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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

       

 

CHAPITRE 43
Idées générales sur la législation de Lycurgue.

J’étais depuis quelques jours à Sparte. Personne ne s’étonnait de m’y voir ; la loi qui en rendait autrefois l’accès difficile aux étrangers, n’était plus observée avec la même rigueur. Je fus introduit auprès des deux princes qui occupaient le trône ; c’étaient Cléomène, petit-fils de ce roi Cléombrote qui périt à la bataille de Leuctres ; et Archidamus, fils d’Agésilas. L’un et l’autre avaient de l’esprit ; le premier aimait la paix ; le second ne respirait que la guerre, et jouissait d’un grand crédit. Je connus cet Antalcidas, qui, environ trente ans auparavant, avait ménagé un traité entre la Grèce et la Perse. Mais de tous les spartiates, Damonax chez qui j’étais logé, me parut le plus communicatif et le plus éclairé. Il avait fréquenté les nations étrangères, et n’en connaissait pas moins la sienne.
Un jour que je l’accablais de questions, il me dit : juger de nos lois par nos mœurs actuelles, c’est juger de la beauté d’un édifice par un amas de ruines. Eh bien, répondis-je, plaçons-nous au temps où ces lois étaient en vigueur ; croyez-vous qu’on en puisse saisir l’enchaînement et l’esprit ? Croyez-vous qu’il soit facile de justifier les règlements extraordinaires et bizarres qu’elles contiennent ? Respectez, me dit-il, l’ouvrage d’un génie, dont les vues, toujours neuves et profondes, ne paraissent exagérées que parce que celles des autres législateurs sont timides ou bornées. Ils se sont contentés d’assortir leurs lois aux caractères des peuples ; Lycurgue par les siennes donna un nouveau caractère à sa nation. Ils se sont éloignés de la nature en croyant s’en approcher ; plus il a paru s’en écarter, plus il s’est rencontré avec elle.
Un corps sain, une âme libre, voilà tout ce que la nature destine à l’homme solitaire pour le rendre heureux : voilà les avantages qui, suivant Lycurgue, doivent servir de fondement à notre bonheur. Vous concevez déjà pourquoi il nous est défendu de marier nos filles dans un âge prématuré ; pourquoi elles ne sont point élevées à l’ombre de leurs toits rustiques, mais sous les regards brûlants du soleil, dans la poussière du gymnase, dans les exercices de la lutte, de la course, du javelot et du disque : comme elles doivent donner des citoyens robustes à l’état, il faut qu’elles se forment une constitution assez forte pour la communiquer à leurs enfants.
Vous concevez encore pourquoi les enfants subissent un jugement solennel dès leur naissance, et sont condamnés à périr, lorsque ils paraissent mal conformés. Que feraient-ils pour l’état, que feraient-ils de la vie, s’ils n’avaient qu’une existence douloureuse ? Depuis notre plus tendre enfance, une suite non interrompue de travaux et de combats, donne à nos corps l’agilité, la souplesse et la force. Un régime sévère prévient ou dissipe les maladies dont ils sont susceptibles. Ici les besoins factices sont ignorés, et les lois ont eu soin de pourvoir aux besoins réels. La faim, la soif, les souffrances, la mort, nous regardons tous ces objets de terreur avec une indifférence que la philosophie cherche vainement à imiter. Les sectes les plus austères n’ont pas traité la douleur avec plus de mépris que les enfants de Sparte.
Mais ces hommes auxquels Lycurgue veut restituer les biens de la nature, n’en jouiront peut-être pas longtemps : ils vont se rapprocher ; ils auront des passions, et l’édifice de leur bonheur s’écroulera dans un instant. C’est ici le triomphe du génie : Lycurgue sait qu’une passion violente tient les autres à ses ordres ; il nous donnera l’amour de la patrie avec son énergie, sa plénitude, ses transports, son délire même. Cet amour sera si ardent et si impérieux, qu’en lui seul il réunira tous les intérêts et tous les mouvements de notre cœur. Alors il ne restera plus dans l’état qu’une volonté, et par conséquent qu’un esprit : en effet, quand on n’a qu’un sentiment, on n’a qu’une idée.
Dans le reste de la Grèce, les enfants d’un homme libre sont confiés aux soins d’un homme qui ne l’est pas, ou qui ne mérite pas de l’être : mais des esclaves et des mercenaires ne sont pas faits pour élever des spartiates ; c’est la patrie elle-même qui remplit cette fonction importante ; elle nous laisse, pendant les premières années, entre les mains de nos parents : dès que nous sommes capables d’intelligence, elle fait valoir hautement les droits qu’elle a sur nous. Jusqu’à ce moment, son nom sacré n’avait été prononcé en notre présence, qu’avec les plus fortes démonstrations d’amour et de respect ; maintenant ses regards nous cherchent et nous suivent partout. C’est de sa main que nous recevons la nourriture et les vêtements ; c’est de sa part que les magistrats, les vieillards, tous les citoyens assistent à nos jeux, s’inquiètent de nos fautes, tâchent à démêler quelque germe de vertu dans nos paroles ou dans nos actions, nous apprennent enfin par leur tendre sollicitude, que l’état n’a rien de si précieux que nous, et, qu’aujourd’hui ses enfants, nous devons être dans la suite sa consolation et sa gloire.
Comment des attentions qui tombent de si haut, ne feraient-elles pas sur nos âmes des impressions fortes et durables ? Comment ne pas adorer une constitution qui, attachant à nos intérêts la souveraine bonté jointe à la suprême puissance, nous donne de si bonne heure une si grande idée de nous-mêmes ?
De ce vif intérêt que la patrie prend à nous, de ce tendre amour que nous commençons à prendre pour elle, résulte naturellement, de son côté une sévérité extrême, du nôtre une soumission aveugle. Lycurgue néanmoins, peu content de s’en rapporter à l’ordre naturel des choses, nous a fait une obligation de nos sentiments. Nulle part les lois ne sont si impérieuses et si bien observées, les magistrats moins indulgents et plus respectés. Cette heureuse harmonie, absolument nécessaire pour retenir dans la dépendance, des hommes élevés dans le mépris de la mort, est le fruit de cette éducation qui n’est autre chose que l’apprentissage de l’obéissance, et si je l’ose dire, que la tactique de toutes les vertus. C’est là qu’on apprend que hors de l’ordre, il n’y a ni courage, ni honneur, ni liberté, et qu’on ne peut se tenir dans l’ordre, si l’on ne s’est pas rendu maître de sa volonté. C’est là que les leçons, les exemples, les sacrifices pénibles, les pratiques minutieuses, tout concourt à nous procurer cet empire, aussi difficile à conserver qu’à obtenir.
Un des principaux magistrats nous tient continuellement assemblés sous ses yeux : s’il est forcé de s’absenter pour un moment, tout citoyen peut prendre sa place, et se mettre à notre tête, tant il est essentiel de frapper notre imagination par la crainte de l’autorité. Les devoirs croissent avec les années ; la nature des instructions se mesure aux progrès de la raison, et les passions naissantes sont ou comprimées par la multiplicité des exercices, ou habilement dirigées vers des objets utiles à l’état.
Dans le temps même où elles commencent à déployer leur fureur, nous ne paraissons en public qu’en silence, la pudeur sur le front, les yeux baissés, et les mains cachées sous le manteau, dans l’attitude et la gravité des prêtres Égyptiens, et comme des initiés qu’on destine au ministère de la vertu.
L’amour de la patrie doit introduire l’esprit d’union parmi les citoyens ; le désir de lui plaire, l’esprit d’émulation. Ici, l’union ne sera point troublée par les orages qui la détruisent ailleurs ; Lycurgue nous a garantis de presque toutes les sources de la jalousie, parce qu’il a rendu presque tout commun et égal entre les Spartiates.
Nous sommes tous les jours appelés à des repas publics, où règnent la décence et la frugalité. Par là sont bannis des maisons des particuliers le besoin, l’excès, et les vices qui naissent de l’un et de l’autre.
Il m’est permis, quand les circonstances l’exigent, d’user des esclaves, des voitures, des chevaux et de tout ce qui appartient à un autre citoyen ; et cette espèce de communauté de biens est si générale, qu’elle s’étend en quelque façon, sur nos femmes et sur nos enfants. De là, si des nœuds infructueux unissent un vieillard à une jeune femme, l’obligation prescrite au premier de choisir un jeune homme distingué par sa figure et par les qualités de l’esprit, de l’introduire dans son lit, et d’adopter les fruits de ce nouvel hymen ; de là, si un célibataire veut se survivre en d’autres lui-même, la permission qu’on lui accorde d’emprunter la femme de son ami, et d’en avoir des enfants que le mari confond avec les siens, quoiqu’ils ne partagent pas sa succession. D’un autre côté, si mon fils osait se plaindre à moi d’avoir été insulté par un particulier, je le jugerais coupable, parce qu’il aurait été puni ; et je le châtierais de nouveau, parce qu’il se serait révolté contre l’autorité paternelle partagée entre tous les citoyens. En nous dépouillant des propriétés qui produisent tant de divisions parmi les hommes, Lycurgue n’en a été que plus attentif à favoriser l’émulation ; elle était devenue nécessaire, pour prévenir les dégoûts d’une union trop parfaite, pour remplir le vide que l’exemption des soins domestiques laissait dans nos âmes, pour nous animer pendant la guerre, pendant la paix, à tout moment et à tout âge.
Ce goût de préférence et de supériorité qui s’annonce de si bonne heure dans la jeunesse, est regardé comme le germe d’une utile rivalité. Trois officiers nommés par les magistrats, choisissent trois cents jeunes gens distingués par leur mérite, en forment un ordre séparé, et annoncent au public le motif de leur choix. à l’instant même, ceux qui sont exclus se liguent contre une promotion qui semble faire leur honte. Il se forme alors dans l’état deux corps, dont tous les membres, occupés à se surveiller, dénoncent au magistrat les fautes de leurs adversaires, se livrent publiquement des combats d’honnêtetés et de vertus, et se surpassent eux-mêmes, les uns pour s’élever au rang de l’honneur, les autres pour s’y soutenir. C’est par un motif semblable, qu’il leur est permis de s’attaquer et d’essayer leurs forces presque à chaque rencontre. Mais ces démêlés n’ont rien de funeste ; dès qu’on y distingue quelque trace de fureur, le moindre citoyen peut d’un mot les suspendre ; et si par hasard sa voix n’est pas écoutée, il traîne les combattants devant un tribunal, qui, dans cette occasion, punit la colère comme une désobéissance aux lois.
Les règlements de Lycurgue nous préparent à une sorte d’indifférence pour des biens dont l’acquisition coûte plus de chagrins, que la possession ne procure de plaisirs. Nos monnaies ne sont que de cuivre. Leur volume et leur pesanteur trahiraient l’avare qui voudrait les cacher aux yeux de ses esclaves. Nous regardons l’or et l’argent comme les poisons les plus à craindre pour un état. Si un particulier en recelait dans sa maison, il n’échapperait ni aux perquisitions continuelles des officiers publics, ni à la sévérité des lois. Nous ne connaissons ni les arts, ni le commerce, ni tous ces autres moyens de multiplier les besoins et les malheurs d’un peuple. Que ferions-nous, après tout, des richesses ? D’autres législateurs ont tâché d’en augmenter la circulation, et les philosophes d’en modérer l’usage ; Lycurgue nous les a rendues inutiles. Nous avons des cabanes, des vêtements et du pain ; nous avons du fer et des bras pour le service de la patrie et de nos amis ; nous avons des âmes libres, vigoureuses, incapables de supporter la tyrannie des hommes, et celle de nos passions : voilà nos trésors.
Nous regardons l’amour excessif de la gloire comme une faiblesse, et celui de la célébrité comme un crime. Nous n’avons aucun historien, aucun orateur, aucun panégyriste, aucun de ces monuments qui n’attestent que la vanité d’une nation. Les peuples que nous avons vaincus, apprendront nos victoires à la postérité ; nous apprendrons à nos enfants à être aussi braves, aussi vertueux que leurs pères. L’exemple de Léonidas sans cesse présent à leur mémoire, les tourmentera jour et nuit. Vous n’avez qu’à les interroger ; la plupart vous réciteront par cœur les noms des trois cents spartiates qui périrent avec lui aux Thermopyles.
Nous ne saurions appeler grandeur, cette indépendance des lois qu’affectent ailleurs les principaux citoyens. La licence, assurée de l’impunité, est une bassesse qui rend méprisables, et le particulier qui en est coupable, et l’état qui la tolère. Nous croyons valoir autant que les autres hommes, dans quelque pays et dans quelque rang qu’ils soient, fût-ce le grand roi de Perse lui-même ; cependant dès que nos lois parlent, toute notre fierté s’abaisse, et le plus puissant de nos citoyens court à la voix du magistrat avec la même soumission que le plus faible. Nous ne craignons que nos lois, parce que Lycurgue les ayant fait approuver par l’oracle de Delphes, nous les avons reçues comme les volontés des dieux mêmes ; parce que Lycurgue les ayant proportionnées à nos vrais besoins, elles sont le fondement de notre bonheur.
D’après cette première esquisse, vous concevez aisément que Lycurgue ne doit pas être regardé comme un simple législateur, mais comme un philosophe profond et un réformateur éclairé ; que sa législation est tout à la fois un système de morale et de politique ; que ses lois influent sans cesse sur nos mœurs et sur nos sentiments, et que tandis que les autres législateurs se sont bornés à empêcher le mal, il nous a contraints d’opérer le bien, et d’être vertueux.
Il a le premier connu la force et la faiblesse de l’homme ; il les a tellement conciliées avec les devoirs et les besoins du citoyen, que les intérêts des particuliers sont toujours confondus parmi nous avec ceux de la république. Ne soyons donc plus surpris qu’un des plus petits états de la Grèce, en soit devenu le plus puissant ; tout est ici mis en valeur ; il n’y a pas un degré de force qui ne soit dirigé vers le bien général, pas un acte de vertu qui soit perdu pour la patrie.
Le système de Lycurgue doit produire des hommes justes et paisibles : mais, il est affreux de le dire, s’ils ne sont exilés dans quelque île éloignée et inabordable, ils seront asservis par les vices ou par les armes des nations voisines. Le législateur tâcha de prévenir ce double danger ; il ne permit aux étrangers d’entrer dans la Laconie qu’en certains jours ; aux habitants d’en sortir que pour des causes importantes. La nature des lieux favorisait l’exécution de la loi : entourés de mers et de montagnes, nous n’avons que quelques défilés à garder, pour arrêter la corruption sur nos frontières ; l’interdiction du commerce et de la navigation fut une suite de ce règlement ; et de cette défense, résulta l’avantage inestimable de n’avoir que très peu de lois ; car on a remarqué qu’il en faut la moitié moins à une ville qui n’a point de commerce. Il était encore plus difficile de nous subjuguer que de nous corrompre. Depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, depuis nos premières années jusqu’aux dernières, nous sommes toujours sous les armes, toujours dans l’attente de l’ennemi, observant même une discipline plus exacte que si nous étions en sa présence. Tournez vos regards de tous côtés, vous vous croirez moins dans une ville que dans un camp. Vos oreilles ne seront frappées que des cris de victoire, ou du récit des grandes actions. Vos yeux ne verront que des marches, des évolutions, des attaques et des batailles ; ces apprêts redoutables non seulement nous délassent du repos, mais encore font notre sûreté, en répandant au loin la terreur et le respect du nom Lacédémonien.
C’est à cet esprit militaire que tiennent plusieurs de nos lois. Jeunes encore, nous allons à la chasse tous les matins ; dans la suite, toutes les fois que nos devoirs nous laissent des intervalles de loisir. Lycurgue nous a recommandé cet exercice comme l’image du péril et de la victoire.
Pendant que les jeunes gens s’y livrent avec ardeur, il leur est permis de se répandre dans la campagne, et d’enlever tout ce qui est à leur bienséance. Ils ont la même permission dans la ville : innocents et dignes d’éloges, s’ils ne sont pas convaincus de larcin ; blâmés et punis, s’ils le sont. Cette loi, qui paraît empruntée des Égyptiens, a soulevé les censeurs contre Lycurgue. Il semble en effet qu’elle devrait inspirer aux jeunes gens le goût du désordre et du brigandage ; mais elle ne produit en eux que plus d’adresse et d’activité ; dans les autres citoyens, plus de vigilance ; dans tous, plus d’habitude à prévoir les desseins de l’ennemi, à lui tendre des piéges, à se garantir des siens.
Rappelons-nous, avant que de finir, les principes d’où nous sommes partis. Un corps sain et robuste, une âme exempte de chagrins et de besoins ; tel est le bonheur que la nature destine à l’homme isolé : l’union et l’émulation entre les citoyens, celui où doivent aspirer les hommes qui vivent en commun. Si les lois de Lycurgue ont rempli les vues de la nature et des sociétés, nous jouissons de la plus belle des constitutions. Mais vous allez l’examiner en détail, et vous me direz si elle doit en effet nous inspirer de l’orgueil.
Je demandai alors à Damonax, comment une pareille constitution pouvait subsister ; car, lui dis-je, dès qu’elle est également fondée sur les lois et sur les mœurs, il faut que vous infligiez les mêmes peines à la violation des unes et des autres. Des citoyens qui manqueraient à l’honneur, les punissez-vous de mort, comme si c’étaient des scélérats ?
Nous faisons mieux, me répondit-il ; nous les laissons vivre, et nous les rendons malheureux. Dans les états corrompus, un homme qui se déshonore est partout blâmé et partout accueilli ; chez nous, l’opprobre le suit et le tourmente partout. Nous le punissons en détail, dans lui-même et dans ce qu’il a de plus cher. Sa femme, condamnée aux pleurs, ne peut se montrer en public. S’il ose y paraître lui-même, il faut que la négligence de son extérieur rappelle sa honte, qu’il s’écarte avec respect du citoyen qu’il trouve sur son chemin, et que pendant nos jeux, il se relègue dans une place qui le livre aux regards et au mépris du public. Mille morts ne sont pas comparables à ce supplice.
J’ai une autre difficulté, lui dis-je : je crains qu’en affaiblissant si fort vos passions, en vous ôtant tous ces objets d’ambition et d’intérêt qui agitent les autres peuples, Lycurgue n’ait laissé un vide immense dans vos âmes. Que leur reste-t-il en effet ? L’enthousiasme de la valeur, me dit-il ; l’amour de la patrie porté jusqu’au fanatisme ; le sentiment de notre liberté ; l’orgueil délicieux que nous inspirent nos vertus, et l’estime d’un peuple de citoyens souverainement estimables ; pensez-vous qu’avec des mouvements si rapides, notre âme puisse manquer de ressorts, et s’appesantir ? Je ne sais, répliquai-je, si tout un peuple est capable de sentiments si sublimes, et s’il est fait pour se soutenir dans cette grande élévation. Il me répondit : quand on veut former le caractère d’une nation, il faut commencer par les principaux citoyens. Quand une fois ils sont ébranlés, et portés aux grandes choses, ils entraînent avec eux cette multitude grossière, qui se mène plutôt par les exemples que par les principes. Un soldat qui fait une lâcheté, à la suite d’un général timide, ferait des prodiges, s’il suivait un héros.
Mais, repris-je encore, en bannissant le luxe et les arts, ne vous êtes-vous pas privés des douceurs qu’ils procurent ? On aura toujours de la peine à se persuader que le meilleur moyen de parvenir au bonheur, soit de proscrire les plaisirs. Enfin pour juger de la bonté de vos lois, il faudrait savoir si, avec toutes vos vertus, vous êtes aussi heureux que les autres Grecs. Nous croyons l’être beaucoup plus, me répondit-il, et cette persuasion nous suffit pour l’être en effet.
Damonax, en finissant, me pria de ne pas oublier que suivant nos conventions, notre entretien n’avait roulé que sur l’esprit des lois de Lycurgue, et sur les mœurs des anciens Spartiates.

CHAPITRE 44

Vie de Lycurgue.

