Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
CHAPITRE 72
Extrait d’un voyage sur les côtes de l’Asie, et dans quelques-unes des îles voisines.
Philotas
avait dans l’île de Samos des possessions qui exigeaient sa présence. Je lui
proposai de partir avant le terme qu’il avait fixé, de nous rendre à Chio,
de passer dans le continent, de parcourir les principales villes grecques établies
en Éolide, en Ionie et en Doride ; de visiter ensuite les îles de Rhodes et de
Crète ; enfin de voir, à notre retour, celles qui sont situées vers les côtes
de l’Asie, telles qu’Astypalée, Cos, Pathmos, d’où nous irions à Samos.
La relation de ce voyage serait d’une longueur excessive ; je vais simplement
extraire de mon journal les articles qui m’ont paru convenir au plan général
de cet ouvrage. Apollodore nous donna son fils Lysis, qui, après avoir achevé
ses exercices, venait d’entrer dans le monde. Plusieurs de nos amis voulurent
nous accompagner ; Stratonicus, entre autres, célèbre joueur de cithare, très
aimable pour ceux qu’il aimait, très redoutable pour ceux qu’il n’aimait
pas ; car ses fréquentes réparties réussissaient souvent. Il passait sa vie
à voyager dans les différents cantons de la Grèce. Il venait alors de la
ville d’Aenos en Thrace.
Nous lui demandâmes comment il avait trouvé ce climat. Il nous dit : « l’hiver
y règne pendant quatre mois de l’année, et le froid pendant les huit autres. »
En je ne sais quel endroit, ayant promis de donner des leçons publiques de son
art, il ne put rassembler que deux élèves : il enseignait dans une salle où
se trouvaient les neuf statues des muses avec celle d’Apollon : « combien
avez-vous d’écoliers, lui dit quelqu’un ? Douze, répondit-il, les dieux
compris. »
L’île de Chio où nous abordâmes, est une des plus grandes et des plus célèbres
de la mer Égée. Plusieurs chaînes de montagnes couronnées de beaux arbres, y
forment des vallées délicieuses, et les collines y sont, en plusieurs
endroits, couvertes de vignes qui produisent un vin excellent. On estime surtout
celui d’un canton nommé Arvisia.
Les habitants prétendent avoir transmis aux nations l’art de cultiver la
vigne ; ils font très bonne chère. Un jour que nous dînions chez un des
principaux de l’île, on agita la fameuse question de la patrie d’Homère :
quantité de peuples veulent s’approprier cet homme célèbre. Les prétentions
des autres villes furent rejetées avec mépris ; celles de Chio, défendues
avec chaleur. Entre autres preuves, on nous dit que les descendants d’Homère
subsistaient encore dans l’île sous le nom d’homérides. À l’instant même,
nous en vîmes paraître deux, vêtus d’une robe magnifique, et la tête
couverte d’une couronne d’or. Ils n’entamèrent point l’éloge du poète
; ils avaient un encens plus précieux à lui offrir. Après une invocation à
Jupiter, ils chantèrent alternativement plusieurs morceaux de l’Iliade, et
mirent tant d’intelligence dans l’exécution, que nous découvrîmes de
nouvelles beautés aux traits qui nous avaient le plus frappés.
Ce peuple posséda pendant quelque temps l’empire de la mer. Sa puissance et
ses richesses lui devinrent funestes. On lui doit cette justice, que dans ses
guerres contre les perses, les Lacédémoniens et les athéniens, il montra la même
prudence dans les succès que dans les revers ; mais on doit le blâmer
d’avoir introduit l’usage d’acheter des esclaves. L’oracle, instruit de
ce forfait, lui déclara qu’il s’était attiré la colère du ciel. C’est
une des plus belles et des plus inutiles réponses que les dieux aient faites
aux hommes.
De Chio, nous nous rendîmes à Cume en Éolide, et c’est de là que nous partîmes
pour visiter ces villes florissantes qui bornent l’empire des perses du côté
de la mer Égée. Ce que j’en vais dire, exige quelques notions préliminaires.
Dès les temps les plus anciens, les Grecs se trouvèrent divisés en trois
grandes peuplades, qui sont les doriens, les éoliens et les ioniens. Ces noms,
à ce qu’on prétend, leur furent donnés par les enfants de Deucalion qui régna
en Thessalie. Deux de ses fils, Dorus et Éolus, et son petit-fils Ion, s’étant
établis en différents cantons de la Grèce, les peuples policés, ou du moins
réunis par les soins de ces étrangers, se firent un honneur de porter leurs
noms, comme on voit les diverses écoles de philosophie, se distinguer par ceux
de leurs fondateurs.
Les trois grandes classes que je viens d’indiquer, se font encore remarquer
par des traits plus ou moins sensibles. La langue grecque nous présente trois
dialectes principaux, le dorien, l’éolien et l’ionien, qui reçoivent des
subdivisions sans nombre. Le dorien qu’on parle à Lacédémone, en Argolide,
à Rhodes, en Crète, en Sicile, etc. Forme dans tous ces lieux et ailleurs, des
idiomes particuliers.
Il en est de même de l’ionien. Quant à l’éolien, il se confond souvent
avec le dorien ; et ce rapprochement se manifestant sur d’autres points
essentiels, ce n’est qu’entre les doriens et les ioniens, qu’on pourrait
établir une espèce de parallèle. Je ne l’entreprendrai pas ; je cite
simplement un exemple : les mœurs des premiers ont toujours été sévères ;
la grandeur et la simplicité caractérisent leur musique, leur architecture,
leur langue et leur poésie. Les seconds ont plus tôt adouci leur caractère ;
tous les ouvrages sortis de leurs mains, brillent par l’élégance et le goût.
Il règne entre les uns et les autres une antipathie, fondée peut-être sur ce
que Lacédémone tient le premier rang parmi les nations doriennes, et Athènes
parmi les ioniennes ; peut-être sur ce que les hommes ne peuvent se classer,
sans qu’ils se divisent. Quoi qu’il en soit, les doriens ont acquis une plus
haute considération que les ioniens, qui, en certains endroits, rougissent
d’une pareille dénomination. Ce mépris, que les athéniens n’ont jamais éprouvé,
s’est singulièrement accru, depuis que les ioniens de l’Asie ont été
soumis, tantôt à des tyrans particuliers, tantôt à des nations barbares.
Environ deux siècles après la guerre de Troie, une colonie de ces ioniens fit
un établissement sur les côtes de l’Asie, dont elle avait chassé les
anciens habitants. Peu de temps auparavant, des éoliens s’étaient emparés
du pays qui est au nord de l’Ionie ; et celui qui est au midi, tomba ensuite
entre les mains des doriens. Ces trois cantons forment sur les bords de la mer
une lisière, qui, en droite ligne, peut avoir de longueur 1.700 stades (1),
et environ 460 dans sa plus grande largeur (2). Je ne
comprends pas dans ce calcul les îles de Rhodes, de Cos, de Samos, de Chio et
de Lesbos, quoiqu’elles fassent partie des trois colonies.
Le pays qu’elles occupèrent dans le continent, est renommé pour sa richesse
et sa beauté. Partout la côte se trouve heureusement diversifiée par des caps
et des golfes, autour desquels s’élèvent quantité de bourgs et de villes :
plusieurs rivières, dont quelques-unes semblent se multiplier par de fréquents
détours, portent l’abondance dans les campagnes. Quoique le sol de l’Ionie
n’égale pas en fertilité celui de l’Éolide, on y jouit d’un ciel plus
serein, et d’une température plus douce.
Les éoliens possèdent dans le continent onze villes, dont les députés
s’assemblent en certaines occasions dans celle de Cume. La confédération des
ioniens s’est formée entre douze principales villes. Leurs députés se réunissent
tous les ans, auprès d’un temple de Neptune, situé dans un bois sacré, au
dessous du mont Mycale, à une légère distance d’Éphèse. Après un
sacrifice interdit aux autres ioniens, et présidé par un jeune homme de Priène,
on délibère sur les affaires de la province. Les états des doriens
s’assemblent au promontoire Triopium. La ville de Cnide, l’île de Cos, et
trois villes de Rhodes, ont seules le droit d’y envoyer des députés.
C’est à peu près de cette manière que furent réglées, dès les plus
anciens temps, les diètes des Grecs asiatiques. Tranquilles dans leurs
nouvelles demeures, ils cultivèrent en paix de riches campagnes, et furent
invités par la position des lieux à transporter leurs denrées de côte à côte.
Bientôt leur commerce s’accrut avec leur industrie. On les vit dans la suite
s’établir en Égypte, affronter la mer Adriatique, et celle de Tyrrhénie, se
construire une ville en Corse, et naviguer à l’île de Tartessus, au delà
des colonnes d’Hercule.
Cependant leurs premiers succès avaient fixé l’attention d’une nation trop
voisine, pour n’être pas redoutable. Les rois de Lydie, dont Sardes était la
capitale, s’emparèrent de quelques-unes de leurs villes. Crœsus les
assujettit toutes, et leur imposa un tribut. Avant d’attaquer ce prince, Cyrus
leur proposa de joindre leurs armes aux siennes ; elles s’y refusèrent. Après
sa victoire, il dédaigna leurs hommages, et fit marcher contre elles ses
lieutenants, qui les unirent à la Perse par droit de conquête.
Sous Darius, fils d’Hystaspe, elles se soulevèrent. Bientôt, secondées des
athéniens, elles brûlèrent la ville de Sardes, et allumèrent entre les
perses et les Grecs, cette haine fatale que des torrents de sang n’ont pas
encore éteinte. Subjuguées de nouveau par les premiers, contraintes de leur
fournir des vaisseaux contre les seconds, elles secouèrent leur joug, après la
bataille de Mycale. Pendant la guerre du Péloponnèse, alliées quelquefois des
Lacédémoniens, elles le furent plus souvent des athéniens, qui finirent par
les asservir. Quelques années après, la paix d’Antalcidas les restitua pour
jamais à leurs anciens maîtres.
Ainsi, pendant environ deux siècles, les Grecs de l’Asie ne furent occupés
qu’à porter, user, briser, et reprendre leurs chaînes. La paix n’était
pour eux que ce qu’elle est pour toutes les nations policées, un sommeil qui
suspend les travaux pour quelques instants. Au milieu de ces funestes révolutions,
des villes entières opposèrent une résistance opiniâtre à leurs ennemis.
D’autres donnèrent de plus grands exemples de courage. Les habitants de Téos
et de Phocée abandonnèrent les tombeaux de leurs pères ; les premiers allèrent
s’établir à Abdère en Thrace ; une partie des seconds, après avoir
longtemps erré sur les flots, jeta les fondements de la ville d’Élée en
Italie, et de celle de Marseille dans les Gaules.
Les descendants de ceux qui restèrent dans la dépendance de la Perse, lui
paient le tribut que Darius avait imposé à leurs ancêtres. Dans la division générale
que ce prince fit de toutes les provinces de son empire, l’Éolide, l’Ionie
et la Doride, jointes à la Pamphylie, la Lycie et d’autres contrées, furent
taxées pour toujours à 400 talents (3) ; somme qui
ne paraîtra pas exorbitante, si l’on considère l’étendue, la fertilité,
l’industrie et le commerce de ces contrées. Comme l’assiette de l’impôt
occasionnait des dissensions entre les villes et les particuliers, Artapherne,
frère de Darius, ayant fait mesurer et évaluer par parasanges (4)
les terres des contribuables, fit approuver par leurs députés un tableau de répartition,
qui devait concilier tous les intérêts, et prévenir tous les troubles.
On voit, par cet exemple, que la cour de Suze voulait retenir les Grecs, leurs
sujets, dans la soumission plutôt que dans la servitude ; elle leur avait même
laissé leurs lois, leur religion, leurs fêtes et leurs assemblées
provinciales. Mais, par une fausse politique, le souverain accordait le domaine,
ou du moins l’administration d’une ville grecque à l’un de ses citoyens,
qui, après avoir répondu de la fidélité de ses compatriotes, les excitait à
la révolte, ou exerçait sur eux une autorité absolue. Ils avaient alors à
supporter les hauteurs du gouverneur général de la province, et les vexations
des gouverneurs particuliers qu’il protégeait ; et comme ils étaient trop éloignés
du centre de l’empire, leurs plaintes parvenaient rarement au pied du trône.
Ce fut en vain que Mardonius, le même qui commanda l’armée des perses sous
Xerxès, entreprit de ramener la constitution à ses principes. Ayant obtenu le
gouvernement de Sardes, il rétablit la démocratie dans les villes de
l’Ionie, et en chassa tous les tyrans subalternes ; ils reparurent bientôt
parce que les successeurs de Darius, voulant récompenser leurs flatteurs, ne
trouvaient rien de si facile que de leur abandonner le pillage d’une ville éloignée.
Aujourd’hui que les concessions s’accordent plus rarement, les Grecs
asiatiques, amollis par les plaisirs, ont laissé partout l’oligarchie s’établir
sur les ruines du gouvernement populaire.
Maintenant, si l’on veut y faire attention, on se convaincra aisément qu’il
ne leur fut jamais possible de conserver une entière liberté. Le royaume de
Lydie, devenu dans la suite une des provinces de l’empire des perses, avait
pour limites naturelles, du côté de l’ouest, la mer Égée, dont les rivages
sont peuplés par les colonies grecques. Elles occupent un espace si étroit,
qu’elles devaient nécessairement tomber entre les mains des Lydiens et des
perses, ou se mettre en état de leur résister. Or, par un vice qui subsiste
aussi parmi les républiques fédératives du continent de la Grèce, non
seulement l’Éolide, l’Ionie et la Doride, menacées d’une invasion, ne réunissaient
pas leurs forces, mais dans chacune des trois provinces, les décrets de la diète
n’obligeaient pas étroitement les peuples qui la composent ; aussi vit-on, du
temps de Cyrus, les habitants de Milet faire leur paix particulière avec ce
prince, et livrer aux fureurs de l’ennemi les autres villes de l’Ionie.
Quand la Grèce consentit à prendre leur défense, elle attira dans son sein
les armées innombrables des perses ; et, sans les prodiges du hasard et de la
valeur, elle aurait succombé elle-même. Si après un siècle de guerres désastreuses,
elle a renoncé au funeste projet de briser les fers des ioniens, c’est
qu’elle a compris enfin que la nature des choses opposait un obstacle
invincible à leur affranchissement. Le sage Bias de Priène l’annonça
hautement, lorsque Cyrus se fut rendu maître de la Lydie : « n’attendez
ici qu’un esclavage honteux, dit-il aux ioniens assemblés ; montez sur vos
vaisseaux, traversez les mers, emparez-vous de la Sardaigne ainsi que des îles
voisines ; vous coulerez ensuite des jours tranquilles. »
Deux fois ces peuples ont pu se soustraire à la domination des perses ; l’une
en suivant le conseil de Bias, l’autre en déférant à celui des Lacédémoniens,
qui, après la guerre médique, leur offrirent de les transporter en Grèce. Ils
ont toujours refusé de quitter leurs demeures ; et s’il est permis d’en
juger d’après leur population et leurs richesses, l’indépendance n’était
pas nécessaire à leur bonheur.
Je reprends la narration de mon voyage, trop longtemps suspendue. Nous parcourûmes
les trois provinces grecques de l’Asie. Mais, comme je l’ai promis plus
haut, je bornerai mon récit à quelques observations générales.
La ville de Cume est une des plus grandes et des plus anciennes de l’Éolide.
On nous avait peint les habitants comme des hommes presque stupides : nous vîmes
bientôt qu’ils ne devaient cette réputation qu’à leurs vertus. Le
lendemain de notre arrivée, la pluie survint, pendant que nous nous promenions
dans la place entourée de portiques appartenants à la république. Nous voulûmes
nous y réfugier ; on nous retint ; il fallait une permission. Une voix s’écria
: entrez dans les portiques ; et tout le monde y courut. Nous apprîmes qu’ils
avaient été cédés pour un temps à des créanciers de l’état : comme le
public respecte leur propriété, et qu’ils rougiraient de le laisser exposé
aux intempéries des saisons, on a dit que ceux de Cume ne sauraient jamais
qu’il faut se mettre à couvert, quand il pleut, si l’on n’avait soin de
les en avertir. On a dit encore que pendant 300 ans, ils ignorèrent qu’ils
avaient un port, parce qu’ils s’étaient abstenus, pendant cet espace de
temps, de percevoir des droits sur les marchandises qui leur venaient de l’étranger.
Après avoir passé quelques jours à Phocée, dont les murailles sont
construites en grosses pierres parfaitement jointes ensemble, nous entrâmes
dans ces vastes et riches campagnes que l’Hermus fertilise de ses eaux, et qui
s’étendent depuis les rivages de la mer jusqu’au-delà de Sardes. Le
plaisir de les admirer était accompagné d’une réflexion douloureuse.
Combien de fois ont-elles été arrosées du sang des mortels ! Combien le
seront-elles encore de fois ! à l’aspect d’une grande plaine, on me disait
en Grèce : c’est ici que dans une telle occasion, périrent tant de milliers
de Grecs ; en Scythie : ces champs, séjour éternel de la paix, peuvent nourrir
tant de milliers de moutons.
Notre route, presque partout ombragée de beaux andrachnés, nous conduisit à
l’embouchure de l’Hermus, et de là nos regards s’étendirent sur cette
superbe rade formée par une presque île où sont les villes d’Érythres et
de Téos. Au fond de la baie, se trouvent quelques petites bourgades, restes
infortunés de l’ancienne ville de Smyrne, autrefois détruite par les
Lydiens. Elles portent encore le même nom, et, si des circonstances favorables
permettent un jour d’en réunir les habitants dans une enceinte qui les protège,
leur position attirera, sans doute, chez eux un commerce immense. Ils nous
firent voir, à une légère distance de leurs demeures, une grotte d’où s’échappe
un petit ruisseau qu’ils nomment Mélès. Elle est sacrée pour eux ; ils prétendent
qu’Homère y composa ses ouvrages.
Dans la rade, presque en face de Smyrne, est l’île de Clazomènes, qui tire
un grand profit de ses huiles. Ses habitants tiennent un des premiers rangs
parmi ceux de l’Ionie. Ils nous apprirent le moyen dont ils usèrent une fois
pour rétablir leurs finances. Après une guerre qui avait épuisé le trésor
public, ils se trouvèrent devoir aux soldats congédiés la somme de 20 talents
(5) ; ne pouvant l’acquitter, ils en payèrent
pendant quelques années l’intérêt fixé à cinq pour cent : ils frappèrent
ensuite des monnaies de cuivre, auxquelles ils assignèrent la même valeur
qu’à celles d’argent. Les riches consentirent à les prendre pour celles
qu’ils avaient entre leurs mains ; la dette fut éteinte, et les revenus de
l’état, administrés avec économie, servirent à retirer insensiblement les
fausses monnaies introduites dans le commerce.
Les petits tyrans établis autrefois en Ionie, usaient de voies plus odieuses
pour s’enrichir. À Phocée, on nous avait raconté le fait suivant. Un
rhodien gouvernait cette ville : il dit en secret et séparément aux chefs des
deux factions qu’il avait formées lui-même, que leurs ennemis lui offraient
une telle somme, s’il se déclarait pour eux. Il la retira de chaque côté,
et parvint ensuite à réconcilier les deux partis.
Nous dirigeâmes notre route vers le midi. Outre les villes qui sont dans
l’intérieur des terres, nous vîmes sur les bords de la mer, ou aux environs,
Lébédos, Colophon, Éphèse, Priène, Myus, Milet, Iasus, Myndus, Halicarnasse
et Cnide.
Les habitants d’Éphèse nous montraient avec regret les débris du temple de
Diane, aussi célèbre par son antiquité que par sa grandeur. Quatorze ans
auparavant, il avait été brûlé, non par le feu du ciel, ni par les fureurs
de l’ennemi, mais par les caprices d’un particulier nommé Erostrate, qui,
au milieu des tourments, avoua qu’il n’avait eu d’autre dessein que d’éterniser
son nom. La diète générale des peuples d’Ionie fit un décret pour
condamner ce nom fatal à l’oubli ; mais la défense doit en perpétuer le
souvenir ; et l’historien Théopompe me dit un jour, qu’en racontant le
fait, il nommerait le coupable.
Il ne reste de ce superbe édifice que les quatre murs et des colonnes qui s’élèvent
au milieu des décombres. La flamme a consumé le tait et les ornements qui décoraient
la nef. On commence à le rétablir. Tous les citoyens ont contribué ; les
femmes ont sacrifié leurs bijoux. Les parties dégradées par le feu, seront
restaurées ; celles qu’il a détruites, reparaîtront avec plus de
magnificence, du moins avec plus de goût. La beauté de l’intérieur était
rehaussée par l’éclat de l’or, et les ouvrages de quelques célèbres
artistes ; elle le sera beaucoup plus par les tributs de la peinture et de la
sculpture, perfectionnées en ces derniers temps. On ne changera point la forme
de la statue, forme anciennement empruntée des Égyptiens, et qu’on retrouve
dans les temples de plusieurs villes grecques. La tête de la déesse est
surmontée d’une tour ; deux tringles de fer soutiennent ses mains ; le corps
se termine en une gaine enrichie de figures d’animaux et d’autres symboles (6).
Les éphésiens ont, sur la construction des édifices publics, une loi très
sage. L’architecte dont le plan est choisi, fait ses soumissions, et engage
tous ses biens. S’il a rempli exactement les conditions du marché, on lui décerne
des honneurs. La dépense excède-t-elle d’un quart ? Le trésor de l’état
fournit ce surplus. Va-t-elle par de-là le quart ? Tout l’excédant est prélevé
sur les biens de l’artiste.
Nous voici à Milet. Nous admirons ses murs, ses temples, ses fêtes, ses
manufactures, ses ports, cet assemblage confus de vaisseaux, de matelots et
d’ouvriers qu’agite un mouvement rapide. C’est le séjour de l’opulence,
des lumières et des plaisirs ; c’est l’Athènes de l’Ionie. Doris, fille
de l’Océan, eut de Nérée cinquante filles, nommées Néréides, toutes
distinguées par des agréments divers ; Milet a vu sortir de son sein un plus
grand nombre de colonies qui perpétuent sa gloire sur les côtes de
l’Hellespont, de la Propontide et du Pont-Euxin (7).
Leur métropole donna le jour aux premiers historiens, aux premiers philosophes
; elle se félicite d’avoir produit Aspasie, et les plus aimables courtisanes.
En certaines circonstances, les intérêts de son commerce l’ont forcée de préférer
la paix à la guerre ; en d’autres elle a déposé les armes sans les avoir flétries
; et de là ce proverbe : les milésiens furent vaillants autrefois.
Les monuments des arts décorent l’intérieur de la ville ; les richesses de
la nature éclatent aux environs. Combien de fois nous avons porté nos pas vers
les bords du Méandre, qui, après avoir reçu plusieurs rivières, et baigné
les murs de plusieurs villes, se répand en replis tortueux, au milieu de cette
plaine, qui s’honore de porter son nom, et se pare avec orgueil de ses
bienfaits ! Combien de fois, assis sur le gazon qui borde ses rives fleuries, de
toutes parts entourés de tableaux ravissants, ne pouvant nous rassasier, ni de
cet air, ni de cette lumière dont la douceur égale la pureté, nous sentions
une langueur délicieuse se glisser dans nos âmes, et les jeter, pour ainsi
dire, dans l’ivresse du bonheur ! Telle est l’influence du climat de
l’Ionie ; et comme, loin de la corriger, les causes morales n’ont servi
qu’à l’augmenter, les ioniens sont devenus le peuple le plus efféminé, et
l’un des plus aimables de la Grèce.
Il règne dans leurs idées, leurs sentiments et leurs mœurs, une certaine
mollesse qui fait le charme de la société ; dans leur musique et leurs danses,
une liberté qui commence par révolter, et finit par séduire. Ils ont ajouté
de nouveaux attraits à la volupté, et leur luxe s’est enrichi de leurs découvertes
: des fêtes nombreuses les occupent chez eux, ou les attirent chez leurs
voisins ; les hommes s’y montrent avec des habits magnifiques, les femmes avec
l’élégance de la parure, tous avec le désir de plaire. Et de là ce respect
qu’ils conservent pour les traditions anciennes qui justifient leurs
faiblesses. Auprès de Milet, on nous conduisit à la fontaine de Biblis, où
cette princesse infortunée expira d’amour et de douleur ; on nous montra le
mont Latmus où Diane accordait ses faveurs au jeune Endymion. à Samos, les
amants malheureux vont adresser leurs vœux aux mânes de Léontichus et de
Rhadine.
Quand on remonte le Nil depuis Memphis jusqu’à Thèbes, on aperçoit aux côtés
du fleuve, une longue suite de superbes monuments, parmi lesquels s’élèvent
par intervalles des pyramides et des obélisques ; un spectacle plus intéressant
frappe le voyageur attentif, qui, du port d’Halicarnasse en Doride, remonte
vers le nord pour se rendre à la presque île d’Érythres. Dans cette route,
qui, en droite ligne, n’a que 900 stades environ (8),
s’offrent à ses yeux quantité de villes dispersées sur les côtes du
continent et des îles voisines. Jamais dans un si court espace, la nature n’a
produit un si grand nombre de talents distingués et de génies sublimes. Hérodote
naquit à Halicarnasse ; Hippocrate à Cos ; Thalès à Milet ; Pythagore à
Samos ; Parrhasius à Éphèse (9) ; Xénophane (10)
à Colophon ; Anacréon à Téos ; Anaxagore à Clazomènes ; Homère partout :
j’ai déjà dit que l’honneur de lui avoir donné le jour, excite de grandes
rivalités dans ces contrées. Je n’ai pas fait mention de tous les écrivains
célèbres de l’Ionie, par la même raison, qu’en parlant des habitants de
l’Olympe, on ne cite communément que les plus grands dieux.
De l’Ionie proprement dite, nous passâmes dans la Doride, qui fait partie de
l’ancienne Carie. Cnide, située près du promontoire Triopium, donna le jour
à l’historien Ctésias, ainsi qu’à l’astronome Eudoxe, qui a vécu de
notre temps. On nous montrait, en passant, la maison où ce dernier faisait ses
observations. Un moment après, nous nous trouvâmes en présence de la célèbre
Vénus de Praxitèle. Elle est placée au milieu d’un petit temple qui reçoit
le jour de deux portes opposées, afin qu’une lumière douce l’éclaire de
toutes parts. Comment peindre la surprise du premier coup d’œil, les
illusions qui la suivirent bientôt ? Nous prêtions nos sentiments au marbre ;
nous l’entendions soupirer. Deux élèves de Praxitèle, venus récemment
d’Athènes pour étudier ce chef-d’œuvre, nous faisaient entrevoir des
beautés dont nous ressentions les effets, sans en pénétrer la cause. Parmi
les assistants, l’un disait : « Vénus a quitté l’Olympe, elle habite
parmi nous. » Un autre : « si Junon et Minerve la voyaient
maintenant, elles ne se plaindraient plus du jugement de Pâris. Un troisième :
la déesse daigna autrefois se montrer sans voile aux yeux de Pâris,
d’Anchise et d’Adonis. A-t-elle apparu de même à Praxitèle ? Oui, répondit
un des élèves, et sous la figure de Phryné. » En effet, au premier
aspect, nous avions reconnu cette fameuse courtisane. Ce sont de part et
d’autre les mêmes traits, le même regard. Nos jeunes artistes y découvraient
en même temps le sourire enchanteur d’une autre maîtresse de Praxitèle,
nommée Cratine. C’est ainsi que les peintres et les sculpteurs prenant leurs
maîtresses pour modèles, les ont exposées à la vénération publique, sous
les noms de différentes divinités ; c’est ainsi qu’ils ont représenté la
tête de Mercure, d’après celle d’Alcibiade.
Les cnidiens s’enorgueillissent d’un trésor qui favorise à la fois les intérêts
de leur commerce, et ceux de leur gloire. Chez des peuples livrés à la
superstition, et passionnés pour les arts, il suffit d’un oracle ou d’un
monument célèbre pour attirer les étrangers. On en voit très souvent qui
passent les mers, et viennent à Cnide contempler le plus bel ouvrage qui soit
sorti des mains de Praxitèle.
Lysis, qui ne pouvait en détourner ses regards, exagérait son admiration, et
s’écriait de temps en temps : jamais la nature n’a produit rien de si
parfait. Et comment savez-vous, lui dis-je, que parmi ce nombre infini de formes
qu’elle donne au corps humain, il n’en est point qui surpasse en beauté
celle que nous avons devant les yeux ? A-t-on consulté tous les modèles qui
ont existé, qui existent et qui existeront un jour ? Vous conviendrez du moins,
répondit-il, que l’art multiplie ces modèles, et qu’en assortissant avec
soin les beautés éparses sur différents individus, il a trouvé le secret de
suppléer à la négligence impardonnable de la nature. L’espèce humaine ne
se montre-t-elle pas avec plus d’éclat et de dignité dans nos ateliers, que
parmi toutes les familles de la Grèce ?
Aux yeux de la nature, repris-je, rien n’est beau, rien n’est laid, tout est
dans l’ordre. Peu lui importe que de ses immenses combinaisons, il résulte
une figure qui présente toutes les perfections ou toutes les défectuosités
que nous assignons au corps humain.
Son unique objet est de conserver l’harmonie, qui, en liant par des chaînes
invisibles, les moindres parties de l’univers à ce grand tout, les conduit
paisiblement à leur fin. Respectez donc ses opérations ; elles sont d’un
genre si relevé, que la moindre réflexion vous découvrirait plus de beautés
réelles dans un insecte, que dans cette statue.
Lysis, indigné des blasphèmes que je prononçais en présence de la déesse,
me dit avec chaleur : pourquoi réfléchir, quand on est forcé de céder à des
impressions si vives ? Les vôtres le seraient moins, répondis-je, si vous étiez
seul et sans intérêt, surtout si vous ignoriez le nom de l’artiste. J’ai
suivi les progrès de vos sensations : vous avez été frappé au premier
instant, et vous vous êtes exprimé en homme sensé ; des ressouvenirs agréables
se sont ensuite réveillés dans votre cœur, et vous avez pris le langage de la
passion ; quand nos jeunes élèves nous ont dévoilé quelques secrets de
l’art, vous avez voulu enchérir sur leurs expressions, et vous m’avez
refroidi par votre enthousiasme. Combien fut plus estimable la candeur de cet
athénien qui se trouva par hasard au portique où l’on conserve la célèbre
Hélène de Zeuxis ! Il la considéra pendant quelques instants ; et moins
surpris de l’excellence du travail, que des transports d’un peintre placé
à ses côtés, il lui dit : mais je ne trouve pas cette femme si belle. C’est
que vous n’avez pas mes yeux, répondit l’artiste.
Au sortir du temple, nous parcourûmes le bois sacré, où tous les objets sont
relatifs au culte de Vénus. Là semblent revivre et jouir d’une jeunesse éternelle,
la mère d’Adonis, sous la forme du myrte ; la sensible Daphné, sous celle du
laurier ; le beau Cyparissus, sous celle du cyprès. Partout le lierre flexible
se tient fortement attaché aux branches des arbres ; et en quelques endroits,
la vigne trop féconde y trouve un appui favorable. Sous des berceaux, que de
superbes platanes protégeaient de leur ombre, nous vîmes plusieurs groupes de
cnidiens, qui, à la suite d’un sacrifice, prenaient un repas champêtre : ils
chantaient leurs amours, et versaient fréquemment dans leurs coupes, le vin délicieux
que produit cette heureuse contrée.
