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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

       

CHAPITRE 72

Extrait d’un voyage sur les côtes de l’Asie, et dans quelques-unes des îles voisines.

Philotas avait dans l’île de Samos des possessions qui exigeaient sa présence. Je lui proposai de partir avant le terme qu’il avait fixé, de nous rendre à Chio, de passer dans le continent, de parcourir les principales villes grecques établies en Éolide, en Ionie et en Doride ; de visiter ensuite les îles de Rhodes et de Crète ; enfin de voir, à notre retour, celles qui sont situées vers les côtes de l’Asie, telles qu’Astypalée, Cos, Pathmos, d’où nous irions à Samos. La relation de ce voyage serait d’une longueur excessive ; je vais simplement extraire de mon journal les articles qui m’ont paru convenir au plan général de cet ouvrage. Apollodore nous donna son fils Lysis, qui, après avoir achevé ses exercices, venait d’entrer dans le monde. Plusieurs de nos amis voulurent nous accompagner ; Stratonicus, entre autres, célèbre joueur de cithare, très aimable pour ceux qu’il aimait, très redoutable pour ceux qu’il n’aimait pas ; car ses fréquentes réparties réussissaient souvent. Il passait sa vie à voyager dans les différents cantons de la Grèce. Il venait alors de la ville d’Aenos en Thrace.
Nous lui demandâmes comment il avait trouvé ce climat. Il nous dit : « l’hiver y règne pendant quatre mois de l’année, et le froid pendant les huit autres. » En je ne sais quel endroit, ayant promis de donner des leçons publiques de son art, il ne put rassembler que deux élèves : il enseignait dans une salle où se trouvaient les neuf statues des muses avec celle d’Apollon : « combien avez-vous d’écoliers, lui dit quelqu’un ? Douze, répondit-il, les dieux compris. »
L’île de Chio où nous abordâmes, est une des plus grandes et des plus célèbres de la mer Égée. Plusieurs chaînes de montagnes couronnées de beaux arbres, y forment des vallées délicieuses, et les collines y sont, en plusieurs endroits, couvertes de vignes qui produisent un vin excellent. On estime surtout celui d’un canton nommé Arvisia.
Les habitants prétendent avoir transmis aux nations l’art de cultiver la vigne ; ils font très bonne chère. Un jour que nous dînions chez un des principaux de l’île, on agita la fameuse question de la patrie d’Homère : quantité de peuples veulent s’approprier cet homme célèbre. Les prétentions des autres villes furent rejetées avec mépris ; celles de Chio, défendues avec chaleur. Entre autres preuves, on nous dit que les descendants d’Homère subsistaient encore dans l’île sous le nom d’homérides. À l’instant même, nous en vîmes paraître deux, vêtus d’une robe magnifique, et la tête couverte d’une couronne d’or. Ils n’entamèrent point l’éloge du poète ; ils avaient un encens plus précieux à lui offrir. Après une invocation à Jupiter, ils chantèrent alternativement plusieurs morceaux de l’Iliade, et mirent tant d’intelligence dans l’exécution, que nous découvrîmes de nouvelles beautés aux traits qui nous avaient le plus frappés.
Ce peuple posséda pendant quelque temps l’empire de la mer. Sa puissance et ses richesses lui devinrent funestes. On lui doit cette justice, que dans ses guerres contre les perses, les Lacédémoniens et les athéniens, il montra la même prudence dans les succès que dans les revers ; mais on doit le blâmer d’avoir introduit l’usage d’acheter des esclaves. L’oracle, instruit de ce forfait, lui déclara qu’il s’était attiré la colère du ciel. C’est une des plus belles et des plus inutiles réponses que les dieux aient faites aux hommes.
De Chio, nous nous rendîmes à Cume en Éolide, et c’est de là que nous partîmes pour visiter ces villes florissantes qui bornent l’empire des perses du côté de la mer Égée. Ce que j’en vais dire, exige quelques notions préliminaires. Dès les temps les plus anciens, les Grecs se trouvèrent divisés en trois grandes peuplades, qui sont les doriens, les éoliens et les ioniens. Ces noms, à ce qu’on prétend, leur furent donnés par les enfants de Deucalion qui régna en Thessalie. Deux de ses fils, Dorus et Éolus, et son petit-fils Ion, s’étant établis en différents cantons de la Grèce, les peuples policés, ou du moins réunis par les soins de ces étrangers, se firent un honneur de porter leurs noms, comme on voit les diverses écoles de philosophie, se distinguer par ceux de leurs fondateurs.
Les trois grandes classes que je viens d’indiquer, se font encore remarquer par des traits plus ou moins sensibles. La langue grecque nous présente trois dialectes principaux, le dorien, l’éolien et l’ionien, qui reçoivent des subdivisions sans nombre. Le dorien qu’on parle à Lacédémone, en Argolide, à Rhodes, en Crète, en Sicile, etc. Forme dans tous ces lieux et ailleurs, des idiomes particuliers.
Il en est de même de l’ionien. Quant à l’éolien, il se confond souvent avec le dorien ; et ce rapprochement se manifestant sur d’autres points essentiels, ce n’est qu’entre les doriens et les ioniens, qu’on pourrait établir une espèce de parallèle. Je ne l’entreprendrai pas ; je cite simplement un exemple : les mœurs des premiers ont toujours été sévères ; la grandeur et la simplicité caractérisent leur musique, leur architecture, leur langue et leur poésie. Les seconds ont plus tôt adouci leur caractère ; tous les ouvrages sortis de leurs mains, brillent par l’élégance et le goût.
Il règne entre les uns et les autres une antipathie, fondée peut-être sur ce que Lacédémone tient le premier rang parmi les nations doriennes, et Athènes parmi les ioniennes ; peut-être sur ce que les hommes ne peuvent se classer, sans qu’ils se divisent. Quoi qu’il en soit, les doriens ont acquis une plus haute considération que les ioniens, qui, en certains endroits, rougissent d’une pareille dénomination. Ce mépris, que les athéniens n’ont jamais éprouvé, s’est singulièrement accru, depuis que les ioniens de l’Asie ont été soumis, tantôt à des tyrans particuliers, tantôt à des nations barbares.
Environ deux siècles après la guerre de Troie, une colonie de ces ioniens fit un établissement sur les côtes de l’Asie, dont elle avait chassé les anciens habitants. Peu de temps auparavant, des éoliens s’étaient emparés du pays qui est au nord de l’Ionie ; et celui qui est au midi, tomba ensuite entre les mains des doriens. Ces trois cantons forment sur les bords de la mer une lisière, qui, en droite ligne, peut avoir de longueur 1.700 stades (1), et environ 460 dans sa plus grande largeur (2). Je ne comprends pas dans ce calcul les îles de Rhodes, de Cos, de Samos, de Chio et de Lesbos, quoiqu’elles fassent partie des trois colonies.
Le pays qu’elles occupèrent dans le continent, est renommé pour sa richesse et sa beauté. Partout la côte se trouve heureusement diversifiée par des caps et des golfes, autour desquels s’élèvent quantité de bourgs et de villes : plusieurs rivières, dont quelques-unes semblent se multiplier par de fréquents détours, portent l’abondance dans les campagnes. Quoique le sol de l’Ionie n’égale pas en fertilité celui de l’Éolide, on y jouit d’un ciel plus serein, et d’une température plus douce.
Les éoliens possèdent dans le continent onze villes, dont les députés s’assemblent en certaines occasions dans celle de Cume. La confédération des ioniens s’est formée entre douze principales villes. Leurs députés se réunissent tous les ans, auprès d’un temple de Neptune, situé dans un bois sacré, au dessous du mont Mycale, à une légère distance d’Éphèse. Après un sacrifice interdit aux autres ioniens, et présidé par un jeune homme de Priène, on délibère sur les affaires de la province. Les états des doriens s’assemblent au promontoire Triopium. La ville de Cnide, l’île de Cos, et trois villes de Rhodes, ont seules le droit d’y envoyer des députés.
C’est à peu près de cette manière que furent réglées, dès les plus anciens temps, les diètes des Grecs asiatiques. Tranquilles dans leurs nouvelles demeures, ils cultivèrent en paix de riches campagnes, et furent invités par la position des lieux à transporter leurs denrées de côte à côte. Bientôt leur commerce s’accrut avec leur industrie. On les vit dans la suite s’établir en Égypte, affronter la mer Adriatique, et celle de Tyrrhénie, se construire une ville en Corse, et naviguer à l’île de Tartessus, au delà des colonnes d’Hercule.
Cependant leurs premiers succès avaient fixé l’attention d’une nation trop voisine, pour n’être pas redoutable. Les rois de Lydie, dont Sardes était la capitale, s’emparèrent de quelques-unes de leurs villes. Crœsus les assujettit toutes, et leur imposa un tribut. Avant d’attaquer ce prince, Cyrus leur proposa de joindre leurs armes aux siennes ; elles s’y refusèrent. Après sa victoire, il dédaigna leurs hommages, et fit marcher contre elles ses lieutenants, qui les unirent à la Perse par droit de conquête.
Sous Darius, fils d’Hystaspe, elles se soulevèrent. Bientôt, secondées des athéniens, elles brûlèrent la ville de Sardes, et allumèrent entre les perses et les Grecs, cette haine fatale que des torrents de sang n’ont pas encore éteinte. Subjuguées de nouveau par les premiers, contraintes de leur fournir des vaisseaux contre les seconds, elles secouèrent leur joug, après la bataille de Mycale. Pendant la guerre du Péloponnèse, alliées quelquefois des Lacédémoniens, elles le furent plus souvent des athéniens, qui finirent par les asservir. Quelques années après, la paix d’Antalcidas les restitua pour jamais à leurs anciens maîtres.
Ainsi, pendant environ deux siècles, les Grecs de l’Asie ne furent occupés qu’à porter, user, briser, et reprendre leurs chaînes. La paix n’était pour eux que ce qu’elle est pour toutes les nations policées, un sommeil qui suspend les travaux pour quelques instants. Au milieu de ces funestes révolutions, des villes entières opposèrent une résistance opiniâtre à leurs ennemis. D’autres donnèrent de plus grands exemples de courage. Les habitants de Téos et de Phocée abandonnèrent les tombeaux de leurs pères ; les premiers allèrent s’établir à Abdère en Thrace ; une partie des seconds, après avoir longtemps erré sur les flots, jeta les fondements de la ville d’Élée en Italie, et de celle de Marseille dans les Gaules.
Les descendants de ceux qui restèrent dans la dépendance de la Perse, lui paient le tribut que Darius avait imposé à leurs ancêtres. Dans la division générale que ce prince fit de toutes les provinces de son empire, l’Éolide, l’Ionie et la Doride, jointes à la Pamphylie, la Lycie et d’autres contrées, furent taxées pour toujours à 400 talents (3) ; somme qui ne paraîtra pas exorbitante, si l’on considère l’étendue, la fertilité, l’industrie et le commerce de ces contrées. Comme l’assiette de l’impôt occasionnait des dissensions entre les villes et les particuliers, Artapherne, frère de Darius, ayant fait mesurer et évaluer par parasanges (4) les terres des contribuables, fit approuver par leurs députés un tableau de répartition, qui devait concilier tous les intérêts, et prévenir tous les troubles.
On voit, par cet exemple, que la cour de Suze voulait retenir les Grecs, leurs sujets, dans la soumission plutôt que dans la servitude ; elle leur avait même laissé leurs lois, leur religion, leurs fêtes et leurs assemblées provinciales. Mais, par une fausse politique, le souverain accordait le domaine, ou du moins l’administration d’une ville grecque à l’un de ses citoyens, qui, après avoir répondu de la fidélité de ses compatriotes, les excitait à la révolte, ou exerçait sur eux une autorité absolue. Ils avaient alors à supporter les hauteurs du gouverneur général de la province, et les vexations des gouverneurs particuliers qu’il protégeait ; et comme ils étaient trop éloignés du centre de l’empire, leurs plaintes parvenaient rarement au pied du trône. Ce fut en vain que Mardonius, le même qui commanda l’armée des perses sous Xerxès, entreprit de ramener la constitution à ses principes. Ayant obtenu le gouvernement de Sardes, il rétablit la démocratie dans les villes de l’Ionie, et en chassa tous les tyrans subalternes ; ils reparurent bientôt parce que les successeurs de Darius, voulant récompenser leurs flatteurs, ne trouvaient rien de si facile que de leur abandonner le pillage d’une ville éloignée. Aujourd’hui que les concessions s’accordent plus rarement, les Grecs asiatiques, amollis par les plaisirs, ont laissé partout l’oligarchie s’établir sur les ruines du gouvernement populaire.
Maintenant, si l’on veut y faire attention, on se convaincra aisément qu’il ne leur fut jamais possible de conserver une entière liberté. Le royaume de Lydie, devenu dans la suite une des provinces de l’empire des perses, avait pour limites naturelles, du côté de l’ouest, la mer Égée, dont les rivages sont peuplés par les colonies grecques. Elles occupent un espace si étroit, qu’elles devaient nécessairement tomber entre les mains des Lydiens et des perses, ou se mettre en état de leur résister. Or, par un vice qui subsiste aussi parmi les républiques fédératives du continent de la Grèce, non seulement l’Éolide, l’Ionie et la Doride, menacées d’une invasion, ne réunissaient pas leurs forces, mais dans chacune des trois provinces, les décrets de la diète n’obligeaient pas étroitement les peuples qui la composent ; aussi vit-on, du temps de Cyrus, les habitants de Milet faire leur paix particulière avec ce prince, et livrer aux fureurs de l’ennemi les autres villes de l’Ionie.
Quand la Grèce consentit à prendre leur défense, elle attira dans son sein les armées innombrables des perses ; et, sans les prodiges du hasard et de la valeur, elle aurait succombé elle-même. Si après un siècle de guerres désastreuses, elle a renoncé au funeste projet de briser les fers des ioniens, c’est qu’elle a compris enfin que la nature des choses opposait un obstacle invincible à leur affranchissement. Le sage Bias de Priène l’annonça hautement, lorsque Cyrus se fut rendu maître de la Lydie : « n’attendez ici qu’un esclavage honteux, dit-il aux ioniens assemblés ; montez sur vos vaisseaux, traversez les mers, emparez-vous de la Sardaigne ainsi que des îles voisines ; vous coulerez ensuite des jours tranquilles. »
Deux fois ces peuples ont pu se soustraire à la domination des perses ; l’une en suivant le conseil de Bias, l’autre en déférant à celui des Lacédémoniens, qui, après la guerre médique, leur offrirent de les transporter en Grèce. Ils ont toujours refusé de quitter leurs demeures ; et s’il est permis d’en juger d’après leur population et leurs richesses, l’indépendance n’était pas nécessaire à leur bonheur.
Je reprends la narration de mon voyage, trop longtemps suspendue. Nous parcourûmes les trois provinces grecques de l’Asie. Mais, comme je l’ai promis plus haut, je bornerai mon récit à quelques observations générales.
La ville de Cume est une des plus grandes et des plus anciennes de l’Éolide. On nous avait peint les habitants comme des hommes presque stupides : nous vîmes bientôt qu’ils ne devaient cette réputation qu’à leurs vertus. Le lendemain de notre arrivée, la pluie survint, pendant que nous nous promenions dans la place entourée de portiques appartenants à la république. Nous voulûmes nous y réfugier ; on nous retint ; il fallait une permission. Une voix s’écria : entrez dans les portiques ; et tout le monde y courut. Nous apprîmes qu’ils avaient été cédés pour un temps à des créanciers de l’état : comme le public respecte leur propriété, et qu’ils rougiraient de le laisser exposé aux intempéries des saisons, on a dit que ceux de Cume ne sauraient jamais qu’il faut se mettre à couvert, quand il pleut, si l’on n’avait soin de les en avertir. On a dit encore que pendant 300 ans, ils ignorèrent qu’ils avaient un port, parce qu’ils s’étaient abstenus, pendant cet espace de temps, de percevoir des droits sur les marchandises qui leur venaient de l’étranger. Après avoir passé quelques jours à Phocée, dont les murailles sont construites en grosses pierres parfaitement jointes ensemble, nous entrâmes dans ces vastes et riches campagnes que l’Hermus fertilise de ses eaux, et qui s’étendent depuis les rivages de la mer jusqu’au-delà de Sardes. Le plaisir de les admirer était accompagné d’une réflexion douloureuse. Combien de fois ont-elles été arrosées du sang des mortels ! Combien le seront-elles encore de fois ! à l’aspect d’une grande plaine, on me disait en Grèce : c’est ici que dans une telle occasion, périrent tant de milliers de Grecs ; en Scythie : ces champs, séjour éternel de la paix, peuvent nourrir tant de milliers de moutons.
Notre route, presque partout ombragée de beaux andrachnés, nous conduisit à l’embouchure de l’Hermus, et de là nos regards s’étendirent sur cette superbe rade formée par une presque île où sont les villes d’Érythres et de Téos. Au fond de la baie, se trouvent quelques petites bourgades, restes infortunés de l’ancienne ville de Smyrne, autrefois détruite par les Lydiens. Elles portent encore le même nom, et, si des circonstances favorables permettent un jour d’en réunir les habitants dans une enceinte qui les protège, leur position attirera, sans doute, chez eux un commerce immense. Ils nous firent voir, à une légère distance de leurs demeures, une grotte d’où s’échappe un petit ruisseau qu’ils nomment Mélès. Elle est sacrée pour eux ; ils prétendent qu’Homère y composa ses ouvrages.
Dans la rade, presque en face de Smyrne, est l’île de Clazomènes, qui tire un grand profit de ses huiles. Ses habitants tiennent un des premiers rangs parmi ceux de l’Ionie. Ils nous apprirent le moyen dont ils usèrent une fois pour rétablir leurs finances. Après une guerre qui avait épuisé le trésor public, ils se trouvèrent devoir aux soldats congédiés la somme de 20 talents (5) ; ne pouvant l’acquitter, ils en payèrent pendant quelques années l’intérêt fixé à cinq pour cent : ils frappèrent ensuite des monnaies de cuivre, auxquelles ils assignèrent la même valeur qu’à celles d’argent. Les riches consentirent à les prendre pour celles qu’ils avaient entre leurs mains ; la dette fut éteinte, et les revenus de l’état, administrés avec économie, servirent à retirer insensiblement les fausses monnaies introduites dans le commerce.
Les petits tyrans établis autrefois en Ionie, usaient de voies plus odieuses pour s’enrichir. À Phocée, on nous avait raconté le fait suivant. Un rhodien gouvernait cette ville : il dit en secret et séparément aux chefs des deux factions qu’il avait formées lui-même, que leurs ennemis lui offraient une telle somme, s’il se déclarait pour eux. Il la retira de chaque côté, et parvint ensuite à réconcilier les deux partis.
