Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
J’étais
depuis quelques jours à Sparte. Personne ne s’étonnait de m’y voir ; la
loi qui en rendait autrefois l’accès difficile aux étrangers, n’était
plus observée avec la même rigueur. Je fus introduit auprès des deux princes
qui occupaient le trône ; c’étaient Cléomène, petit-fils de ce roi Cléombrote
qui périt à la bataille de Leuctres ; et Archidamus, fils d’Agésilas.
L’un et l’autre avaient de l’esprit ; le premier aimait la paix ; le
second ne respirait que la guerre, et jouissait d’un grand crédit. Je connus
cet Antalcidas, qui, environ trente ans auparavant, avait ménagé un traité
entre la Grèce et la Perse. Mais de tous les spartiates, Damonax chez qui j’étais
logé, me parut le plus communicatif et le plus éclairé. Il avait fréquenté
les nations étrangères, et n’en connaissait pas moins la sienne.
Un jour que je l’accablais de questions, il me dit : juger de nos lois par nos
mœurs actuelles, c’est juger de la beauté d’un édifice par un amas de
ruines. Eh bien, répondis-je, plaçons-nous au temps où ces lois étaient en
vigueur ; croyez-vous qu’on en puisse saisir l’enchaînement et l’esprit ?
Croyez-vous qu’il soit facile de justifier les règlements extraordinaires et
bizarres qu’elles contiennent ? Respectez, me dit-il, l’ouvrage d’un génie,
dont les vues, toujours neuves et profondes, ne paraissent exagérées que parce
que celles des autres législateurs sont timides ou bornées. Ils se sont
contentés d’assortir leurs lois aux caractères des peuples ; Lycurgue par
les siennes donna un nouveau caractère à sa nation. Ils se sont éloignés de
la nature en croyant s’en approcher ; plus il a paru s’en écarter, plus il
s’est rencontré avec elle.
Un corps sain, une âme libre, voilà tout ce que la nature destine à l’homme
solitaire pour le rendre heureux : voilà les avantages qui, suivant Lycurgue,
doivent servir de fondement à notre bonheur. Vous concevez déjà pourquoi il
nous est défendu de marier nos filles dans un âge prématuré ; pourquoi elles
ne sont point élevées à l’ombre de leurs toits rustiques, mais sous les
regards brûlants du soleil, dans la poussière du gymnase, dans les exercices
de la lutte, de la course, du javelot et du disque : comme elles doivent donner
des citoyens robustes à l’état, il faut qu’elles se forment une
constitution assez forte pour la communiquer à leurs enfants.
Vous concevez encore pourquoi les enfants subissent un jugement solennel dès
leur naissance, et sont condamnés à périr, lorsque ils paraissent mal conformés.
Que feraient-ils pour l’état, que feraient-ils de la vie, s’ils n’avaient
qu’une existence douloureuse ? Depuis notre plus tendre enfance, une suite non
interrompue de travaux et de combats, donne à nos corps l’agilité, la
souplesse et la force. Un régime sévère prévient ou dissipe les maladies
dont ils sont susceptibles. Ici les besoins factices sont ignorés, et les lois
ont eu soin de pourvoir aux besoins réels. La faim, la soif, les souffrances,
la mort, nous regardons tous ces objets de terreur avec une indifférence que la
philosophie cherche vainement à imiter. Les sectes les plus austères n’ont
pas traité la douleur avec plus de mépris que les enfants de Sparte.
Mais ces hommes auxquels Lycurgue veut restituer les biens de la nature, n’en
jouiront peut-être pas longtemps : ils vont se rapprocher ; ils auront des
passions, et l’édifice de leur bonheur s’écroulera dans un instant.
C’est ici le triomphe du génie : Lycurgue sait qu’une passion violente
tient les autres à ses ordres ; il nous donnera l’amour de la patrie avec son
énergie, sa plénitude, ses transports, son délire même. Cet amour sera si
ardent et si impérieux, qu’en lui seul il réunira tous les intérêts et
tous les mouvements de notre cœur. Alors il ne restera plus dans l’état
qu’une volonté, et par conséquent qu’un esprit : en effet, quand on n’a
qu’un sentiment, on n’a qu’une idée.
Dans le reste de la Grèce, les enfants d’un homme libre sont confiés aux
soins d’un homme qui ne l’est pas, ou qui ne mérite pas de l’être : mais
des esclaves et des mercenaires ne sont pas faits pour élever des spartiates ;
c’est la patrie elle-même qui remplit cette fonction importante ; elle nous
laisse, pendant les premières années, entre les mains de nos parents : dès
que nous sommes capables d’intelligence, elle fait valoir hautement les droits
qu’elle a sur nous. Jusqu’à ce moment, son nom sacré n’avait été
prononcé en notre présence, qu’avec les plus fortes démonstrations
d’amour et de respect ; maintenant ses regards nous cherchent et nous suivent
partout. C’est de sa main que nous recevons la nourriture et les vêtements ;
c’est de sa part que les magistrats, les vieillards, tous les citoyens
assistent à nos jeux, s’inquiètent de nos fautes, tâchent à démêler
quelque germe de vertu dans nos paroles ou dans nos actions, nous apprennent
enfin par leur tendre sollicitude, que l’état n’a rien de si précieux que
nous, et, qu’aujourd’hui ses enfants, nous devons être dans la suite sa
consolation et sa gloire.
Comment des attentions qui tombent de si haut, ne feraient-elles pas sur nos âmes
des impressions fortes et durables ? Comment ne pas adorer une constitution qui,
attachant à nos intérêts la souveraine bonté jointe à la suprême
puissance, nous donne de si bonne heure une si grande idée de nous-mêmes ?
De ce vif intérêt que la patrie prend à nous, de ce tendre amour que nous
commençons à prendre pour elle, résulte naturellement, de son côté une sévérité
extrême, du nôtre une soumission aveugle. Lycurgue néanmoins, peu content de
s’en rapporter à l’ordre naturel des choses, nous a fait une obligation de
nos sentiments. Nulle part les lois ne sont si impérieuses et si bien observées,
les magistrats moins indulgents et plus respectés. Cette heureuse harmonie,
absolument nécessaire pour retenir dans la dépendance, des hommes élevés
dans le mépris de la mort, est le fruit de cette éducation qui n’est autre
chose que l’apprentissage de l’obéissance, et si je l’ose dire, que la
tactique de toutes les vertus. C’est là qu’on apprend que hors de
l’ordre, il n’y a ni courage, ni honneur, ni liberté, et qu’on ne peut se
tenir dans l’ordre, si l’on ne s’est pas rendu maître de sa volonté.
C’est là que les leçons, les exemples, les sacrifices pénibles, les
pratiques minutieuses, tout concourt à nous procurer cet empire, aussi
difficile à conserver qu’à obtenir.
Un des principaux magistrats nous tient continuellement assemblés sous ses yeux
: s’il est forcé de s’absenter pour un moment, tout citoyen peut prendre sa
place, et se mettre à notre tête, tant il est essentiel de frapper notre
imagination par la crainte de l’autorité. Les devoirs croissent avec les années
; la nature des instructions se mesure aux progrès de la raison, et les
passions naissantes sont ou comprimées par la multiplicité des exercices, ou
habilement dirigées vers des objets utiles à l’état.
Dans le temps même où elles commencent à déployer leur fureur, nous ne
paraissons en public qu’en silence, la pudeur sur le front, les yeux baissés,
et les mains cachées sous le manteau, dans l’attitude et la gravité des prêtres
Égyptiens, et comme des initiés qu’on destine au ministère de la vertu.
L’amour de la patrie doit introduire l’esprit d’union parmi les citoyens ;
le désir de lui plaire, l’esprit d’émulation. Ici, l’union ne sera point
troublée par les orages qui la détruisent ailleurs ; Lycurgue nous a garantis
de presque toutes les sources de la jalousie, parce qu’il a rendu presque tout
commun et égal entre les Spartiates.
Nous sommes tous les jours appelés à des repas publics, où règnent la décence
et la frugalité. Par là sont bannis des maisons des particuliers le besoin,
l’excès, et les vices qui naissent de l’un et de l’autre.
Il m’est permis, quand les circonstances l’exigent, d’user des esclaves,
des voitures, des chevaux et de tout ce qui appartient à un autre citoyen ; et
cette espèce de communauté de biens est si générale, qu’elle s’étend en
quelque façon, sur nos femmes et sur nos enfants. De là, si des nœuds
infructueux unissent un vieillard à une jeune femme, l’obligation prescrite
au premier de choisir un jeune homme distingué par sa figure et par les qualités
de l’esprit, de l’introduire dans son lit, et d’adopter les fruits de ce
nouvel hymen ; de là, si un célibataire veut se survivre en d’autres lui-même,
la permission qu’on lui accorde d’emprunter la femme de son ami, et d’en
avoir des enfants que le mari confond avec les siens, quoiqu’ils ne partagent
pas sa succession. D’un autre côté, si mon fils osait se plaindre à moi
d’avoir été insulté par un particulier, je le jugerais coupable, parce
qu’il aurait été puni ; et je le châtierais de nouveau, parce qu’il se
serait révolté contre l’autorité paternelle partagée entre tous les
citoyens. En nous dépouillant des propriétés qui produisent tant de divisions
parmi les hommes, Lycurgue n’en a été que plus attentif à favoriser l’émulation
; elle était devenue nécessaire, pour prévenir les dégoûts d’une union
trop parfaite, pour remplir le vide que l’exemption des soins domestiques
laissait dans nos âmes, pour nous animer pendant la guerre, pendant la paix, à
tout moment et à tout âge.
Ce goût de préférence et de supériorité qui s’annonce de si bonne heure
dans la jeunesse, est regardé comme le germe d’une utile rivalité. Trois
officiers nommés par les magistrats, choisissent trois cents jeunes gens
distingués par leur mérite, en forment un ordre séparé, et annoncent au
public le motif de leur choix. à l’instant même, ceux qui sont exclus se
liguent contre une promotion qui semble faire leur honte. Il se forme alors dans
l’état deux corps, dont tous les membres, occupés à se surveiller, dénoncent
au magistrat les fautes de leurs adversaires, se livrent publiquement des
combats d’honnêtetés et de vertus, et se surpassent eux-mêmes, les uns pour
s’élever au rang de l’honneur, les autres pour s’y soutenir. C’est par
un motif semblable, qu’il leur est permis de s’attaquer et d’essayer leurs
forces presque à chaque rencontre. Mais ces démêlés n’ont rien de funeste
; dès qu’on y distingue quelque trace de fureur, le moindre citoyen peut
d’un mot les suspendre ; et si par hasard sa voix n’est pas écoutée, il
traîne les combattants devant un tribunal, qui, dans cette occasion, punit la
colère comme une désobéissance aux lois.
Les règlements de Lycurgue nous préparent à une sorte d’indifférence pour
des biens dont l’acquisition coûte plus de chagrins, que la possession ne
procure de plaisirs. Nos monnaies ne sont que de cuivre. Leur volume et leur
pesanteur trahiraient l’avare qui voudrait les cacher aux yeux de ses
esclaves. Nous regardons l’or et l’argent comme les poisons les plus à
craindre pour un état. Si un particulier en recelait dans sa maison, il n’échapperait
ni aux perquisitions continuelles des officiers publics, ni à la sévérité
des lois. Nous ne connaissons ni les arts, ni le commerce, ni tous ces autres
moyens de multiplier les besoins et les malheurs d’un peuple. Que
ferions-nous, après tout, des richesses ? D’autres législateurs ont tâché
d’en augmenter la circulation, et les philosophes d’en modérer l’usage ;
Lycurgue nous les a rendues inutiles. Nous avons des cabanes, des vêtements et
du pain ; nous avons du fer et des bras pour le service de la patrie et de nos
amis ; nous avons des âmes libres, vigoureuses, incapables de supporter la
tyrannie des hommes, et celle de nos passions : voilà nos trésors.