Le soir, de retour à l’auberge, nos jeunes élèves ouvrirent leurs
portefeuilles, et nous montrèrent dans des esquisses qu’ils s’étaient
procurées, les premières pensées de quelques artistes célèbres. Nous y vîmes
aussi un grand nombre d’études, qu’ils avaient faites d’après plusieurs
beaux monuments, et en particulier, d’après cette fameuse statue de Polyclète,
qu’on nomme le canon ou la règle. Ils portaient toujours avec eux l’ouvrage
que composa cet artiste pour justifier les proportions de sa figure, et le traité
de la symétrie et des couleurs, récemment publié par le peintre Euphranor.
Alors s’élevèrent plusieurs questions sur la beauté, soit universelle, soit
individuelle : tous la regardaient comme une qualité uniquement relative à
notre espèce ; tous convenaient qu’elle produit une surprise accompagnée
d’admiration, et qu’elle agit sur nous avec plus ou moins de force, suivant
l’organisation de nos sens, et les modifications de notre âme. Mais ils
ajoutaient que l’idée qu’on s’en fait, n’étant pas la même en Afrique
qu’en Europe, et variant partout, suivant la différence de l’âge et du
sexe, il n’était pas possible d’en réunir les divers caractères dans une
définition exacte.
Un de nous, à la fois médecin et philosophe, après avoir observé que les
parties de notre corps sont composées des éléments primitifs, soutint que la
santé résulte de l’équilibre de ces éléments, et la beauté, de
l’ensemble de ces parties. Non, dit un des disciples de Praxitèle, il ne
parviendrait pas à la perfection, celui qui se traînant servilement après les
règles, ne s’attacherait qu’à la correspondance des parties, ainsi qu’à
la justesse des proportions. On lui demanda quels modèles se propose un grand
artiste, quand il veut représenter le souverain des dieux, ou la mère des
amours. Des modèles, répondit-il, qu’il s’est formés d’après l’étude
réfléchie de la nature et de l’art, et qui conservent, pour ainsi dire, en dépôt
tous les attraits convenables à chaque genre de beauté. Les yeux fixés sur un
de ces modèles, il tâche par un long travail de le reproduire dans sa copie ;
il la retouche mille fois ; il y met tantôt l’empreinte de son âme élevée,
tantôt celle de son imagination riante, et ne la quitte qu’après avoir répandu
la majesté suprême dans le Jupiter d’Olympie, ou les grâces séduisantes
dans la Vénus de Cnide. La difficulté subsiste, lui dis-je ; ces simulacres de
beauté dont vous parlez, ces images abstraites où le vrai simple s’enrichit
du vrai idéal, n’ont rien de circonscrit ni d’uniforme. Chaque artiste les
conçoit et les présente avec des traits différents. Ce n’est donc pas sur
des mesures si variables, qu’on doit prendre l’idée précise du beau par
excellence.
Platon ne le trouvant nulle part exempt de taches et d’altération, s’éleva,
pour le découvrir, jusqu’à ce modèle que suivit l’ordonnateur de toutes
choses, quand il débrouilla le chaos. Là se trouvaient tracées d’une manière
ineffable et sublime (11), toutes les espèces des
objets qui tombent sous nos sens, toutes les beautés que le corps humain peut
recevoir dans les diverses époques de notre vie. Si la matière rebelle
n’avait opposé une résistance invincible à l’action divine, le monde
visible posséderait toutes les perfections du monde intellectuel. Les beautés
particulières, à la vérité, ne feraient sur nous qu’une impression légère,
puisqu’elles seraient communes aux individus de même sexe et de même âge ;
mais combien plus fortes et plus durables seraient nos émotions à l’aspect
de cette abondance de beautés, toujours pures et sans mélange
d’imperfections, toujours les mêmes et toujours nouvelles !
Aujourd’hui notre âme, où reluit un rayon de lumière émané de la divinité,
soupire sans cesse après le beau essentiel ; elle en recherche les faibles
restes, dispersés dans les êtres qui nous entourent, et en fait elle-même
jaillir de son sein des étincelles qui brillent dans les chef-d’œuvres des
arts, et qui font dire que leurs auteurs, ainsi que les poètes, sont animés
d’une flamme céleste.
On admirait cette théorie, on la combattait ; Philotas prit la parole.
Aristote, dit-il, qui ne se livre pas à son imagination, peut-être parce que
Platon s’abandonne trop à la sienne, s’est contenté de dire que la beauté
n’est autre chose que l’ordre dans la grandeur. En effet, l’ordre suppose
la symétrie, la convenance, l’harmonie : dans la grandeur sont comprises la
simplicité, l’unité, la majesté. On convint que cette définition
renfermait à peu près tous les caractères de la beauté, soit universelle,
soit individuelle.
Nous allâmes de Cnide à Mylasa, l’une des principales villes de la Carie.
Elle possède un riche territoire, et quantité de temples, quelques-uns très
anciens, tous construits d’un beau marbre tiré d’une carrière voisine. Le
soir, Stratonicus nous dit qu’il voulait jouer de la cithare en présence du
peuple assemblé, et n’en fut pas détourné par notre hôte, qui lui raconta
un fait récemment arrivé dans une autre ville de ce canton, nommée Iasus. La
multitude était accourue à l’invitation d’un joueur de cithare. Au moment
qu’il déployait toutes les ressources de son art, la trompette annonça
l’instant de la vente du poisson. Tout le monde courut au marché, à
l’exception d’un citoyen qui était dur d’oreille ; le musicien s’étant
approché de lui pour le remercier de son attention, et le féliciter sur son goût
: — est-ce que la trompette a sonné ? lui dit cet homme. — Sans doute. —
Adieu donc, je m’enfuis bien vite. Le lendemain Stratonicus se trouvant au
milieu de la place publique, entourée d’édifices sacrés, et ne voyant
autour de lui que très peu d’auditeurs, se mit à crier de toutes ses forces
: temples, écoutez-moi ; et après avoir préludé pendant quelques
moments, il congédia l’assemblée. Ce fut toute la vengeance qu’il tira du
mépris que les Grecs de Carie font des grands talents.
Il courut plus de risques à Caunus. Le pays est fertile ; mais la chaleur du
climat et l’abondance des fruits y occasionnent souvent des fièvres.
Nous étions étonnés de cette quantité de malades pâles et languissants, qui
se traînaient dans les rues. Stratonicus s’avisa de leur citer un vers
d’Homère, où la destinée des hommes est comparée à celle des feuilles.
C’était en automne, lorsque les feuilles jaunissent. Comme les habitants
s’offensaient de cette plaisanterie : « moi, répondit-il, je n’ai pas
voulu dire que ce lieu fût mal sain, puisque je vois les morts s’y promener
paisiblement. » Il fallut partir au plus vite ; mais ce ne fut pas sans
gronder Stratonicus, qui, tout en riant, nous dit qu’une fois à Corinthe, il
lui échappa quelques indiscrétions qui furent très mal reçues. Une vieille
femme le regardait attentivement ; il voulut en savoir la raison. La voici, répondit-elle
: cette ville ne peut vous souffrir un seul jour dans son sein ; comment se
peut-il que votre mère vous ait porté dix mois dans le sien ?
Suite du chapitre précédent. Les îles de Rhodes, de Crète et de Cos.
Nous
nous embarquâmes à Caunus. En approchant de Rhodes, Stratonicus nous chanta
cette belle ode, où, entre autres louanges que Pindare donne à cette île, il
l’appelle la fille de Vénus et l’épouse du soleil ; expressions peut-être
relatives aux plaisirs que la déesse y distribue, et à l’attention qu’a le
dieu de l’honorer sans cesse de sa présence ; car on prétend qu’il n’est
point de jour dans l’année où il ne s’y montre pendant quelques moments.
Les rhodiens le regardent comme leur principale divinité, et le représentent
sur toutes leurs monnaies.
Rhodes fut d’abord nommée Ophiusa, c’est à dire l’île aux serpents.
C’est ainsi qu’on désigna plusieurs autres îles qui étaient peuplées de
ces reptiles, quand les hommes en prirent possession. Remarque générale :
quantité de lieux, lors de leur découverte, reçurent leurs noms des animaux,
des arbres, des plantes et des fleurs qui s’y trouvaient en abondance. On
disait : je vais au pays des cailles, des cyprès, des lauriers, etc.
Du temps d’Homère, l’île dont je parle était partagée entre les villes
d’Ialyse, Camire et Linde, qui subsistent encore, dépouillées de leur ancien
éclat. Presque de nos jours, la plupart de leurs habitants ayant résolu de
s’établir dans un même endroit, pour réunir leurs forces, jetèrent les
fondements de la ville de Rhodes (12), d’après
les dessins d’un architecte athénien ; ils y transportèrent les statues qui
décoraient leurs premières demeures, et dont quelques-unes sont de vrais
colosses (13).
La nouvelle ville fut construite en forme d’amphithéâtre, sur un terrain qui
descend jusqu’au rivage de la mer. Ses ports, ses arsenaux, ses murs qui sont
d’une très grande élévation, et garnis de tours ; ses maisons bâties en
pierres et non en briques, ses temples, ses rues, ses théâtres, tout y porte
l’empreinte de la grandeur et de la beauté ; tout annonce le goût d’une
nation qui aime les arts, et que son opulence met en état d’exécuter de
grandes choses.
Le pays qu’elle habite, jouit d’un air pur et serein. On y trouve des
cantons fertiles, du raisin et du vin excellent, des arbres d’une grande beauté,
du miel estimé, des salines, des carrières de marbre ; la mer qui l’entoure
fournit du poisson en abondance. Ces avantages, et d’autres encore ont fait
dire aux poètes, qu’une pluie d’or y descend du ciel.
L’industrie seconda la nature. Avant l’époque des olympiades, les rhodiens
s’appliquèrent à la marine. Par son heureuse position, leur île sert de relâche
aux vaisseaux qui vont d’Égypte en Grèce, ou de Grèce en Égypte. Ils s’établirent
successivement dans la plupart des lieux où le commerce les attirait. On doit
compter parmi leurs nombreuses colonies, Parthénope (14)
et Salapia en Italie, Agrigente et Géla en Sicile, Rhodes (15)
sur les côtes de l’Ibérie au pied des Pyrénées, etc.
Les progrès de leurs lumières sont marqués par des époques assez distinctes.
Dans les plus anciens temps ils reçurent de quelques étrangers, connus sous le
nom de telchiniens, des procédés, sans doute informes encore, pour travailler
les métaux ; les auteurs du bienfait furent soupçonnés d’employer les opérations
de la magie. Des hommes plus éclairés leur donnèrent ensuite des notions sur
le cours des astres, et sur l’art de la divination ; on les nomma les enfants
du soleil. Enfin des hommes de génie les soumirent à des lois dont la sagesse
est généralement reconnue. Celles qui concernent la marine, ne cesseront de la
maintenir dans un état florissant, et pourront servir de modèles à toutes les
nations commerçantes. Les rhodiens paraissent avec assurance sur toutes les
mers, sur toutes les côtes. Rien n’est comparable à la légèreté de leurs
vaisseaux, à la discipline qu’on y observe, à l’habileté des commandants
et des pilotes. Cette partie de l’administration est confiée aux soins
vigilants d’une magistrature sévère ; elle punirait de mort ceux qui, sans
permission, pénétreraient dans certains endroits des arsenaux.
Je vais rapporter quelques-unes de leurs lois civiles et criminelles. Pour empêcher
que les enfants ne laissent flétrir la mémoire de leur père : « qu’ils
paient ses dettes, dit la loi, quand même ils renonceraient à sa succession. »
À Athènes, lorsque un homme est condamné à perdre la vie, on commence par!
Ôter son nom du registre des citoyens. Ce n’est donc pas un athénien qui
s’est rendu coupable, c’est un étranger. Le même esprit a dicté cette loi
des rhodiens : « que les homicides soient jugés hors de la ville. »
Dans la vue d’inspirer plus d’horreur pour le crime, l’entrée de la ville
est interdite à l’exécuteur des hautes œuvres.
L’autorité avait toujours été entre les mains du peuple : elle lui fut
enlevée, il y a quelques années, par une faction que favorisait Mausole, roi
de Carie ; et ce fut vainement qu’il implora le secours des athéniens. Les
riches, auparavant maltraités par le peuple, veillent sur ses intérêts avec
plus de soin qu’il ne faisait lui-même. Ils ordonnent de temps en temps des
distributions de blé ; et des officiers particuliers sont chargés de prévenir
les besoins des plus pauvres, et spécialement de ceux qui sont employés dans
les flottes ou dans les arsenaux.
De telles attentions perpétueront sans doute l’oligarchie (16)
; et tant que les principes de la constitution ne s’altéreront point, on
recherchera l’alliance d’un peuple dont les chefs auront appris à se
distinguer par une prudence consommée, et les soldats par un courage intrépide.
Mais ces alliances ne seront jamais fréquentes. Les rhodiens resteront autant
qu’ils le pourront, dans une neutralité armée. Ils auront des flottes
toujours prêtes pour protéger leur commerce, un commerce pour amasser des
richesses, des richesses pour être en état d’entretenir leurs flottes.
Les lois leur inspirent un amour ardent pour la liberté ; les monuments
superbes impriment dans leurs âmes des idées et des sentiments de grandeur.
Ils conservent l’espérance dans les plus affreux revers, et l’ancienne
simplicité de leurs pères dans le sein de l’opulence. Leurs mœurs ont
quelquefois reçu de fortes atteintes : mais ils sont tellement attachés à
certaines formes d’ordre et de décence, que de pareilles attaques n’ont
chez eux qu’une influence passagère. Ils se montrent en public avec des
habits modestes et un maintien grave. On ne les voit jamais courir dans les
rues, et se précipiter les uns sur les autres. Ils assistent aux spectacles en
silence ; et dans ces repas où règne la confiance de l’amitié et de la
gaieté, ils se respectent eux-mêmes.
Nous parcourûmes l’île dans sa partie orientale, où l’on prétend
qu’habitaient autrefois des géants. On y a découvert des os d’une grandeur
énorme. On nous en avait montré de semblables en d’autres lieux de la Grèce.
Cette race d’hommes a-t-elle existé ? Je l’ignore.
Au bourg de Linde, le temple de Minerve est remarquable, non seulement par sa
haute antiquité, et par les offrandes des rois, mais encore par deux objets qui
fixèrent notre attention. Nous y vîmes, tracée en lettres d’or, cette ode
de Pindare, que Stratonicus nous avait fait entendre. Non loin de là se trouve
le portrait d’Hercule ; il est de Parrhasius, qui, dans une inscription placée
au bas du tableau, atteste qu’il avait représenté le dieu tel qu’il
l’avait vu plus d’une fois en songe. D’autres ouvrages du même artiste
excitaient l’émulation d’un jeune homme de Caunus, que nous connûmes, et
qui se nommait Protogène. Je le cite, parce qu’on augurait, d’après ses
premiers essais, qu’il se placerait à côté ou au dessus de Parrhasius.
Parmi les gens de lettres qu’a produits l’île de Rhodes, nous citerons
d’abord Cléobule, l’un des sages de la Grèce ; ensuite Timocréon et
Anaxandride, l’un et l’autre célèbres par leurs comédies. Le premier était
à la fois athlète et poète, très vorace et très satirique. Dans ses pièces
de théâtre, ainsi que dans ses chansons, il déchira sans pitié Thémistocle
et Simonide. Après sa mort, Simonide fit son épitaphe ; elle était conçue en
ces termes : « j’ai passé ma vie à manger, à boire, et à dire du mal
de tout le monde. »
Anaxandride, appelé à la cour du roi de Macédoine, augmenta par une de ses pièces
l’éclat des fêtes qu’on y célébrait. Choisi par les athéniens pour
composer le dithyrambe qu’on devait chanter dans une cérémonie religieuse,
il parut à cheval à la tête du chœur, ses cheveux tombant sur ses épaules,
vêtu d’une robe de pourpre garnie de franges d’or, et chantant lui-même
ses vers : il crut que cet appareil, soutenu d’une belle figure, lui
attirerait l’admiration de la multitude. Sa vanité lui donnait une humeur
insupportable. Il avait fait 65 comédies. Il remporta dix fois le prix ; mais,
beaucoup moins flatté de ses victoires qu’humilié de ses chutes, au lieu de
corriger les pièces qui n’avaient pas réussi, il les envoyait, dans un accès
de colère, aux épiciers, pour qu’elles servissent d’enveloppes.
Que d’après ces exemples on ne juge pas du caractère de la nation. Timocréon
et Anaxandride vécurent loin de leur patrie, et ne cherchèrent que leur gloire
personnelle.
L’île de Rhodes est beaucoup plus petite que celle de Crète (18).
Toutes deux m’ont paru mériter de l’attention : la première s’est élevée
au dessus de ses moyens ; la seconde est restée au dessous des siens. Notre
traversée de l’une à l’autre fut très heureuse. Nous descendîmes au port
de Cnosse, éloigné de cette ville de 25 stades (19).
Du temps de Minos, Cnosse était la capitale de l’île de Crète. Les
habitants voudraient lui conserver la même prérogative, et fondent leur prétention,
non sur leur puissance actuelle, mais sur la gloire de leurs ancêtres, et sur
un titre encore plus respectable à leurs yeux ; c’est le tombeau de Jupiter ;
c’est cette caverne fameuse, où ils disent qu’il fut enseveli. Elle est
creusée au pied du mont Ida, à une légère distance de la ville. Ils nous
pressèrent de la voir, et le cnossien qui avait la complaisance de nous loger,
voulut absolument nous accompagner.
Il fallait traverser la place publique ; elle était pleine de monde. On nous
dit qu’un étranger devait prononcer un discours en l’honneur des crétois.
Nous ne fûmes pas étonnés du projet ; nous avions vu en plusieurs endroits de
la Grèce, des orateurs ou des sophistes composer ou réciter en public le panégyrique
d’un peuple, d’un héros, ou d’un personnage célèbre. Mais quelle fut
notre surprise, quand l’étranger parut à la tribune ? C’était
Stratonicus. La veille il s’était concerté, à notre insu, avec les
principaux magistrats qu’il avait connus dans un voyage précédent.
Après avoir représenté les anciens habitants de l’île dans un état de
barbarie et d’ignorance : c’est parmi vous, s’écria-t-il, que tous les
arts furent découverts ; c’est vous qui en avez enrichi la terre. Saturne
vous donna l’amour de la justice, et cette simplicité de cœur qui vous
distingue. Vesta vous apprit à bâtir des maisons, Neptune à construire des
vaisseaux. Vous devez à Cérès la culture du blé, à Bacchus celle de la
vigne, à Minerve celle de l’olivier. Jupiter détruisit les géants qui
voulaient vous asservir. Hercule vous délivra des serpents, des loups, et des
diverses espèces d’animaux malfaisants. Les auteurs de tant de bienfaits,
admis par vos soins au nombre des dieux, reçurent le jour dans cette belle
contrée, et ne sont maintenant occupés que de son bonheur.
L’orateur parla ensuite des guerres de Minos, de ses victoires sur les athéniens,
des étranges amours de Pasiphaé, de cet homme plus étrange encore, qui naquit
avec une tête de taureau, et qui fut nommé Minotaure. Stratonicus, en
rassemblant les traditions les plus contradictoires, et les fables les plus
absurdes, les avait exposées comme des vérités importantes et incontestables.
Il en résultait un ridicule qui nous faisait trembler pour lui ; mais la
multitude, enivrée des louanges dont il l’accablait, ne cessa de
l’interrompre par des applaudissements. La séance finie, il vint nous joindre
; nous lui demandâmes, si, en voulant s’amuser aux dépens de ce peuple, il
n’avait pas craint de l’irriter par l’excès des éloges. Non, répondit-il
; la modestie des nations, ainsi que celle des particuliers, est une vertu si
douce, qu’on peut sans risque la traiter avec insolence.
Le chemin qui conduit à l’antre de Jupiter est très agréable : sur ses
bords, des arbres superbes ; à ses côtés, des prairies charmantes, et un bois
de cyprès remarquables par leur hauteur et leur beauté, bois consacré aux
dieux, ainsi qu’un temple que nous trouvâmes ensuite. À l’entrée de la
caverne sont suspendues quantité d’offrandes. On nous fit remarquer comme une
singularité un de ces peupliers noirs qui tous les ans portent du fruit : on
nous dit qu’il en croissait d’autres aux environs, sur les bords de la
fontaine Saurus. La longueur de l’antre peut être de 200 pieds, sa largeur de
20. Au fond nous vîmes un siège qu’on nomme le trône de Jupiter, et sur les
parois cette inscription tracée en anciens caractères : c’est ici le
tombeau de Zan (20).
Comme il était établi que le dieu se manifestait, dans le souterrain sacré,
à ceux qui venaient le consulter, des hommes d’esprit profitèrent de cette
erreur pour éclairer ou pour séduire les peuples. On prétend en effet que
Minos, Epiménide et Pythagore, voulant donner une sanction divine à leurs lois
ou à leurs dogmes, descendirent dans la caverne, et s’y tinrent plus ou moins
de temps renfermés.
De là nous allâmes à la ville de Gortyne, l’une des principales du pays ;
elle est située au commencement d’une plaine très fertile. En arrivant, nous
assistâmes au jugement d’un homme accusé d’adultère. Il en fut convaincu
; on le traita comme le vil esclave des sens. Déchu des privilèges de citoyen,
il parut en public avec une couronne de laine, symbole d’un caractère efféminé,
et fut obligé de payer une somme considérable.
On nous fit monter sur une colline par un chemin très rude, jusqu’à
l’ouverture d’une caverne, dont l’intérieur présente à chaque pas des
circuits et des sinuosités sans nombre. C’est là surtout qu’on connaît le
danger d’une première faute ; c’est là que l’erreur d’un moment peut
coûter la vie au voyageur indiscret. Nos guides, à qui une longue expérience
avait appris à connaître tous les replis de ces retraites obscures, s’étaient
armés de flambeaux.
Nous suivîmes une espèce d’allée, assez large pour y laisser passer deux ou
trois hommes de front, haute en certains endroits de 7 à 8 pieds ; en
d’autres, de 2 ou 3 seulement. Après avoir marché ou rampé pendant
l’espace d’environ 1200 pas, nous trouvâmes deux salles presque rondes,
ayant chacune 24 pieds de diamètre, sans autre issue que celle qui nous y avait
conduits, toutes deux taillées dans le roc, ainsi qu’une partie de l’allée
que nous venions de parcourir.
Nos conducteurs prétendaient que cette vaste caverne était précisément ce
fameux labyrinthe où Thésée mit à mort le Minotaure que Minos y tenait
renfermé. Ils ajoutaient que dans l’origine, le labyrinthe ne fut destiné
qu’à servir de prison (21).
Dans les pays de montagnes, le défaut de cartes topographiques nous obligeait
souvent à gagner une hauteur pour reconnaître la position respective des
lieux. Le sommet du mont Ida nous présentait une station favorable.
Nous prîmes des provisions pour quelques jours. Une partie de la route se fait
à cheval, et l’autre à pied. On visite, en montant, les antres où s’étaient
établis les premiers habitants de la Crète. On traverse des bois de chênes,
d’érables et de cèdres. Nous étions frappés de la grosseur des cyprès, de
la hauteur des arbousiers et des andrachnés. À mesure qu’on avance, le
chemin devient plus escarpé, le pays plus désert. Nous marchions quelquefois
sur les bords des précipices, et pour comble d’ennui, il fallait supporter
les froides réflexions de notre hôte. Il comparait les diverses régions de la
montagne, tantôt aux différents âges de la vie, tantôt aux dangers de l’élévation,
et aux vicissitudes de la fortune. Eussiez-vous pensé, disait-il, que cette
masse énorme, qui occupe au milieu de notre île un espace de 600 stades de
circonférence (22), qui a successivement offert à
nos regards des forêts superbes, des vallées et des prairies délicieuses, des
animaux sauvages et paisibles, des sources abondantes qui vont au loin
fertiliser nos campagnes, se terminerait par quelques rochers, sans cesse battus
des vents, sans cesse couverts de neiges et de glaces ?
La Crète doit être comptée parmi les plus grandes îles connues. Sa longueur
d’orient en occident est, à ce qu’on prétend, de 2.500 stades (23)
; dans son milieu, elle en a environ 400 de largeur (24)
; beaucoup moins partout ailleurs. Au midi, la mer de Libye baigne ses côtes ;
au nord, la mer Égée : à l’est elle s’approche de l’Asie ; à
l’ouest, de l’Europe. Sa surface est hérissée de montagnes, dont
quelques-unes, moins élevées que le mont Ida, sont néanmoins d’une très
grande hauteur : on distingue dans sa partie occidentale les monts blancs,
qui forment une chaîne de 300 stades de longueur (25).
Sur les rivages de la mer, et dans l’intérieur des terres, de riches prairies
sont couvertes de troupeaux nombreux ; des plaines bien cultivées présentent
successivement d’abondantes moissons de blé, de vin, d’huile, de miel, et
de fruits de toute espèce. L’île produit quantité de plantes salutaires ;
les arbres y sont très vigoureux ; les cyprès s’y plaisent beaucoup ; ils
croissent, à ce qu’on dit, au milieu des neiges éternelles qui couronnent
les monts blancs, et qui leur ont fait donner ce nom.
La Crète était fort peuplée du temps d’Homère. On y comptait 90 ou 100
villes. Je ne sais si le nombre en a depuis augmenté ou diminué. On prétend
que les plus anciennes furent construites sur les flancs des montagnes, et que
les habitants descendirent dans les plaines, lorsque les hivers devinrent plus
rigoureux et plus longs. J’ai déjà remarqué dans mon voyage de Thessalie,
qu’on se plaignait à Larisse de l’augmentation successive du froid (26).
Le pays étant partout montueux et inégal, la course à cheval est moins connue
des habitants que la course à pied ; et par l’exercice continuel qu’ils
font de l’arc et de la fronde dès leur enfance, ils sont devenus les
meilleurs archers, et les plus habiles frondeurs de la Grèce.
L’île est d’un difficile accès. La plupart de ses ports sont exposés aux
coups de vent ; mais comme il est aisé d’en sortir avec un temps favorable,
on pourrait y préparer des expéditions pour toutes les parties de la terre.
Les vaisseaux, qui partent du promontoire le plus oriental, ne mettent que 3 ou
4 jours pour aborder en Égypte. Il ne leur en faut que 10 pour se rendre au
Palus Méotide au dessus du Pont-Euxin.
La position des crétois au milieu des nations connues, leur extrême
population, et les richesses de leur sol, font présumer que la nature les avait
destinés à ranger toute la Grèce sous leur obéissance. Dès avant la guerre
de Troie, ils soumirent une partie des îles de la mer Égée, et s’établirent
sur quelques côtes de l’Asie et de l’Europe. Au commencement de cette
guerre, 80 de leurs vaisseaux abordèrent sur les rives d’Ilium, sous les
ordres d’Idoménée et de Mérion. Bientôt après, l’esprit des conquêtes
s’éteignit parmi eux, et dans ces derniers temps, il a été remplacé par
des sentiments qu’on aurait de la peine à justifier. Lors de l’expédition
de Xerxès, ils obtinrent de la Pythie une réponse qui les dispensait de
secourir la Grèce ; et pendant la guerre du Péloponnèse, guidés, non par un
principe de justice, mais par l’appât du gain, ils mirent à la solde des athéniens
un corps de frondeurs et d’archers, que ces derniers leur avaient demandés.
Tel ne fut jamais l’esprit de leurs lois, de ces lois d’autant plus célèbres,
qu’elles en ont produit de plus belles encore. Regrettons de ne pouvoir citer
ici tous ceux qui, parmi eux, s’occupèrent de ce grand objet ; prononçons du
moins avec respect le nom de Rhadamanthe, qui, dès les plus anciens temps, jeta
les fondements de la législation, et celui de Minos qui éleva l’édifice.
Lycurgue emprunta des crétois l’usage des repas en commun, les règles sévères
de l’éducation publique, et plusieurs autres articles qui semblent établir
une conformité parfaite entre ses lois et celles de Crète. Pourquoi donc les
crétois ont-ils plus tôt et plus honteusement dégénéré de leurs
institutions que les spartiates ? Si je ne me trompe, en voici les principales
causes.
1° dans un pays entouré de mers ou de montagnes qui le séparent des régions
voisines, il faut que chaque peuplade sacrifie une partie de sa liberté pour
conserver l’autre, et qu’afin de se protéger mutuellement, leurs intérêts
se réunissent dans un centre commun. Sparte étant devenue, par la valeur de
ses habitants, ou par les institutions de Lycurgue, la capitale de la Laconie,
on vit rarement s’élever des troubles dans la province. Mais en Crète, les
villes de Cnosse, de Gortyne, de Cydonie, de Phestus, de Lyctos, et quantité
d’autres, forment autant de républiques indépendantes, jalouses, ennemies,
toujours en état de guerre les unes contre les autres. Quand il survient une
rupture entre les peuples de Cnosse et de Gortyne sa rivale, l’île est pleine
de factions ; quand ils sont unis, elle est menacée de la servitude.
2° à la tête de chacune de ces républiques, dix magistrats, nommés Cosmes (27),
sont chargés de l’administration, et commandent les armées. Ils consultent
le sénat, et présentent les décrets, qu’ils dressent de concert avec cette
compagnie, à l’assemblée du peuple, qui n’a que le privilège de les
confirmer. Cette constitution renferme un vice essentiel. Les Cosmes ne sont
choisis que dans une certaine classe de citoyens ; et comme après leur année
d’exercice, ils ont le droit exclusif de remplir les places vacantes dans le sénat,
il arrive qu’un petit nombre de familles, revêtues de toute l’autorité,
refusent d’obéir aux lois, exercent, en se réunissant, le pouvoir le plus
despotique, et donnent lieu, en se divisant, aux plus cruelles séditions.
3° les lois de Lycurgue établissent l’égalité des fortunes parmi les
citoyens, et la maintiennent par l’interdiction du commerce et de
l’industrie ; celles de Crète permettent à chacun d’augmenter son bien.
Les premières défendent toute communication avec les nations étrangères : ce
trait de génie avait échappé aux législateurs de Crète. Cette île, ouverte
aux commerçants et aux voyageurs de tous les pays, reçut de leurs mains la
contagion des richesses et celle des exemples. Il semble que Lycurgue fonda de
plus justes espérances sur la sainteté des mœurs que sur la beauté des lois
: qu’en arriva-t-il ? Dans aucun pays, les lois n’ont été aussi respectées
qu’elles le furent par les magistrats et par les citoyens de Sparte. Les législateurs
de Crète paraissent avoir plus compté sur les lois que sur les mœurs, et s’être
plus donné de soins pour punir le crime que pour le prévenir : injustices dans
les chefs, corruption dans les particuliers, voilà ce qui résulta de leurs règlements.