Nous dirigeâmes notre route vers le midi. Outre les villes qui sont dans l’intérieur des terres, nous vîmes sur les bords de la mer, ou aux environs, Lébédos, Colophon, Éphèse, Priène, Myus, Milet, Iasus, Myndus, Halicarnasse et Cnide.
Les habitants d’Éphèse nous montraient avec regret les débris du temple de Diane, aussi célèbre par son antiquité que par sa grandeur. Quatorze ans auparavant, il avait été brûlé, non par le feu du ciel, ni par les fureurs de l’ennemi, mais par les caprices d’un particulier nommé Erostrate, qui, au milieu des tourments, avoua qu’il n’avait eu d’autre dessein que d’éterniser son nom. La diète générale des peuples d’Ionie fit un décret pour condamner ce nom fatal à l’oubli ; mais la défense doit en perpétuer le souvenir ; et l’historien Théopompe me dit un jour, qu’en racontant le fait, il nommerait le coupable.
Il ne reste de ce superbe édifice que les quatre murs et des colonnes qui s’élèvent au milieu des décombres. La flamme a consumé le tait et les ornements qui décoraient la nef. On commence à le rétablir. Tous les citoyens ont contribué ; les femmes ont sacrifié leurs bijoux. Les parties dégradées par le feu, seront restaurées ; celles qu’il a détruites, reparaîtront avec plus de magnificence, du moins avec plus de goût. La beauté de l’intérieur était rehaussée par l’éclat de l’or, et les ouvrages de quelques célèbres artistes ; elle le sera beaucoup plus par les tributs de la peinture et de la sculpture, perfectionnées en ces derniers temps. On ne changera point la forme de la statue, forme anciennement empruntée des Égyptiens, et qu’on retrouve dans les temples de plusieurs villes grecques. La tête de la déesse est surmontée d’une tour ; deux tringles de fer soutiennent ses mains ; le corps se termine en une gaine enrichie de figures d’animaux et d’autres symboles (6).
Les éphésiens ont, sur la construction des édifices publics, une loi très sage. L’architecte dont le plan est choisi, fait ses soumissions, et engage tous ses biens. S’il a rempli exactement les conditions du marché, on lui décerne des honneurs. La dépense excède-t-elle d’un quart ? Le trésor de l’état fournit ce surplus. Va-t-elle par de-là le quart ? Tout l’excédant est prélevé sur les biens de l’artiste.
Nous voici à Milet. Nous admirons ses murs, ses temples, ses fêtes, ses manufactures, ses ports, cet assemblage confus de vaisseaux, de matelots et d’ouvriers qu’agite un mouvement rapide. C’est le séjour de l’opulence, des lumières et des plaisirs ; c’est l’Athènes de l’Ionie. Doris, fille de l’Océan, eut de Nérée cinquante filles, nommées Néréides, toutes distinguées par des agréments divers ; Milet a vu sortir de son sein un plus grand nombre de colonies qui perpétuent sa gloire sur les côtes de l’Hellespont, de la Propontide et du Pont-Euxin (7). Leur métropole donna le jour aux premiers historiens, aux premiers philosophes ; elle se félicite d’avoir produit Aspasie, et les plus aimables courtisanes. En certaines circonstances, les intérêts de son commerce l’ont forcée de préférer la paix à la guerre ; en d’autres elle a déposé les armes sans les avoir flétries ; et de là ce proverbe : les milésiens furent vaillants autrefois.
Les monuments des arts décorent l’intérieur de la ville ; les richesses de la nature éclatent aux environs. Combien de fois nous avons porté nos pas vers les bords du Méandre, qui, après avoir reçu plusieurs rivières, et baigné les murs de plusieurs villes, se répand en replis tortueux, au milieu de cette plaine, qui s’honore de porter son nom, et se pare avec orgueil de ses bienfaits ! Combien de fois, assis sur le gazon qui borde ses rives fleuries, de toutes parts entourés de tableaux ravissants, ne pouvant nous rassasier, ni de cet air, ni de cette lumière dont la douceur égale la pureté, nous sentions une langueur délicieuse se glisser dans nos âmes, et les jeter, pour ainsi dire, dans l’ivresse du bonheur ! Telle est l’influence du climat de l’Ionie ; et comme, loin de la corriger, les causes morales n’ont servi qu’à l’augmenter, les ioniens sont devenus le peuple le plus efféminé, et l’un des plus aimables de la Grèce.
Il règne dans leurs idées, leurs sentiments et leurs mœurs, une certaine mollesse qui fait le charme de la société ; dans leur musique et leurs danses, une liberté qui commence par révolter, et finit par séduire. Ils ont ajouté de nouveaux attraits à la volupté, et leur luxe s’est enrichi de leurs découvertes : des fêtes nombreuses les occupent chez eux, ou les attirent chez leurs voisins ; les hommes s’y montrent avec des habits magnifiques, les femmes avec l’élégance de la parure, tous avec le désir de plaire. Et de là ce respect qu’ils conservent pour les traditions anciennes qui justifient leurs faiblesses. Auprès de Milet, on nous conduisit à la fontaine de Biblis, où cette princesse infortunée expira d’amour et de douleur ; on nous montra le mont Latmus où Diane accordait ses faveurs au jeune Endymion. à Samos, les amants malheureux vont adresser leurs vœux aux mânes de Léontichus et de Rhadine.
Quand on remonte le Nil depuis Memphis jusqu’à Thèbes, on aperçoit aux côtés du fleuve, une longue suite de superbes monuments, parmi lesquels s’élèvent par intervalles des pyramides et des obélisques ; un spectacle plus intéressant frappe le voyageur attentif, qui, du port d’Halicarnasse en Doride, remonte vers le nord pour se rendre à la presque île d’Érythres. Dans cette route, qui, en droite ligne, n’a que 900 stades environ (8), s’offrent à ses yeux quantité de villes dispersées sur les côtes du continent et des îles voisines. Jamais dans un si court espace, la nature n’a produit un si grand nombre de talents distingués et de génies sublimes. Hérodote naquit à Halicarnasse ; Hippocrate à Cos ; Thalès à Milet ; Pythagore à Samos ; Parrhasius à Éphèse (9) ; Xénophane (10) à Colophon ; Anacréon à Téos ; Anaxagore à Clazomènes ; Homère partout : j’ai déjà dit que l’honneur de lui avoir donné le jour, excite de grandes rivalités dans ces contrées. Je n’ai pas fait mention de tous les écrivains célèbres de l’Ionie, par la même raison, qu’en parlant des habitants de l’Olympe, on ne cite communément que les plus grands dieux.
De l’Ionie proprement dite, nous passâmes dans la Doride, qui fait partie de l’ancienne Carie. Cnide, située près du promontoire Triopium, donna le jour à l’historien Ctésias, ainsi qu’à l’astronome Eudoxe, qui a vécu de notre temps. On nous montrait, en passant, la maison où ce dernier faisait ses observations. Un moment après, nous nous trouvâmes en présence de la célèbre Vénus de Praxitèle. Elle est placée au milieu d’un petit temple qui reçoit le jour de deux portes opposées, afin qu’une lumière douce l’éclaire de toutes parts. Comment peindre la surprise du premier coup d’œil, les illusions qui la suivirent bientôt ? Nous prêtions nos sentiments au marbre ; nous l’entendions soupirer. Deux élèves de Praxitèle, venus récemment d’Athènes pour étudier ce chef-d’œuvre, nous faisaient entrevoir des beautés dont nous ressentions les effets, sans en pénétrer la cause. Parmi les assistants, l’un disait : « Vénus a quitté l’Olympe, elle habite parmi nous. » Un autre : « si Junon et Minerve la voyaient maintenant, elles ne se plaindraient plus du jugement de Pâris. Un troisième : la déesse daigna autrefois se montrer sans voile aux yeux de Pâris, d’Anchise et d’Adonis. A-t-elle apparu de même à Praxitèle ? Oui, répondit un des élèves, et sous la figure de Phryné. » En effet, au premier aspect, nous avions reconnu cette fameuse courtisane. Ce sont de part et d’autre les mêmes traits, le même regard. Nos jeunes artistes y découvraient en même temps le sourire enchanteur d’une autre maîtresse de Praxitèle, nommée Cratine. C’est ainsi que les peintres et les sculpteurs prenant leurs maîtresses pour modèles, les ont exposées à la vénération publique, sous les noms de différentes divinités ; c’est ainsi qu’ils ont représenté la tête de Mercure, d’après celle d’Alcibiade.
Les cnidiens s’enorgueillissent d’un trésor qui favorise à la fois les intérêts de leur commerce, et ceux de leur gloire. Chez des peuples livrés à la superstition, et passionnés pour les arts, il suffit d’un oracle ou d’un monument célèbre pour attirer les étrangers. On en voit très souvent qui passent les mers, et viennent à Cnide contempler le plus bel ouvrage qui soit sorti des mains de Praxitèle.
Lysis, qui ne pouvait en détourner ses regards, exagérait son admiration, et s’écriait de temps en temps : jamais la nature n’a produit rien de si parfait. Et comment savez-vous, lui dis-je, que parmi ce nombre infini de formes qu’elle donne au corps humain, il n’en est point qui surpasse en beauté celle que nous avons devant les yeux ? A-t-on consulté tous les modèles qui ont existé, qui existent et qui existeront un jour ? Vous conviendrez du moins, répondit-il, que l’art multiplie ces modèles, et qu’en assortissant avec soin les beautés éparses sur différents individus, il a trouvé le secret de suppléer à la négligence impardonnable de la nature. L’espèce humaine ne se montre-t-elle pas avec plus d’éclat et de dignité dans nos ateliers, que parmi toutes les familles de la Grèce ?
Aux yeux de la nature, repris-je, rien n’est beau, rien n’est laid, tout est dans l’ordre. Peu lui importe que de ses immenses combinaisons, il résulte une figure qui présente toutes les perfections ou toutes les défectuosités que nous assignons au corps humain.
Son unique objet est de conserver l’harmonie, qui, en liant par des chaînes invisibles, les moindres parties de l’univers à ce grand tout, les conduit paisiblement à leur fin. Respectez donc ses opérations ; elles sont d’un genre si relevé, que la moindre réflexion vous découvrirait plus de beautés réelles dans un insecte, que dans cette statue.
Lysis, indigné des blasphèmes que je prononçais en présence de la déesse, me dit avec chaleur : pourquoi réfléchir, quand on est forcé de céder à des impressions si vives ? Les vôtres le seraient moins, répondis-je, si vous étiez seul et sans intérêt, surtout si vous ignoriez le nom de l’artiste. J’ai suivi les progrès de vos sensations : vous avez été frappé au premier instant, et vous vous êtes exprimé en homme sensé ; des ressouvenirs agréables se sont ensuite réveillés dans votre cœur, et vous avez pris le langage de la passion ; quand nos jeunes élèves nous ont dévoilé quelques secrets de l’art, vous avez voulu enchérir sur leurs expressions, et vous m’avez refroidi par votre enthousiasme. Combien fut plus estimable la candeur de cet athénien qui se trouva par hasard au portique où l’on conserve la célèbre Hélène de Zeuxis ! Il la considéra pendant quelques instants ; et moins surpris de l’excellence du travail, que des transports d’un peintre placé à ses côtés, il lui dit : mais je ne trouve pas cette femme si belle. C’est que vous n’avez pas mes yeux, répondit l’artiste.
Au sortir du temple, nous parcourûmes le bois sacré, où tous les objets sont relatifs au culte de Vénus. Là semblent revivre et jouir d’une jeunesse éternelle, la mère d’Adonis, sous la forme du myrte ; la sensible Daphné, sous celle du laurier ; le beau Cyparissus, sous celle du cyprès. Partout le lierre flexible se tient fortement attaché aux branches des arbres ; et en quelques endroits, la vigne trop féconde y trouve un appui favorable. Sous des berceaux, que de superbes platanes protégeaient de leur ombre, nous vîmes plusieurs groupes de cnidiens, qui, à la suite d’un sacrifice, prenaient un repas champêtre : ils chantaient leurs amours, et versaient fréquemment dans leurs coupes, le vin délicieux que produit cette heureuse contrée.
Le soir, de retour à l’auberge, nos jeunes élèves ouvrirent leurs portefeuilles, et nous montrèrent dans des esquisses qu’ils s’étaient procurées, les premières pensées de quelques artistes célèbres. Nous y vîmes aussi un grand nombre d’études, qu’ils avaient faites d’après plusieurs beaux monuments, et en particulier, d’après cette fameuse statue de Polyclète, qu’on nomme le canon ou la règle. Ils portaient toujours avec eux l’ouvrage que composa cet artiste pour justifier les proportions de sa figure, et le traité de la symétrie et des couleurs, récemment publié par le peintre Euphranor.
Alors s’élevèrent plusieurs questions sur la beauté, soit universelle, soit individuelle : tous la regardaient comme une qualité uniquement relative à notre espèce ; tous convenaient qu’elle produit une surprise accompagnée d’admiration, et qu’elle agit sur nous avec plus ou moins de force, suivant l’organisation de nos sens, et les modifications de notre âme. Mais ils ajoutaient que l’idée qu’on s’en fait, n’étant pas la même en Afrique qu’en Europe, et variant partout, suivant la différence de l’âge et du sexe, il n’était pas possible d’en réunir les divers caractères dans une définition exacte.
Un de nous, à la fois médecin et philosophe, après avoir observé que les parties de notre corps sont composées des éléments primitifs, soutint que la santé résulte de l’équilibre de ces éléments, et la beauté, de l’ensemble de ces parties. Non, dit un des disciples de Praxitèle, il ne parviendrait pas à la perfection, celui qui se traînant servilement après les règles, ne s’attacherait qu’à la correspondance des parties, ainsi qu’à la justesse des proportions. On lui demanda quels modèles se propose un grand artiste, quand il veut représenter le souverain des dieux, ou la mère des amours. Des modèles, répondit-il, qu’il s’est formés d’après l’étude réfléchie de la nature et de l’art, et qui conservent, pour ainsi dire, en dépôt tous les attraits convenables à chaque genre de beauté. Les yeux fixés sur un de ces modèles, il tâche par un long travail de le reproduire dans sa copie ; il la retouche mille fois ; il y met tantôt l’empreinte de son âme élevée, tantôt celle de son imagination riante, et ne la quitte qu’après avoir répandu la majesté suprême dans le Jupiter d’Olympie, ou les grâces séduisantes dans la Vénus de Cnide. La difficulté subsiste, lui dis-je ; ces simulacres de beauté dont vous parlez, ces images abstraites où le vrai simple s’enrichit du vrai idéal, n’ont rien de circonscrit ni d’uniforme. Chaque artiste les conçoit et les présente avec des traits différents. Ce n’est donc pas sur des mesures si variables, qu’on doit prendre l’idée précise du beau par excellence.
Platon ne le trouvant nulle part exempt de taches et d’altération, s’éleva, pour le découvrir, jusqu’à ce modèle que suivit l’ordonnateur de toutes choses, quand il débrouilla le chaos. Là se trouvaient tracées d’une manière ineffable et sublime (11), toutes les espèces des objets qui tombent sous nos sens, toutes les beautés que le corps humain peut recevoir dans les diverses époques de notre vie. Si la matière rebelle n’avait opposé une résistance invincible à l’action divine, le monde visible posséderait toutes les perfections du monde intellectuel. Les beautés particulières, à la vérité, ne feraient sur nous qu’une impression légère, puisqu’elles seraient communes aux individus de même sexe et de même âge ; mais combien plus fortes et plus durables seraient nos émotions à l’aspect de cette abondance de beautés, toujours pures et sans mélange d’imperfections, toujours les mêmes et toujours nouvelles !
Aujourd’hui notre âme, où reluit un rayon de lumière émané de la divinité, soupire sans cesse après le beau essentiel ; elle en recherche les faibles restes, dispersés dans les êtres qui nous entourent, et en fait elle-même jaillir de son sein des étincelles qui brillent dans les chef-d’œuvres des arts, et qui font dire que leurs auteurs, ainsi que les poètes, sont animés d’une flamme céleste.
On admirait cette théorie, on la combattait ; Philotas prit la parole. Aristote, dit-il, qui ne se livre pas à son imagination, peut-être parce que Platon s’abandonne trop à la sienne, s’est contenté de dire que la beauté n’est autre chose que l’ordre dans la grandeur. En effet, l’ordre suppose la symétrie, la convenance, l’harmonie : dans la grandeur sont comprises la simplicité, l’unité, la majesté. On convint que cette définition renfermait à peu près tous les caractères de la beauté, soit universelle, soit individuelle.
Nous allâmes de Cnide à Mylasa, l’une des principales villes de la Carie. Elle possède un riche territoire, et quantité de temples, quelques-uns très anciens, tous construits d’un beau marbre tiré d’une carrière voisine. Le soir, Stratonicus nous dit qu’il voulait jouer de la cithare en présence du peuple assemblé, et n’en fut pas détourné par notre hôte, qui lui raconta un fait récemment arrivé dans une autre ville de ce canton, nommée Iasus. La multitude était accourue à l’invitation d’un joueur de cithare. Au moment qu’il déployait toutes les ressources de son art, la trompette annonça l’instant de la vente du poisson. Tout le monde courut au marché, à l’exception d’un citoyen qui était dur d’oreille ; le musicien s’étant approché de lui pour le remercier de son attention, et le féliciter sur son goût : — est-ce que la trompette a sonné ? lui dit cet homme. — Sans doute. — Adieu donc, je m’enfuis bien vite. Le lendemain Stratonicus se trouvant au milieu de la place publique, entourée d’édifices sacrés, et ne voyant autour de lui que très peu d’auditeurs, se mit à crier de toutes ses forces : temples, écoutez-moi ; et après avoir préludé pendant quelques moments, il congédia l’assemblée. Ce fut toute la vengeance qu’il tira du mépris que les Grecs de Carie font des grands talents.
Il courut plus de risques à Caunus. Le pays est fertile ; mais la chaleur du climat et l’abondance des fruits y occasionnent souvent des fièvres.
Nous étions étonnés de cette quantité de malades pâles et languissants, qui se traînaient dans les rues. Stratonicus s’avisa de leur citer un vers d’Homère, où la destinée des hommes est comparée à celle des feuilles. C’était en automne, lorsque les feuilles jaunissent. Comme les habitants s’offensaient de cette plaisanterie : « moi, répondit-il, je n’ai pas voulu dire que ce lieu fût mal sain, puisque je vois les morts s’y promener paisiblement. » Il fallut partir au plus vite ; mais ce ne fut pas sans gronder Stratonicus, qui, tout en riant, nous dit qu’une fois à Corinthe, il lui échappa quelques indiscrétions qui furent très mal reçues. Une vieille femme le regardait attentivement ; il voulut en savoir la raison. La voici, répondit-elle : cette ville ne peut vous souffrir un seul jour dans son sein ; comment se peut-il que votre mère vous ait porté dix mois dans le sien ?