J’ai dit dans l’introduction de cet ouvrage, que les descendants d’Hercule, bannis autrefois du Péloponnèse, y rentrèrent 80 ans après la prise de Troie. Téménus, Cresphonte et Aristodème, tous trois fils d’Aristomaque, amenèrent une armée de doriens, qui les rendit maîtres de cette partie de la Grèce. L’Argolide échut en partage à Téménus, et la Messénie à Cresphonte. Le troisième des frères étant mort dans ces circonstances, Eurysthène et Proclès ses fils, possédèrent la Laconie. De ces deux princes, viennent les deux maisons qui depuis environ neuf siècles règnent conjointement à Lacédémone.
Cet empire naissant fut souvent ébranlé par des factions intestines, ou par des entreprises éclatantes. Il était menacé d’une ruine prochaine, lorsque l’un des rois, nommé Polydecte, mourut sans enfants. Lycurgue son frère lui succéda. On ignorait dans ce moment la grossesse de la reine. Dès qu’il en fut instruit, il déclara que si elle donnait un héritier au trône, il serait le premier à le reconnaître ; et pour garant de sa parole, il n’administra le royaume qu’en qualité de tuteur du jeune prince. Cependant la reine lui fit dire que s’il consentait à l’épouser, elle n’hésiterait pas à faire périr son enfant. Pour détourner l’exécution de cet horrible projet, il la flatta par de vaines espérances. Elle accoucha d’un fils ; il le prit entre ses bras, et le montrant aux magistrats de Sparte : voilà, leur dit-il, le roi qui vous est né.
La joie qu’il témoigna d’un événement qui le privait de la couronne, jointe à la sagesse de son administration, lui attira le respect et l’amour de la plupart des citoyens ; mais ses vertus alarmaient les principaux de l’état : ils étaient secondés par la reine, qui, cherchant à venger son injure, soulevait contre lui ses parents et ses amis. On disait qu’il était dangereux de confier les jours du jeune prince à la vigilance d’un homme qui n’avait d’autre intérêt que d’en abréger le cours. Ces bruits, faibles dans leur naissance, éclatèrent enfin avec tant de force, qu’il fut obligé, pour les détruire, de s’éloigner de sa patrie.
En Crète, les lois du sage Minos fixèrent longtemps son attention. Il admira l’harmonie qu’elles entretenaient dans l’état et chez les particuliers. Parmi les personnes éclairées qui l’aidèrent de leurs lumières, il s’unit étroitement avec un poète nommé Thalès, qu’il jugea digne de seconder les grands desseins qu’il roulait dans sa tête. Thalès, docile à ses conseils, alla s’établir à Lacédémone, et fit entendre des chants qui invitaient et préparaient les esprits à l’obéissance et à la concorde.
Pour mieux juger des effets que produit la différence des gouvernements et des mœurs, Lycurgue visita les côtes de l’Asie. Il n’y vit que des lois et des âmes sans vigueur. Les crétois, avec un régime simple et sévère, étaient heureux : les ioniens qui prétendaient l’être, gémissaient en esclaves sous le joug des plaisirs et de la licence. Une découverte précieuse le dédommagea du spectacle dégoûtant qui s’offrait à ses yeux. Les poésies d’Homère tombèrent entre ses mains : il y vit avec surprise, les plus belles maximes de la morale et de la politique, embellies par les charmes de la fiction, et il résolut d’en enrichir la Grèce.
Tandis qu’il continuait à parcourir les régions éloignées, étudiant partout le génie et l’ouvrage des législateurs, recueillant les semences du bonheur qu’ils avaient répandues en différentes contrées, Lacédémone, fatiguée de ses divisions, envoya plus d’une fois à sa suite, des députés qui le pressaient de venir au secours de l’état. Lui seul pouvait en diriger les rênes, tour à tour flottantes dans les mains des rois, et dans celles de la multitude. Il résista longtemps, et céda enfin aux vœux empressés de tous les Lacédémoniens.
De retour à Sparte, il s’aperçut bientôt qu’il ne s’agissait pas de réparer l’édifice des lois, mais de le détruire, et d’en élever un autre sur de nouvelles proportions : il prévit tous les obstacles, et n’en fut pas effrayé. Il avait pour lui le respect qu’on accordait à sa naissance et à ses vertus. Il avait son génie, ses lumières, ce courage imposant qui force les volontés, et cet esprit de conciliation qui les attire. Il avait enfin l’aveu du ciel, qu’à l’exemple des autres législateurs, il eut toujours l’attention de se ménager. L’oracle de Delphes lui répondit : « les dieux agréent ton hommage, et sous leurs auspices, tu formeras la plus excellente des constitutions politiques. » Lycurgue ne cessa depuis d’entretenir des intelligences avec la Pythie, qui imprima successivement à ses lois, le sceau de l’autorité divine.
Avant que de commencer ses opérations, il les soumit à l’examen de ses amis et des citoyens les plus distingués. Il en choisit trente qui devaient l’accompagner tout armés aux assemblées générales. Ce cortége ne suffisait pas toujours pour empêcher le tumulte ; dans une émeute excitée à l’occasion d’une loi nouvelle, les riches se soulevèrent avec tant de fureur, qu’il résolut de se réfugier dans un temple voisin ; mais atteint dans sa retraite d’un coup violent qui, dit-on, le priva d’un œil, il se contenta de montrer à ceux qui le poursuivaient son visage couvert de sang. À cette vue, la plupart saisis de honte, l’accompagnèrent chez lui, avec toutes les marques du respect et de la douleur, détestant le crime, et remettant le coupable entre ses mains, pour en disposer à son gré. C’était un jeune homme impétueux et bouillant. Lycurgue, sans l’accabler de reproches, sans proférer la moindre plainte, le retint dans sa maison, et ayant fait retirer ses amis et ses domestiques, lui ordonna de le servir et de panser sa blessure. Le jeune homme obéit en silence ; et témoin à chaque instant de la bonté, de la patience et des grandes qualités de Lycurgue, il changea sa haine en amour, et d’après un si beau modèle, réprima la violence de son caractère.
La nouvelle constitution fut enfin approuvée par tous les ordres de l’état ; les parties en étaient si bien combinées, qu’aux premiers essais on jugea qu’elle n’avait pas besoin de nouveaux ressorts. Cependant, malgré son excellence, il n’était pas encore rassuré sur sa durée. « Il me reste, dit-il au peuple assemblé, à vous exposer l’article le plus important de notre législation ; mais je veux auparavant consulter l’oracle de Delphes. Promettez que jusqu’à mon retour, vous ne toucherez point aux lois établies. » Ils le promirent. « Faites-en le serment. » Les rois, les sénateurs, tous les citoyens prirent les dieux à témoins de leurs paroles. Cet engagement solennel devait être irrévocable ; car son dessein était de ne plus revoir sa patrie.
Il se rendit aussitôt à Delphes, et demanda si les nouvelles lois suffisaient pour assurer le bonheur des spartiates. La pythie ayant répondu que Sparte serait la plus florissante des villes, tant qu’elle se ferait un devoir de les observer, Lycurgue envoya cet oracle à Lacédémone, et se condamna lui-même à l’exil. Il mourut loin de la nation dont il avait fait le bonheur. On a dit qu’elle n’avait pas rendu assez d’honneurs à sa mémoire, sans doute parce qu’elle ne pouvait lui en rendre trop. Elle lui consacra un temple, où tous les ans il reçoit l’hommage d’un sacrifice. Ses parents et ses amis formèrent une société qui s’est perpétuée jusqu’à nous, et qui se réunit de temps en temps pour rappeler le souvenir de ses vertus. Un jour que l’assemblée se tenait dans le temple, Euclidas adressa le discours suivant au génie tutélaire de ce lieu :
Nous vous célébrons sans savoir quel nom vous donner : la pythie doutait si vous n’étiez pas un dieu plutôt qu’un mortel ; dans cette incertitude, elle vous nomma l’ami des dieux, parce que vous étiez l’ami des hommes. Votre grande âme serait indignée, si nous osions vous faire un mérite de n’avoir pas acheté la royauté par un crime ; elle serait peu flattée, si nous ajoutions que vous avez exposé votre vie et immolé votre repos pour faire le bien : on ne doit louer que les sacrifices qui coûtent des efforts.
La plupart des législateurs s’étaient égarés en suivant les routes frayées ; vous comprîtes que pour faire le bonheur d’une nation, il fallait la mener par des voies extraordinaires. Nous vous louons d’avoir, dans un temps d’ignorance, mieux connu le cœur humain, que les philosophes ne le connaissent dans ce siècle éclairé.
Nous vous remercions d’avoir mis un frein à l’autorité des rois, à l’insolence du peuple, aux prétentions des riches, à nos passions et à nos vertus. Nous vous remercions d’avoir placé au dessus de nos têtes un souverain qui voit tout, qui peut tout, et que rien ne peut corrompre ; vous mîtes la loi sur le trône, et nos magistrats à ses genoux, tandis qu’ailleurs, on met un homme sur le trône, et la loi sous ses pieds. La loi est comme un palmier qui nourrit également de son fruit tous ceux qui se reposent sous son ombre ; le despote, comme un arbre planté sur une montagne, et auprès duquel on ne voit que des vautours et des serpents.
Nous vous remercions de ne nous avoir laissé qu’un petit nombre d’idées justes et saines, et d’avoir empêché que nous eussions plus de désirs que de besoins. Nous vous remercions d’avoir assez bien présumé de nous, pour penser que nous n’aurions d’autre courage à demander aux dieux, que celui de supporter l’injustice lorsque il le faut.
Quand vous vîtes vos lois, éclatantes de grandeur et de beautés, marcher, pour ainsi dire, toutes seules, sans se heurter ni se disjoindre, on dit que vous éprouvâtes une joie pure, semblable à celle de l’être suprême, lorsque il vit l’univers, à peine sorti de ses mains, exécuter ses mouvements avec tant d’harmonie et de régularité.
Votre passage sur la terre ne fut marqué que par des bienfaits. Heureux si en nous les rappelant sans cesse, nous pouvions laisser à nos neveux ce dépôt tel que nos pères l’ont reçu !

CHAPITRE 45

Du gouvernement de Lacédémone.

