limite extrême de l'eau, lisons-nous dans un passage qui se rapporte manifestement au mouvement des corps célestes, il manque de nourriture ; alors il se retourne et revient aux sources de son alimentation ; quand l'eau est arrivée à l'extrême limite du feu, elle manque de mouvement, elle reste immobile et est consommée par le feu qui se précipite sur elle pour s’en nourrir ». L'Univers se maintient dans son état actuel à la condition que l'un de ces deux éléments ne prévale pas sur l'autre. Le lien intime qui unit ces doctrines physiologique et matérielle est l'idée - empruntée peut-être à Alcméon - de l'équilibre, d'une part entre le travail et la nutrition, et de l'autre entre les agents cosmiques de ces fonctions.
Nous nous arrêtons. Nous en avons assez dit pour que le lecteur attentif se rende compte du caractère de l'oeuvre, de sa force et de ses faiblesses. Nous nous trouvons en présence d'une grande pensée, dont l'auteur s'exagère sans doute la portée : « L'intégrité de l'économie organique repose sur l'équilibre de ses recettes et de ses dépenses (15) ». Nous n'avons pas craint de citer mot à mot de longs passages pour éviter qu'on nous soupçonne de prêter, même sans le vouloir, une pensée moderne à cet antique auteur. Cette grande généralisation nous devient plus compréhensible si nous nous souvenons qu'une pensée analogue, quoique d'une portée moindre, a été exprimée par d'autres écrivains médicaux, et probablement dans des temps plus anciens. Euryphon, le chef de l'école de Cnide, contemporain aîné d'Hippocrate, supposait que les maladies avaient pour cause une « surabondance » de nourriture. Un autre Cnidien, du nom d'Hérodikos, se rapprochait encore davantage du point de vue de notre diététicien quand il écrivait : « Les hommes tombent malades quand, avec trop peu de mouvement, ils prennent beaucoup de nourriture (16) ». Toutefois il reste à notre auteur le mérite d'avoir exprimé le premier une vérité fondamentale sous sa forme la plus générale ; et le reproche d'avoir vu, dans une seule des conditions de la santé, sa seule cause réelle, ne le touche pas davantage que ses prédécesseurs, qu'il dépasse par l'étendue du regard. Découvrir de nouvelles et importantes vérités et se rendre compte en même temps des limites au delà desquelles elles cessent d'être légitimes sont deux choses distinctes ; il est difficile d'exercer d'une manière géniale l'instinct de la généralisation, et de le contenir en même temps dans de justes bornes ; aussi ne saurait-on raisonnablement demander au pionnier d'une science à ses débuts de déployer à la fois ces qualités opposées. La valeur de cette tentative fut plus sérieusement affectée par le désir, louable en soi, mais irréalisable par les moyens dont disposait alors et dont dispose encore aujourd'hui la science, de fonder la physiologie sur la cosmologie. La théorie purement spéculative de la matière et l'astronomie étrangement primitive et anthropomorphique de l'époque devaient déjà, par elles-mêmes, entraîner de graves inconvénients. De même, cette pensée que l'homme est une image du Tout, un microcosme à côté du macrocosme, ne pouvait conduire qu'à des comparaisons fantastiques, semblables à celles de Schelling et d'Oken dans leur philosophie de la Nature. Grande pensée en elle-même, elle a servi plus souvent, même dans les époques plus avancées, à obscurcir qu'à éclairer le chemin de la science ; dans celle qui nous occupe, par exemple, elle a fait établir un rapport entre la mer et le ventre, ce dernier été « le réservoir universel qui donne à tous et reçoit de tous (17) ». Mais ce n'est pas seulement contre ces barrières objectives que vient se briser la haute ambition de notre diététicien. Il brille beaucoup plus par la richesse que parla clarté de la pensée. La sagesse énigmatique d'Héraclite l'avait pour ainsi dire grisé. Son désir d'illustrer les théories de son maître par des exemples toujours nouveaux, et empruntés aux domaines les plus divers de la vie, trouble de la manière la plus fâcheuse le cours tranquille, l'ordonnance méthodique de son exposition. Il fait aussi le plus grand usage du droit, légitime au moins en apparence par l'exemple de l'Ephésien et de son style paradoxal, de se contredire lui-même. Une fois, il parle, tout à fait selon l'esprit et dans les termes mêmes d'Héraclite, d'une « transformation » continue et incessante de la matière; une autre fois, comme Anaxagore et Empédocle, il ramène toute naissance et toute destruction à une combinaison et à une séparation, et il s'excuse de l'emploi de ces expressions en disant qu'il se conforme à la manière de voir et de s'exprimer du peuple. Il a d'ailleurs beaucoup emprunté à Empédocle, sans se donner la peine de mettre ces emprunts, même extérieurement, en harmonie avec ses principes héraclitiques. C'est pourquoi il ne tient aucunement, dans l'exposition de détail, ce qu'il promettait en faisant la déclaration fondamentale par laquelle s'ouvre son livre. Cette déclaration forme, il est vrai, l'idée directrice d'un grand nombre de ses prescriptions diététiques, en particulier quand il traite les questions de l'alimentation et celles qui concernent les exercices gymnastiques, et à propos desquelles il entre dans une foule de détails intéressants. Mais cette partie de son entreprise, la plus importante, a pâti des tentatives, vaines et répétées jusqu'à la satiété, qu'il fait pour dériver du rapport de ses deux prétendues matières primordiales les différences des états corporels et même psychiques. Pour être juste, ajoutons qu'il y a mis à profit une quantité de faits constatés, et qu'il a imaginé une expérience particulièrement originale, à savoir de provoquer le vomissement chez individu afin de juger du degré de digestibilité des divers aliments pris en même temps.
Arrivons au livre par lequel se termine l'ouvrage. On peut lui appliquer le vers d'Horace : consacré aux songes, il fait songer à la belle femme dont le corps se termine en queue de poisson. Il commence par établir la distinction, que nous connaissons déjà par Hérodote, (p. 280) entre les visions surnaturelles et les visions naturelles. L'explication des premières est abandonnée aux interprètes qui possèdent - et cela est malheureusement dit sans la moindre ironie - « une science exacte» sur ce sujet (18). Mais les songes qui dérivent de causes naturelles permettent de tirer des inférences relativement à la constitution du corps. Ici, on ne fera pas trop de difficulté pour admettre que certains songes dénotent un état d'obstruction, et qu'il y a lieu, par conséquent, de prescrire des purgatifs. Mais les limites en dedans desquelles, sans promettre une riche moisson, cette enquête évite l'absurde, sont bien vite franchies. Il ne faut pas longtemps à notre auteur pour voguer à pleines voiles dans une superstition puérile, et pour arriver - en se fondant sur des raisonnements dans le style d'Artémidore - à des ports où nous n'avons nulle envie de le suivre.
Un autre type, caractéristique également, se révèle à nous dans un petit livre intitulé Des Chairs, qui renferme des traits non moins contradictoires et par suite non moins attrayants que le précédent (19). Ce livre renvoie à des pages dont il est la suite, et il annonce une continuation ; nous sommes donc en présence d'une section seulement d'un ouvrage étendu Sur la Médecine. On reconnaît dans son auteur un praticien riche d'expérience, qui a vu beaucoup de choses et sait observer d'une manière pénétrante, aussi longtemps du moins que des opinions préconçues ne l'empêchent pas de voir et d'observer sans parti pris. Il est le premier à savoir que la moelle épinière n'a rien de commun avec la moelle des os proprement dite, qu'elle est entourée de membranes et en relation avec le cerveau ; il est donc infiniment plus près que ses prédécesseurs d'en connaître la vraie nature et la vraie fonction. Il a vu des individus qui avaient tenté de se couper la gorge, qui se trouvaient dans l'incapacité de parler parce que le couteau avait pénétré jusque dans la trachée-artère, et à qui la parole avait été rendue par le rapprochement des lèvres de la plaie. Il tire de ce fait la conclusion exacte que s'ils ne pouvaient plus se faire entendre, c'est que leur souffle s'échappait à travers la blessure, et il met à profit cette observation pour confirmer la théorie vraie de l'émission de la voix. Mais il ne se contente pas de simples observations de cette nature, de l'expérience fortuite que pouvait lui fournir une lésion et le traitement chirurgical qu'elle réclame : il imagine lui-même des expériences proprement dites, bien que sur une modeste échelle. Il sait que le sang se coagule quand il est extrait du corps, mais il a su prévenir, en le secouant, la formation des caillots. Pour se rendre compte de la constitution diverse des tissus, il les soumet à la cuisson ; il distingue ceux qui se cuisent plus, ceux qui se cuisent moins facilement, et il tire dé là des conclusions relativement à leur composition. Mais, à côté de ces observations excellentes, de ces expériences méthodiques, de ces conclusions logiques, combien d'observations incroyablement erronées, d'affirmations arbitraires : il est persuadé que le nombre sept règle tous les phénomènes de la vie de la nature et de celle de l'homme, et cette croyance l'aveugle positivement sur l'évidence des faits. Il soutient hardiment, par exemple, que jamais un foetus de huit mois n'a pu vivre ! À part la durée normale de la grossesse, neuf mois et dix jours (280 ou 40 fois 7 jours), le terme de sept mois est le seul selon lui, qui offre des chances de vie. Par contre, il prétend avoir vu des embryons de sept jours chez lesquels tous les organes étaient déjà clairement reconnaissables. C'est pareillement chose prouvée pour lui que l'abstention d'aliments et de boisson ne peut pas durer plus de sept jours sans amener la mort, soit dans le cours de cette période, soit - à ce qu'il ajoute assez naïvement - à une époque ultérieure. Même ceux qui, au bout des sept jours, se sont laissé détourner de cette sorte de suicide assez fréquente dans l'antiquité, n'ont pu être sauvés, parce que leur corps était devenu incapable de s'assimiler la nourriture.