CHAPITRE 73

Suite du chapitre précédent. Les îles de Rhodes, de Crète et de Cos.

Nous nous embarquâmes à Caunus. En approchant de Rhodes, Stratonicus nous chanta cette belle ode, où, entre autres louanges que Pindare donne à cette île, il l’appelle la fille de Vénus et l’épouse du soleil ; expressions peut-être relatives aux plaisirs que la déesse y distribue, et à l’attention qu’a le dieu de l’honorer sans cesse de sa présence ; car on prétend qu’il n’est point de jour dans l’année où il ne s’y montre pendant quelques moments. Les rhodiens le regardent comme leur principale divinité, et le représentent sur toutes leurs monnaies.
Rhodes fut d’abord nommée Ophiusa, c’est à dire l’île aux serpents. C’est ainsi qu’on désigna plusieurs autres îles qui étaient peuplées de ces reptiles, quand les hommes en prirent possession. Remarque générale : quantité de lieux, lors de leur découverte, reçurent leurs noms des animaux, des arbres, des plantes et des fleurs qui s’y trouvaient en abondance. On disait : je vais au pays des cailles, des cyprès, des lauriers, etc.
Du temps d’Homère, l’île dont je parle était partagée entre les villes d’Ialyse, Camire et Linde, qui subsistent encore, dépouillées de leur ancien éclat. Presque de nos jours, la plupart de leurs habitants ayant résolu de s’établir dans un même endroit, pour réunir leurs forces, jetèrent les fondements de la ville de Rhodes (12), d’après les dessins d’un architecte athénien ; ils y transportèrent les statues qui décoraient leurs premières demeures, et dont quelques-unes sont de vrais colosses (13).
La nouvelle ville fut construite en forme d’amphithéâtre, sur un terrain qui descend jusqu’au rivage de la mer. Ses ports, ses arsenaux, ses murs qui sont d’une très grande élévation, et garnis de tours ; ses maisons bâties en pierres et non en briques, ses temples, ses rues, ses théâtres, tout y porte l’empreinte de la grandeur et de la beauté ; tout annonce le goût d’une nation qui aime les arts, et que son opulence met en état d’exécuter de grandes choses.
Le pays qu’elle habite, jouit d’un air pur et serein. On y trouve des cantons fertiles, du raisin et du vin excellent, des arbres d’une grande beauté, du miel estimé, des salines, des carrières de marbre ; la mer qui l’entoure fournit du poisson en abondance. Ces avantages, et d’autres encore ont fait dire aux poètes, qu’une pluie d’or y descend du ciel.
L’industrie seconda la nature. Avant l’époque des olympiades, les rhodiens s’appliquèrent à la marine. Par son heureuse position, leur île sert de relâche aux vaisseaux qui vont d’Égypte en Grèce, ou de Grèce en Égypte. Ils s’établirent successivement dans la plupart des lieux où le commerce les attirait. On doit compter parmi leurs nombreuses colonies, Parthénope (14) et Salapia en Italie, Agrigente et Géla en Sicile, Rhodes (15) sur les côtes de l’Ibérie au pied des Pyrénées, etc.
Les progrès de leurs lumières sont marqués par des époques assez distinctes. Dans les plus anciens temps ils reçurent de quelques étrangers, connus sous le nom de telchiniens, des procédés, sans doute informes encore, pour travailler les métaux ; les auteurs du bienfait furent soupçonnés d’employer les opérations de la magie. Des hommes plus éclairés leur donnèrent ensuite des notions sur le cours des astres, et sur l’art de la divination ; on les nomma les enfants du soleil. Enfin des hommes de génie les soumirent à des lois dont la sagesse est généralement reconnue. Celles qui concernent la marine, ne cesseront de la maintenir dans un état florissant, et pourront servir de modèles à toutes les nations commerçantes. Les rhodiens paraissent avec assurance sur toutes les mers, sur toutes les côtes. Rien n’est comparable à la légèreté de leurs vaisseaux, à la discipline qu’on y observe, à l’habileté des commandants et des pilotes. Cette partie de l’administration est confiée aux soins vigilants d’une magistrature sévère ; elle punirait de mort ceux qui, sans permission, pénétreraient dans certains endroits des arsenaux.
Je vais rapporter quelques-unes de leurs lois civiles et criminelles. Pour empêcher que les enfants ne laissent flétrir la mémoire de leur père : « qu’ils paient ses dettes, dit la loi, quand même ils renonceraient à sa succession. » À Athènes, lorsque un homme est condamné à perdre la vie, on commence par! Ôter son nom du registre des citoyens. Ce n’est donc pas un athénien qui s’est rendu coupable, c’est un étranger. Le même esprit a dicté cette loi des rhodiens : « que les homicides soient jugés hors de la ville. » Dans la vue d’inspirer plus d’horreur pour le crime, l’entrée de la ville est interdite à l’exécuteur des hautes œuvres.
L’autorité avait toujours été entre les mains du peuple : elle lui fut enlevée, il y a quelques années, par une faction que favorisait Mausole, roi de Carie ; et ce fut vainement qu’il implora le secours des athéniens. Les riches, auparavant maltraités par le peuple, veillent sur ses intérêts avec plus de soin qu’il ne faisait lui-même. Ils ordonnent de temps en temps des distributions de blé ; et des officiers particuliers sont chargés de prévenir les besoins des plus pauvres, et spécialement de ceux qui sont employés dans les flottes ou dans les arsenaux.
De telles attentions perpétueront sans doute l’oligarchie (16) ; et tant que les principes de la constitution ne s’altéreront point, on recherchera l’alliance d’un peuple dont les chefs auront appris à se distinguer par une prudence consommée, et les soldats par un courage intrépide. Mais ces alliances ne seront jamais fréquentes. Les rhodiens resteront autant qu’ils le pourront, dans une neutralité armée. Ils auront des flottes toujours prêtes pour protéger leur commerce, un commerce pour amasser des richesses, des richesses pour être en état d’entretenir leurs flottes.
Les lois leur inspirent un amour ardent pour la liberté ; les monuments superbes impriment dans leurs âmes des idées et des sentiments de grandeur. Ils conservent l’espérance dans les plus affreux revers, et l’ancienne simplicité de leurs pères dans le sein de l’opulence. Leurs mœurs ont quelquefois reçu de fortes atteintes : mais ils sont tellement attachés à certaines formes d’ordre et de décence, que de pareilles attaques n’ont chez eux qu’une influence passagère. Ils se montrent en public avec des habits modestes et un maintien grave. On ne les voit jamais courir dans les rues, et se précipiter les uns sur les autres. Ils assistent aux spectacles en silence ; et dans ces repas où règne la confiance de l’amitié et de la gaieté, ils se respectent eux-mêmes.
Nous parcourûmes l’île dans sa partie orientale, où l’on prétend qu’habitaient autrefois des géants. On y a découvert des os d’une grandeur énorme. On nous en avait montré de semblables en d’autres lieux de la Grèce. Cette race d’hommes a-t-elle existé ? Je l’ignore.
Au bourg de Linde, le temple de Minerve est remarquable, non seulement par sa haute antiquité, et par les offrandes des rois, mais encore par deux objets qui fixèrent notre attention. Nous y vîmes, tracée en lettres d’or, cette ode de Pindare, que Stratonicus nous avait fait entendre. Non loin de là se trouve le portrait d’Hercule ; il est de Parrhasius, qui, dans une inscription placée au bas du tableau, atteste qu’il avait représenté le dieu tel qu’il l’avait vu plus d’une fois en songe. D’autres ouvrages du même artiste excitaient l’émulation d’un jeune homme de Caunus, que nous connûmes, et qui se nommait Protogène. Je le cite, parce qu’on augurait, d’après ses premiers essais, qu’il se placerait à côté ou au dessus de Parrhasius. Parmi les gens de lettres qu’a produits l’île de Rhodes, nous citerons d’abord Cléobule, l’un des sages de la Grèce ; ensuite Timocréon et Anaxandride, l’un et l’autre célèbres par leurs comédies. Le premier était à la fois athlète et poète, très vorace et très satirique. Dans ses pièces de théâtre, ainsi que dans ses chansons, il déchira sans pitié Thémistocle et Simonide. Après sa mort, Simonide fit son épitaphe ; elle était conçue en ces termes : « j’ai passé ma vie à manger, à boire, et à dire du mal de tout le monde. »
Anaxandride, appelé à la cour du roi de Macédoine, augmenta par une de ses pièces l’éclat des fêtes qu’on y célébrait. Choisi par les athéniens pour composer le dithyrambe qu’on devait chanter dans une cérémonie religieuse, il parut à cheval à la tête du chœur, ses cheveux tombant sur ses épaules, vêtu d’une robe de pourpre garnie de franges d’or, et chantant lui-même ses vers : il crut que cet appareil, soutenu d’une belle figure, lui attirerait l’admiration de la multitude. Sa vanité lui donnait une humeur insupportable. Il avait fait 65 comédies. Il remporta dix fois le prix ; mais, beaucoup moins flatté de ses victoires qu’humilié de ses chutes, au lieu de corriger les pièces qui n’avaient pas réussi, il les envoyait, dans un accès de colère, aux épiciers, pour qu’elles servissent d’enveloppes.
Que d’après ces exemples on ne juge pas du caractère de la nation. Timocréon et Anaxandride vécurent loin de leur patrie, et ne cherchèrent que leur gloire personnelle.
L’île de Rhodes est beaucoup plus petite que celle de Crète (18). Toutes deux m’ont paru mériter de l’attention : la première s’est élevée au dessus de ses moyens ; la seconde est restée au dessous des siens. Notre traversée de l’une à l’autre fut très heureuse. Nous descendîmes au port de Cnosse, éloigné de cette ville de 25 stades (19).
Du temps de Minos, Cnosse était la capitale de l’île de Crète. Les habitants voudraient lui conserver la même prérogative, et fondent leur prétention, non sur leur puissance actuelle, mais sur la gloire de leurs ancêtres, et sur un titre encore plus respectable à leurs yeux ; c’est le tombeau de Jupiter ; c’est cette caverne fameuse, où ils disent qu’il fut enseveli. Elle est creusée au pied du mont Ida, à une légère distance de la ville. Ils nous pressèrent de la voir, et le cnossien qui avait la complaisance de nous loger, voulut absolument nous accompagner.
Il fallait traverser la place publique ; elle était pleine de monde. On nous dit qu’un étranger devait prononcer un discours en l’honneur des crétois. Nous ne fûmes pas étonnés du projet ; nous avions vu en plusieurs endroits de la Grèce, des orateurs ou des sophistes composer ou réciter en public le panégyrique d’un peuple, d’un héros, ou d’un personnage célèbre. Mais quelle fut notre surprise, quand l’étranger parut à la tribune ? C’était Stratonicus. La veille il s’était concerté, à notre insu, avec les principaux magistrats qu’il avait connus dans un voyage précédent.
Après avoir représenté les anciens habitants de l’île dans un état de barbarie et d’ignorance : c’est parmi vous, s’écria-t-il, que tous les arts furent découverts ; c’est vous qui en avez enrichi la terre. Saturne vous donna l’amour de la justice, et cette simplicité de cœur qui vous distingue. Vesta vous apprit à bâtir des maisons, Neptune à construire des vaisseaux. Vous devez à Cérès la culture du blé, à Bacchus celle de la vigne, à Minerve celle de l’olivier. Jupiter détruisit les géants qui voulaient vous asservir. Hercule vous délivra des serpents, des loups, et des diverses espèces d’animaux malfaisants. Les auteurs de tant de bienfaits, admis par vos soins au nombre des dieux, reçurent le jour dans cette belle contrée, et ne sont maintenant occupés que de son bonheur.
L’orateur parla ensuite des guerres de Minos, de ses victoires sur les athéniens, des étranges amours de Pasiphaé, de cet homme plus étrange encore, qui naquit avec une tête de taureau, et qui fut nommé Minotaure. Stratonicus, en rassemblant les traditions les plus contradictoires, et les fables les plus absurdes, les avait exposées comme des vérités importantes et incontestables. Il en résultait un ridicule qui nous faisait trembler pour lui ; mais la multitude, enivrée des louanges dont il l’accablait, ne cessa de l’interrompre par des applaudissements. La séance finie, il vint nous joindre ; nous lui demandâmes, si, en voulant s’amuser aux dépens de ce peuple, il n’avait pas craint de l’irriter par l’excès des éloges. Non, répondit-il ; la modestie des nations, ainsi que celle des particuliers, est une vertu si douce, qu’on peut sans risque la traiter avec insolence.
Le chemin qui conduit à l’antre de Jupiter est très agréable : sur ses bords, des arbres superbes ; à ses côtés, des prairies charmantes, et un bois de cyprès remarquables par leur hauteur et leur beauté, bois consacré aux dieux, ainsi qu’un temple que nous trouvâmes ensuite. À l’entrée de la caverne sont suspendues quantité d’offrandes. On nous fit remarquer comme une singularité un de ces peupliers noirs qui tous les ans portent du fruit : on nous dit qu’il en croissait d’autres aux environs, sur les bords de la fontaine Saurus. La longueur de l’antre peut être de 200 pieds, sa largeur de 20. Au fond nous vîmes un siège qu’on nomme le trône de Jupiter, et sur les parois cette inscription tracée en anciens caractères : c’est ici le tombeau de Zan (20).
Comme il était établi que le dieu se manifestait, dans le souterrain sacré, à ceux qui venaient le consulter, des hommes d’esprit profitèrent de cette erreur pour éclairer ou pour séduire les peuples. On prétend en effet que Minos, Epiménide et Pythagore, voulant donner une sanction divine à leurs lois ou à leurs dogmes, descendirent dans la caverne, et s’y tinrent plus ou moins de temps renfermés.
De là nous allâmes à la ville de Gortyne, l’une des principales du pays ; elle est située au commencement d’une plaine très fertile. En arrivant, nous assistâmes au jugement d’un homme accusé d’adultère. Il en fut convaincu ; on le traita comme le vil esclave des sens. Déchu des privilèges de citoyen, il parut en public avec une couronne de laine, symbole d’un caractère efféminé, et fut obligé de payer une somme considérable.
On nous fit monter sur une colline par un chemin très rude, jusqu’à l’ouverture d’une caverne, dont l’intérieur présente à chaque pas des circuits et des sinuosités sans nombre. C’est là surtout qu’on connaît le danger d’une première faute ; c’est là que l’erreur d’un moment peut coûter la vie au voyageur indiscret. Nos guides, à qui une longue expérience avait appris à connaître tous les replis de ces retraites obscures, s’étaient armés de flambeaux.
Nous suivîmes une espèce d’allée, assez large pour y laisser passer deux ou trois hommes de front, haute en certains endroits de 7 à 8 pieds ; en d’autres, de 2 ou 3 seulement. Après avoir marché ou rampé pendant l’espace d’environ 1200 pas, nous trouvâmes deux salles presque rondes, ayant chacune 24 pieds de diamètre, sans autre issue que celle qui nous y avait conduits, toutes deux taillées dans le roc, ainsi qu’une partie de l’allée que nous venions de parcourir.
Nos conducteurs prétendaient que cette vaste caverne était précisément ce fameux labyrinthe où Thésée mit à mort le Minotaure que Minos y tenait renfermé. Ils ajoutaient que dans l’origine, le labyrinthe ne fut destiné qu’à servir de prison (21).
Dans les pays de montagnes, le défaut de cartes topographiques nous obligeait souvent à gagner une hauteur pour reconnaître la position respective des lieux. Le sommet du mont Ida nous présentait une station favorable.
Nous prîmes des provisions pour quelques jours. Une partie de la route se fait à cheval, et l’autre à pied. On visite, en montant, les antres où s’étaient établis les premiers habitants de la Crète. On traverse des bois de chênes, d’érables et de cèdres. Nous étions frappés de la grosseur des cyprès, de la hauteur des arbousiers et des andrachnés. À mesure qu’on avance, le chemin devient plus escarpé, le pays plus désert. Nous marchions quelquefois sur les bords des précipices, et pour comble d’ennui, il fallait supporter les froides réflexions de notre hôte. Il comparait les diverses régions de la montagne, tantôt aux différents âges de la vie, tantôt aux dangers de l’élévation, et aux vicissitudes de la fortune. Eussiez-vous pensé, disait-il, que cette masse énorme, qui occupe au milieu de notre île un espace de 600 stades de circonférence (22), qui a successivement offert à nos regards des forêts superbes, des vallées et des prairies délicieuses, des animaux sauvages et paisibles, des sources abondantes qui vont au loin fertiliser nos campagnes, se terminerait par quelques rochers, sans cesse battus des vents, sans cesse couverts de neiges et de glaces ?
La Crète doit être comptée parmi les plus grandes îles connues. Sa longueur d’orient en occident est, à ce qu’on prétend, de 2.500 stades (23) ; dans son milieu, elle en a environ 400 de largeur (24) ; beaucoup moins partout ailleurs. Au midi, la mer de Libye baigne ses côtes ; au nord, la mer Égée : à l’est elle s’approche de l’Asie ; à l’ouest, de l’Europe. Sa surface est hérissée de montagnes, dont quelques-unes, moins élevées que le mont Ida, sont néanmoins d’une très grande hauteur : on distingue dans sa partie occidentale les monts blancs, qui forment une chaîne de 300 stades de longueur (25).
Sur les rivages de la mer, et dans l’intérieur des terres, de riches prairies sont couvertes de troupeaux nombreux ; des plaines bien cultivées présentent successivement d’abondantes moissons de blé, de vin, d’huile, de miel, et de fruits de toute espèce. L’île produit quantité de plantes salutaires ; les arbres y sont très vigoureux ; les cyprès s’y plaisent beaucoup ; ils croissent, à ce qu’on dit, au milieu des neiges éternelles qui couronnent les monts blancs, et qui leur ont fait donner ce nom.
La Crète était fort peuplée du temps d’Homère. On y comptait 90 ou 100 villes. Je ne sais si le nombre en a depuis augmenté ou diminué. On prétend que les plus anciennes furent construites sur les flancs des montagnes, et que les habitants descendirent dans les plaines, lorsque les hivers devinrent plus rigoureux et plus longs. J’ai déjà remarqué dans mon voyage de Thessalie, qu’on se plaignait à Larisse de l’augmentation successive du froid (26).
Le pays étant partout montueux et inégal, la course à cheval est moins connue des habitants que la course à pied ; et par l’exercice continuel qu’ils font de l’arc et de la fronde dès leur enfance, ils sont devenus les meilleurs archers, et les plus habiles frondeurs de la Grèce.
L’île est d’un difficile accès. La plupart de ses ports sont exposés aux coups de vent ; mais comme il est aisé d’en sortir avec un temps favorable, on pourrait y préparer des expéditions pour toutes les parties de la terre. Les vaisseaux, qui partent du promontoire le plus oriental, ne mettent que 3 ou 4 jours pour aborder en Égypte. Il ne leur en faut que 10 pour se rendre au Palus Méotide au dessus du Pont-Euxin.
La position des crétois au milieu des nations connues, leur extrême population, et les richesses de leur sol, font présumer que la nature les avait destinés à ranger toute la Grèce sous leur obéissance. Dès avant la guerre de Troie, ils soumirent une partie des îles de la mer Égée, et s’établirent sur quelques côtes de l’Asie et de l’Europe. Au commencement de cette guerre, 80 de leurs vaisseaux abordèrent sur les rives d’Ilium, sous les ordres d’Idoménée et de Mérion. Bientôt après, l’esprit des conquêtes s’éteignit parmi eux, et dans ces derniers temps, il a été remplacé par des sentiments qu’on aurait de la peine à justifier. Lors de l’expédition de Xerxès, ils obtinrent de la Pythie une réponse qui les dispensait de secourir la Grèce ; et pendant la guerre du Péloponnèse, guidés, non par un principe de justice, mais par l’appât du gain, ils mirent à la solde des athéniens un corps de frondeurs et d’archers, que ces derniers leur avaient demandés.
Tel ne fut jamais l’esprit de leurs lois, de ces lois d’autant plus célèbres, qu’elles en ont produit de plus belles encore. Regrettons de ne pouvoir citer ici tous ceux qui, parmi eux, s’occupèrent de ce grand objet ; prononçons du moins avec respect le nom de Rhadamanthe, qui, dès les plus anciens temps, jeta les fondements de la législation, et celui de Minos qui éleva l’édifice.
Lycurgue emprunta des crétois l’usage des repas en commun, les règles sévères de l’éducation publique, et plusieurs autres articles qui semblent établir une conformité parfaite entre ses lois et celles de Crète. Pourquoi donc les crétois ont-ils plus tôt et plus honteusement dégénéré de leurs institutions que les spartiates ? Si je ne me trompe, en voici les principales causes.
1° dans un pays entouré de mers ou de montagnes qui le séparent des régions voisines, il faut que chaque peuplade sacrifie une partie de sa liberté pour conserver l’autre, et qu’afin de se protéger mutuellement, leurs intérêts se réunissent dans un centre commun. Sparte étant devenue, par la valeur de ses habitants, ou par les institutions de Lycurgue, la capitale de la Laconie, on vit rarement s’élever des troubles dans la province. Mais en Crète, les villes de Cnosse, de Gortyne, de Cydonie, de Phestus, de Lyctos, et quantité d’autres, forment autant de républiques indépendantes, jalouses, ennemies, toujours en état de guerre les unes contre les autres. Quand il survient une rupture entre les peuples de Cnosse et de Gortyne sa rivale, l’île est pleine de factions ; quand ils sont unis, elle est menacée de la servitude.
2° à la tête de chacune de ces républiques, dix magistrats, nommés Cosmes (27), sont chargés de l’administration, et commandent les armées. Ils consultent le sénat, et présentent les décrets, qu’ils dressent de concert avec cette compagnie, à l’assemblée du peuple, qui n’a que le privilège de les confirmer. Cette constitution renferme un vice essentiel. Les Cosmes ne sont choisis que dans une certaine classe de citoyens ; et comme après leur année d’exercice, ils ont le droit exclusif de remplir les places vacantes dans le sénat, il arrive qu’un petit nombre de familles, revêtues de toute l’autorité, refusent d’obéir aux lois, exercent, en se réunissant, le pouvoir le plus despotique, et donnent lieu, en se divisant, aux plus cruelles séditions.
3° les lois de Lycurgue établissent l’égalité des fortunes parmi les citoyens, et la maintiennent par l’interdiction du commerce et de l’industrie ; celles de Crète permettent à chacun d’augmenter son bien. Les premières défendent toute communication avec les nations étrangères : ce trait de génie avait échappé aux législateurs de Crète. Cette île, ouverte aux commerçants et aux voyageurs de tous les pays, reçut de leurs mains la contagion des richesses et celle des exemples. Il semble que Lycurgue fonda de plus justes espérances sur la sainteté des mœurs que sur la beauté des lois : qu’en arriva-t-il ? Dans aucun pays, les lois n’ont été aussi respectées qu’elles le furent par les magistrats et par les citoyens de Sparte. Les législateurs de Crète paraissent avoir plus compté sur les lois que sur les mœurs, et s’être plus donné de soins pour punir le crime que pour le prévenir : injustices dans les chefs, corruption dans les particuliers, voilà ce qui résulta de leurs règlements.