Depuis l’établissement des sociétés, les souverains essayaient partout d’augmenter leur prérogative ; les peuples, de l’affaiblir. Les troubles qui résultaient de ces diverses prétentions, se faisaient plus sentir à Sparte que partout ailleurs ; d’un côté, deux rois, souvent divisés d’intérêt, et toujours soutenus d’un grand nombre de partisans : de l’autre, un peuple de guerriers indociles, qui ne sachant ni commander ni obéir, précipitaient tour à tour le gouvernement dans les excès de la tyrannie et de la démocratie.
Lycurgue avait trop de lumières, pour abandonner l’administration des affaires générales aux caprices de la multitude, ou pour la laisser entre les mains des deux maisons régnantes. Il cherchait un moyen de tempérer la force par la sagesse ; il crut le trouver en Crète ; là, un conseil suprême modérait la puissance du souverain. Il en établit un à peu près semblable à Sparte ; vingt-huit vieillards d’une expérience consommée, furent choisis pour partager avec les rois la plénitude du pouvoir. Il fut réglé que les grands intérêts de l’état seraient discutés dans ce sénat auguste ; que les deux rois auraient le droit d’y présider, et que la décision passerait à la pluralité des voix ; qu’elle serait ensuite communiquée à l’assemblée générale de la nation, qui pourrait l’approuver ou la rejeter, sans avoir la permission d’y faire le moindre changement. Soit que cette clause ne fût pas assez clairement exprimée dans la loi, soit que la discussion des décrets inspirât naturellement le désir d’y faire quelques changements, le peuple s’arrogeait insensiblement le droit de les altérer par des additions ou par des suppressions. Cet abus fut pour jamais réprimé par les soins de Polydore et de Théopompe, qui régnaient environ 130 ans après Lycurgue ; ils firent ajouter par la pythie de Delphes, un nouvel article à l’oracle qui avait réglé la distribution des pouvoirs.
Le sénat avait jusqu’alors maintenu l’équilibre entre les rois et le peuple ; mais les places des sénateurs étant à vie ainsi que celles des rois, il était à craindre que dans la suite, les uns et les autres ne s’unissent étroitement, et ne trouvassent plus d’opposition à leurs volontés. On fit passer une partie de leurs fonctions entre les mains de cinq magistrats nommés éphores ou inspecteurs, et destinés à défendre le peuple en cas d’oppression : ce fut le roi Théopompe, qui, avec l’agrément de la nation, établit ce nouveau corps intermédiaire (1).
Si l’on en croit les philosophes, ce prince, en limitant son autorité, la rendit plus solide et plus durable ; si l’on juge d’après l’événement, en prévenant un danger qui n’existait pas encore, il en préparait un qui devait tôt ou tard exister. On voyait dans la constitution de Lycurgue, l’heureux mélange de la royauté, de l’aristocratie et de la démocratie ; Théopompe y joignit une oligarchie, qui, de nos jours, est devenue tyrannique. Jetons maintenant un coup d’œil rapide sur les différentes parties de ce gouvernement, telles qu’elles sont aujourd’hui, et non comme elles étaient autrefois ; car elles ont presque toutes éprouvé des changements.
Les deux rois doivent être de la maison d’Hercule, et ne peuvent épouser une femme étrangère. Les éphores veillent sur la conduite des reines, de peur qu’elles ne donnent à l’état des enfants qui ne seraient pas de cette maison auguste. Si elles étaient convaincues ou fortement soupçonnées d’infidélité, leurs fils seraient relégués dans la classe des particuliers.
Dans chacune des deux branches régnantes, la couronne doit passer à l’aîné des fils ; et à leur défaut, au frère du roi. Si l’aîné meurt avant son père, elle appartient à son puîné ; mais s’il laisse un enfant, cet enfant est préféré à ses oncles. Au défaut des plus proches héritiers dans une famille, on appelle au trône les parents éloignés, et jamais ceux de l’autre maison.
Les différends sur la succession sont discutés et terminés dans l’assemblée générale. Lorsqu’un roi n’a point d’enfants d’une première femme, il doit la répudier. Anaxandride avait épousé la fille de sa sœur ; il l’aimait tendrement ; quelques années après, les éphores le citèrent à leur tribunal, et lui dirent : « il est de notre devoir de ne pas laisser éteindre les maisons royales. Renvoyez votre épouse, et choisissez-en une qui donne un héritier au trône. » Sur le refus du prince, après en avoir délibéré avec les sénateurs, ils lui tinrent ce discours : " suivez notre avis, et ne forcez pas les spartiates à prendre un parti violent. Sans rompre des liens trop chers à votre cœur, contractez-en de nouveaux qui relèvent nos espérances. » rien n’était si contraire aux lois de Sparte ; néanmoins Anaxandride obéit ; il épousa une seconde femme dont il eut un fils ; mais il aima toujours la première, qui, quelque temps après, accoucha du célèbre Léonidas.
L’héritier présomptif n’est point élevé avec les autres enfants de l’état ; on a craint que trop de familiarité ne les prémunît contre le respect qu’ils lui devront un jour. Cependant, son éducation n’en est pas moins soignée ; on lui donne une juste idée de sa dignité, une plus juste encore de ses devoirs. Un spartiate disait autrefois à Cléomène : « un roi doit être affable. » « Sans doute, répondit ce prince, pourvu qu’il ne s’expose pas au mépris. » un autre roi de Lacédémone dit à ses parents qui exigeaient de lui une injustice : « en m’apprenant que les lois obligent plus le souverain que les autres citoyens, vous m’avez appris à vous désobéir en cette occasion. »
Lycurgue a lié les mains aux rois ; mais il leur a laissé des honneurs et des prérogatives dont ils jouissent comme chefs de la religion, de l’administration et des armées. Outre certains sacerdoces qu’ils exercent par eux-mêmes, ils règlent tout ce qui concerne le culte public, et paraissent à la tête des cérémonies religieuses. Pour les mettre à portée d’adresser des vœux au ciel, soit pour eux, soit pour la république, l’état leur donne, le premier et le septième jour de chaque mois, une victime avec une certaine quantité de vin et de farine d’orge. L’un et l’autre a le droit d’attacher à sa personne deux magistrats ou augures, qui ne le quittent point, et qu’on nomme pythiens. Le souverain les envoie au besoin consulter la pythie, et conserve en dépôt les oracles qu’ils rapportent. Ce privilège est peut-être un des plus importants de la royauté ; il met celui qui en est revêtu dans un commerce secret avec les prêtres de Delphes, auteurs de ces oracles qui souvent décident du sort d’un empire.
Comme chef de l’état, il peut, en montant sur le trône, annuler les dettes qu’un citoyen a contractées, soit avec son prédécesseur, soit avec la république (2). Le peuple lui adjuge pour lui-même, certaines portions d’héritages, dont il peut disposer pendant sa vie, en faveur de ses parents.
Les deux rois président au sénat, et ils y proposent le sujet de la délibération. L’un et l’autre donne son suffrage, et en cas d’absence, le fait remettre par un sénateur de ses parents. Ce suffrage en vaut deux. L’avis, dans les causes portées à l’assemblée générale, passe à la pluralité des voix. Lorsque les deux rois proposent de concert un projet manifestement utile à la république, il n’est permis à personne de s’y opposer. La liberté publique n’a rien à craindre d’un pareil accord : outre la secrète jalousie qui règne entre les deux maisons, il est rare que leurs chefs aient le même degré de lumières pour connaître les vrais intérêts de l’état, le même degré de courage pour les défendre. Les causes qui regardent l’entretien des chemins, les formalités de l’adoption, le choix du parent qui doit épouser une héritière orpheline, tout cela est soumis à leur décision.
Les rois ne doivent pas s’absenter pendant la paix, ni tous les deux à la fois pendant la guerre, à moins qu’on ne mette deux armées sur pied. Ils les commandent de droit, et Lycurgue a voulu qu’ils y parussent avec l’éclat et le pouvoir qui attirent le respect et l’obéissance.
Le jour du départ, le roi offre un sacrifice à Jupiter.
Un jeune homme prend sur l’autel un tison enflammé, et le porte à la tête des troupes, jusqu’aux frontières de l’empire, où l’on fait un nouveau sacrifice.
L’état fournit à l’entretien du général et de sa maison, composée, outre sa garde ordinaire, de deux pythiens ou augures dont j’ai parlé plus haut, des polémarques ou officiers principaux qu’il est à portée de consulter à tous moments, de trois ministres subalternes, chargés de subvenir à ses besoins. Ainsi, délivré de tout soin domestique, il ne s’occupe que des opérations de la campagne. C’est à lui qu’il appartient de les diriger, de signer des trêves avec l’ennemi, d’entendre et de congédier les ambassadeurs des puissances étrangères. Les deux éphores qui l’accompagnent n’ont d’autre fonction que de maintenir les mœurs, et ne se mêlent que des affaires qu’il veut bien leur communiquer.
Dans ces derniers temps, on a soupçonné quelquefois le général d’avoir conspiré contre la liberté de sa patrie, ou d’en avoir trahi les intérêts, soit en se laissant corrompre par des présents, soit en se livrant à de mauvais conseils. On décerne contre ces délits, suivant les circonstances, ou de très fortes amendes, ou l’exil, ou même la perte de la couronne et de la vie. Parmi les princes qui furent accusés, l’un fut obligé de s’éloigner et de se réfugier dans un temple ; un autre demanda grâce à l’assemblée, qui lui accorda son pardon, mais à condition qu’il se conduirait à l’avenir par l’avis de dix spartiates qui le suivraient à l’armée, et qu’elle nommerait. La confiance entre le souverain et les autres magistrats se ralentissant de jour en jour, bientôt il ne sera entouré dans ses expéditions, que d’espions et de délateurs choisis parmi ses ennemis.
Pendant la paix, les rois ne sont que les premiers citoyens d’une ville libre. Comme citoyens, ils se montrent en public sans suite et sans faste ; comme premiers citoyens, on leur cède la première place, et tout le monde se lève en leur présence, à l’exception des éphores siégeant à leur tribunal. Quand ils ne peuvent pas assister aux repas publics, on leur envoie une mesure de vin et de farine ; quand ils s’en dispensent sans nécessité, elle leur est refusée. Dans ces repas, ainsi que dans ceux qu’il leur est permis de prendre chez les particuliers, ils reçoivent une double portion qu’ils partagent avec leurs amis. Ces détails ne sauraient être indifférents ; les distinctions ne sont partout que des signes de convention assortis aux temps et aux lieux ; celles qu’on accorde aux rois de Lacédémone, n’imposent pas moins au peuple que l’armée nombreuse qui forme la garde du roi de Perse.
La royauté a toujours subsisté à Lacédémone ; 1° parce qu’étant partagée entre deux maisons, l’ambition de l’une serait bientôt réprimée par la jalousie de l’autre, ainsi que par le zèle des magistrats ; 2° parce que les rois n’ayant jamais essayé d’augmenter leur prérogative, elle n’a jamais causé d’ombrage au peuple. Cette modération excite son amour pendant leur vie, ses regrets après leur mort. Dès qu’un des rois a rendu les derniers soupirs, des femmes parcourent les rues, et annoncent le malheur public, en frappant sur des vases d’airain. On couvre le marché de paille, et l’on défend d’y rien exposer en vente pendant trois jours. On fait partir des hommes à cheval, pour répandre la nouvelle dans la province, et avertir ceux des hommes libres et des esclaves qui doivent accompagner les funérailles. Ils y assistent par milliers ; on les voit se meurtrir le front, et s’écrier au milieu de leurs longues lamentations : que de tous les princes qui ont existé, il n’y en eut jamais de meilleur. Cependant ces malheureux regardent comme un tyran celui dont ils sont obligés de déplorer la perte. Les spartiates ne l’ignorent pas ; mais forcés par une loi de Lycurgue, d’étouffer en cette occasion leurs larmes et leurs plaintes, ils ont voulu que la douleur simulée de leurs esclaves et de leurs sujets, peignît en quelque façon la douleur véritable qui les pénètre. Quand le roi meurt dans une expédition militaire, on expose son image sur un lit de parade, et il n’est permis, pendant dix jours, ni de convoquer l’assemblée générale, ni d’ouvrir les tribunaux de justice. Quand le corps, que l’on a pris soin de conserver dans le miel ou dans la cire, est arrivé, on l’inhume avec les cérémonies accoutumées, dans un quartier de la ville où sont les tombeaux des rois.
Le sénat, composé des deux rois, de vingt-huit gérontes ou vieillards, est le conseil suprême, où se traitent en première instance la guerre, la paix, les alliances, les hautes et importantes affaires de l’état.
Obtenir une place dans cet auguste tribunal, c’est monter au trône de l’honneur. On ne l’accorde qu’à celui qui, depuis son enfance, s’est distingué par une prudence éclairée, et par des vertus éminentes : il n’y parvient qu’à l’âge de soixante ans ; il la possède jusqu’à sa mort. On ne craint point l’affaiblissement de sa raison ; par le genre de vie qu’on mène à Sparte, l’esprit et le corps y vieillissent moins qu’ailleurs.
Quand un sénateur a terminé sa carrière, plusieurs concurrents se présentent pour lui succéder : ils doivent manifester clairement leur désir. Lycurgue a donc voulu favoriser l’ambition ? Oui, celle qui, pour prix des services rendus à la patrie, demande avec ardeur de lui en rendre encore.
L’élection se fait dans la place publique, où le peuple est assemblé avec les rois, les sénateurs et les différentes classes des magistrats. Chaque prétendant paraît dans l’ordre assigné par le sort. Il parcourt l’enceinte, les yeux baissés, en silence, honoré de cris d’approbation plus ou moins nombreux, plus ou moins fréquents. Ces bruits sont recueillis par des hommes qui, cachés dans une maison voisine d’où ils ne peuvent rien voir, se contentent d’observer quelle est la nature des applaudissements qu’ils entendent, et qui, à la fin de la cérémonie, viennent déclarer qu’à telle reprise, le vœu du public s’est manifesté d’une manière plus vive et plus soutenue.
Après ce combat, où la vertu ne succombe que sous la vertu, commence une espèce de marche triomphale ; le vainqueur est conduit dans tous les quartiers de la ville, la tête ceinte d’une couronne, suivi d’un cortége de jeunes garçons et de jeunes femmes, qui célèbrent ses vertus et sa victoire : il se rend aux temples, où il offre son encens ; aux maisons de ses parents, où des gâteaux et des fruits sont étalés sur une table : « agréez, lui dit-on, ces présents dont l’état vous honore par nos mains. » Le soir, toutes les femmes qui lui tiennent par les liens du sang, s’assemblent à la porte de la salle où il vient de prendre son repas ; il fait approcher celle qu’il estime le plus, et lui présentant l’une des deux portions qu’on lui avait servies : « c’est à vous, lui dit-il, que je remets le prix d’honneur que je viens de recevoir. » Toutes les autres applaudissent au choix, et la ramènent chez elle avec les distinctions les plus flatteuses.
Dès ce moment, le nouveau sénateur est obligé de consacrer le reste de ses jours aux fonctions de son ministère. Les unes regardent l’état, et nous les avons indiquées plus haut ; les autres concernent certaines causes particulières, dont le jugement est réservé au sénat. C’est de ce tribunal que dépend non seulement la vie des citoyens, mais encore leur fortune, je veux dire leur honneur ; car le vrai spartiate ne connaît pas d’autre bien.
Plusieurs jours sont employés à l’examen des délits qui entraînent la peine de mort, parce que l’erreur en cette occasion ne peut se réparer. On ne condamne pas l’accusé sur de simples présomptions ; mais quoique absous une première fois, il est poursuivi avec plus de rigueur, si dans la suite on acquiert de nouvelles preuves contre lui.
Le sénat a le droit d’infliger l’espèce de flétrissure qui prive le citoyen d’une partie de ses privilèges ; et de là vient qu’à la présence d’un sénateur, le respect qu’inspire l’homme vertueux se mêle avec la frayeur salutaire qu’inspire le juge.
Quand un roi est accusé d’avoir violé les lois, ou trahi les intérêts de l’état, le tribunal qui doit l’absoudre ou le condamner, est composé de vingt-huit sénateurs, des cinq éphores, et du roi de l’autre maison. Il peut appeler du jugement à l’assemblée générale du peuple.
Les éphores ou inspecteurs, ainsi nommés parce qu’ils étendent leurs soins sur toutes les parties de l’administration, sont au nombre de cinq. Dans la crainte qu’ils n’abusent de leur autorité, on les renouvelle tous les ans. Ils entrent en place au commencement de l’année, fixé à la nouvelle lune qui suit l’équinoxe de l’automne. Le premier d’entre eux donne son nom à cette année ; ainsi, pour rappeler la date d’un événement, il suffit de dire qu’il s’est passé sous tel éphore.
Le peuple a le droit de les élire, et d’élever à cette dignité des citoyens de tous les états ; dès qu’ils en sont revêtus, il les regarde comme ses défenseurs, et c’est à ce titre, qu’il n’a cessé d’augmenter leurs prérogatives.
J’ai insinué plus haut que Lycurgue n’avait pas fait entrer cette magistrature dans le plan de sa constitution ; il paraît seulement qu’environ un siècle et demi après, les rois de Lacédémone se dépouillèrent en sa faveur de plusieurs droits essentiels, et que son pouvoir s’accrut ensuite par les soins d’un nommé Astéropus, chef de ce tribunal. Successivement enrichie des dépouilles du sénat et de la royauté, elle réunit aujourd’hui les droits les plus éminents, tels que l’administration de la justice, le maintien des mœurs et des lois, l’inspection sur les autres magistrats, l’exécution des décrets de l’assemblée générale.
Le tribunal des éphores se tient dans la place publique ; ils s’y rendent tous les jours pour prononcer sur certaines accusations, et terminer les différends des particuliers. Cette fonction importante n’était autrefois exercée que par les rois. Lors de la première guerre de Messénie, obligés de s’absenter souvent, ils la confièrent aux éphores ; mais ils ont toujours conservé le droit d’assister aux jugements, et de donner leurs suffrages.
Comme les Lacédémoniens n’ont qu’un petit nombre de lois, et que tous les jours il se glisse dans la république des vices inconnus auparavant, les juges sont souvent obligés de se guider par les lumières naturelles ; et comme dans ces derniers temps on a placé parmi eux des gens peu éclairés, on a souvent lieu de douter de l’équité de leurs décisions. Les éphores prennent un soin extrême de l’éducation de la jeunesse. Ils s’assurent tous les jours, par eux-mêmes, si les enfants de l’état ne sont pas élevés avec trop de délicatesse : ils leur choisissent des chefs qui doivent exciter leur émulation, et paraissent à leur tête dans une fête militaire et religieuse qu’on célèbre en l’honneur de Minerve. D’autres magistrats veillent sur la conduite des femmes ; les éphores, sur celle de tous les citoyens. Tout ce qui peut, même de loin, donner atteinte à l’ordre public et aux usages reçus, est sujet à leur censure. On les a vus souvent poursuivre des hommes qui négligeaient leurs devoirs, ou qui se laissaient facilement insulter : ils reprochaient aux uns d’oublier les égards qu’ils devaient aux lois ; aux autres, ceux qu’ils se devaient à eux-mêmes.
Plus d’une fois ils ont réprimé l’abus que faisaient de leurs talents des étrangers qu’ils avaient admis à leurs jeux. Un orateur offrait de parler un jour entier sur toute sorte de sujets ; ils le chassèrent de la ville. Archiloque subit autrefois le même sort, pour avoir hasardé dans ses écrits une maxime de lâcheté ; et presque de nos jours, le musicien Timothée ayant ravi les spartiates par la beauté de ses chants, un éphore s’approcha de lui, tenant un couteau dans sa main, et lui dit : « nous vous avons condamné à retrancher quatre cordes de votre lyre : de quel côté voulez-vous que je les coupe ? »
On peut juger par ces exemples de la sévérité avec laquelle ce tribunal punissait autrefois les fautes qui blessaient directement les lois et les mœurs. Aujourd’hui même, que tout commence à se corrompre, il n’est pas moins redoutable, quoique moins respecté ; et ceux des particuliers qui ont perdu leurs anciens principes, n’oublient rien pour se soustraire aux regards de ces censeurs, d’autant plus sévères pour les autres, qu’ils sont quelquefois plus indulgents pour eux-mêmes.
Contraindre la plupart des magistrats à rendre compte de leur administration, suspendre de leurs fonctions ceux d’entre eux qui violent les lois, les traîner en prison, les déférer au tribunal supérieur, et les exposer par des poursuites vives, à perdre la vie ; tous ces droits sont réservés aux éphores. Ils les exercent en partie contre les rois, qu’ils tiennent dans leur dépendance par un moyen extraordinaire et bizarre. Tous les neuf ans, ils choisissent une nuit où l’air est calme et serein ; assis en rase campagne, ils examinent avec attention le mouvement des astres : avaient-ils une exhalaison enflammée traverser les airs ? C’est une étoile qui change de place ; les rois ont offensé les dieux. On les traduit en justice, on les dépose, et ils ne recouvrent l’autorité qu’après avoir été absous par l’oracle de Delphes.
Le souverain fortement soupçonné d’un crime contre l’état, peut à la vérité refuser de comparaître devant les éphores aux deux premières sommations ; mais il doit obéir à la troisième : du reste, ils peuvent s’assurer de sa personne, et le traduire en justice. Quand la faute est moins grave, ils prennent sur eux d’infliger la peine ; en dernier lieu, ils condamnèrent à l’amende le roi Agésilas, parce qu’il envoyait un présent à chaque sénateur qui entrait en place.
La puissance exécutrice est toute entière entre leurs mains. Ils convoquent l’assemblée générale, ils y recueillent les suffrages. On peut juger du pouvoir dont ils y sont revêtus, en comparant les décrets qui en émanent, avec les sentences qu’ils prononcent dans leur tribunal particulier. Ici, le jugement est précédé de cette formule : « il a paru aux rois et aux éphores » ; là, de celle-ci : « il a paru aux éphores et à l’assemblée. »
C’est à eux que s’adressent les ambassadeurs des nations ennemies ou alliées. Chargés du soin de lever des troupes et de les faire partir, ils expédient au général les ordres qu’il doit suivre, le font accompagner de deux d’entre eux, pour épier sa conduite, l’interrompent quelquefois au milieu de ses conquêtes, et le rappellent, suivant que l’exige leur intérêt personnel ou celui de l’état.
Tant de prérogatives leur attirent une considération qu’ils justifient par les honneurs qu’ils décernent aux belles actions, par leur attachement aux anciennes maximes, par la fermeté avec laquelle ils ont, en ces derniers temps, dissipé des complots qui menaçaient la tranquillité publique.
Ils ont, pendant une longue suite d’années, combattu contre l’autorité des sénateurs et des rois, et n’ont cessé d’être leurs ennemis, que lorsque ils sont devenus leurs protecteurs. Ces tentatives, ces usurpations auraient ailleurs fait couler des torrents de sang. Par quel hasard n’ont-elles produit à Sparte que des fermentations légères ? C’est que les éphores promettaient au peuple la liberté, tandis que leurs rivaux, aussi pauvres que le peuple, ne pouvaient lui promettre des richesses ; c’est que l’esprit d’union, introduit par les lois de Lycurgue, avait tellement prévalu sur les considérations particulières, que les anciens magistrats, jaloux de donner de grands exemples d’obéissance, ont toujours cru devoir sacrifier leurs droits aux prétentions des éphores.
Par une suite de cet esprit, le peuple n’a cessé de respecter ces rois et ces sénateurs, qu’il a dépouillés de leur pouvoir. Une cérémonie imposante qui se renouvelle tous les mois, lui rappelle ses devoirs. Les rois en leur nom, les éphores au nom du peuple, font un serment solennel, les premiers, de gouverner suivant les lois, les seconds, de défendre l’autorité royale, tant qu’elle ne violera pas les lois.
Les spartiates ont des intérêts qui leur sont particuliers ; ils en ont qui leur sont communs avec les députés de différentes villes de la Laconie : de là, deux espèces d’assemblées auxquelles assistent toujours les rois, le sénat et les différentes classes de magistrats. Lorsqu’il faut régler la succession au trône, élire ou déposer des magistrats, prononcer sur des délits publics, statuer sur les grands objets de la religion ou de la législation, l’assemblée n’est composée que de spartiates, et se nomme petite assemblée.
Elle se tient pour l’ordinaire tous les mois à la pleine lune ; par extraordinaire, lorsque les circonstances l’exigent ; la délibération doit être précédée par un décret du sénat, à moins que le partage des voix n’ait empêché cette compagnie de rien conclure. Dans ce cas, les éphores portent l’affaire à l’assemblée.
Chacun des assistants a droit d’opiner, pourvu qu’il ait passé sa trentième année : avant cet âge, il ne lui est pas permis de parler en public. On exige encore qu’il soit irréprochable dans ses mœurs, et l’on se souvient de cet homme qui avait séduit le peuple par son éloquence : son avis était excellent ; mais comme il sortait d’une bouche impure, on vit un sénateur s’élever, s’indigner hautement contre la facilité de l’assemblée, et faire aussitôt proposer le même avis par un homme vertueux. Qu’il ne soit pas dit, ajouta-t-il, que les Lacédémoniens se laissent mener par les conseils d’un infâme orateur.
On convoque l’assemblée générale, lorsque il s’agit de guerre, de paix et d’alliance ; elle est alors composée des députés des villes de la Laconie : on y joint souvent ceux des peuples alliés, et des nations qui viennent implorer l’assistance de Lacédémone. Là se discutent leurs prétentions et leurs plaintes mutuelles, les infractions faites aux traités de la part des autres peuples, les voies de conciliation, les projets de campagnes, les contributions à fournir. Les rois et les sénateurs portent souvent la parole ; leur autorité est d’un grand poids ; celle des éphores d’un plus grand encore. Quand la matière est suffisamment éclaircie, l’un des éphores demande l’avis de l’assemblée ; aussitôt mille voix s’élèvent, ou pour l’affirmative ou pour la négative.
Lorsque après plusieurs essais il est impossible de distinguer la majorité, le même magistrat s’en assure en comptant ceux des deux partis qu’il a fait passer, ceux-ci d’un côté, ceux-là de l’autre.

CHAPITRE 46

Des lois de Lacédémone.

La nature est presque toujours en opposition avec les lois, parce qu’elle travaille au bonheur de chaque individu sans relation avec les autres, et que les lois ne statuent que sur les rapports qui les unissent ; parce qu’elle diversifie à l’infini nos caractères et nos penchants, tandis que l’objet des lois est de les ramener, autant qu’il est possible, à l’unité. Il faut donc que le législateur, chargé de détruire ou du moins de concilier ces contrariétés, regarde la morale comme le ressort le plus puissant et la partie la plus essentielle de sa politique ; qu’il s’empare de l’ouvrage de la nature, presque au moment qu’elle vient de le mettre au jour ; qu’il ose en retoucher la forme et les proportions ; que sans en effacer les traits originaux, il les adoucisse ; et qu’enfin l’homme indépendant ne soit plus, en sortant de ses mains, qu’un citoyen libre.
Que des hommes éclairés soient parvenus autrefois à réunir les sauvages épars dans les forêts, que tous les jours de sages instituteurs modèlent en quelque façon à leur gré les caractères des enfants confiés à leurs soins, on le conçoit sans peine ; mais quelle puissance de génie n’a-t-il pas fallu pour refondre une nation déjà formée !
Et quel courage, pour oser lui dire : je vais restreindre vos besoins à l’étroit nécessaire, et exiger de vos passions les sacrifices les plus amers : vous ne connaîtrez plus les attraits de la volupté ; vous échangerez les douceurs de la vie contre des exercices pénibles et douloureux ; je dépouillerai les uns de leurs biens pour les distribuer aux autres, et la tête du pauvre s’élèvera aussi haut que celle du riche ; vous renoncerez à vos idées, à vos goûts, à vos habitudes, à vos prétentions, quelquefois même à ces sentiments si tendres et si précieux, que la nature a gravés au fond de vos cœurs !
Voilà néanmoins ce qu’exécuta Lycurgue par des règlements qui diffèrent si essentiellement de ceux des autres peuples, qu’en arrivant à Lacédémone, un voyageur se croit transporté sous un nouveau ciel. Leur singularité l’invite à les méditer ; et bientôt il est frappé de cette profondeur de vues et de cette élévation de sentiments qui éclatent dans l’ouvrage de Lycurgue.
Il fit choisir les magistrats, non par la voie du sort, mais par celle des suffrages. Il dépouilla les richesses, de leur considération, et l’amour, de sa jalousie. S’il accorda quelques distinctions, le gouvernement, plein de son esprit, ne les prodigua jamais, et les gens vertueux n’osèrent les solliciter ; l’honneur devint la plus belle des récompenses, et l’opprobre le plus cruel des supplices. La peine de mort fut quelquefois infligée ; mais un rigoureux examen devait la précéder, parce que rien n’est si précieux que la vie d’un citoyen. L’exécution  se fit dans la prison pendant la nuit, de peur que la fermeté du coupable n’attendrît les assistants. Il fut décidé qu’un lacet terminerait ses jours ; car il parut inutile de multiplier les tourments.
J’indiquerai dans la suite la plupart des règlements de Lycurgue ; je vais parler ici du partage des terres. La proposition qu’il en fit, souleva les esprits ; mais après les plus vives contestations, le district de Sparte fut divisé en 9.000 portions de terre (3), le reste de la Laconie en 30.000. Chaque portion assignée à un chef de famille, devait produire, outre une certaine quantité de vin et d’huile, 70 mesures d’orge pour le chef, et 12 pour son épouse. Après cette opération, Lycurgue crut devoir s’absenter, pour laisser aux esprits le temps de se reposer. À son retour, il trouva les campagnes de Laconie couvertes de tas de gerbes, tous de même grosseur, et placés à des distances à peu près égales. Il crut voir un grand domaine dont les productions venaient d’être partagées entre des frères ; ils crurent voir un père qui, dans la distribution de ses dons, ne montre pas plus de tendresse pour l’un de ses enfants que pour les autres.
Mais comment subsistera cette égalité de fortunes ? Avant Lycurgue, le législateur de Crète n’osa pas l’établir, puisqu’il permit les acquisitions. Après Lycurgue, Phaléas à Chalcédoine, Philolaüs à Thèbes, Platon, d’autres législateurs, d’autres philosophes ont proposé des voies insuffisantes pour résoudre le problème.
Il était donné à Lycurgue de tenter les choses les plus extraordinaires, et de concilier les plus opposées. En effet, par une de ses lois, il règle le nombre des hérédités sur celui des citoyens ; et par une autre loi, en accordant des exemptions à ceux qui ont trois enfants, et de plus grandes à ceux qui en ont quatre, il risque de détruire la proportion qu’il veut établir, et de rétablir la distinction des riches et des pauvres, qu’il se propose de détruire.
Pendant que j’étais à Sparte, l’ordre des fortunes des particuliers avait été dérangé par un décret de l’éphore Epitadès, qui voulait se venger de son fils ; et comme je négligeai de m’instruire de leur ancien état, je ne pourrai développer à cet égard les vues du législateur, qu’en remontant à ses principes. Suivant les lois de Lycurgue, un chef de famille ne pouvait ni acheter ni vendre une portion de terrain ; il ne pouvait ni la donner pendant sa vie, ni la léguer par son testament à qui il voulait ; il ne lui était pas même permis de la partager : l’aîné de ses enfants recueillait la succession, comme dans la maison royale, l’aîné succède de droit à la couronne. Quel était le sort des autres enfants ? Les lois qui avaient assuré leur subsistance pendant la vie du père, les auraient-elles abandonnés après sa mort ?
1° il paraît qu’ils pouvaient hériter des esclaves, des épargnes et des meubles de toute espèce. La vente de ces  effets suffisait sans doute pour leurs vêtements ; car le drap qu’ils employaient était à si bas prix, que les plus pauvres se trouvaient en état de se le procurer.
2° chaque citoyen était en droit de participer aux repas publics, et fournissait pour son contingent une certaine quantité de farine d’orge, qu’on peut évaluer à environ 12 médimnes : or, le spartiate possesseur d’une portion d’héritage, en retirait par an 70 médimnes, et sa femme 12. L’excédent du mari suffisait donc pour l’entretien de cinq enfants ; et comme Lycurgue n’a pas dû supposer que chaque père de famille en eût un si grand nombre, on peut croire que l’aîné devait pourvoir aux besoins, non seulement de ses enfants, mais encore de ses frères.
3° il est à présumer que les puînés pouvaient seuls épouser les filles qui, au défaut de mâles, héritaient d’une possession territoriale. Sans cette précaution, les hérédités se seraient accumulées sur une même tête.
4° après l’examen qui suivait leur naissance, les magistrats leur accordaient des portions de terre devenues vacantes par l’extinction de quelques familles.
5° dans ces derniers temps, des guerres fréquentes en détruisaient un grand nombre ; dans les siècles antérieurs, ils allaient au loin fonder des colonies.
6° les filles ne coûtaient rien à établir ; il était défendu de leur constituer une dot.
7° l’esprit d’union et de désintéressement, rendant en quelque façon toutes choses communes entre les citoyens, les uns n’avaient souvent au dessus des autres, que l’avantage de prévenir ou de seconder leurs désirs.
Tant que cet esprit s’est maintenu, la constitution résistait aux secousses qui commençaient à l’agiter. Mais qui la soutiendra désormais, depuis que par le décret des éphores dont j’ai parlé, il est permis à chaque citoyen de doter ses filles, et de disposer à son gré de sa portion ? Les hérédités passant tous les jours en différentes mains, l’équilibre des fortunes est rompu, ainsi que celui de l’égalité.
Je reviens aux dispositions de Lycurgue. Les biens fonds, aussi libres que les hommes, ne devaient point être grevés d’impositions. L’état n’avait point de trésor ; en certaines occasions, les citoyens contribuaient suivant leurs facultés ; en d’autres, ils recouraient à des moyens qui prouvaient leur excessive pauvreté. Les députés de Samos vinrent une fois demander à emprunter une somme d’argent ; l’assemblée générale n’ayant pas d’autre ressource, indiqua un jeûne universel, tant pour les hommes libres, que pour les esclaves et pour les animaux domestiques. L’épargne qui en résulta fut remise aux députés.
Tout pliait devant le génie de Lycurgue ; le goût de la propriété commençait à disparaître ; des passions violentes ne troublaient plus l’ordre public. Mais ce calme serait un malheur de plus, si le législateur n’en assurait pas la durée. Les lois toutes seules ne sauraient opérer ce grand effet : si on s’accoutume à mépriser les moins importantes, on négligera bientôt celles qui le sont davantage ; si elles sont trop nombreuses, si elles gardent le silence en plusieurs occasions, si d’autres fois elles parlent avec l’obscurité des oracles ; s’il est permis à chaque juge d’en fixer le sens, à chaque citoyen de s’en plaindre ; si jusque dans les plus petits détails, elles ajoutent à la contrainte de notre liberté, le ton avilissant de la menace ; vainement seraient-elles gravées sur le marbre, elles ne le seront jamais dans les cœurs. Attentif au pouvoir irrésistible des impressions que l’homme reçoit dans son enfance et pendant toute sa vie, Lycurgue s’était dès longtemps affermi dans le choix d’un système que l’expérience avait justifié en Crète. élevez tous les enfants en commun, dans une même discipline, d’après des principes invariables, sous les yeux des magistrats et de tout le public ; ils apprendront leurs devoirs en les pratiquant ; ils les chériront ensuite, parce qu’ils les auront pratiqués, et ne cesseront de les respecter, parce qu’ils les verront toujours pratiqués par tout le monde. Les usages, en se perpétuant, recevront une force invincible de leur ancienneté et de leur universalité : une suite non interrompue d’exemples donnés et reçus, fera que chaque citoyen devenu le législateur de son voisin, sera pour lui une règle vivante ; on aura le mérite de l’obéissance, en cédant à la force de l’habitude, et l’on croira agir librement, parce qu’on agira sans effort.
Il suffira donc à l’instituteur de la nation, de dresser pour chaque partie de l’administration, un petit nombre de lois qui dispenseront d’en désirer un plus grand nombre, et qui contribueront à maintenir l’empire des rites, beaucoup plus puissant que celui des lois mêmes. Il défendra de les mettre par écrit, de peur qu’elles ne rétrécissent le domaine des vertus, et qu’en croyant  faire tout ce qu’on doit, on ne s’abstienne de faire tout ce qu’on peut. Mais il ne les cachera point ; elles seront transmises de bouche en bouche, citées dans toutes les occasions, et connues de tous les citoyens témoins et juges des actions de chaque particulier. Il ne sera pas permis aux jeunes gens de les blâmer, même de les soumettre à leur examen, puisqu’ils les ont reçues comme des ordres du ciel, et que l’autorité des lois n’est fondée que sur l’extrême vénération qu’elles inspirent. Il ne faudra pas non plus louer les lois et les usages des nations étrangères ; parce que si l’on n’est pas persuadé qu’on vit sous la meilleure des législations, on en désirera bientôt une autre.
Ne soyons plus étonnés maintenant que l’obéissance soit pour les Spartiates la première des vertus, et que ces hommes fiers ne viennent jamais, le texte des lois à la main, demander compte aux magistrats des sentences émanées de leur tribunal. Ne soyons pas surpris non plus que Lycurgue ait regardé l’éducation, comme l’affaire la plus importante du législateur, et que pour subjuguer l’esprit et le cœur des spartiates, il les ait soumis de bonne heure aux épreuves dont je vais rendre compte.