Si la rigueur de pensée de notre médecin n'était pas suffisante pour le préserver du sortilège du nombre, il ne savait pas résister davantage à d'autres séductions de l'imagination. Mais comment répondre alors autrement que par la fantaisie à des questions que la science de notre époque, avec les moyens dont elle dispose, ne peut résoudre sûrement, même d'une manière approximative ? Il y a plus. Les tentatives auxquelles il se livrait étaient d'avance frappées de stérilité ; la science moderne écarte même définitivement comme au delà de ses prises les problèmes qu'il se posait. Il ne se préoccupait de rien moins en effet que de résoudre l'énigme de la création organique. Mais comme tout pressentiment de la théorie de l'évolution lui est étranger, il ne se demande pas ce que les plus hardis de nos contemporains se sont en vain demandé jusqu'ici : comment les organismes les plus simples ont pu faire leur apparition sur la terre, mais il veut faire sortir des substances matérielles, sans aucun intermédiaire, l'homme lui-même, le couronnement des existences terrestres. Et de quelles substances ! C'est du chaud et du froid, de l'humide et du sec, du gras et du glutineux que, par la putréfaction et la coagulation, par la condensation et la raréfaction, par la fusion et la cuisson, se sont formés nos divers tissus et les organes qui en sont composés. Par exception seulement un « me semble-t-il » vient introduire un élément de doute et de réserve dans cette exposition d'un caractère tout à fait dogmatique et tranchant. « Ainsi est né le poumon » ; « ainsi s'est formé le foie» ; « la raté a pris naissance comme suit » ; « les articulations se sont composées de cette manière » ; «ainsi se sont formées les dents » ; - voilà de quelle façon commencent les uns après les autres les divers paragraphes dans une désolante monotonie. Nos lecteurs sont sans doute indifférents au contenu de ces paragraphes ; néanmoins ils n'apprendront pas sans intérêt à quel stade de développement intellectuel se rattachent ces tentatives prématurées pour pénétrer dans les secrets les plus intimes de la nature. Mais il est nécessaire de faire une remarque importante. Si difficile que cela puisse être pour nous, nous devons surmonter l'accès de mauvaise humeur que nous cause au premier abord la témérité de l'entreprise, afin de pouvoir reconnaître dans cette enveloppe fantastique le noyau de raison qui s'y trouve renfermé. Ici, nous voyons poindre une pensée que la science même de nos jours ne désavouera pas. La médecine, disons-nous aussi, doit se fonder sur la connaissance des phénomènes pathologiques, et celle-ci sur là connaissance de la vie normale ; la connaissance des fonctions corporelles présuppose la connaissance des organes dont elles dépendent ; celle-ci ne peut s'acquérir si l'on ne se rend compte d'abord de leurs parties constitutives ainsi que des matières et des forces qui agissent en eux et sur eux, et finalement, pour parler avec Aristote : « Celui qui verrait croître les choses dès le commencement les verrait de la manière la plus parfaite (20) ». En d'autres termes : la thérapeutique doit se fonder sur la pathologie, celle-ci sur la physiologie et l'anatomie ; ces deux dernières sur l'histologie, la chimie et la physique ; la théorie de la descendance nous montre le chemin qui conduit des organismes les plus infimes ou les plus simples jusqu'aux plus élevés et aux plus compliqués ; et, comme but suprême de ce long voyage, brille enfin à nos yeux la perspective de jeter un jour un regard sur la naissance du monde organique lui-même. Dans l'essai en présence duquel nous nous trouvons, tous les degrés intermédiaires font défaut ou du moins ne sont indiqués que de la manière la plus vague et la plus indécise ; la fin de cette longue série est rattachée, autant dire sans aucune transition, à son commencement. Mais la témérité qui caractérise en une mesure si exceptionnelle l'oeuvre de notre auteur, cesse de nous surprendre dès que nous envisageons cette oeuvre comme le produit d'une pensée encore dans l'enfance. Animé d'espérances démesurées, l'esprit qu'aucun échec n'a rendu prudent se flatte d'atteindre sans difficulté les buts les plus élevés de la connaissance, parce qu'il les voit à la portée de ses prises. L'auteur du livre Sur les Chairs est précisément un disciple de la philosophie de la Nature; non seulement l'esprit dans lequel il entreprend ses recherches, mais encore de nombreux détails de sa doctrine nous font reconnaître en lui un homme qui s'est inspiré d'Héraclite, d'Empédocle et d'Anaxagore, et qui a écrit dans un temps où la fusion éclectique de leurs doctrines avait déjà commencé. Ne se réfère-t-il pas, au début de son livre, aux «enseignements communs » de prédécesseurs à l'oeuvre desquels il a contribué pour sa part, et ne se croit-il pas obligé de parler « des choses célestes autant qu'il faut pour montrer, quant à l'homme et au reste des animaux, quelles parties sont nées et se sont formées, ce qu'est l'âme, ce qu'est la santé et la maladie, ce qu'est le bien et le mal dans l'homme, et par quelle cause il meurt ». Comme principe primordial, il indique « le chaud, qui est immortel, a l'intelligence de tout, voit, entend, connaît tout, le présent comme l'avenir ». La plus grande partie de la masse constituée par ce corps premier a disparu dans les régions supérieures de l'espace céleste lors de cette « secousse » du Tout qui, pour notre médecin comme pour Anaxagore et pour Empédocle, est le point de départ des phénomènes cosmiques ; c'est précisément, nous dit-il, ce que les Anciens ont appelé « éther ». Quand nous aurons ajouté que la révolution de l'univers lui apparaît aussi comme une suite de cette secousse, nous aurons indiqué tout ce qui, dans sa théorie fondamentale, mérite d'être relevé.
Nous ne nous arrêterons pas longtemps non plus à un livre Sur le Nombre Sept, dont la plus grande partie ne nous a été conservée que dans une traduction arabe et dans une traduction latine, et que nous considérons comme la suite de l'ouvrage très improprement intitulé Des Chairs (21). La croyance populaire en l'extraordinaire signification de ce nombre y acquiert son plus merveilleux développement et y déploie les floraisons les plus luxuriantes. Une fois encore, nous y apprenons que « l'embryon prend forme au bout de sept jours et dénote alors son origine humaine ». De nouveau, on nous présente, comme dans les livres Sur le Régime, les sept voyelles, c'est-à-dire les signes des voyelles grecques, parmi lesquelles figurent le e et le o longs, tandis que le a, le i et le u longs ne sont l'objet d'aucune mention particulière, parce que, par hasard, l'écriture grecque ne les distingue pas des a, i et u brefs ! Le grave Solon lui-même avait déjà traité de la valeur du nombre sept pour la délimitation des âges de l'homme. Mais, pour notre auteur, l'Univers lui-même, les vents, les saisons, l'âme humaine, le corps humain, les fonctions de la tête, tout sans exception, doit ressentir les effets et porter l'empreinte du chiffre sept. Une seconde pensée domine ce petit écrit, pensée que nous a déjà fait connaître le livre Sur le Régime : c'est la comparaison des individus avec le Tout, l'analogie du microcosme et du macrocosme. Écoutons à ce sujet notre auteur lui-même : « Les animaux et les plantes qui vivent sur la terre ont. une constitution qui ressemble à celle du Tout. Donc, grâce à cette ressemblance collective, les parties de ces êtres doivent révéler une composition analogue à celle des parties du monde... La terre est ferme et immobile; elle ressemble, dans ses éléments pierreux et solides, aux os... Ce qui entoure ces éléments est analogue à la chair de l'homme et est soluble... L'eau, dans les rivières, ressemble au sang qui coule dans les veines », etc., etc. Les deux pensées s'amalgament dans cette comparaison de la terre avec le corps humain, qui frise l'absurde, et où l'écrivain envisage, avec un égal arbitraire, sept parties de chaque côté pour les opposer l'une à l'autre. Le Péloponnèse, « demeure des hommes au grand esprit, » est mis en parallèle avec la « tête et le visage » ; l'Ionie avec le diaphragme, l'Égypte et la mer égyptienne avec le ventre, etc. Ces écarts d'une imagination déréglée n'ont d'analogues peut-être que dans l'alchimie des Arabes avec ses sept métaux, ses. sept pierres, ses sept corps volatils, ses sept sels naturels et ses sept sels artificiels, ses sept sortes d'alun, ses sept opérations chimiques fondamentales, etc. Ils étaient faits pour produire une réaction. La réaction n'a pas manqué, en effet, et elle a été l'aurore de la vraie science grecque et occidentale.