La loi du syncrétisme, qui ordonne à tous les habitants de l’île de se réunir,
si une puissance étrangère y tentait une descente, ne saurait les défendre,
ni contre leurs divisions, ni contre les armes de l’ennemi, parce qu’elle ne
ferait que suspendre les haines, au lieu de les éteindre, et qu’elle
laisserait subsister trop d’intérêts particuliers dans une confédération générale.
On nous parla de plusieurs crétois qui se sont distingués en cultivant la poésie
ou les arts. Epiménide, qui, par certaines cérémonies religieuses se vantait
de détourner le courroux céleste, devint beaucoup plus célèbre que Myson qui
ne fut mis qu’au nombre des sages.
En plusieurs endroits de la Grèce, on conserve avec respect de prétendus
monuments de la plus haute antiquité : à Chéronée le sceptre d’Agamemnon,
ailleurs la massue d’Hercule et la lance d’Achille ; mais j’étais plus
jaloux de découvrir dans les maximes et dans les usages d’un peuple, les débris
de son ancienne sagesse. Les crétois ne mêlent jamais les noms des dieux dans
leurs serments. Pour les prémunir contre les dangers de l’éloquence, on
avait défendu l’entrée de l’île aux professeurs de l’art oratoire.
Quoiqu’ils soient aujourd’hui plus indulgents à cet égard, ils parlent
encore avec la même précision que les spartiates, et sont plus occupés des
pensées que des mots. Je fus témoin d’une querelle survenue entre deux
cnossiens. L’un dans un accès de fureur dit à l’autre : « puisse-tu
vivre en mauvaise compagnie ! » Et le quitta aussitôt. On m’apprit que
c’était la plus forte imprécation à faire contre son ennemi.
Il en est qui tiennent une espèce de registre des jours heureux et des jours
malheureux ; et comme ils ne comptent la durée de leur vie, que d’après le
calcul des premiers, ils ordonnent d’inscrire sur leurs tombeaux cette formule
singulière : « ci gît un tel, qui exista pendant tant d’années, et
qui en vécut tant. »
Un vaisseau marchand et une galère à trois rangs de rames devaient partir
incessamment du port de Cnosse, pour se rendre à Samos. Le premier, à cause de
sa forme ronde, faisait moins de chemin que le second. Nous le préférâmes,
parce qu’il devait toucher aux îles où nous voulions descendre.
Nous formions une société de voyageurs qui ne pouvaient se lasser d’être
ensemble. Tantôt rasant la côte, nous étions frappés de la ressemblance et
de la variété des aspects ; tantôt, moins distraits par les objets extérieurs,
nous agitions avec chaleur des questions qui au fond ne nous intéressaient guère
; quelquefois des sujets de philosophie, de littérature et d’histoire
remplissaient nos loisirs. On s’entretint un jour du pressant besoin que nous
avons de répandre au dehors les fortes émotions qui agitent nos âmes. L’un
de nous rapporta cette réflexion du philosophe Archytas : « qu’on vous
élève au haut des cieux, vous serez ravi de la grandeur et de la beauté du
spectacle ; mais aux transports de l’admiration succédera bientôt le regret
amer de ne pouvoir les partager avec personne. » Dans cette conversation,
je recueillis quelques autres remarques. En Perse, il n’est pas permis de
parler des choses qu’il n’est pas permis de faire. — Les vieillards vivent
plus de ressouvenirs que d’espérances. — Combien de fois un ouvrage annoncé
et prôné d’avance a trompé l’attente du public !
Un autre jour, on traitait d’infâme ce citoyen d’Athènes qui donna son
suffrage contre Aristide, parce qu’il était ennuyé de l’entendre sans
cesse appeler le juste. Je sens, répondit Protésilas, que dans un moment
d’humeur j’eusse fait la même chose que cet athénien ; mais auparavant,
j’aurais dit à l’assemblée générale : Aristide est juste ; je le suis
autant que lui ; d’autres le sont autant que moi. Quel droit avez-vous de lui
accorder exclusivement un titre qui est la plus noble des récompenses ? Vous
vous ruinez en éloges ; et ces brillantes dissipations ne servent qu’à
corrompre les vertus éclatantes, qu’à décourager les vertus obscures.
J’estime Aristide et je le condamne, non que je le croie coupable, mais parce
qu’à force de m’humilier, vous m’avez forcé d’être injuste. Il fut
ensuite question de Timon qu’on surnomma le misanthrope, et dont l’histoire
tient en quelque façon à celle des mœurs. Personne de la compagnie ne
l’avait connu ; tous en avaient ouï parler diversement à leurs pères. Les
uns en faisaient un portrait avantageux, les autres le peignaient de noires
couleurs. Au milieu de ces contradictions, on présenta une formule
d’accusation, semblable à celles qu’on porte aux tribunaux d’Athènes, et
conçue en ces termes : « Stratonicus accuse Timon d’avoir haï
tous les hommes ; pour peine, la haine de tous les hommes. » On admit la
cause, et Philotas fut constitué défenseur de Timon. Je vais donner
l’extrait des moyens employés de part et d’autre. Je défère à votre
tribunal, dit Stratonicus, un caractère féroce et perfide. Quelques amis de
Timon ayant, à ce qu’on prétend, payé ses bienfaits d’ingratitude, tout
le genre humain devint l’objet de sa vengeance. Il l’exerçait sans cesse
contre les opérations du gouvernement, contre les actions des particuliers.
Comme si toutes les vertus devaient expirer avec lui, il ne vit plus sur la
terre que des impostures et des crimes ; et dès ce moment, il fut révolté de
la politesse des athéniens, et plus flatté de leur mépris que de leur estime.
Aristophane, qui le connaissait, nous le représente comme entouré d’une
enceinte d’épines qui ne permettait pas de l’approcher ; il ajoute qu’il
fut détesté de tout le monde, et qu’on le regardait comme le rejeton des
furies.
Ce n’était pas assez encore ; il a trahi sa patrie ; j’en fournis la
preuve. Alcibiade venait de faire approuver par l’assemblée générale des
projets nuisibles à l’état : « courage, mon fils, lui dit Timon. Je te
félicite de tes succès ; continue, et tu perdras la république. »
Quelle horreur ! Et qui oserait prendre la défense d’un tel homme ?
Le sort m’a chargé de ce soin, répondit Philotas, et je vais m’en
acquitter. Remarquons d’abord l’effet que produisirent les paroles de Timon
sur le grand nombre d’athéniens qui accompagnaient Alcibiade. Quelques-uns,
à la vérité, l’accablèrent d’injures ; mais d’autres prirent le parti
d’en rire ; et les plus éclairés en furent frappés comme d’un trait de
lumière. Ainsi Timon prévit le danger, en avertit, et ne fut point écouté.
Pour le noircir encore plus, vous avez cité Aristophane, sans vous apercevoir
que son témoignage suffit pour justifier l’accusé. « C’est ce Timon,
dit le poète, c’est cet homme exécrable et issu des furies, qui vomit sans
cesse des imprécations contre les scélérats. » Vous l’entendez,
Stratonicus ; Timon ne fut coupable que pour s’être déchaîné contre des
hommes pervers. Il parut dans un temps où les mœurs anciennes luttaient encore
contre des passions liguées pour les détruire. C’est un moment redoutable
pour un état. C’est alors que dans les caractères faibles, et jaloux de leur
repos, les vertus sont indulgentes et se prêtent aux circonstances ; que dans
les caractères vigoureux, elles redoublent de sévérité, et se rendent
quelquefois odieuses par une inflexible roideur. Timon joignait à beaucoup
d’esprit et de probité, les lumières de la philosophie ; mais aigri peut-être
par le malheur, peut-être par les progrès rapides de la corruption, il mit
tant d’âpreté dans ses discours et dans ses formes, qu’il aliéna tous les
esprits. Il combattait pour la même cause que Socrate qui vivait de son temps,
que Diogène avec qui on lui trouve bien des rapports. Leur destinée a dépendu
de leurs différents genres d’attaque. Diogène combat les vices avec le
ridicule, et nous rions avec lui ; Socrate les poursuivit avec les armes de la
raison, et il lui en coûta la vie ; Timon, avec celles de l’humeur : il cessa
d’être dangereux, et fut traité de misanthrope, expression nouvelle alors,
qui acheva de le décréditer auprès de la multitude, et le perdra peut-être
auprès de la postérité.
Je ne puis croire que Timon ait enveloppé tout le genre humain dans sa censure.
Il aimait les femmes. Non, reprit Stratonicus aussitôt ; il ne connut pas
l’amour, puisqu’il ne connut pas l’amitié. Rappelez-vous ce qu’il dit
à cet athénien qu’il semblait chérir, et qui, dans un repas, tête à tête
avec lui, s’étant écrié : ô Timon, l’agréable souper ! N’en reçut
que cette réponse outrageante : oui, si vous n’en étiez pas.
Ce ne fut peut-être, dit Philotas, qu’une plaisanterie amenée par la
circonstance. Ne jugez pas Timon d’après de faibles rumeurs accréditées par
ses ennemis ; mais d’après ces effusions de cœur que lui arrachait
l’indignation de sa vertu, et dont l’originalité ne peut jamais déplaire
aux gens de goût. Car de la part d’un homme qu’entraîne trop loin
l’amour du bien public, les saillies de l’humeur sont piquantes, parce
qu’elles dévoilent le caractère en entier. Il monta un jour à la tribune.
Le peuple, surpris de cette soudaine apparition, fit un grand silence : « athéniens,
dit-il, j’ai un petit terrain ; je vais y bâtir ; il s’y trouve un figuier
; je dois l’arracher. Plusieurs citoyens s’y sont pendus ; si la même envie
prend à quelqu’un de vous, je l’avertis qu’il n’a pas un moment à
perdre. »
Stratonicus, qui ne savait pas cette anecdote, en fut si content, qu’il se désista
de son accusation. Cependant on recueillit les avis, et l’on décida que, par
l’amertume de son zèle, Timon perdit l’occasion de contribuer au salut de
la morale ; que néanmoins une vertu intraitable est moins dangereuse qu’une lâche
complaisance, et que si la plupart des athéniens avaient eu pour les scélérats
la même horreur que Timon, la république subsisterait encore dans son ancienne
splendeur.
Après ce jugement, on parut étonné de ce que les Grecs n’avaient point élevé
de temples à l’amitié : je le suis bien plus, dit Lysis, de ce qu’ils
n’en ont jamais consacré à l’amour. Quoi, point de fêtes ni de sacrifices
pour le plus ancien et le plus beau des dieux ! Alors s’ouvrit une carrière
immense que l’on parcourut plusieurs fois. On rapportait sur la nature de
l’amour les traditions anciennes, les opinions des modernes. On n’en
reconnaissait qu’un ; on en distinguait plusieurs ; on n’en admettait que
deux, l’un céleste et pur, l’autre terrestre et grossier. On donnait ce nom
au principe qui ordonna les parties de la matière agitées dans le chaos, à
l’harmonie qui règne dans l’univers, aux sentiments qui rapprochent les
hommes. Fatigué de tant de savoir et d’obscurités, je priai les combattants
de réduire cette longue dispute à un point unique. Regardez-vous, leur dis-je,
l’amour comme un dieu ? Non, répondit Stratonicus ; c’est un pauvre qui
demande l’aumône. Il commençait à développer sa pensée, lorsque un effroi
mortel s’empara de lui. Le vent soufflait avec violence ; notre pilote épuisait
vainement les ressources de son art. Lysis, que Stratonicus n’avait cessé
d’importuner de questions, saisit ce moment pour lui demander quels étaient
les bâtiments où l’on court le moins de risques ; si c’étaient les ronds
ou les longs. Ceux qui sont à terre, répondit-il. Ses vœux furent bientôt
comblés ; un coup de vent nous porta dans le port de Cos. Nous sautâmes sur le
rivage, et l’on mit le navire à sec.
Cette île est petite, mais très agréable. À l’exception de quelques
montagnes qui la garantissent des vents impétueux du midi, le pays est uni et
d’une grande fécondité. Un tremblement de terre ayant détruit une partie de
l’ancienne ville, et les habitants se trouvant ensuite déchirés par des
factions, la plupart vinrent, il y a quelques années, s’établir au pied
d’un promontoire, à 40 stades (28) du continent
de l’Asie. Rien de si riche en tableaux que cette position ; rien de si
magnifique que le port, les murailles, et l’intérieur de la nouvelle ville.
Le célèbre temple d’Esculape, situé dans le faubourg, est couvert
d’offrandes, tribut de la reconnaissance des malades ; et d’inscriptions qui
indiquent, et les maux dont ils étaient affligés, et les remèdes qui les en
ont délivrés.
Un plus noble objet fixait notre attention. C’est dans cette île que naquit
Hippocrate, la première année de la 80e olympiade (29).
Il était de la famille des Asclépiades, qui, depuis plusieurs siècles,
conserve la doctrine d’Esculape, auquel elle rapporte son origine. Elle a formé
trois écoles, établies, l’une à Rhodes, la seconde à Cnide, et la troisième
à Cos. Il reçut de son père Héraclide les éléments des sciences ; et
convaincu bientôt que, pour connaître l’essence de chaque corps en
particulier, il faudrait remonter aux principes constitutifs de l’univers, il
s’appliqua tellement à la physique générale, qu’il tient un rang
honorable parmi ceux qui s’y sont le plus distingués. Les intérêts de la médecine
se trouvaient alors entre les mains de deux classes d’hommes qui
travaillaient, à l’insu l’une de l’autre, à lui ménager un triomphe éclatant.
D’un côté, les philosophes ne pouvaient s’occuper du système général de
la nature, sans laisser tomber quelques regards sur le corps humain, sans
assigner à certaines causes, les vicissitudes qu’il éprouve souvent ; d’un
autre côté, les descendants d’Esculape traitaient les maladies suivant des règles
confirmées par de nombreuses guérisons, et leurs trois écoles se félicitaient
à l’envi de plusieurs excellentes découvertes. Les philosophes discouraient,
les Asclépiades agissaient. Hippocrate, enrichi des connaissances des uns et
des autres, conçut une de ces grandes et importantes idées qui servent d’époques
à l’histoire du génie ; ce fut d’éclairer l’expérience par le
raisonnement, et de rectifier la théorie par la pratique. Dans cette théorie néanmoins,
il n’admit que les principes relatifs aux divers phénomènes que présente le
corps humain, considéré dans les rapports de maladie et de santé.
À la faveur de cette méthode, l’art élevé à la dignité de la science,
marcha d’un pas plus ferme dans la route qui venait de s’ouvrir ; et
Hippocrate acheva paisiblement une révolution qui a changé la face de la médecine.
Je ne m’étendrai ni sur les heureux essais de ses nouveaux remèdes, ni sur
les prodiges qu’ils opérèrent dans tous les lieux honorés de sa présence,
et surtout en Thessalie, où, après un long séjour, il mourut, peu de temps
avant mon arrivée dans la Grèce. Mais je dirai que ni l’amour du gain, ni le
désir de la célébrité, ne l’avaient conduit en des climats éloignés.
D’après tout ce qu’on m’a rapporté de lui, je n’ai aperçu dans son âme,
qu’un sentiment, l’amour du bien ; et dans le cours de sa longue vie,
qu’un seul fait, le soulagement des malades.
Il a laissé plusieurs ouvrages. Les uns ne sont que les journaux des maladies
qu’il avait suivies ; les autres contiennent les résultats de son expérience
et de celle des siècles antérieurs ; d’autres enfin traitent des devoirs du
médecin, et de plusieurs parties de la médecine ou de la physique ; tous
doivent être médités avec attention, parce que l’auteur se contente souvent
d’y jeter les semences de sa doctrine, et que son style est toujours concis :
mais il dit beaucoup de choses en peu de mots, ne s’écarte jamais de son but,
et pendant qu’il y court, il laisse sur sa route des traces de lumière plus
ou moins aperçues, suivant que le lecteur est plus ou moins éclairé. C’était
la méthode des anciens philosophes, plus jaloux d’indiquer des idées neuves,
que de s’appesantir sur les idées communes.
Ce grand homme s’est peint dans ses écrits. Rien de si touchant que cette
candeur avec laquelle il rend compte de ses malheurs et de ses fautes. Ici, vous
lirez les listes des malades qu’il avait traités pendant une épidémie, et
dont la plupart étaient morts entre ses bras. Là, vous le verrez auprès
d’un thessalien blessé d’un coup de pierre à la tête. Il ne s’aperçut
pas d’abord qu’il fallait recourir à la voie du trépan. Des signes
funestes l’avertirent enfin de sa méprise. L’opération fut faite le quinzième
jour, et le malade mourut le lendemain. C’est de lui-même que nous tenons ces
aveux ; c’est lui qui, supérieur à toute espèce d’amour-propre, voulut
que ses erreurs mêmes fussent des leçons.
Peu content d’avoir consacré ses jours au soulagement des malheureux, et déposé
dans ses écrits les principes d’une science dont il fut le créateur, il
laissa, pour l’institution du médecin, des règles dont je vais donner une légère
idée.
La vie est si courte, et l’art que nous exerçons exige une si longue étude,
qu’il faut, dès sa plus tendre jeunesse, en commencer l’apprentissage.
Voulez-vous former un élève ? Assurez-vous lentement de sa vocation. A-t-il reçu
de la nature un discernement exquis, un jugement sain, un caractère mêlé de
douceur et de fermeté, le goût du travail, et du penchant pour les choses honnêtes
? Concevez des espérances. Souffre-t-il des souffrances des autres ? Son âme
compatissante aime-t-elle à s’attendrir sur les maux de l’humanité ?
Concluez-en qu’il se passionnera pour un art qui apprend à secourir
l’humanité.
Accoutumez de bonne heure ses mains aux opérations de la chirurgie (30),
excepté à celle de la taille, qu’on doit abandonner aux artistes de
profession. Faites-lui parcourir successivement le cercle des sciences ; que la
physique lui prouve l’influence du climat sur le corps humain ; et lorsque,
pour augmenter ses connaissances, il jugera à propos de voyager en différentes
villes, conseillez-lui d’observer scrupuleusement la situation des lieux, les
variations de l’air, les eaux qu’on y boit, les aliments dont on s’y
nourrit, en un mot toutes les causes qui portent le trouble dans l’économie
animale. Vous lui montrerez, en attendant, à quels signes avant-coureurs on
reconnaît les maladies, par quel régime on peut les éviter, par quels remèdes
on doit les guérir.
Quand il sera instruit de vos dogmes, clairement exposés dans des conférences
réglées, et réduits, par vos soins, en maximes courtes et propres à se
graver dans la mémoire, il faudra l’avertir, que l’expérience toute seule
est moins dangereuse que la théorie dénuée d’expérience ; qu’il est
temps d’appliquer les principes généraux aux cas particuliers, qui, variant
sans cesse, ont souvent égaré les médecins par des ressemblances trompeuses ;
que ce n’est, ni dans la poussière de l’école, ni dans les ouvrages des
philosophes et des praticiens, qu’on apprend l’art d’interroger la nature,
et l’art plus difficile d’attendre sa réponse. Il ne la connaît pas encore
cette nature, il l’a considérée jusqu’ici dans sa vigueur, et parvenant à
ses fins sans obstacle. Vous le conduirez dans ces séjours de douleur, où, déjà
couverte des ombres de la mort, exposée aux attaques violentes de l’ennemi,
tombant, se relevant pour tomber encore, elle montre à l’œil attentif ses
besoins et ses ressources. Témoin et effrayé de ce combat, le disciple vous
verra épier et saisir le moment qui peut fixer la victoire, et décider de la
vie du malade. Si vous quittez pour quelques instants le champ de bataille, vous
lui ordonnerez d’y rester, de tout observer, et de vous rendre compte ensuite,
et des changements arrivés pendant votre absence, et de la manière dont il a
cru devoir y remédier.
C’est en l’obligeant d’assister fréquemment à ces spectacles terribles
et instructifs, que vous l’initierez, autant qu’il est possible, dans les
secrets intimes de la nature et de l’art. Mais ce n’est pas assez encore.
Quand, pour un léger salaire, vous l’adoptâtes pour disciple, il jura de
conserver dans ses mœurs et dans ses fonctions, une pureté inaltérable.
Qu’il ne se contente pas d’en avoir fait le serment. Sans les vertus de son
état, il n’en remplira jamais les devoirs. Quelles sont ces vertus ? Je
n’en excepte presque aucune, puisque son ministère a cela d’honorable,
qu’il exige presque toutes les qualités de l’esprit et du cœur. En effet,
si l’on n’était assuré de sa discrétion et de sa sagesse, quel chef de
famille ne craindrait pas, en l’appelant, d’introduire un espion ou un
intrigant dans sa maison, un corrupteur auprès de sa femme ou de ses filles ?
Comment compter sur son humanité, s’il n’aborde ses malades qu’avec une
gaieté révoltante, ou qu’avec une humeur brusque et chagrine ; sur sa fermeté,
si par une servile adulation, il ménage leur dégoût, et cède à leurs
caprices ; sur sa prudence, si, toujours occupé de sa parure, toujours couvert
d’essences et d’habits magnifiques, on le voit errer de ville en ville, pour
y prononcer en l’honneur de son art, des discours étayés du témoignage des
poètes ; sur ses lumières, si, outre cette justice générale que l’honnête
homme observe à l’égard de tout le monde, il ne possède pas celle que le
sage exerce sur lui-même, et qui lui apprend qu’au milieu du plus grand
savoir, se trouve encore plus de disette que d’abondance ; sur ses intentions,
s’il est dominé par un fol orgueil, et par cette basse envie qui ne fut
jamais le partage de l’homme supérieur ; si, sacrifiant toutes les considérations
à sa fortune, il ne se dévoue qu’au service des gens riches ; si, autorisé
par l’usage à régler ses honoraires dès le commencement de la maladie, il
s’obstine à terminer le marché, quoique le malade empire d’un moment à
l’autre ?
Ces vices et ces défauts caractérisent surtout ces hommes ignorants et présomptueux
dont la Grèce est remplie, et qui dégradent le plus noble des arts, en
trafiquant de la vie et de la mort des hommes ; imposteurs d’autant plus
dangereux, que les lois ne sauraient les atteindre, et que l’ignominie ne peut
les humilier.
Quel est donc le médecin qui honore sa profession ? Celui qui a mérité
l’estime publique par un savoir profond, une longue expérience, une exacte
probité, et une vie sans reproche ; celui, aux yeux duquel tous les malheureux
étant égaux, comme tous les hommes le sont aux yeux de la divinité, accourt
avec empressement à leur voix, sans acception de personnes, leur parle avec
douceur, les écoute avec attention, supporte leurs impatiences, et leur inspire
cette confiance, qui suffit quelquefois pour les rendre à la vie ; qui, pénétré
de leurs maux, en étudie avec opiniâtreté la cause et les progrès, n’est
jamais troublé par des accidents imprévus, se fait un devoir d’appeler au
besoin quelques-uns de ses confrères, pour s’éclairer de leurs conseils ;
celui enfin qui, après avoir lutté de toutes ses forces contre la maladie, est
heureux et modeste dans le succès, et peut du moins se féliciter dans les
revers, d’avoir suspendu des douleurs, et donné des consolations.
Tel est le médecin philosophe qu’Hippocrate comparait à un dieu, sans
s’apercevoir qu’il le retraçait en lui-même. Des gens, qui, par
l’excellence de leur mérite, étaient faits pour reconnaître la supériorité
du sien, m’ont souvent assuré que les médecins le regarderont toujours comme
le premier et le plus habile de leurs législateurs, et que sa doctrine, adoptée
de toutes les nations, opérera encore des milliers de guérisons après des
milliers d’années. Si la prédiction s’accomplit, les plus vastes empires
ne pourront pas disputer à la petite île de Cos la gloire d’avoir produit
l’homme le plus utile à l’humanité ; et aux yeux des sages, les noms des
plus grands conquérants s’abaisseront devant celui d’Hippocrate. Après
avoir visité quelques-unes des îles qui sont aux environs de Cos, nous partîmes
pour Samos.
Description de Samos.
Lorsque on entre dans la rade de Samos, on voit à droite, le promontoire
de Neptune, surmonté d’un temple consacré à ce dieu ; à gauche, le temple
de Junon, et plusieurs beaux édifices parsemés à travers les arbres dont les
bords de l’Imbrasus sont ombragés ; en face, la ville située en partie le
long du rivage de la mer, en partie sur le penchant d’une montagne qui s’élève
du côté du nord.
L’île a 609 stades de circonférence (31). À
l’exception du vin, les productions de la terre y sont aussi excellentes que
les perdrix et les différentes espèces de gibier, qui s’y trouvent en grande
quantité. Les montagnes couvertes d’arbres et d’une éternelle verdure,
font jaillir de leurs pieds des sources qui fertilisent les campagnes voisines.
La ville se distingue parmi toutes celles que possèdent les Grecs et les
barbares sur le continent voisin. On s’empressa de nous en montrer les
singularités. L’aqueduc, le môle et le temple de Junon, attirèrent notre
attention.
Non loin des remparts, vers le nord, est une grotte taillée à mains
d’hommes, dans une montagne qu’on a percée de part en part. La longueur de
cette grotte est de 7 stades ; sa hauteur, ainsi que sa largeur, de 8 pieds (32).
Dans toute son étendue, est creusé un canal large de 3 pieds, profond de 20
coudées (33). Des tuyaux, placés au fond du
canal, amènent à Samos les eaux d’une source abondante, qui coule derrière
la montagne.
Le môle est une chaussée destinée à mettre le port et les vaisseaux à
l’abri du vent du midi. Sa hauteur est d’environ 20 orgyes, sa longueur de
plus de deux stades (34).
À droite de la ville, dans le faubourg, est le temple de Junon, construit, à
ce qu’on prétend, vers les temps de la guerre de Troie, reconstruit dans ces
derniers siècles par l’architecte Rhécus : il est d’ordre dorique. Je
n’en ai pas vu de plus vaste. On en connaît de plus élégants (35).
Il est situé non loin de la mer, sur les bords de l’Imbrasus, dans le lieu même
que la déesse honora de ses premiers regards. On croit en effet qu’elle vint
au monde sous un de ces arbustes, nommés agnus castus, très fréquents
le long de la rivière. Cet édifice, si célèbre et si respectable, a toujours
joui du droit d’asile.
La statue de Junon nous offrit les premiers essais de la sculpture ; elle est de
la main de Smilis, un des plus anciens artistes de la Grèce. Le prêtre qui
nous accompagnait, nous dit qu’auparavant un simple soliveau recevait en ces
lieux saints l’hommage des Samiens ; que les dieux étaient alors partout représentés
par des troncs d’arbres, ou par des pierres, soit quarrées, soit de forme
conique ; que ces simulacres grossiers subsistent, et sont même encore vénérés,
dans plusieurs temples anciens et modernes, et desservis par des ministres aussi
ignorants que ces scythes barbares qui adorent un cimeterre. Quoique piqué de
cette réflexion, je lui représentai doucement que les troncs d’arbres et les
pierres ne furent jamais l’objet immédiat du culte, mais seulement des signes
arbitraires, auprès desquels se rassemblait la nation pour adresser ses vœux
à la divinité. Cela ne suffit pas, répondit-il, il faut qu’elle paraisse
revêtue d’un corps semblable au nôtre, et avec des traits plus augustes et
plus imposants. Voyez avec quel respect on se prosterne devant les statues du
Jupiter d’Olympie et de la Minerve d’Athènes. C’est, repris-je,
qu’elles sont couvertes d’or et d’ivoire. En faisant les dieux à notre
image, au lieu d’élever l’esprit du peuple, vous n’avez cherché qu’à
frapper ses sens, et de là vient que sa piété n’augmente qu’à proportion
de la beauté, de la grandeur et de la richesse des objets exposés à sa vénération.
Si vous embellissiez votre Junon, quelque grossier qu’en soit le travail, vous
verriez les offrandes se multiplier. Le prêtre en convint. Nous lui demandâmes
ce que signifiaient deux paons de bronze placés aux pieds de la statue ; il
nous dit que ces oiseaux se plaisent à Samos, qu’on les a consacrés à
Junon, qu’on les a représentés sur la monnaie courante, et que de cette île
ils ont passé dans la Grèce. Nous demandâmes à quoi servait une caisse d’où
s’élevait un arbuste. C’est, répondit-il, le même agnus castus qui
servit de berceau à la déesse. Il a toute sa fraîcheur, ajouta-t-il, et
cependant il est plus vieux que l’olivier d’Athènes, le palmier de Délos,
le chêne de Dodone, l’olivier sauvage d’Olympie, le platane qu’Agamemnon
planta de ses propres mains à Delphes, et tous ces arbres sacrés que l’on
conserve, depuis tant de siècles, en différents temples (36).
Nous demandâmes pourquoi la déesse était vêtue d’un habit de noces. Il répondit
: c’est à Samos qu’elle épousa Jupiter. La preuve en est claire : nous
avons une fête, où nous célébrons l’anniversaire de leur hymen. On le célèbre
aussi, dit Stratonicus, dans la ville de Cnosse en Crète, et les prêtres
m’ont assuré qu’il fut conclu sur les bords du fleuve Théron. Je vous
avertis encore que les prêtresses d’Argos veulent ravir à votre île
l’honneur d’avoir donné le jour à la déesse ; comme d’autres pays se
disputent celui d’avoir été le berceau de Jupiter. Je serais embarrassé, si
j’avais à chanter sur ma lyre ou leur naissance, ou leur mariage. Point du
tout, répondit cet homme ; vous vous conformeriez à la tradition du pays ; les
poètes ne sont pas si scrupuleux. Mais, repris-je, les ministres des autels
devraient l’être davantage. Adopter des opinions fausses et absurdes, n’est
qu’un défaut de lumières ; en adopter de contradictoires et d’inconséquentes,
c’est un défaut de logique, et alors on ne doit pas reprocher aux scythes de
se prosterner devant un cimeterre.
Vous me paraissez instruit, répondit le prêtre, et je vais vous révéler
notre secret. Quand nous parlons de la naissance des dieux, nous entendons le
temps où leur culte fut reçu dans un pays ; et par leur mariage, l’époque où
le culte de l’un fut associé à celui d’un autre. Et qu’entendez-vous par
leur mort, lui dit Stratonicus ? Car j’ai vu le tombeau de Jupiter en Crète.
Nous avons recours à une autre solution, répondit le prêtre. Les dieux se
manifestent quelquefois aux hommes, revêtus de nos traits ; et après avoir
passé quelque temps avec eux, pour les instruire, ils disparaissent et
retournent aux cieux. C’est en Crète, surtout, qu’ils avaient autrefois
coutume de descendre ; c’est de là qu’ils partaient pour parcourir la
terre. Nous allions répliquer ; mais il prit le sage parti de se retirer.
Nous jetâmes ensuite les yeux sur cet amas de statues dont le temple est entouré.