CHAPITRE 47

De l’éducation et du mariage des Spartiates.

Les lois de Lacédémone veillent avec un soin extrême à l’éducation des enfants. Elles ordonnent qu’elle soit publique et commune aux pauvres et aux riches. Elles préviennent le moment de leur naissance : quand une femme a déclaré sa grossesse, on suspend dans son appartement des portraits où brillent la jeunesse et la beauté, tels que ceux d’Apollon, de Narcisse, d’Hyacinthe, de Castor, de Pollux, etc. ; afin que son imagination, sans cesse frappée de ces objets, en transmette quelques traces à l’enfant qu’elle porte dans son sein.
À peine a-t-il reçu le jour, qu’on le présente à l’assemblée des plus anciens de la tribu à laquelle sa famille appartient. La nourrice est appelée ; au lieu de le laver avec de l’eau, elle emploie des lotions de vin, qui occasionnent, à ce qu’on prétend, des accidents funestes dans les tempéraments faibles. D’après cette épreuve, suivie d’un examen rigoureux, la sentence de l’enfant est prononcée. S’il n’est expédient ni pour lui, ni pour la république, qu’il jouisse plus longtemps de la vie, on le fait jeter dans un gouffre, auprès du mont Taygète. S’il paraît sain et bien constitué, on le choisit au nom de la patrie, pour être quelque jour un de ses défenseurs. Ramené à la maison, il est posé sur un bouclier ; et l’on place auprès de cette espèce de berceau, une lance, afin que ses premiers regards se familiarisent avec cette arme.
On ne serre point ses membres délicats avec des liens qui en suspendraient les mouvements : on n’arrête point ses pleurs, s’ils ont besoin de couler ; mais on ne les excite jamais par des menaces ou par des coups. Il s’accoutume par degrés à la solitude, aux ténèbres, à la plus grande indifférence sur le choix des aliments. Point d’impressions de terreur, point de contraintes inutiles, ni de reproches injustes ; livré sans réserve à ses jeux innocents, il jouit pleinement des douceurs de la vie, et son bonheur hâte le développement de ses forces et de ses qualités.
Il est parvenu à l’âge de sept ans, sans connaître la crainte servile ; c’est à cette époque que finit communément l’éducation domestique. On demande au père s’il veut que son enfant soit élevé suivant les lois : s’il le refuse, il est lui-même privé des droits du citoyen ; s’il y consent, l’enfant aura désormais pour surveillants, non seulement les auteurs de ses jours, mais encore les lois, les magistrats, et tous les citoyens, autorisés à l’interroger, à lui donner des avis, et à le châtier, sans crainte de passer pour sévères ; car ils seraient punis eux-mêmes, si, témoins de ses fautes, ils avaient la faiblesse de l’épargner. On place à la tête des enfants, un des hommes les plus respectables de la république ; il les distribue en différentes classes, à chacune desquelles préside un jeune chef distingué par sa sagesse et son courage. Ils doivent se soumettre sans murmurer aux ordres qu’ils en reçoivent, aux châtiments qu’il leur impose, et qui leur sont infligés par des jeunes gens armés de fouets, et parvenus à l’âge de puberté.
La règle devient de jour en jour plus sévère. On les dépouille de leurs cheveux ; ils marchent sans bas et sans souliers ; pour les accoutumer à la rigueur des saisons, on les fait quelquefois combattre tout nus. à l’âge de douze ans, ils quittent la tunique, et ne se couvrent plus que d’un simple manteau qui doit durer toute une année. On ne leur permet que rarement l’usage des bains et des parfums. Chaque troupe couche ensemble sur des sommités de roseaux qui croissent dans l’Eurotas, et qu’ils arrachent sans le secours du fer.
C’est alors qu’ils commencent à contracter ces liaisons particulières, peu connues des nations étrangères, plus pures à Lacédémone que dans les autres villes de la Grèce. Il est permis à chacun d’eux de recevoir les attentions assidues d’un honnête jeune homme attiré auprès de lui par les attraits de la beauté, par les charmes plus puissants des vertus dont elle paraît être l’emblème. Ainsi la jeunesse de Sparte est comme divisée en deux classes ; l’une composée de ceux qui aiment ; l’autre de ceux qui sont aimés. Les premiers destinés à servir de modèles aux seconds, portent jusqu’à l’enthousiasme un sentiment qui entretient la plus noble émulation, et qui, avec les transports de l’amour, n’est au fond que la tendresse passionnée d’un père pour son fils, l’amitié ardente d’un frère pour son frère. Lorsqu’à la vue du même objet plusieurs éprouvent l’inspiration divine, c’est le nom que l’on donne au penchant qui les entraîne, loin de se livrer à la jalousie, ils n’en sont que plus unis entre eux, que plus intéressés aux progrès de ceux qu’ils aiment ; car toute leur ambition est de le rendre aussi estimable aux yeux des autres, qu’il l’est à leurs propres yeux. Un des plus honnêtes citoyens fut condamné à l’amende, pour ne s’être jamais attaché à un jeune homme : un autre, parce que son jeune ami avait dans un combat poussé un cri de faiblesse.
Ces associations qui ont souvent produit de grandes choses, sont communes aux deux sexes, et durent quelquefois toute la vie. Elles étaient depuis longtemps établies en Crète ; Lycurgue en connut le prix, et en prévint les dangers. Outre que la moindre tache imprimée sur une union qui doit être sainte, qui l’est presque toujours, couvrirait pour jamais d’infamie le coupable, et serait même, suivant les circonstances, punie de mort, les élèves ne peuvent se dérober un seul moment aux regards des personnes âgées qui se font un devoir d’assister à leurs exercices, et d’y maintenir la décence, aux regards du président général de l’éducation, à ceux de l’Irène, ou chef particulier qui commande chaque division.
Cet Irène est un jeune homme de vingt ans, qui reçoit pour prix de son courage et de sa prudence, l’honneur d’en donner des leçons à ceux que l’on confie à ses soins. Il est à leur tête, quand ils se livrent des combats, quand ils passent l’Eurotas à la nage, quand ils vont à la chasse, quand ils se forment à la lutte, à la course, aux différents exercices du gymnase. De retour chez lui, ils prennent une nourriture saine et frugale ; ils la préparent eux-mêmes. Les plus forts apportent le bois, les plus faibles des herbages et d’autres aliments qu’ils ont dérobés en se glissant furtivement dans les jardins et dans les salles des repas publics. Sont-ils découverts ? Tantôt on leur donne le fouet, tantôt on joint à ce châtiment la défense d’approcher de la table. Quelquefois on les traîne auprès d’un autel, dont ils font le tour en chantant des vers contre eux-mêmes.
Le souper fini, le jeune chef ordonne aux uns de chanter, propose aux autres des questions d’après lesquelles on peut juger de leur esprit ou de leurs sentiments. « Quel est le plus honnête homme de la ville ? Que pensez-vous d’une telle action ? » La réponse doit être précise et motivée. Ceux qui parlent sans avoir pensé, reçoivent de légers châtiments en présence des magistrats et des vieillards, témoins de ces entretiens, et quelquefois mécontents de la sentence du jeune chef. Mais dans la crainte d’affaiblir son crédit, ils attendent qu’il soit seul pour le punir lui-même de son indulgence ou de sa sévérité.
On ne donne aux élèves qu’une légère teinture des lettres ; mais on leur apprend à s’expliquer purement, à figurer dans les chœurs de danse et de musique, à perpétuer dans leurs vers le souvenir de ceux qui sont morts pour la patrie, et la honte de ceux qui l’ont trahie. Dans ces poésies, les grandes idées sont rendues avec simplicité, les sentiments élevés avec chaleur.
Tous les jours les éphores se rendent chez eux ; de temps en temps, ils vont chez les éphores, qui examinent si leur éducation est bien soignée, s’il ne s’est pas glissé quelque délicatesse dans leurs lits ou leurs vêtements, s’ils ne sont pas trop disposés à grossir. Ce dernier article est essentiel ; on a vu quelquefois à Sparte des magistrats citer au tribunal de la nation, et menacer de l’exil, des citoyens dont l’excessif embonpoint semblait être une preuve de mollesse. Un visage efféminé ferait rougir un Spartiate ; il faut que le corps dans ses accroissements, prenne de la souplesse et de la force, en conservant toujours de justes proportions. C’est l’objet qu’on se propose en soumettant les jeunes Spartiates à des travaux qui remplissent presque tous les moments de leur journée. Ils en passent une grande partie dans le gymnase, où l’on ne trouve point, comme dans les autres villes, de ces maîtres qui apprennent à leurs disciples, l’art de supplanter adroitement un adversaire : ici la ruse souillerait le courage, et l’honneur doit accompagner la défaite ainsi que la victoire. C’est pour cela que, dans certains exercices, il n’est pas permis au Spartiate qui succombe, de lever la main, parce que ce serait reconnaître un vainqueur.
J’ai souvent assisté aux combats que se livrent dans le plataniste, les jeunes gens parvenus à leur dix-huitième année. Ils en font les apprêts dans leur collège, situé au bourg de Thérapné : divisés en deux corps, dont l’un se pare du nom d’Hercule, et l’autre de celui de Lycurgue, ils immolent ensemble, pendant la nuit, un petit chien sur l’autel de Mars. On a pensé que le plus courageux des animaux domestiques, devait être la victime la plus agréable au plus courageux des dieux. Après le sacrifice, chaque troupe amène un sanglier apprivoisé, l’excite contre l’autre par ses cris, et, s’il est vainqueur, en tire un augure favorable.
Le lendemain, sur le midi, les jeunes guerriers s’avancent en ordre, et par des chemins différents, indiqués par le sort, vers le champ de bataille. Au signal donné, ils fondent les uns sur les autres, se poussent et se repoussent tour à tour. Bientôt leur ardeur augmente par degrés : on les voit se battre à coups de pieds et de poings, s’entre-déchirer avec les dents et les ongles, continuer un combat désavantageux, malgré des blessures douloureuses, s’exposer à périr, plutôt que de céder, quelquefois même augmenter de fierté en diminuant de forces. L’un d’entre eux, près de jeter son antagoniste à terre, s’écria tout à coup : « tu me mords comme une femme : non, répondit l’autre, mais comme un lion ». L’action se passe sous les yeux de cinq magistrats, qui peuvent d’un mot en modérer la fureur ; en présence d’une foule de témoins qui tour à tour prodiguent, et des éloges aux vainqueurs, et des sarcasmes aux vaincus. Elle se termine lorsque ceux d’un parti sont forcés de traverser à la nage les eaux de l’Eurotas, ou celles du canal qui conjointement avec ce fleuve sert d’enceinte au plataniste.
J’ai vu d’autres combats où le plus grand courage est aux prises avec les plus vives douleurs. Dans une fête célébrée tous les ans en l’honneur de Diane surnommée Orthia, on place auprès de l’autel de jeunes Spartiates à peine sortis de l’enfance, et choisis dans tous les ordres de l’état ; on les frappe à grands coups de fouet, jusqu’à ce que le sang commence à couler. La prêtresse est présente, elle tient dans ses mains une statue de bois très petite et très légère ; c’est celle de Diane. Si les exécuteurs paraissent sensibles à la pitié, la prêtresse s’écrie qu’elle ne peut plus soutenir le poids de la statue. Les coups redoublent alors ; l’intérêt général devient plus pressant. On entend les cris forcenés des parents, qui exhortent ces victimes innocentes à ne laisser échapper aucune plainte : elles mêmes provoquent et défient la douleur. La présence de tant de témoins occupés à contrôler leurs moindres mouvements, et l’espoir de la victoire décernée à celui qui souffre avec le plus de constance, les endurcissent de telle manière, qu’ils n’opposent à ces horribles tourments qu’un front serein et une joie révoltante.
Surpris de leur fermeté, je dis à Damonax qui m’accompagnait : il faut convenir que vos lois sont fidèlement observées : dites plutôt, répondit-il, indignement outragées. La cérémonie que vous venez de voir fut instituée autrefois en l’honneur d’une divinité barbare, dont on prétend qu’Oreste avait apporté la statue et le culte, de la Tauride à Lacédémone. L’oracle avait ordonné de lui sacrifier des hommes : Lycurgue abolit cette horrible coutume ; mais pour procurer un dédommagement à la superstition, il voulut que les jeunes Spartiates condamnés pour leurs fautes à la peine du fouet, la subissent à l’autel de la déesse.
Il fallait s’en tenir aux termes et à l’esprit de la loi : elle n’ordonnait qu’une punition légère ; mais nos éloges insensés excitent, soit ici, soit au plataniste, une détestable émulation parmi ces jeunes gens. Leurs tortures sont pour nous un objet de curiosité ; pour eux, un sujet de triomphe. Nos pères ne connaissaient que l’héroïsme utile à la patrie ; et leurs vertus n’étaient ni au dessous ni au dessus de leurs devoirs. Depuis que la vanité s’est emparée des nôtres, elle en grossit tellement les traits, qu’ils ne sont plus reconnaissables. Ce changement opéré depuis la guerre du Péloponnèse, est un symptôme frappant de la décadence de nos mœurs. L’exagération du mal ne produit que le mépris ; celle du bien surprend l’estime ; on croit alors que l’éclat d’une action extraordinaire dispense des obligations les plus sacrées. Si cet abus continue, nos jeunes gens finiront par n’avoir qu’un courage d’ostentation ; ils braveront la mort à l’autel de Diane, et fuiront à l’aspect de l’ennemi.
Rappelez-vous cet enfant, qui, ayant l’autre jour caché dans son sein un petit renard, se laissa déchirer les entrailles, plutôt que d’avouer son larcin : son obstination parut si nouvelle, que ses camarades le blâmèrent hautement. Mais, dis-je alors, elle n’était que la suite de vos institutions ; car il répondit qu’il valoit mieux périr dans les tourments, que de vivre dans l’opprobre. Ils ont donc raison, ces philosophes, qui soutiennent que vos exercices impriment dans l’âme des jeunes guerriers une espèce de férocité.
Ils nous attaquent, reprit Damonax, au moment que nous sommes par terre. Lycurgue avait prévenu le débordement de nos vertus, par des digues qui ont subsisté pendant quatre siècles, et dont il reste encore des traces. N’a-t-on pas vu dernièrement un Spartiate puni après des exploits signalés, pour avoir combattu sans bouclier ? Mais à mesure que nos mœurs s’altèrent, le faux honneur ne connaît plus de frein, et se communique insensiblement à tous les ordres de l’état. Autrefois les femmes de Sparte, plus sages et plus décentes qu’elles ne le sont aujourd’hui, en apprenant la mort de leurs fils tués sur le champ de bataille, se contentaient de surmonter la nature ; maintenant elles se font un mérite de l’insulter, et de peur de paraître faibles, elles ne craignent pas de se montrer atroces. Telle fut la réponse de Damonax. Je reviens à l’éducation des Spartiates.
Dans plusieurs villes de la Grèce, les enfants parvenus à leur dix-huitième année, ne sont plus sous l’œil vigilant des instituteurs. Lycurgue connaissait trop le cœur humain, pour l’abandonner à lui-même dans ces moments critiques, d’où dépend presque toujours la destinée d’un citoyen, et souvent celle d’un état. Il oppose au développement des passions, une nouvelle suite d’exercices et de travaux. Les chefs exigent de leurs disciples plus de modestie, de soumission, de tempérance et de ferveur. C’est un spectacle singulier, de voir cette brillante jeunesse, à qui l’orgueil du courage et de la beauté devrait inspirer tant de prétentions, n’oser, pour ainsi dire, ni ouvrir la bouche, ni lever les yeux, marcher à pas lents et avec la décence d’une fille timide qui porte les offrandes sacrées. Cependant si cette régularité n’est pas animée par un puissant intérêt, la pudeur règnera sur leurs fronts, et le vice dans leurs cœurs. Lycurgue leur suscite alors un corps d’espions et de rivaux qui les surveillent sans cesse.
Rien de si propre que cette méthode pour épurer les vertus. Placez à côté d’un jeune homme un modèle de même âge que lui, il le hait, s’il ne peut l’atteindre ; il le méprise, s’il en triomphe sans peine. Opposez au contraire un corps à un autre : comme il est facile de balancer leurs forces et de varier leur composition, l’honneur de la victoire et la honte de la défaite, ne peuvent ni trop enorgueillir, ni trop humilier les particuliers. Il s’établit entre eux une rivalité accompagnée d’estime ; leurs parents, leurs amis s’empressent de la partager ; et de simples exercices deviennent des spectacles intéressants pour tous les citoyens.
Les jeunes Spartiates quittent souvent leurs jeux, pour se livrer à des mouvements plus rapides. On leur ordonne de se répandre dans la province, les armes à la main, pieds nus, exposés aux intempéries des saisons, sans esclaves pour les servir, sans couverture pour les garantir du froid pendant la nuit. Tantôt ils étudient le pays, et les moyens de le préserver des incursions de l’ennemi. Tantôt ils courent après les sangliers et différentes bêtes fauves. D’autres fois, pour essayer les diverses manœuvres de l’art militaire, ils se tiennent en embuscade pendant le jour, et la nuit suivante ils attaquent et font succomber sous leurs coups les hilotes, qui, prévenus du danger, ont eu l’imprudence de sortir et de se trouver sur leur chemin (5).
Les filles de Sparte ne sont point élevées comme celles d’Athènes ; on ne leur prescrit point de se tenir renfermées, de filer la laine, de s’abstenir du vin et d’une nourriture trop forte : mais on leur apprend à danser, à chanter, à lutter entre elles, à courir légèrement sur le sable, à lancer avec force le palet ou le javelot, à faire tous leurs exercices sans voile et à demi nues, en présence des rois, des magistrats et de tous les citoyens, sans en excepter même les jeunes garçons, qu’elles excitent à la gloire, soit par leurs exemples, soit par des éloges flatteurs, ou par des ironies piquantes.
C’est dans ces jeux que deux cœurs destinés à s’unir un jour, commencent à se pénétrer des sentiments qui doivent assurer leur bonheur (6) ; mais les transports d’un amour naissant ne sont jamais couronnés par un hymen prématuré. Partout où l’on permet à des enfants de perpétuer les familles, l’espèce humaine se rapetisse et dégénère d’une manière sensible. Elle s’est soutenue à Lacédémone, parce que l’on ne s’y marie que lorsque le corps a pris son accroissement, et que la raison peut éclairer le choix.
Aux qualités de l’âme, les deux époux doivent joindre une beauté mâle, une taille avantageuse, une santé brillante. Lycurgue, et d’après lui des philosophes éclairés, ont trouvé étrange qu’on se donnât tant de soins pour perfectionner les races des animaux domestiques, tandis qu’on néglige absolument celle des hommes. Ses vues furent remplies, et d’heureux assortiments semblèrent ajouter à la nature de l’homme un nouveau degré de force et de majesté. En effet, rien de si beau, rien de si pur que le sang des Spartiates.
Je supprime le détail des cérémonies du mariage ; mais je dois parler d’un usage remarquable par sa singularité. Lorsque l’instant de la conclusion est arrivé, l’époux, après un léger repas qu’il a pris dans la salle publique, se rend, au commencement de la nuit, à la maison de ses nouveaux parents ; il enlève furtivement son épouse, la mène chez lui, et bientôt après vient au gymnase rejoindre ses camarades, avec lesquels il continue d’habiter comme auparavant. Les jours suivants, il fréquente à l’ordinaire la maison paternelle ; mais il ne peut accorder à sa passion que des instants dérobés à la vigilance de ceux qui l’entourent : ce serait une honte pour lui, si on le voyait sortir de l’appartement de sa femme. Il vit quelquefois des années entières dans ce commerce, où le mystère ajoute tant de charmes aux surprises et aux larcins.
Lycurgue savait que des désirs trop tôt et trop souvent satisfaits, se terminent par l’indifférence ou par le dégoût ; il eut soin de les entretenir, afin que les époux eussent le temps de s’accoutumer à leurs défauts, et que l’amour, dépouillé insensiblement de ses illusions, parvînt à sa perfection en se changeant en amitié. De là l’heureuse harmonie qui règne dans ces familles, où les chefs déposant leur fierté à la voix l’un de l’autre, semblent tous les jours s’unir par un nouveau choix, et présentent sans cesse le spectacle touchant de l’extrême courage joint à l’extrême douceur. De très fortes raisons peuvent autoriser un Spartiate à ne pas se marier ; mais dans sa vieillesse il ne doit pas s’attendre aux mêmes égards que les autres citoyens. On cite l’exemple de Dercyllidas, qui avait commandé les armées avec tant de gloire. Il vint à l’assemblée ; un jeune homme lui dit : « je ne me lève pas devant toi, parce que tu ne laisseras point d’enfants qui puissent un jour se lever devant moi. » Les célibataires sont exposés à d’autres humiliations : ils n’assistent point aux combats que se livrent les filles à demi nues ; il dépend du magistrat de les contraindre à faire, pendant les rigueurs de l’hiver, le tour de la place, dépouillés de leurs habits, et chantant contre eux-mêmes des chansons, où ils reconnaissent que leur désobéissance aux lois mérite le châtiment qu’ils éprouvent.