Nous regardons l’amour excessif de la gloire comme une faiblesse, et celui de
la célébrité comme un crime. Nous n’avons aucun historien, aucun orateur,
aucun panégyriste, aucun de ces monuments qui n’attestent que la vanité
d’une nation. Les peuples que nous avons vaincus, apprendront nos victoires à
la postérité ; nous apprendrons à nos enfants à être aussi braves, aussi
vertueux que leurs pères. L’exemple de Léonidas sans cesse présent à leur
mémoire, les tourmentera jour et nuit. Vous n’avez qu’à les interroger ;
la plupart vous réciteront par cœur les noms des trois cents spartiates qui périrent
avec lui aux Thermopyles.
Nous ne saurions appeler grandeur, cette indépendance des lois qu’affectent
ailleurs les principaux citoyens. La licence, assurée de l’impunité, est une
bassesse qui rend méprisables, et le particulier qui en est coupable, et l’état
qui la tolère. Nous croyons valoir autant que les autres hommes, dans quelque
pays et dans quelque rang qu’ils soient, fût-ce le grand roi de Perse lui-même
; cependant dès que nos lois parlent, toute notre fierté s’abaisse, et le
plus puissant de nos citoyens court à la voix du magistrat avec la même
soumission que le plus faible. Nous ne craignons que nos lois, parce que
Lycurgue les ayant fait approuver par l’oracle de Delphes, nous les avons reçues
comme les volontés des dieux mêmes ; parce que Lycurgue les ayant proportionnées
à nos vrais besoins, elles sont le fondement de notre bonheur.
D’après cette première esquisse, vous concevez aisément que Lycurgue ne
doit pas être regardé comme un simple législateur, mais comme un philosophe
profond et un réformateur éclairé ; que sa législation est tout à la fois
un système de morale et de politique ; que ses lois influent sans cesse sur nos
mœurs et sur nos sentiments, et que tandis que les autres législateurs se sont
bornés à empêcher le mal, il nous a contraints d’opérer le bien, et d’être
vertueux.
Il a le premier connu la force et la faiblesse de l’homme ; il les a tellement
conciliées avec les devoirs et les besoins du citoyen, que les intérêts des
particuliers sont toujours confondus parmi nous avec ceux de la république. Ne
soyons donc plus surpris qu’un des plus petits états de la Grèce, en soit
devenu le plus puissant ; tout est ici mis en valeur ; il n’y a pas un degré
de force qui ne soit dirigé vers le bien général, pas un acte de vertu qui
soit perdu pour la patrie.
Le système de Lycurgue doit produire des hommes justes et paisibles : mais, il
est affreux de le dire, s’ils ne sont exilés dans quelque île éloignée et
inabordable, ils seront asservis par les vices ou par les armes des nations
voisines. Le législateur tâcha de prévenir ce double danger ; il ne permit
aux étrangers d’entrer dans la Laconie qu’en certains jours ; aux habitants
d’en sortir que pour des causes importantes. La nature des lieux favorisait
l’exécution de la loi : entourés de mers et de montagnes, nous n’avons que
quelques défilés à garder, pour arrêter la corruption sur nos frontières ;
l’interdiction du commerce et de la navigation fut une suite de ce règlement
; et de cette défense, résulta l’avantage inestimable de n’avoir que très
peu de lois ; car on a remarqué qu’il en faut la moitié moins à une ville
qui n’a point de commerce. Il était encore plus difficile de nous subjuguer
que de nous corrompre. Depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, depuis
nos premières années jusqu’aux dernières, nous sommes toujours sous les
armes, toujours dans l’attente de l’ennemi, observant même une discipline
plus exacte que si nous étions en sa présence. Tournez vos regards de tous côtés,
vous vous croirez moins dans une ville que dans un camp. Vos oreilles ne seront
frappées que des cris de victoire, ou du récit des grandes actions. Vos yeux
ne verront que des marches, des évolutions, des attaques et des batailles ; ces
apprêts redoutables non seulement nous délassent du repos, mais encore font
notre sûreté, en répandant au loin la terreur et le respect du nom Lacédémonien.
C’est à cet esprit militaire que tiennent plusieurs de nos lois. Jeunes
encore, nous allons à la chasse tous les matins ; dans la suite, toutes les
fois que nos devoirs nous laissent des intervalles de loisir. Lycurgue nous a
recommandé cet exercice comme l’image du péril et de la victoire.
Pendant que les jeunes gens s’y livrent avec ardeur, il leur est permis de se
répandre dans la campagne, et d’enlever tout ce qui est à leur bienséance.
Ils ont la même permission dans la ville : innocents et dignes d’éloges,
s’ils ne sont pas convaincus de larcin ; blâmés et punis, s’ils le sont.
Cette loi, qui paraît empruntée des Égyptiens, a soulevé les censeurs contre
Lycurgue. Il semble en effet qu’elle devrait inspirer aux jeunes gens le goût
du désordre et du brigandage ; mais elle ne produit en eux que plus d’adresse
et d’activité ; dans les autres citoyens, plus de vigilance ; dans tous, plus
d’habitude à prévoir les desseins de l’ennemi, à lui tendre des piéges,
à se garantir des siens.
Rappelons-nous, avant que de finir, les principes d’où nous sommes partis. Un
corps sain et robuste, une âme exempte de chagrins et de besoins ; tel est le
bonheur que la nature destine à l’homme isolé : l’union et l’émulation
entre les citoyens, celui où doivent aspirer les hommes qui vivent en commun.
Si les lois de Lycurgue ont rempli les vues de la nature et des sociétés, nous
jouissons de la plus belle des constitutions. Mais vous allez l’examiner en détail,
et vous me direz si elle doit en effet nous inspirer de l’orgueil.
Je demandai alors à Damonax, comment une pareille constitution pouvait
subsister ; car, lui dis-je, dès qu’elle est également fondée sur les lois
et sur les mœurs, il faut que vous infligiez les mêmes peines à la violation
des unes et des autres. Des citoyens qui manqueraient à l’honneur, les
punissez-vous de mort, comme si c’étaient des scélérats ?
Nous faisons mieux, me répondit-il ; nous les laissons vivre, et nous les
rendons malheureux. Dans les états corrompus, un homme qui se déshonore est
partout blâmé et partout accueilli ; chez nous, l’opprobre le suit et le
tourmente partout. Nous le punissons en détail, dans lui-même et dans ce
qu’il a de plus cher. Sa femme, condamnée aux pleurs, ne peut se montrer en
public. S’il ose y paraître lui-même, il faut que la négligence de son extérieur
rappelle sa honte, qu’il s’écarte avec respect du citoyen qu’il trouve
sur son chemin, et que pendant nos jeux, il se relègue dans une place qui le
livre aux regards et au mépris du public. Mille morts ne sont pas comparables
à ce supplice.
J’ai une autre difficulté, lui dis-je : je crains qu’en affaiblissant si
fort vos passions, en vous ôtant tous ces objets d’ambition et d’intérêt
qui agitent les autres peuples, Lycurgue n’ait laissé un vide immense dans
vos âmes. Que leur reste-t-il en effet ? L’enthousiasme de la valeur, me
dit-il ; l’amour de la patrie porté jusqu’au fanatisme ; le sentiment de
notre liberté ; l’orgueil délicieux que nous inspirent nos vertus, et
l’estime d’un peuple de citoyens souverainement estimables ; pensez-vous
qu’avec des mouvements si rapides, notre âme puisse manquer de ressorts, et
s’appesantir ? Je ne sais, répliquai-je, si tout un peuple est capable de
sentiments si sublimes, et s’il est fait pour se soutenir dans cette grande élévation.
Il me répondit : quand on veut former le caractère d’une nation, il faut
commencer par les principaux citoyens. Quand une fois ils sont ébranlés, et
portés aux grandes choses, ils entraînent avec eux cette multitude grossière,
qui se mène plutôt par les exemples que par les principes. Un soldat qui fait
une lâcheté, à la suite d’un général timide, ferait des prodiges, s’il
suivait un héros.
Mais, repris-je encore, en bannissant le luxe et les arts, ne vous êtes-vous
pas privés des douceurs qu’ils procurent ? On aura toujours de la peine à se
persuader que le meilleur moyen de parvenir au bonheur, soit de proscrire les
plaisirs. Enfin pour juger de la bonté de vos lois, il faudrait savoir si, avec
toutes vos vertus, vous êtes aussi heureux que les autres Grecs. Nous croyons
l’être beaucoup plus, me répondit-il, et cette persuasion nous suffit pour
l’être en effet.
Damonax, en finissant, me pria de ne pas oublier que suivant nos conventions,
notre entretien n’avait roulé que sur l’esprit des lois de Lycurgue, et sur
les mœurs des anciens Spartiates.
Vie de Lycurgue.
J’ai
dit dans l’introduction de cet ouvrage, que les descendants d’Hercule,
bannis autrefois du Péloponnèse, y rentrèrent 80 ans après la prise de
Troie. Téménus, Cresphonte et Aristodème, tous trois fils d’Aristomaque,
amenèrent une armée de doriens, qui les rendit maîtres de cette partie de la
Grèce. L’Argolide échut en partage à Téménus, et la Messénie à
Cresphonte. Le troisième des frères étant mort dans ces circonstances,
Eurysthène et Proclès ses fils, possédèrent la Laconie. De ces deux princes,
viennent les deux maisons qui depuis environ neuf siècles règnent
conjointement à Lacédémone.
Cet empire naissant fut souvent ébranlé par des factions intestines, ou par
des entreprises éclatantes. Il était menacé d’une ruine prochaine, lorsque
l’un des rois, nommé Polydecte, mourut sans enfants. Lycurgue son frère lui
succéda. On ignorait dans ce moment la grossesse de la reine. Dès qu’il en
fut instruit, il déclara que si elle donnait un héritier au trône, il serait
le premier à le reconnaître ; et pour garant de sa parole, il n’administra
le royaume qu’en qualité de tuteur du jeune prince. Cependant la reine lui
fit dire que s’il consentait à l’épouser, elle n’hésiterait pas à
faire périr son enfant. Pour détourner l’exécution de cet horrible projet,
il la flatta par de vaines espérances. Elle accoucha d’un fils ; il le prit
entre ses bras, et le montrant aux magistrats de Sparte : voilà, leur dit-il,
le roi qui vous est né.
La joie qu’il témoigna d’un événement qui le privait de la couronne,
jointe à la sagesse de son administration, lui attira le respect et l’amour
de la plupart des citoyens ; mais ses vertus alarmaient les principaux de l’état
: ils étaient secondés par la reine, qui, cherchant à venger son injure,
soulevait contre lui ses parents et ses amis. On disait qu’il était dangereux
de confier les jours du jeune prince à la vigilance d’un homme qui n’avait
d’autre intérêt que d’en abréger le cours. Ces bruits, faibles dans leur
naissance, éclatèrent enfin avec tant de force, qu’il fut obligé, pour les
détruire, de s’éloigner de sa patrie.
En Crète, les lois du sage Minos fixèrent longtemps son attention. Il admira
l’harmonie qu’elles entretenaient dans l’état et chez les particuliers.
Parmi les personnes éclairées qui l’aidèrent de leurs lumières, il
s’unit étroitement avec un poète nommé Thalès, qu’il jugea digne de
seconder les grands desseins qu’il roulait dans sa tête. Thalès, docile à
ses conseils, alla s’établir à Lacédémone, et fit entendre des chants qui
invitaient et préparaient les esprits à l’obéissance et à la concorde.