Nous contemplâmes avec admiration trois statues colossales, de la main du célèbre
Myron, posées sur une même base, et représentant Jupiter, Minerve et Hercule
(37). Nous vîmes l’Apollon de Téléclès et de
Théodore, deux artistes qui ayant puisé les principes de l’art en Égypte,
apprirent de leurs maîtres à s’associer pour exécuter un même ouvrage. Le
premier demeurait à Samos ; le second à Éphèse. Après être convenus des
proportions que devait avoir la figure, l’un se chargea de la partie supérieure,
et l’autre de l’inférieure. Rapprochées ensuite, elles s’unirent si
bien, qu’on les croirait de la même main. Il faut convenir néanmoins, que la
sculpture n’ayant pas fait alors de grands progrès, cet Apollon est plus
recommandable par la justesse des proportions, que par la beauté des détails.
Le Samien qui nous racontait cette anecdote, ajouta : vers la fin de la guerre
du Péloponnèse, Alcibiade croisait sur nos côtes avec la flotte des athéniens.
Il favorisa le parti du peuple, qui lui fit élever cette statue. Quelque temps
après, Lysander, qui commandait la flotte de Lacédémone, se rendit maître de
Samos, et rétablit l’autorité des riches, qui envoyèrent sa statue au
temple d’Olympie. Deux généraux athéniens, Conon et Timothée, revinrent
ensuite avec des forces supérieures, et voilà les deux statues que le peuple
leur éleva ; et voici la place que nous destinons à celle de Philippe, quand
il s’emparera de notre île. Nous devrions rougir de cette lâcheté ; mais
elle nous est commune avec les habitants des îles voisines, avec la plupart des
nations grecques du continent, sans en excepter même les athéniens. La haine
qui a toujours subsisté entre les riches et les pauvres, a partout détruit les
ressorts de l’honneur et de la vertu. Il finit par ces mots : un peuple qui a,
pendant deux siècles, épuisé son sang et ses trésors, pour se ménager
quelques moments d’une liberté plus pesante que l’esclavage, est excusable
de chercher le repos, surtout quand le vainqueur n’exige que de l’argent et
une statue.
Les Samiens sont le peuple le plus riche et le plus puissant de tous ceux qui
composent la confédération ionienne ; ils ont beaucoup d’esprit, ils sont
industrieux et actifs. Aussi leur histoire fournit-elle des traits intéressants
pour celle des lettres, des arts et du commerce. Parmi les hommes célèbres que
l’île a produits, je citerai Créophyle qui mérita, dit-on, la
reconnaissance d’Homère, en l’accueillant dans sa misère, et celle de la
postérité, en nous conservant ses écrits ; Pythagore, dont le nom suffirait
pour illustrer le plus beau siècle et le plus grand empire. Après ce dernier,
mais dans un rang très inférieur, nous placerons deux de ses contemporains, Rhécus
et Théodore, sculpteurs habiles pour leur temps, qui après avoir, à ce
qu’on prétend, perfectionné la règle, le niveau et d’autres instruments
utiles, découvrirent le secret de forger les statues de fer, et de nouveaux
moyens pour jeter en fonte celles de cuivre.
La terre de Samos non seulement a des propriétés dont la médecine fait usage
; mais elle se convertit encore, sous la main de quantité d’ouvriers, en des
vases qu’on recherche de toutes parts.
Les Samiens s’appliquèrent de très bonne heure à la navigation, et firent
autrefois un établissement dans la haute Égypte. Il y a trois siècles
environ, qu’un de leurs vaisseaux marchands, qui se rendait en Égypte, fut
poussé, par les vents contraires, au-delà des colonnes d’Hercule, dans l’île
de Tartesse, située sur les côtes de l’Ibérie, et jusqu’alors inconnue
aux Grecs. L’or s’y trouvait en abondance. Les habitants, qui en ignoraient
le prix, le prodiguèrent à ces étrangers, et ceux-ci, en échange de leurs
marchandises, rapportèrent chez eux des richesses estimées 60 talents (38),
somme alors exorbitante, et qu’on aurait eu de la peine à rassembler dans une
partie de la Grèce. On en préleva le dixième ; il fut destiné à consacrer
au temple de Junon un grand cratère de bronze qui subsiste encore. Les bords en
sont ornés de têtes de griffons. Il est soutenu par trois statues colossales
à genoux, et de la proportion de 7 coudées de hauteur (39).
Ce groupe est aussi de bronze.
Samos ne cessa depuis d’augmenter et d’exercer sa marine. Des flottes
redoutables sortirent souvent de ses ports, et maintinrent pendant quelque temps
sa liberté contre les efforts des perses et des puissances de la Grèce, jaloux
de la réunir à leur domaine ; mais on vit plus d’une fois des divisions s’élever
dans son sein, et se terminer, après de longues secousses, par l’établissement
de la tyrannie. C’est ce qui arriva du temps de Polycrate.
Il reçut de la nature de grands talents, et de son père Eacès, de grandes
richesses. Ce dernier avait usurpé le pouvoir souverain, et son fils résolut
de s’en revêtir à son tour. Il communiqua ses vues à ses deux frères, qui
crurent entrer dans la conspiration comme ses associés, et n’en furent que
les instruments. Le jour où l’on célèbre la fête de Junon, leurs partisans
s’étant placés aux postes assignés, les uns fondirent sur les Samiens
assemblés autour du temple de la déesse, et en massacrèrent un grand nombre ;
les autres s’emparèrent de la citadelle, et s’y maintinrent à la faveur de
quelques troupes envoyées par Lygdamis, tyran de Naxos. L’île fut divisée
entre les trois frères, et bientôt après tomba sans réserve entre les mains
de Polycrate, qui condamna l’un d’eux à la mort, et l’autre à l’exil.
Employer, pour retenir le peuple dans la soumission, tantôt la voie des fêtes
et des spectacles, tantôt celle de la violence et de la cruauté ; le distraire
du sentiment de ses maux, en le conduisant à des conquêtes brillantes ; de
celui de ses forces, en l’assujettissant à des travaux pénibles (40)
; s’emparer des revenus de l’état, quelquefois des possessions des
particuliers ; s’entourer de satellites et d’un corps de troupes étrangères
; se renfermer au besoin dans une forte citadelle ; savoir tromper les hommes,
et se jouer des serments les plus sacrés : tels furent les principes qui dirigèrent
Polycrate après son élévation. On pourrait intituler l’histoire de son règne
: l’art de gouverner, à l’usage des tyrans.
Ses richesses le mirent en état d’armer 100 galères, qui lui assurèrent
l’empire de la mer, et lui soumirent plusieurs îles voisines, et quelques
villes du continent. Ses généraux avaient un ordre secret de lui apporter les
dépouilles, non seulement de ses ennemis, mais encore de ses amis, qui ensuite
les demandaient et les recevaient de ses mains, comme un gage de sa tendresse ou
de sa générosité.
Pendant la paix, les habitants de l’île, les prisonniers de guerre, ensemble
ou séparément, ajoutaient de nouveaux ouvrages aux fortifications de la
capitale, creusaient des fossés autour de ses murailles, élevaient dans son
intérieur ces monuments qui décorent Samos, et qu’exécutèrent des artistes
que Polycrate avait à grands frais attirés dans ses états.
Également attentif à favoriser les lettres, il réunit auprès de sa personne
ceux qui les cultivaient, et dans sa bibliothèque les plus belles productions
de l’esprit humain. On vit alors un contraste frappant entre la philosophie et
la poésie. Pendant que Pythagore, incapable de soutenir l’aspect d’un
despote barbare, fuyait loin de sa patrie opprimée, Anacréon amenait à Samos
les grâces et les plaisirs. Il obtint sans peine l’amitié de Polycrate, et
le célébra sur sa lyre, avec la même ardeur que s’il eût chanté le plus
vertueux des princes.
Polycrate, voulant multiplier dans ses états les plus belles espèces
d’animaux domestiques, fit venir des chiens d’Épire et de Lacédémone, des
cochons de Sicile, des chèvres de Scyros et de Naxos, des brebis de Milet et
d’Athènes ; mais comme il ne faisait le bien que par ostentation, il
introduisait en même temps parmi ses sujets le luxe et les vices des
asiatiques.
Il savait qu’à Sardes, capitale de la Lydie, des femmes distinguées par leur
beauté, et rassemblées dans un même lieu, étaient destinées à raffiner sur
les délices de la table et sur les différents genres de volupté ; Samos vit
former dans ses murs un pareil établissement, et les fleurs de cette
ville furent aussi fameuses que celles des Lydiens. Car c’est de ce nom
qu’on appelait ces sociétés où la jeunesse de l’un et de l’autre sexe,
donnant et recevant des leçons d’intempérance, passait les jours et les
nuits dans les fêtes et dans la débauche. La corruption s’étendit parmi les
autres citoyens, et devint funeste à leurs descendants. On dit aussi que les découvertes
des Samiennes passèrent insensiblement chez les autres Grecs, et portèrent
partout atteinte à la pureté des mœurs.
Cependant plusieurs habitants de l’île ayant murmuré contre ces dangereuses
innovations, Polycrate les fit embarquer sur une flotte qui devait se joindre
aux troupes que Cambyse roi de Perse menait en Égypte. Il s’était flatté
qu’ils périraient dans le combat, ou que du moins Cambyse les retiendrait
pour toujours dans son armée. Instruits de ses desseins, ils résolurent de le
prévenir et de délivrer leur patrie d’une servitude honteuse. Au lieu de se
rendre en Égypte, ils retournèrent à Samos, et furent repoussés ; quelque
temps après ils reparurent avec des troupes de Lacédémone et de Corinthe, et
cette tentative ne réussit pas mieux que la première.
Polycrate semblait n’avoir plus de vœux à former ; toutes les années de son
règne, presque toutes ses entreprises, avaient été marquées par des succès.
Ses peuples s’accoutumaient au joug ; ils se croyaient heureux de ses
victoires, de son faste et des superbes édifices élevés par ses soins à
leurs dépens ; tant d’images de grandeur les attachant à leur souverain,
leur faisaient oublier le meurtre de son frère, le vice de son usurpation, ses
cruautés et ses parjures. Lui-même ne se souvenait plus des sages avis
d’Amasis roi d’Égypte, avec qui des liaisons d’hospitalité l’avaient
uni pendant quelque temps. « Vos prospérités m’épouvantent,
mandait-il un jour à Polycrate. Je souhaite à ceux qui m’intéressent un mélange
de biens et de maux ; car une divinité jalouse ne souffre pas qu’un mortel
jouisse d’une félicité inaltérable. Tâchez de vous ménager des peines et
des revers, pour les opposer aux faveurs opiniâtres de la fortune. »
Polycrate, alarmé de ces réflexions, résolut d’affermir son bonheur par un
sacrifice qui lui coûterait quelques moments de chagrin. Il portait à son
doigt une émeraude, montée en or, sur laquelle Théodore, dont j’ai déjà
parlé, avait représenté je ne sais quel sujet (41),
ouvrage d’autant plus précieux, que l’art de graver les pierres était
encore dans son enfance parmi les Grecs. Il s’embarqua sur une galère, s’éloigna
des côtes, jeta l’anneau dans la mer, et quelques jours après, le reçut de
la main d’un de ses officiers, qui l’avait trouvé dans le sein d’un
poisson. Il se hâta d’en instruire Amasis, qui, dès cet instant, rompit tout
commerce avec lui.
Les craintes d’Amasis furent enfin réalisées. Pendant que Polycrate méditait
la conquête de l’Ionie et des îles de la mer Égée, le satrape d’une
province voisine de ses états, et soumise au roi de Perse, parvint à
l’attirer dans son gouvernement, et après l’avoir fait expirer dans des
tourments horribles, ordonna d’attacher son corps à une croix élevée sur le
mont Mycale, en face de Samos (42).
Après sa mort, les habitants de l’île éprouvèrent successivement toutes
les espèces de tyrannies, celle d’un seul, celle des riches, celle du peuple,
celle des perses, celle des puissances de la Grèce. Les guerres de Lacédémone
et d’Athènes faisaient tour à tour prévaloir chez eux l’oligarchie et la
démocratie. Chaque révolution assouvissait la vengeance d’un parti, et préparait
la vengeance de l’autre. Ils montrèrent la plus grande valeur dans ce fameux
siège qu’ils soutinrent pendant neuf mois contre les forces d’Athènes réunies
sous Périclès. Leur résistance fut opiniâtre, leurs pertes presque irréparables
; ils consentirent à démolir leurs murailles, à livrer leurs vaisseaux, à
donner des otages, à rembourser les frais de la guerre. Les assiégeant et les
assiégés signalèrent également leur cruauté sur les prisonniers qui
tombaient entre leurs mains. Les Samiens leur imprimaient sur le front une
chouette, les athéniens une proue de navire (43).
Ils se relevèrent ensuite, et retombèrent entre les mains des Lacédémoniens,
qui bannirent les partisans de la démocratie. Enfin les athéniens, maîtres de
l’île, la divisèrent, il y a quelques années, en 2000 portions assignées
par le sort à autant de colons chargés de les cultiver. Néoclès était du
nombre ; il y vint avec Chérestrate sa femme. Quoiqu’ils n’eussent qu’une
fortune médiocre, ils nous obligèrent d’accepter un logement chez eux. Leurs
attentions, et celles des habitants, prolongèrent notre séjour à Samos. Tantôt
nous passions le bras de mer qui sépare l’île de la côte d’Asie, et nous
prenions le plaisir de la chasse sur le mont Mycale ; tantôt nous goûtions
celui de la pêche au pied de cette montagne, vers l’endroit où les Grecs
remportèrent sur la flotte et sur l’armée de Xerxès cette fameuse victoire
qui acheva d’assurer le repos de la Grèce (44).
Nous avions soin pendant la nuit d’allumer des torches, et de multiplier les
feux. À cette clarté reproduite dans les flots, les poissons s’approchaient
des bateaux, se prenaient à nos pièges, ou cédaient à nos armes.
Cependant Stratonicus chantait la bataille de Mycale, et s’accompagnait de la
cithare ; mais il était sans cesse interrompu : nos bateliers voulaient
absolument nous raconter les détails de cette action. Ils parlaient tous à la
fois, et quoiqu’il fût impossible, au milieu des ténèbres, de discerner les
objets, ils nous les montraient, et dirigeaient nos mains et nos regards vers
différents points de l’horizon. Ici était la flotte des Grecs ; là, celle
des perses. Les premiers venaient de Samos ; ils s’approchent, et voilà que
les galères des phéniciens prennent la fuite, que celles des perses se sauvent
sous ce promontoire, vers ce temple de Cérès que vous voyez là devant nous.
Les Grecs descendent sur le rivage ; ils sont bien étonnés d’y trouver
l’armée innombrable des perses et de leurs alliés. Un nommé Tigrane les
commandait ; il désarma un corps de Samiens qu’il avait avec lui ; il en
avait peur. Les athéniens attaquèrent de ce côté-ci ; les Lacédémoniens de
ce côté-là : le camp fut pris. La plupart des barbares s’enfuirent. On brûla
leurs vaisseaux ; 40.000 soldats furent égorgés, et Tigrane tout comme un
autre. Les Samiens avaient engagé les Grecs à poursuivre la flotte des perses
: les Samiens pendant le combat ayant retrouvé des armes, tombèrent sur les
perses : c’est aux Samiens que les Grecs durent la plus belle victoire
qu’ils aient remportée sur les perses. En faisant ces récits, nos bateliers
sautaient, jetaient leurs bonnets en l’air, et poussaient des cris de joie.
La pêche se diversifie de plusieurs manières. Les uns prennent les poissons à
la ligne : c’est ainsi qu’on appelle un grand roseau ou bâton, d’où pend
une ficelle de crin terminée par un crochet de fer auquel on attache l’appât.
D’autres les percent adroitement avec des dards à deux ou trois pointes nommés
harpons ou tridents : d’autres enfin les enveloppent dans différentes espèces
de filets, dont quelques-uns sont garnis de morceaux de plomb qui les attirent
dans la mer, et de morceaux de liège qui les tiennent suspendus à sa surface.
La pêche du thon nous inspira un vif intérêt. On avait tendu le long du
rivage un filet très long et très ample. Nous nous rendîmes sur les lieux à
la pointe du jour. Il régnait un calme profond dans toute la nature. Un des pêcheurs
étendu sur un rocher voisin, tenait les yeux fixés sur les flots presque
transparents. Il aperçut une tribu de thons qui suivait tranquillement les
sinuosités de la côte, et s’engageait dans le filet par une ouverture ménagée
à cet effet. Aussitôt ses compagnons, avertis, se divisèrent en deux bandes,
et pendant que les uns tiraient le filet, les autres battaient l’eau à coups
de rames, pour empêcher les prisonniers de s’échapper. Ils étaient en assez
grand nombre, et plusieurs d’une grosseur énorme ; un entre autres pesait
environ 15 talents (45).
Au retour d’un petit voyage que nous avions fait sur la côte de l’Asie,
nous trouvâmes Néoclès occupé des préparatifs d’une fête. Chérestrate
sa femme était accouchée quelques jours auparavant : il venait de donner un
nom à son fils ; c’était celui d’Épicure (46).
En ces occasions, les Grecs sont dans l’usage d’inviter leurs amis à
souper. L’assemblée fut nombreuse et choisie. J’étais à l’un des bouts
de la table, entre un athénien qui parlait beaucoup, et un citoyen de Samos qui
ne disait rien.
Parmi les autres convives, la conversation fut très bruyante ; dans notre coin,
d’abord vague et sans objet, ensuite plus soutenue et plus sérieuse. On
parla, je ne sais à quel propos, du monde, de la société. Après quelques
lieux communs, on interrogea le Samien qui répondit : je me contenterai de vous
rapporter le sentiment de Pythagore ; il comparait la scène du monde à celle
des jeux olympiques, où les uns vont pour combattre, les autres pour commercer,
et d’autres simplement pour voir. Ainsi les ambitieux et les conquérants sont
nos lutteurs ; la plupart des hommes échangent leur temps et leurs travaux
contre les biens de la fortune ; les sages, tranquilles spectateurs, examinent
tout et se taisent.
À ces mots, je le considérai avec plus d’attention. Il avait l’air serein
et le maintien grave. Il était vêtu d’une robe dont la blancheur égalait la
propreté. Je lui offris successivement du vin, du poisson, d’un morceau de bœuf,
d’un plat de fèves. Il refusa tout : il ne buvait que de l’eau, et ne
mangeait que des herbes. L’athénien me dit à l’oreille : c’est un rigide
pythagoricien ; et tout à coup élevant la voix : nous avons tort, dit-il, de
manger de ces poissons ; car dans l’origine, nous habitions comme eux le sein
des mers ; oui, nos premiers pères ont été poissons ; on n’en saurait
douter ; le philosophe Anaximandre l’a dit. Le dogme de la métempsycose me
donne des scrupules sur l’usage de la viande. En mangeant de ce bœuf, je suis
peut-être anthropophage. Quant aux fèves, c’est la substance qui participe
le plus de la matière animée dont nos âmes sont des parcelles. Prenez les
fleurs de cette plante quand elles commencent à noircir ; mettez-les dans un
vase que vous enfouirez dans la terre ; quatre-vingt-dix jours après, ôtez le
couvercle, et vous trouverez au fond du vase une tête d’enfant : Pythagore en
fit l’expérience.
Il partit alors des éclats de rire aux dépens de mon voisin, qui continuait à
garder le silence. On vous serre de près, lui dis-je : je le vois bien, me
dit-il, mais je ne répondrai point ; j’aurais tort d’avoir raison dans ce
moment-ci : repousser sérieusement les ridicules, est un ridicule de plus. Mais
je ne cours aucun risque avec vous. Instruit par Néoclès des motifs qui vous
ont fait entreprendre de si longs voyages, je sais que vous aimez la vérité,
et je ne refuserai pas de vous la dire. J’acceptai ses offres, et nous eûmes,
après le souper, l’entretien suivant.
Entretien sur l’institut de Pythagore.
Le
Samien. vous ne croyez pas sans doute que Pythagore ait avancé les absurdités
qu’on lui attribue ?
Anacharsis. j’en étais surpris en effet. D’un côté, je voyais cet
homme extraordinaire enrichir sa nation des lumières des autres peuples, faire
en géométrie des découvertes qui n’appartiennent qu’au génie, et fonder
cette école qui a produit tant de grands hommes. D’un autre côté, je voyais
ses disciples, souvent joués sur le théâtre, s’asservir avec opiniâtreté
à des pratiques minutieuses, et les justifier par des raisons puériles, ou des
allégories forcées. Je lus vos auteurs, j’interrogeai des pythagoriciens :
je n’entendis qu’un langage énigmatique et mystérieux. Je consultai
d’autres philosophes, et Pythagore ne me parut qu’un chef d’enthousiastes,
qui prescrit des dogmes incompréhensibles, et des observances impraticables.
Le Samien. le portrait n’est pas flatté.
Anacharsis. Écoutez
jusqu’au bout le récit de mes préventions. Étant à Memphis, je reconnus la
source où votre fondateur avait puisé les lois rigoureuses qu’il vous a
laissées ; elles sont les mêmes que celles des prêtres Égyptiens. Pythagore
les adopta sans s’apercevoir que le régime diététique doit varier suivant
la différence des climats et des religions. Citons un exemple : ces prêtres
ont tellement les fèves en horreur, qu’on n’en sème point dans toute l’Égypte
; et si par hasard il en survient quelque plante, ils en détournent les yeux
comme de quelque chose d’impur. Si ce légume est nuisible en Égypte, les prêtres
ont dû le proscrire ; mais Pythagore ne devait pas les imiter : il le devait
encore moins, si la défense était fondée sur quelque vaine superstition.
Cependant il vous l’a transmise, et jamais elle n’occasionna, dans les lieux
de son origine, une scène aussi cruelle que celle qui s’est passée de nos
jours.
Denys, roi de Syracuse, voulait pénétrer vos mystères. Les pythagoriciens,
persécutés dans ses états, se cachaient avec soin. Il ordonna qu’on lui en
amenât d’Italie. Un détachement de soldats en aperçut dix qui allaient
tranquillement de Tarente à Métaponte. Il leur donna la chasse comme à des bêtes
fauves. Ils prirent la fuite ; mais à l’aspect d’un champ de fèves
qu’ils trouvèrent sur leur passage, ils s’arrêtèrent, se mirent en état
de défense, et se laissèrent égorger plutôt que de souiller leur âme par
l’attouchement de ce légume odieux. Quelques moments après, l’officier qui
commandait le détachement, en surprit deux qui n’avaient pas pu suivre les
autres. C’étaient Myllias de Crotone, et son épouse Timycha née à Lacédémone,
et fort avancée dans sa grossesse. Ils furent emmenés à Syracuse. Denys
voulait savoir pourquoi leurs compagnons avaient mieux aimé perdre la vie, que
de traverser ce champ de fèves : mais ni ses promesses, ni ses menaces ne
purent les engager à s’expliquer ; et Timycha se coupa la langue avec les
dents, de peur de succomber aux tourments qu’on offrait à sa vue. Voilà
pourtant ce qu’opèrent les préjugés du fanatisme, et les lois insensées
qui le favorisent.
Le Samien. je plains le sort de ces infortunés. Leur zèle peu éclairé était
sans doute aigri par les rigueurs que depuis quelque temps on exerçait contre
eux. Ils jugèrent de l’importance de leurs opinions, par celle qu’on
mettait à les leur ôter.
Anacharsis. et pensez-vous qu’ils auraient pu sans crime violer le précepte
de Pythagore ?
Le Samien. Pythagore n’a rien ou presque rien écrit. Les ouvrages qu’on
lui attribue, sont tous, ou presque tous de ses disciples. Ce sont eux qui ont
chargé sa règle de plusieurs nouvelles pratiques. Vous entendez dire, et
l’on dira encore plus dans la suite, que Pythagore attachait un mérite infini
à l’abstinence des fèves. Il est certain néanmoins qu’il faisait un très
grand usage de ce légume dans ses repas. C’est ce que dans ma jeunesse
j’appris de Xénophile, et de plusieurs vieillards, presque contemporains de
Pythagore.
Anacharsis. et pourquoi vous les a-t-on défendues depuis ?
Le Samien. Pythagore les permettait, parce qu’il les croyait salutaires ;
ses disciples les condamnèrent, parce qu’elles produisent des flatuosités et
d’autres effets nuisibles à la santé. Leur avis, conforme à celui des plus
grands médecins, a prévalu.
Anacharsis. cette défense n’est donc, suivant vous, qu’un règlement
civil, qu’un simple conseil ? J’en ai pourtant ouï parler à d’autres
pythagoriciens, comme d’une loi sacrée, et qui tient, soit aux mystères de
la nature et de la religion, soit aux principes d’une sage politique.
Le Samien. chez nous, ainsi que chez presque toutes les sociétés
religieuses, les lois civiles sont des lois sacrées. Le caractère de sainteté
qu’on leur imprime, facilite leur exécution. Il faut ruser avec la négligence
des hommes, ainsi qu’avec leurs passions. Les règlements relatifs à
l’abstinence, sont violés tous les jours, quand ils n’ont que le mérite
d’entretenir la santé. Tel qui pour la conserver, ne sacrifierait pas un
plaisir, exposerait mille fois sa vie, pour maintenir des rites qu’il respecte
sans en connaître l’objet.
Anacharsis. ainsi donc ces ablutions, ces privations et ces jeûnes que les
prêtres Égyptiens observent si scrupuleusement, et qu’on recommande si fort
dans les mystères de la Grèce, n’étaient dans l’origine que des
ordonnances de médecine, et des leçons de sobriété ?
Le Samien. je le pense ; et en effet personne n’ignore que les prêtres
d’Égypte, en cultivant la plus salutaire des médecines, celle qui
s’attache plus à prévenir les maux qu’à les guérir, sont parvenus de
tous temps à se procurer une vie longue et paisible. Pythagore apprit cette médecine
à leur école, la transmit à ses disciples, et fut placé à juste titre parmi
les plus habiles médecins de la Grèce. Comme il voulait porter les âmes à la
perfection, il fallait les détacher de cette enveloppe mortelle qui les tient
enchaînées, et qui leur communique ses souillures. Il bannit en conséquence
les aliments et les boissons qui, en excitant du trouble dans le corps,
obscurcissent et appesantissent l’esprit.
Anacharsis. il pensait donc que l’usage du vin, de la viande et du
poisson, produisait ces funestes effets ? Car il vous l’a sévèrement
interdit.
Le Samien. c’est une erreur. Il condamnait l’excès du vin ; il
conseillait de s’en abstenir, et permettait à ses disciples d’en boire à
souper, mais en petite quantité. On leur servait quelquefois une portion des
animaux offerts en sacrifice, excepté du bœuf et du bélier. Lui-même ne
refusait pas d’en goûter, quoiqu’il se contentât pour l’ordinaire d’un
peu de miel et de quelques légumes. Il défendait certains poissons, pour des
raisons inutiles à rapporter. D’ailleurs il préférait le régime végétal
à tous les autres ; et la défense absolue de la viande ne concernait que ceux
de ses disciples qui aspiraient à une plus grande perfection.
Anacharsis. mais la permission qu’il laisse aux autres, comment la
concilier avec son système sur la transmigration des âmes ? Car enfin, comme
le disait tantôt cet athénien, vous risquez tous les jours de manger votre père
ou votre mère.
Le Samien. je pourrais vous répondre qu’on ne fait paraître sur nos
tables que la chair des victimes, et que nous n’immolons que les animaux qui
ne sont pas destinés à recevoir nos âmes : mais j’ai une meilleure solution
à vous donner. Pythagore et ses premiers disciples ne croyaient pas à la métempsycose.
Anacharsis. comment !
Le Samien. Timée de Locres, l’un des plus anciens et des plus célèbres
d’entre eux, en a fait l’aveu. Il dit que la crainte des lois humaines, ne
faisant pas assez d’impression sur la multitude, il faut l’effrayer par des
punitions imaginaires, et lui annoncer que les coupables, transformés après
leur mort en des bêtes viles ou féroces, épuiseront tous les malheurs attachés
à leur nouvelle condition.
Anacharsis. vous renversez toutes mes idées. Pythagore ne rejetait-il pas
les sacrifices sanglants ? Ne défendait-il pas de tuer les animaux ? Pourquoi
ce vif intérêt pour leur conservation, si ce n’est qu’il leur supposait
une âme semblable à la nôtre ?
Le Samien. le principe de cet intérêt était la justice. Et de quel droit
en effet osons-nous arracher la vie à des êtres qui ont reçu comme nous ce présent
du ciel ? Les premiers hommes, plus dociles aux cris de la nature, n’offraient
aux dieux que les fruits, le miel et les gâteaux dont ils se nourrissaient. On
n’osait pas verser le sang des animaux, et surtout de ceux qui sont utiles à
l’homme. La tradition nous a transmis avec effroi le souvenir du plus ancien
parricide ; en nous conservant de même les noms de ceux qui, par inadvertance,
ou dans un mouvement de colère,tuèrent les premiers des animaux de quelque espèce,
elle atteste l’étonnement et l’horreur dont cette nouvelle frappa
successivement les esprits. Il fallut donc un prétexte. On trouva qu’ils
occupaient trop de place sur la terre, et l’on supposa un oracle qui nous
autorisait à vaincre notre répugnance. Nous obéîmes ; et pour nous étourdir
sur nos remords, nous voulûmes au moins arracher le consentement de nos
victimes. De là vient qu’aujourd’hui encore, on n’en sacrifie aucune sans
l’avoir auparavant, par des ablutions ou d’autres moyens, engagée à
baisser la tête en signe d’approbation. Voyez avec quelle indignité la
violence se joue de la faiblesse !
Anacharsis. cette violence était sans doute nécessaire ; les animaux, en
se multipliant, dévoraient les moissons.
Le Samien. ceux qui peuplent beaucoup, ne vivent qu’un petit nombre
d’années, et la plupart, dénués de nos soins, ne perpétueraient pas leur
espèce. À l’égard des autres, les loups et les vautours nous en auraient
fait justice : mais pour vous montrer que ce ne furent pas leurs déprédations
qui nous mirent les armes à la main, je vous demande s’ils ravageraient nos
campagnes, ces poissons que nous poursuivons dans un monde si différent du nôtre.
Non, rien ne pouvait nous porter à souiller les autels du sang des animaux ; et
puisqu’il ne m’est pas permis d’offrir au ciel des fruits enlevés au
champ de mon voisin, devais-je lui présenter l’hommage d’une vie qui ne
m’appartient pas ? Quelle est d’ailleurs la victime la plus agréable à la
divinité ? à cette question, les peuples et les prêtres se partagent. Dans un
endroit, on immole les animaux sauvages et malfaisants ; dans un autre, ceux que
nous associons à nos travaux. L’intérêt de l’homme présidant à ce
choix, a tellement servi son injustice, qu’en Égypte, c’est une impiété
de sacrifier des vaches, un acte de piété d’immoler des taureaux.
Au milieu de ces incertitudes, Pythagore sentit aisément qu’on ne pouvait déraciner
tout à coup des abus consacrés par une longue suite de siècles. Il
s’abstint des sacrifices sanglants. La première classe de ses disciples
s’en abstint aussi. Les autres, obligés de conserver encore des relations
avec les hommes, eurent la liberté de sacrifier un petit nombre d’animaux, et
de goûter plutôt que de manger de leur chair. Ce fut une condescendance que le
respect de l’usage et de la religion semblait justifier. À cela près nous
vivons en communauté de biens avec les animaux doux et paisibles. Il nous est défendu
de leur porter le moindre préjudice. Nous avons, à l’exemple de notre
fondateur, un véritable éloignement pour les professions qui sont destinées
à leur donner la mort. On ne soit que trop, par l’expérience, que
l’effusion fréquente du sang fait contracter à l’âme une sorte de férocité.