CHAPITRE 48

Des mœurs et des usages des Spartiates.

Ce chapitre n’est qu’une suite du précédent : car l’éducation des Spartiates continue, pour ainsi dire, pendant toute leur vie.
Dès l’âge de vingt ans, ils laissent croître leurs cheveux et leur barbe : les cheveux ajoutent à la beauté, et conviennent à l’homme libre, de même qu’au guerrier. On essaie l’obéissance dans les choses les plus indifférentes. Lorsque les éphores entrent en place, ils font proclamer à son de trompe un décret qui ordonne de raser la lèvre supérieure, ainsi que de se soumettre aux lois. Ici tout est instruction : un Spartiate interrogé pourquoi il entretenait une si longue barbe : « depuis que le temps l’a blanchie, répondit-il, elle m’avertit à tout moment de ne pas déshonorer ma vieillesse. »
Les Spartiates, en bannissant de leurs habits toute espèce de parure, ont donné un exemple admiré et nullement imité des autres nations. Chez eux, les rois, les magistrats, les citoyens de la dernière classe, n’ont rien qui les distingue à l’extérieur ; ils portent tous une tunique très courte, et tissue d’une laine très grossière ; ils jettent par dessus un manteau ou une grosse cape. Leurs pieds sont garnis de sandales ou d’autres espèces de chaussures, dont la plus commune est de couleur rouge. Deux héros de Lacédémone, Castor et Pollux, sont représentés avec des bonnets, qui, joints l’un à l’autre par leur partie inférieure, ressembleraient pour la forme à cet œuf dont on prétend qu’ils tirent leur origine. Prenez un de ces bonnets, et vous aurez celui dont les Spartiates se servent encore aujourd’hui. Quelques-uns le serrent étroitement avec des courroies autour des oreilles ; d’autres commencent à remplacer cette coiffure par celle des courtisanes de la Grèce. « Les Lacédémoniens ne sont plus invincibles, disait de mon temps le poète Antiphane ; les réseaux qui retiennent leurs cheveux sont teints en pourpre. »
Ils furent les premiers après les Crétois, à se dépouiller entièrement de leurs habits dans les exercices du gymnase. Cet usage s’introduisit ensuite dans les jeux olympiques, et a cessé d’être indécent depuis qu’il est devenu commun.
Ils paraissent en public avec de gros bâtons recourbés à leur extrémité supérieure ; mais il leur est défendu de les porter à l’assemblée générale, parce que les affaires de l’état doivent se terminer par la force de la raison, et non par celle des armes. Les maisons sont petites et construites sans art : on ne doit travailler les portes qu’avec la scie ; les planchers, qu’avec la cognée : des troncs d’arbres à peine dépouillés de leurs écorces, servent de poutres. Les meubles, quoique plus élégants, participent à la même simplicité ; ils ne sont jamais confusément entassés. Les Spartiates ont sous la main tout ce dont ils ont besoin, parce qu’ils se font un devoir de mettre chaque chose à sa place. Ces petites attentions entretiennent chez eux l’amour de l’ordre et de la discipline.
Leur régime est austère. Un étranger qui les avait vus étendus autour d’une table et sur le champ de bataille, trouvait plus aisé de supporter une telle mort qu’une telle vie. Cependant Lycurgue n’a retranché de leurs repas que le superflu ; et s’ils sont frugaux, c’est plutôt par vertu que par nécessité. Ils ont de la viande de boucherie ; le mont Taygète leur fournit une chasse abondante ; leurs plaines, des lièvres, des perdrix et d’autres espèces de gibier ; la mer et l’Eurotas, du poisson. Leur fromage de Gythium est estimé (7). Ils ont de plus différentes sortes de légumes, de fruits, de pains et de gâteaux. Il est vrai que leurs cuisiniers ne sont destinés qu’à préparer la grosse viande, et qu’ils doivent s’interdire les ragoûts, à l’exception du brouet noir. C’est une sauce dont j’ai oublié la composition (8), et dans laquelle les Spartiates trempent leur pain. Ils la préfèrent aux mets les plus exquis. Ce fut sur sa réputation, que Denys, tyran de Syracuse, voulut en enrichir sa table. Il fit venir un cuisinier de Lacédémone, et lui ordonna de ne rien épargner. Le brouet fut servi ; le roi en goûta, et le rejeta avec indignation. « seigneur, lui dit l’esclave, il y manque un assaisonnement essentiel. Et quoi donc, répondit le prince ? Un exercice violent avant le repas, répliqua l’esclave. »
La Laconie produit plusieurs espèces de vins. Celui que l’on recueille sur les cinq collines, à sept stades de Sparte, exhale une odeur aussi douce que celle des fleurs. Celui qu’ils font cuire, doit bouillir jusqu’à ce que le feu en ait consumé la cinquième partie. Ils le conservent pendant quatre ans avant de le boire. Dans leurs repas, la coupe ne passe pas de main en main, comme chez les autres peuples ; mais chacun épuise la sienne, remplie aussitôt par l’esclave qui les sert à table. Ils ont la permission de boire tant qu’ils en ont besoin ; ils en usent avec plaisir, et n’en abusent jamais. Le spectacle dégoûtant d’un esclave qu’on enivre, et qu’on jette quelquefois sous leurs yeux, lorsque ils sont encore enfants, leur inspire une profonde aversion pour l’ivresse ; et leur âme est trop fière pour consentir jamais à se dégrader. Tel est l’esprit de la réponse d’un Spartiate à quelqu’un qui lui demandait pourquoi il se modérait dans l’usage du vin : « c’est, dit-il, pour n’avoir jamais besoin de la raison d’autrui. » Outre cette boisson, ils apaisent souvent leur soif avec du petit-lait (9). 
Ils ont différentes espèces de repas publics. Les plus fréquents sont les philities (10). Rois, magistrats, simples citoyens, tous s’assemblent pour prendre leurs repas, dans des salles où sont dressées quantité de tables, le plus souvent de 15 couverts chacune. Les convives d’une table ne se mêlent point avec ceux d’une autre, et forment une société d’amis, dans laquelle on ne peut être reçu que du consentement de tous ceux qui la composent. Ils sont durement couchés sur des lits de bois de chêne, le coude appuyé sur une pierre ou sur un morceau de bois. On leur donne du brouet noir, ensuite de la chair de porc bouillie, dont les portions sont égales, servies séparément à chaque convive, quelquefois si petites, qu’elles pèsent à peine un quart de mine (11). Ils ont du vin, des gâteaux ou du pain d’orge en abondance. D’autres fois on ajoute pour supplément à la portion ordinaire, du poisson et différentes espèces de gibier.
Ceux qui offrent des sacrifices, ou qui vont à la chasse, peuvent à leur retour manger chez eux ; mais ils doivent envoyer à leurs commensaux une partie du gibier ou de la victime. Auprès de chaque couvert on place un morceau de mie de pain pour s’essuyer les doigts.
Pendant le repas, la conversation roule souvent sur des traits de morale, ou sur des exemples de vertu. Une belle action est citée comme une nouvelle digne d’occuper les Spartiates. Les vieillards prennent communément la parole ; ils parlent avec précision, et sont écoutés avec respect.
À la décence se joint la gaieté. Lycurgue en fit un précepte aux convives ; et c’est dans cette vue qu’il ordonna d’exposer à leurs yeux une statue consacrée au dieu du rire. Mais les propos qui réveillent la joie, ne doivent avoir rien d’offensant ; et le trait malin, si par hasard il en échappe à l’un des assistants, ne doit point se communiquer au dehors. Le plus ancien, en montrant la porte à ceux qui entrent, les avertit que rien de ce qu’ils vont entendre ne doit sortir par là.
Les différentes classes des élèves assistent aux repas, sans y participer ; les plus jeunes, pour enlever adroitement des tables quelque portion qu’ils partagent avec leurs amis ; les autres, pour y prendre des leçons de sagesse et de plaisanterie.
Soit que les repas publics aient été établis dans une ville à l’imitation de ceux qu’on prenait dans un camp ; soit qu’ils tirent leur origine d’une autre cause, il est certain qu’ils produisent dans un petit état, des effets merveilleux pour le maintien des lois : pendant la paix, l’union, la tempérance, l’égalité ; pendant la guerre, un nouveau motif de voler au secours d’un citoyen avec lequel on est en communauté de sacrifices ou de libations. Minos les avait ordonnés dans ses états ; Lycurgue adopta cet usage, avec quelques différences remarquables. En Crète, la dépense se prélève sur les revenus de la république ; à Lacédémone, sur ceux des particuliers, obligés de fournir par mois une certaine quantité de farine d’orge, de vin, de fromage, de figues et même d’argent. Par cette contribution forcée, les plus pauvres risquent d’être exclus des repas en commun, et c’est un défaut qu’Aristote reprochait aux lois de Lycurgue : d’un autre côté, Platon blâmait Minos et Lycurgue de n’avoir pas soumis les femmes à la vie commune. Je m’abstiens de décider entre de si grands politiques et de si grands législateurs.
Parmi les Spartiates, les uns ne savent ni lire ni écrire ; d’autres savent à peine compter : nulle idée parmi eux de la géométrie, de l’astronomie et des autres sciences. Les gens instruits font leurs délices des poésies d’Homère, de Terpandre et de Tyrtée, parce qu’elles élèvent l’âme. Leur théâtre n’est destiné qu’à leurs exercices ; ils n’y représentent ni tragédies ni comédies, s’étant fait une loi de ne point admettre chez eux l’usage de ces drames. Quelques-uns, en très petit nombre, ont cultivé avec succès la poésie lyrique. Alcman, qui vivait il y a trois siècles environ, s’y est distingué ; son style a de la douceur, quoiqu’il eût à combattre le dur dialecte dorien qu’on parle à Lacédémone ; mais il était animé d’un sentiment qui adoucit tout. Il avait consacré toute sa vie à l’amour, et il chanta l’amour toute sa vie.
Ils aiment la musique qui donne l’enthousiasme de la vertu : sans cultiver cet art, ils sont en état de juger de son influence sur les mœurs, et rejettent les innovations qui pourraient altérer sa simplicité.
On peut juger par les traits suivants de leur aversion pour la rhétorique. Un jeune Spartiate s’était exercé loin de sa patrie dans l’art oratoire. Il y revint, et les éphores le firent punir, pour avoir conçu le dessein de tromper ses compatriotes. Pendant la guerre du Péloponnèse, un autre Spartiate fut envoyé vers le satrape Tissapherne, pour l’engager à préférer l’alliance de Lacédémone à celle d’Athènes. Il s’exprima en peu de mots ; et comme il vit les ambassadeurs athéniens déployer tout le faste de l’éloquence, il tira deux lignes qui aboutissaient au même point, l’une droite, l’autre tortueuse, et les montrant au satrape, il lui dit : choisis. Deux siècles auparavant, les habitants d’une île de la mer Égée, pressés par la famine, s’adressèrent aux Lacédémoniens leurs alliés, qui répondirent à l’ambassadeur : nous n’avons pas compris la fin de votre harangue, et nous en avons oublié le commencement. On en choisit un second, en lui recommandant d’être bien concis. Il vint, et commença par montrer aux Lacédémoniens un de ces sacs où l’on tient la farine. Le sac était vide, l’assemblée résolut aussitôt d’approvisionner l’île ; mais elle avertit le député de n’être plus si prolixe une autre fois. En effet il leur avait dit qu’il fallait remplir le sac.
Ils méprisent l’art de la parole ; ils en estiment le talent. Quelques-uns l’ont reçu de la nature, et l’ont manifesté, soit dans les assemblées de leur nation et des autres peuples, soit dans les oraisons funèbres qu’on prononce tous les ans en l’honneur de Pausanias et de Léonidas. Ce général, qui, pendant la guerre du Péloponnèse, soutint en Macédoine l’honneur de sa patrie, Brasidas, passait pour éloquent, aux yeux même de ces athéniens qui mettent tant de prix à l’éloquence.
Celle des Lacédémoniens va toujours au but, et y parvient par les voies les plus simples. Des sophistes étrangers ont quelquefois obtenu la permission d’entrer dans leur ville, et de parler en leur présence. Accueillis, s’ils annoncent des vérités utiles, on cesse de les écouter, s’ils ne cherchent qu’à éblouir. Un de ces sophistes nous proposait un jour d’entendre l’éloge d’Hercule. « D’Hercule ? s’écria aussitôt Antalcidas ; eh ! qui s’avise de le blâmer ? »
Ils ne rougissent pas d’ignorer les sciences qu’ils regardent comme superflues ; et l’un d’eux répondit à un athénien qui leur en faisait des reproches : nous sommes en effet les seuls à qui vous n’avez pas pu enseigner vos vices. N’appliquant leur esprit qu’à des connaissances absolument nécessaires, leurs idées n’en sont que plus justes et plus propres à s’assortir et à se placer ; car les idées fausses sont comme ces pièces irrégulières qui ne peuvent entrer dans la construction d’un édifice.
Ainsi, quoique ce peuple soit moins instruit que les autres, il est beaucoup plus éclairé. On dit que c’est de lui que Thalès, Pittacus et les autres sages de la Grèce, empruntèrent l’art de renfermer les maximes de la morale en de courtes formules. Ce que j’en ai vu m’a souvent étonné. Je croyais m’entretenir avec des gens ignorants et grossiers ; mais bientôt il sortait de leurs bouches des réponses pleines d’un grand sens, et perçantes comme des traits. Accoutumés de bonne heure à s’exprimer avec autant d’énergie que de précision, ils se taisent, s’ils n’ont pas quelque chose d’intéressant à dire. S’ils en ont trop, ils font des excuses : ils sont avertis par un instinct de grandeur, que le style diffus ne convient qu’à l’esclave qui prie ; en effet, comme la prière, il semble se traîner aux pieds et se replier autour de celui qu’on veut persuader. Le style concis, au contraire, est imposant et fier ; il convient au maître qui commande : il s’assortit au caractère des Spartiates, qui l’emploient fréquemment dans leurs entretiens et dans leurs lettres. Des reparties aussi promptes que l’éclair, laissent après elles, tantôt une lumière vive, tantôt la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur patrie.
On louait la bonté du jeune roi Charilaüs. « Comment serait-il bon, répondit l’autre roi, puisqu’il l’est même pour les méchants ? » Dans une ville de la Grèce, le héraut chargé de la vente des esclaves, dit tout haut : « je vends un lacédémonien. Dis plutôt un prisonnier, s’écria celui-ci en lui mettant la main sur la bouche. » Les généraux du roi de Perse demandaient aux députés de Lacédémone, en quelle qualité ils comptaient suivre la négociation ? « Si elle échoue, répondirent-ils, comme particuliers ; si elle réussit, comme ambassadeurs. » On remarque la même précision dans les lettres qu’écrivent les magistrats, dans celles qu’ils reçoivent des généraux. Les éphores craignant que la garnison de Décélie ne se laissât surprendre, ou n’interrompît ses exercices accoutumés, ne lui écrivirent que ces mots : « ne vous promenez point. » La défaite la plus désastreuse, la victoire la plus éclatante sont annoncées avec la même simplicité. Lors de la guerre du Péloponnèse, leur flotte qui était sous les ordres de Mindare, ayant été battue par celle des athéniens, commandée par Alcibiade, un officier écrivit aux éphores : « la bataille est perdue. Mindare est mort. Point de vivres ni de ressources. » Peu de temps après, ils reçurent de Lysander, général de leur armée, une lettre conçue en ces termes : « Athènes est prise. » Telle fut la relation de la conquête la plus glorieuse et la plus utile pour Lacédémone.
Qu’on n’imagine pas, d’après ces exemples, que les Spartiates condamnés à une raison trop sévère, n’osent dérider leur front. Ils ont cette disposition à la gaieté que procurent la liberté de l’esprit, et la conscience de la santé. Leur joie se communique rapidement, parce qu’elle est vive et naturelle : elle est entretenue par des plaisanteries qui, n’ayant rien de bas ni d’offensant, diffèrent essentiellement de la bouffonnerie et de la satire. Ils apprennent de bonne heure l’art de les recevoir et de les rendre. Elles cessent dès que celui qui en est l’objet, demande qu’on l’épargne.
C’est avec de pareils traits qu’ils repoussent quelquefois les prétentions ou l’humeur. J’étais un jour avec le roi Archidamus ; Périander son médecin, lui présenta des vers qu’il venait d’achever. Le prince les lut, et lui dit avec amitié : « eh ! pourquoi de si bon médecin, vous faites-vous si mauvais poète ? » Quelques années après un vieillard se plaignant au roi Agis de quelques infractions faites à la loi, s’écriait que tout était perdu : « cela est si vrai, répondit Agis en souriant, que dans mon enfance je l’entendais dire à mon père, qui, dans son enfance, l’avait entendu dire au sien. » Les arts lucratifs, et surtout ceux de luxe, sont sévèrement interdits aux Spartiates. Il leur est défendu d’altérer par des odeurs, la nature de l’huile, et par des couleurs, excepté celle de pourpre, la blancheur de la laine. Ainsi, point de parfumeurs et presque point de teinturiers parmi eux. Ils ne devraient connaître ni l’or ni l’argent, ni par conséquent ceux qui mettent ces métaux en œuvre. À l’armée, ils peuvent exercer quelques professions utiles, comme celles de héraut, de trompette, de cuisinier, à condition que le fils suivra la profession de son père, comme cela se pratique en Égypte.
Ils ont une telle idée de la liberté, qu’ils ne peuvent la concilier avec le travail des mains. Un d’entre eux, à son retour d’Athènes, me disait : je viens d’une ville où rien n’est déshonnête. Par là, il désignait, et ceux qui procuraient des courtisanes à prix d’argent, et ceux qui se livraient à de petits trafics. Un autre se trouvant dans la même ville, apprit qu’un particulier venait d’être condamné à l’amende pour cause d’oisiveté ; il voulut voir, comme une chose extraordinaire, un citoyen puni dans une république, pour s’être affranchi de toute espèce de servitude.
Sa surprise était fondée, sur ce que les lois de son pays tendent surtout à délivrer les âmes des intérêts factices et des soins domestiques. Ceux qui ont des terres, sont obligés de les affermer à des hilotes ; ceux entre qui s’élèvent des différends, de les terminer à l’amiable ; car il leur est défendu de consacrer les moments précieux de leur vie à la poursuite d’un procès, ainsi qu’aux opérations du commerce, et autres moyens qu’on emploie communément pour augmenter sa fortune, ou se distraire de son existence.
Cependant ils ne connaissent pas l’ennui, parce qu’ils ne sont jamais seuls, jamais en repos. La nage, la lutte, la course, la paume, les autres exercices du gymnase, et les évolutions militaires, remplissent une partie de leur journée ; ensuite ils se font un devoir et un amusement d’assister aux jeux et aux combats des jeunes élèves ; de là ils vont au Leschès : ce sont des salles distribuées dans les différents quartiers de la ville, où les hommes de tout âge ont coutume de s’assembler. Ils sont très sensibles aux charmes de la conversation : elle ne roule presque jamais sur les intérêts et les projets des nations ; mais ils écoutent, sans se lasser, les leçons des personnes âgées ; ils entendent volontiers raconter l’origine des hommes, des héros et des villes. La gravité de ces entretiens est tempérée par des saillies fréquentes.
Ces assemblées, ainsi que les repas et les exercices publics, sont toujours honorées de la présence des vieillards. Je me sers de cette expression, parce que la vieillesse, dévouée ailleurs au mépris, élève un Spartiate au faîte de l’honneur. Les autres citoyens, et surtout les jeunes gens, ont pour lui les égards qu’ils exigeront à leur tour pour eux-mêmes. La loi les oblige de lui céder le pas à chaque rencontre, de se lever quand il paraît, de se taire quand il parle. On l’écoute avec déférence dans les assemblées de la nation, et dans les salles du gymnase ; ainsi les citoyens qui ont servi leur patrie, loin de lui devenir étrangers à la fin de leur carrière, sont respectés, les uns, comme les dépositaires de l’expérience, les autres comme ces monuments dont on se fait une religion de conserver les débris.
Si l’on considère maintenant que les Spartiates consacrent une partie de leur temps à la chasse et aux assemblées générales, qu’ils célèbrent un grand nombre de fêtes, dont l’éclat est rehaussé par le concours de la danse et de la musique, et qu’enfin les plaisirs communs à toute une nation, sont toujours plus vifs que ceux d’un particulier, loin de plaindre leur destinée, on verra qu’elle leur ménage une succession non interrompue de moments agréables, et de spectacles intéressants. Deux de ces spectacles avaient excité l’admiration de Pindare ; c’est là, disait-il, que l’on trouve le courage bouillant des jeunes guerriers, toujours adouci par la sagesse consommée des vieillards, et les triomphes brillants des muses, toujours suivis des transports de l’allégresse publique.
Leurs tombeaux sans ornements, ainsi que leurs maisons, n’annoncent aucune distinction entre les citoyens ; il est permis de les placer dans la ville, et même auprès des temples. Les pleurs et les sanglots n’accompagnent ni les funérailles, ni les dernières heures du mourant. Car les Spartiates ne sont pas plus étonnés de se voir mourir, qu’ils ne l’avaient été de se trouver en vie ; persuadés que c’est à la mort de fixer le terme de leurs jours, ils se soumettent aux ordres de la nature avec la même résignation qu’aux besoins de l’état. Les femmes sont grandes, fortes, brillantes de santé, presque toutes fort belles. Mais ce sont des beautés sévères et imposantes ; elles auraient pu fournir à Phidias un grand nombre de modèles pour sa Minerve, à peine quelques-uns à Praxitèle pour sa Vénus. Leur habillement consiste dans une tunique ou espèce de chemise courte, et dans une robe qui descend jusqu’aux talons. Les filles, obligées de consacrer tous les moments de la journée, à la lutte, à la course, au saut, à d’autres exercices pénibles, n’ont pour l’ordinaire qu’un vêtement léger et sans manches, qui s’attache aux épaules avec des agrafes, et que leur ceinture tient relevé au dessus des genoux : sa partie inférieure est ouverte de chaque côté, de sorte que la moitié du corps reste à découvert. Je suis très éloigné de justifier cet usage ; mais j’en vais rapporter les motifs et les effets, d’après la réponse de quelques Spartiates à qui j’avais témoigné ma surprise.
Lycurgue ne pouvait soumettre les filles aux mêmes exercices que les hommes, sans écarter tout ce qui pouvait contrarier leurs mouvements. Il avait sans doute observé que l’homme ne s’est couvert qu’après s’être corrompu ; que ses vêtements se sont multipliés à proportion de ses vices ; que les beautés qui le séduisent, perdent souvent leurs attraits à force de se montrer ; et qu’enfin les regards ne souillent que les âmes déjà souillées. Guidé par ces réflexions, il entreprit d’établir par ses lois, un tel accord de vertus entre les deux sexes, que la témérité de l’un serait réprimée, et la faiblesse de l’autre soutenue. Ainsi, peu content de décerner la peine de mort à celui qui déshonorerait une fille, il accoutuma la jeunesse de Sparte à ne rougir que du mal. La pudeur dépouillée d’une partie de ses voiles fut respectée de part et d’autre ; et les femmes de Lacédémone se distinguèrent par la pureté de leurs mœurs. J’ajoute que Lycurgue a trouvé des partisans parmi les philosophes. Platon veut que dans sa république, les femmes de tout âge s’exercent dans le gymnase, n’ayant que leurs vertus pour vêtements.
Une Spartiate paraît en public à visage découvert, jusqu’à ce qu’elle soit mariée. Après son mariage, comme elle ne doit plaire qu’à son époux, elle sort voilée ; et comme elle ne doit être connue que de lui seul, il ne convient pas aux autres de parler d’elle avec éloge. Mais ce voile sombre et ce silence respectueux, ne sont que des hommages rendus à la décence : nulle part les femmes ne sont moins surveillées et moins contraintes ; nulle part elles n’ont moins abusé de la liberté. L’idée de manquer à leurs époux, leur eût paru autrefois aussi étrange que celle d’étaler la moindre recherche dans leur parure. Quoiqu’elles n’aient plus aujourd’hui la même sagesse ni la même modestie, elles sont beaucoup plus attachées à leurs devoirs que les autres femmes de la Grèce.
Elles ont aussi un caractère plus vigoureux, et l’emploient avec succès pour assujettir leurs époux, qui les consultent volontiers, tant sur leurs affaires que sur celles de la nation. On a remarqué que les peuples guerriers sont enclins à l’amour : l’union de Mars et de Vénus semble attester cette vérité ; et l’exemple des Lacédémoniens sert à la confirmer. Une étrangère disait un jour à la femme du roi Léonidas : « vous êtes les seules qui preniez de l’ascendant sur les hommes. Sans doute, répondit-elle, parce que nous sommes les seules qui mettions des hommes au monde. » Ces âmes fortes donnèrent, il y a quelques années, un exemple qui surprit toute la Grèce. À l’aspect de l’armée d’Épaminondas, elles remplirent la ville de confusion et de terreur. Leur caractère commence-t-il à s’altérer comme leurs vertus ? Y a-t-il une fatalité pour le courage ? Un instant de faiblesse pourrait-il balancer tant de traits de grandeur et d’élévation qui les ont distinguées dans tous les temps, et qui leur échappent tous les jours ?
Elles ont une haute idée de l’honneur et de la liberté ; elles la poussent quelquefois si loin, qu’on ne sait alors quel nom donner au sentiment qui les anime. Une d’entre elles écrivait à son fils qui s’était sauvé de la bataille : « il court de mauvais bruits sur votre compte ; faites-les cesser, ou cessez de vivre. » En pareille circonstance, une athénienne mandait au sien : « je vous sais bon gré de vous être conservé pour moi. » Ceux mêmes qui voudraient excuser la seconde, ne pourraient s’empêcher d’admirer la première ; ils seraient également frappés de la réponse d’Argiléonis, mère du célèbre Brasidas : des Thraces en lui apprenant la mort glorieuse de son fils, ajoutaient que jamais Lacédémone n’avait produit un si grand général. « Étrangers, leur dit-elle, mon fils était un brave homme ; mais apprenez que Sparte possède plusieurs citoyens qui valent mieux que lui. »
Ici la nature est soumise, sans être étouffée ; et c’est en cela que réside le vrai courage. Aussi les éphores décernèrent-ils des honneurs signalés à cette femme. Mais qui pourrait entendre, sans frissonner, une mère à qui l’on disait : « votre fils vient d’être tué sans avoir quitté son rang » ; et qui répondit aussitôt : « qu’on l’enterre et qu’on mette son frère à sa place » ; et cette autre qui attendait au faubourg la nouvelle du combat ? Le courrier arrive : elle l’interroge : « vos cinq enfants ont péri. — Ce n’est pas là ce que je te demande ; ma patrie n’a-t-elle rien à craindre ? — Elle triomphe. — Eh bien ! Je me résigne avec plaisir à ma perte. » Qui pourrait encore voir sans terreur ces femmes qui donnent la mort à leurs fils convaincus de lâcheté ? Et celles qui, accourues au champ de bataille, se font montrer le cadavre d’un fils unique, parcourent d’un œil inquiet les blessures qu’il a reçues, comptent celles qui peuvent honorer ou déshonorer son trépas ; et après cet horrible calcul, marchent avec orgueil à la tête du convoi, ou se confinent chez elles, pour cacher leurs larmes et leur honte (12) ?
Ces excès, ou plutôt ces forfaits de l’honneur, outrepassent si fort la portée de la grandeur qui convient à l’homme, qu’ils n’ont jamais été partagés par les Spartiates les plus abandonnés au fanatisme de la gloire. En voici la raison. Chez eux, l’amour de la patrie est une vertu qui fait des choses sublimes ; dans leurs épouses, une passion qui tente des choses extraordinaires. La beauté, la parure, la naissance, les agréments de l’esprit, n’étant pas assez estimés à Sparte pour établir des distinctions entre les femmes, elles furent obligées de fonder leur supériorité sur le nombre et sur la valeur de leurs enfants. Pendant qu’ils vivent, elles jouissent des espérances qu’ils donnent ; après leur mort, elles héritent de la célébrité qu’ils ont acquise. C’est cette fatale succession qui les rend féroces, et qui fait que leur dévouement à la patrie, est quelquefois accompagné de toutes les fureurs de l’ambition et de la vanité.
À cette élévation d’âme qu’elles montrent encore par intervalles, succéderont bientôt, sans la détruire entièrement, des sentiments ignobles ; et leur vie ne sera plus qu’un mélange de petitesse et de grandeur, de barbarie et de volupté. Déjà plusieurs d’entre elles se laissent entraîner par l’éclat de l’or, par l’attrait des plaisirs. Les athéniens qui blâmaient hautement la liberté qu’on laissait aux femmes de Sparte, triomphent en voyant cette liberté dégénérer en licence. Les philosophes mêmes reprochent à Lycurgue de ne s’être occupé que de l’éducation des hommes.
Nous examinerons cette accusation dans un autre chapitre (13), et nous remonterons en même temps aux causes de la décadence survenue aux mœurs des Spartiates. Car il faut l’avouer, ils ne sont plus ce qu’ils étaient il y a un siècle. Les uns s’enorgueillissent impunément de leurs richesses, d’autres courent après des emplois que leurs pères se contentaient de mériter. Il n’y a pas longtemps qu’on a découvert une courtisane aux environs de Sparte ; et, ce qui n’est pas moins dangereux, nous avons vu la sœur du roi Agésilas, Cynisca, envoyer à Olympie un char attelé de quatre chevaux, pour y disputer le prix de la course, des poètes célébrer son triomphe, et l’état élever un monument en son honneur.
Néanmoins, dans leur dégradation, ils conservent encore des restes de leur ancienne grandeur. Vous ne les verrez point recourir aux dissimulations, aux bassesses, à tous ces petits moyens qui avilissent les âmes : ils sont avides sans avarice, ambitieux sans intrigues. Les plus puissants ont assez de pudeur pour dérober aux yeux, la licence de leur conduite ; ce sont des transfuges qui craignent les lois qu’ils ont violées, et regrettent les vertus qu’ils ont perdues.
J’ai vu en même temps des Spartiates dont la magnanimité invitait à s’élever jusqu’à eux. Ils se tenaient à leur hauteur sans effort, sans ostentation, sans être attirés vers la terre par l’éclat des dignités ou par l’espoir des récompenses. N’exigez aucune bassesse de leur part ; ils ne craignent ni l’indigence, ni la mort. Dans mon dernier voyage à Lacédémone, je m’entretenais avec Talécrus qui était fort pauvre, et Damindas qui jouissait d’une fortune aisée. Il survint un de ces hommes que Philippe, roi de Macédoine, soudoyait pour lui acheter des partisans. Il dit au premier : « quel bien avez-vous ? Le nécessaire, répondit Talécrus, en lui tournant le dos. » Il menaça le second du courroux de Philippe. « Homme lâche ! Répondit Damindas, eh ! Que peut ton maître contre des hommes qui méprisent la mort ? »
En contemplant à loisir ce mélange de vices naissants et de vertus antiques, je me croyais dans une forêt que la flamme avait ravagée ; j’y voyais des arbres réduits en cendres, d’autres à moitié consumés, et d’autres qui, n’ayant reçu aucune atteinte, portaient fièrement leurs têtes dans les cieux.