Pour mieux juger des effets que produit la différence des gouvernements et des
mœurs, Lycurgue visita les côtes de l’Asie. Il n’y vit que des lois et des
âmes sans vigueur. Les crétois, avec un régime simple et sévère, étaient
heureux : les ioniens qui prétendaient l’être, gémissaient en esclaves sous
le joug des plaisirs et de la licence. Une découverte précieuse le dédommagea
du spectacle dégoûtant qui s’offrait à ses yeux. Les poésies d’Homère
tombèrent entre ses mains : il y vit avec surprise, les plus belles maximes de
la morale et de la politique, embellies par les charmes de la fiction, et il résolut
d’en enrichir la Grèce.
Tandis qu’il continuait à parcourir les régions éloignées, étudiant
partout le génie et l’ouvrage des législateurs, recueillant les semences du
bonheur qu’ils avaient répandues en différentes contrées, Lacédémone,
fatiguée de ses divisions, envoya plus d’une fois à sa suite, des députés
qui le pressaient de venir au secours de l’état. Lui seul pouvait en diriger
les rênes, tour à tour flottantes dans les mains des rois, et dans celles de
la multitude. Il résista longtemps, et céda enfin aux vœux empressés de tous
les Lacédémoniens.
De retour à Sparte, il s’aperçut bientôt qu’il ne s’agissait pas de réparer
l’édifice des lois, mais de le détruire, et d’en élever un autre sur de
nouvelles proportions : il prévit tous les obstacles, et n’en fut pas effrayé.
Il avait pour lui le respect qu’on accordait à sa naissance et à ses vertus.
Il avait son génie, ses lumières, ce courage imposant qui force les volontés,
et cet esprit de conciliation qui les attire. Il avait enfin l’aveu du ciel,
qu’à l’exemple des autres législateurs, il eut toujours l’attention de
se ménager. L’oracle de Delphes lui répondit : « les dieux agréent
ton hommage, et sous leurs auspices, tu formeras la plus excellente des
constitutions politiques. » Lycurgue ne cessa depuis d’entretenir des
intelligences avec la Pythie, qui imprima successivement à ses lois, le sceau
de l’autorité divine.
Avant que de commencer ses opérations, il les soumit à l’examen de ses amis
et des citoyens les plus distingués. Il en choisit trente qui devaient
l’accompagner tout armés aux assemblées générales. Ce cortége ne
suffisait pas toujours pour empêcher le tumulte ; dans une émeute excitée à
l’occasion d’une loi nouvelle, les riches se soulevèrent avec tant de
fureur, qu’il résolut de se réfugier dans un temple voisin ; mais atteint
dans sa retraite d’un coup violent qui, dit-on, le priva d’un œil, il se
contenta de montrer à ceux qui le poursuivaient son visage couvert de sang. À
cette vue, la plupart saisis de honte, l’accompagnèrent chez lui, avec toutes
les marques du respect et de la douleur, détestant le crime, et remettant le
coupable entre ses mains, pour en disposer à son gré. C’était un jeune
homme impétueux et bouillant. Lycurgue, sans l’accabler de reproches, sans
proférer la moindre plainte, le retint dans sa maison, et ayant fait retirer
ses amis et ses domestiques, lui ordonna de le servir et de panser sa blessure.
Le jeune homme obéit en silence ; et témoin à chaque instant de la bonté, de
la patience et des grandes qualités de Lycurgue, il changea sa haine en amour,
et d’après un si beau modèle, réprima la violence de son caractère.
La nouvelle constitution fut enfin approuvée par tous les ordres de l’état ;
les parties en étaient si bien combinées, qu’aux premiers essais on jugea
qu’elle n’avait pas besoin de nouveaux ressorts. Cependant, malgré son
excellence, il n’était pas encore rassuré sur sa durée. « Il me
reste, dit-il au peuple assemblé, à vous exposer l’article le plus important
de notre législation ; mais je veux auparavant consulter l’oracle de Delphes.
Promettez que jusqu’à mon retour, vous ne toucherez point aux lois établies. »
Ils le promirent. « Faites-en le serment. » Les rois, les sénateurs,
tous les citoyens prirent les dieux à témoins de leurs paroles. Cet engagement
solennel devait être irrévocable ; car son dessein était de ne plus revoir sa
patrie.
Il se rendit aussitôt à Delphes, et demanda si les nouvelles lois suffisaient
pour assurer le bonheur des spartiates. La pythie ayant répondu que Sparte
serait la plus florissante des villes, tant qu’elle se ferait un devoir de les
observer, Lycurgue envoya cet oracle à Lacédémone, et se condamna lui-même
à l’exil. Il mourut loin de la nation dont il avait fait le bonheur. On a dit
qu’elle n’avait pas rendu assez d’honneurs à sa mémoire, sans doute
parce qu’elle ne pouvait lui en rendre trop. Elle lui consacra un temple, où
tous les ans il reçoit l’hommage d’un sacrifice. Ses parents et ses amis
formèrent une société qui s’est perpétuée jusqu’à nous, et qui se réunit
de temps en temps pour rappeler le souvenir de ses vertus. Un jour que
l’assemblée se tenait dans le temple, Euclidas adressa le discours suivant au
génie tutélaire de ce lieu :
Nous vous célébrons sans savoir quel nom vous donner : la pythie doutait si
vous n’étiez pas un dieu plutôt qu’un mortel ; dans cette incertitude,
elle vous nomma l’ami des dieux, parce que vous étiez l’ami des hommes.
Votre grande âme serait indignée, si nous osions vous faire un mérite de
n’avoir pas acheté la royauté par un crime ; elle serait peu flattée, si
nous ajoutions que vous avez exposé votre vie et immolé votre repos pour faire
le bien : on ne doit louer que les sacrifices qui coûtent des efforts.
La plupart des législateurs s’étaient égarés en suivant les routes frayées
; vous comprîtes que pour faire le bonheur d’une nation, il fallait la mener
par des voies extraordinaires. Nous vous louons d’avoir, dans un temps
d’ignorance, mieux connu le cœur humain, que les philosophes ne le
connaissent dans ce siècle éclairé.
Nous vous remercions d’avoir mis un frein à l’autorité des rois, à
l’insolence du peuple, aux prétentions des riches, à nos passions et à nos
vertus. Nous vous remercions d’avoir placé au dessus de nos têtes un
souverain qui voit tout, qui peut tout, et que rien ne peut corrompre ; vous mîtes
la loi sur le trône, et nos magistrats à ses genoux, tandis qu’ailleurs, on
met un homme sur le trône, et la loi sous ses pieds. La loi est comme un
palmier qui nourrit également de son fruit tous ceux qui se reposent sous son
ombre ; le despote, comme un arbre planté sur une montagne, et auprès duquel
on ne voit que des vautours et des serpents.
Nous vous remercions de ne nous avoir laissé qu’un petit nombre d’idées
justes et saines, et d’avoir empêché que nous eussions plus de désirs que
de besoins. Nous vous remercions d’avoir assez bien présumé de nous, pour
penser que nous n’aurions d’autre courage à demander aux dieux, que celui
de supporter l’injustice lorsque il le faut.
Quand vous vîtes vos lois, éclatantes de grandeur et de beautés, marcher,
pour ainsi dire, toutes seules, sans se heurter ni se disjoindre, on dit que
vous éprouvâtes une joie pure, semblable à celle de l’être suprême,
lorsque il vit l’univers, à peine sorti de ses mains, exécuter ses
mouvements avec tant d’harmonie et de régularité.
Votre passage sur la terre ne fut marqué que par des bienfaits. Heureux si en
nous les rappelant sans cesse, nous pouvions laisser à nos neveux ce dépôt
tel que nos pères l’ont reçu !
Du gouvernement de Lacédémone.
Depuis
l’établissement des sociétés, les souverains essayaient partout
d’augmenter leur prérogative ; les peuples, de l’affaiblir. Les troubles
qui résultaient de ces diverses prétentions, se faisaient plus sentir à
Sparte que partout ailleurs ; d’un côté, deux rois, souvent divisés d’intérêt,
et toujours soutenus d’un grand nombre de partisans : de l’autre, un peuple
de guerriers indociles, qui ne sachant ni commander ni obéir, précipitaient
tour à tour le gouvernement dans les excès de la tyrannie et de la démocratie.
Lycurgue avait trop de lumières, pour abandonner l’administration des
affaires générales aux caprices de la multitude, ou pour la laisser entre les
mains des deux maisons régnantes. Il cherchait un moyen de tempérer la force
par la sagesse ; il crut le trouver en Crète ; là, un conseil suprême modérait
la puissance du souverain. Il en établit un à peu près semblable à Sparte ;
vingt-huit vieillards d’une expérience consommée, furent choisis pour
partager avec les rois la plénitude du pouvoir. Il fut réglé que les grands
intérêts de l’état seraient discutés dans ce sénat auguste ; que les deux
rois auraient le droit d’y présider, et que la décision passerait à la
pluralité des voix ; qu’elle serait ensuite communiquée à l’assemblée générale
de la nation, qui pourrait l’approuver ou la rejeter, sans avoir la permission
d’y faire le moindre changement. Soit que cette clause ne fût pas assez
clairement exprimée dans la loi, soit que la discussion des décrets inspirât
naturellement le désir d’y faire quelques changements, le peuple
s’arrogeait insensiblement le droit de les altérer par des additions ou par
des suppressions. Cet abus fut pour jamais réprimé par les soins de Polydore
et de Théopompe, qui régnaient environ 130 ans après Lycurgue ; ils firent
ajouter par la pythie de Delphes, un nouvel article à l’oracle qui avait réglé
la distribution des pouvoirs.
Le sénat avait jusqu’alors maintenu l’équilibre entre les rois et le
peuple ; mais les places des sénateurs étant à vie ainsi que celles des rois,
il était à craindre que dans la suite, les uns et les autres ne s’unissent
étroitement, et ne trouvassent plus d’opposition à leurs volontés. On fit
passer une partie de leurs fonctions entre les mains de cinq magistrats nommés
éphores ou inspecteurs, et destinés à défendre le peuple en cas
d’oppression : ce fut le roi Théopompe, qui, avec l’agrément de la nation,
établit ce nouveau corps intermédiaire (1).
Si l’on en croit les philosophes, ce prince, en limitant son autorité, la
rendit plus solide et plus durable ; si l’on juge d’après l’événement,
en prévenant un danger qui n’existait pas encore, il en préparait un qui
devait tôt ou tard exister. On voyait dans la constitution de Lycurgue,
l’heureux mélange de la royauté, de l’aristocratie et de la démocratie ;
Théopompe y joignit une oligarchie, qui, de nos jours, est devenue tyrannique.
Jetons maintenant un coup d’œil rapide sur les différentes parties de ce
gouvernement, telles qu’elles sont aujourd’hui, et non comme elles étaient
autrefois ; car elles ont presque toutes éprouvé des changements.
Les deux rois doivent être de la maison d’Hercule, et ne peuvent épouser une
femme étrangère. Les éphores veillent sur la conduite des reines, de peur
qu’elles ne donnent à l’état des enfants qui ne seraient pas de cette
maison auguste. Si elles étaient convaincues ou fortement soupçonnées
d’infidélité, leurs fils seraient relégués dans la classe des
particuliers.
Dans chacune des deux branches régnantes, la couronne doit passer à l’aîné
des fils ; et à leur défaut, au frère du roi. Si l’aîné meurt avant son père,
elle appartient à son puîné ; mais s’il laisse un enfant, cet enfant est préféré
à ses oncles. Au défaut des plus proches héritiers dans une famille, on
appelle au trône les parents éloignés, et jamais ceux de l’autre maison.