La chasse nous est interdite. Nous renonçons à des plaisirs ; mais nous sommes
plus humains, plus doux, plus compatissants que les autres hommes : j’ajoute,
beaucoup plus maltraités. On n’a rien épargné pour détruire une congrégation
pieuse et savante, qui, renonçant à toutes les douceurs de la vie, s’était
dévouée sans réserve au bonheur des sociétés.
Anacharsis. je connais mal votre institut ; oserais-je vous prier de m’en
donner une juste idée ?
Le Samien. vous savez qu’au retour de ses voyages, Pythagore fixa son séjour
en Italie ; qu’à ses exhortations, les nations grecques établies dans cette
fertile contrée, mirent leurs armes à ses pieds, et leurs intérêts entre ses
mains ; que, devenu leur arbitre, il leur apprit à vivre en paix avec elles-mêmes
et avec les autres ; que les hommes et les femmes se soumirent avec une égale
ardeur aux plus rudes sacrifices ; que de toutes les parties de la Grèce, de
l’Italie et de la Sicile, on vit accourir un nombre infini de disciples ;
qu’il parut à la cour des tyrans sans les flatter, et les obligea de
descendre du trône sans regret ; et qu’à l’aspect de tant de changements
les peuples s’écrièrent qu’un dieu avait paru sur la terre, pour la délivrer
des maux qui l’affligent.
Anacharsis. mais lui ou ses disciples n’ont-ils pas employé le mensonge,
pour entretenir cette illusion ? Rappelez-vous tous ces prodiges qu’on lui
attribue : à sa voix la mer calmée, l’orage dissipé, la peste suspendant
ses fureurs ; et puis cet aigle qu’il appelle du haut du ciel, et qui vient se
reposer sur sa main ; et cette ourse qui, docile à ses ordres, n’attaque plus
les animaux timides.
Le Samien. ces récits extraordinaires m’ont toujours paru dénués de
fondement. Je ne vois nulle part que Pythagore se soit arrogé le droit de
commander à la nature.
Anacharsis. vous conviendrez du moins qu’il prétendait lire dans
l’avenir, et avoir reçu ses dogmes de la prêtresse de Delphes.
Le Samien. il croyait en effet à la divination ; et cette erreur, si c’en
est une, lui fut commune avec les sages de son temps, avec ceux d’un temps
postérieur, avec Socrate lui-même. Il disait que sa doctrine émanait de
l’oracle d’Apollon. Si c’est un crime, il faut accuser d’imposture
Minos, Lycurgue, presque tous les législateurs, qui, pour donner plus
d’autorité à leurs lois, ont feint que les dieux mêmes les leur avaient
dictées.
Anacharsis. permettez que j’insiste : on ne renonce pas facilement à
d’anciens préjugés. Pourquoi sa philosophie est-elle entourée de cette
triple enceinte de ténèbres ? Comment se fait-il qu’un homme qui eut assez
de modestie pour préférer au titre de sage, celui d’ami de la sagesse,
n’ait eu pas assez de franchise pour annoncer hautement la vérité ?
Le Samien. ces secrets qui vous étonnent, vous en trouverez de semblables
dans les mystères d’Éleusis et de Samothrace, chez les prêtres Égyptiens,
parmi toutes les sociétés religieuses. Que dis-je ? Nos philosophes
n’ont-ils pas une doctrine exclusivement réservée à ceux de leurs élèves
dont ils ont éprouvé la circonspection ? Les yeux de la multitude étaient
autrefois trop faibles pour supporter la lumière ; et aujourd’hui même, qui
oserait, au milieu d’Athènes, s’expliquer librement sur la nature des
dieux, et sur les vices du gouvernement populaire ? Il est donc des vérités
que le sage doit garder comme en dépôt, et ne laisser, pour ainsi dire, tomber
que goutte à goutte.
Anacharsis. mais celles qu’on doit répandre à pleines mains, les vérités
de la morale, par exemple, vous les couvrez d’enveloppes presque impénétrables.
Lorsque au lieu de m’exhorter à fuir l’oisiveté, à ne pas irriter un
homme en colère, vous me défendez de m’asseoir sur un boisseau, ou
d’attiser le feu avec une épée, il est évident que vous ajoutez à la peine
de pratiquer vos leçons, celle de les entendre.
Le Samien. et c’est cette peine qui les grave dans l’esprit. On conserve
avec plus de soin ce qui coûte beaucoup à acquérir. Les symboles piquent la
curiosité, donnent un air de nouveauté à des maximes usées ; et comme ils se
présentent plus souvent à nos sens que les autres signes de nos pensées, ils
ajoutent du crédit aux lois qu’ils renferment. Aussi le militaire ne peut être
assis auprès de son feu, et le laboureur regarder son boisseau, sans se
rappeler la défense et le précepte.
Anacharsis. vous aimez tellement le mystère, qu’un des premiers disciples
de Pythagore encourut l’indignation des autres, pour avoir publié la solution
d’un problème de géométrie.
Le Samien. on était alors généralement persuadé que la science, ainsi
que la pudeur, doit se couvrir d’un voile qui donne plus d’attraits aux trésors
qu’il recèle, plus d’autorité à celui qui les possède. Pythagore profita
sans doute de ce préjugé ; et j’avouerai même, si vous voulez, qu’à
l’imitation de quelques législateurs, il employa de pieuses fraudes pour
s’accréditer auprès de la multitude ; car je me méfie également des éloges
outrés qu’on lui donne, et des accusations odieuses dont on le noircit. Ce
qui assure sa gloire, c’est qu’il conçut un grand projet : celui d’une
congrégation, qui, toujours subsistante, et toujours dépositaire des sciences
et des mœurs, serait l’organe de la vérité et de la vertu, quand les hommes
seraient en état d’entendre l’une, et de pratiquer l’autre.
Un grand nombre d’élèves embrassèrent le nouvel institut. Il les rassembla
dans un édifice immense, où ils vivaient en commun, et distribués en différentes
classes. Les uns passaient leur vie dans la méditation des choses célestes ;
les autres cultivaient les sciences, et surtout la géométrie et l’astronomie
: d’autres enfin, nommés économes ou politiques, étaient chargés de
l’entretien de la maison, et des affaires qui la concernaient. On n’était
pas facilement admis au nombre des novices. Pythagore examinait le caractère du
postulant, ses habitudes, sa démarche, ses discours, son silence,
l’impression que les objets faisaient sur lui, la manière dont il s’était
conduit envers ses parents et ses amis. Dès qu’il était agréé, il déposait
tout son bien entre les mains des économes.
Les épreuves du noviciat duraient plusieurs années. On les abrégeait en
faveur de ceux qui parvenaient plus vite à la perfection. Pendant 3 ans
entiers, le novice ne jouissait dans la société d’aucun égard, d’aucune
considération ; il était comme dévoué au mépris. Ensuite, condamné pendant
5 ans au silence, il apprenait à dompter sa curiosité, à se détacher du
monde, à ne s’occuper que de dieu seul. Les purifications et différents
exercices de piété remplissaient tous ses moments. Il entendait par
intervalles la voix de Pythagore, qu’un voile épais dérobait à ses regards,
et qui jugeait de ses dispositions d’après ses réponses. Quand on était
content de ses progrès, on l’admettait à la doctrine sacrée. S’il
trompait l’espérance de ses maîtres, on le renvoyait, en lui restituant son
bien considérablement augmenté ; dès ce moment il était comme effacé du
nombre des vivants, on lui dressait un tombeau dans l’intérieur de la maison,
et ceux de la société refusaient de le reconnaître, si, par hasard, il
s’offrait à leurs yeux. La même peine était décernée contre ceux qui
communiquaient aux profanes la doctrine sacrée.
Les associés ordinaires pouvaient, avec la permission, ou plutôt avec un ordre
du chef, rentrer dans le monde, y remplir des emplois, y vaquer à leurs
affaires domestiques, sans renoncer à leurs premiers engagements.
Des externes, hommes et femmes, étaient agrégés aux différentes maisons. Ils
y passaient quelquefois des journées entières, et assistaient à divers
exercices.
Enfin des hommes vertueux, la plupart établis en des endroits éloignés,
s’affiliaient à l’ordre, s’intéressaient à ses progrès, se pénétraient
de son esprit, et pratiquaient la règle.
Les disciples qui vivaient en commun se levaient de très grand matin. Leur réveil
était suivi de deux examens, l’un de ce qu’ils avaient dit ou fait la
veille, l’autre de ce qu’ils devaient faire dans la journée : le premier
pour exercer leur mémoire, le second pour régler leur conduite. Après avoir
passé une robe blanche et extrêmement propre, ils prenaient leur lyre et
chantaient des cantiques sacrés, jusqu’au moment où le soleil se montrant à
l’horizon, ils se prosternaient devant lui (47), et allaient chacun en particulier
se promener dans des bosquets rians, ou des solitudes agréables. L’aspect et
le repos de ces beaux lieux mettaient leur âme dans une assiette tranquille, et
la disposaient aux savantes conversations qui les attendaient à leur retour.
Elles se tenaient presque toujours dans un temple, et roulaient sur les sciences
exactes ou sur la morale. Des professeurs habiles en expliquaient les éléments,
et conduisaient les élèves à la plus haute théorie. Souvent ils leur
proposaient pour sujet de méditation, un principe fécond, une maxime
lumineuse. Pythagore, qui voyait tout d’un coup d’œil, comme il exprimait
tout d’un seul mot, leur disait un jour : qu’est-ce que l’univers ?
L’ordre. Qu’est-ce que l’amitié ? L’égalité. Ces définitions
sublimes, et neuves alors, attachaient et élevaient les esprits. La première
eut un tel succès, qu’elle fut substituée aux anciens noms que les Grecs
avaient jusqu’alors donnés à l’univers. Aux exercices de l’esprit, succédaient
ceux du corps, tels que la course et la lutte ; et ces combats paisibles se
livraient dans les bois ou dans les jardins.
À dîner on leur servait du pain et du miel, rarement du vin. Ceux qui
aspiraient à la perfection ne prenaient souvent que du pain et de l’eau. En
sortant de table, ils s’occupaient des affaires que les étrangers
soumettaient à leur arbitrage. Ensuite ils se réunissaient deux à deux, trois
à trois, retournaient à la promenade, et discutaient entre eux les leçons
qu’ils avaient reçues dans la matinée. De ces entretiens étaient sévèrement
bannies les médisances et les injures, les facéties et les paroles superflues.
Revenus à la maison, ils entraient dans le bain, au sortir duquel ils se
distribuaient en différentes pièces où l’on avait dressé des tables,
chacune de dix couverts. On leur servait du vin, du pain, des légumes cuits ou
crus, quelquefois des portions d’animaux immolés, rarement du poisson. Le
souper, qui devait finir avant le coucher du soleil, commençait par l’hommage
de l’encens et de divers parfums qu’ils offraient aux dieux.
J’oubliais de vous dire qu’en certains jours de l’année, on leur présentait
un repas excellent et somptueux, qu’ils en repaissaient pendant quelque temps
leurs yeux, qu’ils l’envoyaient ensuite aux esclaves, sortaient de table, et
se passaient même de leur nourriture ordinaire.
Le souper était suivi de nouvelles libations et d’une lecture que le plus
jeune était obligé de faire, que le plus ancien avait le droit de choisir. Ce
dernier, avant de les congédier, leur rappelait ces préceptes importants :
« ne cessez d’honorer les dieux, les génies et les héros ; de
respecter ceux dont vous avez reçu le jour ou des bienfaits, et de voler au
secours des lois violées. » Pour leur inspirer de plus en plus l’esprit
de douceur et d’équité : « gardez-vous, ajoutait-il, d’arracher
l’arbre ou la plante dont l’homme retire de l’utilité, et de tuer
l’animal dont il n’a point à se plaindre. » Retirés chez eux, ils se
citaient à leur propre tribunal, repassaient en détail et se reprochaient les
fautes de commission et d’omission. Après cet examen, dont la constante
pratique pourrait seule nous corriger de nos défauts, ils reprenaient leurs
lyres, et chantaient des hymnes en l’honneur des dieux. Le matin à leur lever
ils employaient l’harmonie, pour dissiper les vapeurs du sommeil ; le soir,
pour calmer le trouble des sens. Leur mort était paisible. On renfermait leurs
corps, comme on fait encore, dans des cercueils garnis de feuilles de myrte,
d’olivier et de peuplier, et leurs funérailles étaient accompagnées de cérémonies,
qu’il ne nous est pas permis de révéler.
Pendant toute leur vie, deux sentiments, ou plutôt un sentiment unique devait
les animer, l’union intime avec les dieux, la plus parfaite union avec les
hommes. Leur principale obligation était de s’occuper de la divinité, de se
tenir toujours en sa présence, de se régler en tout sur sa volonté : de là
ce respect qui ne leur permettait pas de mêler son nom dans leurs serments,
cette pureté de mœurs qui les rendait dignes de ses regards, ces exhortations
qu’ils se faisaient continuellement de ne pas éloigner l’esprit de dieu qui
résidait dans leurs âmes, cette ardeur enfin avec laquelle ils
s’appliquaient à la divination, seul moyen qui nous reste de connaître ses
intentions.
De là découlaient encore les sentiments qui les unissaient entre eux et avec
les autres hommes. Jamais on ne connut, on ne sentit l’amitié comme
Pythagore. Ce fut lui qui dit le premier ce mot, le plus beau, le plus consolant
de tous : mon ami est un autre moi-même. en effet, quand je suis avec
mon ami, je ne suis pas seul, et nous ne sommes pas deux.
Comme dans le physique et dans le moral il rapportait tout à l’unité, il
voulut que ses disciples n’eussent qu’une même pensée, qu’une seule
volonté. Dépouillés de toute propriété, mais libres dans leurs engagements,
insensibles à la fausse ambition, à la vaine gloire, aux petits intérêts
qui, pour l’ordinaire, divisent les hommes, ils n’avaient plus à craindre
que la rivalité de la vertu, et l’opposition du caractère. Dès le noviciat,
les plus grands efforts concouraient à surmonter ces obstacles. Leur union,
cimentée par le désir de plaire à la divinité, à laquelle ils rapportaient
toutes leurs actions, leur procurait des triomphes sans faste, et de l’émulation
sans jalousie.
Ils apprenaient à s’oublier eux-mêmes, à se sacrifier mutuellement leurs
opinions, à ne pas blesser l’amitié par la défiance, par les mensonges même
légers, par des plaisanteries hors de propos, par des protestations inutiles.
Ils apprenaient encore à s’alarmer du moindre refroidissement. Lorsque dans
ces entretiens où s’agitaient des questions de philosophie, il leur échappait
quelque expression d’aigreur, ils ne laissaient pas coucher le soleil sans
s’être donné la main en signe de réconciliation. Un d’eux, en pareille
occasion, courut chez son ami, et lui dit : oublions notre colère, et soyez le
juge de notre différend. J’y consens volontiers, reprit le dernier ; mais je
dois rougir de ce qu’étant plus âgé que vous, je ne vous ai pas prévenu.
Ils apprenaient à vaincre ces inégalités d’humeur qui fatiguent et découragent
l’amitié. Sentaient-ils bouillonner leur sang au fond de leur cœur ? Prévoyaient-ils
un moment de tristesse ou de dégoût ? Ils s’écartaient au loin, et
calmaient ce trouble involontaire, ou par la réflexion, ou par des chants
appropriés aux différentes affections de l’âme.
C’est à leur éducation qu’ils devaient cette docilité d’esprit, cette
facilité de mœurs qui les rapprochaient les uns des autres. Pendant leur
jeunesse, on s’était fait un devoir de ne point aigrir leur caractère ; des
instituteurs respectables et indulgents, les ramenaient par des corrections
douces, faites à propos et en particulier, qui avaient plus l’air de la représentation
que du reproche.
Pythagore, qui régnait sur tout le corps avec la tendresse d’un père, mais
avec l’autorité d’un monarque, vivait avec eux comme avec ses amis ; il les
soignait dans leurs maladies, et les consolait dans leurs peines. C’était par
ses attentions, autant que par ses lumières, qu’il dominait sur leur esprit,
au point que ses moindres paroles étaient pour eux des oracles, et qu’ils ne
répondaient souvent aux objections que par ces mots : c’est lui qui l’a
dit. Ce fut encore par là qu’il sut imprimer dans le cœur de ses
disciples, cette amitié rare et sublime qui a passé en proverbe.
Les enfants de cette grande famille dispersée en plusieurs climats, sans s’être
jamais vus, se reconnaissaient à certains signes, et se traitaient au premier
abord comme s’ils s’étaient toujours connus. Leurs intérêts se trouvaient
tellement mêlés ensemble, que plusieurs d’entre eux ont passé les mers, et
risqué leur fortune, pour rétablir celle de l’un de leurs frères, tombé
dans la détresse et l’indigence.
Voulez-vous un exemple touchant de leur confiance mutuelle ? Un des nôtres,
voyageant à pied, s’égare dans un désert, arrive épuisé de fatigues dans
une auberge où il tombe malade. Sur le point d’expirer, hors d’état de
reconnaître les soins qu’on prend de lui, il trace d’une main tremblante
quelques marques symboliques sur une tablette qu’il ordonne d’exposer sur le
grand chemin. Longtemps après sa mort, le hasard amène dans ces lieux écartés
un autre disciple de Pythagore. Instruit par les caractères énigmatiques
offerts à ses yeux, de l’infortune du premier voyageur, il s’arrête,
rembourse avec usure les frais de l’aubergiste, et continue sa route.
Anacharsis. je n’en suis pas surpris. Voici ce qu’on me racontait à Thèbes.
Vous avez connu Lysis.
Le Samien. ce fut un des ornements de l’ordre. Jeune encore, il trouva le
moyen d’échapper à cette persécution qui fit périr tant d’illustres
pythagoriciens, et s’étant rendu quelques années après à Thèbes, il se
chargea de l’éducation d’Epaminondas.
Anacharsis. Lysis mourut. Vos philosophes d’Italie, craignant qu’on
n’eût pas observé dans ses funérailles, les rites qui vous sont
particuliers, envoyèrent à Thèbes Théanor, chargé de demander le corps de
Lysis, et de distribuer des présents à ceux qui l’avaient secouru dans sa
vieillesse. Théanor apprit qu’Épaminondas, initié dans vos mystères,
l’avait fait inhumer suivant vos statuts, et ne put faire accepter l’argent
qu’on lui avait confié.
Le Samien. vous me rappelez un trait de ce Lysis. Un jour, en sortant du
temple de Junon, il rencontra sous le portique un de ses confrères, Euryphémus
de Syracuse, qui, l’ayant prié de l’attendre un moment, alla se prosterner
devant la statue de la déesse. Après une longue méditation, dans laquelle
Euryphémus s’engagea sans s’en apercevoir, il sortit par une autre porte.
Le lendemain, le jour était assez avancé, lorsque il se rendit à l’assemblée
des disciples. Ils étaient inquiets de l’absence de Lysis ; Euryphémus se
souvint alors de la promesse qu’il en avait tirée ; il courut à lui, le
trouva sous le vestibule, tranquillement assis sur la même pierre où il
l’avait laissé la veille. On n’est point étonné de cette constance, quand
on connaît l’esprit de notre congrégation. Il est rigide et sans ménagement.
Loin d’apporter la moindre restriction aux lois de rigueur, il fait consister
la perfection à convertir les conseils en préceptes.
Anacharsis. mais vous en avez de minutieux et de frivoles qui rapetissent
les âmes ; par exemple, de n’oser croiser la jambe gauche sur la droite, ni
vous faire les ongles les jours de fêtes, ni employer pour vos cercueils le
bois de cyprès.
Le Samien. eh ! Ne nous jugez point d’après cette foule d’observances,
la plupart ajoutées à la règle par des rigoristes qui voulaient réformer la
réforme, quelques-unes tenant à des vérités d’un ordre supérieur, toutes
prescrites pour nous exercer à la patience et aux autres vertus. C’est dans
les occasions importantes qu’il faut étudier la force de notre institution.
Un disciple de Pythagore ne laisse échapper ni larmes ni plaintes dans les
malheurs, ni crainte ni faiblesse dans les dangers. S’il a des discussions
d’intérêt, il ne descend point aux prières, parce qu’il ne demande que la
justice ; ni aux flatteries, parce qu’il n’aime que la vérité.
Anacharsis. Épargnez-vous un plus long détail. Je sais tout ce que peuvent
la religion et la philosophie sur des imaginations ardentes et subjuguées. Mais
je sais aussi qu’on se dédommage souvent des passions que l’on sacrifie,
par celles que l’on conserve. J’ai vu de près une société, partagée
entre l’étude et la prière, renoncer sans peine aux plaisirs des sens et aux
agréments de la vie ; retraite, abstinences, austérités, rien ne lui coûte,
parce que c’est par là qu’elle gouverne les peuples et les rois. Je parle
des prêtres Égyptiens, dont l’institut me paraît parfaitement ressembler au
vôtre.
Le Samien. avec cette différence que, loin de s’appliquer à réformer la
nation, ils n’ont d’autre intérêt que celui de leur société.
Anacharsis. vous avez essuyé les mêmes reproches. Ne disait-on pas que,
pleins d’une déférence aveugle pour votre chef, d’un attachement fanatique
pour votre congrégation, vous ne regardiez les autres hommes que comme de vils
troupeaux ?
Le Samien. dégrader l’humanité ! Nous qui regardons la bienfaisance
comme un des principaux moyens pour nous rapprocher de la divinité ; nous qui
n’avons travaillé que pour établir une étroite liaison entre le ciel et la
terre, entre les citoyens d’une même ville, entre les enfants d’une même
famille, entre tous les êtres vivants, de quelque nature qu’ils soient ! En
Égypte l’ordre sacerdotal n’aime que la considération et le crédit :
aussi protège-t-il le despotisme qui le protège à son tour. Quant à
Pythagore, il aimait tendrement les hommes, puisqu’il désirait qu’ils
fussent tous libres et vertueux.
Anacharsis. mais pouvait-il se flatter qu’ils le désiraient aussi
vivement que lui, et que la moindre secousse ne détruirait pas l’édifice des
lois et des vertus ?
Le Samien. il était beau du moins d’en jeter les fondements, et les
premiers succès lui firent espérer qu’il pourrait l’élever jusqu’à une
certaine hauteur. Je vous ai parlé de la révolution que son arrivée en Italie
causa d’abord dans les mœurs. Elle se serait étendue par degrés, si des
hommes puissants, mais souillés de crimes, n’avaient eu la folle ambition
d’entrer dans la congrégation. Ils en furent exclus, et ce refus occasionna
sa ruine. La calomnie se souleva, dès qu’elle se vit soutenue. Nous devînmes
odieux, à la multitude, en défendant d’accorder les magistratures par la
voie du sort, aux riches, en ne les faisant accorder qu’au mérite. Nos
paroles furent transformées en maximes séditieuses, nos assemblées en
conseils de conspirateurs. Pythagore banni de Crotone ne trouva point d’asile
chez des peuples qui lui devaient leur félicité. Sa mort n’éteignit point
la persécution. Plusieurs de ses disciples réunis dans une maison furent dévoués
aux flammes, et périrent presque tous. Les autres s’étant dispersés, les
habitants de Crotone, qui avaient reconnu leur innocence, les rappelèrent
quelque temps après ; mais une guerre étant survenue, ils se signalèrent dans
un combat, et terminèrent une vie innocente par une mort glorieuse.
Quoique après ces malheureux évènements, le corps fût menacé d’une
dissolution prochaine, on continua pendant quelque temps à nommer un chef pour
le gouverner.
Diodore, qui fut un des derniers, ennemi de la propreté que Pythagore nous
avait si fort recommandée, affecta des mœurs plus austères, un extérieur
plus négligé, des vêtements plus grossiers. Il eut des partisans, et l’on
distingua dans l’ordre ceux de l’ancien régime, et ceux du nouveau.
Maintenant, réduits à un petit nombre, séparés les uns des autres,
n’excitant ni envie ni pitié, nous pratiquons en secret les préceptes de
notre fondateur. Jugez du pouvoir qu’ils eurent à la naissance de
l’institut, par celui qu’ils ont encore. C’est nous qui avions formé Épaminondas,
et Phocion s’est formé sur nos exemples. Je n’ai pas besoin de vous
rappeler que cette congrégation a produit une foule de législateurs, de géomètres,
d’astronomes, de naturalistes, d’hommes célèbres dans tous les genres ;
que c’est elle qui a éclairé la Grèce, et que les philosophes modernes ont
puisé dans nos auteurs la plupart des découvertes qui brillent dans leurs
ouvrages.
La gloire de Pythagore s’en est accrue ; partout il obtient un rang distingué
parmi les sages : dans quelques villes d’Italie, on lui décerne des honneurs
divins. Il en avait joui pendant sa vie ; vous n’en serez pas surpris. Voyez
comme les nations et même les philosophes parlent des législateurs et des précepteurs
du genre humain. Ce ne sont point des hommes, mais des dieux, des âmes d’un
degré supérieur, qui, descendues du ciel dans le tartare que nous habitons,
ont daigné se revêtir d’un corps humain, et partager nos maux pour établir
parmi nous les lois et la philosophie.
Anacharsis. cependant, il faut l’avouer, ces génies bienfaisants n’ont
eu que des succès passagers ; et puisque leur réforme n’a pu ni s’étendre
ni se perpétuer, j’en conclus que les hommes seront toujours également
injustes et vicieux.
Le Samien. À moins, comme disait Socrate, que le ciel ne s’explique plus
clairement, et que dieu, touché de leur ignorance, ne leur envoie quelqu’un
qui leur apporte sa parole, et leur révèle ses volontés.
Le lendemain de cet entretien, nous partîmes pour Athènes, et quelques mois
après, nous nous rendîmes aux fêtes de Délos.
Délos et les Cyclades.
Dans
l’heureux climat que j’habite, le printemps est comme l’aurore d’un
beau jour : on y jouit des biens qu’il amène, et de ceux qu’il promet.
Les feux du soleil ne sont plus obscurcis par des vapeurs grossières, ils
ne sont pas encore irrités par l’aspect ardent de la canicule. C’est
une lumière pure, inaltérable, qui se repose doucement sur tous les objets
; c’est la lumière dont les dieux sont couronnés dans l’Olympe. Quand
elle se montre à l’horizon, les arbres agitent leurs feuilles naissantes,
les bords de l’Ilissus retentissent du chant des oiseaux, et les échos du
mont Hymette, du son des chalumeaux rustiques. Quand elle est près de s’éteindre,
le ciel se couvre de voiles étincelants, et les nymphes de l’Attique vont
d’un pas timide essayer sur le gazon des danses légères : mais bientôt
elle se hâte d’éclore ; et alors on ne regrette ni la fraîcheur de la
nuit qu’on vient de perdre, ni la splendeur du jour qui l’avait précédée
; il semble qu’un nouveau soleil se lève sur un nouvel univers, et
qu’il apporte de l’orient des couleurs inconnues aux mortels. Chaque
instant ajoute un nouveau trait aux beautés de la nature ; à chaque
instant, le grand ouvrage du développement des êtres avance vers sa
perfection.
Ô jours brillants ! Ô nuits délicieuses ! Quelle émotion excitait dans
mon âme cette suite de tableaux que vous offriez à tous mes sens ! Ô dieu
des plaisirs ! Ô printemps ! Je vous ai vu cette année dans toute votre
gloire ; vous parcouriez en vainqueur les campagnes de la Grèce, et vous détachiez
de votre tête les fleurs qui devaient les embellir ; vous paraissiez dans
les vallées, elles se changeaient en prairies riantes ; vous paraissiez sur
les montagnes, le serpolet et le thym exhalaient mille parfums ; vous vous
éleviez dans les airs, et vous y répandiez la sérénité de vos regards.
Les amours empressés accouraient à votre voix ; ils lançaient de toutes
parts des traits enflammés : la terre en était embrasée. Tout renaissait
pour s’embellir ; tout s’embellissait pour plaire. Tel parut le monde au
sortir du chaos, dans ces moments fortunés, où l’homme, ébloui du séjour
qu’il habitait, surpris et satisfait de son existence, semblait n’avoir
un esprit que pour connaître le bonheur, un cœur que pour le désirer, une
âme que pour le sentir.
Cette saison charmante ramenait des fêtes plus charmantes encore, celles
qu’on célèbre de quatre en quatre ans à Délos, pour honorer la
naissance de Diane et d’Apollon (48). Le
culte de ces divinités subsiste dans l’île depuis une longue suite de siècles.
Mais comme il commençait à s’affaiblir, les athéniens instituèrent,
pendant la guerre du Péloponnèse, des jeux qui attirent cent peuples
divers. La jeunesse d’Athènes brûlait d’envie de s’y distinguer :
toute la ville était en mouvement. On y préparait aussi la députation
solennelle qui va tous les ans offrir au temple de Délos un tribut de
reconnaissance pour la victoire que Thésée remporta sur le Minotaure. Elle
est conduite sur le même vaisseau qui transporta ce héros en Crète ; et déjà
le prêtre d’Apollon en avait couronné la poupe de ses mains sacrées. Je
descendis au Pirée avec Philotas et Lysis ; la mer était couverte de bâtiments
légers qui faisaient voile pour Délos. Nous n’eûmes pas la liberté du
choix. Nous nous sentîmes enlever par des matelots, dont la joie
tumultueuse et vive se confondait avec celle d’un peuple immense qui
courait au rivage. Ils appareillèrent à l’instant ; nous sortîmes du
port, et nous abordâmes le soir à l’île de Céos.
Le lendemain, nous rasâmes Syros ; et ayant laissé Ténos à gauche, nous
entrâmes dans le canal qui sépare Délos de l’île de Rhénée. Nous vîmes
aussitôt le temple d’Apollon, et nous le saluâmes par de nouveaux
transports de joie. La ville de Délos se développait presque toute entière
à nos regards. Nous parcourions d’un œil avide ces édifices superbes,
ces portiques élégants, ces forêts de colonnes dont elle est ornée ; et
ce spectacle, qui variait à mesure que nous approchions, suspendait en nous
le désir d’arriver.
Parvenus au rivage, nous courûmes au temple, qui n’en est éloigné que
d’environ 100 pas. Il y a plus de mille ans qu’Erysichthon, fils de Cécrops,
en jeta les premiers fondements, et que les divers états de la Grèce ne
cessent de l’embellir : il était couvert de festons et de guirlandes qui,
par l’opposition de leurs couleurs, donnaient un nouvel éclat au marbre
de Paros dont il est construit. Nous vîmes dans l’intérieur la statue
d’Apollon, moins célèbre par la délicatesse du travail, que par son
ancienneté. Le dieu tient son arc d’une main ; et pour montrer que la
musique lui doit son origine et ses agréments, il soutient de la gauche les
trois grâces, représentées, la première avec une lyre, la seconde avec
des flûtes, et la troisième avec un chalumeau.