V

Sans intrépidité, sans mépris du danger, pas de science ou du moins pas de science de la nature. La conquête d'un domaine nouveau de la connaissance ressemble sous beaucoup de rapports à la prise de possession d'un pays encore vierge. Tout d'abord, des généralisations puissantes et qui ne reculent devant aucun obstacle relient - semblables à autant de grandes routes - une foule de points disséminés et jusqu'alors isolés. De hardis raisonnements par analogie franchissent ensuite, tels des ponts immenses, des abîmes béants. Enfin la construction d'hypothèses fournit des demeures qui offrent, provisoirement au moins, un abri jusqu'à ce que des constructions moins frustes, assises sur des fondements plus profonds et faites de matériaux plus durables, viennent prendre leur place. Mais malheur à la colonie, si la main de ses fondateurs s'est laissé guider par un zèle aveugle plutôt que par le froid raisonnement. Le trafic se retirera de ses routes désertes, ses somptueux palais tomberont en ruines, ses habitations seront abandonnées. Voilà le sort qui menaçait les produits intellectuels de l'époque dont nous nous occupons. Aux années d'apprentissage, consacrées simplement à réunir des faits, avaient succédé les années itinérantes, marquées par une spéculation inquiète et vagabonde. Ces années avaient assez longtemps duré ; elles devaient, pour que la science pût devenir stable et se fixer, au lieu de dégénérer en un jeu d'esprit vain et de se perdre dans des cercles vicieux, faire place aux années de maîtrise ; il fallait en un mot élaborer, dans un travail tranquille et méthodique, les matériaux que l'on avait amassés. C'est la gloire éternelle de l'école de Cos, d'avoir provoqué cette révolution dans le domaine de la médecine, et d'avoir, par là, exercé la plus salutaire influence sur l'ensemble de la vie intellectuelle de l'humanité. « Fiction à gauche ! Réalité à droite ! » - tel fut son cri de guerre dans la lutte qu'elle engagea la première contre les excès et les défauts de la philosophie de la nature. Et qui donc aurait pu engager cette lutte à sa place? La sérieuse et noble profession du médecin le met chaque jour, chaque heure, en communion intime avec la nature ; les erreurs théoriques qu'il peut commettre en l'exerçant produisent les conséquences pratiques les plus funestes; elle a donc contribué en tout temps à développer le sens le plus pur et le plus incorruptible de la vérité. Les meilleurs médecins doivent être les meilleurs observateurs. Or celui qui possède des sens vigoureux, fortifiés encore et affinés par un exercice continuel, qui a la vue perçante et l'ouïe fine, ne peut, à part de rares exceptions, être un rêveur ou un visionnaire. La ligne de démarcation qui sépare la réalité des créations de l'imagination devient pour lui plus profonde, et s'élargit en quelque sorte en un abîme infranchissable. La guerre contre les irruptions de la fantaisie dans le domaine de la connaissance le trouvera toujours à son poste. Au XIXe siècle également, c'est par les médecins que nous avons été délivrés d'une philosophie arbitraire. Les réquisitoires les plus amers contre les écarts de la pensée et contre les funestes effets qui en découlent sortent encore aujourd'hui des lèvres d'hommes qui se sont assis un jour aux pieds du grand physiologiste et anatomiste Jean Müller. Qu'on n'objecte pas qu'entre la philosophie de la nature d'un Schelling ou d'un Oken et celle d'un Héraclite ou d'un Empédocle, il n'y a qu'une ressemblance purement nominale, extérieure et fortuite. Il est plus important de faire remarquer que le défaut de rigueur dans la pensée, qui forme le trait caractéristique commun de cette tendance dans les temps modernes comme dans l'antiquité, était infiniment plus pardonnable alors que de nos jours. Ce qui, aujourd'hui, nous apparaît comme une dégénérescence, une réaction, comme une faiblesse sénile, était alors le phénomène concomitant de la lutte que soutenait l'esprit scientifique pour se dégager peu à peu des conceptions mythiques de l'enfance du monde. Quoi qu'il en soit, dans un cas comme dans l'autre, il s'agissait de dissiper des ombres ; là elles tendaient à obscurcir une lumière à peine allumée ; ici, elles menaçaient d'éteindre un flambeau qui brillait depuis longtemps déjà d'un vif éclat.
C'est l'auteur de l'ouvrage Sur l'ancienne Médecine qui ouvre le combat sur toute la ligne (22). Pénétré de l'élévation et de la dignité de son art, persuadé de son immense valeur pour le bien-être et la prospérité des hommes, il ne veut pas rester indifférent en présence d'un mouvement qui tend à le déprécier, à supprimer toute distinction entre bons et mauvais médecins, et, ce qui est plus important encore, à saper l'édifice de la science elle-même. Ce n'est pas contre tel ou tel résultat des recherches de ses adversaires qu'il s'insurge ; il attaque le mal à sa racine. C'est la méthode elle-même de l'art « nouveau » de guérir qu'il condamne sans égard et sans réserve. « On n'a pas le droit, dit-il, de fonder sur une hypothèse l'art de la médecine. Sans doute, cela est assez commode. On se rend les choses tout à fait faciles en admettant une seule cause fondamentale de maladie et de mort, la même pour tous les hommes, et en la représentant par un ou deux facteurs, le chaud ou le froid, l'humide ou le sec, bref la première chose venue... Mais l'art de guérir - qui n'est pas un semblant d'art et qui d'ailleurs a affaire aux objets sensibles - possède depuis longtemps tout ce qui lui est nécessaire : un principe et une voie frayée, le long de laquelle, dans le cours des âges, de nombreuses et magnifiques découvertes ont été faites ; le long de laquelle il découvrira ce qu'il ignore encore, si des hommes suffisamment doués et armés des connaissances acquises jusqu'ici les prennent pour point de départ de recherches ultérieures. Mais celui qui rejette et méprise tout cela pour poursuivre ses investigations dans une autre voie et sous d'autres formes, et prétend avoir fait quelque découverte, celui-là est trompé et se trempe lui-même, car c'est là chose impossible. » Au premier abord, il semble qu'on entende la voix de quelque partisan encroûté des traditions, de quelque réfractaire à toutes les nouveautés. En réalité, il n'en est point ainsi, et ce serait faire tort à notre auteur que de le croire. Il justifie fort bien sa préférence exclusive pour la méthode ancienne et empirique - nous ne disons pas inductive. En premier lieu, il en indique les mérites, et les met dans la plus vive lumière en élargissant considérablement l'idée de la médecine au-delà de ce que l'usage ordinaire de la langue entendait par ce mot. Non seulement la diététique, au sens complet de ce terme, fait pour lui partie intégrante de l'art de guérir ; il fait aussi rentrer dans son étude le changement d'alimentation de l'humanité depuis l'époque reculée où, comme il le remarque excellemment, elle partageait la rude nourriture des animaux, jusqu'au moment où la civilisation amène les raffinements de la table. Si simple et naturelle que la chose nous paraisse maintenant, cela n'en a pas moins été « une grande invention, qui, pour se développer et se perfectionner dans le cours des siècles, a exigé une mesure peu ordinaire d'intelligence et d'imagination ». Les expériences que l'on a faites, dans les temps primitifs, de la difficulté de supporter cette nourriture sauvage, sont tout à fait analogues à celles qui ont porté les médecins à interdire à leurs patients le régime de l'homme sain pour leur en prescrire un approprié à leur état. Il n'y a pas lieu sans doute de s'étonner que la partie de l'art de se bien porter que chacun connaît jusqu'à un certain point ait été séparée de celle que possède seul le médecin professionnel. En vérité, toutefois, la science est une, et dans les deux cas elle a procédé exactement de la même manière. Il s'agissait de mélanger, d’adoucir, de diluer les mets que le corps humain ne pouvait digérer, et cela de telle façon que l'organisme sain, dans le premier cas, l'organisme malade dans le second, pussent se les assimiler et en tirer profit. Après ces considérations, notre auteur en vient aux différences individuelles qui se font jour en ce qui concerne le régime alimentaire, et qu'il illustre par une riche collection d'exemples. Ces différences reposent en partie sur des différences de tempérament, en partie sur l'habitude, et l'on ne peut en rendre compte par un principe général quelconque, mais seulement par une observation suivie et des plus attentives. La nécessité qui résulte de là d'un traitement strictement individuel ne permet pas de prescrire chaque fois le traitement approprié avec une précision mathématique. L'auteur aperçoit une autre et non moins féconde source d'erreur dans le fait qu'il y a des dangers de nature exactement contraire. Il s'agit d'être en garde également contre le trop et contre le trop peu, contre une alimentation trop forte et concentrée et contre une alimentation trop diluée et trop faible. Dans cette exposition, nous voyons poindre pour la première fois l'idée d'une science exacte, c'est-à-dire qui admette la détermination de quantités, mais comme un idéal qu'il ne peut être question d'atteindre jamais dans le domaine de la diététique et de la médecine. « Il faut viser à une mesure, lisons-nous chez le médecin grec, mais une mesure, poids ou nombre, qui puisse te servir de norme, tu ne la trouveras pas, car il n'y en a pas d'autre que la sensibilité corporelle. » Et puisque cette mesure n'est qu'approximativement exacte, et non rigoureusement, on ne peut éviter de s'écarter légèrement, à droite ou à gauche, de la ligne moyenne du vrai. Honneur au médecin qui ne se rend coupable que de légères fautes ! Mais la majorité ressemblent sans doute à ces pilotes qui, par une mer tranquille et un ciel serein, commettent impunément de nombreuses erreurs, et dont l'incapacité se révèle de la manière la plus funeste quand se déchaîne une tempête violente.
D'une importance plus décisive est l'objection élevée ensuite contre la nouvelle médecine, à savoir que ses prémisses et ses prescriptions ne répondent pas aux multiples aspects de la réalité. La doctrine nouvelle - et par là il faut entendre aussi bien celle d'Alcméon que celle que développent les livres Du Régime - ordonne « de recourir au froid contre le chaud, au chaud contre le froid, à l'humide contre le sec, au sec contre l'humide ; chaque fois que l'un de ces facteurs a exercé quelque influence fâcheuse, il faut y parer en faisant intervenir son contraire... Malheureusement ces médecins n'ont encore, que je sache, découvert rien qui soit chaud, froid, sec ou humide, en soi et sans mélange d'aucune autre qualité. À ce que je pense, ils n'ont à leur disposition que les mets et les boissons dont nous autres nous nous servons tous. Il est donc impossible qu'ils ordonnent au malade « un chaud ». Car aussitôt le malade demanderait : Quel chaud? Sur quoi ils en seraient réduits de toute nécessité ou à un verbiage dépourvu de sens ou à l'emploi de l'une des choses connues. » Dans ce cas, en revanche, il serait de la plus haute importance de distinguer si le chaud est en même temps astringent ou laxatif... ou de laquelle il est doué des nombreuses autres propriétés qui se rencontrent dans la nature - car ces différences de propriétés font sentir leurs effets non seulement aux hommes, mais encore au bois, au cuir et à beaucoup d'autres objets infiniment moins sensibles que le corps humain.