Les différends sur la succession sont discutés et terminés dans l’assemblée
générale. Lorsqu’un roi n’a point d’enfants d’une première femme, il
doit la répudier. Anaxandride avait épousé la fille de sa sœur ; il
l’aimait tendrement ; quelques années après, les éphores le citèrent à
leur tribunal, et lui dirent : « il est de notre devoir de ne pas laisser
éteindre les maisons royales. Renvoyez votre épouse, et choisissez-en une qui
donne un héritier au trône. » Sur le refus du prince, après en avoir délibéré
avec les sénateurs, ils lui tinrent ce discours : " suivez notre avis, et
ne forcez pas les spartiates à prendre un parti violent. Sans rompre des liens
trop chers à votre cœur, contractez-en de nouveaux qui relèvent nos espérances.
» rien n’était si contraire aux lois de Sparte ; néanmoins Anaxandride obéit
; il épousa une seconde femme dont il eut un fils ; mais il aima toujours la
première, qui, quelque temps après, accoucha du célèbre Léonidas.
L’héritier présomptif n’est point élevé avec les autres enfants de l’état
; on a craint que trop de familiarité ne les prémunît contre le respect
qu’ils lui devront un jour. Cependant, son éducation n’en est pas moins
soignée ; on lui donne une juste idée de sa dignité, une plus juste encore de
ses devoirs. Un spartiate disait autrefois à Cléomène : « un roi doit
être affable. » « Sans doute, répondit ce prince, pourvu qu’il
ne s’expose pas au mépris. » un autre roi de Lacédémone dit à ses
parents qui exigeaient de lui une injustice : « en m’apprenant que les
lois obligent plus le souverain que les autres citoyens, vous m’avez appris à
vous désobéir en cette occasion. »
Lycurgue a lié les mains aux rois ; mais
il leur a laissé des honneurs et des prérogatives dont ils jouissent comme
chefs de la religion, de l’administration et des armées. Outre certains
sacerdoces qu’ils exercent par eux-mêmes, ils règlent tout ce qui concerne
le culte public, et paraissent à la tête des cérémonies religieuses. Pour
les mettre à portée d’adresser des vœux au ciel, soit pour eux, soit pour
la république, l’état leur donne, le premier et le septième jour de chaque
mois, une victime avec une certaine quantité de vin et de farine d’orge.
L’un et l’autre a le droit d’attacher à sa personne deux magistrats ou
augures, qui ne le quittent point, et qu’on nomme pythiens. Le souverain les
envoie au besoin consulter la pythie, et conserve en dépôt les oracles
qu’ils rapportent. Ce privilège est peut-être un des plus importants de la
royauté ; il met celui qui en est revêtu dans un commerce secret avec les prêtres
de Delphes, auteurs de ces oracles qui souvent décident du sort d’un empire.
Comme chef de l’état, il peut, en montant sur le trône, annuler les dettes
qu’un citoyen a contractées, soit avec son prédécesseur, soit avec la république
(2). Le peuple lui adjuge pour lui-même, certaines
portions d’héritages, dont il peut disposer pendant sa vie, en faveur de ses
parents.
Les deux rois président au sénat, et ils y proposent le sujet de la délibération.
L’un et l’autre donne son suffrage, et en cas d’absence, le fait remettre
par un sénateur de ses parents. Ce suffrage en vaut deux. L’avis, dans les
causes portées à l’assemblée générale, passe à la pluralité des voix.
Lorsque les deux rois proposent de concert un projet manifestement utile à la république,
il n’est permis à personne de s’y opposer. La liberté publique n’a rien
à craindre d’un pareil accord : outre la secrète jalousie qui règne entre
les deux maisons, il est rare que leurs chefs aient le même degré de lumières
pour connaître les vrais intérêts de l’état, le même degré de courage
pour les défendre. Les causes qui regardent l’entretien des chemins, les
formalités de l’adoption, le choix du parent qui doit épouser une héritière
orpheline, tout cela est soumis à leur décision.
Les rois ne doivent pas s’absenter pendant la paix, ni tous les deux à la
fois pendant la guerre, à moins qu’on ne mette deux armées sur pied. Ils les
commandent de droit, et Lycurgue a voulu qu’ils y parussent avec l’éclat et
le pouvoir qui attirent le respect et l’obéissance.
Le jour du départ, le roi offre un sacrifice à Jupiter.
Un jeune homme prend sur l’autel un tison enflammé, et le porte à la tête
des troupes, jusqu’aux frontières de l’empire, où l’on fait un nouveau
sacrifice.
L’état fournit à l’entretien du général et de sa maison, composée,
outre sa garde ordinaire, de deux pythiens ou augures dont j’ai parlé plus
haut, des polémarques ou officiers principaux qu’il est à portée de
consulter à tous moments, de trois ministres subalternes, chargés de subvenir
à ses besoins. Ainsi, délivré de tout soin domestique, il ne s’occupe que
des opérations de la campagne. C’est à lui qu’il appartient de les
diriger, de signer des trêves avec l’ennemi, d’entendre et de congédier
les ambassadeurs des puissances étrangères. Les deux éphores qui
l’accompagnent n’ont d’autre fonction que de maintenir les mœurs, et ne
se mêlent que des affaires qu’il veut bien leur communiquer.
Dans ces derniers temps, on a soupçonné quelquefois le général d’avoir
conspiré contre la liberté de sa patrie, ou d’en avoir trahi les intérêts,
soit en se laissant corrompre par des présents, soit en se livrant à de
mauvais conseils. On décerne contre ces délits, suivant les circonstances, ou
de très fortes amendes, ou l’exil, ou même la perte de la couronne et de la
vie. Parmi les princes qui furent accusés, l’un fut obligé de s’éloigner
et de se réfugier dans un temple ; un autre demanda grâce à l’assemblée,
qui lui accorda son pardon, mais à condition qu’il se conduirait à
l’avenir par l’avis de dix spartiates qui le suivraient à l’armée, et
qu’elle nommerait. La confiance entre le souverain et les autres magistrats se
ralentissant de jour en jour, bientôt il ne sera entouré dans ses expéditions,
que d’espions et de délateurs choisis parmi ses ennemis.
Pendant la paix, les rois ne sont que les premiers citoyens d’une ville libre.
Comme citoyens, ils se montrent en public sans suite et sans faste ; comme
premiers citoyens, on leur cède la première place, et tout le monde se lève
en leur présence, à l’exception des éphores siégeant à leur tribunal.
Quand ils ne peuvent pas assister aux repas publics, on leur envoie une mesure
de vin et de farine ; quand ils s’en dispensent sans nécessité, elle leur
est refusée. Dans ces repas, ainsi que dans ceux qu’il leur est permis de
prendre chez les particuliers, ils reçoivent une double portion qu’ils
partagent avec leurs amis. Ces détails ne sauraient être indifférents ; les
distinctions ne sont partout que des signes de convention assortis aux temps et
aux lieux ; celles qu’on accorde aux rois de Lacédémone, n’imposent pas
moins au peuple que l’armée nombreuse qui forme la garde du roi de Perse.
La royauté a toujours subsisté à Lacédémone ; 1° parce qu’étant partagée
entre deux maisons, l’ambition de l’une serait bientôt réprimée par la
jalousie de l’autre, ainsi que par le zèle des magistrats ; 2° parce que les
rois n’ayant jamais essayé d’augmenter leur prérogative, elle n’a jamais
causé d’ombrage au peuple. Cette modération excite son amour pendant leur
vie, ses regrets après leur mort. Dès qu’un des rois a rendu les derniers
soupirs, des femmes parcourent les rues, et annoncent le malheur public, en
frappant sur des vases d’airain. On couvre le marché de paille, et l’on défend
d’y rien exposer en vente pendant trois jours. On fait partir des hommes à
cheval, pour répandre la nouvelle dans la province, et avertir ceux des hommes
libres et des esclaves qui doivent accompagner les funérailles. Ils y assistent
par milliers ; on les voit se meurtrir le front, et s’écrier au milieu de
leurs longues lamentations : que de tous les princes qui ont existé, il n’y
en eut jamais de meilleur. Cependant ces malheureux regardent comme un tyran
celui dont ils sont obligés de déplorer la perte. Les spartiates ne
l’ignorent pas ; mais forcés par une loi de Lycurgue, d’étouffer en cette
occasion leurs larmes et leurs plaintes, ils ont voulu que la douleur simulée
de leurs esclaves et de leurs sujets, peignît en quelque façon la douleur véritable
qui les pénètre. Quand le roi meurt dans une expédition militaire, on expose
son image sur un lit de parade, et il n’est permis, pendant dix jours, ni de
convoquer l’assemblée générale, ni d’ouvrir les tribunaux de justice.
Quand le corps, que l’on a pris soin de conserver dans le miel ou dans la
cire, est arrivé, on l’inhume avec les cérémonies accoutumées, dans un
quartier de la ville où sont les tombeaux des rois.
Le sénat, composé des deux rois, de vingt-huit gérontes ou vieillards, est le
conseil suprême, où se traitent en première instance la guerre, la paix, les
alliances, les hautes et importantes affaires de l’état.
Obtenir une place dans cet auguste tribunal, c’est monter au trône de
l’honneur. On ne l’accorde qu’à celui qui, depuis son enfance, s’est
distingué par une prudence éclairée, et par des vertus éminentes : il n’y
parvient qu’à l’âge de soixante ans ; il la possède jusqu’à sa mort.
On ne craint point l’affaiblissement de sa raison ; par le genre de vie
qu’on mène à Sparte, l’esprit et le corps y vieillissent moins
qu’ailleurs.
Quand un sénateur a terminé sa carrière, plusieurs concurrents se présentent
pour lui succéder : ils doivent manifester clairement leur désir. Lycurgue a
donc voulu favoriser l’ambition ? Oui, celle qui, pour prix des services
rendus à la patrie, demande avec ardeur de lui en rendre encore.
L’élection se fait dans la place publique, où le peuple est assemblé avec
les rois, les sénateurs et les différentes classes des magistrats. Chaque prétendant
paraît dans l’ordre assigné par le sort. Il parcourt l’enceinte, les yeux
baissés, en silence, honoré de cris d’approbation plus ou moins nombreux,
plus ou moins fréquents. Ces bruits sont recueillis par des hommes qui, cachés
dans une maison voisine d’où ils ne peuvent rien voir, se contentent
d’observer quelle est la nature des applaudissements qu’ils entendent, et
qui, à la fin de la cérémonie, viennent déclarer qu’à telle reprise, le vœu
du public s’est manifesté d’une manière plus vive et plus soutenue.
Après ce combat, où la vertu ne succombe que sous la vertu, commence une espèce
de marche triomphale ; le vainqueur est conduit dans tous les quartiers de la
ville, la tête ceinte d’une couronne, suivi d’un cortége de jeunes garçons
et de jeunes femmes, qui célèbrent ses vertus et sa victoire : il se rend aux
temples, où il offre son encens ; aux maisons de ses parents, où des gâteaux
et des fruits sont étalés sur une table : « agréez, lui dit-on, ces présents
dont l’état vous honore par nos mains. » Le soir, toutes les femmes qui
lui tiennent par les liens du sang, s’assemblent à la porte de la salle où
il vient de prendre son repas ; il fait approcher celle qu’il estime le plus,
et lui présentant l’une des deux portions qu’on lui avait servies :
« c’est à vous, lui dit-il, que je remets le prix d’honneur que je
viens de recevoir. » Toutes les autres applaudissent au choix, et la ramènent
chez elle avec les distinctions les plus flatteuses.
Dès ce moment, le nouveau sénateur est obligé de consacrer le reste de ses
jours aux fonctions de son ministère. Les unes regardent l’état, et nous les
avons indiquées plus haut ; les autres concernent certaines causes particulières,
dont le jugement est réservé au sénat. C’est de ce tribunal que dépend non
seulement la vie des citoyens, mais encore leur fortune, je veux dire leur
honneur ; car le vrai spartiate ne connaît pas d’autre bien.