La loi du syncrétisme, qui ordonne à tous les habitants de l’île de se réunir, si une puissance étrangère y tentait une descente, ne saurait les défendre, ni contre leurs divisions, ni contre les armes de l’ennemi, parce qu’elle ne ferait que suspendre les haines, au lieu de les éteindre, et qu’elle laisserait subsister trop d’intérêts particuliers dans une confédération générale.
On nous parla de plusieurs crétois qui se sont distingués en cultivant la poésie ou les arts. Epiménide, qui, par certaines cérémonies religieuses se vantait de détourner le courroux céleste, devint beaucoup plus célèbre que Myson qui ne fut mis qu’au nombre des sages.
En plusieurs endroits de la Grèce, on conserve avec respect de prétendus monuments de la plus haute antiquité : à Chéronée le sceptre d’Agamemnon, ailleurs la massue d’Hercule et la lance d’Achille ; mais j’étais plus jaloux de découvrir dans les maximes et dans les usages d’un peuple, les débris de son ancienne sagesse. Les crétois ne mêlent jamais les noms des dieux dans leurs serments. Pour les prémunir contre les dangers de l’éloquence, on avait défendu l’entrée de l’île aux professeurs de l’art oratoire. Quoiqu’ils soient aujourd’hui plus indulgents à cet égard, ils parlent encore avec la même précision que les spartiates, et sont plus occupés des pensées que des mots. Je fus témoin d’une querelle survenue entre deux cnossiens. L’un dans un accès de fureur dit à l’autre : « puisse-tu vivre en mauvaise compagnie ! » Et le quitta aussitôt. On m’apprit que c’était la plus forte imprécation à faire contre son ennemi.
Il en est qui tiennent une espèce de registre des jours heureux et des jours malheureux ; et comme ils ne comptent la durée de leur vie, que d’après le calcul des premiers, ils ordonnent d’inscrire sur leurs tombeaux cette formule singulière : « ci gît un tel, qui exista pendant tant d’années, et qui en vécut tant. »
Un vaisseau marchand et une galère à trois rangs de rames devaient partir incessamment du port de Cnosse, pour se rendre à Samos. Le premier, à cause de sa forme ronde, faisait moins de chemin que le second. Nous le préférâmes, parce qu’il devait toucher aux îles où nous voulions descendre.
Nous formions une société de voyageurs qui ne pouvaient se lasser d’être ensemble. Tantôt rasant la côte, nous étions frappés de la ressemblance et de la variété des aspects ; tantôt, moins distraits par les objets extérieurs, nous agitions avec chaleur des questions qui au fond ne nous intéressaient guère ; quelquefois des sujets de philosophie, de littérature et d’histoire remplissaient nos loisirs. On s’entretint un jour du pressant besoin que nous avons de répandre au dehors les fortes émotions qui agitent nos âmes. L’un de nous rapporta cette réflexion du philosophe Archytas : « qu’on vous élève au haut des cieux, vous serez ravi de la grandeur et de la beauté du spectacle ; mais aux transports de l’admiration succédera bientôt le regret amer de ne pouvoir les partager avec personne. » Dans cette conversation, je recueillis quelques autres remarques. En Perse, il n’est pas permis de parler des choses qu’il n’est pas permis de faire. — Les vieillards vivent plus de ressouvenirs que d’espérances. — Combien de fois un ouvrage annoncé et prôné d’avance a trompé l’attente du public !
Un autre jour, on traitait d’infâme ce citoyen d’Athènes qui donna son suffrage contre Aristide, parce qu’il était ennuyé de l’entendre sans cesse appeler le juste. Je sens, répondit Protésilas, que dans un moment d’humeur j’eusse fait la même chose que cet athénien ; mais auparavant, j’aurais dit à l’assemblée générale : Aristide est juste ; je le suis autant que lui ; d’autres le sont autant que moi. Quel droit avez-vous de lui accorder exclusivement un titre qui est la plus noble des récompenses ? Vous vous ruinez en éloges ; et ces brillantes dissipations ne servent qu’à corrompre les vertus éclatantes, qu’à décourager les vertus obscures. J’estime Aristide et je le condamne, non que je le croie coupable, mais parce qu’à force de m’humilier, vous m’avez forcé d’être injuste. Il fut ensuite question de Timon qu’on surnomma le misanthrope, et dont l’histoire tient en quelque façon à celle des mœurs. Personne de la compagnie ne l’avait connu ; tous en avaient ouï parler diversement à leurs pères. Les uns en faisaient un portrait avantageux, les autres le peignaient de noires couleurs. Au milieu de ces contradictions, on présenta une formule d’accusation, semblable à celles qu’on porte aux tribunaux d’Athènes, et conçue en ces termes :  « Stratonicus accuse Timon d’avoir haï tous les hommes ; pour peine, la haine de tous les hommes. » On admit la cause, et Philotas fut constitué défenseur de Timon. Je vais donner l’extrait des moyens employés de part et d’autre. Je défère à votre tribunal, dit Stratonicus, un caractère féroce et perfide. Quelques amis de Timon ayant, à ce qu’on prétend, payé ses bienfaits d’ingratitude, tout le genre humain devint l’objet de sa vengeance. Il l’exerçait sans cesse contre les opérations du gouvernement, contre les actions des particuliers. Comme si toutes les vertus devaient expirer avec lui, il ne vit plus sur la terre que des impostures et des crimes ; et dès ce moment, il fut révolté de la politesse des athéniens, et plus flatté de leur mépris que de leur estime. Aristophane, qui le connaissait, nous le représente comme entouré d’une enceinte d’épines qui ne permettait pas de l’approcher ; il ajoute qu’il fut détesté de tout le monde, et qu’on le regardait comme le rejeton des furies.
Ce n’était pas assez encore ; il a trahi sa patrie ; j’en fournis la preuve. Alcibiade venait de faire approuver par l’assemblée générale des projets nuisibles à l’état : « courage, mon fils, lui dit Timon. Je te félicite de tes succès ; continue, et tu perdras la république. » Quelle horreur ! Et qui oserait prendre la défense d’un tel homme ?
Le sort m’a chargé de ce soin, répondit Philotas, et je vais m’en acquitter. Remarquons d’abord l’effet que produisirent les paroles de Timon sur le grand nombre d’athéniens qui accompagnaient Alcibiade. Quelques-uns, à la vérité, l’accablèrent d’injures ; mais d’autres prirent le parti d’en rire ; et les plus éclairés en furent frappés comme d’un trait de lumière. Ainsi Timon prévit le danger, en avertit, et ne fut point écouté. Pour le noircir encore plus, vous avez cité Aristophane, sans vous apercevoir que son témoignage suffit pour justifier l’accusé. « C’est ce Timon, dit le poète, c’est cet homme exécrable et issu des furies, qui vomit sans cesse des imprécations contre les scélérats. » Vous l’entendez, Stratonicus ; Timon ne fut coupable que pour s’être déchaîné contre des hommes pervers. Il parut dans un temps où les mœurs anciennes luttaient encore contre des passions liguées pour les détruire. C’est un moment redoutable pour un état. C’est alors que dans les caractères faibles, et jaloux de leur repos, les vertus sont indulgentes et se prêtent aux circonstances ; que dans les caractères vigoureux, elles redoublent de sévérité, et se rendent quelquefois odieuses par une inflexible roideur. Timon joignait à beaucoup d’esprit et de probité, les lumières de la philosophie ; mais aigri peut-être par le malheur, peut-être par les progrès rapides de la corruption, il mit tant d’âpreté dans ses discours et dans ses formes, qu’il aliéna tous les esprits. Il combattait pour la même cause que Socrate qui vivait de son temps, que Diogène avec qui on lui trouve bien des rapports. Leur destinée a dépendu de leurs différents genres d’attaque. Diogène combat les vices avec le ridicule, et nous rions avec lui ; Socrate les poursuivit avec les armes de la raison, et il lui en coûta la vie ; Timon, avec celles de l’humeur : il cessa d’être dangereux, et fut traité de misanthrope, expression nouvelle alors, qui acheva de le décréditer auprès de la multitude, et le perdra peut-être auprès de la postérité.
Je ne puis croire que Timon ait enveloppé tout le genre humain dans sa censure. Il aimait les femmes. Non, reprit Stratonicus aussitôt ; il ne connut pas l’amour, puisqu’il ne connut pas l’amitié. Rappelez-vous ce qu’il dit à cet athénien qu’il semblait chérir, et qui, dans un repas, tête à tête avec lui, s’étant écrié : ô Timon, l’agréable souper ! N’en reçut que cette réponse outrageante : oui, si vous n’en étiez pas.
Ce ne fut peut-être, dit Philotas, qu’une plaisanterie amenée par la circonstance. Ne jugez pas Timon d’après de faibles rumeurs accréditées par ses ennemis ; mais d’après ces effusions de cœur que lui arrachait l’indignation de sa vertu, et dont l’originalité ne peut jamais déplaire aux gens de goût. Car de la part d’un homme qu’entraîne trop loin l’amour du bien public, les saillies de l’humeur sont piquantes, parce qu’elles dévoilent le caractère en entier. Il monta un jour à la tribune. Le peuple, surpris de cette soudaine apparition, fit un grand silence : « athéniens, dit-il, j’ai un petit terrain ; je vais y bâtir ; il s’y trouve un figuier ; je dois l’arracher. Plusieurs citoyens s’y sont pendus ; si la même envie prend à quelqu’un de vous, je l’avertis qu’il n’a pas un moment à perdre. »
Stratonicus, qui ne savait pas cette anecdote, en fut si content, qu’il se désista de son accusation. Cependant on recueillit les avis, et l’on décida que, par l’amertume de son zèle, Timon perdit l’occasion de contribuer au salut de la morale ; que néanmoins une vertu intraitable est moins dangereuse qu’une lâche complaisance, et que si la plupart des athéniens avaient eu pour les scélérats la même horreur que Timon, la république subsisterait encore dans son ancienne splendeur.
Après ce jugement, on parut étonné de ce que les Grecs n’avaient point élevé de temples à l’amitié : je le suis bien plus, dit Lysis, de ce qu’ils n’en ont jamais consacré à l’amour. Quoi, point de fêtes ni de sacrifices pour le plus ancien et le plus beau des dieux ! Alors s’ouvrit une carrière immense que l’on parcourut plusieurs fois. On rapportait sur la nature de l’amour les traditions anciennes, les opinions des modernes. On n’en reconnaissait qu’un ; on en distinguait plusieurs ; on n’en admettait que deux, l’un céleste et pur, l’autre terrestre et grossier. On donnait ce nom au principe qui ordonna les parties de la matière agitées dans le chaos, à l’harmonie qui règne dans l’univers, aux sentiments qui rapprochent les hommes. Fatigué de tant de savoir et d’obscurités, je priai les combattants de réduire cette longue dispute à un point unique. Regardez-vous, leur dis-je, l’amour comme un dieu ? Non, répondit Stratonicus ; c’est un pauvre qui demande l’aumône. Il commençait à développer sa pensée, lorsque un effroi mortel s’empara de lui. Le vent soufflait avec violence ; notre pilote épuisait vainement les ressources de son art. Lysis, que Stratonicus n’avait cessé d’importuner de questions, saisit ce moment pour lui demander quels étaient les bâtiments où l’on court le moins de risques ; si c’étaient les ronds ou les longs. Ceux qui sont à terre, répondit-il. Ses vœux furent bientôt comblés ; un coup de vent nous porta dans le port de Cos. Nous sautâmes sur le rivage, et l’on mit le navire à sec.
Cette île est petite, mais très agréable. À l’exception de quelques montagnes qui la garantissent des vents impétueux du midi, le pays est uni et d’une grande fécondité. Un tremblement de terre ayant détruit une partie de l’ancienne ville, et les habitants se trouvant ensuite déchirés par des factions, la plupart vinrent, il y a quelques années, s’établir au pied d’un promontoire, à 40 stades (28) du continent de l’Asie. Rien de si riche en tableaux que cette position ; rien de si magnifique que le port, les murailles, et l’intérieur de la nouvelle ville. Le célèbre temple d’Esculape, situé dans le faubourg, est couvert d’offrandes, tribut de la reconnaissance des malades ; et d’inscriptions qui indiquent, et les maux dont ils étaient affligés, et les remèdes qui les en ont délivrés.
Un plus noble objet fixait notre attention. C’est dans cette île que naquit Hippocrate, la première année de la 80e olympiade (29). Il était de la famille des Asclépiades, qui, depuis plusieurs siècles, conserve la doctrine d’Esculape, auquel elle rapporte son origine. Elle a formé trois écoles, établies, l’une à Rhodes, la seconde à Cnide, et la troisième à Cos. Il reçut de son père Héraclide les éléments des sciences ; et convaincu bientôt que, pour connaître l’essence de chaque corps en particulier, il faudrait remonter aux principes constitutifs de l’univers, il s’appliqua tellement à la physique générale, qu’il tient un rang honorable parmi ceux qui s’y sont le plus distingués. Les intérêts de la médecine se trouvaient alors entre les mains de deux classes d’hommes qui travaillaient, à l’insu l’une de l’autre, à lui ménager un triomphe éclatant. D’un côté, les philosophes ne pouvaient s’occuper du système général de la nature, sans laisser tomber quelques regards sur le corps humain, sans assigner à certaines causes, les vicissitudes qu’il éprouve souvent ; d’un autre côté, les descendants d’Esculape traitaient les maladies suivant des règles confirmées par de nombreuses guérisons, et leurs trois écoles se félicitaient à l’envi de plusieurs excellentes découvertes. Les philosophes discouraient, les Asclépiades agissaient. Hippocrate, enrichi des connaissances des uns et des autres, conçut une de ces grandes et importantes idées qui servent d’époques à l’histoire du génie ; ce fut d’éclairer l’expérience par le raisonnement, et de rectifier la théorie par la pratique. Dans cette théorie néanmoins, il n’admit que les principes relatifs aux divers phénomènes que présente le corps humain, considéré dans les rapports de maladie et de santé.
À la faveur de cette méthode, l’art élevé à la dignité de la science, marcha d’un pas plus ferme dans la route qui venait de s’ouvrir ; et Hippocrate acheva paisiblement une révolution qui a changé la face de la médecine. Je ne m’étendrai ni sur les heureux essais de ses nouveaux remèdes, ni sur les prodiges qu’ils opérèrent dans tous les lieux honorés de sa présence, et surtout en Thessalie, où, après un long séjour, il mourut, peu de temps avant mon arrivée dans la Grèce. Mais je dirai que ni l’amour du gain, ni le désir de la célébrité, ne l’avaient conduit en des climats éloignés. D’après tout ce qu’on m’a rapporté de lui, je n’ai aperçu dans son âme, qu’un sentiment, l’amour du bien ; et dans le cours de sa longue vie, qu’un seul fait, le soulagement des malades.
Il a laissé plusieurs ouvrages. Les uns ne sont que les journaux des maladies qu’il avait suivies ; les autres contiennent les résultats de son expérience et de celle des siècles antérieurs ; d’autres enfin traitent des devoirs du médecin, et de plusieurs parties de la médecine ou de la physique ; tous doivent être médités avec attention, parce que l’auteur se contente souvent d’y jeter les semences de sa doctrine, et que son style est toujours concis : mais il dit beaucoup de choses en peu de mots, ne s’écarte jamais de son but, et pendant qu’il y court, il laisse sur sa route des traces de lumière plus ou moins aperçues, suivant que le lecteur est plus ou moins éclairé. C’était la méthode des anciens philosophes, plus jaloux d’indiquer des idées neuves, que de s’appesantir sur les idées communes.
Ce grand homme s’est peint dans ses écrits. Rien de si touchant que cette candeur avec laquelle il rend compte de ses malheurs et de ses fautes. Ici, vous lirez les listes des malades qu’il avait traités pendant une épidémie, et dont la plupart étaient morts entre ses bras. Là, vous le verrez auprès d’un thessalien blessé d’un coup de pierre à la tête. Il ne s’aperçut pas d’abord qu’il fallait recourir à la voie du trépan. Des signes funestes l’avertirent enfin de sa méprise. L’opération fut faite le quinzième jour, et le malade mourut le lendemain. C’est de lui-même que nous tenons ces aveux ; c’est lui qui, supérieur à toute espèce d’amour-propre, voulut que ses erreurs mêmes fussent des leçons.
Peu content d’avoir consacré ses jours au soulagement des malheureux, et déposé dans ses écrits les principes d’une science dont il fut le créateur, il laissa, pour l’institution du médecin, des règles dont je vais donner une légère idée.
La vie est si courte, et l’art que nous exerçons exige une si longue étude, qu’il faut, dès sa plus tendre jeunesse, en commencer l’apprentissage. Voulez-vous former un élève ? Assurez-vous lentement de sa vocation. A-t-il reçu de la nature un discernement exquis, un jugement sain, un caractère mêlé de douceur et de fermeté, le goût du travail, et du penchant pour les choses honnêtes ? Concevez des espérances. Souffre-t-il des souffrances des autres ? Son âme compatissante aime-t-elle à s’attendrir sur les maux de l’humanité ? Concluez-en qu’il se passionnera pour un art qui apprend à secourir l’humanité.
Accoutumez de bonne heure ses mains aux opérations de la chirurgie (30), excepté à celle de la taille, qu’on doit abandonner aux artistes de profession. Faites-lui parcourir successivement le cercle des sciences ; que la physique lui prouve l’influence du climat sur le corps humain ; et lorsque, pour augmenter ses connaissances, il jugera à propos de voyager en différentes villes, conseillez-lui d’observer scrupuleusement la situation des lieux, les variations de l’air, les eaux qu’on y boit, les aliments dont on s’y nourrit, en un mot toutes les causes qui portent le trouble dans l’économie animale. Vous lui montrerez, en attendant, à quels signes avant-coureurs on reconnaît les maladies, par quel régime on peut les éviter, par quels remèdes on doit les guérir.
Quand il sera instruit de vos dogmes, clairement exposés dans des conférences réglées, et réduits, par vos soins, en maximes courtes et propres à se graver dans la mémoire, il faudra l’avertir, que l’expérience toute seule est moins dangereuse que la théorie dénuée d’expérience ; qu’il est temps d’appliquer les principes généraux aux cas particuliers, qui, variant sans cesse, ont souvent égaré les médecins par des ressemblances trompeuses ; que ce n’est, ni dans la poussière de l’école, ni dans les ouvrages des philosophes et des praticiens, qu’on apprend l’art d’interroger la nature, et l’art plus difficile d’attendre sa réponse. Il ne la connaît pas encore cette nature, il l’a considérée jusqu’ici dans sa vigueur, et parvenant à ses fins sans obstacle. Vous le conduirez dans ces séjours de douleur, où, déjà couverte des ombres de la mort, exposée aux attaques violentes de l’ennemi, tombant, se relevant pour tomber encore, elle montre à l’œil attentif ses besoins et ses ressources. Témoin et effrayé de ce combat, le disciple vous verra épier et saisir le moment qui peut fixer la victoire, et décider de la vie du malade. Si vous quittez pour quelques instants le champ de bataille, vous lui ordonnerez d’y rester, de tout observer, et de vous rendre compte ensuite, et des changements arrivés pendant votre absence, et de la manière dont il a cru devoir y remédier.
C’est en l’obligeant d’assister fréquemment à ces spectacles terribles et instructifs, que vous l’initierez, autant qu’il est possible, dans les secrets intimes de la nature et de l’art. Mais ce n’est pas assez encore. Quand, pour un léger salaire, vous l’adoptâtes pour disciple, il jura de conserver dans ses mœurs et dans ses fonctions, une pureté inaltérable. Qu’il ne se contente pas d’en avoir fait le serment. Sans les vertus de son état, il n’en remplira jamais les devoirs. Quelles sont ces vertus ? Je n’en excepte presque aucune, puisque son ministère a cela d’honorable, qu’il exige presque toutes les qualités de l’esprit et du cœur. En effet, si l’on n’était assuré de sa discrétion et de sa sagesse, quel chef de famille ne craindrait pas, en l’appelant, d’introduire un espion ou un intrigant dans sa maison, un corrupteur auprès de sa femme ou de ses filles ? Comment compter sur son humanité, s’il n’aborde ses malades qu’avec une gaieté révoltante, ou qu’avec une humeur brusque et chagrine ; sur sa fermeté, si par une servile adulation, il ménage leur dégoût, et cède à leurs caprices ; sur sa prudence, si, toujours occupé de sa parure, toujours couvert d’essences et d’habits magnifiques, on le voit errer de ville en ville, pour y prononcer en l’honneur de son art, des discours étayés du témoignage des poètes ; sur ses lumières, si, outre cette justice générale que l’honnête homme observe à l’égard de tout le monde, il ne possède pas celle que le sage exerce sur lui-même, et qui lui apprend qu’au milieu du plus grand savoir, se trouve encore plus de disette que d’abondance ; sur ses intentions, s’il est dominé par un fol orgueil, et par cette basse envie qui ne fut jamais le partage de l’homme supérieur ; si, sacrifiant toutes les considérations à sa fortune, il ne se dévoue qu’au service des gens riches ; si, autorisé par l’usage à régler ses honoraires dès le commencement de la maladie, il s’obstine à terminer le marché, quoique le malade empire d’un moment à l’autre ?
Ces vices et ces défauts caractérisent surtout ces hommes ignorants et présomptueux dont la Grèce est remplie, et qui dégradent le plus noble des arts, en trafiquant de la vie et de la mort des hommes ; imposteurs d’autant plus dangereux, que les lois ne sauraient les atteindre, et que l’ignominie ne peut les humilier.
Quel est donc le médecin qui honore sa profession ? Celui qui a mérité l’estime publique par un savoir profond, une longue expérience, une exacte probité, et une vie sans reproche ; celui, aux yeux duquel tous les malheureux étant égaux, comme tous les hommes le sont aux yeux de la divinité, accourt avec empressement à leur voix, sans acception de personnes, leur parle avec douceur, les écoute avec attention, supporte leurs impatiences, et leur inspire cette confiance, qui suffit quelquefois pour les rendre à la vie ; qui, pénétré de leurs maux, en étudie avec opiniâtreté la cause et les progrès, n’est jamais troublé par des accidents imprévus, se fait un devoir d’appeler au besoin quelques-uns de ses confrères, pour s’éclairer de leurs conseils ; celui enfin qui, après avoir lutté de toutes ses forces contre la maladie, est heureux et modeste dans le succès, et peut du moins se féliciter dans les revers, d’avoir suspendu des douleurs, et donné des consolations.
Tel est le médecin philosophe qu’Hippocrate comparait à un dieu, sans s’apercevoir qu’il le retraçait en lui-même. Des gens, qui, par l’excellence de leur mérite, étaient faits pour reconnaître la supériorité du sien, m’ont souvent assuré que les médecins le regarderont toujours comme le premier et le plus habile de leurs législateurs, et que sa doctrine, adoptée de toutes les nations, opérera encore des milliers de guérisons après des milliers d’années. Si la prédiction s’accomplit, les plus vastes empires ne pourront pas disputer à la petite île de Cos la gloire d’avoir produit l’homme le plus utile à l’humanité ; et aux yeux des sages, les noms des plus grands conquérants s’abaisseront devant celui d’Hippocrate. Après avoir visité quelques-unes des îles qui sont aux environs de Cos, nous partîmes pour Samos.