Mais le passage le plus important du livre dont nous nous occupons est bien celui-ci, dans lequel l'auteur exprime d'une manière particulièrement incisive son principe fondamental : « Quelques-uns disent, médecins aussi bien que sophistes (par quoi, à notre avis, il entend désigner simplement des philosophes), qu'il n'est pas possible de savoir la médecine sans savoir ce qu'est l'homme, et que celui qui veut habilement pratiquer l'art de guérir doit posséder cette connaissance. Ce discours fait allusion à la philosophie telle que l'ont pratiquée Empédocle et les autres qui ont écrit et disserté sur la nature, sur l'essence de l'homme, sur son origine, sur la façon dont ses diverses parties se sont jointes les unes aux autres. Je crois, pour ma part, que toutes les choses de ce genre qu'un sophiste ou un médecin a dites ou écrites sur la nature sont moins du ressort de la médecine que de celui de la peinture. Je pense, au contraire, qu'on ne peut acquérir une connaissance certaine de la nature qu'en prenant comme point de départ la science médicale. Or celle-ci peut s'acquérir à la condition qu'on l'étudie selon les moyens propres à ce but et en l'embrassant dans toute son étendue. Mais il me semble qu'il y a encore un bien long chemin à parcourir pour arriver à une science qui puisse nous dire, jusque dans le plus petit détail, ce que c'est que l'homme et pour quelle raison il est venu au monde. »
Certains points, dans ce passage, réclament des éclaircissements ; d'autres demandent qu'on s'y arrête un peu. Tout d'abord, ce qui surprend, c'est la répétition presque littérale des premiers mots du passage que nous avons emprunté au livre Sur le Régime, et dans lequel la proposition si vigoureusement contestée ici est soutenue avec non moins de vigueur (23). Il n'est guère possible de méconnaître une intention de polémique directe, et cet exemple nous montre d'une manière saisissante ce que nous devons penser de l'unité de la collection des ouvrages attribués à Hippocrate. L'évocation de la peinture dans ce raisonnement peut nous rendre un moment perplexes. Mais un peu de réflexion nous montre que l'auteur n'aurait guère pu donner à sa pensée une expression plus appropriée. Ce qu'il veut dire, c'est évidemment ceci : « Des tableaux comme ceux que nous fait Empédocle de la naissance des animaux et de l'homme peuvent être attrayants, séduisants, fascinants, mais ce n'est pas de la science. La science ne vise pas à l'amusement, mais à la vérité ; à ce point de vue, le domaine des beaux-arts peut être envisagé comme son contraire, car ce qui prédomine en lui, c'est le jeu de l'invention qui dispose librement des lignes et des couleurs. » Comme type des beaux-arts, c'est la poésie que nous nommons le plus volontiers ; mais elle n'eût pas été à sa place ici en raison de ta forme poétique de l'oeuvre d'Empédocle, et elle eût peu convenu pour en désigner précisément le contenu. La manière rude, presque brutale, avec laquelle l'écrivain oppose l'une à l'autre la fiction et la réalité et bannit pour ainsi dire la première du domaine de la discussion sérieuse nous rappelle la déclaration, à peine moins tranchante, d'Hérodote relativement à l'Océan (cf. p. 286). Nous aimerions voir développée plus à fond cette idée que la science médicale, cultivée comme elle doit l'être et dans toute son ampleur, est le point de départ de toute connaissance vraie de la nature. Avons-nous le droit de supposer que l'auteur de cette phrase a au moins entrevu la vérité, à savoir que toute science de la nature n'est que relative, que le but de la connaissance à laquelle nous pouvons atteindre n'est point ce qu'elle est en elle-même, mais seulement ce qu'elle est par rapport aux facultés perceptives de l'homme? C'est du moins à une conclusion de ce genre que tend la suite de cet important passage, dont nous ne voulons pas priver nos lecteurs : « Car il me semble nécessaire, à moi aussi, continue l'auteur, que tout médecin ait une connaissance de la nature, et qu'il fasse pour l'acquérir ses plus grands efforts, s'il veut être à la hauteur de sa tâche. (Il doit savoir notamment) ce que l'homme est relativement aux aliments et aux boissons qu'il prend, ce qu'il est par rapport à ce qu'il fait : quel effet chaque chose produit sur chaque homme. Et (il ne suffit pas) de penser que le fromage est une mauvaise nourriture parce qu'il cause des désagréments à celui qui en mange trop, mais (il s'agit de savoir) quels désagréments il cause, pourquoi il les cause, et à quelle partie du corps humain il est contraire. Car il y a beaucoup d'autres mets et de boissons qui, par leur nature, sont nuisibles, et qui cependant n'affectent pas l'homme de la même manière. Comme exemple, je citerai le vin qui, pris non coupé d'eau et en grande quantité, affecte l'homme d'une certaine manière. Et l'évidence apprend à tous que cela est l'oeuvre et l'effet du vin. Nous savons également par l'intermédiaire de quelles parties du corps il produit surtout cet effet. Je désirerais voir répandre une égale clarté sur les autres cas de ce genre. » Cette citation, aussi, demande un mot d'explication. Tout d'abord, que l'on note le contraste frappant et voulu, croyons-nous, entre l'exemple trivial invoqué plus haut et le ton familier dans lequel il est exposé d'une part, et, d'autre part, les pensées sublimes et le style généralement magnifique d'Empédocle et de ses adhérents. « Moi aussi, semble crier l'adversaire des philosophes à ceux-ci, j'aspire à une connaissance compréhensive de la nature, aussi bien que vous qui croyez déjà avoir débrouillé les fils de ses énigmes les plus cachées, et qui proclamez votre triomphe en termes ampoulés. Mais combien sont modestes mes buts immédiats, comme je reste en arrière du vol audacieux de vos pensées, comme je m'attache au terre à terre des événements ordinaires et des questions de tous les jours, qui cependant n'ont trouvé jusqu'ici leur solution qu'en très petit nombre ! » L'excellent écrivain se croit aussi dégagé que possible de toute témérité et de tout orgueil de savant. Et pourtant, c'est justement là que l'attend le destin : la Némésis le châtie de la raillerie amère qu'il déverse si généreusement sur ses prédécesseurs. En raison de la preuve qu'il fournit du bon aloi de sa science, on serait tenté de s'écrier que sa modestie se révélé immodeste, que son humilité et son renoncement ne sont qu'orgueil et présomption ! Le peu qu'il se flatte de savoir d'une manière si précise, ce qui pour lui est vérité évidente, n'est qu'un semblant de science. Car la chimie de la digestion lui étant aussi étrangère que la connaissance des fonctions du cerveau, du coeur et des vaisseaux sanguins, les explications qu'il donnait du peii de digestibilité du fromage et de l'ivresse produite par l'absorption du vin étaient, quelles qu'elles aient été, radicalement fausses.
Cette étrange, nous allions presque dire humiliante constatation provoque chez nos lecteurs et en nous-même une question. Que servait au clairvoyant médecin son horreur de l'arbitraire, toute la satisfaction qu'il éprouvait à se borner à l'investigation des faits, ses perpétuels emportements contre ceux qui détournaient la médecine de son ancienne voie pour l'entraîner dans celle de l'hypothèse? N'a-t-il pas cédé lui-même, sans s'en apercevoir, aux séductions de la recherche conjecturale? Car, si l'on y regarde de près, on voit qu'il ne s'agit pas ici simplement. d'une ou de plusieurs observations fausses, ni de l'interprétation erronée de faits isolés, mais de tentatives d'explication qui découlent évidemment de vues purement hypothétiques sur la physiologie. Cela nous donne-t-il le droit de rabaisser ou de condamner les travaux scientifiques de cet homme, ou du moins. de tenir sa polémique pour absolument oiseuse et frivole? Ni l'un ni l'autre. Nous devons sans doute recourir à une digression pour fonder notre jugement, mais nous ne craignons pas ce détour, qui nous conduira sur une hauteur d'où, nous l'espérons, nous pourrons apprécier d'une manière plus juste et plus compréhensive les deux tendances ici en conflit.