Plusieurs jours sont employés à l’examen des délits qui entraînent la
peine de mort, parce que l’erreur en cette occasion ne peut se réparer. On ne
condamne pas l’accusé sur de simples présomptions ; mais quoique absous une
première fois, il est poursuivi avec plus de rigueur, si dans la suite on
acquiert de nouvelles preuves contre lui.
Le sénat a le droit d’infliger l’espèce de flétrissure qui prive le
citoyen d’une partie de ses privilèges ; et de là vient qu’à la présence
d’un sénateur, le respect qu’inspire l’homme vertueux se mêle avec la
frayeur salutaire qu’inspire le juge.
Quand un roi est accusé d’avoir violé les lois, ou trahi les intérêts de
l’état, le tribunal qui doit l’absoudre ou le condamner, est composé de
vingt-huit sénateurs, des cinq éphores, et du roi de l’autre maison. Il peut
appeler du jugement à l’assemblée générale du peuple.
Les éphores ou inspecteurs, ainsi nommés parce qu’ils étendent leurs soins
sur toutes les parties de l’administration, sont au nombre de cinq. Dans la
crainte qu’ils n’abusent de leur autorité, on les renouvelle tous les ans.
Ils entrent en place au commencement de l’année, fixé à la nouvelle lune
qui suit l’équinoxe de l’automne. Le premier d’entre eux donne son nom à
cette année ; ainsi, pour rappeler la date d’un événement, il suffit de
dire qu’il s’est passé sous tel éphore.
Le peuple a le droit de les élire, et d’élever à cette dignité des
citoyens de tous les états ; dès qu’ils en sont revêtus, il les regarde
comme ses défenseurs, et c’est à ce titre, qu’il n’a cessé
d’augmenter leurs prérogatives.
J’ai insinué plus haut que Lycurgue n’avait pas fait entrer cette
magistrature dans le plan de sa constitution ; il paraît seulement qu’environ
un siècle et demi après, les rois de Lacédémone se dépouillèrent en sa
faveur de plusieurs droits essentiels, et que son pouvoir s’accrut ensuite par
les soins d’un nommé Astéropus, chef de ce tribunal. Successivement enrichie
des dépouilles du sénat et de la royauté, elle réunit aujourd’hui les
droits les plus éminents, tels que l’administration de la justice, le
maintien des mœurs et des lois, l’inspection sur les autres magistrats,
l’exécution des décrets de l’assemblée générale.
Le tribunal des éphores se tient dans la place publique ; ils s’y rendent
tous les jours pour prononcer sur certaines accusations, et terminer les différends
des particuliers. Cette fonction importante n’était autrefois exercée que
par les rois. Lors de la première guerre de Messénie, obligés de s’absenter
souvent, ils la confièrent aux éphores ; mais ils ont toujours conservé le
droit d’assister aux jugements, et de donner leurs suffrages.
Comme les Lacédémoniens n’ont qu’un petit nombre de lois, et que tous les
jours il se glisse dans la république des vices inconnus auparavant, les juges
sont souvent obligés de se guider par les lumières naturelles ; et comme dans
ces derniers temps on a placé parmi eux des gens peu éclairés, on a souvent
lieu de douter de l’équité de leurs décisions. Les éphores prennent un
soin extrême de l’éducation de la jeunesse. Ils s’assurent tous les jours,
par eux-mêmes, si les enfants de l’état ne sont pas élevés avec trop de délicatesse
: ils leur choisissent des chefs qui doivent exciter leur émulation, et
paraissent à leur tête dans une fête militaire et religieuse qu’on célèbre
en l’honneur de Minerve. D’autres magistrats veillent sur la conduite des
femmes ; les éphores, sur celle de tous les citoyens. Tout ce qui peut, même
de loin, donner atteinte à l’ordre public et aux usages reçus, est sujet à
leur censure. On les a vus souvent poursuivre des hommes qui négligeaient leurs
devoirs, ou qui se laissaient facilement insulter : ils reprochaient aux uns
d’oublier les égards qu’ils devaient aux lois ; aux autres, ceux qu’ils
se devaient à eux-mêmes.
Plus d’une fois ils ont réprimé l’abus que faisaient de leurs talents des
étrangers qu’ils avaient admis à leurs jeux. Un orateur offrait de parler un
jour entier sur toute sorte de sujets ; ils le chassèrent de la ville.
Archiloque subit autrefois le même sort, pour avoir hasardé dans ses écrits
une maxime de lâcheté ; et presque de nos jours, le musicien Timothée ayant
ravi les spartiates par la beauté de ses chants, un éphore s’approcha de
lui, tenant un couteau dans sa main, et lui dit : « nous vous avons
condamné à retrancher quatre cordes de votre lyre : de quel côté voulez-vous
que je les coupe ? »
On peut juger par ces exemples de la sévérité
avec laquelle ce tribunal punissait autrefois les fautes qui blessaient
directement les lois et les mœurs. Aujourd’hui même, que tout commence à se
corrompre, il n’est pas moins redoutable, quoique moins respecté ; et ceux
des particuliers qui ont perdu leurs anciens principes, n’oublient rien pour
se soustraire aux regards de ces censeurs, d’autant plus sévères pour les
autres, qu’ils sont quelquefois plus indulgents pour eux-mêmes.
Contraindre la plupart des magistrats à rendre compte de leur administration,
suspendre de leurs fonctions ceux d’entre eux qui violent les lois, les traîner
en prison, les déférer au tribunal supérieur, et les exposer par des
poursuites vives, à perdre la vie ; tous ces droits sont réservés aux éphores.
Ils les exercent en partie contre les rois, qu’ils tiennent dans leur dépendance
par un moyen extraordinaire et bizarre. Tous les neuf ans, ils choisissent une
nuit où l’air est calme et serein ; assis en rase campagne, ils examinent
avec attention le mouvement des astres : avaient-ils une exhalaison enflammée
traverser les airs ? C’est une étoile qui change de place ; les rois ont
offensé les dieux. On les traduit en justice, on les dépose, et ils ne
recouvrent l’autorité qu’après avoir été absous par l’oracle de
Delphes.
Le souverain fortement soupçonné d’un crime contre l’état, peut à la vérité
refuser de comparaître devant les éphores aux deux premières sommations ;
mais il doit obéir à la troisième : du reste, ils peuvent s’assurer de sa
personne, et le traduire en justice. Quand la faute est moins grave, ils
prennent sur eux d’infliger la peine ; en dernier lieu, ils condamnèrent à
l’amende le roi Agésilas, parce qu’il envoyait un présent à chaque sénateur
qui entrait en place.
La puissance exécutrice est toute entière entre leurs mains. Ils convoquent
l’assemblée générale, ils y recueillent les suffrages. On peut juger du
pouvoir dont ils y sont revêtus, en comparant les décrets qui en émanent,
avec les sentences qu’ils prononcent dans leur tribunal particulier. Ici, le
jugement est précédé de cette formule : « il a paru aux rois et aux éphores »
; là, de celle-ci : « il a paru aux éphores et à l’assemblée. »
C’est à eux que s’adressent les
ambassadeurs des nations ennemies ou alliées. Chargés du soin de lever des
troupes et de les faire partir, ils expédient au général les ordres qu’il
doit suivre, le font accompagner de deux d’entre eux, pour épier sa conduite,
l’interrompent quelquefois au milieu de ses conquêtes, et le rappellent,
suivant que l’exige leur intérêt personnel ou celui de l’état.
Tant de prérogatives leur attirent une considération qu’ils justifient par
les honneurs qu’ils décernent aux belles actions, par leur attachement aux
anciennes maximes, par la fermeté avec laquelle ils ont, en ces derniers temps,
dissipé des complots qui menaçaient la tranquillité publique.
Ils ont, pendant une longue suite d’années, combattu contre l’autorité des
sénateurs et des rois, et n’ont cessé d’être leurs ennemis, que lorsque
ils sont devenus leurs protecteurs. Ces tentatives, ces usurpations auraient
ailleurs fait couler des torrents de sang. Par quel hasard n’ont-elles produit
à Sparte que des fermentations légères ? C’est que les éphores
promettaient au peuple la liberté, tandis que leurs rivaux, aussi pauvres que
le peuple, ne pouvaient lui promettre des richesses ; c’est que l’esprit
d’union, introduit par les lois de Lycurgue, avait tellement prévalu sur les
considérations particulières, que les anciens magistrats, jaloux de donner de
grands exemples d’obéissance, ont toujours cru devoir sacrifier leurs droits
aux prétentions des éphores.
Par une suite de cet esprit, le peuple n’a cessé de respecter ces rois et ces
sénateurs, qu’il a dépouillés de leur pouvoir. Une cérémonie imposante
qui se renouvelle tous les mois, lui rappelle ses devoirs. Les rois en leur nom,
les éphores au nom du peuple, font un serment solennel, les premiers, de
gouverner suivant les lois, les seconds, de défendre l’autorité royale, tant
qu’elle ne violera pas les lois.
Les spartiates ont des intérêts qui leur sont particuliers ; ils en ont qui
leur sont communs avec les députés de différentes villes de la Laconie : de là,
deux espèces d’assemblées auxquelles assistent toujours les rois, le sénat
et les différentes classes de magistrats. Lorsqu’il faut régler la
succession au trône, élire ou déposer des magistrats, prononcer sur des délits
publics, statuer sur les grands objets de la religion ou de la législation,
l’assemblée n’est composée que de spartiates, et se nomme petite assemblée.
Elle se tient pour l’ordinaire tous les mois à la pleine lune ; par
extraordinaire, lorsque les circonstances l’exigent ; la délibération doit
être précédée par un décret du sénat, à moins que le partage des voix
n’ait empêché cette compagnie de rien conclure. Dans ce cas, les éphores
portent l’affaire à l’assemblée.
Chacun des assistants a droit d’opiner, pourvu qu’il ait passé sa trentième
année : avant cet âge, il ne lui est pas permis de parler en public. On exige
encore qu’il soit irréprochable dans ses mœurs, et l’on se souvient de cet
homme qui avait séduit le peuple par son éloquence : son avis était excellent
; mais comme il sortait d’une bouche impure, on vit un sénateur s’élever,
s’indigner hautement contre la facilité de l’assemblée, et faire aussitôt
proposer le même avis par un homme vertueux. Qu’il ne soit pas dit,
ajouta-t-il, que les Lacédémoniens se laissent mener par les conseils d’un
infâme orateur.
On convoque l’assemblée générale, lorsque il s’agit de guerre, de paix et
d’alliance ; elle est alors composée des députés des villes de la Laconie :
on y joint souvent ceux des peuples alliés, et des nations qui viennent
implorer l’assistance de Lacédémone. Là se discutent leurs prétentions et
leurs plaintes mutuelles, les infractions faites aux traités de la part des
autres peuples, les voies de conciliation, les projets de campagnes, les
contributions à fournir. Les rois et les sénateurs portent souvent la parole ;
leur autorité est d’un grand poids ; celle des éphores d’un plus grand
encore. Quand la matière est suffisamment éclaircie, l’un des éphores
demande l’avis de l’assemblée ; aussitôt mille voix s’élèvent, ou pour
l’affirmative ou pour la négative.
Lorsque après plusieurs essais il est impossible de distinguer la majorité, le
même magistrat s’en assure en comptant ceux des deux partis qu’il a fait
passer, ceux-ci d’un côté, ceux-là de l’autre.
Des lois de Lacédémone.