CHAPITRE 74

Description de Samos.

Lorsque on entre dans la rade de Samos, on voit à droite, le promontoire de Neptune, surmonté d’un temple consacré à ce dieu ; à gauche, le temple de Junon, et plusieurs beaux édifices parsemés à travers les arbres dont les bords de l’Imbrasus sont ombragés ; en face, la ville située en partie le long du rivage de la mer, en partie sur le penchant d’une montagne qui s’élève du côté du nord.
L’île a 609 stades de circonférence (31). À l’exception du vin, les productions de la terre y sont aussi excellentes que les perdrix et les différentes espèces de gibier, qui s’y trouvent en grande quantité. Les montagnes couvertes d’arbres et d’une éternelle verdure, font jaillir de leurs pieds des sources qui fertilisent les campagnes voisines.
La ville se distingue parmi toutes celles que possèdent les Grecs et les barbares sur le continent voisin. On s’empressa de nous en montrer les singularités. L’aqueduc, le môle et le temple de Junon, attirèrent notre attention.
Non loin des remparts, vers le nord, est une grotte taillée à mains d’hommes, dans une montagne qu’on a percée de part en part. La longueur de cette grotte est de 7 stades ; sa hauteur, ainsi que sa largeur, de 8 pieds (32). Dans toute son étendue, est creusé un canal large de 3 pieds, profond de 20 coudées (33). Des tuyaux, placés au fond du canal, amènent à Samos les eaux d’une source abondante, qui coule derrière la montagne.
Le môle est une chaussée destinée à mettre le port et les vaisseaux à l’abri du vent du midi. Sa hauteur est d’environ 20 orgyes, sa longueur de plus de deux stades (34).
À droite de la ville, dans le faubourg, est le temple de Junon, construit, à ce qu’on prétend, vers les temps de la guerre de Troie, reconstruit dans ces derniers siècles par l’architecte Rhécus : il est d’ordre dorique. Je n’en ai pas vu de plus vaste. On en connaît de plus élégants (35). Il est situé non loin de la mer, sur les bords de l’Imbrasus, dans le lieu même que la déesse honora de ses premiers regards. On croit en effet qu’elle vint au monde sous un de ces arbustes, nommés agnus castus, très fréquents le long de la rivière. Cet édifice, si célèbre et si respectable, a toujours joui du droit d’asile.
La statue de Junon nous offrit les premiers essais de la sculpture ; elle est de la main de Smilis, un des plus anciens artistes de la Grèce. Le prêtre qui nous accompagnait, nous dit qu’auparavant un simple soliveau recevait en ces lieux saints l’hommage des Samiens ; que les dieux étaient alors partout représentés par des troncs d’arbres, ou par des pierres, soit quarrées, soit de forme conique ; que ces simulacres grossiers subsistent, et sont même encore vénérés, dans plusieurs temples anciens et modernes, et desservis par des ministres aussi ignorants que ces scythes barbares qui adorent un cimeterre. Quoique piqué de cette réflexion, je lui représentai doucement que les troncs d’arbres et les pierres ne furent jamais l’objet immédiat du culte, mais seulement des signes arbitraires, auprès desquels se rassemblait la nation pour adresser ses vœux à la divinité. Cela ne suffit pas, répondit-il, il faut qu’elle paraisse revêtue d’un corps semblable au nôtre, et avec des traits plus augustes et plus imposants. Voyez avec quel respect on se prosterne devant les statues du Jupiter d’Olympie et de la Minerve d’Athènes. C’est, repris-je, qu’elles sont couvertes d’or et d’ivoire. En faisant les dieux à notre image, au lieu d’élever l’esprit du peuple, vous n’avez cherché qu’à frapper ses sens, et de là vient que sa piété n’augmente qu’à proportion de la beauté, de la grandeur et de la richesse des objets exposés à sa vénération. Si vous embellissiez votre Junon, quelque grossier qu’en soit le travail, vous verriez les offrandes se multiplier. Le prêtre en convint. Nous lui demandâmes ce que signifiaient deux paons de bronze placés aux pieds de la statue ; il nous dit que ces oiseaux se plaisent à Samos, qu’on les a consacrés à Junon, qu’on les a représentés sur la monnaie courante, et que de cette île ils ont passé dans la Grèce. Nous demandâmes à quoi servait une caisse d’où s’élevait un arbuste. C’est, répondit-il, le même agnus castus qui servit de berceau à la déesse. Il a toute sa fraîcheur, ajouta-t-il, et cependant il est plus vieux que l’olivier d’Athènes, le palmier de Délos, le chêne de Dodone, l’olivier sauvage d’Olympie, le platane qu’Agamemnon planta de ses propres mains à Delphes, et tous ces arbres sacrés que l’on conserve, depuis tant de siècles, en différents temples (36).
Nous demandâmes pourquoi la déesse était vêtue d’un habit de noces. Il répondit : c’est à Samos qu’elle épousa Jupiter. La preuve en est claire : nous avons une fête, où nous célébrons l’anniversaire de leur hymen. On le célèbre aussi, dit Stratonicus, dans la ville de Cnosse en Crète, et les prêtres m’ont assuré qu’il fut conclu sur les bords du fleuve Théron. Je vous avertis encore que les prêtresses d’Argos veulent ravir à votre île l’honneur d’avoir donné le jour à la déesse ; comme d’autres pays se disputent celui d’avoir été le berceau de Jupiter. Je serais embarrassé, si j’avais à chanter sur ma lyre ou leur naissance, ou leur mariage. Point du tout, répondit cet homme ; vous vous conformeriez à la tradition du pays ; les poètes ne sont pas si scrupuleux. Mais, repris-je, les ministres des autels devraient l’être davantage. Adopter des opinions fausses et absurdes, n’est qu’un défaut de lumières ; en adopter de contradictoires et d’inconséquentes, c’est un défaut de logique, et alors on ne doit pas reprocher aux scythes de se prosterner devant un cimeterre.
Vous me paraissez instruit, répondit le prêtre, et je vais vous révéler notre secret. Quand nous parlons de la naissance des dieux, nous entendons le temps où leur culte fut reçu dans un pays ; et par leur mariage, l’époque où le culte de l’un fut associé à celui d’un autre. Et qu’entendez-vous par leur mort, lui dit Stratonicus ? Car j’ai vu le tombeau de Jupiter en Crète. Nous avons recours à une autre solution, répondit le prêtre. Les dieux se manifestent quelquefois aux hommes, revêtus de nos traits ; et après avoir passé quelque temps avec eux, pour les instruire, ils disparaissent et retournent aux cieux. C’est en Crète, surtout, qu’ils avaient autrefois coutume de descendre ; c’est de là qu’ils partaient pour parcourir la terre. Nous allions répliquer ; mais il prit le sage parti de se retirer.
Nous jetâmes ensuite les yeux sur cet amas de statues dont le temple est entouré. Nous contemplâmes avec admiration trois statues colossales, de la main du célèbre Myron, posées sur une même base, et représentant Jupiter, Minerve et Hercule (37). Nous vîmes l’Apollon de Téléclès et de Théodore, deux artistes qui ayant puisé les principes de l’art en Égypte, apprirent de leurs maîtres à s’associer pour exécuter un même ouvrage. Le premier demeurait à Samos ; le second à Éphèse. Après être convenus des proportions que devait avoir la figure, l’un se chargea de la partie supérieure, et l’autre de l’inférieure. Rapprochées ensuite, elles s’unirent si bien, qu’on les croirait de la même main. Il faut convenir néanmoins, que la sculpture n’ayant pas fait alors de grands progrès, cet Apollon est plus recommandable par la justesse des proportions, que par la beauté des détails.
Le Samien qui nous racontait cette anecdote, ajouta : vers la fin de la guerre du Péloponnèse, Alcibiade croisait sur nos côtes avec la flotte des athéniens. Il favorisa le parti du peuple, qui lui fit élever cette statue. Quelque temps après, Lysander, qui commandait la flotte de Lacédémone, se rendit maître de Samos, et rétablit l’autorité des riches, qui envoyèrent sa statue au temple d’Olympie. Deux généraux athéniens, Conon et Timothée, revinrent ensuite avec des forces supérieures, et voilà les deux statues que le peuple leur éleva ; et voici la place que nous destinons à celle de Philippe, quand il s’emparera de notre île. Nous devrions rougir de cette lâcheté ; mais elle nous est commune avec les habitants des îles voisines, avec la plupart des nations grecques du continent, sans en excepter même les athéniens. La haine qui a toujours subsisté entre les riches et les pauvres, a partout détruit les ressorts de l’honneur et de la vertu. Il finit par ces mots : un peuple qui a, pendant deux siècles, épuisé son sang et ses trésors, pour se ménager quelques moments d’une liberté plus pesante que l’esclavage, est excusable de chercher le repos, surtout quand le vainqueur n’exige que de l’argent et une statue.
Les Samiens sont le peuple le plus riche et le plus puissant de tous ceux qui composent la confédération ionienne ; ils ont beaucoup d’esprit, ils sont industrieux et actifs. Aussi leur histoire fournit-elle des traits intéressants pour celle des lettres, des arts et du commerce. Parmi les hommes célèbres que l’île a produits, je citerai Créophyle qui mérita, dit-on, la reconnaissance d’Homère, en l’accueillant dans sa misère, et celle de la postérité, en nous conservant ses écrits ; Pythagore, dont le nom suffirait pour illustrer le plus beau siècle et le plus grand empire. Après ce dernier, mais dans un rang très inférieur, nous placerons deux de ses contemporains, Rhécus et Théodore, sculpteurs habiles pour leur temps, qui après avoir, à ce qu’on prétend, perfectionné la règle, le niveau et d’autres instruments utiles, découvrirent le secret de forger les statues de fer, et de nouveaux moyens pour jeter en fonte celles de cuivre.
La terre de Samos non seulement a des propriétés dont la médecine fait usage ; mais elle se convertit encore, sous la main de quantité d’ouvriers, en des vases qu’on recherche de toutes parts.
Les Samiens s’appliquèrent de très bonne heure à la navigation, et firent autrefois un établissement dans la haute Égypte. Il y a trois siècles environ, qu’un de leurs vaisseaux marchands, qui se rendait en Égypte, fut poussé, par les vents contraires, au-delà des colonnes d’Hercule, dans l’île de Tartesse, située sur les côtes de l’Ibérie, et jusqu’alors inconnue aux Grecs. L’or s’y trouvait en abondance. Les habitants, qui en ignoraient le prix, le prodiguèrent à ces étrangers, et ceux-ci, en échange de leurs marchandises, rapportèrent chez eux des richesses estimées 60 talents (38), somme alors exorbitante, et qu’on aurait eu de la peine à rassembler dans une partie de la Grèce. On en préleva le dixième ; il fut destiné à consacrer au temple de Junon un grand cratère de bronze qui subsiste encore. Les bords en sont ornés de têtes de griffons. Il est soutenu par trois statues colossales à genoux, et de la proportion de 7 coudées de hauteur (39). Ce groupe est aussi de bronze.
Samos ne cessa depuis d’augmenter et d’exercer sa marine. Des flottes redoutables sortirent souvent de ses ports, et maintinrent pendant quelque temps sa liberté contre les efforts des perses et des puissances de la Grèce, jaloux de la réunir à leur domaine ; mais on vit plus d’une fois des divisions s’élever dans son sein, et se terminer, après de longues secousses, par l’établissement de la tyrannie. C’est ce qui arriva du temps de Polycrate.
Il reçut de la nature de grands talents, et de son père Eacès, de grandes richesses. Ce dernier avait usurpé le pouvoir souverain, et son fils résolut de s’en revêtir à son tour. Il communiqua ses vues à ses deux frères, qui crurent entrer dans la conspiration comme ses associés, et n’en furent que les instruments. Le jour où l’on célèbre la fête de Junon, leurs partisans s’étant placés aux postes assignés, les uns fondirent sur les Samiens assemblés autour du temple de la déesse, et en massacrèrent un grand nombre ; les autres s’emparèrent de la citadelle, et s’y maintinrent à la faveur de quelques troupes envoyées par Lygdamis, tyran de Naxos. L’île fut divisée entre les trois frères, et bientôt après tomba sans réserve entre les mains de Polycrate, qui condamna l’un d’eux à la mort, et l’autre à l’exil.
Employer, pour retenir le peuple dans la soumission, tantôt la voie des fêtes et des spectacles, tantôt celle de la violence et de la cruauté ; le distraire du sentiment de ses maux, en le conduisant à des conquêtes brillantes ; de celui de ses forces, en l’assujettissant à des travaux pénibles (40) ; s’emparer des revenus de l’état, quelquefois des possessions des particuliers ; s’entourer de satellites et d’un corps de troupes étrangères ; se renfermer au besoin dans une forte citadelle ; savoir tromper les hommes, et se jouer des serments les plus sacrés : tels furent les principes qui dirigèrent Polycrate après son élévation. On pourrait intituler l’histoire de son règne : l’art de gouverner, à l’usage des tyrans.
Ses richesses le mirent en état d’armer 100 galères, qui lui assurèrent l’empire de la mer, et lui soumirent plusieurs îles voisines, et quelques villes du continent. Ses généraux avaient un ordre secret de lui apporter les dépouilles, non seulement de ses ennemis, mais encore de ses amis, qui ensuite les demandaient et les recevaient de ses mains, comme un gage de sa tendresse ou de sa générosité.
Pendant la paix, les habitants de l’île, les prisonniers de guerre, ensemble ou séparément, ajoutaient de nouveaux ouvrages aux fortifications de la capitale, creusaient des fossés autour de ses murailles, élevaient dans son intérieur ces monuments qui décorent Samos, et qu’exécutèrent des artistes que Polycrate avait à grands frais attirés dans ses états.
Également attentif à favoriser les lettres, il réunit auprès de sa personne ceux qui les cultivaient, et dans sa bibliothèque les plus belles productions de l’esprit humain. On vit alors un contraste frappant entre la philosophie et la poésie. Pendant que Pythagore, incapable de soutenir l’aspect d’un despote barbare, fuyait loin de sa patrie opprimée, Anacréon amenait à Samos les grâces et les plaisirs. Il obtint sans peine l’amitié de Polycrate, et le célébra sur sa lyre, avec la même ardeur que s’il eût chanté le plus vertueux des princes.
Polycrate, voulant multiplier dans ses états les plus belles espèces d’animaux domestiques, fit venir des chiens d’Épire et de Lacédémone, des cochons de Sicile, des chèvres de Scyros et de Naxos, des brebis de Milet et d’Athènes ; mais comme il ne faisait le bien que par ostentation, il introduisait en même temps parmi ses sujets le luxe et les vices des asiatiques.
Il savait qu’à Sardes, capitale de la Lydie, des femmes distinguées par leur beauté, et rassemblées dans un même lieu, étaient destinées à raffiner sur les délices de la table et sur les différents genres de volupté ; Samos vit former dans ses murs un pareil établissement, et les fleurs de cette ville furent aussi fameuses que celles des Lydiens. Car c’est de ce nom qu’on appelait ces sociétés où la jeunesse de l’un et de l’autre sexe, donnant et recevant des leçons d’intempérance, passait les jours et les nuits dans les fêtes et dans la débauche. La corruption s’étendit parmi les autres citoyens, et devint funeste à leurs descendants. On dit aussi que les découvertes des Samiennes passèrent insensiblement chez les autres Grecs, et portèrent partout atteinte à la pureté des mœurs.
Cependant plusieurs habitants de l’île ayant murmuré contre ces dangereuses innovations, Polycrate les fit embarquer sur une flotte qui devait se joindre aux troupes que Cambyse roi de Perse menait en Égypte. Il s’était flatté qu’ils périraient dans le combat, ou que du moins Cambyse les retiendrait pour toujours dans son armée. Instruits de ses desseins, ils résolurent de le prévenir et de délivrer leur patrie d’une servitude honteuse. Au lieu de se rendre en Égypte, ils retournèrent à Samos, et furent repoussés ; quelque temps après ils reparurent avec des troupes de Lacédémone et de Corinthe, et cette tentative ne réussit pas mieux que la première.
Polycrate semblait n’avoir plus de vœux à former ; toutes les années de son règne, presque toutes ses entreprises, avaient été marquées par des succès. Ses peuples s’accoutumaient au joug ; ils se croyaient heureux de ses victoires, de son faste et des superbes édifices élevés par ses soins à leurs dépens ; tant d’images de grandeur les attachant à leur souverain, leur faisaient oublier le meurtre de son frère, le vice de son usurpation, ses cruautés et ses parjures. Lui-même ne se souvenait plus des sages avis d’Amasis roi d’Égypte, avec qui des liaisons d’hospitalité l’avaient uni pendant quelque temps. « Vos prospérités m’épouvantent, mandait-il un jour à Polycrate. Je souhaite à ceux qui m’intéressent un mélange de biens et de maux ; car une divinité jalouse ne souffre pas qu’un mortel jouisse d’une félicité inaltérable. Tâchez de vous ménager des peines et des revers, pour les opposer aux faveurs opiniâtres de la fortune. » Polycrate, alarmé de ces réflexions, résolut d’affermir son bonheur par un sacrifice qui lui coûterait quelques moments de chagrin. Il portait à son doigt une émeraude, montée en or, sur laquelle Théodore, dont j’ai déjà parlé, avait représenté je ne sais quel sujet (41), ouvrage d’autant plus précieux, que l’art de graver les pierres était encore dans son enfance parmi les Grecs. Il s’embarqua sur une galère, s’éloigna des côtes, jeta l’anneau dans la mer, et quelques jours après, le reçut de la main d’un de ses officiers, qui l’avait trouvé dans le sein d’un poisson. Il se hâta d’en instruire Amasis, qui, dès cet instant, rompit tout commerce avec lui.
Les craintes d’Amasis furent enfin réalisées. Pendant que Polycrate méditait la conquête de l’Ionie et des îles de la mer Égée, le satrape d’une province voisine de ses états, et soumise au roi de Perse, parvint à l’attirer dans son gouvernement, et après l’avoir fait expirer dans des tourments horribles, ordonna d’attacher son corps à une croix élevée sur le mont Mycale, en face de Samos (42).
Après sa mort, les habitants de l’île éprouvèrent successivement toutes les espèces de tyrannies, celle d’un seul, celle des riches, celle du peuple, celle des perses, celle des puissances de la Grèce. Les guerres de Lacédémone et d’Athènes faisaient tour à tour prévaloir chez eux l’oligarchie et la démocratie. Chaque révolution assouvissait la vengeance d’un parti, et préparait la vengeance de l’autre. Ils montrèrent la plus grande valeur dans ce fameux siège qu’ils soutinrent pendant neuf mois contre les forces d’Athènes réunies sous Périclès. Leur résistance fut opiniâtre, leurs pertes presque irréparables ; ils consentirent à démolir leurs murailles, à livrer leurs vaisseaux, à donner des otages, à rembourser les frais de la guerre. Les assiégeant et les assiégés signalèrent également leur cruauté sur les prisonniers qui tombaient entre leurs mains. Les Samiens leur imprimaient sur le front une chouette, les athéniens une proue de navire (43).
Ils se relevèrent ensuite, et retombèrent entre les mains des Lacédémoniens, qui bannirent les partisans de la démocratie. Enfin les athéniens, maîtres de l’île, la divisèrent, il y a quelques années, en 2000 portions assignées par le sort à autant de colons chargés de les cultiver. Néoclès était du nombre ; il y vint avec Chérestrate sa femme. Quoiqu’ils n’eussent qu’une fortune médiocre, ils nous obligèrent d’accepter un logement chez eux. Leurs attentions, et celles des habitants, prolongèrent notre séjour à Samos. Tantôt nous passions le bras de mer qui sépare l’île de la côte d’Asie, et nous prenions le plaisir de la chasse sur le mont Mycale ; tantôt nous goûtions celui de la pêche au pied de cette montagne, vers l’endroit où les Grecs remportèrent sur la flotte et sur l’armée de Xerxès cette fameuse victoire qui acheva d’assurer le repos de la Grèce (44). Nous avions soin pendant la nuit d’allumer des torches, et de multiplier les feux. À cette clarté reproduite dans les flots, les poissons s’approchaient des bateaux, se prenaient à nos pièges, ou cédaient à nos armes.
Cependant Stratonicus chantait la bataille de Mycale, et s’accompagnait de la cithare ; mais il était sans cesse interrompu : nos bateliers voulaient absolument nous raconter les détails de cette action. Ils parlaient tous à la fois, et quoiqu’il fût impossible, au milieu des ténèbres, de discerner les objets, ils nous les montraient, et dirigeaient nos mains et nos regards vers différents points de l’horizon. Ici était la flotte des Grecs ; là, celle des perses. Les premiers venaient de Samos ; ils s’approchent, et voilà que les galères des phéniciens prennent la fuite, que celles des perses se sauvent sous ce promontoire, vers ce temple de Cérès que vous voyez là devant nous. Les Grecs descendent sur le rivage ; ils sont bien étonnés d’y trouver l’armée innombrable des perses et de leurs alliés. Un nommé Tigrane les commandait ; il désarma un corps de Samiens qu’il avait avec lui ; il en avait peur. Les athéniens attaquèrent de ce côté-ci ; les Lacédémoniens de ce côté-là : le camp fut pris. La plupart des barbares s’enfuirent. On brûla leurs vaisseaux ; 40.000 soldats furent égorgés, et Tigrane tout comme un autre. Les Samiens avaient engagé les Grecs à poursuivre la flotte des perses : les Samiens pendant le combat ayant retrouvé des armes, tombèrent sur les perses : c’est aux Samiens que les Grecs durent la plus belle victoire qu’ils aient remportée sur les perses. En faisant ces récits, nos bateliers sautaient, jetaient leurs bonnets en l’air, et poussaient des cris de joie.
La pêche se diversifie de plusieurs manières. Les uns prennent les poissons à la ligne : c’est ainsi qu’on appelle un grand roseau ou bâton, d’où pend une ficelle de crin terminée par un crochet de fer auquel on attache l’appât. D’autres les percent adroitement avec des dards à deux ou trois pointes nommés harpons ou tridents : d’autres enfin les enveloppent dans différentes espèces de filets, dont quelques-uns sont garnis de morceaux de plomb qui les attirent dans la mer, et de morceaux de liège qui les tiennent suspendus à sa surface. La pêche du thon nous inspira un vif intérêt. On avait tendu le long du rivage un filet très long et très ample. Nous nous rendîmes sur les lieux à la pointe du jour. Il régnait un calme profond dans toute la nature. Un des pêcheurs étendu sur un rocher voisin, tenait les yeux fixés sur les flots presque transparents. Il aperçut une tribu de thons qui suivait tranquillement les sinuosités de la côte, et s’engageait dans le filet par une ouverture ménagée à cet effet. Aussitôt ses compagnons, avertis, se divisèrent en deux bandes, et pendant que les uns tiraient le filet, les autres battaient l’eau à coups de rames, pour empêcher les prisonniers de s’échapper. Ils étaient en assez grand nombre, et plusieurs d’une grosseur énorme ; un entre autres pesait environ 15 talents (45).
Au retour d’un petit voyage que nous avions fait sur la côte de l’Asie, nous trouvâmes Néoclès occupé des préparatifs d’une fête. Chérestrate sa femme était accouchée quelques jours auparavant : il venait de donner un nom à son fils ; c’était celui d’Épicure (46). En ces occasions, les Grecs sont dans l’usage d’inviter leurs amis à souper. L’assemblée fut nombreuse et choisie. J’étais à l’un des bouts de la table, entre un athénien qui parlait beaucoup, et un citoyen de Samos qui ne disait rien.
Parmi les autres convives, la conversation fut très bruyante ; dans notre coin, d’abord vague et sans objet, ensuite plus soutenue et plus sérieuse. On parla, je ne sais à quel propos, du monde, de la société. Après quelques lieux communs, on interrogea le Samien qui répondit : je me contenterai de vous rapporter le sentiment de Pythagore ; il comparait la scène du monde à celle des jeux olympiques, où les uns vont pour combattre, les autres pour commercer, et d’autres simplement pour voir. Ainsi les ambitieux et les conquérants sont nos lutteurs ; la plupart des hommes échangent leur temps et leurs travaux contre les biens de la fortune ; les sages, tranquilles spectateurs, examinent tout et se taisent.
À ces mots, je le considérai avec plus d’attention. Il avait l’air serein et le maintien grave. Il était vêtu d’une robe dont la blancheur égalait la propreté. Je lui offris successivement du vin, du poisson, d’un morceau de bœuf, d’un plat de fèves. Il refusa tout : il ne buvait que de l’eau, et ne mangeait que des herbes. L’athénien me dit à l’oreille : c’est un rigide pythagoricien ; et tout à coup élevant la voix : nous avons tort, dit-il, de manger de ces poissons ; car dans l’origine, nous habitions comme eux le sein des mers ; oui, nos premiers pères ont été poissons ; on n’en saurait douter ; le philosophe Anaximandre l’a dit. Le dogme de la métempsycose me donne des scrupules sur l’usage de la viande. En mangeant de ce bœuf, je suis peut-être anthropophage. Quant aux fèves, c’est la substance qui participe le plus de la matière animée dont nos âmes sont des parcelles. Prenez les fleurs de cette plante quand elles commencent à noircir ; mettez-les dans un vase que vous enfouirez dans la terre ; quatre-vingt-dix jours après, ôtez le couvercle, et vous trouverez au fond du vase une tête d’enfant : Pythagore en fit l’expérience.
Il partit alors des éclats de rire aux dépens de mon voisin, qui continuait à garder le silence. On vous serre de près, lui dis-je : je le vois bien, me dit-il, mais je ne répondrai point ; j’aurais tort d’avoir raison dans ce moment-ci : repousser sérieusement les ridicules, est un ridicule de plus. Mais je ne cours aucun risque avec vous. Instruit par Néoclès des motifs qui vous ont fait entreprendre de si longs voyages, je sais que vous aimez la vérité, et je ne refuserai pas de vous la dire. J’acceptai ses offres, et nous eûmes, après le souper, l’entretien suivant.