Auprès de la statue est cet autel qui passe pour une des merveilles du
monde. Ce n’est point l’or, ce n’est point le marbre qu’on y admire
; des cornes d’animaux, pliées avec effort, entrelacées avec art, et
sans aucun ciment, forment un tout aussi solide que régulier. Des prêtres,
occupés à l’orner de fleurs et de rameaux, nous faisaient remarquer
l’ingénieux tissu de ses parties. C’est le dieu lui-même, s’écria
un jeune ministre, qui, dans son enfance, a pris soin de les unir entre
elles. Ces cornes menaçantes, que vous voyez suspendues à ce mur, celles
dont l’autel est composé, sont les dépouilles des chèvres sauvages qui
paissaient sur le mont Cynthus, et que Diane fit tomber sous ses coups. Ici
les regards ne s’arrêtent que sur des prodiges. Ce palmier, qui déploie
ses branches sur nos têtes, est cet arbre sacré qui servit d’appui à
Latone, lorsque elle mit au monde les divinités que nous adorons. La forme
de cet autel est devenue célèbre par un problème de géométrie, dont on
ne donnera peut-être jamais une exacte solution. La peste ravageait cette
île, et la guerre déchirait la Grèce.
L’oracle, consulté par nos pères, répondit que ces fléaux cesseraient,
s’ils faisaient cet autel une fois plus grand qu’il n’est en effet.
Ils crurent qu’il suffisait de l’augmenter du double en tout sens ; mais
ils virent avec étonnement qu’ils construisaient une masse énorme qui
contenait huit fois celle que vous avez sous les yeux. Après d’autres
essais, tous infructueux, ils consultèrent Platon qui revenait d’Égypte.
Il dit aux députés, que le dieu, par cet oracle, se jouait de
l’ignorance des grecs, et les exhortait à cultiver les sciences exactes
plutôt que de s’occuper éternellement de leurs divisions. En même temps
il proposa une voie simple et mécanique de résoudre le problème. Mais la
peste avait cessé quand sa réponse arriva. C’est apparemment ce que
l’oracle avait prévu, me dit Philotas.
Ces mots, quoique prononcés à mi-voix, fixèrent l’attention d’un
citoyen de Délos. Il s’approcha, et nous montrant un autel moins orné
que le précédent : celui-ci, nous dit-il, n’est jamais arrosé du sang
des victimes ; on n’y voit jamais briller la flamme dévorante : c’est là
que Pythagore venait, à l’exemple du peuple, offrir des gâteaux, de
l’orge et du froment ; et sans doute que le dieu était plus flatté de
l’hommage éclairé de ce grand homme, que de ces ruisseaux de sang dont
nos autels sont continuellement inondés.
Il nous faisait ensuite observer tous les détails de l’intérieur du
temple. Nous l’écoutions avec respect ; nous admirons la sagesse de ses
discours, la douceur de ses regards, et le tendre intérêt qu’il prenait
à nous. Mais quelle fut notre surprise, lorsque des éclaircissements
mutuels nous firent connaître Philoclès ! C’était un des principaux
habitants de Délos par ses richesses et ses dignités ; c’était le père
d’Ismène, dont la beauté faisait l’entretien de toutes les femmes de
la Grèce ; c’était lui qui, prévenu par des lettres d’Athènes,
devait exercer à notre égard les devoirs de l’hospitalité. Après nous
avoir embrassés à plusieurs reprises : hâtez-vous, nous dit-il, venez
saluer mes dieux domestiques ; venez voir Ismène, et vous serez témoins de
son hymen ; venez voir Leucippe, son heureuse mère, et vous partagerez sa
joie : elles ne vous recevront pas comme des étrangers, mais comme des amis
qu’elles avaient sur la terre, et que le ciel leur destinait depuis
longtemps : oui, je vous le jure, ajouta-t-il en nous serrant la main, tous
ceux qui aiment la vertu ont des droits sur l’amitié de Philoclès et de
sa famille.
Nous sortîmes du temple ; son zèle impatient nous permit à peine de jeter
un coup d’œil sur cette foule de statues et d’autels dont il est entouré.
Au milieu de ces monuments s’élève une figure d’Apollon, dont la
hauteur est d’environ 24 pieds ; de longues tresses de cheveux flottent
sur ses épaules, et son manteau, qui se replie sur le bras gauche, semble
obéir au souffle du zéphyr. La figure, et la plinthe qui la soutient, sont
d’un seul bloc de marbre, et ce furent les habitants de Naxos qui le
consacrèrent en ce lieu. Près de ce colosse, Nicias, général des athéniens,
fit élever un palmier de bronze, dont le travail est aussi précieux que la
matière. Plus loin, nous lûmes sur plusieurs statues, cette inscription
fastueuse : l’île de Chio est célèbre par ses vins excellents ; elle
le sera dans la suite par les ouvrages de Bupalus et d’Anthermus. Ces
deux artistes vivaient il y a deux siècles. Ils ont été suivis et effacés
par les Phidias et les Praxitèles ; et c’est ainsi qu’en voulant éterniser
leur gloire, ils n’ont éternisé que leur vanité.
La ville de Délos n’a ni tours, ni murailles, et n’est défendue que
par la présence d’Apollon. Les maisons sont de briques, ou d’une espèce
de granit assez commun dans l’île. Celle de Philoclès s’élevait sur
le bord d’un lac, couvert de cygnes, et presque partout entouré de
palmiers. Leucippe, avertie du retour de son époux, vint au devant de lui,
et nous la prîmes pour Ismène ; mais bientôt Ismène parut, et nous la prîmes
pour la déesse des amours. Philoclès nous exhorta mutuellement à bannir
toute contrainte ; et dès cet instant nous éprouvâmes à la fois toutes
les surprises d’une liaison naissante, et toutes les douceurs d’une
ancienne amitié.
L’opulence brillait dans la maison de Philoclès ; mais une sagesse éclairée
en avait si bien réglé l’usage, qu’elle semblait avoir tout accordé
au besoin, et tout refusé au caprice. Des esclaves, heureux de leur
servitude, couraient au devant de nos désirs. Les uns répandaient sur nos
pieds une eau plus pure que le cristal ; les autres chargeaient de fruits
une table placée dans le jardin, au milieu d’un bosquet de myrtes. Nous
commençâmes par des libations en l’honneur des dieux qui président à
l’hospitalité : on nous fit plusieurs questions sur nos voyages. Philoclès
s’attendrit plus d’une fois au souvenir des amis qu’il avait laissés
dans le continent de la Grèce. Après quelques instants d’une
conversation délicieuse, nous sortîmes avec lui, pour voir les préparatifs
des fêtes.
C’était le jour suivant qu’elles devaient commencer (49);
c’était le jour suivant qu’on honorait à Délos la naissance de Diane.
L’île se remplissait insensiblement d’étrangers attirés par la piété,
l’intérêt et le plaisir.
Ils ne trouvaient déjà plus d’asile dans les maisons ; on dressait des
tentes dans les places publiques ; on en dressait dans la campagne : on se
revoyait après une longue absence, on se précipitait dans les bras les uns
des autres. Ces scènes touchantes dirigeaient nos pas en différents
endroits de l’île ; et non moins attentifs aux objets qui s’offraient
à nous qu’aux discours de Philoclès, nous nous instruisions de la nature
et des propriétés d’un pays si fameux dans la Grèce.
L’île de Délos n’a que sept à huit mille pas de tour, et sa largeur
n’est qu’environ le tiers de sa longueur. Le mont Cynthus, dirigé du
nord au midi, termine une plaine qui s’étend vers l’occident
jusqu’aux bords de la mer. C’est dans cette plaine que la ville est située.
Le reste de l’île n’offre qu’un terrain inégal et stérile, à
l’exception de quelques vallées agréables que forment diverses collines
placées dans sa partie méridionale. La source de l’Inopus est la seule
dont la nature l’ait favorisée ; mais en divers endroits, des citernes et
des lacs conservent pendant plusieurs mois les eaux du ciel.
Délos fut d’abord gouvernée par des rois qui réunissaient le sacerdoce
à l’empire. Dans la suite elle tomba sous la puissance des athéniens,
qui la purifièrent pendant la guerre du Péloponnèse. On transporta les
tombeaux de ses anciens habitants dans l’île de Rhénée. C’est là que
leurs successeurs ont vu, pour la première fois, la lumière du jour ;
c’est là qu’ils doivent la voir pour la dernière fois. Mais s’ils
sont privés de l’avantage de naître et de mourir dans leur patrie, ils y
jouissent du moins pendant leur vie d’une tranquillité profonde : les
fureurs des barbares, les haines des nations, les inimitiés particulières
tombent à l’aspect de cette terre sacrée : les coursiers de Mars ne la
foulent jamais de leurs pieds ensanglantés. Tout ce qui présente l’image
de la guerre en est sévèrement banni : on n’y souffre pas même
l’animal le plus fidèle à l’homme, parce qu’il y détruirait des
animaux plus faibles et plus timides (50).
Enfin la paix a choisi Délos pour son séjour, et la maison de Philoclès
pour son palais.
Nous en approchions, lorsque nous vîmes venir à nous un jeune homme dont
la démarche, la taille et les traits n’avaient rien de mortel : c’est
Théagène, nous dit Philoclès, c’est lui que ma fille a choisi pour son
époux ; et Leucippe vient de fixer le jour de son hymen. Ô mon père ! répondit
Théagène, en se précipitant entre ses bras, ma reconnaissance augmente à
chaque instant. Que ces généreux étrangers daignent la partager avec moi
; ils sont mes amis puisqu’ils sont les vôtres, et je sens que l’excès
de la joie a besoin de soutien comme l’excès de la douleur. Vous
pardonnerez ce transport, si vous avez aimé, ajouta-t-il en s’adressant
à nous ; et si vous n’avez point aimé, vous le pardonnerez en voyant Ismène.
L’intérêt que nous prîmes à lui, sembla calmer le désordre de ses
sens, et le soulager du poids de son bonheur. Philoclès fut accueilli de
Leucippe et d’Ismène, comme Hector l’était d’Andromaque, toutes les
fois qu’il rentrait dans les murs d’Ilium. On servit le souper dans une
galerie ornée de statues et de tableaux ; et nos cœurs ouverts à la joie
la plus pure, goûtèrent les charmes de la confiance et de la liberté.
Cependant Philoclès mettait une lyre entre les mains d’Ismène, et
l’exhortait à chanter un de ces hymnes destinés à célébrer la
naissance de Diane et d’Apollon. Exprimez par vos chants, disait-il, ce
que les filles de Délos retraceront demain dans le temple par la légèreté
de leurs pas. Anacharsis et Philotas en connaîtront mieux l’origine de
nos fêtes, et la nature du spectacle que nous offrirons à leurs yeux.
Ismène prit la lyre, en tira, comme par distraction, quelques sons tendres
et touchants, qui n’échappèrent pas à Théagène ; et tout à coup, préludant
avec rapidité sur le mode dorien, elle peignit en traits de feu la colère
implacable de Junon, contre une rivale odieuse. « C’est en vain que
Latone veut se dérober à sa vengeance ; elle a eu le malheur de plaire à
Jupiter, il faut que le fruit de ses amours devienne l’instrument de son
supplice, et périsse avec elle. Junon paraît dans les cieux ; Mars, sur le
mont Hémus en Thrace ; Iris, sur une montagne voisine de la mer : ils
effraient par leur présence les airs, la terre et les îles. Tremblante, éperdue,
pressée des douleurs de l’enfantement, Latone, après de longues courses,
arrive en Thessalie, sur les bords du fleuve qui l’arrose. Ô Pénée !
s’écrie-t-elle, arrêtez-vous un moment, et recevez dans vos eaux plus
paisibles les enfants de Jupiter que je porte dans mon sein. Ô nymphes de
Thessalie, filles du dieu dont j’implore le secours ! Unissez vous à moi
pour le fléchir. Mais il ne m’écoute point, et mes prières ne servent
qu’à précipiter ses pas. Ô Pélion ! Ô montagnes affreuses ! Vous êtes
donc mon unique ressource ; hélas ! Me refuserez-vous dans vos cavernes
sombres une retraite que vous accordez à la lionne en travail ? »
À ces mots le Pénée attendri suspend le mouvement de ses flots
bouillonnants. Mars le voit, frémit de fureur ; et sur le point
d’ensevelir ce fleuve sous les débris fumants du mont Pangée, il pousse
un cri dans les airs, et frappe de sa lance contre son bouclier. Ce bruit,
semblable à celui d’une armée, agite les campagnes de Thessalie, ébranle
le mont Ossa, et va au loin rouler en mugissant, dans les antres profonds du
Pinde. C’en était fait du Pénée, si Latone n’eût quitté des lieux où
sa présence attirait le courroux du ciel. Elle vient dans nos îles,
mendier une assistance qu’elles lui refusent ; les menaces d’Iris les
remplissent d’épouvante.
« Délos seule est moins sensible à la crainte qu’à la pitié. Délos
n’était alors qu’un rocher stérile, désert, que les vents et les
flots poussaient de tous côtés. Ils venaient de le jeter au milieu des
Cyclades, lorsque il entendit les accents plaintifs de Latone. Il s’arrête
aussitôt, et lui offre un asile sur les bords sauvages de l’Inopus. La déesse,
transportée de reconnaissance, tombe au pied d’un arbre qui lui prête
son ombre, et qui pour ce bienfait jouira d’un printemps éternel. C’est
là qu’épuisée de fatigue, et dans les accès des plus cruelles
souffrances, elle ouvre des yeux presque éteints, et que ses regards, où
la joie brille au milieu des expressions de la douleur, rencontrent enfin
ces gages précieux de tant d’amour, ces enfants dont la naissance lui a
coûté tant de larmes. Les nymphes de l’Inopus, témoins de ses
transports, les annoncent à l’univers par des cantiques sacrés, et Délos
n’est plus le jouet des vagues inconstantes ; elle se repose sur des
colonnes qui s’élèvent du fond de la mer, et qui s’appuient elles-mêmes
sur les fondements du monde. Sa gloire se répand en tous lieux ; de tous
les côtés les nations accourent à ses fêtes, et viennent implorer ce
dieu qui lui doit le jour, et qui la rend heureuse par sa présence. »
Ismène accompagna ces dernières paroles, d’un regard qu’elle jeta sur
Théagène, et nous commençâmes à respirer en liberté ; mais nos âmes
étaient encore agitées par des secousses de terreur et de pitié. Jamais
la lyre d’Orphée, jamais la voix des sirènes, n’ont exprimé des sons
si touchants. Pendant qu’Ismène chantait, je l’interrompais souvent,
ainsi que Philotas, par des cris involontaires d’admiration ; Philoclès
et Leucippe lui prodiguaient des marques de tendresse, qui la flattaient
plus que nos éloges ; Théagène écoutait, et ne disait rien.
Enfin il arriva ce jour qu’on attendait avec tant d’impatience.
L’aurore traçait faiblement à l’horizon la route du soleil, lorsque
nous parvînmes au pied du Cynthus. Ce mont n’est que d’une médiocre élévation
: c’est un bloc de granit, où brillent différentes couleurs, et surtout
des parcelles de talc, noirâtres et luisantes. Du haut de la colline, on découvre
une quantité surprenante d’îles de toutes grandeurs. Elles sont semées
au milieu des flots avec le même beau désordre que les étoiles le sont
dans le ciel. L’œil les parcourt avec avidité, et les recherche après
les avoir perdues. Tantôt il s’égare avec plaisir dans les détours des
canaux qui les séparent entre elles ; tantôt il mesure lentement les lacs
et les plaines liquides qu’elles embrassent. Car ce n’est point ici une
de ces mers sans bornes, où l’imagination n’est pas moins accablée que
surprise de la grandeur du spectacle ; où l’âme inquiète, cherchant de
tous côtés à se reposer, ne trouve partout qu’une vaste solitude qui
l’attriste, qu’une étendue immense qui la confond. Ici le sein des
ondes est devenu le séjour des mortels ; c’est une ville dispersée sur
la surface de la mer ; c’est le tableau de l’Égypte, lorsque le Nil se
répand dans les campagnes, et semble soutenir sur ses eaux les collines qui
servent de retraites aux habitants. La plupart de ces îles, nous dit
Philoclès, se nomment Cyclades (51), parce
qu’elles forment comme une enceinte autour de Délos. Sésostris, roi d’Égypte,
en soumit une partie à ses armes ; Minos, roi de Crète, en gouverna
quelques-unes par ses lois ; les phéniciens, les cariens, les perses, les
grecs, toutes les nations qui ont eu l’empire de la mer, les ont
successivement conquises ou peuplées : mais les colonies de ces derniers
ont fait disparaître les traces des colonies étrangères, et des intérêts
puissants ont pour jamais attaché le sort des Cyclades à celui de la Grèce.
Les unes s’étaient dans l’origine choisi des rois ; d’autres en
avaient reçu des mains de leurs vainqueurs : mais l’amour de la liberté,
naturel à des grecs, plus naturel encore à des insulaires, détruisit le
joug sous lequel elles gémissaient. Tous ces peuples se formèrent en
petites républiques, la plupart indépendantes, jalouses les unes des
autres, et cherchant mutuellement à se tenir en équilibre par des
alliances et des protections mendiées dans le continent. Elles jouissaient
de ce calme heureux, que les nations ne peuvent attendre que de leur
obscurité, lorsque l’Asie fit un effort contre l’Europe, et que les
perses couvrirent la mer de leurs vaisseaux. Les îles consternées
s’affaiblirent en se divisant. Les unes eurent la lâcheté de se joindre
à l’ennemi ; les autres, le courage de lui résister. Après sa défaite,
les athéniens formèrent le projet de les conquérir toutes : ils leur
firent un crime presque égal de les avoir secourus ou de les avoir abandonnés,
et les assujettirent successivement sous des prétextes plus ou moins
plausibles.
Athènes leur a donné des lois : Athènes en exige des tributs proportionnés
à leurs forces. À l’ombre de sa puissance, elles voient fleurir dans
leur sein, le commerce, l’agriculture, les arts, et seraient heureuses, si
elles pouvaient oublier qu’elles ont été libres.
Elles ne sont pas toutes également fertiles : il en est qui suffisent à
peine aux besoins des habitants. Telle est Mycone que vous entrevoyez à
l’est de Délos, dont elle n’est éloignée que de 24 stades (52).
On n’y voit point les ruisseaux tomber du haut des montagnes, et
fertiliser les plaines. La terre abandonnée aux feux brûlants du soleil, y
soupire sans cesse après les secours du ciel ; et ce n’est que par de pénibles
efforts, qu’on fait germer dans son sein le blé et les autres grains nécessaires
à la subsistance du laboureur. Elle semble réunir toute sa vertu en faveur
des vignes et des figuiers, dont les fruits sont renommés. Les perdrix, les
cailles, et plusieurs oiseaux de passage, s’y trouvent en abondance. Mais
ces avantages, communs à cette île et aux îles voisines, sont une faible
ressource pour les habitants, qui, outre la stérilité du pays, ont encore
à se plaindre de la rigueur du climat. Leurs têtes se dépouillent de
bonne heure de leur ornement naturel : et ces cheveux flottants, qui donnent
tant de grâces à la beauté, ne semblent accordés à la jeunesse de
Mycone, que pour lui en faire aussitôt regretter la perte.
On reproche aux myconiens d’être avares et parasites : on les blâmerait
moins, si, dans une fortune plus brillante, ils étaient prodigues et
fastueux ; car le plus grand malheur de l’indigence est de faire sortir
les vices, et de ne pouvoir les faire pardonner.
Moins grande, mais plus fertile que Mycone, Rhénée que vous voyez à
l’ouest, et qui n’est éloignée de nous que d’environ 500 pas, se
distingue par la richesse de ses collines et de ses campagnes. À travers le
canal qui sépare les deux îles, était autrefois tendue une chaîne qui
semblait les unir ; c’était l’ouvrage de Polycrate, tyran de Samos ; il
avait cru, par ce moyen, communiquer à l’une la sainteté de l’autre (53).
Mais l’île de Rhénée a des droits plus légitimes sur notre respect ;
elle renferme les cendres de nos pères ; elle renfermera un jour les nôtres.
Sur cette éminence qui s’offre directement à nos regards, ont été
transportés les tombeaux qui étaient auparavant à Délos. Ils se
multiplient tous les jours par nos pertes, et s’élèvent du sein de la
terre, comme autant de trophées que la mort couvre de son ombre menaçante.
Portez vos regards vers le nord-ouest, vous y découvrirez les côtes de
l’île de Ténos. Hors de l’enceinte de la capitale, est un de ces bois
vénérables dont la religion consacre la durée, et sur lesquels le temps
multiplie vainement les hivers. Ses routes sombres servent d’avenues au
superbe temple, que sur la foi des oracles d’Apollon, les habitants élevèrent
autrefois à Neptune : c’est un des plus anciens asiles de la Grèce. Il
est entouré de plusieurs grands édifices, où se donnent les repas
publics, où s’assemblent les peuples pendant les fêtes de ce dieu. Parmi
les éloges qui retentissent en son honneur, on le loue d’écarter ou de
dissiper les maladies qui affligent les humains, et d’avoir détruit les
serpents qui rendaient autrefois cette île inhabitable.
Ceux qui la cultivèrent les premiers, en firent une terre nouvelle, une
terre qui répond aux vœux du laboureur, ou les prévient. Elle offre à
ses besoins les fruits les plus exquis, et des grains de toute espèce ;
mille fontaines y jaillissent de tous côtés, et les plaines, enrichies du
tribut de leurs eaux, s’embellissent encore par le contraste des montagnes
arides et désertes dont elles sont entourées. Ténos est séparée
d’Andros par un canal de 12 stades de largeur (54).
On trouve dans cette dernière île des montagnes couvertes de verdure,
comme à Rhénée ; des sources plus abondantes qu’à Ténos ; des vallées
aussi délicieuses qu’en Thessalie ; des fruits qui flattent la vue et le
goût ; enfin une ville renommée par les difficultés qu’eurent les athéniens
à la soumettre, et par le culte de Bacchus qu’elle honore spécialement.
J’ai vu les transports de joie que ses fêtes inspirent ; je les ai vus
dans cet âge où l’âme reçoit des impressions dont le souvenir ne se
renouvelle qu’avec un sentiment de plaisir. J’étais sur un vaisseau qui
revenait de l’Eubée ; les yeux fixés vers l’orient, nous admirions les
apprêts éclatants de la naissance du jour, lorsque mille cris perçants
attirèrent nos regards sur l’île d’Andros. Les premiers rayons du
soleil éclairaient une éminence couronnée par un temple élégant. Les
peuples accouraient de tous côtés ; ils se pressaient autour du temple,
levaient les mains au ciel, se prosternaient par terre, et s’abandonnaient
à l’impétuosité d’une joie effrénée. Nous abordons ; nous sommes
entraînés sur le haut de la colline ; plusieurs voix confuses
s’adressent à nous : venez, voyez, goûtez : ces flots de vin qui s’élancent
à gros bouillons du temple de Bacchus, n’étaient hier, cette nuit, ce
matin, qu’une source d’eau pure : Bacchus est l’auteur de ce prodige ;
il l’opère tous les ans, le même jour, à la même heure ; il l’opérera
demain, après demain, pendant sept jours de suite. À ces discours
entrecoupés, succéda bientôt une harmonie douce et intéressante.
« L’Achéloüs, disait-on, est célèbre par ses roseaux ; le Pénée
tire toute sa gloire de la vallée qu’il arrose ; et le Pactole, des
fleurs dont ses rives sont couvertes : mais la fontaine que nous chantons,
rend les hommes forts et éloquents, et c’est Bacchus lui-même qui la
fait couler. »
Tandis que les ministres du temple, maîtres des souterrains d’où s’échappait
le ruisseau, se jouaient ainsi de la crédulité du peuple, j’étais tenté
de les féliciter du succès de leur artifice. Ils trompaient ce peuple,
mais ils le rendaient heureux.
À une distance presque égale d’Andros et de Céos, on trouve la petite
île de Gyaros, digne retraite des brigands, si on en purgeait la terre ; région
sauvage et hérissée de rochers. La nature lui a tout refusé, comme elle
semble avoir tout accordé à l’île de Céos.
Les bergers de Céos rendent des honneurs divins, et consacrent leurs
troupeaux au berger Aristée, qui, le premier, conduisit une colonie dans
cette île. Ils disent qu’il revient quelquefois habiter leurs bois
paisibles, et que, du fond de ces retraites, il veille sur leurs taureaux
plus blancs que la neige.
Les prêtres de Céos vont tous les ans sur une haute montagne observer le
lever de la canicule, offrir des sacrifices à cet astre, ainsi qu’à
Jupiter, et leur demander le retour de ces vents favorables qui, pendant
quarante jours, brisent les traits enflammés du soleil, et rafraîchissent
les airs. Les habitants de Céos ont construit un temple en l’honneur
d’Apollon ; ils conservent avec respect celui que Nestor, en revenant de
Troie, fit élever à Minerve, et joignent le culte de Bacchus au culte de
ces divinités. Tant d’actes de religion semblent leur attirer la faveur
des dieux. L’île abonde en fruits et en pâturages ; les corps y sont
robustes, les âmes naturellement vigoureuses, et les peuples si nombreux,
qu’ils ont été obligés de se distribuer en quatre villes, dont Ioulis
est la principale. Elle est située sur une hauteur, et tire son nom d’une
source féconde qui coule au pied de la colline. Caressus, qui en est éloignée
de 25 stades (55), lui sert de port, et
l’enrichit de son commerce.
On verrait dans Ioulis des exemples d’une belle et longue vieillesse, si
l’usage ou la loi n’y permettait le suicide à ceux qui, parvenus à
l’âge de 60 ans, ne sont plus en état de jouir de la vie, ou plutôt de
servir la république. Ils disent que c’est une honte de survivre à soi-même,
d’usurper sur la terre une place qu’on ne peut plus remplir, et de
s’approprier des jours qu’on n’avait reçus que pour la patrie. Celui
qui doit les terminer, est un jour de fête pour eux ; ils assemblent leurs
amis, ceignent leur front d’une couronne, et prenant une coupe empoisonnée,
ils se plongent insensiblement dans un sommeil éternel.
Des courages si mâles étaient capables de tout oser pour conserver leur
indépendance. Un jour qu’assiégés par les athéniens, ils étaient près
de se rendre faute de vivres, ils les menacèrent, s’ils ne se retiraient,
d’égorger les plus âgés des citoyens renfermés dans la place. Sait
horreur, soit pitié, soit crainte uniquement, les athéniens laissèrent en
paix un peuple qui bravait également la nature et la mort. Ils l’ont
soumis depuis, et l’ont adouci par la servitude et les arts. La ville est
ornée d’édifices superbes ; d’énormes quartiers de marbre forment son
enceinte, et l’accès en est devenu facile par des chemins soutenus sur
les penchants des hauteurs voisines ; mais ce qui lui donne le plus d’éclat,
c’est d’avoir produit plusieurs hommes célèbres, et entre autres,
Simonide, Bacchylide et Prodicus.
Simonide, fils de Léoprépès, naquit vers la 3e année de la 55e
olympiade (56). Il mérita l’estime des rois,
des sages et des grands hommes de son temps. De ce nombre furent Hipparque,
qu’Athènes aurait adoré, si Athènes avait pu souffrir un maître ;
Pausanias, roi de Lacédémone, que ses succès contre les perses avaient élevé
au comble de l’honneur et de l’orgueil ; Alévas, roi de Thessalie, qui
effaça la gloire de ses prédécesseurs, et augmenta celle de sa nation ;
Hiéron, qui commença par être le tyran de Syracuse, et finit par en être
le père ; Thémistocle enfin, qui n’était pas roi, mais qui avait
triomphé du plus puissant des rois. Suivant un usage perpétué jusqu’à
nous, les souverains appelaient à leur cour ceux qui se distinguaient par
des connaissances ou des talents sublimes.
Quelquefois ils les faisaient entrer en lice, et en exigeaient de ces traits
d’esprit qui brillent plus qu’ils n’éclairent ; d’autres fois ils
les consultaient sur les mystères de la nature, sur les principes de la
morale, sur la forme du gouvernement : on devait opposer à ces questions
des réponses claires, promptes et précises, parce qu’il fallait
instruire un prince, plaire à des courtisans, et confondre des rivaux. La
plupart de ces réponses couraient toute la Grèce, et ont passé à la postérité,
qui n’est plus en état de les apprécier, parce qu’elles renferment des
allusions ignorées, ou des vérités à présent trop connues. Parmi celles
qu’on cite de Simonide, il en est quelques-unes que des circonstances
particulières ont rendues célèbres.
Un jour dans un repas, le roi de Lacédémone le pria de confirmer par
quelque trait lumineux, la haute opinion qu’on avait de sa philosophie.
Simonide qui, en pénétrant les projets ambitieux de ce prince, en avait prévu
le terme fatal, lui dit : « souvenez-vous que vous êtes homme. »
Pausanias ne vit dans cette réponse, qu’une maxime frivole ou commune ;
mais dans les disgrâces qu’il éprouva bientôt, il y découvrit une vérité
nouvelle, et la plus importante de celles que les rois ignorent.
Une autre fois, la reine de Syracuse lui demanda si le savoir était préférable
à la fortune. C’était un piège pour Simonide, qu’on ne recherchait
que pour le premier de ces avantages, et qui ne recherchait que le second.
Obligé de trahir ses sentiments, ou de condamner sa conduite, il eut
recours à l’ironie, et donna la préférence aux richesses, sur ce que
les philosophes assiégeaient à toute heure les maisons des gens riches. On
a depuis résolu ce problème d’une manière plus honorable à la
philosophie. Aristippe, interrogé par le roi Denys, pourquoi le sage, négligé
par le riche, lui faisait sa cour avec tant d’assiduité : l’un, dit-il,
connaît ses besoins, et l’autre ne connaît pas les siens.
Simonide était poète et philosophe. L’heureuse réunion de ces qualités
rendit ses talents plus utiles, et sa sagesse plus aimable. Son style, plein
de douceur, est simple, harmonieux, admirable pour le choix et
l’arrangement des mots. Les louanges des dieux, les victoires des grecs
sur les perses, les triomphes des athlètes furent l’objet de ses chants.
Il décrivit en vers les règnes de Cambyse et de Darius, il s’exerça
dans presque tous les genres de poésie, et réussit principalement dans les
élégies et les chants plaintifs. Personne n’a mieux connu l’art
sublime et délicieux d’intéresser et d’attendrir ; personne n’a
peint avec plus de vérité les situations et les infortunes qui excitent la
pitié. Ce n’est pas lui qu’on entend ; ce sont des cris et des
sanglots, c’est une famille désolée qui pleure la mort d’un père ou
d’un fils. C’est Danaé, c’est une mère tendre qui lutte avec son
fils contre la fureur des flots, qui voit mille gouffres ouverts à ses côtés,
qui ressent mille morts dans son cœur.
C’est Achille enfin qui sort du fond du tombeau, et qui annonce aux grecs,
prêts à quitter les rivages d’Ilium, les maux sans nombre que le ciel et
la mer leur préparent.