VI

Une hypothèse consiste à admettre ou à supposer quelque chose. Lorsque, et aussi longtemps que la pleine certitude de la science nous échappe, il est nécessaire, et nécessaire doublement, de recourir à de simples suppositions : l'objet même de l'étude nous y force, et elles s'imposent à la personne du chercheur. Elles s'imposent à nous parce qu'il n'a pas été donné à l'esprit humain d'emmagasiner et de garder une longue série de détails sans les rattacher les uns aux autres par un lien commun. La mémoire veut être soulagée ; et ce soulagement lui est apporté, dans le domaine de la coexistence, par la classification; dans celui de la succession et de la causalité par l'hypothèse. En dehors même de ce cas, l'aspiration à la connaissance et à l'intelligence des causes ne peut exister réellement sans se manifester, au moins à titre de tentative, déjà dans les premiers stades d'une investigation. Mais des tentatives de ce genre sont absolument indispensables aussi comme préliminaires des solutions vraies, réservées à une phase ultérieure et plus mûre de développement. Presque tout ce qui, aujourd'hui, est théorie certaine, a été un jour, comme on l'a remarqué avec raison, hypothèse. Il est impossible subjectivement de garder comme éléments épars d'une conception, et d'isoler pour ainsi dire psychiquement les uns des autres, les innombrables faits de détail qui serviront à l'élaboration finale d'une théorie compréhensive jusqu'au moment où celle-ci sera construite; de même, il est absolument impossible, objectivement, de rechercher, de réunir, de trier des faits isolés ou même de les produire en recourant à des moyens artificiels tels que les expériences scientifiques, à moins qu'une supposition ou hypothèse préalable et anticipant sur le résultat final ne vienne guider les pas du chercheur et éclairer son sentier. Même là où il ne s'agit pas de formuler des vérités générales, mais seulement d'établir des faits qui ne se sont produits qu'une fois, on se sert exactement du même procédé. Avant de prononcer sa sentence, le juge apprécie les soupçons qui pèsent sur l'accusé, et chacun de ces soupçons s'exprime par une supposition ou hypothèse. De plus, si son esprit a quelque vivacité, il ne pourra prendre connaissance des dépositions des témoins et des autres indices recueillis sur la base d'une première hypothèse, sans qu'à chaque phase du procès surgissent de nouvelles hypothèses, et celles-ci équivaudront, si son esprit est non seulement vif, mais juste, à de nouvelles et toujours plus exactes approximations de la vérité qu'il s'agit d'établir. La supposition préalable ne faut qu'en deux cas à son but, qui est de préparer le triomphe final de la vérité : par suite d'une erreur du sujet imputable à quelque défaillance d'intelligence ; ou par suite d'une erreur objective résultant des moyens d'investigation employés. L'hypothèse ne facilite pas, mais elle complique, au contraire, ou empêche la solution définitive lorsque l'esprit du chercheur n'a pas la mesure nécessaire de souplesse, oublie le caractère provisoire de ses conjectures, s'y arrête prématurément, et considère le chemin parcouru par lui peut-être très court - comme représentant tout le chemin à parcourir. Mais une hypothèse est aussi dépourvue en soi de valeur scientifique, ou du moins elle n'a cette valeur qu'à un faible degré, lorsqu'en raison de sa nature elle n'est pas susceptible de devenir de vérité provisoirement accueillie vérité définitivement démontrée, en d'autres termes, lorsqu'elle se refuse tout à fait à la vérification.
Il serait déraisonnable d'attendre une pleine clarté sur cette question et sur les questions connexes de méthode de la part du premier écrivain chez lequel nous trouvions des considérations sur la valeur des investigations par le moyen de l'hypothèse, du premier même - pour autant que l'on peut l'affirmer en présence de tant d'ouvrages perdus - qui ait employé le mot hypothèse lui-même dans un sens technique. Il est d'autant plus honorable pour lui que la plus importante des distinctions applicables ici ne lui ait pas échappé. Il emploie, il est vrai, le terme d'hypothèse d'une manière un peu lâche, sans distinguer expressément les hypothèses vérifiables de celles qui ne le sont pas ; mais la fureur de son attaque est dirigée contre ces dernières, et c'est à cette sorte de contrefaçon de l'hypothèse qu'il parait songer clairement toutes les fois qu'il brise une lance contre la recherche hypothétique en général. Car lorsqu'il réclame contre l'application de la nouvelle méthode à la médecine, il fonde son objection sur une remarque très significative. Cette science, dit-il en substance, n'a pas besoin, comme les choses invisibles et insondables, d'hypothèses vicies. Sans doute, celui qui veut énoncer quelque opinion relativement à ces choses doit recourir à l'hypothèse. Ainsi quand il s'agit des choses du ciel ou de celles qui sont sous la terre. Même si quelqu'un savait et disait la vérité à ce sujet, ni lui ni ses auditeurs ne sauraient clairement si c'est la vérité ou pas. Car il ne peut recourir à rien pour acquérir une pleine certitude (24).
Inscrivons tout d'abord à l'actif de la science ce qualificatif précieux de vide appliqué à l'hypothèse indémontrable, indémontrable et par conséquent analogue à une fiction oiseuse, qu'il faut bannir du domaine de la vraie recherche. Souvenons-nous en outre de cette déclaration par laquelle Xénophane (cf. p. 176) insistait avec tant de force sur l'importance de la vérification, et avec laquelle le passage que nous venons de citer offre, du moins dans le texte original, une analogie frappante. Enfin n'oublions pas non plus l'opinion exprimée par l'historien Hérodote (cf. p. 286), et qui témoigne d'un sentiment tout à fait identique. Et maintenant, cherchons à nous rendre compte du gain qui découle de ces déclarations de principe. Le combat que livre notre auteur à la recherche hypothétique, dans laquelle nous avons reconnu qu'il condamnait une espèce particulière d'hypothèse, ne l'empêchait pas nécessairement de recourir lui-même à l'hypothèse, et l'on ne peut, de ce chef, lui faire le reproche d'inconséquence. Qu'il se formât sur le processus de la digestion et sur les causes de l'ébriété des conceptions hypothétiques, cela était inévitable; il était inévitable également que ces conceptions et toutes celles qu'a formulées l'enfance de la physiologie et des sciences sur lesquelles s'appuie celle-ci se révélassent erronées à mesure que la science progressait. Mais autre chose est une hypothèse inexacte, autre chose et même chose très différente est une hypothèse contraire à la science, c'est-à-dire une hypothèse qui se soustrait à toute possibilité de vérification totale ou partielle. Mais, pourrait-on objecter, une hypothèse ne porte pas toujours la marque visible de son appartenance à l'une ou à l'autre de ces catégories ; on ne voit pas toujours au premier abord si elle est condamnée à rester éternellement hypothèse, ou si elle porte en elle la possibilité de développer elle-même ses moyens de preuve, qui permettront de juger définitivement, au moins d'une manière approximative, de son exactitude ou de sa fausseté. Pas toujours, répondons-nous, assez souvent pourtant. Mais nous n'avons pas à nous arrêter sur ce point; car le « chaud » et le « froid », le « sec » et l'« humide », envisagés comme les parties constitutives essentielles de l'organisme humain ou comme les principaux parmi les facteurs qui agissent sur lui, n'étaient pas même, à parler rigoureusement, des hypothèses; ce n'étaient que des fictions, ou mieux encore des abstractions revêtues d'une apparence de réalité. Des qualités isolées avaient été séparées de l'ensemble de propriétés avec lesquelles elles sont indissolublement liées en réalité, et en outre elles avaient été investies d'une suprématie à laquelle elles n'ont évidemment pas droit ; en effet, le changement de température et d'état d'agrégation dont il s'agit ici n'a pas absolument et toujours pour suite un changement décisif de tous les autres attributs. C'est un des plus grands mérites positifs de l'écrit qui nous occupe d'avoir insisté sur cette circonstance, et montré l'importance bien plus considérable des propriétés chimiques des corps, en jetant en même temps on coup d'oeil sur les effets que celles-ci produisent sur des substances qui n'appartiennent pas à l'organisme vivant (cf. p. 317). C'est donc avec raison que l'auteur du livre pouvait ne voir dans le froid et la chaleur que des qualités et ne leur attribuer qu'une influence (relativement) très restreinte sur le corps ; avec raison qu'il pouvait rappeler, par exemple, la réaction de chaleur produite intérieurement par un bain froid, et les réactions analogues.