CHAPITRE 75

Entretien sur l’institut de Pythagore.

Le Samien. vous ne croyez pas sans doute que Pythagore ait avancé les absurdités qu’on lui attribue ?
Anacharsis.
j’en étais surpris en effet. D’un côté, je voyais cet homme extraordinaire enrichir sa nation des lumières des autres peuples, faire en géométrie des découvertes qui n’appartiennent qu’au génie, et fonder cette école qui a produit tant de grands hommes. D’un autre côté, je voyais ses disciples, souvent joués sur le théâtre, s’asservir avec opiniâtreté à des pratiques minutieuses, et les justifier par des raisons puériles, ou des allégories forcées. Je lus vos auteurs, j’interrogeai des pythagoriciens : je n’entendis qu’un langage énigmatique et mystérieux. Je consultai d’autres philosophes, et Pythagore ne me parut qu’un chef d’enthousiastes, qui prescrit des dogmes incompréhensibles, et des observances impraticables.
Le Samien.
le portrait n’est pas flatté.
Anacharsis.
Écoutez jusqu’au bout le récit de mes préventions. Étant à Memphis, je reconnus la source où votre fondateur avait puisé les lois rigoureuses qu’il vous a laissées ; elles sont les mêmes que celles des prêtres Égyptiens. Pythagore les adopta sans s’apercevoir que le régime diététique doit varier suivant la différence des climats et des religions. Citons un exemple : ces prêtres ont tellement les fèves en horreur, qu’on n’en sème point dans toute l’Égypte ; et si par hasard il en survient quelque plante, ils en détournent les yeux comme de quelque chose d’impur. Si ce légume est nuisible en Égypte, les prêtres ont dû le proscrire ; mais Pythagore ne devait pas les imiter : il le devait encore moins, si la défense était fondée sur quelque vaine superstition. Cependant il vous l’a transmise, et jamais elle n’occasionna, dans les lieux de son origine, une scène aussi cruelle que celle qui s’est passée de nos jours.
Denys, roi de Syracuse, voulait pénétrer vos mystères. Les pythagoriciens, persécutés dans ses états, se cachaient avec soin. Il ordonna qu’on lui en amenât d’Italie. Un détachement de soldats en aperçut dix qui allaient tranquillement de Tarente à Métaponte. Il leur donna la chasse comme à des bêtes fauves. Ils prirent la fuite ; mais à l’aspect d’un champ de fèves qu’ils trouvèrent sur leur passage, ils s’arrêtèrent, se mirent en état de défense, et se laissèrent égorger plutôt que de souiller leur âme par l’attouchement de ce légume odieux. Quelques moments après, l’officier qui commandait le détachement, en surprit deux qui n’avaient pas pu suivre les autres. C’étaient Myllias de Crotone, et son épouse Timycha née à Lacédémone, et fort avancée dans sa grossesse. Ils furent emmenés à Syracuse. Denys voulait savoir pourquoi leurs compagnons avaient mieux aimé perdre la vie, que de traverser ce champ de fèves : mais ni ses promesses, ni ses menaces ne purent les engager à s’expliquer ; et Timycha se coupa la langue avec les dents, de peur de succomber aux tourments qu’on offrait à sa vue. Voilà pourtant ce qu’opèrent les préjugés du fanatisme, et les lois insensées qui le favorisent.
Le Samien.
je plains le sort de ces infortunés. Leur zèle peu éclairé était sans doute aigri par les rigueurs que depuis quelque temps on exerçait contre eux. Ils jugèrent de l’importance de leurs opinions, par celle qu’on mettait à les leur ôter.
Anacharsis.
et pensez-vous qu’ils auraient pu sans crime violer le précepte de Pythagore ?
Le Samien.
Pythagore n’a rien ou presque rien écrit. Les ouvrages qu’on lui attribue, sont tous, ou presque tous de ses disciples. Ce sont eux qui ont chargé sa règle de plusieurs nouvelles pratiques. Vous entendez dire, et l’on dira encore plus dans la suite, que Pythagore attachait un mérite infini à l’abstinence des fèves. Il est certain néanmoins qu’il faisait un très grand usage de ce légume dans ses repas. C’est ce que dans ma jeunesse j’appris de Xénophile, et de plusieurs vieillards, presque contemporains de Pythagore.
Anacharsis.
et pourquoi vous les a-t-on défendues depuis ?
Le Samien.
Pythagore les permettait, parce qu’il les croyait salutaires ; ses disciples les condamnèrent, parce qu’elles produisent des flatuosités et d’autres effets nuisibles à la santé. Leur avis, conforme à celui des plus grands médecins, a prévalu.
Anacharsis.
cette défense n’est donc, suivant vous, qu’un règlement civil, qu’un simple conseil ? J’en ai pourtant ouï parler à d’autres pythagoriciens, comme d’une loi sacrée, et qui tient, soit aux mystères de la nature et de la religion, soit aux principes d’une sage politique.
Le Samien.
chez nous, ainsi que chez presque toutes les sociétés religieuses, les lois civiles sont des lois sacrées. Le caractère de sainteté qu’on leur imprime, facilite leur exécution. Il faut ruser avec la négligence des hommes, ainsi qu’avec leurs passions. Les règlements relatifs à l’abstinence, sont violés tous les jours, quand ils n’ont que le mérite d’entretenir la santé. Tel qui pour la conserver, ne sacrifierait pas un plaisir, exposerait mille fois sa vie, pour maintenir des rites qu’il respecte sans en connaître l’objet.
Anacharsis.
ainsi donc ces ablutions, ces privations et ces jeûnes que les prêtres Égyptiens observent si scrupuleusement, et qu’on recommande si fort dans les mystères de la Grèce, n’étaient dans l’origine que des ordonnances de médecine, et des leçons de sobriété ?
Le Samien.
je le pense ; et en effet personne n’ignore que les prêtres d’Égypte, en cultivant la plus salutaire des médecines, celle qui s’attache plus à prévenir les maux qu’à les guérir, sont parvenus de tous temps à se procurer une vie longue et paisible. Pythagore apprit cette médecine à leur école, la transmit à ses disciples, et fut placé à juste titre parmi les plus habiles médecins de la Grèce. Comme il voulait porter les âmes à la perfection, il fallait les détacher de cette enveloppe mortelle qui les tient enchaînées, et qui leur communique ses souillures. Il bannit en conséquence les aliments et les boissons qui, en excitant du trouble dans le corps, obscurcissent et appesantissent l’esprit.
Anacharsis.
il pensait donc que l’usage du vin, de la viande et du poisson, produisait ces funestes effets ? Car il vous l’a sévèrement interdit.
Le Samien.
c’est une erreur. Il condamnait l’excès du vin ; il conseillait de s’en abstenir, et permettait à ses disciples d’en boire à souper, mais en petite quantité. On leur servait quelquefois une portion des animaux offerts en sacrifice, excepté du bœuf et du bélier. Lui-même ne refusait pas d’en goûter, quoiqu’il se contentât pour l’ordinaire d’un peu de miel et de quelques légumes. Il défendait certains poissons, pour des raisons inutiles à rapporter. D’ailleurs il préférait le régime végétal à tous les autres ; et la défense absolue de la viande ne concernait que ceux de ses disciples qui aspiraient à une plus grande perfection.
Anacharsis.
mais la permission qu’il laisse aux autres, comment la concilier avec son système sur la transmigration des âmes ? Car enfin, comme le disait tantôt cet athénien, vous risquez tous les jours de manger votre père ou votre mère.
Le Samien.
je pourrais vous répondre qu’on ne fait paraître sur nos tables que la chair des victimes, et que nous n’immolons que les animaux qui ne sont pas destinés à recevoir nos âmes : mais j’ai une meilleure solution à vous donner. Pythagore et ses premiers disciples ne croyaient pas à la métempsycose.
Anacharsis.
comment !
Le Samien.
Timée de Locres, l’un des plus anciens et des plus célèbres d’entre eux, en a fait l’aveu. Il dit que la crainte des lois humaines, ne faisant pas assez d’impression sur la multitude, il faut l’effrayer par des punitions imaginaires, et lui annoncer que les coupables, transformés après leur mort en des bêtes viles ou féroces, épuiseront tous les malheurs attachés à leur nouvelle condition.
Anacharsis.
vous renversez toutes mes idées. Pythagore ne rejetait-il pas les sacrifices sanglants ? Ne défendait-il pas de tuer les animaux ? Pourquoi ce vif intérêt pour leur conservation, si ce n’est qu’il leur supposait une âme semblable à la nôtre ?
Le Samien.
le principe de cet intérêt était la justice. Et de quel droit en effet osons-nous arracher la vie à des êtres qui ont reçu comme nous ce présent du ciel ? Les premiers hommes, plus dociles aux cris de la nature, n’offraient aux dieux que les fruits, le miel et les gâteaux dont ils se nourrissaient. On n’osait pas verser le sang des animaux, et surtout de ceux qui sont utiles à l’homme. La tradition nous a transmis avec effroi le souvenir du plus ancien parricide ; en nous conservant de même les noms de ceux qui, par inadvertance, ou dans un mouvement de colère,tuèrent les premiers des animaux de quelque espèce, elle atteste l’étonnement et l’horreur dont cette nouvelle frappa successivement les esprits. Il fallut donc un prétexte. On trouva qu’ils occupaient trop de place sur la terre, et l’on supposa un oracle qui nous autorisait à vaincre notre répugnance. Nous obéîmes ; et pour nous étourdir sur nos remords, nous voulûmes au moins arracher le consentement de nos victimes. De là vient qu’aujourd’hui encore, on n’en sacrifie aucune sans l’avoir auparavant, par des ablutions ou d’autres moyens, engagée à baisser la tête en signe d’approbation. Voyez avec quelle indignité la violence se joue de la faiblesse !
Anacharsis.
cette violence était sans doute nécessaire ; les animaux, en se multipliant, dévoraient les moissons.
Le Samien.
ceux qui peuplent beaucoup, ne vivent qu’un petit nombre d’années, et la plupart, dénués de nos soins, ne perpétueraient pas leur espèce. À l’égard des autres, les loups et les vautours nous en auraient fait justice : mais pour vous montrer que ce ne furent pas leurs déprédations qui nous mirent les armes à la main, je vous demande s’ils ravageraient nos campagnes, ces poissons que nous poursuivons dans un monde si différent du nôtre. Non, rien ne pouvait nous porter à souiller les autels du sang des animaux ; et puisqu’il ne m’est pas permis d’offrir au ciel des fruits enlevés au champ de mon voisin, devais-je lui présenter l’hommage d’une vie qui ne m’appartient pas ? Quelle est d’ailleurs la victime la plus agréable à la divinité ? à cette question, les peuples et les prêtres se partagent. Dans un endroit, on immole les animaux sauvages et malfaisants ; dans un autre, ceux que nous associons à nos travaux. L’intérêt de l’homme présidant à ce choix, a tellement servi son injustice, qu’en Égypte, c’est une impiété de sacrifier des vaches, un acte de piété d’immoler des taureaux.
Au milieu de ces incertitudes, Pythagore sentit aisément qu’on ne pouvait déraciner tout à coup des abus consacrés par une longue suite de siècles. Il s’abstint des sacrifices sanglants. La première classe de ses disciples s’en abstint aussi. Les autres, obligés de conserver encore des relations avec les hommes, eurent la liberté de sacrifier un petit nombre d’animaux, et de goûter plutôt que de manger de leur chair. Ce fut une condescendance que le respect de l’usage et de la religion semblait justifier. À cela près nous vivons en communauté de biens avec les animaux doux et paisibles. Il nous est défendu de leur porter le moindre préjudice. Nous avons, à l’exemple de notre fondateur, un véritable éloignement pour les professions qui sont destinées à leur donner la mort. On ne soit que trop, par l’expérience, que l’effusion fréquente du sang fait contracter à l’âme une sorte de férocité.
La chasse nous est interdite. Nous renonçons à des plaisirs ; mais nous sommes plus humains, plus doux, plus compatissants que les autres hommes : j’ajoute, beaucoup plus maltraités. On n’a rien épargné pour détruire une congrégation pieuse et savante, qui, renonçant à toutes les douceurs de la vie, s’était dévouée sans réserve au bonheur des sociétés.
Anacharsis.
je connais mal votre institut ; oserais-je vous prier de m’en donner une juste idée ?
Le Samien.
vous savez qu’au retour de ses voyages, Pythagore fixa son séjour en Italie ; qu’à ses exhortations, les nations grecques établies dans cette fertile contrée, mirent leurs armes à ses pieds, et leurs intérêts entre ses mains ; que, devenu leur arbitre, il leur apprit à vivre en paix avec elles-mêmes et avec les autres ; que les hommes et les femmes se soumirent avec une égale ardeur aux plus rudes sacrifices ; que de toutes les parties de la Grèce, de l’Italie et de la Sicile, on vit accourir un nombre infini de disciples ; qu’il parut à la cour des tyrans sans les flatter, et les obligea de descendre du trône sans regret ; et qu’à l’aspect de tant de changements les peuples s’écrièrent qu’un dieu avait paru sur la terre, pour la délivrer des maux qui l’affligent.
Anacharsis.
mais lui ou ses disciples n’ont-ils pas employé le mensonge, pour entretenir cette illusion ? Rappelez-vous tous ces prodiges qu’on lui attribue : à sa voix la mer calmée, l’orage dissipé, la peste suspendant ses fureurs ; et puis cet aigle qu’il appelle du haut du ciel, et qui vient se reposer sur sa main ; et cette ourse qui, docile à ses ordres, n’attaque plus les animaux timides.
Le Samien.
ces récits extraordinaires m’ont toujours paru dénués de fondement. Je ne vois nulle part que Pythagore se soit arrogé le droit de commander à la nature.
Anacharsis.
vous conviendrez du moins qu’il prétendait lire dans l’avenir, et avoir reçu ses dogmes de la prêtresse de Delphes.
Le Samien.
il croyait en effet à la divination ; et cette erreur, si c’en est une, lui fut commune avec les sages de son temps, avec ceux d’un temps postérieur, avec Socrate lui-même. Il disait que sa doctrine émanait de l’oracle d’Apollon. Si c’est un crime, il faut accuser d’imposture Minos, Lycurgue, presque tous les législateurs, qui, pour donner plus d’autorité à leurs lois, ont feint que les dieux mêmes les leur avaient dictées.
Anacharsis.
permettez que j’insiste : on ne renonce pas facilement à d’anciens préjugés. Pourquoi sa philosophie est-elle entourée de cette triple enceinte de ténèbres ? Comment se fait-il qu’un homme qui eut assez de modestie pour préférer au titre de sage, celui d’ami de la sagesse, n’ait eu pas assez de franchise pour annoncer hautement la vérité ?
Le Samien.
ces secrets qui vous étonnent, vous en trouverez de semblables dans les mystères d’Éleusis et de Samothrace, chez les prêtres Égyptiens, parmi toutes les sociétés religieuses. Que dis-je ? Nos philosophes n’ont-ils pas une doctrine exclusivement réservée à ceux de leurs élèves dont ils ont éprouvé la circonspection ? Les yeux de la multitude étaient autrefois trop faibles pour supporter la lumière ; et aujourd’hui même, qui oserait, au milieu d’Athènes, s’expliquer librement sur la nature des dieux, et sur les vices du gouvernement populaire ? Il est donc des vérités que le sage doit garder comme en dépôt, et ne laisser, pour ainsi dire, tomber que goutte à goutte.
Anacharsis.
mais celles qu’on doit répandre à pleines mains, les vérités de la morale, par exemple, vous les couvrez d’enveloppes presque impénétrables. Lorsque au lieu de m’exhorter à fuir l’oisiveté, à ne pas irriter un homme en colère, vous me défendez de m’asseoir sur un boisseau, ou d’attiser le feu avec une épée, il est évident que vous ajoutez à la peine de pratiquer vos leçons, celle de les entendre.
Le Samien.
et c’est cette peine qui les grave dans l’esprit. On conserve avec plus de soin ce qui coûte beaucoup à acquérir. Les symboles piquent la curiosité, donnent un air de nouveauté à des maximes usées ; et comme ils se présentent plus souvent à nos sens que les autres signes de nos pensées, ils ajoutent du crédit aux lois qu’ils renferment. Aussi le militaire ne peut être assis auprès de son feu, et le laboureur regarder son boisseau, sans se rappeler la défense et le précepte.
Anacharsis.
vous aimez tellement le mystère, qu’un des premiers disciples de Pythagore encourut l’indignation des autres, pour avoir publié la solution d’un problème de géométrie.
Le Samien.
on était alors généralement persuadé que la science, ainsi que la pudeur, doit se couvrir d’un voile qui donne plus d’attraits aux trésors qu’il recèle, plus d’autorité à celui qui les possède. Pythagore profita sans doute de ce préjugé ; et j’avouerai même, si vous voulez, qu’à l’imitation de quelques législateurs, il employa de pieuses fraudes pour s’accréditer auprès de la multitude ; car je me méfie également des éloges outrés qu’on lui donne, et des accusations odieuses dont on le noircit. Ce qui assure sa gloire, c’est qu’il conçut un grand projet : celui d’une congrégation, qui, toujours subsistante, et toujours dépositaire des sciences et des mœurs, serait l’organe de la vérité et de la vertu, quand les hommes seraient en état d’entendre l’une, et de pratiquer l’autre.
Un grand nombre d’élèves embrassèrent le nouvel institut. Il les rassembla dans un édifice immense, où ils vivaient en commun, et distribués en différentes classes. Les uns passaient leur vie dans la méditation des choses célestes ; les autres cultivaient les sciences, et surtout la géométrie et l’astronomie : d’autres enfin, nommés économes ou politiques, étaient chargés de l’entretien de la maison, et des affaires qui la concernaient. On n’était pas facilement admis au nombre des novices. Pythagore examinait le caractère du postulant, ses habitudes, sa démarche, ses discours, son silence, l’impression que les objets faisaient sur lui, la manière dont il s’était conduit envers ses parents et ses amis. Dès qu’il était agréé, il déposait tout son bien entre les mains des économes.
Les épreuves du noviciat duraient plusieurs années. On les abrégeait en faveur de ceux qui parvenaient plus vite à la perfection. Pendant 3 ans entiers, le novice ne jouissait dans la société d’aucun égard, d’aucune considération ; il était comme dévoué au mépris. Ensuite, condamné pendant 5 ans au silence, il apprenait à dompter sa curiosité, à se détacher du monde, à ne s’occuper que de dieu seul. Les purifications et différents exercices de piété remplissaient tous ses moments. Il entendait par intervalles la voix de Pythagore, qu’un voile épais dérobait à ses regards, et qui jugeait de ses dispositions d’après ses réponses. Quand on était content de ses progrès, on l’admettait à la doctrine sacrée. S’il trompait l’espérance de ses maîtres, on le renvoyait, en lui restituant son bien considérablement augmenté ; dès ce moment il était comme effacé du nombre des vivants, on lui dressait un tombeau dans l’intérieur de la maison, et ceux de la société refusaient de le reconnaître, si, par hasard, il s’offrait à leurs yeux. La même peine était décernée contre ceux qui communiquaient aux profanes la doctrine sacrée.