Ces tableaux, que Simonide a remplis de passion et de mouvement, sont autant
de bienfaits pour les hommes ; car c’est leur rendre un grand service, que
d’arracher de leurs yeux ces larmes précieuses qu’ils versent avec tant
de plaisir, et de nourrir dans leur cœur ces sentiments de compassion,
destinés par la nature à les rapprocher les uns des autres, et les seuls
en effet qui puissent unir des malheureux.
Comme les caractères des hommes influent sur leurs opinions, on doit
s’attendre que la philosophie de Simonide était douce et sans hauteur.
Son système, autant qu’on en peut juger d’après quelques-uns de ses écrits
et plusieurs de ses maximes, se réduit aux articles suivants.
« Ne sondons point l’immense profondeur de l’être suprême ;
bornons-nous à savoir que tout s’exécute par son ordre, et qu’il possède
la vertu par excellence. Les hommes n’en ont qu’une faible émanation,
et la tiennent de lui ; qu’ils ne se glorifient point d’une perfection
à laquelle ils ne sauraient atteindre. La vertu a fixé son séjour parmi
des rochers escarpés : si, à force de travaux, ils s’élèvent jusqu’à
elle, bientôt mille circonstances fatales les entraînent au précipice ;
ainsi leur vie est un mélange de bien et de mal ; et il est aussi difficile
d’être souvent vertueux, qu’impossible de l’être toujours.
Faisons-nous un plaisir de louer les belles actions ; fermons les yeux sur
celles qui ne le sont pas, ou par devoir, lorsque le coupable nous est cher
à d’autres titres, ou par indulgence, lorsque il nous est indifférent.
Loin de censurer les hommes avec tant de rigueur, souvenons-nous qu’ils ne
sont que faiblesse, qu’ils sont destinés à rester un moment sur la
surface de la terre, et pour toujours dans son sein. Le temps vole ; mille
siècles, par rapport à l’éternité, ne sont qu’un point, ou qu’une
très petite partie d’un point imperceptible. Employons des moments si
fugitifs, à jouir des biens qui nous sont réservés, et dont les
principaux sont la santé, la beauté, et les richesses acquises sans fraude
; que de leur usage résulte cette aimable volupté, sans laquelle la vie,
la grandeur et l’immortalité même, ne sauraient flatter nos désirs. »
Ces principes, dangereux en ce qu’ils éteignent le courage dans les cœurs
vertueux, et les remords dans les âmes coupables, ne seraient regardés que
comme une erreur de l’esprit, si, en se montrant indulgent pour les
autres, Simonide n’en avait été que plus sévère pour lui-même. Mais
il osa proposer une injustice à Thémistocle, et ne rougit pas de louer les
meurtriers d’Hipparque qui l’avait comblé de bienfaits. On lui reproche
d’ailleurs une avarice que les libéralités d’Hiéron ne pouvaient
satisfaire, et qui, suivant le caractère de cette passion, devenait de jour
en jour plus insatiable. Il fut le premier qui dégrada la poésie, en
faisant un trafic honteux de la louange. Il disait vainement que le plaisir
d’entasser des trésors, était le seul dont son âge fût susceptible ;
qu’il aimait mieux enrichir ses ennemis après sa mort, que d’avoir
besoin de ses amis pendant sa vie ; qu’après tout, personne n’était
exempt de défauts, et que s’il trouvait jamais un homme irrépréhensible,
il le dénoncerait à l’univers. Ces étranges raisons ne le justifièrent
pas aux yeux du public, dont les décrets invariables ne pardonnent jamais
les vices qui tiennent plus à la bassesse, qu’à la faiblesse du cœur.
Simonide mourut âgé d’environ 90 ans (57).
On lui fait un mérite d’avoir augmenté dans l’île de Céos, l’éclat
des fêtes religieuses, ajouté une huitième corde à la lyre, et trouvé
l’art de la mémoire artificielle ; mais ce qui lui assure une gloire
immortelle, c’est d’avoir donné des leçons utiles aux rois ; c’est
d’avoir fait le bonheur de la Sicile, en retirant Hiéron de ses égarements,
et le forçant de vivre en paix avec ses voisins, ses sujets et lui-même.
La famille de Simonide était comme ces familles où le sacerdoce des muses
est perpétuel. Son petit-fils, de même nom que lui, écrivit sur les généalogies,
et sur les découvertes qui font honneur à l’esprit humain. Bacchylide
son neveu, le fit, en quelque façon, revivre dans la poésie lyrique. La
pureté du style, la correction du dessin, des beautés régulières et
soutenues, méritèrent à Bacchylide des succès dont Pindare pouvait être
jaloux.
Ces deux poètes partagèrent pendant quelque temps la faveur du roi Hiéron
et les suffrages de la cour de Syracuse : mais lorsque la protection ne les
empêcha plus de se remettre à leur place, Pindare s’éleva dans les
cieux, et Bacchylide resta sur la terre.
Tandis que ce dernier perpétuait en Sicile la gloire de sa patrie, le
sophiste Prodicus la faisait briller dans les différentes villes de la Grèce
; il y récitait des harangues préparées avec art, semées d’allégories
ingénieuses, d’un style simple, noble et harmonieux. Son éloquence était
honteusement vénale, et n’était point soutenue par les agréments de la
voix ; mais comme elle présentait la vertu sous des traits séduisants,
elle fut admirée des Thébains, louée des athéniens, estimée des
spartiates. Dans la suite, il avança des maximes qui détruisaient les
fondements de la religion ; et dès cet instant, les athéniens le regardèrent
comme le corrupteur de la jeunesse, et le condamnèrent à boire la ciguë.
Non loin de Céos est l’île de Cythnos, renommée pour ses pâturages ;
et plus près de nous, cette terre que vous voyez à l’ouest, est l’île
fertile de Syros, où naquit un des plus anciens philosophes de la Grèce.
C’est Phérécide, qui vivait il y a 200 ans. Il excita une forte révolution
dans les idées. Accablé d’une affreuse maladie, qui ne laissait aucune
espérance, Pythagore son disciple quitta l’Italie, et vint recueillir ses
derniers soupirs.
Étendez vos regards vers le midi ; voyez à l’horizon ces vapeurs sombres
et fixes qui en ternissent l’éclat naissant : ce sont les îles de Paros
et de Naxos.
Paros peut avoir 300 stades de circuit (58).
Des campagnes fertiles, de nombreux troupeaux, deux ports excellents, des
colonies envoyées au loin, vous donneront une idée générale de la
puissance de ses habitants. Quelques traits vous feront juger de leur caractère,
suivant les circonstances qui ont dû le développer.
La ville de Milet en Ionie était tourmentée par de fatales divisions. De
tous les peuples distingués par leur sagesse, celui de Paros lui parut le
plus propre à rétablir le calme dans ses états. Elle en obtint des
arbitres, qui ne pouvant rapprocher des factions depuis longtemps aigries
par la haine, sortirent de la ville, et parcoururent la campagne : ils la
trouvèrent inculte et déserte, à l’exception de quelques portions d’héritage,
qu’un petit nombre de citoyens continuait à cultiver. Frappés de leur
profonde tranquillité, ils les placèrent, sans hésiter, à la tête du
gouvernement, et l’on vit aussitôt l’ordre et l’abondance renaître
dans Milet.
Dans l’expédition de Darius, les pariens s’unirent avec ce prince, et
partagèrent la honte de sa défaite à Marathon. Contraints de se réfugier
dans leur ville, ils y furent assiégés par Miltiade. Après une longue défense,
ils demandèrent à capituler, et déjà les conditions étaient acceptées
de part et d’autre, lorsque on aperçut du côté de Mycone, une flamme
qui s’élevait dans les airs. C’était une forêt où le feu venait de
prendre par hasard. On crut dans le camp et dans la place que c’était le
signal de la flotte des perses qui venait au secours de l’île. Dans cette
persuasion, les assiégés manquèrent effrontément à leur parole, et
Miltiade se retira. Ce grand homme expia par une dure prison le mauvais succès
de cette entreprise ; mais les pariens furent punis avec plus de sévérité
: leur parjure fut éternisé par un proverbe.
Lors de l’expédition de Xerxès, ils trahirent les grecs en restant dans
l’alliance des perses ; ils trahirent les perses en se tenant dans
l’inaction. Leur flotte, oisive dans le port de Cythnos, attendait
l’issue du combat, pour se ranger du côté du vainqueur. Ils n’avaient
pas prévu que ne pas contribuer à sa victoire, c’était s’exposer à
sa vengeance, et qu’une petite république, pressée entre deux grandes
puissances, qui veulent étendre leurs limites aux dépens l’une de
l’autre, n’a souvent pour toute ressource, que de suivre le torrent, et
de courir à la gloire en pleurant sur sa liberté. Les pariens ne tardèrent
pas à l’éprouver. Ils repoussèrent d’abord, à force de
contributions, les vainqueurs de Salamine, mais ils tombèrent enfin sous
leur joug, presque sans résistance.
Les grâces ont des autels à Paros. Un jour que Minos roi de Crète
sacrifiait à ces divinités, on vint lui annoncer que son fils Androgée
avait été tué dans l’Attique. Il acheva la cérémonie, en jetant au
loin une couronne de laurier qui lui ceignait le front ; et d’une voix
qu’étouffaient les sanglots, il imposa silence au joueur de flûte. Les
prêtres ont conservé le souvenir d’une douleur si légitime ; et quand
on leur demande pourquoi ils ont banni de leurs sacrifices l’usage des
couronnes et des instruments de musique, ils répondent : c’est dans une
pareille circonstance, c’est auprès de cet autel, que le plus heureux des
pères apprit la mort d’un fils qu’il aimait tendrement, et devint le
plus malheureux des hommes.
Plusieurs villes se glorifient d’avoir donné le jour à Homère ; aucune
ne dispute à Paros l’honneur ou la honte d’avoir produit Archiloque. Ce
poète, qui vivait il y a environ 350 ans, était d’une famille distinguée.
La Pythie prédit sa naissance, et la gloire dont il devait se couvrir un
jour. Préparés par cet oracle, les grecs admirèrent dans ses écrits la
force des expressions et la noblesse des idées ; ils le virent montrer,
jusque dans ses écarts, la mâle vigueur de son génie, étendre les
limites de l’art, introduire de nouvelles cadences dans les vers, et de
nouvelles beautés dans la musique. Archiloque a fait pour la poésie
lyrique, ce qu’Homère avait fait pour la poésie épique. Tous deux ont
eu cela de commun, que, dans leur genre, ils ont servi de modèles ; que
leurs ouvrages sont récités dans les assemblées générales de la Grèce
; que leur naissance est célébrée en commun par des fêtes particulières.
Cependant, en associant leurs noms, la reconnaissance publique n’a pas
voulu confondre leurs rangs : elle n’accorde que le second au poète de
Paros ; mais c’est obtenir le premier, que de n’avoir qu’Homère
au-dessus de soi.
Du côté des mœurs et de la conduite, Archiloque devrait être rejeté
dans la plus vile classe des hommes. Jamais des talents plus sublimes ne
furent unis avec un caractère plus atroce et plus dépravé : il souillait
ses écrits d’expressions licencieuses et de peintures lascives ; il y répandait
avec profusion le fiel dont son âme se plaisait à se nourrir. Ses amis,
ses ennemis, les objets infortunés de ses amours, tout succombait sous les
traits sanglants de ses satires ; et ce qu’il y a de plus étrange,
c’est de lui que nous tenons ces faits odieux ; c’est lui qui, en traçant
l’histoire de sa vie, eut le courage d’en contempler à loisir toutes
les horreurs, et l’insolence de les exposer aux yeux de l’univers.
Les charmes naissants de Néobule, fille de Lycambe, avaient fait une vive
impression sur son cœur.
Des promesses mutuelles semblaient assurer son bonheur et la conclusion de
son hymen, lorsque des motifs d’intérêt lui firent préférer un rival.
Aussitôt le poète, plus irrité qu’affligé, agita les serpents que les
furies avaient mis entre ses mains, et couvrit de tant d’opprobres Néobule
et ses parents, qu’il les obligea tous à terminer par une mort violente,
des jours qu’il avait cruellement empoisonnés.
Arraché par l’indigence du sein de sa patrie, il se rendit à Thasos avec
une colonie de pariens. Sa fureur y trouva de nouveaux aliments, et la haine
publique se déchaîna contre lui. L’occasion de la détourner se présenta
bientôt. Ceux de Thasos étaient en guerre avec les nations voisines. Il
suivit l’armée, vit l’ennemi, prit la fuite, et jeta son bouclier. Ce
dernier trait est le comble de l’infamie pour un grec ; mais l’infamie
ne flétrit que les âmes qui ne méritent pas de l’éprouver. Archiloque
fit hautement l’aveu de sa lâcheté. « J’ai abandonné mon
bouclier, s’écrie-t-il dans un de ses ouvrages ; mais j’en trouverai un
autre, et j’ai sauvé ma vie. » C’est ainsi qu’il bravait les
reproches du public, parce que son cœur ne lui en faisait point ; c’est
ainsi, qu’après avoir insulté aux lois de l’honneur, il osa se rendre
à Lacédémone. Que pouvait-il attendre d’un peuple qui ne séparait
jamais son admiration de son estime ? Les spartiates frémirent de le voir
dans l’enceinte de leurs murailles ; ils l’en bannirent à l’instant,
et proscrivirent ses écrits dans toutes les terres de la république.
L’assemblée des jeux olympiques le consola de cet affront. Il y récita,
en l’honneur d’Hercule, cet hymne fameux qu’on y chante encore toutes
les fois qu’on célèbre la gloire des vainqueurs. Les peuples lui prodiguèrent
leurs applaudissements, et les juges, en lui décernant une couronne, durent
lui faire sentir que jamais la poésie n’a plus de droits sur nos cœurs,
que lorsque elle nous éclaire sur nos devoirs.
Archiloque fut tué par Callondas de Naxos, qu’il poursuivait depuis
longtemps. La Pythie regarda sa mort comme une insulte faite à la poésie.
« Sortez du temple, dit-elle au meurtrier, vous qui avez porté vos
mains sur le favori des muses. » Callondas remontra qu’il s’était
contenu dans les bornes d’une défense légitime ; et quoique fléchie par
ses prières, la Pythie le força d’apaiser par des libations les mânes
irrités d’Archiloque. Telle fut la fin d’un homme qui, par ses talents,
ses vices, et son impudence, était devenu un objet d’admiration, de mépris
et de terreur.
Moins célèbres, mais plus estimables que ce poète, Polygnote, Arcésilas
et Nicanor de Paros, hâtèrent les progrès de la peinture encaustique. Un
autre artiste né dans cette île, s’est fait une réputation par un mérite
emprunté.
C’est Agoracrite, que Phidias prit pour son élève, et qu’il voulut en
vain élever au rang de ses rivaux. Il lui cédait une partie de sa gloire ;
il traçait sur ses propres ouvrages, le nom de son jeune disciple, sans
s’apercevoir que l’élégance du ciseau dévoilait l’imposture, et
trahissait l’amitié.
Mais, au défaut de modèles, Paros fournit aux artistes des secours inépuisables.
Toute la terre est couverte de monuments ébauchés dans les carrières du
mont Marpesse. Dans ces souterrains, éclairés de faibles lumières, un
peuple d’esclaves arrache avec douleur ces blocs énormes qui brillent
dans les plus superbes édifices de la Grèce, et jusque sur la façade du
labyrinthe en Égypte.
Plusieurs temples sont revêtus de ce marbre, parce que sa couleur, dit-on,
est agréable aux immortels. Il fut un temps où les sculpteurs n’en
employaient pas d’autre : aujourd’hui même ils le recherchent avec
soin, quoiqu’il ne réponde pas toujours à leurs espérances ; car les
grosses parties cristallines dont est formé son tissu, égarent l’œil
par des reflets trompeurs, et volent en éclats sous le ciseau. Mais ce défaut
est racheté par des qualités excellentes, et surtout par une blancheur
extrême, à laquelle les poètes font des allusions fréquentes, et
quelquefois relatives au caractère de leur poésie. « J’élèverai
un monument plus brillant que le marbre de Paros, dit Pindare en parlant
d’une de ses odes. »
« Ô le plus habile des peintres, s’écriait Anacréon ! Emprunte,
pour représenter celle que j’adore, les couleurs de la rose, du lait et
du marbre de Paros. »
Naxos n’est séparée de l’île précédente que par un canal très étroit.
Aucune des Cyclades ne peut l’égaler pour la grandeur ; elle le
disputerait à la Sicile pour la fertilité. Cependant sa beauté se dérobe
aux premiers regards du voyageur attiré sur ses bords : il n’y voit que
des montagnes inaccessibles et désertes ; mais ces montagnes sont des barrières
que la nature oppose à la fureur des vents, et qui défendent les plaines
et les vallées qu’elle couvre de ses trésors. C’est là qu’elle étale
toute sa magnificence ; que des sources intarissables d’une onde vive et
pure se reproduisent sous mille formes différentes, et que les troupeaux
s’égarent dans l’épaisseur des prairies. Là, non loin des bords
charmants du Biblinus, mûrissent en paix, et ces figues excellentes que
Bacchus fit connaître aux habitants de l’île, et ces vins célèbres
qu’on préfère à presque tous les autres vins. Les grenadiers, les
amandiers et les oliviers, multiplient sans peine dans ces campagnes
couvertes tous les ans de moissons abondantes ; des esclaves, toujours occupés,
ne cessent de ramasser ces trésors, et des vaisseaux sans nombre de les
transporter en des pays éloignés.
Malgré cette opulence, les habitants sont braves, généreux,
souverainement jaloux de leur liberté. Il y a deux siècles que leur république,
parvenue au plus haut période de sa grandeur, pouvait mettre 8000 hommes
sur pied. Elle eut la gloire de résister aux perses avant que de leur être
soumise, et de secouer leur joug dans l’instant même qu’ils allaient
soumettre la Grèce entière. Ses forces de terre et de mer, jointes à
celles des grecs, se distinguèrent dans les batailles de Salamine et de
Platée ; mais elles avertirent en même temps les athéniens de ne pas
laisser croître une puissance déjà capable de leur rendre de si grands
services. Aussi, lorsque au mépris des traités, Athènes résolut
d’assujettir ses anciens alliés, elle porta ses premiers coups sur le
peuple de Naxos, et ne lui laissa que la paisible possession de ses fêtes
et de ses jeux.
Bacchus y préside ; Bacchus protège Naxos, et tout y présente l’image
du bienfait et de la reconnaissance. Les habitants s’empressent de montrer
aux étrangers l’endroit où les nymphes prirent soin de l’élever. Ils
racontent les merveilles qu’il opère en leur faveur. C’est de lui que
viennent les richesses dont ils jouissent ; c’est pour lui seul que leurs
temples et leurs autels fument jour et nuit. Ici leurs hommages
s’adressent au dieu qui leur apprit à cultiver le figuier ; là c’est
au dieu qui remplit leurs vignes d’un nectar dérobé aux cieux. Ils
l’adorent sous plusieurs titres pour multiplier des devoirs qu’ils chérissent.
Aux environs de Paros, on trouve Sériphe, Siphnos et Mélos. Pour avoir une
idée de la première de ces îles, concevez plusieurs montagnes escarpées,
arides, et ne laissant, pour ainsi dire, dans leurs intervalles, que des
gouffres profonds, où des hommes infortunés voient continuellement
suspendus sur leurs têtes d’affreux rochers, monuments de la vengeance de
Persée ; car, suivant une tradition aussi ridicule qu’alarmante pour ceux
de Sériphe, ce fut ce héros qui, armé de la tête de Méduse, changea
autrefois leurs ancêtres en ces objets effrayants.
Concevez, à une légère distance de là, et sous un ciel toujours serein,
des campagnes émaillées de fleurs et toujours couvertes de fruits, un séjour
enchanté, où l’air le plus pur prolonge la vie des hommes au-delà des
bornes ordinaires : c’est une faible image des beautés que présente
Siphnos. Ses habitants étaient autrefois les plus riches de nos insulaires.
La terre, dont ils avaient ouvert les entrailles, leur fournissait tous les
ans un immense tribut en or et en argent. Ils en consacraient la dixième
partie à l’Apollon de Delphes, et leurs offrandes formaient un des plus
riches trésors de ce temple. Ils ont vu depuis la mer en fureur combler ces
mines dangereuses, et il ne leur reste de leur ancienne opulence que des
regrets et des vices.
L’île de Mélos est une des plus fertiles de la mer Égée. Le soufre et
d’autres minéraux cachés dans le sein de la terre, y entretiennent une
chaleur active, et donnent un goût exquis à toutes ses productions.
Le peuple qui l’habite était libre depuis plusieurs siècles, lorsque,
dans la guerre du Péloponnèse, les athéniens voulurent l’asservir, et
le faire renoncer à la neutralité qu’il observait entre eux et les Lacédémoniens,
dont il tirait son origine. Irrités de ses refus, ils l’attaquèrent à
plusieurs reprises, furent souvent repoussés, et tombèrent enfin sur lui
avec toutes les forces de la république. L’île fut soumise, mais la
honte fut pour les vainqueurs. Ils avaient commencé la guerre par une
injustice, ils la finirent par un trait de barbarie. Les vaincus furent
transportés dans l’Attique : on fit mourir, de l’avis d’Alcibiade,
tous ceux qui étaient en état de porter les armes ; les autres gémirent
dans les fers, jusqu’à ce que l’armée de Lacédémone eût forcé les
athéniens à les renvoyer à Mélos.
Un philosophe né dans cette île, témoin des maux dont elle était affligée,
crut que les malheureux, n’ayant plus d’espoir du côté des hommes,
n’avaient plus rien à ménager par rapport aux dieux. C’est Diagoras,
à qui les mantinéens doivent les lois et le bonheur dont ils jouissent.
Son imagination ardente, après l’avoir jeté dans les écarts de la poésie
dithyrambique, le pénétra d’une crainte servile à l’égard des dieux.
Il chargeait son culte d’une foule de pratiques religieuses, et parcourait
la Grèce pour se faire initier dans tous les mystères. Mais sa
philosophie, qui le rassurait contre les désordres de l’univers, succomba
sous une injustice dont il fut la victime. Un de ses amis refusa de lui
rendre un dépôt, et appuya son refus d’un serment prononcé à la face
des autels. Le silence des dieux sur un tel parjure, ainsi que sur les
cruautés exercées par les athéniens dans l’île de Mélos, étonna le
philosophe, et le précipita du fanatisme de la superstition dans celui de
l’athéisme. Il souleva les prêtres, en divulguant, dans ses discours et
dans ses écrits, les secrets des mystères ; le peuple, en brisant les
effigies des dieux (59) ; la Grèce entière,
en niant ouvertement leur existence. Un cri général s’éleva contre lui
; son nom devint une injure. Les magistrats d’Athènes le citèrent à
leur tribunal, et le poursuivirent de ville en ville : on promit un talent
à ceux qui apporteraient sa tête, deux talents à ceux qui le livreraient
en vie ; et pour perpétuer le souvenir de ce décret, on le grava sur une
colonne de bronze. Diagoras ne trouvant plus d’asile dans la Grèce,
s’embarqua, et périt dans un naufrage.
L’œil, en parcourant une prairie, n’aperçoit ni la plante dangereuse
qui mêle son venin parmi les fleurs, ni la fleur modeste qui se cache sous
l’herbe. C’est ainsi qu’en décrivant les régions qui forment une
couronne autour de Délos, je ne dois vous parler ni des écueils semés
dans leurs intervalles, ni de plusieurs petites îles dont l’éclat ne
sert qu’à parer le fond du tableau qui s’offre à vos regards.
La mer sépare ces peuples, et le plaisir les réunit ; ils ont des fêtes
qui leur sont communes, et qui les rassemblent, tantôt dans un endroit, et
tantôt dans un autre : mais elles disparaissent, dès que nos solennités
commencent. C’est ainsi que, suivant Homère, les dieux suspendent leurs
profondes délibérations, et se lèvent de leurs trônes, lorsque Apollon
paraît au milieu d’eux. Les temples voisins vont être déserts ; les
divinités qu’on y adore permettent d’apporter à Délos l’encens
qu’on leur destinait. Des députations solennelles, connues sous le nom de
théories (60), sont chargées d’un si glorieux emploi ; elles amènent
avec elles des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles. Ces chœurs
sont le triomphe de la beauté, et le principal ornement de nos fêtes. Il
en vient des côtes de l’Asie, des îles de la mer Égée, du continent de
la Grèce, des régions les plus éloignées.
Ils arrivent au son des instruments, à la voix des plaisirs, avec tout
l’appareil du goût et de la magnificence ; les vaisseaux qui les amènent
sont couverts de fleurs ; ceux qui les conduisent, en couronnent leur front
; et leur joie est d’autant plus expressive, qu’ils se font une religion
d’oublier les chagrins et les soins qui pourraient la détruire ou l’altérer.
Dans le temps que Philoclès terminait son récit, la scène changeait à
chaque instant, et s’embellissait de plus en plus. Déjà étaient sorties
des ports de Mycone et de Rhénée les petites flottes qui conduisaient les
offrandes à Délos. D’autres flottes se faisaient apercevoir dans le
lointain : un nombre infini de bâtiments de toute espèce, volaient sur la
surface de la mer ; ils brillaient de mille couleurs différentes. On les
voyait s’échapper des canaux qui séparent les îles, se croiser, se
poursuivre et se réunir ; un vent frais se jouait dans leurs voiles teintes
en pourpre ; et sous leurs rames dorées, les flots se couvraient d’une écume
que les rayons naissants du soleil pénétraient de leurs feux.
Plus bas, au pied de la montagne, une multitude immense inondait la plaine.
Ses rangs pressés ondoyaient et se repliaient sur eux-mêmes, comme une
moisson que les vents agitent ; et des transports qui l’animaient, il se
formait un bruit vague et confus qui surnageait, pour ainsi dire, sur ce
vaste corps.
Notre âme, fortement émue de ce spectacle, ne pouvait s’en rassasier,
lorsque des tourbillons de fumée couvrirent le faîte du temple, et s’élevèrent
dans les airs. La fête commence, nous dit Philoclès, l’encens brûle sur
l’autel. Aussitôt dans la ville, dans la campagne, sur le rivage tout
s’écria : la fête commence, allons au temple.
Nous y trouvâmes les filles de Délos couronnées de fleurs, vêtues de
robes éclatantes, et parées de tous les attraits de la jeunesse et de la
beauté. Ismène à leur tête exécuta le ballet des malheurs de Latone, et
nous fit voir ce qu’elle nous avait fait entendre le jour d’auparavant.
Ses compagnes accordaient à ses pas les sons de leurs voix et de leurs
lyres : mais on était insensible à leurs accords ; elles-mêmes les
suspendaient pour admirer Ismène.
Quelquefois elle se dérobait à la colère de Junon, et alors elle ne
faisait qu’effleurer la terre ; d’autres fois elle restait immobile, et
son repos peignait encore mieux le trouble de son âme. Théagène, déguisé
sous les traits de Mars, devait, par ses menaces, écarter Latone des bords
du Pénée : mais quand il vit Ismène à ses pieds, lui tendre des mains
suppliantes, il n’eut que la force de détourner ses yeux ; et Ismène,
frappée de cette apparence de rigueur, s’évanouit entre les bras de ses
suivantes.
Tous les assistants furent attendris, mais l’ordre des cérémonies ne fut
point interrompu : à l’instant même on entendit un chœur de jeunes garçons,
qu’on eût pris pour les enfants de l’Aurore : ils en avaient la fraîcheur
et l’éclat. Pendant qu’ils chantaient un hymne en l’honneur de Diane,
les filles de Délos exécutèrent des danses vives et légères : les sons
qui réglaient leurs pas, remplissaient leur âme d’une douce ivresse ;
elles tenaient des guirlandes de fleurs, et les attachaient d’une main
tremblante à une ancienne statue de Vénus, qu’Ariadne avait apportée de
Crète, et que Thésée consacra dans ce temple.
D’autres concerts vinrent frapper nos oreilles. C’étaient les théories
des îles de Rhénée et de Mycone. Elles attendaient sous le portique le
moment où l’on pourrait les introduire dans le lieu saint. Nous les vîmes,
et nous crûmes voir les heures et les saisons à la porte du palais du
soleil.
Nous vîmes descendre sur le rivage les théories de Céos et d’Andros. On
eût dit à leur aspect, que les grâces et les amours venaient établir
leur empire dans une des îles fortunées.
De tous côtés arrivaient des députations solennelles, qui faisaient
retentir les airs de cantiques sacrés. Elles réglaient, sur le rivage même,
l’ordre de leur marche, et s’avançaient lentement vers le temple, aux
acclamations du peuple qui bouillonnait autour d’elles. Avec leurs
hommages, elles présentaient au dieu les prémices des fruits de la terre.
Ces cérémonies, comme toutes celles qui se pratiquent à Délos, étaient
accompagnées de danses, de chants et de symphonies. Au sortir du temple,
les théories étaient conduites dans des maisons entretenues aux dépens
des villes dont elles apportaient les offrandes.
Les poètes les plus distingués de notre temps avaient composé des hymnes
pour la fête ; mais leurs succès n’effaçaient pas la gloire des grands
hommes qui l’avaient célébrée avant eux. On croyait être en présence
de leurs génies. Ici on entendait les chants harmonieux de cet Olen de
Lycie, un des premiers qui aient consacré la poésie au culte des dieux. Là
on était frappé des sons touchants de Simonide. Plus loin c’étaient les
accords séduisants de Bacchylide, ou les transports fougueux de Pindare ;
et au milieu de ces sublimes accents, la voix d’Homère éclatait et se
faisait écouter avec respect.
Cependant on apercevait dans l’éloignement la théorie des athéniens.
Tels que les filles de Nérée, lorsque elles suivent sur les flots le char
de la souveraine des mers, une foule de bâtiments légers se jouaient
autour de la galère sacrée.
Leurs voiles plus éclatantes que la neige, brillaient comme les cygnes qui
agitent leurs ailes sur les eaux du Caïstre et du Méandre. À cet aspect,
des vieillards qui s’étaient traînés sur le rivage, regrettaient le
temps de leur plus tendre enfance, ce temps où Nicias, général des athéniens,
fut chargé du soin de la théorie. Il ne l’amena point à Délos, nous
disaient-ils ; il la conduisit secrètement dans l’île de Rhénée, qui
s’offre à vos regards. Toute la nuit fut employée à construire sur ce
canal un pont dont les matériaux, préparés de longue main, et enrichis de
dorure et de couleurs, n’avaient besoin que d’être réunis. Il avait près
de 4 stades de longueur (61): on le couvrit de
tapis superbes, on le para de guirlandes ; et le jour suivant, au lever de
l’aurore, la théorie traversa la mer ; mais ce ne fut pas comme l’armée
de Xerxès, pour détruire les nations ; elle leur amenait les plaisirs : et
pour leur en faire goûter les prémices, elle resta longtemps suspendue sur
les flots, chantant des cantiques, et frappant tous les yeux d’un
spectacle que le soleil n’éclairera point une seconde fois.