La
nature est presque toujours en opposition avec les lois, parce qu’elle
travaille au bonheur de chaque individu sans relation avec les autres, et que
les lois ne statuent que sur les rapports qui les unissent ; parce qu’elle
diversifie à l’infini nos caractères et nos penchants, tandis que l’objet
des lois est de les ramener, autant qu’il est possible, à l’unité. Il faut
donc que le législateur, chargé de détruire ou du moins de concilier ces
contrariétés, regarde la morale comme le ressort le plus puissant et la partie
la plus essentielle de sa politique ; qu’il s’empare de l’ouvrage de la
nature, presque au moment qu’elle vient de le mettre au jour ; qu’il ose en
retoucher la forme et les proportions ; que sans en effacer les traits
originaux, il les adoucisse ; et qu’enfin l’homme indépendant ne soit plus,
en sortant de ses mains, qu’un citoyen libre.
Que des hommes éclairés soient parvenus autrefois à réunir les sauvages épars
dans les forêts, que tous les jours de sages instituteurs modèlent en quelque
façon à leur gré les caractères des enfants confiés à leurs soins, on le
conçoit sans peine ; mais quelle puissance de génie n’a-t-il pas fallu pour
refondre une nation déjà formée !
Et quel courage, pour oser lui dire : je vais restreindre vos besoins à l’étroit
nécessaire, et exiger de vos passions les sacrifices les plus amers : vous ne
connaîtrez plus les attraits de la volupté ; vous échangerez les douceurs de
la vie contre des exercices pénibles et douloureux ; je dépouillerai les uns
de leurs biens pour les distribuer aux autres, et la tête du pauvre s’élèvera
aussi haut que celle du riche ; vous renoncerez à vos idées, à vos goûts, à
vos habitudes, à vos prétentions, quelquefois même à ces sentiments si
tendres et si précieux, que la nature a gravés au fond de vos cœurs !
Voilà néanmoins ce qu’exécuta Lycurgue par des règlements qui diffèrent
si essentiellement de ceux des autres peuples, qu’en arrivant à Lacédémone,
un voyageur se croit transporté sous un nouveau ciel. Leur singularité
l’invite à les méditer ; et bientôt il est frappé de cette profondeur de
vues et de cette élévation de sentiments qui éclatent dans l’ouvrage de
Lycurgue.
Il fit choisir les magistrats, non par la voie du sort, mais par celle des
suffrages. Il dépouilla les richesses, de leur considération, et l’amour, de
sa jalousie. S’il accorda quelques distinctions, le gouvernement, plein de son
esprit, ne les prodigua jamais, et les gens vertueux n’osèrent les solliciter
; l’honneur devint la plus belle des récompenses, et l’opprobre le plus
cruel des supplices. La peine de mort fut quelquefois infligée ; mais un
rigoureux examen devait la précéder, parce que rien n’est si précieux que
la vie d’un citoyen. L’exécution se
fit dans la prison pendant la nuit, de peur que la fermeté du coupable
n’attendrît les assistants. Il fut décidé qu’un lacet terminerait ses
jours ; car il parut inutile de multiplier les tourments.
J’indiquerai dans la suite la plupart des règlements de Lycurgue ; je vais
parler ici du partage des terres. La proposition qu’il en fit, souleva les
esprits ; mais après les plus vives contestations, le district de Sparte fut
divisé en 9.000 portions de terre (3), le reste de
la Laconie en 30.000. Chaque portion assignée à un chef de famille, devait
produire, outre une certaine quantité de vin et d’huile, 70 mesures d’orge
pour le chef, et 12 pour son épouse. Après cette opération, Lycurgue crut
devoir s’absenter, pour laisser aux esprits le temps de se reposer. À son
retour, il trouva les campagnes de Laconie couvertes de tas de gerbes, tous de même
grosseur, et placés à des distances à peu près égales. Il crut voir un
grand domaine dont les productions venaient d’être partagées entre des frères
; ils crurent voir un père qui, dans la distribution de ses dons, ne montre pas
plus de tendresse pour l’un de ses enfants que pour les autres.
Mais comment subsistera cette égalité de fortunes ? Avant Lycurgue, le législateur
de Crète n’osa pas l’établir, puisqu’il permit les acquisitions. Après
Lycurgue, Phaléas à Chalcédoine, Philolaüs à Thèbes, Platon, d’autres législateurs,
d’autres philosophes ont proposé des voies insuffisantes pour résoudre le
problème.
Il était donné à Lycurgue de tenter les choses les plus extraordinaires, et
de concilier les plus opposées. En effet, par une de ses lois, il règle le
nombre des hérédités sur celui des citoyens ; et par une autre loi, en
accordant des exemptions à ceux qui ont trois enfants, et de plus grandes à
ceux qui en ont quatre, il risque de détruire la proportion qu’il veut établir,
et de rétablir la distinction des riches et des pauvres, qu’il se propose de
détruire.
Pendant que j’étais à Sparte, l’ordre des fortunes des particuliers avait
été dérangé par un décret de l’éphore Epitadès, qui voulait se venger
de son fils ; et comme je négligeai de m’instruire de leur ancien état, je
ne pourrai développer à cet égard les vues du législateur, qu’en remontant
à ses principes. Suivant les lois de Lycurgue, un chef de famille ne pouvait ni
acheter ni vendre une portion de terrain ; il ne pouvait ni la donner pendant sa
vie, ni la léguer par son testament à qui il voulait ; il ne lui était pas même
permis de la partager : l’aîné de ses enfants recueillait la succession,
comme dans la maison royale, l’aîné succède de droit à la couronne. Quel
était le sort des autres enfants ? Les lois qui avaient assuré leur
subsistance pendant la vie du père, les auraient-elles abandonnés après sa
mort ?
1° il paraît qu’ils pouvaient hériter des esclaves, des épargnes et des
meubles de toute espèce. La vente de ces effets
suffisait sans doute pour leurs vêtements ; car le drap qu’ils employaient était
à si bas prix, que les plus pauvres se trouvaient en état de se le procurer.
2° chaque citoyen était en droit de participer aux repas publics, et
fournissait pour son contingent une certaine quantité de farine d’orge,
qu’on peut évaluer à environ 12 médimnes : or, le spartiate possesseur
d’une portion d’héritage, en retirait par an 70 médimnes, et sa femme 12.
L’excédent du mari suffisait donc pour l’entretien de cinq enfants ; et
comme Lycurgue n’a pas dû supposer que chaque père de famille en eût un si
grand nombre, on peut croire que l’aîné devait pourvoir aux besoins, non
seulement de ses enfants, mais encore de ses frères.
3° il est à présumer que les puînés pouvaient seuls épouser les filles
qui, au défaut de mâles, héritaient d’une possession territoriale. Sans
cette précaution, les hérédités se seraient accumulées sur une même tête.
4° après l’examen qui suivait leur naissance, les magistrats leur
accordaient des portions de terre devenues vacantes par l’extinction de
quelques familles.
5° dans ces derniers temps, des guerres fréquentes en détruisaient un grand
nombre ; dans les siècles antérieurs, ils allaient au loin fonder des
colonies.
6° les filles ne coûtaient rien à établir ; il était défendu de leur
constituer une dot.
7° l’esprit d’union et de désintéressement, rendant en quelque façon
toutes choses communes entre les citoyens, les uns n’avaient souvent au dessus
des autres, que l’avantage de prévenir ou de seconder leurs désirs.
Tant que cet esprit s’est maintenu, la constitution résistait aux secousses
qui commençaient à l’agiter. Mais qui la soutiendra désormais, depuis que
par le décret des éphores dont j’ai parlé, il est permis à chaque citoyen
de doter ses filles, et de disposer à son gré de sa portion ? Les hérédités
passant tous les jours en différentes mains, l’équilibre des fortunes est
rompu, ainsi que celui de l’égalité.
Je reviens aux dispositions de Lycurgue. Les biens fonds, aussi libres que les
hommes, ne devaient point être grevés d’impositions. L’état n’avait
point de trésor ; en certaines occasions, les citoyens contribuaient suivant
leurs facultés ; en d’autres, ils recouraient à des moyens qui prouvaient
leur excessive pauvreté. Les députés de Samos vinrent une fois demander à
emprunter une somme d’argent ; l’assemblée générale n’ayant pas
d’autre ressource, indiqua un jeûne universel, tant pour les hommes libres,
que pour les esclaves et pour les animaux domestiques. L’épargne qui en résulta
fut remise aux députés.
Tout pliait devant le génie de Lycurgue ; le goût de la propriété commençait
à disparaître ; des passions violentes ne troublaient plus l’ordre public.
Mais ce calme serait un malheur de plus, si le législateur n’en assurait pas
la durée. Les lois toutes seules ne sauraient opérer ce grand effet : si on
s’accoutume à mépriser les moins importantes, on négligera bientôt celles
qui le sont davantage ; si elles sont trop nombreuses, si elles gardent le
silence en plusieurs occasions, si d’autres fois elles parlent avec
l’obscurité des oracles ; s’il est permis à chaque juge d’en fixer le
sens, à chaque citoyen de s’en plaindre ; si jusque dans les plus petits détails,
elles ajoutent à la contrainte de notre liberté, le ton avilissant de la
menace ; vainement seraient-elles gravées sur le marbre, elles ne le seront
jamais dans les cœurs. Attentif au pouvoir irrésistible des impressions que
l’homme reçoit dans son enfance et pendant toute sa vie, Lycurgue s’était
dès longtemps affermi dans le choix d’un système que l’expérience avait
justifié en Crète. élevez tous les enfants en commun, dans une même
discipline, d’après des principes invariables, sous les yeux des magistrats
et de tout le public ; ils apprendront leurs devoirs en les pratiquant ; ils les
chériront ensuite, parce qu’ils les auront pratiqués, et ne cesseront de les
respecter, parce qu’ils les verront toujours pratiqués par tout le monde. Les
usages, en se perpétuant, recevront une force invincible de leur ancienneté et
de leur universalité : une suite non interrompue d’exemples donnés et reçus,
fera que chaque citoyen devenu le législateur de son voisin, sera pour lui une
règle vivante ; on aura le mérite de l’obéissance, en cédant à la force
de l’habitude, et l’on croira agir librement, parce qu’on agira sans
effort.
Il suffira donc à l’instituteur de la nation, de dresser pour chaque partie
de l’administration, un petit nombre de lois qui dispenseront d’en désirer
un plus grand nombre, et qui contribueront à maintenir l’empire des rites,
beaucoup plus puissant que celui des lois mêmes. Il défendra de les mettre par
écrit, de peur qu’elles ne rétrécissent le domaine des vertus, et qu’en
croyant faire tout ce qu’on doit,
on ne s’abstienne de faire tout ce qu’on peut. Mais il ne les cachera point
; elles seront transmises de bouche en bouche, citées dans toutes les
occasions, et connues de tous les citoyens témoins et juges des actions de
chaque particulier. Il ne sera pas permis aux jeunes gens de les blâmer, même
de les soumettre à leur examen, puisqu’ils les ont reçues comme des ordres
du ciel, et que l’autorité des lois n’est fondée que sur l’extrême vénération
qu’elles inspirent. Il ne faudra pas non plus louer les lois et les usages des
nations étrangères ; parce que si l’on n’est pas persuadé qu’on vit
sous la meilleure des législations, on en désirera bientôt une autre.
Ne soyons plus étonnés maintenant que l’obéissance soit pour les Spartiates
la première des vertus, et que ces hommes fiers ne viennent jamais, le texte
des lois à la main, demander compte aux magistrats des sentences émanées de
leur tribunal. Ne soyons pas surpris non plus que Lycurgue ait regardé l’éducation,
comme l’affaire la plus importante du législateur, et que pour subjuguer
l’esprit et le cœur des spartiates, il les ait soumis de bonne heure aux épreuves
dont je vais rendre compte.
De l’éducation et du mariage des Spartiates.