Mais laissons là ces détails, et même la question de savoir laquelle de ces hypothèses présentait le caractère le plus scientifique, la plus grande mesure de légitimité, pour revenir à la querelle de méthode dont nous avons occupé nos lecteurs, et à laquelle nous devons accorder une attention prolongée et exclusive. Cette querelle peut s'apaiser sans de trop grandes difficultés. « Partir du connu ou du sensible pour conclure à l'inconnu), telle est la règle de la saine raison ; elle était aussi familière à un Hérodote et à un Euripide que plus tard à un Epicure (25), mais elle a été violée d'une manière aussi évidente que grossière par les médecins qui suivaient les traces des philosophes naturalistes. Des problèmes que la science actuelle considère comme insolubles, tels que celui de l'origine de la vie organique ou de l'origine du genre humain furent inscrits en tète de leur programme, et les principes de l'art de guérir furent fondés sur les essais non seulement hypothétiques, mais fantastiques, que l'on fit pour les résoudre. Qui donc pourrait être surpris de la réaction qui se produisit, et qui pourrait en mettre en doute les effets salutaires ? Toutefois il y a lieu, encore ici, de se garder de partialité et d'exagération. Non seulement il était inévitable qu'on s'engageât dans la « nouvelle voie », mais celle-ci n'était pas absolument et exclusivement une voie d'erreur. Il ne pouvait pas se faire que les doctrines de la philosophie appliquée à la nature ne pénétrassent pas les sciences particulières et ne commençassent pas à en transformer les méthodes. L'élément d'arbitraire inhérent à la plupart de ces doctrines devait, comme nous l'avons déjà remarqué une fois, être éliminé, mais cette élimination n'a pas annulé tous les effets, dont plusieurs très heureux, de ces influences. Et d'abord, l'idéal qu'on se propose n'est jamais complètement perdu pour la postérité, même si les tentatives qu'on fait pour le réaliser échouent d'une manière pitoyable, voire !grotesque. Or c'était un idéal que d'arracher la science médicale à l'isolement dans lequel elle était menacée de s'étioler avec le temps, et de la considérer comme un rameau de l'arbre puissant des sciences de la nature. Tout d'abord, il est vrai, et pour de longues années encore, cette ambitieuse entreprise manquait de la base nécessaire, et il fallait par conséquent une volte-face, qui fût en même temps un retour aux méthodes de recherche plus anciennes et confinées dans de plus étroites limites. Ici encore, il convient de se garder de plus d'un malentendu. Il est peu exact de résumer les rapports des deux tendances en conflit dans la formule conventionnelle, et de dire qu'avec la philosophie de la nature a succombé la fausse méthode déductive, et qu'avec Hippocrate a triomphé la vraie méthode, qui est celle de l'induction. Car lorsqu'il s'agit de phénomènes extrêmement compliqués, de processus généraux composés d'une infinité de processus particuliers, quelle méthode pourrait être appropriée et recommandable, si ce n'est celle qui consiste à bâtir l'ensemble au moyen de ses parties, et à ramener les lois soi-disant empiriques (c'est-à-dire dérivées) aux lois causales simples ou dernières d'où elles résultent ? Si alors la science devait et si elle doit même encore aujourd'hui faire usage de méthodes plus grossières et répondant moins bien à leur objet, ce n'est pas que celle de la déduction soit fausse ou contradictoire, c'est qu'elle ne peut être employée avec succès que dans un stade infiniment plus avancé de développement scientifique ; c'est qu'alors la pathologie manquait - comme elle en manque encore partiellement aujourd'hui - de base anatomique et physiologique, que la physiologie ne connaissait point l'organisation de la cellule et les lois de la physique et de la chimie. On inaugurait une période de transition dont nous ne sommes point encore sortis, puis-que les parties les plus avancées de la biologie commencent seulement à admettre l'emploi, et l'emploi partiel, de la déduction, et ne font par conséquent que d'entrer dans la dernière et la plus haute phase de l'étude scientifique. Le type de la déduction est le calcul, et celui-ci trouve actuellement son emploi tous les jours dans l'oculistique, dans la mesure où celle-ci est fondée sur l'optique. Mais d'autres branches encore, et des branches très développées de la thérapeutique reposent déjà sur une base déductive. Que l'on songe, par exemple, au traitement des blessures par l'antisepsie. L'antisepsie a pour but l'anéantissement des micro-organismes dans lesquels on a reconnu avec une parfaite certitude des agents pathogènes, et elle y arrive par l'emploi de substances dont les propriétés chimiques garantissent le . succès avec une certitude égale. Combien il en est autrement lorsque les causes de la maladie ne sont par clairement connues, que des guérisons directes et indiscutables ne viennent pas suppléer à cette ignorance (vraie méthode expérimentale), ou encore lorsque l'on n'est pas assuré de résultats favorables par une foule d'observations suffisante pour exclure tout hasard (méthode statistique) ! Alors se prescrivent les médicaments dont on a dit avec raison « qu'ils sont recommandés aujourd'hui, universellement loués demain, et qu'ils seront oubliés dans deux ans (26) »). Le titre de gloire de l'école de Cos ne se trouve donc pas dans le choix ou dans l'application de méthodes meilleures par elles-mêmes ou plus rapprochées de la perfection idéale. Ce qui constitue un très grand honneur pour elle, c'est plutôt d'avoir compris que les prémisses indispensables à l'emploi de la méthode déductive restaient à découvrir, qu'on ne les pressentait même pas encore, et qu'au lieu des inductions solides par lesquelles seulement on pouvait les établir, on n'avait que des conceptions fantastiques. Une sage abnégation, une résignation prudente, le renoncement provisoire à des ambitions attirantes et vraiment hautes, mais irréalisables alors et pour longtemps encore, voilà les vertus qui distinguent ses adhérents de leurs adversaires, et elles sont dignes de toute notre admiration. Les membres de cette école ont déployé les plus grands mérites; sans se lasser jamais, grâce à une foule d'observations ingénieuses et pénétrantes, ils ont poussé fort loin les branches de la médecine susceptibles de se développer sans être fondées sur de plus profondes assises, et en particulier la sémeiologie, c'est-à-dire l'étude des symptômes des maladies, et, dans ce domaine, ils font encore le plaisir et l'instruction des adeptes de cette science par la richesse presque infinie et par la finesse de leurs constatations, par l'acuité des distinctions qu'ils établissent. Ils ne pouvaient pas se condamner à ne formuler aucune théorie d'ensemble ; pour cela, ils devaient, eux aussi, recourir à des hypothèses, et celles-ci, dans la mesure de leur compréhension, n'étaient pas moins fausses que celles de leurs prédécesseurs ; si elles étaient entachées d'une dose moindre d'erreur, c'est seulement qu'elles étaient beaucoup plus limitées dans leur objet. La pathologie des humeurs, par exemple, qui est l'oeuvre par excellence de l'école hippocratique, et qui ramenait toutes les maladies internes à la constitution et à la proportion des quatre prétendues humeurs cardinales, renferme, au jugement de la science moderne, tout juste autant de vérité que la théorie exposée dans le livre Sur les Chairs relativement à l'origine de l'homme, ou que la théorie fictive de la matière que combat l'ouvrage Sur l'ancienne Médecine

VII

Mais, qu'elles fussent vraies ou fausses, le génie des médecins de Cos s'est révélé extraordinairement fertile en généralisations de toute espèce, dont le mobile peut, croyons-nous, être cherché avec raison dans la spéculation des philosophes naturalistes. L'« ancienne médecine » à laquelle on s'efforçait et se flattait de retourner était aussi peu l'ancienne que la France de la Restauration n'a été celle de l'ancien Régime. Mais le but et la tendance du mouvement étaient désormais déterminés par l'esprit critique, par le génie sceptique de l'école d'Hippocrate. Comme elle l'avait fait à l'égard des excès fantastiques de mainte doctrine philosophique et des théories des métaphysiciens qui franchissaient toutes les limites de l'expérience (cf. p. 178 sq.), elle a pris de bonne heure position à l'égard de la théologie supranaturaliste. Encore ici, comme cela nous est arrivé à plus d'une reprise, nous nous trouvons en présence de l'opposition entre l'école de Cos et celle de Cnide. Dans l'ouvrage Sur la Nature des Femmes (27), qui, comme l'ouvrage plus considérable auquel il se réfère, et intitulé Des Maladies des Femmes, dénote des influences cnidiennes, le « divin » et les « choses divines » jouent un rôle prédominant à la différence et aux dépens d'autres facteurs. Au début du Pronostic hippocratique, le « divin » est mentionné comme un agent d'une efficacité occasionnelle, si peu étranger au cours naturel des choses, que le médecin est invité à ne point en perdre le rôle de vue dans ses « prévisions ». Mais la guerre est déclarée avec une extrême véhémence à tout supranaturalisme dans deux productions de l'école d'Hippocrate. La première est une des plus étonnantes de la collection ; elle a pour titre Des Airs, des Eaux et des Lieux. L'auteur est un homme dont le pied a foulé le sol de la Russie méridionale comme celui de la vallée du Nil, dont l'oeil scrutateur s'est reposé sur une foule inépuisable et infiniment variée d'objets, et dont la pensée puissante s'est efforcée de combiner ensemble, en un seul dessin, cette masse innombrable de détails. Mais ses nombreuses et précieuses observations, ses nombreuses mais prématurées conjectures sur le rapport qui existe entre le climat et la santé, entre la succession des saisons et le cours des maladies, tout cela est dépassé et de beaucoup par l'immortel honneur d'avoir, le premier, tenté d'établir un lien de causalité entre les caractères des peuples et les conditions physiques dans lesquelles ils vivent. Ce précurseur de Montesquieu, ce fondateur de la psychologie des peuples, proteste énergiquement, à propos de la soi-disant « maladie féminine » des Scythes, contre l'idée que cette maladie - ou une maladie quelconque puisse être l'effet d'une dispensation divine. La même illusion est combattue en termes partiellement identiques dans l'ouvrage Sur la Maladie sacrée, c'est-à-dire sur le mal caduc ou épilepsie, qui passait, aux yeux du peuple, pour être envoyé par les dieux. Et, dans l'un comme dans l'autre de ces traités, la négation de toute intervention surnaturelle est tempérée par cette affirmation : que la rigoureuse et absolue obéissance des phénomènes naturels à une loi se concilie parfaitement avec la foi religieuse en une source divine primordiale de laquelle découlent, en dernière analyse, ces mêmes phénomènes. « Tout est divin et tout est humain » - telle est la formule merveilleusement suggestive que l'auteur du livre Sur la Maladie sacrée a frappée, et qui, ainsi qu'il l'explique lui-même, signifie seulement qu'il n'y a pas de motif d'appeler une maladie plus divine que les autres. En effet, ne sont-elles pas toutes produites par les grands agents naturels, tels que la chaleur, le froid, le soleil, les vents, qui, sans exception, sont de nature divine? Et y en a-t-il parmi elles une seule qui soit « impénétrable et intraitatable », c'est-à-dire qui se dérobe à l'intelligence et à l'influence de l'homme ? Et plus loin, sous une forme encore plus générale : « La nature et la cause de cette maladie procèdent précisément du même principe divin qui donne naissance à tout le reste ». Tel est aussi le langage de l'auteur du livre Des Airs, des Eaux et des Lieux: « À moi aussi, s'écrie-t-il, ces maux me paraissent divins, et pareillement tous les autres; aucun plus divin, aucun plus humain que l'autre... Chacun d'eux possède une nature (c'est-à-dire une cause naturelle), et aucun ne se produit sans elle ». L'auteur du livre Sur l'Epilepsie est plus porté à la polémique. Il se répand en plaintes prolixes et pleines d'une ironie amère contre les « charlatans et les vendeurs de fumée » qui prétendent guérir les maladies par des pratiques superstitieuses, par « des purifications et des incantations », qui s'efforcent « de cacher leur ignorance et leur impuissance sous le manteau du divin », et qui, si on les examine à la lumière du jour, - ceci est le trait le plus acéré qu'il leur décoche - ne croient pas eux-mêmes à la vérité de leur doctrine. - « Car si ces maux cèdent à ces « purifications » et aux autres traitements que certains prescrivent contre eux, rien n'empêche qu'ils ne se produisent et ne fondent sur les hommes en suite de simagrées analogues. Mais alors leur cause ne serait plus divine ; elle serait purement humaine. Car celui qui est en mesure d'écarter une telle maladie par des sortilèges et des purifications pourrait aussi la produire en mettant en. jeu d'autres moyens, et alors c'en serait fait du divin (et de son efficacité). » Il n'en est pas autrement des autres artifices de ce genre, qui reposent, dit-il, sur la supposition qu'il n'y a pas de dieux, ou du moins qu'ils sont dépourvus de tout pouvoir : « Car s'il était vrai qu'un homme puisse, par des sacrifices et des charmes, faire descendre la lune et disparaître le soleil, soulever la tempête ou rendre le ciel serein, alors je ne tiendrais rien de tout cela pour divin, mais pour humain, puisque, en ce cas, la puissance de la divinité serait domptée et asservie par l'intelligence humaine. » Cet écrit est encore extrêmement remarquable, soit dit en passant, par le fait que la théorie d'Alcméon relativement au cerveau et à son rôle dans la vie corporelle et surtout dans la vie psychique (cf. p. 160) y est développée et défendue avec une conviction ardente. L'auteur, qui, comme médecin, n'est pas un hippocratique, et qui comme philosophe est un éclectique, a découvert - et la science moderne l'a confirmé - que l'épilepsie est due à une anomalie de l'organe central, et c'est ce qui l'a amené à cette importante digression.