La députation que nous vîmes arriver, était presque toute choisie parmi
les plus anciennes familles de la république. Elle était composée de
plusieurs citoyens qui prenaient le titre de Théores (62);
de deux chœurs de garçons et de filles, pour chanter les hymnes et danser
les ballets ; de quelques magistrats, chargés de recueillir les tributs, et
de veiller aux besoins de la théorie, et de dix inspecteurs tirés au sort,
qui devaient présider aux sacrifices ; car les athéniens en ont usurpé
l’intendance, et c’est en vain que les prêtres et les magistrats de Délos
réclament des droits qu’ils ne sont pas en état de soutenir par la
force.
Cette théorie parut avec tout l’éclat qu’on devait attendre d’une
ville où le luxe est poussé à l’excès. En se présentant devant le
dieu, elle lui offrit une couronne d’or de la valeur de 1500 drachmes (63),
et bientôt on entendit les mugissements de 100 bœufs, qui tombaient sous
les couteaux des prêtres. Ce sacrifice fut suivi d’un ballet, où les
jeunes athéniens représentèrent les courses et les mouvements de l’île
de Délos, pendant qu’elle roulait au gré des vents sur les plaines de la
mer. À peine fut-il fini, que les jeunes déliens se mêlèrent avec eux,
pour figurer les sinuosités du labyrinthe de Crète, à l’exemple de Thésée,
qui, après sa victoire sur le Minotaure, avait exécuté cette danse auprès
de l’autel. Ceux qui s’étaient le plus distingués, reçurent pour récompense
de riches trépieds, qu’ils consacrèrent au dieu ; et leur nom fut
proclamé par deux hérauts, venus à la suite de la théorie.
Il en coûte plus de quatre talents à la république pour les prix distribués
aux vainqueurs, pour les présents et les sacrifices offerts au dieu, pour
le transport et l’entretien de la théorie. Le temple possède, soit dans
les îles de Rhénée et de Délos, soit dans le continent de la Grèce, des
bois, des maisons, des fabriques de cuivre, et des bains, qui lui ont été
légués par la piété des peuples. C’est la première source de ses
richesses ; la seconde est l’intérêt des sommes qui proviennent de ces
différentes possessions, et qui, après s’être accumulées dans le trésor
de l’Artémisium (64), sont placées ou sur
les particuliers, ou sur les villes voisines.
Ces deux objets principaux, joints aux amendes pour crime d’impiété,
toujours appliquées au temple, forment, au bout de quatre ans, un fonds
d’environ 20 talents (65), que les trois
amphictyons ou trésoriers nommés par le sénat d’Athènes, sont chargés
de recueillir, et sur lequel ils prélèvent en partie la dépense de la théorie
(66). Quand elle eut achevé les cérémonies
qui l’attiraient au pied des autels, nous fûmes conduits à un repas que
le sénat de Délos donnait aux citoyens de cette île. Ils étaient confusément
assis sur les bords de l’Inopus, et sous des arbres qui formaient des
berceaux. Toutes les âmes, avidement attachées au plaisir, cherchaient à
s’échapper par mille expressions différentes, et nous communiquaient
l’impression qui les rendait heureuses. Une joie pure, bruyante et
universelle régnait sous ces feuillages épais ; et lorsque le vin de Naxos
y pétillait dans les coupes, tout célébrait à grands cris le nom de
Nicias, qui le premier avait assemblé le peuple dans ces lieux charmants,
et assigné des fonds pour éterniser un pareil bienfait.
Le reste de la journée fut destiné à des spectacles d’un autre genre.
Des voix admirables se disputèrent le prix de la musique ; et des bras armés
du ceste, celui de la lutte. Le pugilat, le saut et la course à pied, fixèrent
successivement notre attention et nous rappelèrent ce que nous avions vus
quelques années auparavant aux jeux olympiques (67). On avait tracé vers l’extrémité méridionale
de l’île, un stade, autour duquel étaient rangés les députés d’Athènes,
le sénat de Délos et toutes les théories parées de leurs vêtements
superbes. Cette jeunesse brillante était la plus fidèle image des dieux réunis
dans l’Olympe. Des coursiers fougueux, conduits par Théagène et ses
rivaux, s’élancèrent dans la lice, la parcoururent plusieurs fois, et
balancèrent longtemps la victoire ; mais, semblable au dieu, qui après
avoir dégagé son char du sein des nuages, le précipite tout à coup à
l’occident, Théagène sortit comme un éclair du milieu de ses rivaux, et
parvint au bout de la carrière dans l’instant que le soleil finissait la
sienne. Il fut couronné aux yeux d’un monde de spectateurs accourus sur
les hauteurs voisines, aux yeux de presque toutes les beautés de la Grèce,
aux yeux d’Ismène, dont les regards le flattaient plus que ceux des
hommes et des dieux.
On célébra le jour suivant la naissance d’Apollon (67). Parmi les ballets
qu’on exécuta, nous vîmes des nautoniers danser autour d’un autel, et
le frapper à grands coups de fouets. Après cette cérémonie bizarre, dont
nous ne pûmes pénétrer le sens mystérieux, ils voulurent figurer les
jeux innocents qui amusaient le dieu dans sa plus tendre enfance. Il
fallait, en dansant les mains liées derrière le dos, mordre l’écorce
d’un olivier que la religion a consacré. Leurs chutes fréquentes et
leurs pas irréguliers excitaient parmi les spectateurs, les transports éclatants
d’une joie qui paraissait indécente, mais dont ils disaient que la majesté
des cérémonies saintes n’était point blessée. En effet les grecs sont
persuadés qu’on ne saurait trop bannir du culte que l’on rend aux
dieux, la tristesse et les pleurs ; et de là vient que dans certains
endroits, il est permis aux hommes et aux femmes de s’attaquer en présence
des autels, par des traits de plaisanterie, dont rien ne corrige la licence
et la grossièreté.
Ces nautoniers étaient du nombre de ces marchands étrangers, que la
situation de l’île, les franchises dont elle jouit, l’attention
vigilante des athéniens, et la célébrité des fêtes attirent en foule à
Délos. Ils y venaient échanger leurs richesses particulières avec le blé,
le vin et les denrées des îles voisines : ils les échangeaient avec ces
tuniques de lin teintes en rouge, qu’on fabrique dans l’île d’Amorgos
; avec les riches étoffes de pourpre qui se font dans celle de Cos ; avec
l’alun si renommé de Mélos ; avec le cuivre précieux que, depuis un
temps immémorial, on tire des mines de Délos, et que l’art industrieux
convertit en vases élégants. L’île était devenue comme l’entrepôt
des trésors des nations ; et tout près de l’endroit où ils étaient
accumulés, les habitants de Délos, obligés par une loi expresse de
fournir de l’eau à toute la multitude, étalaient sur de longues tables
des gâteaux et des mets préparés à la hâte.
J’étudiais avec plaisir les diverses passions que l’opulence et le
besoin produisaient dans des lieux si voisins, et je ne croyais pas que pour
un esprit attentif, il y eût de petits objets dans la nature. Les déliens
ont trouvé les premiers le secret d’engraisser la volaille ; ils tirent
de leur industrie un profit assez considérable. J’en vis quelques-uns
qui, élevés sur des tréteaux, et montrant au peuple des œufs qu’ils
tenaient dans leurs mains, distinguaient à leur forme les poules qui les
avaient mis au jour. J’avais à peine levé les yeux sur cette scène
singulière, que je me sentis fortement secoué par un bras vigoureux ; c’était
un sophiste d’Athènes, avec qui j’avais eu quelques liaisons. Eh quoi,
me dit-il, Anacharsis, ces objets sont-ils dignes d’un philosophe ? Viens
: de plus nobles soins, de plus hautes spéculations, doivent remplir les
moments de ta vie. Il me conduisit sur une éminence, où d’autres
sophistes agitaient en fureur les questions subtiles de l’école de Mégare.
Le fougueux Eubulide de Milet était à leur tête, et venait de leur lancer
cet argument : « ce qui est à Mégare n’est point à Athènes ; or,
il y a des hommes à Mégare ; il n’y a donc pas d’hommes à Athènes. »
Tandis que ceux qui l’écoutaient, se fatiguaient vainement à résoudre
cette difficulté, des cris soudains nous annoncèrent l’arrivée de la théorie
des téniens, qui, outre ses offrandes particulières, apportait encore
celles des hyperboréens.
Ce dernier peuple habite vers le nord de la Grèce ; il honore spécialement
Apollon, et l’on voit encore à Délos le tombeau de deux de ses prêtresses
qui s’y rendirent autrefois, pour ajouter de nouveaux rites au culte de ce
dieu. On y conserve aussi, dans un édifice consacré à Diane, les cendres
des derniers théores que les hyperboréens avaient envoyés dans cette île
: ils y périrent malheureusement ; et depuis cet évènement, ce peuple se
contente d’y faire parvenir par des voies étrangères, les prémices de
ses moissons. Une tribu voisine des scythes les reçoit de ses mains et les
transmet à d’autres nations qui les portent sur les bords de la mer
Adriatique ; de là elles descendent en Épire, traversent la Grèce,
arrivent dans l’Eubée, et sont conduites à Ténos.
À l’aspect de ces offrandes sacrées, on s’entretenait des merveilles
qu’on raconte du pays des hyperboréens. C’est là que règnent sans
cesse le printemps, la jeunesse et la santé ; c’est là que pendant dix
siècles entiers, on coule des jours sereins dans les fêtes et les
plaisirs. Mais cette heureuse région est située à une des extrémités de
la terre, comme le jardin des Hespérides en occupe une autre extrémité ;
et c’est ainsi que les hommes n’ont jamais su placer le séjour du
bonheur, que dans des lieux inaccessibles.
Pendant que l’imagination des grecs s’enflammait au récit de ces
fictions, j’observais cette foule de mâts qui s’élevaient dans le port
de Délos. Les flottes des théores présentaient leurs proues au rivage ;
et ces proues, que l’art avait décorées, offraient des attributs propres
à chaque nation. Des Néréides caractérisaient celles des Phthiotes. On
voyait sur la galère d’Athènes un char brillant que conduisait Pallas ;
et sur les vaisseaux des béotiens, la figure de Cadmus armée d’un
serpent. Quelques-unes de ces flottes mettaient à la voile ; mais les beautés
qu’elles ramenaient dans leur patrie, étaient bientôt remplacées par
des beautés nouvelles. Tels on voit dans le cours d’une nuit longue et
tranquille, des astres se perdre à l’occident, tandis que d’autres
astres se lèvent à l’orient pour repeupler les cieux.
Les fêtes durèrent plusieurs jours ; on renouvela plusieurs fois les
courses de chevaux : nous vîmes souvent du rivage les plongeurs si renommés
de Délos, se précipiter dans la mer, s’établir dans ses abîmes ou se
reposer sur sa surface, retracer l’image des combats, et justifier, par
leur adresse, la réputation qu’ils se sont acquise.
1.
Soixante-quatre lieues.
2. Environ dix-sept lieues un tiers.
3. Environ deux millions cinq cent mille livres.
4. C'est-à-dire par parasanges carrées. La parasange valait deux mille
deux cent soixante-huit toises.
5. Cent huit mille livres.
6. L'an 356 avant
J.- C., le temple d'Éphèse fut brûlé par Érostrate, Quelques
années après, les Éphésiens le rétablirent. Il parait que la flamme ne
détruisit que
le toit et les parties qui ne pouvaient sa dérober à son activité. On peut
voir à cet égard un excellent mémoire de M. le marquis de Poléni, inséré
parmi ceux de l'Académie de Cortone. Si l'on s'en rapporte à son opinion, il
faudra dire que, soit avant, soit après Érostrate, le temple avait les mêmes dimensions, et que sa
longueur, suivant Pline, était du quatre cent vingt-cinq
pieds (quatre cent un de nos pieds cinq pouces huit lignes} ; sa largeur, de
deux cent vingt pieds (deux cent sept pieds neuf pouces quatre lignes) ; sa
hauteur, de soixante pieds (cinquante-six pieds huit pouces). Je suppose qu'il
est question de pieds grecs dans le passage de Pline.
Les
Éphésiens avaient commencé à restaurer le temple lorsque Alexandre leur
proposa de se charger seul de la dépense, à condition qu'ils lui en feraient
l'honneur dans une inscription. Il essuya un refus dont ils obtinrent
facilement le pardon. " Il ne convient pas à un dieu, lui dit le député
des Éphésiens, de décorer le temple d'une autre divinité. "
Je
me suis contenté d'indiquer en général les ornements de la statue, parce
qu'ils varient sur les monuments qui nous restent, et qui sont postérieurs à
l'époque du voyage d'Anacharsis ; il est même possible que ces monuments ne se
rapportent pas tous à la Diane d'Éphèse. Quoi qu'il en soit, dans
quelques-uns, la partie supérieure du corps, où de la gaine qui en tient lieu,
est couverte de mamelles ; viennent ensuite plusieurs compartiments, séparés
les uns des autres par un listel qui règne tout autour, et sur lequel on avait
placé de petites figures représentant des victoires, des abeilles, des bœufs,
des cerfs et d'autres animaux à mi-corps ; quelquefois des lions en ronde-bosse
sont attachés aux bras. Je pense que sur la statue ces symboles étaient en or.
Xénophon qui avait consacré dans son petit temple de Scillonte une statue de
Diane semblable à celle d'Éphèse, dit que cette dernière était d'or, et que
ta sienne n'était que de cyprès. Comme il parait, par d'autres auteurs, que la
statue de Diane d'Éphèse était de bois, il est à présumer que Xénophon n'a
parlé que des ornements dont elle était couverte.
Je
crois que plus les figures de la Diane d'Éphèse sont chargées d'ornements,
moins elles sont anciennes. Sa statue ne présenta d'abord qu'une tête, des
bras, des pieds, et un corps en forme de gaine. On y appliqua ensuite les
symboles des autres divinités, et surtout ceux qui caractérisent Isis, Cybèle,
Cérès. etc.
Le
pouvoir de la déesse et la dévotion des peuples augmentant dans la même
proportion que ses attributs, elle fut regardée par les uns comme l'image de la
nature productrice ; par les autres, comme une des plus grandes divinités de
l'Olympe. Son culte, connu depuis longtemps dans quelques pays éloignés, s'étendit
dans l'Asie mineure, dans la Syrie et dans la Grèce proprement dite. Il était
dans son plus grand éclat sous les premiers empereurs romains ; et ce fut alors
que, d'autres divinités ayant obtenu par le même moyen un accroissement de
puissance, on conçut l'idée de ces figures panthées que l'on conserve encore
dans les cabinets, et qui réunissent les attributs de tous les dieux.
7. Sénèque attribue à Milet soixante-quinze
colonies ; Pline, plus de quatre-vingts.
8. Environ trente-quatre lieues.
9. Apelle naquit aussi dans cette contrée : à Cos suivant les uns, à
Éphèse suivant les autres.
10. Chef de l'école
d'Élée.
11. Voyez
le chapitre LIX de cet ouvrage.
12. Dans
la première année de la quatre-vingt-treizième
olympiade (Diod.lib. XIII, p. 196), avant J.-C. 408 ou 407.
13. Parmi
ces statues colossales, je ne compte pas ce fameux colosse qui avait suivant
Pline, soixante-dix coudées de haut, parce qu'il ne fut construit qu'environ
soixante-quatre ans après l'époque où je place le voyage d'Anacharsis à
Rhodes. (Meurs. in Rhod. lib. I, c. 15.) Mais je le cite ici pour prouver
quel était, dans ce temps-là, le goût des Rhodiens pour les grands monuments.
14. Naples.
15. Roses
en Espagne.
16. L'oligarchie,
établie à Rhodes du temps d'Aristote, subsistait encore du temps de Strabon.
17. Le
caractère que je donne aux Rhodiens est fondé sur quantité de passages des
anciens auteurs, en particulier sur les témoignages d'estime qu'ils reçurent
d'Alexandre ; sur ce fameux siège qu'ils soutinrent avec tant de courage contre
Démétrios Poliorcète, trente-huit ans après le voyage d'Anacharsis dans Ieur
lie; sur lcs puissants secours qu'ils fournirent aux Romains, et sur les marques
de reconnaissance qu'ils en reçurent.
18. Aujourd'hui
Candie.
19. Environ
une lieue.
20. Zan
est la mine chose que Z®n,
Jupiter. Il paraît, par une médaille du cabinet royal, que les Crétois prononçaient
TAN. (Mem.. de l'Acad. t. XXVI, p.546.) Cette inscription n'était pas d'une
haute antiquité.
21.
Je n'ai dit qu'un mot sur le fameux labyrinthe de Crète, et ce mot, je dois le
justifier.
Hérodote nous a laissé une description de ce qu'il avait vu en Égypte auprès
da lac Moeris. C'étaient douze grands palais contigus, communiquant les uns aux
autres, dans lesquels on comptait trois mille chambres, dont quinze cents étaient
sous terre. Strabon, Diodore de Sicile, Pline, Méla, parlent de ce monument
avec la même admiration qu'Hérodote. Aucun d'eux n'a dit qu'on l'eut construit
pour égarer ceux qui entreprenaient de le parcourir ; mais il est visible qu'en
le parcourant sans guide on courait risque de s'égarer. C'est
ce danger qui sans doute introduisit une nouvelle expression dans la langue grecque.
Ce mot labyrinthe, pris au sens littéral, désigna un espace circonscrit, et
percé de quantité de routes dont les unes se croisent en tous sens, comme
celles des carrières et des mines; dont les autres font des révolutions plus
ou moins grandes autour du point de leur naissance, comme ces lignes spirales
que l'on voit sut certaines coquilles. Dans le sens figuré, il fut appliqué
aux questions obscures et captieuses, aux réponses ambiguës et détournées,
à ces discussions qui après de longs écarts nous ramènent au terme d'où
nous sommes partis.
De
quelle nature était le labyrinthe da Crète ? Diodore du Sicile rapporte comme
une conjecture, et Pline comme un fait certain, que Dédale avait construit ce
labyrinthe sur le modèle de celui d'Égypte, quoique sur de moindres
proportions. Ils ajoutent que Minos en avait ordonné l'exécution, qu'il y
tenait le Minotaure renfermé, et que de leur temps il ne subsistait plus, soit
qu'il eût péri de vétusté, soit qu'on l'eût démoli à dessein. Ainsi
Diodore de Sicile et Pline regardaient ce labyrinthe comme un grand édifice,
tandis que d'autres écrivains le représentent simplement comme un antre creusé
dans le roc, et plein de routes tortueuses. Les premiers et les seconds ont
rapporté deux traditions différentes. Il reste à choisir la plus
vraisemblable.
Si le labyrinthe du Crète avait été construit par Dédale sous Minos,
pourquoi n'en serait-il fait mention ni dans Homère, qui parle plus d'une fois
de ce prince ainsi que de la Crète ; ni dans Hérodote, qui décrit celui d'Égypte,
après avoir dit que les monuments des Égyptiens sont fort supérieurs à ceux
des Grecs ; ni dans les plus anciens géographes, ni dans aucun des écrivains
des beaux temps de la Grèce! On attribuait cet ouvrage à Dédale, dont le nom
suffirait pour décréditer une tradition. En effet, ce nom est devenu, comme
celui d'Hercule, la ressource de l'ignorance lorsqu'elle porte ses regards sur
les siècles anciens. Toutes les grandes entreprises, tous les ouvrages qui
demandent plus de force que d'esprit, elle les attribue à Hercule ; tous ceux
qui tiennent aux arts, et qui exigent une certaine intelligence dans l'exécution,
elle les rapporte à Dédale. On peut se rappeler que, dans le cours de cet
ouvrage, j'ai déjà cité les principales découvertes dans les arts et métiers,
dont les anciens ont fait honneur à un artiste de ce nom.
L'opinion de Diodore et de Pline suppose que, de leur temps, il n'existait plus
en Crète aucune trace du labyrinthe, et qu'on avait même oublié l'époque de
sa destruction. Cependant il est dit qu'il fut visité par les disciples
d'Apollonius de Tyane, contemporain de ces deux auteurs. Les Crétois croyaient
donc alors posséder encore le labyrinthe.
Je demande qu'on fasse attention à ce passage de Strabon :" A Nauplie, près
de l'ancienne Argos, dit ce judicieux écrivain, ou voit encore de vastes
cavernes où sont construits des labyrinthes qu'on croit être l'ouvrage de
Cyclopes " Ce qui signifie que la main des hommes avait ouvert dans le roc
des routes qui se croisaient et se repliaient sur elles-mêmes, comme on le
pratique dans les carrières. Telle est, si je ne me trompe, l'idée qu'il faut
se faire du labyrinthe de Crète.
Y avait-il plusieurs labyrinthes dans cette île ? Les auteurs anciens ne
parlent que d'un seul. La plupart le placent à Cnosse; quelques-uns, en petit
nombre, à Gortyne.
Belon et Tournefort nous ont donné la description d'une caverne située au pied
du mont Ida, du côté du midi, à une légère distance de Gortyne. Ce n'était
qu'une carrière, suivant le premier ; c'était l'ancien labyrinthe, suivant le
second. J'ai suivi ce dernier, et j'ai abrégé son récit dans mon texte. Ceux
qui ont ajouté des notes critiques à son ouvrage, outre ce labyrinthe, en
admettent un second à Cnosse, et citent principalement en leur faveur les médailles
de cette ville qui en représentent le plan, suivant la manière dont le
concevaient les artistes. Car il paraît tantôt de forme carrée, tantôt de
forme ronde ; sur quelques-unes il n'est qu'indiqué, sur d'autres il renferme
dans son milieu la tête du Minotaure. J'en ai fait graver une, dans les Mémoires
de l'Académie des Belles-Lettres, qui me paraît être du cinquième siècle
avant J.- C., et sur laquelle on voit d'un côté la figure du Minotaure, et de
l'autre le plan informe du labyrinthe. Il est donc certain que dès ce temps-là
les Cnossiens se croyaient en possession de cette célèbre caverne ; il paraît
encore que les Gortyniens ne croyaient pas devoir la revendiquer, puisqu'ils ne
l'ont jamais représentée sur leurs monnaies.
Le lieu où je place le labyrinthe de Crète n'est, suivant Tournefort, qu'à
une lieue de Gortyne; et suivant Strabon, il est éloigné de Cnosse de six à
sept lieues. Tout ce qu'on en doit conclure, c'est que le territoire de cette
dernière ville s'étendait jusqu'auprès de la première.
A quoi servaient ces cavernes auxquelles on donnait le nom de labyrinthe ? Je
pense qu'elles furent d'abord ébauchées par la nature; qu'en certains endroits
on en tira des pierres pour, en construire des villes ; que plus anciennement
elles servirent de demeure ou d'asile aux habitants d'un canton exposé aux
invasions fréquentes. Dans le voyage d'Anacharsis en Phocide, j'ai parlé de
deux grandes cavernes du Parnasse, où se réfugièrent les peuples voisins;
dans l'une, lors du déluge de Deucalion; dans l'autre, à l'arrivée de Xerxès.
J'ajoute ici que, suivant Diodore de Sicile, les plus anciens Crétois
habitaient les antres du mont Ida. Ceux qu'on interrogeait sur les lieux mêmes
disaient que leur labyrinthe ne fut, dans l'origine, qu'une prison. On a pu
quelquefois le destiner d cet usage; mais il est difficile de croire que, pour
s'assurer de quelques malheureux, on ait entrepris des travaux si immenses.
22. Vingt-deux
lieues dix-sept cents toises.
23. Quatre-vingt-quatorze
lieues douze cent cinquante toises.
24. Quinze
lieues trois cents toises.
25. Onze
lieues huit cent cinquante toises.
26. Voyez
le chapitre XXXV de cet ouvrage.
27. Ce
nom, écrit en grec, tantôt kñsmioi,
tantôt kñsmoi,
peut signifier ordonnateurs ou prud'hommes. (Chishuil. Antiq. asiat. p.
123.) Les anciens auteurs les comparent quelquefois aux éphores de Lacédémone.
28. Environ
une lieue et demie.
29. L'an
460 avant J.-C.
30. Elles
faisaient alors partie de la médecine.
31. Strabon,
Agathémére, Pline et Isidore varient sur la circonférence de Samos. Suivant
le premier, elle est de six cents stades, qui font vingt-deux de nos lieues et
mille sept cents toises, chaque lieue de deux mille cinq cents toises; suivant
le second, de six cent trente stades, ou vingt-trois lieues et deux mille
trente-cinq toises; suivant Pline, de quatre-vingt-sept milles romains.
c'est-à-dire de vingt-six lieues et deux cent soixante-douze toises; enfin,
suivant Isidore, de cent milles romains, c'est-à-dire de huit cents stades, ou
trente lieues et six cents toises. On trouve souvent de pareilles différences
dans les mesures des anciens.
32. Sept stades
font six cent soixante et une toises trois pieds huit Iignes; huit pieds grecs
font sept de nos pieds six pouces huit lignes.
33. Trois pieds grecs
font deux de nos pieds dix pouces; vingt coudées, vingt-huit pieds quatre
pouces. Il y a apparence que la grotte fut d'abord destinée à servir de chemin
public, et, lorsque ensuite il eut été résolu d'amener à Samos les eaux
d'une source dont le niveau était plus bas que la grotte, on profita du travail
déjà fait, et l'on se contenta de creuser le canal en question.
34. Vingt orgyes font
cent treize de nos pieds et quatre pouces; deux stades font cent
quatre-vingt-neuf troises.
35. Il reste encore des débris d'un ancien temple à Samos;
mais il parait qu'on ne doit pas les rapporter à celui dont parle Hérodote.
(Voyez Tournef, Voyage, t. I, P. 422; Procop. Observ. vol. part.
2, p. 27; Choiseul-Gouffier, Voyage pittor de la Grèce, t. I, p. 100.)
36. Il paraît que
tous ces arbres étaient dans des caisses : je le présume, d'après celui de
Samos.
37. Marc-Antoine les fit transporter à Rome; et, quelque temps
après, Auguste en renvoya deux à Samos, et ne garda que le Jupiter. Strab.
lib. XIV, p. 637.
38. Trois cent vingt quatre mille livres.
39. Environ dix pieds,
40. Aristote dit que, dans les gouvernements despotiques, on fait
travailler le peuple à des ouvrages publies pour le tenir dans la dépendance.
Entre autres exemples, il cite celui de Polycrate, et celui des rois d'Égypte
qui firent construire lesPyramides. (De rep. lib. V, cap. 11, t, II, p.
407.)
41. Suivant saint Clément d'Alexandrie, cet anneau
représentait une lyre. Ce fait est peu important, mais on peut remarquer avec
quelle attention les Romains conservaient les débris de l'antiquité. Du temps
de Pline, on montrait à Rome, dans te temple de la Concorde, une sardoine-onyx
que l'on disait être l'anneau de Polycrate, et que l'on tenait renfermée dans
un cornet d'or; c'était un présent d'Auguste. Solin donne aussi le nom de
sardoine à la pierre de Polycrate ; mais il paraît, par le témoignage de
quelques auteurs, et surtout d'Hérodote, que c'était une émeraude.
42. Polycrate mourut vers l'an 522 avant J.- C.
43. Les monnaies des Athéniens représentaient ordinairement une
chouette, celles des Samiens une proue de navire
44. L'an 479 avant J.-C.
45. Poids : environ sept cent
soixante-douze livres.
46. C'est le célébre Épicure, né sons l'archonte Sosigène
(Diog. Laërt. lib. X, 14), la troisième almée de la cent neuvième olympiade,
le 7 de gameiton, c'est-à-dire le 11 janvier de l'an 341 avant J.C. Ménandre
naquit dans la même année.
47. Il paraît qu'au lever du soleil Socrate, à l'exemple
peut-être des pythagoriciens, se prosternait devant cet astre. (Plat. in Conv.
t. III, p. 220.)
48. Le 6 du mois
attique thargélion, on célébrait la naissance de Diane ; le 7, celle
d'Apollon. Dans la troisième année de la cent neuvième olympiade, le mois
thargélion commença le 2 mai de l'an 341 avant J.-C.; ainsi le 6 et le 7 de
thargélion concoururent avec le 8 et le 9 de mai.
49. Le 8 mai de l'an 341 avant
J.-C.
50. Il n'était pas permis d'avoir
des chiens à Délos (Strab. lib. X, p. 486}, de peur qu'ils n'y détruisissent
les lièvres et les lapins.
51. Cycle, en grec, signifie
cercle.
52. Deux mille cinq cent
soixante-huit toises.
53. Vers le même temps,
Croesus assiégea la ville d'Ephèse. Les habitants, pour obtenir la protection
de Diane, leur principale divinité, tendirent une corde qui, d'un côté,
s'attachait à leurs murailles, et de l'autre au temple de la déesse, éloigné
de sept stades, ou de six cent soixante et une toises et demie. (Hérodot. lib.
1, cap. 26 ; Polyaen. Strateg, lib. VI, cap. 50 ; Elien. Var.
Hist. lib. III, cap. 26.)
54. Près d'une
demi-lieue.
55. Près d'une lieue.
56. L'an 558 avant J.-C.
57. L'an 468 avant J.- C.
58. Onze lieues huit cent cinquante
toises.
59. Un jour, dans une
auberge, ne trouvant point d'autre bois, il mit une statue d'Hercule au feu ; et
faisant allusion aux douze travaux de ce héros : " Il t'en reste un
treizième, s'écria-t-il ; fais cuire mon dîner. " (Schol. Arist. in
Nub. v.828.)
60. Environ trois cent
soixante-dix-huit toises
61. Théore, ambassadeur
sacré. chargé d'offrir des sacrifices au nom d'une ville. (Suid. in :Yevr)
62. Treize cent
cinquante livres.
63. Chapelle consacrée
à Diane
64. Environ cent
huit mille livres.
65. En 1739 M. le
comte de Sandwich a porta d'Athènes à Londres un marbre sur lequel est gravée
une longue inscription. Elle contient l'état des sommes qui se trouvaient dues
au temple de Délos, soit par des particuliers, soit par des villes entières.
On y spécifie les sommes qui ont été acquittées et celles qui ne l'ont pas
été. On y remarque aussi les frais de la théorie ou députation des
Athéniens; savoir: pour la couronne d'or qui fut présentée au dieu, la
main-d'oeuvre comprise, aille cinq cents drachmes (mille trois cent cinquante
livres) ; pour les trépieds donnés aux vainqueurs la main-d'oeuvre également
comprise, mille drachmes (neuf cents livres) pour les archithéores, un talent
(cinq mille quatre cents livres) ; pour le capitaine de la galère qui avait
transporté la théorie, sept mille drachmes (six mille trois cents livres) ;
pour l'achat de cent neuf boeufs destinés aux sacrifices, huit mille quatre
cent quinze drachmes (sept mille cinq cent soixante-treize livres dix sous),
etc., etc. Cette inscription, éclaircie par M. Taylor et par le père Corest de
l'an avant J.- C. 373 ou 372, et n'est antérieure que d'environ trente-deux ans
au voyage du jeune Anacharsis à Délos.
66. Voyez le chapitre XXXVIII de cet ouvrage.
67. Il paraît, par Athénée, que pendant les fêtes de Délos on
étalait dans le marché de l'agneau, du porc, des poissons, et des gâteaux où
l'on avait mélé du cumin, espèce de graine ressemblant à celle du fenouil.
68. Le 7 du mois de thargélion, qui
répondait au neuvième jour du mois de mai.