CHAPITRE 49

De la religion et des fêtes des Spartiates.

Les objets du culte public n’inspirent à Lacédémone qu’un profond respect, qu’un silence absolu. On ne s’y permet à leur égard ni discussions, ni doutes ; adorer les dieux, honorer les héros, voilà l’unique dogme des Spartiates.
Parmi les héros auxquels ils ont élevé des temples, des autels ou des statues, on distingue Hercule, Castor, Pollux, Achille, Ulysse, Lycurgue, etc. Ce qui doit surprendre ceux qui ne connaissent pas les différentes traditions des peuples, c’est de voir Hélène partager avec Ménélas des honneurs presque divins, et la statue de Clytemnestre placée auprès de celle d’Agamemnon.
Les Spartiates sont fort crédules. Un d’entre eux crut voir pendant la nuit un spectre errant autour d’un tombeau ; il le poursuivait la lance levée, et lui criait : tu as beau faire, tu mourras une seconde fois. Ce ne sont pas les prêtres qui entretiennent la superstition ; ce sont les éphores ; ils passent quelquefois la nuit dans le temple de Pasiphaé, et le lendemain ils donnent leurs songes comme des réalités.
Lycurgue, qui ne pouvait dominer sur les opinions religieuses, supprima les abus qu’elles avaient produits.
Partout ailleurs, on doit se présenter aux dieux avec des victimes sans tache, quelquefois avec l’appareil de la magnificence ; à Sparte, avec des offrandes de peu de valeur, et la modestie qui convient à des suppliants. Ailleurs on importune les dieux par des prières indiscrètes et longues ; à Sparte, on ne leur demande que la grâce de faire de belles actions, après en avoir fait de bonnes ; et cette formule est terminée par ces mots, dont les âmes fières sentiront la profondeur : « donnez-nous la force de supporter l’injustice. » L’aspect des morts n’y blesse point les regards, comme chez les nations voisines. Le deuil n’y dure que onze jours ; si la douleur est vraie, on ne doit pas en borner le temps ; si elle est fausse, il ne faut pas en prolonger l’imposture.
Il suit de là, que si le culte des Lacédémoniens est, comme celui des autres Grecs, souillé d’erreurs et de préjugés dans la théorie, il est du moins plein de raison et de lumières dans la pratique.
Les athéniens ont cru fixer la victoire chez eux, en la représentant sans ailes ; par la même raison, les Spartiates ont représenté quelquefois Mars et Vénus chargés de chaînes. Cette nation guerrière a donné des armes à Vénus, et mis une lance entre les mains de tous les dieux et de toutes les déesses. Elle a placé la statue de la mort à côté de celle du sommeil, pour s’accoutumer à les regarder du même œil. Elle a consacré un temple aux muses, parce qu’elle marche aux combats aux sons mélodieux de la flûte ou de la lyre ; un autre à Neptune qui ébranle la terre, parce qu’elle habite un pays sujet à de fréquentes secousses ; un autre à la crainte, parce qu’il est des craintes salutaires, telle que celle des lois.
Un grand nombre de fêtes remplissent ses loisirs. J’ai vu dans la plupart trois chœurs marcher en ordre, et faire retentir les airs de leurs chants ; celui des vieillards prononcer ces mots :
nous avons été jadis
jeunes, vaillants et hardis.
Celui des hommes faits, répondre :
nous le sommes maintenant
à l’épreuve à tout venant.
Et celui des enfants, poursuivre :
et nous un jour le serons,
qui bien vous surpasserons (Traduction d'Amyot).
J’ai vu dans les fêtes de Bacchus, des femmes au nombre de onze, se disputer le prix de la course. J’ai suivi les filles de Sparte, lorsque au milieu des transports de la joie publique, placées sur des chars, elles se rendaient au bourg de Thérapné, pour présenter leurs offrandes au tombeau de Ménélas et d’Hélène.
Pendant les fêtes d’Apollon, surnommé Carnéen, qui reviennent tous les ans vers la fin de l’été, et qui durent neuf jours, j’assistai au combat que se livrent les joueurs de cithare. Je vis dresser autour de la ville neuf cabanes ou feuillées en forme de tentes ; chaque jour de nouveaux convives, au nombre de quatre-vingt-un, neuf pour chaque tente, y venaient prendre leurs repas ; des officiers tirés au sort entretenaient l’ordre, et tout s’exécutait à la voix du héraut public. C’était l’image d’un camp ; mais on n’en était pas plus disposé à la guerre ; car rien ne doit interrompre ces fêtes, et quelque pressant que soit le danger, on attend qu’elles soient terminées pour mettre l’armée en campagne.
Le même respect retient les Lacédémoniens chez eux pendant les fêtes d’Hyacinthe, célébrées au printemps, surtout par les habitants d’Amyclae. On disait qu’Hyacinthe, fils d’un roi de Lacédémone, fut tendrement aimé d’Apollon, que Zéphyre jaloux de sa beauté, dirigea le palet qui lui ravit le jour, et qu’Apollon, qui l’avait lancé, ne trouva d’autre soulagement à sa douleur, que de métamorphoser le jeune prince en une fleur qui porte son nom. On institua des jeux qui se renouvellent tous les ans. Le premier et le troisième jour ne présentent que l’image de la tristesse et du deuil ; le second est un jour d’allégresse : Lacédémone s’abandonne à l’ivresse de la joie ; c’est un jour de liberté : les esclaves mangent à la même table que leurs maîtres.
De tous côtés on voit des chœurs de jeunes garçons revêtus d’une simple tunique, les uns jouant de la lyre, ou célébrant Hyacinthe par de vieux cantiques accompagnés de la flûte ; d’autres exécutant des danses ; d’autres à cheval faisant briller leur adresse, dans le lieu destiné aux spectacles. Bientôt la pompe ou procession solennelle s’avance vers Amyclae, conduite par un chef, qui, sous le nom de légat, doit offrir au temple d’Apollon, les vœux de la nation : dès qu’elle est arrivée, on achève les apprêts d’un pompeux sacrifice, et l’on commence par répandre, en forme de libation, du vin et du lait dans l’intérieur de l’autel qui sert de base à la statue. Cet autel est le tombeau d’Hyacinthe. Tout autour sont rangés 20 ou 25 jeunes garçons et autant de jeunes filles, qui font entendre des concerts ravissants, en présence de plusieurs magistrats de Lacédémone (14). Car dans cette ville, ainsi que dans toute la Grèce, les cérémonies religieuses intéressent le gouvernement. Les rois et leurs enfants se font un devoir d’y figurer ; on a vu dans ces derniers temps Agésilas, après des victoires éclatantes, se placer dans le rang qui lui avait été assigné par le maître du chœur, et, confondu avec les simples citoyens, entonner avec eux l’hymne d’Apollon aux fêtes d’Hyacinthe. La discipline des spartiates est telle que leurs plaisirs sont toujours accompagnés d’une certaine décence ; dans les fêtes mêmes de Bacchus, soit à la ville, soit à la campagne, personne n’ose s’écarter de la loi qui défend l’usage immodéré du vin.