Nous pourrions terminer ici ce chapitre. En effet, que nous manque-t-il encore pour prouver notre thèse, à savoir que, de l'étude de la médecine, est sortie la troisième et non la moins puissante vague de criticisme, et que, de là, elle s'est répandue, répandant avec elle une bienfaisante fécondité, sur les champs de la science hellénique? Les auteurs du livre Sur l'ancienne Médecine et des deux ouvrages dont nous venons de parler se sont, en particulier, montrés aussi libres et même plus libres qu'Hécatée ou que Xénophane de toute influence mythique. Et non seulement ces champions des lumières ont banni de leur esprit toute trace de la manière primitive de penser, mais - et c'est en cela qu'ils se distinguent de ceux de leurs prédécesseurs qui ouvrent la grande période de transition - ils ne se sont pas arrêtés à la simple négation ; ils ont pris pour objet de leurs méditations les méthodes de recherche positive et scientifique, en se laissant guider par cette maxime d'Epicharme, le poète comique et philosophe de Syracuse : « Sobriété et doute constant, c'est là le nerf de la sagesse. » De plus, non contents de frayer la voie à tous les progrès ultérieurs concevables, par une conception des choses divines qui n'entravait point l'essor de la science, ils ont réalisé eux-mêmes des progrès considérables dans le domaine spécial de leurs investigations. Il ne rentre pas dans le plan de cet ouvrage d'en fournir la preuve. Mais nous ne voulons pas nous séparer de la précieuse collection hippocratique, malheureusement encore peu connue et peu appréciée, sans offrir à nos lecteurs encore quelques-uns des traits par lesquels se manifeste le véritable esprit scientifique dont elle est animée dans sa plus grande partie. Les grandes pensées exprimées pour la première fois dans le camp adverse ne sont pas, en raison de leur origine, dédaignées ou démenties. C'est ainsi que la très importante doctrine de la nécessité de l'équilibre entre la dépense d'énergie et la nourriture, dont nous avons trouvé la première expression chez les médecins de Cnide, réapparaît dans un livre qui a pour titre : Du Régime dans les Maladies aiguës, et qui s'ouvre cependant par une polémique acerbe contre l'oeuvre essentielle de cette école : les Sentences cnidiennes. Le praticien de Cos est donc aussi éloigné de toute prétention vaine à l'originalité que de toute recherche de succès superficiels et de triomphes à bon marché. Car, selon le vrai esprit de la science, il s'efforce, à l'occasion, de fortifier d'abord par de nouveaux et sérieux arguments une doctrine qu'il combat. « On peut aussi, dit-iI une fois, appuyer l'opinion contraire par la considération suivante. » On relève un sens aussi puissant et aussi incorruptible de la vérité chez l'auteur de l'ouvrage Sur les Articulations, que Littré a pu nommer « le grand monument chirurgical de l'antiquité », en ajoutant : « et c'est aussi un modèle pour tous les temps ». Ce médecin, aussi noble de caractère que distingué d'esprit, ne craint pas de signaler à ses confrères même les insuccès de ses traitements. « J'ai consigné ceci à dessein, - ainsi s'exprime-t-il en termes inoubliables - car il est précieux d'apprendre à connaître même les essais qui échouent, et de savoir pour quelle raison ils ont échoué. Ici, il tenait à ne priver ses successeurs d'aucun moyen quelconque de connaissance qui pût leur être utile ; une autre fois, c'est le désir d'épargner aux patients toute espèce de souffrance évitable qui l'entraîne au delà des limites habituelles de l'exposition didactique : « On prétendra peut-être que des questions de ce genre sont en dehors du domaine médical, et qu'il ne sert à rien de vouer une plus longue étude à des cas qui se sont déjà révélés incurables. Grave erreur, répondrai-je... Dans les cas curables, il faut tout mettre en oeuvre pour empêcher qu'ils ne deviennent incurables... Mais les cas incurables doivent être reconnus comme tels, afin de préserver les malades de tortures inutiles. » Cet homme, rempli de l'ardeur au travail que donne le génie, n'a d'ailleurs pas l'habitude d'imposer des limites à ses efforts. En effet, il a étendu ses recherches anatomiques au monde des animaux, comparé la structure du squelette humain à celle des autres vertébrés, et il l'a fait d'une manière si complète - comme en font foi deux de ses propres déclarations - que nous n'hésitons pas à l'appeler un des premiers, si ce n'est le premier représentant de l'anatomie comparée. Nous terminons en citant une généralisation superbe, également importante par son ampleur, par la vérité toujours confirmée de son contenu, et par l'immense portée de ses conséquences ; nous voulons parler de la phrase par laquelle il établit la nécessité de la fonction pour la préservation et la santé de l'organe: « Toutes les parties du corps, étant destinées à un usage précis, se maintiennent saines, et conservent une longue jeunesse. quand elles servent à cet usage, et qu'on leur demande, dans une mesure raisonnable, les services auxquels chacune d'elles est habituée. Mais si elles restent sans emploi, elles deviennent malades, s'étiolent et vieillissent prématurément (28).»

 

(01Iliade, XI 514.
(02
Cette formule de bénédiction indo-européenne est due à Ad. Kuhn, Zeifschr. f. vergl. Sprachforschang, XIII 49.
(03
La « chanson d'un médecin » a été traduite par Roth, dans Grassmann, Riig-Véda, X 97 (vol. II 378 sq.). À ce sujet et au sujet de la plus ancienne médecine hindoue, cf. Zimmer, Altindisches Leben, 375, 394, 396, 398, 399.
(04)
Ces exemples de superstitions populaires sont fournis par : le Dr Paris, Pharmacologia, cité par J.-S. Mill, Logique, 1. V, ch. 3, § 8; Erman, Ægypt. Leben, I 318; Pline, Nat. Hist., 30, 11 (94); Anonyme, dans le Thesaurus ling. graecae, au mot àkterow; Fossel, Volksmedicin u. medic. Aberglauben in Steiermark (cité dans la Münch. Allg. Zeitung du 23 sept 1891).  
(05
Sur la chirurgie des sauvages et ses interventions hardies, cf. Bartels, Die Medicin der Naturvölker, Leipzig 1893, pp. 300 et 305-6; von den Steinen, Unter den Naturvölkern Centralbrasiliens, p. 373; Corresp-BI. d. deutschen Gesellsch. f. Anthropologie, u. s. w. Avril 1900, p. 31 sq.
(06
Ici, nous avons utilisé à plusieurs reprises l'essai de Welcker, Epoden oder das Besprechen (Kleine Schriften, III 64 sq.), de même que plus loin, p. 300. Sur ce qui suit, comp. Odyssée, XIX 457 sq. et XVIII 383 sq. Sur les médecins itinérants de l'Inde à l'époque la plus ancienne, cf. Kaegi, Der Rig-Veda, p. 111.
(07
Sur Démocédès et ses aventures, cf. Hérod., III 125 sq. Sur le médecin chypriote Onasilos, cf. l'inscription d'Edalion, dans Collitz, Griech. Dialekt­inschr., I 26 sq.; en ce qui concerne la date de cette inscription, je me range à l'opinion de O. Hoffmann, Die griech. Dialekte, I 41, de préférence à celle de Larfeld dans le Bursians Jahresber., vol LXVI (1892), p 36.