Les associés ordinaires pouvaient, avec la permission, ou plutôt avec un ordre du chef, rentrer dans le monde, y remplir des emplois, y vaquer à leurs affaires domestiques, sans renoncer à leurs premiers engagements.
Des externes, hommes et femmes, étaient agrégés aux différentes maisons. Ils y passaient quelquefois des journées entières, et assistaient à divers exercices.
Enfin des hommes vertueux, la plupart établis en des endroits éloignés, s’affiliaient à l’ordre, s’intéressaient à ses progrès, se pénétraient de son esprit, et pratiquaient la règle.
Les disciples qui vivaient en commun se levaient de très grand matin. Leur réveil était suivi de deux examens, l’un de ce qu’ils avaient dit ou fait la veille, l’autre de ce qu’ils devaient faire dans la journée : le premier pour exercer leur mémoire, le second pour régler leur conduite. Après avoir passé une robe blanche et extrêmement propre, ils prenaient leur lyre et chantaient des cantiques sacrés, jusqu’au moment où le soleil se montrant à l’horizon, ils se prosternaient devant lui (47), et allaient chacun en particulier se promener dans des bosquets rians, ou des solitudes agréables. L’aspect et le repos de ces beaux lieux mettaient leur âme dans une assiette tranquille, et la disposaient aux savantes conversations qui les attendaient à leur retour.
Elles se tenaient presque toujours dans un temple, et roulaient sur les sciences exactes ou sur la morale. Des professeurs habiles en expliquaient les éléments, et conduisaient les élèves à la plus haute théorie. Souvent ils leur proposaient pour sujet de méditation, un principe fécond, une maxime lumineuse. Pythagore, qui voyait tout d’un coup d’œil, comme il exprimait tout d’un seul mot, leur disait un jour : qu’est-ce que l’univers ? L’ordre. Qu’est-ce que l’amitié ? L’égalité. Ces définitions sublimes, et neuves alors, attachaient et élevaient les esprits. La première eut un tel succès, qu’elle fut substituée aux anciens noms que les Grecs avaient jusqu’alors donnés à l’univers. Aux exercices de l’esprit, succédaient ceux du corps, tels que la course et la lutte ; et ces combats paisibles se livraient dans les bois ou dans les jardins.
À dîner on leur servait du pain et du miel, rarement du vin. Ceux qui aspiraient à la perfection ne prenaient souvent que du pain et de l’eau. En sortant de table, ils s’occupaient des affaires que les étrangers soumettaient à leur arbitrage. Ensuite ils se réunissaient deux à deux, trois à trois, retournaient à la promenade, et discutaient entre eux les leçons qu’ils avaient reçues dans la matinée. De ces entretiens étaient sévèrement bannies les médisances et les injures, les facéties et les paroles superflues.
Revenus à la maison, ils entraient dans le bain, au sortir duquel ils se distribuaient en différentes pièces où l’on avait dressé des tables, chacune de dix couverts. On leur servait du vin, du pain, des légumes cuits ou crus, quelquefois des portions d’animaux immolés, rarement du poisson. Le souper, qui devait finir avant le coucher du soleil, commençait par l’hommage de l’encens et de divers parfums qu’ils offraient aux dieux.
J’oubliais de vous dire qu’en certains jours de l’année, on leur présentait un repas excellent et somptueux, qu’ils en repaissaient pendant quelque temps leurs yeux, qu’ils l’envoyaient ensuite aux esclaves, sortaient de table, et se passaient même de leur nourriture ordinaire.
Le souper était suivi de nouvelles libations et d’une lecture que le plus jeune était obligé de faire, que le plus ancien avait le droit de choisir. Ce dernier, avant de les congédier, leur rappelait ces préceptes importants : « ne cessez d’honorer les dieux, les génies et les héros ; de respecter ceux dont vous avez reçu le jour ou des bienfaits, et de voler au secours des lois violées. » Pour leur inspirer de plus en plus l’esprit de douceur et d’équité : « gardez-vous, ajoutait-il, d’arracher l’arbre ou la plante dont l’homme retire de l’utilité, et de tuer l’animal dont il n’a point à se plaindre. » Retirés chez eux, ils se citaient à leur propre tribunal, repassaient en détail et se reprochaient les fautes de commission et d’omission. Après cet examen, dont la constante pratique pourrait seule nous corriger de nos défauts, ils reprenaient leurs lyres, et chantaient des hymnes en l’honneur des dieux. Le matin à leur lever ils employaient l’harmonie, pour dissiper les vapeurs du sommeil ; le soir, pour calmer le trouble des sens. Leur mort était paisible. On renfermait leurs corps, comme on fait encore, dans des cercueils garnis de feuilles de myrte, d’olivier et de peuplier, et leurs funérailles étaient accompagnées de cérémonies, qu’il ne nous est pas permis de révéler.
Pendant toute leur vie, deux sentiments, ou plutôt un sentiment unique devait les animer, l’union intime avec les dieux, la plus parfaite union avec les hommes. Leur principale obligation était de s’occuper de la divinité, de se tenir toujours en sa présence, de se régler en tout sur sa volonté : de là ce respect qui ne leur permettait pas de mêler son nom dans leurs serments, cette pureté de mœurs qui les rendait dignes de ses regards, ces exhortations qu’ils se faisaient continuellement de ne pas éloigner l’esprit de dieu qui résidait dans leurs âmes, cette ardeur enfin avec laquelle ils s’appliquaient à la divination, seul moyen qui nous reste de connaître ses intentions.
De là découlaient encore les sentiments qui les unissaient entre eux et avec les autres hommes. Jamais on ne connut, on ne sentit l’amitié comme Pythagore. Ce fut lui qui dit le premier ce mot, le plus beau, le plus consolant de tous : mon ami est un autre moi-même. en effet, quand je suis avec mon ami, je ne suis pas seul, et nous ne sommes pas deux.
Comme dans le physique et dans le moral il rapportait tout à l’unité, il voulut que ses disciples n’eussent qu’une même pensée, qu’une seule volonté. Dépouillés de toute propriété, mais libres dans leurs engagements, insensibles à la fausse ambition, à la vaine gloire, aux petits intérêts qui, pour l’ordinaire, divisent les hommes, ils n’avaient plus à craindre que la rivalité de la vertu, et l’opposition du caractère. Dès le noviciat, les plus grands efforts concouraient à surmonter ces obstacles. Leur union, cimentée par le désir de plaire à la divinité, à laquelle ils rapportaient toutes leurs actions, leur procurait des triomphes sans faste, et de l’émulation sans jalousie.
Ils apprenaient à s’oublier eux-mêmes, à se sacrifier mutuellement leurs opinions, à ne pas blesser l’amitié par la défiance, par les mensonges même légers, par des plaisanteries hors de propos, par des protestations inutiles.
Ils apprenaient encore à s’alarmer du moindre refroidissement. Lorsque dans ces entretiens où s’agitaient des questions de philosophie, il leur échappait quelque expression d’aigreur, ils ne laissaient pas coucher le soleil sans s’être donné la main en signe de réconciliation. Un d’eux, en pareille occasion, courut chez son ami, et lui dit : oublions notre colère, et soyez le juge de notre différend. J’y consens volontiers, reprit le dernier ; mais je dois rougir de ce qu’étant plus âgé que vous, je ne vous ai pas prévenu.
Ils apprenaient à vaincre ces inégalités d’humeur qui fatiguent et découragent l’amitié. Sentaient-ils bouillonner leur sang au fond de leur cœur ? Prévoyaient-ils un moment de tristesse ou de dégoût ? Ils s’écartaient au loin, et calmaient ce trouble involontaire, ou par la réflexion, ou par des chants appropriés aux différentes affections de l’âme.
C’est à leur éducation qu’ils devaient cette docilité d’esprit, cette facilité de mœurs qui les rapprochaient les uns des autres. Pendant leur jeunesse, on s’était fait un devoir de ne point aigrir leur caractère ; des instituteurs respectables et indulgents, les ramenaient par des corrections douces, faites à propos et en particulier, qui avaient plus l’air de la représentation que du reproche.
Pythagore, qui régnait sur tout le corps avec la tendresse d’un père, mais avec l’autorité d’un monarque, vivait avec eux comme avec ses amis ; il les soignait dans leurs maladies, et les consolait dans leurs peines. C’était par ses attentions, autant que par ses lumières, qu’il dominait sur leur esprit, au point que ses moindres paroles étaient pour eux des oracles, et qu’ils ne répondaient souvent aux objections que par ces mots : c’est lui qui l’a dit. Ce fut encore par là qu’il sut imprimer dans le cœur de ses disciples, cette amitié rare et sublime qui a passé en proverbe.
Les enfants de cette grande famille dispersée en plusieurs climats, sans s’être jamais vus, se reconnaissaient à certains signes, et se traitaient au premier abord comme s’ils s’étaient toujours connus. Leurs intérêts se trouvaient tellement mêlés ensemble, que plusieurs d’entre eux ont passé les mers, et risqué leur fortune, pour rétablir celle de l’un de leurs frères, tombé dans la détresse et l’indigence.
Voulez-vous un exemple touchant de leur confiance mutuelle ? Un des nôtres, voyageant à pied, s’égare dans un désert, arrive épuisé de fatigues dans une auberge où il tombe malade. Sur le point d’expirer, hors d’état de reconnaître les soins qu’on prend de lui, il trace d’une main tremblante quelques marques symboliques sur une tablette qu’il ordonne d’exposer sur le grand chemin. Longtemps après sa mort, le hasard amène dans ces lieux écartés un autre disciple de Pythagore. Instruit par les caractères énigmatiques offerts à ses yeux, de l’infortune du premier voyageur, il s’arrête, rembourse avec usure les frais de l’aubergiste, et continue sa route.
Anacharsis.
je n’en suis pas surpris. Voici ce qu’on me racontait à Thèbes. Vous avez connu Lysis.
Le Samien.
ce fut un des ornements de l’ordre. Jeune encore, il trouva le moyen d’échapper à cette persécution qui fit périr tant d’illustres pythagoriciens, et s’étant rendu quelques années après à Thèbes, il se chargea de l’éducation d’Epaminondas.
Anacharsis.
Lysis mourut. Vos philosophes d’Italie, craignant qu’on n’eût pas observé dans ses funérailles, les rites qui vous sont particuliers, envoyèrent à Thèbes Théanor, chargé de demander le corps de Lysis, et de distribuer des présents à ceux qui l’avaient secouru dans sa vieillesse. Théanor apprit qu’Épaminondas, initié dans vos mystères, l’avait fait inhumer suivant vos statuts, et ne put faire accepter l’argent qu’on lui avait confié.
Le Samien.
vous me rappelez un trait de ce Lysis. Un jour, en sortant du temple de Junon, il rencontra sous le portique un de ses confrères, Euryphémus de Syracuse, qui, l’ayant prié de l’attendre un moment, alla se prosterner devant la statue de la déesse. Après une longue méditation, dans laquelle Euryphémus s’engagea sans s’en apercevoir, il sortit par une autre porte. Le lendemain, le jour était assez avancé, lorsque il se rendit à l’assemblée des disciples. Ils étaient inquiets de l’absence de Lysis ; Euryphémus se souvint alors de la promesse qu’il en avait tirée ; il courut à lui, le trouva sous le vestibule, tranquillement assis sur la même pierre où il l’avait laissé la veille. On n’est point étonné de cette constance, quand on connaît l’esprit de notre congrégation. Il est rigide et sans ménagement. Loin d’apporter la moindre restriction aux lois de rigueur, il fait consister la perfection à convertir les conseils en préceptes.
Anacharsis.
mais vous en avez de minutieux et de frivoles qui rapetissent les âmes ; par exemple, de n’oser croiser la jambe gauche sur la droite, ni vous faire les ongles les jours de fêtes, ni employer pour vos cercueils le bois de cyprès.
Le Samien.
eh ! Ne nous jugez point d’après cette foule d’observances, la plupart ajoutées à la règle par des rigoristes qui voulaient réformer la réforme, quelques-unes tenant à des vérités d’un ordre supérieur, toutes prescrites pour nous exercer à la patience et aux autres vertus. C’est dans les occasions importantes qu’il faut étudier la force de notre institution. Un disciple de Pythagore ne laisse échapper ni larmes ni plaintes dans les malheurs, ni crainte ni faiblesse dans les dangers. S’il a des discussions d’intérêt, il ne descend point aux prières, parce qu’il ne demande que la justice ; ni aux flatteries, parce qu’il n’aime que la vérité.
Anacharsis. É
pargnez-vous un plus long détail. Je sais tout ce que peuvent la religion et la philosophie sur des imaginations ardentes et subjuguées. Mais je sais aussi qu’on se dédommage souvent des passions que l’on sacrifie, par celles que l’on conserve. J’ai vu de près une société, partagée entre l’étude et la prière, renoncer sans peine aux plaisirs des sens et aux agréments de la vie ; retraite, abstinences, austérités, rien ne lui coûte, parce que c’est par là qu’elle gouverne les peuples et les rois. Je parle des prêtres Égyptiens, dont l’institut me paraît parfaitement ressembler au vôtre.
Le Samien.
avec cette différence que, loin de s’appliquer à réformer la nation, ils n’ont d’autre intérêt que celui de leur société.
Anacharsis.
vous avez essuyé les mêmes reproches. Ne disait-on pas que, pleins d’une déférence aveugle pour votre chef, d’un attachement fanatique pour votre congrégation, vous ne regardiez les autres hommes que comme de vils troupeaux ?
Le Samien.
dégrader l’humanité ! Nous qui regardons la bienfaisance comme un des principaux moyens pour nous rapprocher de la divinité ; nous qui n’avons travaillé que pour établir une étroite liaison entre le ciel et la terre, entre les citoyens d’une même ville, entre les enfants d’une même famille, entre tous les êtres vivants, de quelque nature qu’ils soient ! En Égypte l’ordre sacerdotal n’aime que la considération et le crédit : aussi protège-t-il le despotisme qui le protège à son tour. Quant à Pythagore, il aimait tendrement les hommes, puisqu’il désirait qu’ils fussent tous libres et vertueux.
Anacharsis.
mais pouvait-il se flatter qu’ils le désiraient aussi vivement que lui, et que la moindre secousse ne détruirait pas l’édifice des lois et des vertus ?
Le Samien.
il était beau du moins d’en jeter les fondements, et les premiers succès lui firent espérer qu’il pourrait l’élever jusqu’à une certaine hauteur. Je vous ai parlé de la révolution que son arrivée en Italie causa d’abord dans les mœurs. Elle se serait étendue par degrés, si des hommes puissants, mais souillés de crimes, n’avaient eu la folle ambition d’entrer dans la congrégation. Ils en furent exclus, et ce refus occasionna sa ruine. La calomnie se souleva, dès qu’elle se vit soutenue. Nous devînmes odieux, à la multitude, en défendant d’accorder les magistratures par la voie du sort, aux riches, en ne les faisant accorder qu’au mérite. Nos paroles furent transformées en maximes séditieuses, nos assemblées en conseils de conspirateurs. Pythagore banni de Crotone ne trouva point d’asile chez des peuples qui lui devaient leur félicité. Sa mort n’éteignit point la persécution. Plusieurs de ses disciples réunis dans une maison furent dévoués aux flammes, et périrent presque tous. Les autres s’étant dispersés, les habitants de Crotone, qui avaient reconnu leur innocence, les rappelèrent quelque temps après ; mais une guerre étant survenue, ils se signalèrent dans un combat, et terminèrent une vie innocente par une mort glorieuse.
Quoique après ces malheureux évènements, le corps fût menacé d’une dissolution prochaine, on continua pendant quelque temps à nommer un chef pour le gouverner.
Diodore, qui fut un des derniers, ennemi de la propreté que Pythagore nous avait si fort recommandée, affecta des mœurs plus austères, un extérieur plus négligé, des vêtements plus grossiers. Il eut des partisans, et l’on distingua dans l’ordre ceux de l’ancien régime, et ceux du nouveau.
Maintenant, réduits à un petit nombre, séparés les uns des autres, n’excitant ni envie ni pitié, nous pratiquons en secret les préceptes de notre fondateur. Jugez du pouvoir qu’ils eurent à la naissance de l’institut, par celui qu’ils ont encore. C’est nous qui avions formé Épaminondas, et Phocion s’est formé sur nos exemples. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que cette congrégation a produit une foule de législateurs, de géomètres, d’astronomes, de naturalistes, d’hommes célèbres dans tous les genres ; que c’est elle qui a éclairé la Grèce, et que les philosophes modernes ont puisé dans nos auteurs la plupart des découvertes qui brillent dans leurs ouvrages.
La gloire de Pythagore s’en est accrue ; partout il obtient un rang distingué parmi les sages : dans quelques villes d’Italie, on lui décerne des honneurs divins. Il en avait joui pendant sa vie ; vous n’en serez pas surpris. Voyez comme les nations et même les philosophes parlent des législateurs et des précepteurs du genre humain. Ce ne sont point des hommes, mais des dieux, des âmes d’un degré supérieur, qui, descendues du ciel dans le tartare que nous habitons, ont daigné se revêtir d’un corps humain, et partager nos maux pour établir parmi nous les lois et la philosophie.
Anacharsis.
cependant, il faut l’avouer, ces génies bienfaisants n’ont eu que des succès passagers ; et puisque leur réforme n’a pu ni s’étendre ni se perpétuer, j’en conclus que les hommes seront toujours également injustes et vicieux.
Le Samien. À
moins, comme disait Socrate, que le ciel ne s’explique plus clairement, et que dieu, touché de leur ignorance, ne leur envoie quelqu’un qui leur apporte sa parole, et leur révèle ses volontés.
Le lendemain de cet entretien, nous partîmes pour Athènes, et quelques mois après, nous nous rendîmes aux fêtes de Délos.

CHAPITRE 76

Délos et les Cyclades.