CHAPITRE 50

Du service militaire chez les spartiates.

Les spartiates sont obligés de servir depuis l’âge de 20 ans jusqu’à celui de 60 : au-delà de ce terme, on les dispense de prendre les armes, à moins que l’ennemi n’entre dans la Laconie.
Quand il s’agit de lever des troupes, les éphores, par la voix du héraut, ordonnent aux citoyens âgés depuis 20 ans jusqu’à l’âge porté dans la proclamation, de se présenter pour servir dans l’infanterie pesamment armée, ou dans la cavalerie ; la même injonction est faite aux ouvriers destinés à suivre l’armée.
Comme les citoyens sont divisés en cinq tribus, on a partagé l’infanterie pesante en cinq régiments, qui sont pour l’ordinaire commandés par autant de polémarques ; chaque régiment est composé de quatre bataillons, de huit pentécostyes, et de seize énomoties, ou compagnies (15).
En certaines occasions, au lieu de faire marcher tout le régiment, on détache quelques bataillons ; et alors, en doublant ou quadruplant leurs compagnies, on porte chaque bataillon à 256 hommes, ou même à 512. Je cite des exemples et non des règles ; car le nombre d’hommes par énomotie, n’est pas toujours le même ; et le général, pour dérober la connaissance de ses forces à l’ennemi, varie souvent la composition de son armée. Outre les cinq régiments, il existe un corps de 600 hommes d’élite, qu’on appelle scirites, et qui ont quelquefois décidé de la victoire.
Les principales armes du fantassin sont la pique et le bouclier ; je ne compte pas l’épée, qui n’est qu’une espèce de poignard qu’il porte à sa ceinture. C’est sur la pique qu’il fonde ses espérances ; il ne la quitte presque point, tant qu’il est à l’armée. Un étranger disait à l’ambitieux Agésilas : « où fixez-vous donc les bornes de la Laconie ? Au bout de nos piques, répondit-il. »
Ils couvrent leur corps d’un bouclier d’airain, de forme ovale, échancré des deux côtés et quelquefois d’un seul, terminé en pointe aux deux extrémités, et chargé des lettres initiales du nom de Lacédémone. à cette marque on reconnaît la nation ; mais il en faut une autre pour reconnaître chaque soldat, obligé, sous peine d’infamie, de rapporter son bouclier ; il fait graver dans le champ le symbole qu’il s’est approprié. Un d’entre eux s’était exposé aux plaisanteries de ses amis, en choisissant pour emblème une mouche de grandeur naturelle. « J’approcherai si fort de l’ennemi, leur dit-il, qu’il distinguera cette marque. »
Le soldat est revêtu d’une casaque rouge. On a préféré cette couleur, afin que l’ennemi ne s’aperçoive pas du sang qu’il a fait couler.
Le roi marche à la tête de l’armée, précédé du corps des scirites, ainsi que des cavaliers envoyés à la découverte. Il offre fréquemment des sacrifices, auxquels assistent les chefs des troupes lacédémoniennes, et ceux des alliés. Souvent il change de camp, soit pour protéger les terres de ces derniers, soit pour nuire à celles des ennemis.
Tous les jours, les soldats se livrent aux exercices du gymnase. La lice est tracée aux environs du camp. Après les exercices du matin, ils se tiennent assis par terre jusqu’au dîner ; après ceux du soir ils soupent, chantent des hymnes en l’honneur des dieux, et se couchent sur leurs armes. Divers amusements remplissent les intervalles de la journée ; car ils sont alors astreints à moins de travaux qu’avant leur départ, et l’on dirait que la guerre est pour eux le temps du repos.
Le jour du combat, le roi, à l’imitation d’Hercule, immole une chèvre, pendant que les joueurs de flûte font entendre l’air de Castor. Il entonne ensuite l’hymne du combat ; tous les soldats le front orné de couronnes, le répètent de concert. Après ce moment si terrible et si beau, ils arrangent leurs cheveux et leurs vêtements, nettoient leurs armes, pressent leurs officiers de les conduire au champ de l’honneur, s’animent eux-mêmes par des traits de gaieté, et marchent en ordre au son des flûtes qui excitent et modèrent leur courage. Le roi se place dans le premier rang, entouré de 100 jeunes guerriers, qui doivent, sous peine d’infamie, exposer leurs jours pour sauver les siens, et de quelques athlètes qui ont remporté le prix aux jeux publics de la Grèce, et qui regardent ce poste comme la plus glorieuse des distinctions.
Je ne dis rien des savantes manœuvres qu’exécutent les spartiates avant et pendant le combat : leur tactique paraît d’abord compliquée ; mais la moindre attention suffit pour se convaincre qu’elle a tout prévu, tout facilité, et que les institutions militaires de Lycurgue sont préférables à celles des autres nations.
Pour tout homme, c’est une honte de prendre la fuite ; pour les spartiates, d’en avoir seulement l’idée. Cependant leur courage, quoique impétueux et bouillant, n’est pas une fureur aveugle : un d’entre eux, au plus fort de la mêlée, entend le signal de la retraite, tandis qu’il tient le fer levé sur un soldat abattu à ses pieds ; il s’arrête aussitôt, et dit que son premier devoir est d’obéir à son général.
Cette espèce d’hommes n’est pas faite pour porter des chaînes ; la loi leur crie sans cesse : plutôt périr que d’être esclaves. Bias, qui commandait un corps de troupes, s’étant laissé surprendre par Iphicrate, ses soldats lui dirent : quel parti prendre ? « Vous, répondit-il, de vous retirer ; moi, de combattre, et mourir. »
Ils aiment mieux garder leurs rangs que de tuer quelques hommes de plus ; il leur est défendu non seulement de poursuivre l’ennemi, mais encore de le dépouiller, sans en avoir reçu l’ordre ; car ils doivent être plus attentifs à la victoire qu’au butin. 300 spartiates veillent à l’observation de cette loi. Si le général dans un premier combat a perdu quelques soldats, il doit en livrer un second pour les retirer. Quand un soldat a quitté son rang, on l’oblige de rester pendant quelque temps debout, appuyé sur son bouclier à la vue de toute l’armée.
Les exemples de lâcheté, si rares autrefois, livrent le coupable aux horreurs de l’infamie ; il ne peut aspirer à aucun emploi ; s’il est marié, aucune famille ne veut s’allier à la sienne ; s’il ne l’est pas, il ne peut s’allier à une autre ; il semble que cette tache souillerait toute sa postérité.
Ceux qui périssent dans le combat, sont enterrés, ainsi que les autres citoyens, avec un vêtement rouge et un rameau d’olivier, symbole des vertus guerrières parmi les spartiates. S’ils se sont distingués, leurs tombeaux sont décorés de leurs noms, et quelquefois de la figure d’un lion ; mais si un soldat a reçu la mort en tournant le dos à l’ennemi, il est privé de la sépulture.
Aux succès de la bravoure, on préfère ceux que ménage la prudence. On ne suspend point aux temples les dépouilles de l’ennemi. Des offrandes enlevées à des lâches, disait le roi Cléomène, ne doivent pas être exposées aux regards des dieux, ni à ceux de notre jeunesse. Autrefois la victoire n’excitait ni joie ni surprise ; de nos jours un avantage remporté par Archidamus, fils d’Agésilas, produisit des transports si vifs parmi les spartiates, qu’il ne resta plus aucun doute sur leur décadence.
On ne fait entrer dans la cavalerie que des hommes sans expérience, qui n’ont pas assez de vigueur ou de zèle. C’est le citoyen riche qui fournit les armes, et entretient le cheval. Si ce corps a remporté quelques avantages, il les a dus aux cavaliers étrangers que Lacédémone prenait à sa solde. En général les spartiates aiment mieux servir dans l’infanterie : persuadés que le vrai courage se suffit à lui-même, ils veulent combattre corps à corps. J’étais auprès du roi Archidamus, quand on lui présenta le modèle d’une machine à lancer des traits, nouvellement inventée en Sicile. Après l’avoir examinée avec attention : c’en est fait, dit-il, de la valeur.
La Laconie pourrait entretenir 30.000 hommes d’infanterie pesante, et 1.500 hommes de cavalerie ; mais soit que la population n’ait pas été assez favorisée, soit que l’état n’ait point ambitionné de mettre de grandes armées sur pied, Sparte qui a souvent marché en corps de nation contre les peuples voisins, n’a jamais employé dans les expéditions lointaines, qu’un petit nombre de troupes nationales. Elle avait, il est vrai, 45000 hommes à la bataille de Platée ; mais on n’y comptait que 5.000 spartiates et autant de Lacédémoniens ; le reste était composé d’hilotes. On ne vit à la bataille de Leuctres que 700 spartiates. Ce ne fut donc pas à ses propres forces qu’elle dut sa supériorité ; et si au commencement de la guerre du Péloponnèse, elle fit marcher 60000 hommes contre les athéniens, c’est que les peuples de cette presque île, unis la plupart depuis plusieurs siècles avec elle, avaient joint leurs troupes aux siennes. Dans ces derniers temps ses armées étaient composées de quelques spartiates et d’un corps de néodames ou affranchis, auxquels on joignait, suivant les circonstances, des soldats de Laconie, et un plus grand nombre d’autres fournis par les villes alliées. Après la bataille de Leuctres, Épaminondas ayant rendu la liberté à la Messénie, que les spartiates tenaient asservie depuis longtemps, leur ôta les moyens de se recruter dans cette province ; et plusieurs peuples du Péloponnèse les ayant abandonnés, leur puissance, autrefois si redoutable, est tombée dans un état de faiblesse dont elle ne se relèvera jamais.

       

1.  La plupart des auteurs rapportent cet établissement à Théopompe, qui régnait environ un siècle après Lycurgue. Telle est l'opinion d'Aristote, du Plutarque, de Cicéron, de Valère Maxime, de Dion Chrysostome. On peut joindre à cette liste Xénophon, qui semble attribuer l'origine de cette magistrature aux principaux citoyens de Lacédémone, et Eusèbe, qui, dans sa Chronique, la place au temps où régnait Théopompe.
Deux autres témoignages méritent d'autant plus d'attention qu'on y distingue des dates assez précises. Suivant Plutarque, le roi Cléomène III disait à l'assemblée générale de la nation : « Lycurgue s'était contenté d'associer aux deux rois un corps de sénateurs. Pendant longtemps la république ne connut pas d'autre magistrature. La guerre de Messénie du temps du Théopompe se prolongeant de plus en plus, les rois se crurent obligés de confier le soin de rendre la justice à des éphores, qui ne furent d'abord que leurs ministres. Mais, dans la suite, les successeurs de ces magistrats usurpèrent l'autorité ; et ce fut un d'entre eux, nommé Astéropus, qui les rendit indépendants. »
Platon fait mention de trois causes qui ont empêché à Lacédémone la royauté de dégénérer en despotisme. Voici les deux dernières : « Un homme animé d'un esprit divin (c'est Lycurgue) limita la puissance des rois parcelle du sénat. Ensuite un autre sauveur balança heureusement l'autorité des rois et des sénateurs par celle des éphores. »
Ce sauveur dont parle ici Platon ne peut être que Théopompe.
D'un autre côté Hérodote. Platon et un ancien auteur nommé Satyrus, regardent Lycurgue comme l'instituteur des éphores.
Je réponds que, suivant Héraclide de Pont, qui vivait peu do temps après Platon, quelques écrivains attribuaient à Lycurgue tous les règlements relatifs au gouvernement de Lacédémone. Les deux passages de Platon que j'ai cités nous en offrent un exemple sensible. Dans sa huitième lettre, il avance en général que Lycurgue établit et les sénateurs et les éphores ; tandis que, dans son traité des Lois, où il a détaillé le tait, il donne à ces deux corps de magistrats deux origines différentes.
L'autorité de Satyres ne m'arrêterait pas en cette occasion si elle n'était fortifiée par celle d'Hérodote. Je ne dirai pas, avec Marsham, que le mot éphores s'est glissé dans le texte de ce dernier auteur ; mais je dirai que son témoignage peut se concilier avec ceux des autres écrivains.
Il parait que l'éphorat était une magistrature depuis longtemps connue de plusieurs peuples du Péloponnèse, et entre autres des Messéniens: elle devait l'être des anciens habitants de la Laconie, puisque les éphores, à l'occasion des nouvelles lois de Lycurgue, soulevèrent le peuple contre lui. De plus, Lycurgue avait, en quelque façon, modelé la constitution de Sparte sur celle de Crète ; or les Crétois avaient des magistrats principaux qui s'appelaient cosmes, et qu'Aristote compare aux éphores de Lacédémone. Enfin la plupart des auteurs que j'ai cités d'abord ne parlent pas de l'éphorat comme d'une magistrature nouvellement instituée par Théopompe, mais comme d'un frein que ce prince mit à la puissance des rois. Il est donc très vraisemblable que Lycurgue laissa quelques fonctions aux éphores déjà établis avant lui, et que Théopompe leur accorda des prérogatives qui firent ensuite pencher le gouvernement vers l'oligarchie.
2
. Cet usage subsistait aussi en Perse. (Hérod. lib. VI, cap. 59.)  
3
Plutarque cite trois opinions sur ce partage. Suivant la première, Lycurgue divisa tous les biens de la Laconie en trente-neuf mille portions, dont neuf mille furent accordées aux habitante de Sparte. Suivant la seconde, il ne donna aux Spartiates que six mille portions, auxquelles le roi Polydore, qui termina quelque temps après la première guerre de Messénie, en ajouta trois mille autres. Suivant la troisième opinion, de ces neuf mille portions, les Spartiates en avaient reçu la moitié de Lycurgue, et l'autre moitié de Polydore.
J'ai embrassé la première opinion, parce que Plutarque, qui était à portée de consulter beaucoup d'ouvrages que nous avons perdus, semble l'avoir préférée. Cependant je ne rejette point les autres. Il paraît, en effet que du temps de Polydore il arriva que l'accroissement aux lots échus aux Spartiates. Un fragment des poésies de Tyrtée nous apprend quo le peuple de Sparte demandait alors un nouveau partage des terres. On raconte aussi que Polydore dit, en partant pour la Messénie, qu'il allait dans un pays qui n'avait pas encore été partagé. Enfin la conquête du la Messénie dut introduire parmi les Spartiates une augmentation de fortune.
Tout ceci entraînerait de longues discussions ; je passe à deux inadvertances qui paraissent avoir échappé à deux hommes qui ont honoré leur siècle et leur nation, Aristote et Montesquieu.
Aristote dit que le Iégislateur de Lacédémone avait très bien fait lorsqu'Il avait défendu aux Spartiates de vendre leurs portions ; mais qu'il n'aurait pas dû leur permettre de les donner pendant leur vie, ni de les léguer par leur testament à qui ils voulaient. Je ne crois pas que Lycurgue ait jamais accordé cette permission. Ce fut l'éphore Epitadès qui, pour frustrer son fils de sa succession, fit passer le décret qui a donné lieu à la critique d'Aristote, critique d'autant plus inconcevable que ce philosophe écrivait très peu de temps après Epitadès.
Solon avait permis d'épouser sa soeur consanguine, et non sa soeur utérine. M. de Montesquieu a très bien prouvé que Solon avait voulu, par cette loi, empêcher que les deux époux ne réunissent sur leur tête deux hérédités ; ce qui pourrait arriver si un frère et une soeur de même mère se mariaient ensemble, puisque l'un pourrait recueillir la succession du premier mari de sa mère, et l'autre celle du second mari. M. de Montesquieu observe que la loi était conforme à l'esprit des républiques grecques ; et il l'oppose au passage de Philon qui dit que Lycurgue avait permis le mariage des enfants utérins, c'est-à-dire celui que contracteraient un fils et une fille d'une même mère et de deux pères différents. Pour résoudre la difficulté, M. de Montesquieu répond que, suivant Strabon, lorsqu'à Lacédémone une soeur épousait son frère, elle lui apportait en dot la moitié de la portion qui revenait à ce frère. Mais Strabon, en cet endroit, parle, d'après l'historien Ephore, des lois de Crète, et non de celles de Lacédémone ; et quoiqu'il reconnaisse avec cet historien que ces dernières sont en partie tirées de celles de Minos, il ne s'ensuit pas que Lycurgue eût adopté celle dont il s'agit maintenant. Je dis plus, c'est
qu'il ne pouvait pas, dans son système, décerner pour dot à la soeur la moitié des biens du frère, puisqu'il avait défendu les dots.
En supposant même que la loi citée par Strabon fût reçue à Lacédémone, je ne crois pas qu'on doive l'appliquer au passage de Philon. Cet auteur dit qu'à Lacédémone il était permis d'épouser sa soeur utérine, et non sa soeur consanguine. M. de Montesquieu l'interprète ainsi :
« Pour empêcher que le bien de la famille de la soeur ne passât dans celle du frère, on donnait en dot à la soeur la moitié du bien du frère. »
Cette explication suppose deux choses :1° qu'il fallait nécessairement constituer une dot à la fille, et cela est contraire aux lois de Lacédémone; 2° que cette soeur renonçait à la succession de son père pour partager celle que son frère avait reçue du sien. Je réponds que, si la soeur était fille unique, elle devait hériter du bien de son père, et ne pouvait pas y renoncer ; si elle avait un frère du même lit, c'était à Iui d'hériter, et, en la mariant avec son frère d'un autre lit, on ne risquait pas d'accumuler deux héritages.
Si la loi rapportée par Philon était fondée sur le partage des biens, on ne serait point embarrassé de l'expliquer en partie : par exemple, une mère qui avait eu d'au premier mari une fille unique, et d'un second plusieurs enfants mâles, pouvait sans doute marier cette fille avec l'un des puînés du second lit, parce que ce puîné n'avait point de portion. Dans ce sens, un Spartiate pouvait épouser sa soeur utérine. Si c'est là ce qu'a voulu dire Philon, je n'ai pas de peine à l'entendre ; mais quand il ajoute qu'on ne pouvait épouser sa soeur consanguine, je ne l'entends plus, parce que je ne vois aucune raison, tirée du partage des biens, qui dût prohiber ces sortes de mariages.

4
.    
Cette espèce de ruse de guerre s'appelait cryptie. - Je parle de la cryptie, que l'on rend communément par le mot embuscade, et que l'on a presque toujours confondue avec la chasse aux Hilotes.  
Suivant Héraclide de Pont, qui vivait peu de temps après le voyage du jeune Anacharsis en Grèce, et Plutarque, qui n'a vécu que quelques siècles après, on ordonnait do temps en temps aux jeunes gens de se répandre dans la campagne, armés de poignards ; de se cacher pendant le jour en des lieux couverts, d'en sortir la nuit pour égorger les Hilotes qu'ils trouveraient sur leur chemin.

Joignons à ces deux témoignages celui d'Aristote, qui, dans un passage conservé par Plutarque, nous apprend qu'en entrant en place les éphores déclaraient la guerre aux Hilotes, afin qu'on pût les tuer impunément. Rien ne prouve que ce décret fat autorisé pat les lois de Lycurgue, et tout nous persuade qu'il était accompagné de correctifs, car la république n'a jamais pu déclarer une guerre offensive et continue à des hommes qui seuls cultivaient et affermaient les terres, qui servaient dans les armées et sur les flottes, qui souvent étaient mis au nombre des citoyens. L'ordonnance des éphores ne pouvait donc avoir d'autre but que de soustraire à la justice le Spartiate qui aurait eu le malheur de tuer un Hilote. De ce qu'un homme a sur un autre le droit de vie et de mort, il ne s'ensuit pas qu'il en use toujours.