(08
Voir ce serment dans les Œuvres d'Hippocrate, trad. E. Littré, IV 628 sq. Je trouve l'interdiction de la castration dans les mots oé tem¡v d¢ oéd¢ m¯n liyiÇntaw qui ne peuvent se traduire que comme ceci : « Je ne couperai pas, pas même ceux qui souffrent d'indurations pierreuses. » Or, comme une défense générale d'opérer serait incompréhensible à une époque où « le fer et le feu » étaient les principaux insignes de la pratique médicale, il ne reste d'autre alternative que de prendre le mot t¡mnein dans un sens particulier, c'est-à-dire dans celui d'émasculer, où il est d'ailleurs employé par Hésiode, Œuvres et Jours, 786 et 790 sq., par le Pseudo-Phocylide, v. 187 Bergk, et par Lucien, de Syria dea, § 15 (cf. aussi tomÛaw = ¤ktomÛaw ). Dans ce cas, par liyiÇntaw il ne faut pas entendre les calculs vésicaux, mais ces indurations pierreuses auxquelles on ne peut remédier que par la castration ; et, en fait, ce verbe désigne les indurations les plus diverses. Cette conjecture, émise par nous depuis longtemps, a été communiquée au monde médical et discutée par feu mon collègue, Dr Théod. Puschmann, dans les Jahresber. Liber die Fortschritte der gesamten Medicin, de Virchow-Hirsch, 1883, I p. 326, et plusieurs fois depuis.
(09
Les passages qui se rapportent â la conduite et à l'attitude personnelle des médecins en général se trouvent dans Littré : IV 182, 184, 188, 312, 638, 640; IX 141, 204, 210, 254, 258, 239, 266, 268.
(10) Aristote parle d'Hippocrate comme d'un grand médecin, Polit., IV (vulgo VII) 4, 1326 a, 24.
(11) Diels place à une date plus basse que nous, c'est-à-dire au milieu du IVe siècle, les parties les plus récentes de la collection hippocratique. (Déclaration verbale dans un exposé fait au congrès des philologues de Cologne, septembre 1895.) - Le papyrus de Londres a d'abord plus embrouillé que fait avancer la question hippocratique. Il semblait, en effet, nous placer dans l'alternative ou de ne tenir aucun compte de l'autorité de Ménon, l'élève d'Aristote, ou de considérer comme l'oeuvre d'Hippocrate le traité assez insignifiant, et d'une rhétorique ampoulée, intitulé
perÜ fusÇn. Le moyen de sortir d'embarras parait avoir été trouvé par Blass, Hermès, 36, 405. Ce n'est pas l'ouvrage qui nous a été conservé, mais celui dont s'est servi son auteur, que Ménon considérait comme hippocratique.
(12) Nous avons nous-même visité les lieux. Les inscriptions dont nous parlons ici ont été recueillies par Kavvadias, Les fouilles d'Épidaure, I pp. 23-24. Cf. du même savant
tò ßeròn toè ƒAsklhpioè ktl.. Athènes 1900. Épidaure n'offre pas seulement une excellente eau de source; ils jaillit aussi une eau minérale active. Les inscriptions figurent maintenant au complet dans le Corp. Inscr. graec. Peloponnesi, etc., I p. 221 sq.
(13
Il s'agit du papyrus de Londres : Anonymi Londinensis ex AristoteIis iatricis Menoniis et aliis medicis eclogæ, éd. H. Diels, Berlin 1893. Cf. l'examen de son contenu par Diels dans l'Hermès, XXVIII, Ueber die Excerpte von Menons iatrika. - Sur les ouvrages de la collection hippocratique qui appartiennent à l'école de Cnide, cf. en particulier Lit ,. VIII 6 sq. et Job. Ilberg dans les Griech. Studien... H. Lipsius dargebracht, Leipzig 1894, p. 22 sq.
(14) Les livres Sur le Régime ont presque seuls, parmi les ouvrages hippocratiques, attiré l'attention des philosophes et des philologues. Cf. Bernays, Gramm. Abhandl.., I 1 sq. ; Teichmùller, Neue Studien z. Gesch. d. Begriffe, .II 3 sq.: Weygoldt dans les Jahrb. f. Philol., 1882, 161 sq.; Zeller. Ph. der Gr., I, 5e éd., p. 694 sq. Weygoldt et Zeller ne me paraissent pas avoir réussi à prouver que cet ouvrage est de date plus récente. Il est certain que l'auteur a été influencé par Héraclite et par Empédocle; et la façon dont il a utilisé les deux systèmes nous reporte à une époque où ils étaient encore parfaitement vivants tous les deux, à une époque, par conséquent, où la doctrine d'Empédocle était encore jeune, et où celle d'Héraclite n'était pas encore vieillie. En revanche, je considère comme réfutée par Teichmziller (pp. 48-50) la supposition que le diététicien a utilisé aussi Archélaos. S'il faut lui trouver un prédécesseur quant au dualisme de la matière, ce prédécesseur doit bien plutôt avoir été Parménide, qui, d'après Aristote, Métaph.. I 3, envisageait le feu, tout comme notre auteur, comme une sorte de cause motrice. Anaxagore parait ne pas lui être resté non plus inconnu, mais n'avoir pas exercé sur lui une influence durable. Même dans les chapitres dont Weygoldt, p. 174, ramène le contenu à Anaxagore et à Archélaos; se trouve une phrase qui contredit directement la doctrine fondamentale d'Anaxagore : "te gŒr oépote katŒ tvétò ßst‹mena Žll' ŽeÜ Žlloioæmena ¤pÜ tŒ kaÜ ¤pÜ t‹ (VI 374, Littré). Immédiatement avant, on lit une phrase qui, il est vrai, rappelle un fragment d'Anaxagore (3 Schaub). Elle est là comme pour nous avertir de ne pas regarder ces ressemblances comme preuves concluantes. Si l'auteur avait réellement ce fragment sous les yeux, il n'en a en tous cas pris que la forme verbale et non la pensée, car il emploie le mot sp¡rmata dans un sens tout différent. Je ne puis percevoir les réminiscences de Démocrite qu'y découvre Zeller; son argument fondé sur les sept voyelles est sans valeur, car si les signes distinctifs de l'H et de l'V n'ont été introduits officiellement à Athènes qu'en 403, ils étaient en usage longtemps auparavant non seulement en Ionie, mais encore à Athènes même, où Zeller fait vivre l'auteur. ,Les passages cités en premier lieu du traité Sur le Régime se trouvent à VI 468, 470 (cf. aussi 606) ; 742. La conjecture qu'Hérodikos de Sélymbrie est l'auteur de ce livre a été émise par Franz Spät, Die geschichtliche Entmicklung der segenannten hippokratischen Medicin im Lichte der neuesten Forschung, Berlin 1897, p. 22 sq.; elle s'appuie sur des raisons auxquelles les recherches ultérieures donneront peut-être la pleine évidence qui leur fait encore défaut.
(15) La théorie de l'équilibre organique est formulée le plus nettement à VI 606, Littré, et aussi à la fin du 1. III p. 636.
(16) Ce que nous disons ici des Cnidiens Euriphon et Hérodikos est tiré du Papyrus de Londres (p. 7), dans l'index duquel tous les fragments d'Euriphon sont indiqués.
(17) Les citations se réfèrent au l. I, Sur le Régime, VI 484, 474, 476. Sur l'expérience mentionnée plus bas, cf. la remarque de Littré, VI 527.
(18) VI 642,
oá krÛnousi perÜ tÇn toioætvn Žkrib° t¡xnhn ¦xontew.
(19
Le petit traité perÜ sarkÇn (des Chairs ou des' Muscles) se trouve dans le VIIe vol. de Littré. Vouloir, avec Littré, le tenir pour postaristotélicien parce que l'auteur sait que les deux artères principales partent du coeur n'est certes pas justifié. Il est impossible de dire avec certitude à quelle date des faits anatomiques évidents comme celui-là ont été connus, même dans l'antiquité. La date de composition du livre ressort surtout de son caractère éclectique, que nous montrerons un peu plus loin.
(20
Aristote, Pol., I 2, au commencement.
(21
Au sujet du traité Sur le Nombre Sept (Littré, VIII 634 sq. et meilleure version IX 433 sq.), cf. Ilberg, op. cit., et Harder, Zur pseud-hippokratischere Schrift perÜ ¥bdom‹dvn (Rhein. Mus., N. F. XLVIII 433 sq.). - Les remarques que nous faisons à la fin de ce paragraphe sur le rôle du nombre sept dans l'alchimie arabe sont empruntées à un article de Berthelot;. Rev. des Deux Mondes du 1er oct. 1893 (p. 557). À ceci se rapporte aussi un fragment nouvellement découvert d'Héraclite (n° 4 a, dans la collection de Diels, dont nous ne partageons pas les doutes sur son authenticité).
(22) Le traité Sur l'ancienne Médecine se trouve à la fin du premier vol. de Littré. Les passages cités plus loin se trouvent à pp. 570-606. L'important ch. 20, que nous étudions ensuite, est à pp. 620-624.  
(23) Rapprocher I 620 de VI 468.
(24) Voir trad. Littré, I 572.   
(25) Hérodote, II 33; Euripide, frg. 574, Nauck, 2e éd.; Epicure, chez Diog. Laërce, X 32.
(26) Cette citation est empruntée à Bunge, Lehrbuch der physiol. und pathol. Chemie, 2e éd., p. 86.  
(27) Le traité Sur la Nature des Femmes se trouve dans Littré, VII 312 ; lire l'introduction de ce traité ainsi que celle du Prognostikon (II 110-112 L.); lire aussi Sur l'Air, l'Eau et le Site, II 12 sq., et Sur la Maladie Sacrée, VI 352 sq. Les phrases sur les maladies « à la fois divines et humaines,», sont à VI 394 et 364, et II 76. - Les passages polémiques cités plus bas se trouvent à VI 354-362.
(28) Les déclarations ici utilisées de médecins hippocratiques se trouvent dans Littré, II 302, 328; IV 212, 252 et 254; le jugement de Littré sur le livre Sur les Articulations, IV 75. J'appelle l'auteur de ce livre un représentant de l'anatomie comparée en raison des déclarations qu'on y lit, IV 192 et 198.