 

 

       

 

 

1.   Soixante-quatre lieues. 
2
.  
Environ dix-sept lieues un tiers.  
3
.   
Environ deux millions cinq cent mille livres.  
4
.   
C'est-à-dire par parasanges carrées. La parasange valait deux mille deux cent soixante-huit toises.  
5
.    Cent huit mille livres.
6
.  
L'an 356 avant J.- C., le temple d'Éphèse fut brûlé par Érostrate, Quelques années après, les Éphésiens le rétablirent. Il parait que la flamme ne détruisit que le toit et les parties qui ne pouvaient sa dérober à son activité. On peut voir à cet égard un excellent mémoire de M. le marquis de Poléni, inséré parmi ceux de l'Académie de Cortone. Si l'on s'en rapporte à son opinion, il faudra dire que, soit avant, soit après Érostrate, le temple avait les mêmes dimensions, et que sa longueur, suivant Pline, était du quatre cent vingt-cinq pieds (quatre cent un de nos pieds cinq pouces huit lignes} ; sa largeur, de deux cent vingt pieds (deux cent sept pieds neuf pouces quatre lignes) ; sa hauteur, de soixante pieds (cinquante-six pieds huit pouces). Je suppose qu'il est question de pieds grecs dans le passage de Pline.  
Les Éphésiens avaient commencé à restaurer le temple lorsque Alexandre leur proposa de se charger seul de la dépense, à condition qu'ils lui en feraient l'honneur dans une inscription. Il essuya un refus dont ils obtinrent facilement le pardon. " Il ne convient pas à un dieu, lui dit le député des Éphésiens, de décorer le temple d'une autre divinité. " 
Je me suis contenté d'indiquer en général les ornements de la statue, parce qu'ils varient sur les monuments qui nous restent, et qui sont postérieurs à l'époque du voyage d'Anacharsis ; il est même possible que ces monuments ne se rapportent pas tous à la Diane d'Éphèse. Quoi qu'il en soit, dans quelques-uns, la partie supérieure du corps, où de la gaine qui en tient lieu, est couverte de mamelles ; viennent ensuite plusieurs compartiments, séparés les uns des autres par un listel qui règne tout autour, et sur lequel on avait placé de petites figures représentant des victoires, des abeilles, des bœufs, des cerfs et d'autres animaux à mi-corps ; quelquefois des lions en ronde-bosse sont attachés aux bras. Je pense que sur la statue ces symboles étaient en or. Xénophon qui avait consacré dans son petit temple de Scillonte une statue de Diane semblable à celle d'Éphèse, dit que cette dernière était d'or, et que ta sienne n'était que de cyprès. Comme il parait, par d'autres auteurs, que la statue de Diane d'Éphèse était de bois, il est à présumer que Xénophon n'a parlé que des ornements dont elle était couverte.  
Je hasarde ici l'explication d'un petit monument en or qui fut découvert dans le territoire de l'ancienne Lacédémone, et que M. le comte de Caylus a fait graver dans le second volume de son Recueil d'Antiquités. L'or en est de bas titre, et allié d'argent  ; le travail grossier, et d'une haute antiquité. Il représente un boeuf, ou plutôt un cerf accroupi : les trous dont il est percé montrent clairement qu'on l'avait attaché à un corps plus considérable ; et si l'on veut le rapprocher des différentes figures de la Diane d'Éphèse, on tardera d'autant moins à se convaincre qu'il appartenait à quelque statue, qu'il ne pèse qu'une once un gros soixante grains, et que sa plus grande longueur n'est que de deux pouces deux lignes, et sa plus grande élévation, jusqu'à l'extrémité des cornes, de trois pouces une ligne. Peut-être fut-il transporté autrefois à Lacédémone ; peut-être y décorait-il une des statues de Diane, ou même celle de l'Apollon d'Amyclée, à laquelle on avait employé la totalité de l'or que Croesus avait envoyé aux Lacédémoniens.  
Je crois que plus les figures de la Diane d'Éphèse sont chargées d'ornements, moins elles sont anciennes. Sa statue ne présenta d'abord qu'une tête, des bras, des pieds, et un corps en forme de gaine. On y appliqua ensuite les symboles des autres divinités, et surtout ceux qui caractérisent Isis, Cybèle, Cérès. etc.  
Le pouvoir de la déesse et la dévotion des peuples augmentant dans la même proportion que ses attributs, elle fut regardée par les uns comme l'image de la nature productrice ; par les autres, comme une des plus grandes divinités de l'Olympe. Son culte, connu depuis longtemps dans quelques pays éloignés, s'étendit dans l'Asie mineure, dans la Syrie et dans la Grèce proprement dite. Il était dans son plus grand éclat sous les premiers empereurs romains ; et ce fut alors que, d'autres divinités ayant obtenu par le même moyen un accroissement de puissance, on conçut l'idée de ces figures panthées que l'on conserve encore dans les cabinets, et qui réunissent les attributs de tous les dieux.  

7
.  
Sénèque attribue à Milet soixante-quinze colonies ; Pline, plus de quatre-vingts.   
8
.   
Environ trente-quatre lieues.  
9
.  
Apelle naquit aussi dans cette contrée : à Cos suivant les uns, à Éphèse suivant les autres.  
10
.  
Chef de l'école d'Élée.    
11
Voyez le chapitre LIX de cet ouvrage.
12
.  
Dans la première année de la quatre-vingt-treizième olympiade (Diod.lib. XIII, p. 196), avant J.-C. 408 ou 407. 
13
.  
Parmi ces statues colossales, je ne compte pas ce fameux colosse qui avait suivant Pline, soixante-dix coudées de haut, parce qu'il ne fut construit qu'environ soixante-quatre ans après l'époque où je place le voyage d'Anacharsis à Rhodes. (Meurs. in Rhod. lib. I, c. 15.) Mais je le cite ici pour prouver quel était, dans ce temps-là, le goût des Rhodiens pour les grands monuments.  
14
.  
Naples.   
15
.  
Roses en Espagne.  
16
.  
L'oligarchie, établie à Rhodes du temps d'Aristote, subsistait encore du temps de Strabon.  
17
.  
Le caractère que je donne aux Rhodiens est fondé sur quantité de passages des anciens auteurs, en particulier sur les témoignages d'estime qu'ils reçurent d'Alexandre ; sur ce fameux siège qu'ils soutinrent avec tant de courage contre Démétrios Poliorcète, trente-huit ans après le voyage d'Anacharsis dans Ieur lie; sur lcs puissants secours qu'ils fournirent aux Romains, et sur les marques de reconnaissance qu'ils en reçurent.
18
.  
Aujourd'hui Candie.  
19
Environ une lieue.
20
Zan est la mine chose que Z®n, Jupiter. Il paraît, par une médaille du cabinet royal, que les Crétois prononçaient TAN. (Mem.. de l'Acad. t. XXVI, p.546.) Cette inscription n'était pas d'une haute antiquité.
21
.  
Je n'ai dit qu'un mot sur le fameux labyrinthe de Crète, et ce mot, je dois le justifier. 
Hérodote nous a laissé une description de ce qu'il avait vu en Égypte auprès da lac Moeris. C'étaient douze grands palais contigus, communiquant les uns aux autres, dans lesquels on comptait trois mille chambres, dont quinze cents étaient sous terre. Strabon, Diodore de Sicile, Pline, Méla, parlent de ce monument avec la même admiration qu'Hérodote. Aucun d'eux n'a dit qu'on l'eut construit pour égarer ceux qui entreprenaient de le parcourir ; mais il est visible qu'en le parcourant sans guide on courait risque de s'égarer.
C'est ce danger qui sans doute introduisit une nouvelle expression dans la langue grecque. Ce mot labyrinthe, pris au sens littéral, désigna un espace circonscrit, et percé de quantité de routes dont les unes se croisent en tous sens, comme celles des carrières et des mines; dont les autres font des révolutions plus ou moins grandes autour du point de leur naissance, comme ces lignes spirales que l'on voit sut certaines coquilles. Dans le sens figuré, il fut appliqué aux questions obscures et captieuses, aux réponses ambiguës et détournées, à ces discussions qui après de longs écarts nous ramènent au terme d'où nous sommes partis.
De quelle nature était le labyrinthe da Crète ? Diodore du Sicile rapporte comme une conjecture, et Pline comme un fait certain, que Dédale avait construit ce labyrinthe sur le modèle de celui d'Égypte, quoique sur de moindres proportions. Ils ajoutent que Minos en avait ordonné l'exécution, qu'il y tenait le Minotaure renfermé, et que de leur temps il ne subsistait plus, soit qu'il eût péri de vétusté, soit qu'on l'eût démoli à dessein. Ainsi Diodore de Sicile et Pline regardaient ce labyrinthe comme un grand édifice, tandis que d'autres écrivains le représentent simplement comme un antre creusé dans le roc, et plein de routes tortueuses. Les premiers et les seconds ont rapporté deux traditions différentes. Il reste à choisir la plus vraisemblable.
Si le labyrinthe du Crète avait été construit par Dédale sous Minos, pourquoi n'en serait-il fait mention ni dans Homère, qui parle plus d'une fois de ce prince ainsi que de la Crète ; ni dans Hérodote, qui décrit celui d'Égypte, après avoir dit que les monuments des Égyptiens sont fort supérieurs à ceux des Grecs ; ni dans les plus anciens géographes, ni dans aucun des écrivains des beaux temps de la Grèce! On attribuait cet ouvrage à Dédale, dont le nom suffirait pour décréditer une tradition. En effet, ce nom est devenu, comme celui d'Hercule, la ressource de l'ignorance lorsqu'elle porte ses regards sur les siècles anciens. Toutes les grandes entreprises, tous les ouvrages qui demandent plus de force que d'esprit, elle les attribue à Hercule ; tous ceux qui tiennent aux arts, et qui exigent une certaine intelligence dans l'exécution, elle les rapporte à Dédale. On peut se rappeler que, dans le cours de cet ouvrage, j'ai déjà cité les principales découvertes dans les arts et métiers, dont les anciens ont fait honneur à un artiste de ce nom.

L'opinion de Diodore et de Pline suppose que, de leur temps, il n'existait plus en Crète aucune trace du labyrinthe, et qu'on avait même oublié l'époque de sa destruction. Cependant il est dit qu'il fut visité par les disciples d'Apollonius de Tyane, contemporain de ces deux auteurs. Les Crétois croyaient donc alors posséder encore le labyrinthe.
Je demande qu'on fasse attention à ce passage de Strabon :" A Nauplie, près de l'ancienne Argos, dit ce judicieux écrivain, ou voit encore de vastes cavernes où sont construits des labyrinthes qu'on croit être l'ouvrage de Cyclopes " Ce qui signifie que la main des hommes avait ouvert dans le roc des routes qui se croisaient et se repliaient sur elles-mêmes, comme on le pratique dans les carrières. Telle est, si je ne me trompe, l'idée qu'il faut se faire du labyrinthe de Crète.
Y avait-il plusieurs labyrinthes dans cette île ? Les auteurs anciens ne parlent que d'un seul. La plupart le placent à Cnosse; quelques-uns, en petit nombre, à Gortyne.
Belon et Tournefort nous ont donné la description d'une caverne située au pied du mont Ida, du côté du midi, à une légère distance de Gortyne. Ce n'était qu'une carrière, suivant le premier ; c'était l'ancien labyrinthe, suivant le second. J'ai suivi ce dernier, et j'ai abrégé son récit dans mon texte. Ceux qui ont ajouté des notes critiques à son ouvrage, outre ce labyrinthe, en admettent un second à Cnosse, et citent principalement en leur faveur les médailles de cette ville qui en représentent le plan, suivant la manière dont le concevaient les artistes. Car il paraît tantôt de forme carrée, tantôt de forme ronde ; sur quelques-unes il n'est qu'indiqué, sur d'autres il renferme dans son milieu la tête du Minotaure. J'en ai fait graver une, dans les Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres, qui me paraît être du cinquième siècle avant J.- C., et sur laquelle on voit d'un côté la figure du Minotaure, et de l'autre le plan informe du labyrinthe. Il est donc certain que dès ce temps-là les Cnossiens se croyaient en possession de cette célèbre caverne ; il paraît encore que les Gortyniens ne croyaient pas devoir la revendiquer, puisqu'ils ne l'ont jamais représentée sur leurs monnaies.
Le lieu où je place le labyrinthe de Crète n'est, suivant Tournefort, qu'à une lieue de Gortyne; et suivant Strabon, il est éloigné de Cnosse de six à sept lieues. Tout ce qu'on en doit conclure, c'est que le territoire de cette dernière ville s'étendait jusqu'auprès de la première.

A quoi servaient ces cavernes auxquelles on donnait le nom de labyrinthe ? Je pense qu'elles furent d'abord ébauchées par la nature; qu'en certains endroits on en tira des pierres pour, en construire des villes ; que plus anciennement elles servirent de demeure ou d'asile aux habitants d'un canton exposé aux invasions fréquentes. Dans le voyage d'Anacharsis en Phocide, j'ai parlé de deux grandes cavernes du Parnasse, où se réfugièrent les peuples voisins; dans l'une, lors du déluge de Deucalion; dans l'autre, à l'arrivée de Xerxès. J'ajoute ici que, suivant Diodore de Sicile, les plus anciens Crétois habitaient les antres du mont Ida. Ceux qu'on interrogeait sur les lieux mêmes disaient que leur labyrinthe ne fut, dans l'origine, qu'une prison. On a pu quelquefois le destiner d cet usage; mais il est difficile de croire que, pour s'assurer de quelques malheureux, on ait entrepris des travaux si immenses.

22
Vingt-deux lieues dix-sept cents toises.
23
.  
Quatre-vingt-quatorze lieues douze cent cinquante toises.
24.   
Quinze lieues trois cents toises. 
25
.  
Onze lieues huit cent cinquante toises. 
26
Voyez le chapitre XXXV de cet ouvrage. 
27
.  
Ce nom, écrit en grec, tantôt kñsmioi, tantôt kñsmoi, peut signifier ordonnateurs ou prud'hommes. (Chishuil. Antiq. asiat. p. 123.) Les anciens auteurs les comparent quelquefois aux éphores de Lacédémone. 
28
.  
Environ une lieue et demie. 
29
L'an 460 avant J.-C.
30
.  
Elles faisaient alors partie de la médecine.  
31
.   
Strabon, Agathémére, Pline et Isidore varient sur la circonférence de Samos. Suivant le premier, elle est de six cents stades, qui font vingt-deux de nos lieues et mille sept cents toises, chaque lieue de deux mille cinq cents toises; suivant le second, de six cent trente stades, ou vingt-trois lieues et deux mille trente-cinq toises; suivant Pline, de quatre-vingt-sept milles romains. c'est-à-dire de vingt-six lieues et deux cent soixante-douze toises; enfin, suivant Isidore, de cent milles romains, c'est-à-dire de huit cents stades, ou trente lieues et six cents toises. On trouve souvent de pareilles différences dans les mesures des anciens.
32
.  
Sept stades font six cent soixante et une toises trois pieds huit Iignes; huit pieds grecs font sept de nos pieds six pouces huit lignes. 
33
.  
Trois pieds grecs font deux de nos pieds dix pouces; vingt coudées, vingt-huit pieds quatre pouces. Il y a apparence que la grotte fut d'abord destinée à servir de chemin public, et, lorsque ensuite il eut été résolu d'amener à Samos les eaux d'une source dont le niveau était plus bas que la grotte, on profita du travail déjà fait, et l'on se contenta de creuser le canal en question.
34
.  
Vingt orgyes font cent treize de nos pieds et quatre pouces; deux stades font cent quatre-vingt-neuf troises.
35
.  Il reste encore des débris d'un ancien temple à Samos; mais il parait qu'on ne doit pas les rapporter à celui dont parle Hérodote. (Voyez Tournef, Voyage, t. I, P. 422; Procop. Observ. vol. part. 2, p. 27; Choiseul-Gouffier, Voyage pittor de la Grèce, t. I, p. 100.)

36
.   
Il paraît que tous ces arbres étaient dans des caisses : je le présume, d'après celui de Samos.
37
.  Marc-Antoine les fit transporter à Rome; et, quelque temps après, Auguste en renvoya deux à Samos, et ne garda que le Jupiter. Strab. lib. XIV, p. 637.
38
. Trois cent vingt quatre mille livres.  
39
.  Environ dix pieds, 
40
.  Aristote dit que, dans les gouvernements despotiques, on fait travailler le peuple à des ouvrages publies pour le tenir dans la dépendance. Entre autres exemples, il cite celui de Polycrate, et celui des rois d'Égypte qui firent construire lesPyramides. (De rep. lib. V, cap. 11, t, II, p. 407.)
41
.   Suivant saint Clément d'Alexandrie, cet anneau représentait une lyre. Ce fait est peu important, mais on peut remarquer avec quelle attention les Romains conservaient les débris de l'antiquité. Du temps de Pline, on montrait à Rome, dans te temple de la Concorde, une sardoine-onyx que l'on disait être l'anneau de Polycrate, et que l'on tenait renfermée dans un cornet d'or; c'était un présent d'Auguste. Solin donne aussi le nom de sardoine à la pierre de Polycrate ; mais il paraît, par le témoignage de quelques auteurs, et surtout d'Hérodote, que c'était une émeraude.
42
. Polycrate mourut vers l'an 522 avant J.- C.
43
.  Les monnaies des Athéniens représentaient ordinairement une chouette, celles des Samiens une proue de navire
44
.  L'an 479 avant J.-C.
45.  Poids : environ sept cent soixante-douze livres.
46
.  C'est le célébre Épicure, né sons l'archonte Sosigène (Diog. Laërt. lib. X, 14), la troisième almée de la cent neuvième olympiade, le 7 de gameiton, c'est-à-dire le 11 janvier de l'an 341 avant J.C. Ménandre naquit dans la même année.
47
.  Il paraît qu'au lever du soleil Socrate, à l'exemple peut-être des pythagoriciens, se prosternait devant cet astre. (Plat. in Conv. t. III, p. 220.)
48
.  
Le 6 du mois attique thargélion, on célébrait la naissance de Diane ; le 7, celle d'Apollon. Dans la troisième année de la cent neuvième olympiade, le mois thargélion commença le 2 mai de l'an 341 avant J.-C.; ainsi le 6 et le 7 de thargélion concoururent avec le 8 et le 9 de mai.
49
Le 8 mai de l'an 341 avant J.-C.
50
. Il
n'était pas permis d'avoir des chiens à Délos (Strab. lib. X, p. 486}, de peur qu'ils n'y détruisissent les lièvres et les lapins.
51
Cycle, en grec, signifie cercle. 
52
.  
Deux mille cinq cent soixante-huit toises.
53
Vers le même temps, Croesus assiégea la ville d'Ephèse. Les habitants, pour obtenir la protection de Diane, leur principale divinité, tendirent une corde qui, d'un côté, s'attachait à leurs murailles, et de l'autre au temple de la déesse, éloigné de sept stades, ou de six cent soixante et une toises et demie. (Hérodot. lib. 1, cap. 26 ; Polyaen. Strateg, lib. VI, cap. 50 ;  Elien. Var. Hist. lib. III, cap. 26.)
54
.  
Près d'une demi-lieue.
55
. Près d'une lieue.
56
L'an 558 avant J.-C.
57
L'an 468 avant J.- C.
58
.
Onze lieues huit cent cinquante toises.
59
Un jour, dans une auberge, ne trouvant point d'autre bois, il mit une statue d'Hercule au feu ; et faisant allusion aux douze travaux de ce héros : " Il t'en reste un treizième, s'écria-t-il ; fais cuire mon dîner. " (Schol. Arist. in Nub. v.828.)
60
Environ trois cent soixante-dix-huit toises
61
Théore, ambassadeur sacré. chargé d'offrir des sacrifices au nom d'une ville. (Suid. in :Yevr)
62
.  
Treize cent cinquante livres.
63
.  
Chapelle consacrée à Diane
64
.   
Environ cent huit mille livres.
65
.   
En 1739 M. le comte de Sandwich a porta d'Athènes à Londres un marbre sur lequel est gravée une longue inscription. Elle contient l'état des sommes qui se trouvaient dues au temple de Délos, soit par des particuliers, soit par des villes entières. On y spécifie les sommes qui ont été acquittées et celles qui ne l'ont pas été. On y remarque aussi les frais de la théorie ou députation des Athéniens; savoir: pour la couronne d'or qui fut présentée au dieu, la main-d'oeuvre comprise, aille cinq cents drachmes (mille trois cent cinquante livres) ; pour les trépieds donnés aux vainqueurs la main-d'oeuvre également comprise, mille drachmes (neuf cents livres) pour les archithéores, un talent (cinq mille quatre cents livres) ; pour le capitaine de la galère qui avait transporté la théorie, sept mille drachmes (six mille trois cents livres) ; pour l'achat de cent neuf boeufs destinés aux sacrifices, huit mille quatre cent quinze drachmes (sept mille cinq cent soixante-treize livres dix sous), etc., etc. Cette inscription, éclaircie par M. Taylor et par le père Corest de l'an avant J.- C. 373 ou 372, et n'est antérieure que d'environ trente-deux ans au voyage du jeune Anacharsis à Délos. 
66
. Voyez le chapitre XXXVIII de cet ouvrage.
67
.  Il paraît, par Athénée, que pendant les fêtes de Délos on étalait dans le marché de l'agneau, du porc, des poissons, et des gâteaux où l'on avait mélé du cumin, espèce de graine ressemblant à celle du fenouil.
68.  Le 7 du mois de thargélion, qui répondait au neuvième jour du mois de mai.