Examinons maintenant : 1° Quel étaitl'objet de la cryptie ; 2° si les lois de Lycurgue ont établi la chasse aux Hilotes.
Platon veut que, dans un état bien gouverné, les jeunes gens sortant de l'enfance parcourent pendant deux ans le pays, les armes à la main, bravant les rigueurs de l'hiver et de l'été, menant une vie dure, et soumis à une exacte discipline. Quelque nom, ajoute-t-il, qu'on donne à ces jeunes gens, soit cryptes, soit agronomes ou inspecteurs des champs, ils apprendront à connaître le pays et à le garder. Comme la cryptie n'était pratiquée que chez les Spartiates, il est visible que Platon en a détaillé ici les fonctions, et le passage suivant ne laisse aucun doute à cet égard ; il est tiré du même traité que le précédent. Un Lacédémonien que Platon introduit dans son dialogue s'exprime en ces termes : « Nous avons un exercice nommé cryptie, qui est d'un merveilleux usage pour nous familiariser avec la douleur : nous sommes obligés do marcher l'hiver nu-pieds, de dormir sans couverture, de nous servir nous-mêmes sans le secours de nos esclaves, et de courir de côté et d'autre dans la campagne, soit de nuit, soit de jour. »
La correspondance de ces deux passages est sensible ; ils expliquent très nettement l'objet de la cryptie, et l'on doit observer qu'il n'y est pas dit un mot de la chasse aux Hilotes. il n'en est pas parlé non plus dans les ouvrages qui nous restent d'Aristote, ni dans ceux de Thucydide, de Xénophon, d'Isocrate et de plusieurs écrivains du même siècle, quoiqu'on y fasse souvent mention des révoltes et des désertions des Hilotes, et qu'on y censure en plus d'un endroit et les lois de Lycurgue et les usages des Lacédémoniens. J'insiste d'autant plus sur cette preuve négative, que quelques-uns de ces auteurs étaient d'Athènes, et vivaientdans une république qui traitait les esclaves avec la plus grande humanité. Je crois pouvoir conclure de ces réflexions que, jusqu'au temps environ où Platon écrivait son traité des lois, la cryptie n'était pas destinée à verser le sang des Hilotes.
C'était une expédition dans laquelle les jeunes gens s'accoutumaient aux opérations militaires, battaient la campagne, se tenaient en embuscade les armes à la main, comme s'ils étaient en présence de l'ennemi, et, sortant de leur retraite pendant la nuit, repoussaient ceux des Hilotes qu'ils trouvaient sur leur chemin. Je pense que, peu de temps après la mort de Platon, les lois ayant perdu de leur force, des jeunes gens mirent à mort des Hilotes qui leur opposaient trop de résistance, et donnèrent peut-être lieu au décret des éphores que j'ai cité plus haut. L'abus augmentant de jour en jour, on confondit dans la suite la cryptie avec la chasse des Hilotes.

2° Passons à la seconde question. Cette chasse fut-elle ordonnée par Lycurgue ? Héraclide de Pont se contente de dire qu'on l'attribuait à ce législateur. Ce n'est qu'un soupçon recueilli par cet auteur postérieur à Platon. Le passage suivant ne mérite pas plus d'attention. Solon Plutarque, Aristote rapportait à Lycurgue l'établissement de la cryptie; et comme l'historien, suivant l'erreur de son temps, confond en cet endroit la cryptie avec la chasse aux Hilotes, on pourrait croire qu'Aristote les confondait aussi ; mais ce ne serait qu'une présomption. Nous ignorons si Aristote, dans le passage dont il s'agit, expliquait les fonctions des cryptes, et il paraît que Plutarque ne l'a cité que pour le réfuter ; car il dit, quelques lignes après, que l'origine de la cryptie, telle qu'il la concevait lui-même, devait être fort postérieure aux lois de Lycurgue. Plutarque n'est pas toujours exact dans les détails des faits, et je pourrais prouver, à cette occasion, que sa mémoire l'a plus d'une fois égaré. Voilà toutes les autorités auxquelles j'avais à répondre.

En distinguant avec attention les temps, tout se concilie aisément. Suivant Aristote, la cryptie fut instituéepar Lycurgue. Platon en expliquel'objet, et la croit très utile. Lorsque les moeurs de Sparte s'altérèrent, la jeunesse de Sparte abusa de cet exercice pour se livrer à des cruautés horribles. Je suis si éloigné de les justifier, que je soupçonne d'exagération le récit qu'on nous en a fait. Qui nous a dit que les Hilotes n'avaient aucun moyen de s'en garantir ? 1° Le temps de la cryptie était peut-être fixé ; 2° il était difficile que les jeunes gens se répandissent sans être aperçus dans un pays couvert d'Hilotes, intéressés à les surveiller ; 3° il ne l'était pas moins que les particuliers de Sparte, qui tiraient leur subsistance du produit de leurs terres, n'avertissent pas les Hilotes, leurs fermiers, du danger qui les menaçait. Dans tous ces cas, les Hilotes n'avaient qu'à laisser les jeunes gens faire leur tournée, et se tenir pendant la nuit renfermés chez eux.

J'ai cru devoir justifier dans cette note la manière dont j'ai expliqué la cryptie dans le corps de mon ouvrage. J'ai pensé aussi qu'il n'était nullemnent nécessaire de faire les hommes plus méchants qu'ils ne le sont, et d'avancer sans preuve qu'un législateur sage avait ordonné des cruautés.

5
.  
Les auteurs varient sur les usages des peuples de la Grèce, parce que, suivant la différence des temps, ces usages ont varié. Il parait qu'à Sparte les mariages se réglaient sur le choix des époux, ou sur celui de leurs parents. Je citerai l'exemple de Lysander, qui, avant de mourir, avait fiancé ses deux filles à deux citoyens de Lacédémone. Je citerai encore une loi qui permettait de poursuivre en justice celui qui avait fait un mariage peu convenable. D'un autre côté, un auteur ancien, nommé Hermippus, rapportait qu'à Lacédémone on enfermait dans un lieu obscur les filles à marier, et que chaque jeune homme y prenait au hasard celle qu'il devait épouser. On pourrait supposer, par voie de conciliation, que Lycurgue avait en effet établi la loi dont parlait Hermippus, et qu'on s'en était écarté dans la suite. Platon l'avait en quelque manière adoptée dans sa République.
6
.   
Les Grecs avaient connu de bonne heure le danger des mariages prématurés. Hésiode veut que l'âge du garçon ne soit pas trop au-dessous de trente ans. Quant à celui des filles, quoique le texte ne soit pas clair, il paraît le fixer à quinze ans. Platon, dans sa République, exige que les hommes ne se marient qu'à trente ans, et les femmes à vingt. Suivant Aristote, les hommes doivent avoir environ trente-sept ans, lus femmes à peu prés dix-huit. Je pense qu'à Sparte c'était trente ans pour les hommes, et vingt pour les femmes. Deux raisons appuient cette conjecture. 1°. C'est l'âge que prescrit Platon, qui a copié beaucoup de lois de Lycurgue; 2° les Spartiates n'avaient droit d'opiner dans l'assemblée générale qu'à l'àge de trente ans ; ce qui semble supposer qu'avant ce terme ils ne pouvaient pas être regardés comme chefs de famille.
7
Ce fromage est encore estimé dans le pays. (Voyez Lacédémone ancienne, t. I, p. 63.)   
8
.  
Meursius (Miscell. Iacon. lib. I, cap. 8) conjecture que le brouet noir se faisait avec du jus exprimé d'une pièce de porc, auquel on ajoutait du vinaigre et du sel. Il paraît, en effet, que les cuisiniers ne pouvaient employer d'autre assaisonnement que le sel et le vinaigre. (Plut. De sanit. tuend. t. II, p. 128.)  
9
.   
Cette boisson est cencore en usage dans le pays. (Voyez Lacédémone ancienne, t. I. p. 64.)
10
.  
Ces repas sont appelés par quelques auteurs phidities, par plusieurs autres philities, qui paraît être leur vrai nom, et qui désigne des associations d'amis. (Voyez Meurs Miscell. lacon. lib. 1, cap. 9.)  
11
.  
Environ trois onces et demie.   
12
.    Ce dernier fait et d'autres à peu près semblables paraissent être postérieurs au temps où les lois de Lycurgue étaient rigoureusement observées. Ce ne fut qu'après leur décadence qu'un faux héroïsme s'empara des femmes et des enfants de Sparte.

13.  Voyez le chapitre LI de cet ouvrage.  
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.  Parmi les inscriptions que M. l'abbé Fourmont avait découvertes en Laconie, il en est deux qui sont du septième, et peut-être même de la fin du huitième siècle avant J.-C. Au nom du légat ou du chef d'une députation solennelle,
PRESBEUS, elles joignent les noms de plusieurs magistrats, et ceux des jeunes garçons et des jeunes filles qui avaient figuré dans les choeurs, et qui, sur l'un de ces monuments, sont nommés hyalcades. Cette expression, suivant Hésychius, désignait, parmi les Spartiates, des choeurs d'enfants. J'ai pensé qu'il était question ici de la pompe des Hyacinthes.
Il faut observer que, parmi les jeunes filles qui composaient un des choeurs, on trouve le nom de Lycorias, fille de Deuxidamus ou Zeuxidamus, roi de Lacédémone, qui vivait vers l'an 700 avant J.-C.  
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.  Il est très difficile, et peut-être impossible, de donner une juste idée de cette composition. Comme elle variait souvent, les auteurs anciens, sans entrer dans des détails, se sont contentés de rapporter des faits, et, dans la suite, on a pris des faits particuliers pour les règles générales.
Les Spartiates étaient distribués en plusieurs classes nommées
MORAI ou MOIRAI, c'est-à-dire parties ou divisions.
Quelles étaient les subdivisions de chaque classe ? le lochos, la pentecostys, l'enomotie. Dans le texte de cet ouvrage, j'ai cru pouvoir comparer la mora au régiment, le lochos au bataillon, l'enomotie à la compagnie, sans prétendre que ces rapports fussent exacts ; dans cette note, je conserverai les noms grecs, au risque de les mettre au singulier quand ils devraient être au pluriel.
Les subdivisions dont je viens de parler sont clairement exposées par Xénophon, qui vivait au temps oit je place le voyage du jeune Anacharsis. « Chaque mora, dit-il, a pour officier un polémarque, quatre chefs de loches, huit chefs de pentecostys, seize chefs d'enomoties. „ Ainsi chaque mora contient quatre loches, chaque loches deux pentecostys, chaque pentecostys deux enomoties. Il faut observer que Xénophon nous présente ici une règle générale, règle confirmée par ce passage de Thucydide : « Le roi donne l'ordre aux polémarques, ceux-ci le donnent aux lochages , ces derniers aux pentecontatères, ceux-là aux enomotarques, qui le font passer à leurs enomoties. »
Quelquefois, au lieu de faire marcher les mora, on en détachait quelques lochos. Dans la première bataille de Mantinée, gagnée par les Lacédémoniens, l'an 418 avant J.-C., leur armée, sons les ordres du roi Agis, était partagée en sept loches. Chaque loches, dit Thucydide, comprenait quatre pentecostys, et chaque pentecostys quatre enomoties. Ici la composition du lochos diffère de celle que lui attribue Xénophon ; mais les circonstances n'étaient pas les mêmes. Xénophon parlait en générai de la formation do la mora, lorsque toutes les parties ou entent réunies; Thucydide, d'un cas particulier, et des lochos séparés de leur mora.
Combien y avait-il de mora ? les uns on admettent six, les autres cinq. Voici les preuves qu'on peut employer en faveur de la première opinion; j'y joindrai celles qui sont favorables à la seconde.
1° Dans trois inscriptions rapportées par M. l'abbé Pommant de la Messénie et de la Laconie, on avait gravé les noms des rois de Lacédémone, deux des sénateurs, des éphores, des officiers militaires et des différents corps de magistrats. On y voit six chefs de mora. Ces inscriptions, qui remontent au huitième siècle avant J.-C., n'étant postérieures à Lycurgue que d'environ 130 ans, on est fondé à croire que le législateur de Sparte en avait divisé tous les citoyens en six mora. Mais on se trouve arrêté par une assez grande difficulté. Avant les six chefs de mora, les inscriptions placent les six chefs de lochos. Ainsi non seulement les premiers, c'est-à-dire les chefs de mora, étaient subordonnés à ceux des loches ; mais les uns et les antres étaient égaux en nombre, et telle n'était pas la composition qui subsistait du temps de Thucydide et de Xénophon.
2° Ce dernier historien observe que Lycurgue divisa la cavalerie et l'Infanterie pesante en six mora. Ce passage est conforme aux inscriptions précédentes.
3° Xénophon dit encore que le roi Cléombrote fut envoyé en Phocide avec quatre mora; s'il n'y en avait que cinq, il n'en restait qu'une à Lacédémone. Quelque temps après se donna la bataille do Leuctres. Les troupes de Cléombrote furent battues. Xénophon remarque qu'on fît de nouvelles levées, et qu'on les tira surtout dans deux mora qui étaient restées à Sparte. II y en avait donc six en tout.
Voyons maintenant les raisons d'après lesquelles on pourrait en admettre une de moins. 1° Aristote, cité par Harpocration, n'en comptait que cinq, s'il faut s'en rapporter à l'édition de Maussac, qui porte
pente. Il est vrai que ce mot ne se trouve pas dans l'édition de Gronovius, et que, dans quelques manuscrits d'Harpocration, il est remplacé par une lettre numérale qui désigne six.
Mais cette lettre a tant de ressemblance avec celle qui désigne le nombre cinq , qu'il était facile de prendre l'une pour l'autre. Deux passages d'Hésychius prouvent que quelques copistes d'Harpocration ont fait cette méprise. Dans le premier, il est dit que, suivant Aristote. le loches s'appelait mora parmi les Lacédémoniens ; et dans le second que, suivant Aristote, les Lacédémoniens avaient cinq loches, où le mot est tout au long
pente. Donc, suivant Hésychius, Aristote ne donnait aux Lacédémoniens que cinq mora. Diodore de Sicile raconte qu'Agésilas était à la tête de dix-huit mille hommes, dont faisaient partie les cinq mora, ou simplement cinq mora de Lacédémone. Reste à savoir si. en cet endroit, il faut admettre ou supprimer l'article. Rhodoman, dans son édition, rapporte ainsi le passage : vn hsan oi Lakedaimonioi (ou Lakedaimonivn) pente moirai. M. Béjot a bien voulu, à ma prière, consulter les manuscrits de la Bibliothèque du roi. Des douze qu'elle possède, cinq seulement contiennent le passage en question, et présentent l'article oi avec le nom des Lacédémoniens au nominatif ou au génitif. Ils sont donc conformes à l'édition de Rhodanien, et, par un changement aussi léger qu'indispensable, ils donnent cette leçon déjà proposée par Meursius :ai Lakedaimonivn pente moiriai, les cinq mora de Lacédémone. Ce passage ainsi rétabli se concilie parfaitement avec celui d'Aristote.
3° J'ai dit, dans le texte de mon ouvrage, que les Spartiates étaient divisés en cinq tribus. Il est naturel de penser qu'ils étaient enrôlés en autant de corps de milices qui tiraient leur dénomination de ces tribus. En effet, Hérodote dit positivement qu'à la bataille de Platée il y avait un corps de Pitanates, et nous avons va que les Pitanates formaient une des tribus de Lacédémone.
Cependant, comme ce ne sont ici que des probabilités, et que le témoignage de Xénophon est précis, nous dirons avec Meursius que l'historien grec a compté parmi les mora le corps des Scirites, ainsi nommés de la Sciritide, petite province située sur les confins du l'Arcadie et de la Laconie. Elle avait été longtemps soumise aux Spartiates; elle leur fut ensuite enlevée par Épaminondas, qui l'unit à l'Arcadie. De là vient que, parmi les écrivains postérieurs, les uns ont regardé les Scirites comme une milice lacédémonienne, les autres comme un corps de troupes arcadiennes.
Pendant qu'ils obéissaient aux Spartiates, ils les suivaient dans presque toutes leurs expéditions, quelquefois au nombre de six cents. Dans une bataille, ils étaient placés à l'aile gauche, et ne se mêlaient point avec les autres mora. Quelquefois on les tenait on réserve pour soutenir successivement les divisions qui commençaient à plier. Pendant la nuit, ils gardaient le camp, et leur vigilance empêchait les soldats de s'éloigner de la phalange. C'était Lycurgue lui-même qui les avait chargés de ce soin. Cette milice existait donc du temps de ce législateur : il avait donc établi six corps de troupes, savoir, cinq mora proprement dites, dans lesquelles entraient les Spartiates ; et ensuite la cohorte des Scirites, qui, n'étant pas composée de Spartiates, différait essentiellement des mors proprement dites, mois qui néanmoins pouvait être qualifiée de ce nom, puisqu'elle faisait partie de la constitution militaire établie par Lycurgue.
S'il est vrai que les Scirites combattaient à cheval, comme Xénophon le fait entendre, on ne sera plus surpris que le même historien ait avancé que Lycurgue institua six mora, tant pour la cavalerie quo pour l'infanterie pesante. Alors nous dirons qu'il y avait cinq mora d'hoplites spartiates, et une sixième composée de cavaliers scirites.
D'après les notions précédentes, il est visible que, si des anciens ont paru quelquefois confondre la mora avec le loches, ce ne peut être que par inadvertance, ou par un abus de mots, en prenant la partie pour le tout. Le savant Meursius, qui ne veut pas distinguer ces deux corps, n'a pour lui que quelques faibles témoignages, auxquels on peut opposer des faits incontestables. Si, comme le prétend Meursius, il n'y avait que cinq mora, il ne devait y avoir que cinq loches. Cependant nous venons de voir que le roi Agis avait sept loches dans son armée ; et l'on peut ajouter qu'en une autre occasion le roi Archidaimus était à la tête de deux loches.
Si chaque mora prenait le nom de sa tribu, il est naturel de penser que les quatre lochos de chaque mora avaient des noms particuliers; et nous savons par Hésychius que les Lacédémoniens donnaient à l'un de leurs lochos le nom d'edalos. De là nous conjecturons que les Crotanes, qui, suivant Pausanias, faisaient partie des Pitanates, n'étaient autre chose qu'un des loches qui formaient la mora de cette tribu : de là peut-être aussi la critique que Thucydide a faite d'une expression d'Hérodote. Ce dernier ayant dit qu'à la bataille de Platée Amopharète commandait le loches des Pitenates, Thucydide observe qu'il n'y a jamais en à Lacédémone de corps de milice qui fût ainsi nommé, parce que, suivant les apparences, on disait la mora, et non le lochos des Pitanates.
De combien de soldats la mora était-elle composée ? De cinq cents hommes, suivant Ephore et Diodore de Sicile; de sept cents, suivant Callisthène; de neuf cents, suivant Polybe ; de trois cents, de cinq cents, de sept cents, suivant d'autres.
Il m'a paru qu'il fallait moins attribuer cette diversité d'opinions aux changements qu'avait éprouvés la mers en différents siècles qu'aux circonstances qui engageaient à mettre sur pied plus ou moins de troupes. Tous les Spartiates étaient inscrits dans une des mora. S'agissait-il d'une expédition, les éphores faisaient annoncer par un héraut que les citoyens depuis l'âge de puberté, c'est-à-dire depuis l'âge de vingt ans jusqu'à tel âge, se présenteraient pour servir. En voici un exemple frappant. A la bataille de Leuctres, le roi Cléombrote avait quatre mora, cornmandées par autant de polémarques, et composées de citoyens âgés depuis vingt jusqu'à trente-cinq ans. Après la perte d'une bataille, les éphores ordonnèrent de nouvelles levées. On fit marcher tous ceux des mêmes mora qui étaient âgés depuis trente-cinq jusqu'à quarante ans ; et l'on choisit dans les deux mora qui étaient restées à Lacédémone tous les citoyens âgés de vingt à quarante ans. Il suit de là que ces portions de mora qui faisaient la campagne n'étaient souvent que des détachements plus on moins nombreux du corps entier.
Nous n'avons ni l'ouvrage d'Ephore, qui donnait à la mora cinq cents hommes; ni celui de Callisthène, qui lui en donnait sept cents ; ni l'endroit de Polybe où il la portait jusqu'à neuf cents; mais nous ne craignons pas d'avancer que leurs calculs n'avaient pour objet que des cas particuliers, et que Diodore de Sicile ne s'est pas expliqué avec assez d'exactitude lorsqu'il a dit absolument que chaque mora était composée de cinq cents hommes.
Nous ne sommes pas mieux instruits du nombre des soldats qu'on faisait entrer dans les subdivisions de la mora. Thucydide observe que, par les soins que prenaient les Lacédémoniens de cacher leurs opérations, on ignora le nombre des troupes qu'ils avaient à la première bataille de Mantinée, mais qu'on pouvait néanmoins s'en faire une idée d'après le calcul suivant : le roi Agis était à la tête de sept loches; chaque loches renfermait quatre pentecostys; chaque pentecostys quatre enomoties; chaque énomotie fut rangée sur quatre de front et en général sur huit de profondeur.
De ce passage le scoliaste conclut que, dans cette occasion, l'enomotie fut de trente-deux hommes, la pentecoslys de cent vingt-huit, le lochos de cinq cent douze. Nous en concluons, à notre tour, que si le lochos avait toujours été sur le même pied, l'historien se serait contenté d'annoncer que les Lacédémoniens avaient sept loches, sans être obligé de recourir à la voie du calcul.
Les enomoties n'étaient pas non plus fixées d'une manière stable. A la bataille dont je viens de parler, elles étaient en général de trente-deux hommes chacune : elles étaient de trente-six à celle de Leuctres ; et Suidas les réduit à vingt-cinq.