Les
lois de Lacédémone veillent avec un soin extrême à l’éducation des
enfants. Elles ordonnent qu’elle soit publique et commune aux pauvres et aux
riches. Elles préviennent le moment de leur naissance : quand une femme a déclaré
sa grossesse, on suspend dans son appartement des portraits où brillent la
jeunesse et la beauté, tels que ceux d’Apollon, de Narcisse, d’Hyacinthe,
de Castor, de Pollux, etc. ; afin que son imagination, sans cesse frappée de
ces objets, en transmette quelques traces à l’enfant qu’elle porte dans son
sein.
À peine a-t-il reçu le jour, qu’on le
présente à l’assemblée des plus anciens de la tribu à laquelle sa famille
appartient. La nourrice est appelée ; au lieu de le laver avec de l’eau, elle
emploie des lotions de vin, qui occasionnent, à ce qu’on prétend, des
accidents funestes dans les tempéraments faibles. D’après cette épreuve,
suivie d’un examen rigoureux, la sentence de l’enfant est prononcée. S’il
n’est expédient ni pour lui, ni pour la république, qu’il jouisse plus
longtemps de la vie, on le fait jeter dans un gouffre, auprès du mont Taygète.
S’il paraît sain et bien constitué, on le choisit au nom de la patrie, pour
être quelque jour un de ses défenseurs. Ramené à la maison, il est posé sur
un bouclier ; et l’on place auprès de cette espèce de berceau, une lance,
afin que ses premiers regards se familiarisent avec cette arme.
On ne serre point ses membres délicats avec des liens qui en suspendraient les
mouvements : on n’arrête point ses pleurs, s’ils ont besoin de couler ;
mais on ne les excite jamais par des menaces ou par des coups. Il s’accoutume
par degrés à la solitude, aux ténèbres, à la plus grande indifférence sur
le choix des aliments. Point d’impressions de terreur, point de contraintes
inutiles, ni de reproches injustes ; livré sans réserve à ses jeux innocents,
il jouit pleinement des douceurs de la vie, et son bonheur hâte le développement
de ses forces et de ses qualités.
Il est parvenu à l’âge de sept ans, sans connaître la crainte servile ;
c’est à cette époque que finit communément l’éducation domestique. On
demande au père s’il veut que son enfant soit élevé suivant les lois :
s’il le refuse, il est lui-même privé des droits du citoyen ; s’il y
consent, l’enfant aura désormais pour surveillants, non seulement les auteurs
de ses jours, mais encore les lois, les magistrats, et tous les citoyens,
autorisés à l’interroger, à lui donner des avis, et à le châtier, sans
crainte de passer pour sévères ; car ils seraient punis eux-mêmes, si, témoins
de ses fautes, ils avaient la faiblesse de l’épargner. On place à la tête
des enfants, un des hommes les plus respectables de la république ; il les
distribue en différentes classes, à chacune desquelles préside un jeune chef
distingué par sa sagesse et son courage. Ils doivent se soumettre sans murmurer
aux ordres qu’ils en reçoivent, aux châtiments qu’il leur impose, et qui
leur sont infligés par des jeunes gens armés de fouets, et parvenus à l’âge
de puberté.
La règle devient de jour en jour plus sévère. On les dépouille de leurs
cheveux ; ils marchent sans bas et sans souliers ; pour les accoutumer à la
rigueur des saisons, on les fait quelquefois combattre tout nus. à l’âge de
douze ans, ils quittent la tunique, et ne se couvrent plus que d’un simple
manteau qui doit durer toute une année. On ne leur permet que rarement
l’usage des bains et des parfums. Chaque troupe couche ensemble sur des sommités
de roseaux qui croissent dans l’Eurotas, et qu’ils arrachent sans le secours
du fer.
C’est alors qu’ils commencent à contracter ces liaisons particulières, peu
connues des nations étrangères, plus pures à Lacédémone que dans les autres
villes de la Grèce. Il est permis à chacun d’eux de recevoir les attentions
assidues d’un honnête jeune homme attiré auprès de lui par les attraits de
la beauté, par les charmes plus puissants des vertus dont elle paraît être
l’emblème. Ainsi la jeunesse de Sparte est comme divisée en deux classes ;
l’une composée de ceux qui aiment ; l’autre de ceux qui sont aimés. Les
premiers destinés à servir de modèles aux seconds, portent jusqu’à
l’enthousiasme un sentiment qui entretient la plus noble émulation, et qui,
avec les transports de l’amour, n’est au fond que la tendresse passionnée
d’un père pour son fils, l’amitié ardente d’un frère pour son frère.
Lorsqu’à la vue du même objet plusieurs éprouvent l’inspiration divine,
c’est le nom que l’on donne au penchant qui les entraîne, loin de se livrer
à la jalousie, ils n’en sont que plus unis entre eux, que plus intéressés
aux progrès de ceux qu’ils aiment ; car toute leur ambition est de le rendre
aussi estimable aux yeux des autres, qu’il l’est à leurs propres yeux. Un
des plus honnêtes citoyens fut condamné à l’amende, pour ne s’être
jamais attaché à un jeune homme : un autre, parce que son jeune ami avait dans
un combat poussé un cri de faiblesse.
Ces associations qui ont souvent produit de grandes choses, sont communes aux
deux sexes, et durent quelquefois toute la vie. Elles étaient depuis longtemps
établies en Crète ; Lycurgue en connut le prix, et en prévint les dangers.
Outre que la moindre tache imprimée sur une union qui doit être sainte, qui
l’est presque toujours, couvrirait pour jamais d’infamie le coupable, et
serait même, suivant les circonstances, punie de mort, les élèves ne peuvent
se dérober un seul moment aux regards des personnes âgées qui se font un
devoir d’assister à leurs exercices, et d’y maintenir la décence, aux
regards du président général de l’éducation, à ceux de l’Irène, ou
chef particulier qui commande chaque division.
Cet Irène est un jeune homme de vingt ans, qui reçoit pour prix de son courage
et de sa prudence, l’honneur d’en donner des leçons à ceux que l’on
confie à ses soins. Il est à leur tête, quand ils se livrent des combats,
quand ils passent l’Eurotas à la nage, quand ils vont à la chasse, quand ils
se forment à la lutte, à la course, aux différents exercices du gymnase. De
retour chez lui, ils prennent une nourriture saine et frugale ; ils la préparent
eux-mêmes. Les plus forts apportent le bois, les plus faibles des herbages et
d’autres aliments qu’ils ont dérobés en se glissant furtivement dans les
jardins et dans les salles des repas publics. Sont-ils découverts ? Tantôt on
leur donne le fouet, tantôt on joint à ce châtiment la défense d’approcher
de la table. Quelquefois on les traîne auprès d’un autel, dont ils font le
tour en chantant des vers contre eux-mêmes.
Le souper fini, le jeune chef ordonne aux uns de chanter, propose aux autres des
questions d’après lesquelles on peut juger de leur esprit ou de leurs
sentiments. « Quel est le plus honnête homme de la ville ? Que
pensez-vous d’une telle action ? » La réponse doit être précise et
motivée. Ceux qui parlent sans avoir pensé, reçoivent de légers châtiments
en présence des magistrats et des vieillards, témoins de ces entretiens, et
quelquefois mécontents de la sentence du jeune chef. Mais dans la crainte
d’affaiblir son crédit, ils attendent qu’il soit seul pour le punir lui-même
de son indulgence ou de sa sévérité.
On ne donne aux élèves qu’une légère teinture des lettres ; mais on leur
apprend à s’expliquer purement, à figurer dans les chœurs de danse et de
musique, à perpétuer dans leurs vers le souvenir de ceux qui sont morts pour
la patrie, et la honte de ceux qui l’ont trahie. Dans ces poésies, les
grandes idées sont rendues avec simplicité, les sentiments élevés avec
chaleur.
Tous les jours les éphores se rendent chez eux ; de temps en temps, ils vont
chez les éphores, qui examinent si leur éducation est bien soignée, s’il ne
s’est pas glissé quelque délicatesse dans leurs lits ou leurs vêtements,
s’ils ne sont pas trop disposés à grossir. Ce dernier article est essentiel
; on a vu quelquefois à Sparte des magistrats citer au tribunal de la nation,
et menacer de l’exil, des citoyens dont l’excessif embonpoint semblait être
une preuve de mollesse. Un visage efféminé ferait rougir un Spartiate ; il
faut que le corps dans ses accroissements, prenne de la souplesse et de la
force, en conservant toujours de justes proportions. C’est l’objet qu’on
se propose en soumettant les jeunes Spartiates à des travaux qui remplissent
presque tous les moments de leur journée. Ils en passent une grande partie dans
le gymnase, où l’on ne trouve point, comme dans les autres villes, de ces maîtres
qui apprennent à leurs disciples, l’art de supplanter adroitement un
adversaire : ici la ruse souillerait le courage, et l’honneur doit accompagner
la défaite ainsi que la victoire. C’est pour cela que, dans certains
exercices, il n’est pas permis au Spartiate qui succombe, de lever la main,
parce que ce serait reconnaître un vainqueur.
J’ai souvent assisté aux combats que se livrent dans le plataniste, les
jeunes gens parvenus à leur dix-huitième année. Ils en font les apprêts dans
leur collège, situé au bourg de Thérapné : divisés en deux corps, dont
l’un se pare du nom d’Hercule, et l’autre de celui de Lycurgue, ils
immolent ensemble, pendant la nuit, un petit chien sur l’autel de Mars. On a
pensé que le plus courageux des animaux domestiques, devait être la victime la
plus agréable au plus courageux des dieux. Après le sacrifice, chaque troupe
amène un sanglier apprivoisé, l’excite contre l’autre par ses cris, et,
s’il est vainqueur, en tire un augure favorable.
Le lendemain, sur le midi, les jeunes guerriers s’avancent en ordre, et par
des chemins différents, indiqués par le sort, vers le champ de bataille. Au
signal donné, ils fondent les uns sur les autres, se poussent et se repoussent
tour à tour. Bientôt leur ardeur augmente par degrés : on les voit se battre
à coups de pieds et de poings, s’entre-déchirer avec les dents et les
ongles, continuer un combat désavantageux, malgré des blessures douloureuses,
s’exposer à périr, plutôt que de céder, quelquefois même augmenter de
fierté en diminuant de forces. L’un d’entre eux, près de jeter son
antagoniste à terre, s’écria tout à coup : « tu me mords comme une
femme : non, répondit l’autre, mais comme un lion ». L’action se
passe sous les yeux de cinq magistrats, qui peuvent d’un mot en modérer la
fureur ; en présence d’une foule de témoins qui tour à tour prodiguent, et
des éloges aux vainqueurs, et des sarcasmes aux vaincus. Elle se termine
lorsque ceux d’un parti sont forcés de traverser à la nage les eaux de
l’Eurotas, ou celles du canal qui conjointement avec ce fleuve sert
d’enceinte au plataniste.
J’ai vu d’autres combats où le plus grand courage est aux prises avec les
plus vives douleurs. Dans une fête célébrée tous les ans en l’honneur de
Diane surnommée Orthia, on place auprès de l’autel de jeunes Spartiates à
peine sortis de l’enfance, et choisis dans tous les ordres de l’état ; on
les frappe à grands coups de fouet, jusqu’à ce que le sang commence à
couler. La prêtresse est présente, elle tient dans ses mains une statue de
bois très petite et très légère ; c’est celle de Diane. Si les exécuteurs
paraissent sensibles à la pitié, la prêtresse s’écrie qu’elle ne peut
plus soutenir le poids de la statue. Les coups redoublent alors ; l’intérêt
général devient plus pressant. On entend les cris forcenés des parents, qui
exhortent ces victimes innocentes à ne laisser échapper aucune plainte : elles
mêmes provoquent et défient la douleur. La présence de tant de témoins occupés
à contrôler leurs moindres mouvements, et l’espoir de la victoire décernée
à celui qui souffre avec le plus de constance, les endurcissent de telle manière,
qu’ils n’opposent à ces horribles tourments qu’un front serein et une
joie révoltante.
Surpris de leur fermeté, je dis à Damonax qui m’accompagnait : il faut
convenir que vos lois sont fidèlement observées : dites plutôt, répondit-il,
indignement outragées. La cérémonie que vous venez de voir fut instituée
autrefois en l’honneur d’une divinité barbare, dont on prétend qu’Oreste
avait apporté la statue et le culte, de la Tauride à Lacédémone. L’oracle
avait ordonné de lui sacrifier des hommes : Lycurgue abolit cette horrible
coutume ; mais pour procurer un dédommagement à la superstition, il voulut que
les jeunes Spartiates condamnés pour leurs fautes à la peine du fouet, la
subissent à l’autel de la déesse.
Il fallait s’en tenir aux termes et à l’esprit de la loi : elle
n’ordonnait qu’une punition légère ; mais nos éloges insensés excitent,
soit ici, soit au plataniste, une détestable émulation parmi ces jeunes gens.
Leurs tortures sont pour nous un objet de curiosité ; pour eux, un sujet de
triomphe. Nos pères ne connaissaient que l’héroïsme utile à la patrie ; et
leurs vertus n’étaient ni au dessous ni au dessus de leurs devoirs. Depuis
que la vanité s’est emparée des nôtres, elle en grossit tellement les
traits, qu’ils ne sont plus reconnaissables. Ce changement opéré depuis la
guerre du Péloponnèse, est un symptôme frappant de la décadence de nos mœurs.
L’exagération du mal ne produit que le mépris ; celle du bien surprend
l’estime ; on croit alors que l’éclat d’une action extraordinaire
dispense des obligations les plus sacrées. Si cet abus continue, nos jeunes
gens finiront par n’avoir qu’un courage d’ostentation ; ils braveront la
mort à l’autel de Diane, et fuiront à l’aspect de l’ennemi.
Rappelez-vous cet enfant, qui, ayant l’autre jour caché dans son sein un
petit renard, se laissa déchirer les entrailles, plutôt que d’avouer son
larcin : son obstination parut si nouvelle, que ses camarades le blâmèrent
hautement. Mais, dis-je alors, elle n’était que la suite de vos institutions
; car il répondit qu’il valoit mieux périr dans les tourments, que de vivre
dans l’opprobre. Ils ont donc raison, ces philosophes, qui soutiennent que vos
exercices impriment dans l’âme des jeunes guerriers une espèce de férocité.
Ils nous attaquent, reprit Damonax, au moment que nous sommes par terre.
Lycurgue avait prévenu le débordement de nos vertus, par des digues qui ont
subsisté pendant quatre siècles, et dont il reste encore des traces.
N’a-t-on pas vu dernièrement un Spartiate puni après des exploits signalés,
pour avoir combattu sans bouclier ? Mais à mesure que nos mœurs s’altèrent,
le faux honneur ne connaît plus de frein, et se communique insensiblement à
tous les ordres de l’état. Autrefois les femmes de Sparte, plus sages et plus
décentes qu’elles ne le sont aujourd’hui, en apprenant la mort de leurs
fils tués sur le champ de bataille, se contentaient de surmonter la nature ;
maintenant elles se font un mérite de l’insulter, et de peur de paraître
faibles, elles ne craignent pas de se montrer atroces. Telle fut la réponse de
Damonax. Je reviens à l’éducation des Spartiates.
Dans plusieurs villes de la Grèce, les enfants parvenus à leur dix-huitième
année, ne sont plus sous l’œil vigilant des instituteurs. Lycurgue
connaissait trop le cœur humain, pour l’abandonner à lui-même dans ces
moments critiques, d’où dépend presque toujours la destinée d’un citoyen,
et souvent celle d’un état. Il oppose au développement des passions, une
nouvelle suite d’exercices et de travaux. Les chefs exigent de leurs disciples
plus de modestie, de soumission, de tempérance et de ferveur. C’est un
spectacle singulier, de voir cette brillante jeunesse, à qui l’orgueil du
courage et de la beauté devrait inspirer tant de prétentions, n’oser, pour
ainsi dire, ni ouvrir la bouche, ni lever les yeux, marcher à pas lents et avec
la décence d’une fille timide qui porte les offrandes sacrées. Cependant si
cette régularité n’est pas animée par un puissant intérêt, la pudeur règnera
sur leurs fronts, et le vice dans leurs cœurs. Lycurgue leur suscite alors un
corps d’espions et de rivaux qui les surveillent sans cesse.
Rien de si propre que cette méthode pour épurer les vertus. Placez à côté
d’un jeune homme un modèle de même âge que lui, il le hait, s’il ne peut
l’atteindre ; il le méprise, s’il en triomphe sans peine. Opposez au
contraire un corps à un autre : comme il est facile de balancer leurs forces et
de varier leur composition, l’honneur de la victoire et la honte de la défaite,
ne peuvent ni trop enorgueillir, ni trop humilier les particuliers. Il s’établit
entre eux une rivalité accompagnée d’estime ; leurs parents, leurs amis
s’empressent de la partager ; et de simples exercices deviennent des
spectacles intéressants pour tous les citoyens.
Les jeunes Spartiates quittent souvent leurs jeux, pour se livrer à des
mouvements plus rapides. On leur ordonne de se répandre dans la province, les
armes à la main, pieds nus, exposés aux intempéries des saisons, sans
esclaves pour les servir, sans couverture pour les garantir du froid pendant la
nuit. Tantôt ils étudient le pays, et les moyens de le préserver des
incursions de l’ennemi. Tantôt ils courent après les sangliers et différentes
bêtes fauves. D’autres fois, pour essayer les diverses manœuvres de l’art
militaire, ils se tiennent en embuscade pendant le jour, et la nuit suivante ils
attaquent et font succomber sous leurs coups les hilotes, qui, prévenus du
danger, ont eu l’imprudence de sortir et de se trouver sur leur chemin (5).
Les filles de Sparte ne sont point élevées comme celles d’Athènes ; on ne
leur prescrit point de se tenir renfermées, de filer la laine, de s’abstenir
du vin et d’une nourriture trop forte : mais on leur apprend à danser, à
chanter, à lutter entre elles, à courir légèrement sur le sable, à lancer
avec force le palet ou le javelot, à faire tous leurs exercices sans voile et
à demi nues, en présence des rois, des magistrats et de tous les citoyens,
sans en excepter même les jeunes garçons, qu’elles excitent à la gloire,
soit par leurs exemples, soit par des éloges flatteurs, ou par des ironies
piquantes.
C’est dans ces jeux que deux cœurs destinés à s’unir un jour, commencent
à se pénétrer des sentiments qui doivent assurer leur bonheur (6)
; mais les transports d’un amour naissant ne sont jamais couronnés par un
hymen prématuré. Partout où l’on permet à des enfants de perpétuer les
familles, l’espèce humaine se rapetisse et dégénère d’une manière
sensible. Elle s’est soutenue à Lacédémone, parce que l’on ne s’y marie
que lorsque le corps a pris son accroissement, et que la raison peut éclairer
le choix.
Aux qualités de l’âme, les deux époux doivent joindre une beauté mâle,
une taille avantageuse, une santé brillante. Lycurgue, et d’après lui des
philosophes éclairés, ont trouvé étrange qu’on se donnât tant de soins
pour perfectionner les races des animaux domestiques, tandis qu’on néglige
absolument celle des hommes. Ses vues furent remplies, et d’heureux
assortiments semblèrent ajouter à la nature de l’homme un nouveau degré de
force et de majesté. En effet, rien de si beau, rien de si pur que le sang des Spartiates.
Je supprime le détail des cérémonies du mariage ; mais je dois parler d’un
usage remarquable par sa singularité. Lorsque l’instant de la conclusion est
arrivé, l’époux, après un léger repas qu’il a pris dans la salle
publique, se rend, au commencement de la nuit, à la maison de ses nouveaux
parents ; il enlève furtivement son épouse, la mène chez lui, et bientôt après
vient au gymnase rejoindre ses camarades, avec lesquels il continue d’habiter
comme auparavant. Les jours suivants, il fréquente à l’ordinaire la maison
paternelle ; mais il ne peut accorder à sa passion que des instants dérobés
à la vigilance de ceux qui l’entourent : ce serait une honte pour lui, si on
le voyait sortir de l’appartement de sa femme. Il vit quelquefois des années
entières dans ce commerce, où le mystère ajoute tant de charmes aux surprises
et aux larcins.
Lycurgue savait que des désirs trop tôt et trop souvent satisfaits, se
terminent par l’indifférence ou par le dégoût ; il eut soin de les
entretenir, afin que les époux eussent le temps de s’accoutumer à leurs défauts,
et que l’amour, dépouillé insensiblement de ses illusions, parvînt à sa
perfection en se changeant en amitié. De là l’heureuse harmonie qui règne
dans ces familles, où les chefs déposant leur fierté à la voix l’un de
l’autre, semblent tous les jours s’unir par un nouveau choix, et présentent
sans cesse le spectacle touchant de l’extrême courage joint à l’extrême
douceur. De très fortes raisons peuvent autoriser un Spartiate à ne pas se
marier ; mais dans sa vieillesse il ne doit pas s’attendre aux mêmes égards
que les autres citoyens. On cite l’exemple de Dercyllidas, qui avait commandé
les armées avec tant de gloire. Il vint à l’assemblée ; un jeune homme lui
dit : « je ne me lève pas devant toi, parce que tu ne laisseras point
d’enfants qui puissent un jour se lever devant moi. » Les célibataires
sont exposés à d’autres humiliations : ils n’assistent point aux combats
que se livrent les filles à demi nues ; il dépend du magistrat de les
contraindre à faire, pendant les rigueurs de l’hiver, le tour de la place, dépouillés
de leurs habits, et chantant contre eux-mêmes des chansons, où ils
reconnaissent que leur désobéissance aux lois mérite le châtiment qu’ils
éprouvent.
Des mœurs et des usages des Spartiates.
Ce
chapitre n’est qu’une suite du précédent : car l’éducation des Spartiates continue, pour ainsi dire, pendant toute leur vie.
Dès l’âge de vingt ans, ils laissent croître leurs cheveux et leur barbe :
les cheveux ajoutent à la beauté, et conviennent à l’homme libre, de même
qu’au guerrier. On essaie l’obéissance dans les choses les plus indifférentes.
Lorsque les éphores entrent en place, ils font proclamer à son de trompe un décret
qui ordonne de raser la lèvre supérieure, ainsi que de se soumettre aux lois.
Ici tout est instruction : un Spartiate interrogé pourquoi il entretenait une
si longue barbe : « depuis que le temps l’a blanchie, répondit-il, elle
m’avertit à tout moment de ne pas déshonorer ma vieillesse. »
Les Spartiates, en bannissant de leurs habits toute espèce de parure, ont donné
un exemple admiré et nullement imité des autres nations. Chez eux, les rois,
les magistrats, les citoyens de la dernière classe, n’ont rien qui les
distingue à l’extérieur ; ils portent tous une tunique très courte, et
tissue d’une laine très grossière ; ils jettent par dessus un manteau ou une
grosse cape. Leurs pieds sont garnis de sandales ou d’autres espèces de
chaussures, dont la plus commune est de couleur rouge. Deux héros de Lacédémone,
Castor et Pollux, sont représentés avec des bonnets, qui, joints l’un à
l’autre par leur partie inférieure, ressembleraient pour la forme à cet œuf
dont on prétend qu’ils tirent leur origine. Prenez un de ces bonnets, et vous
aurez celui dont les Spartiates se servent encore aujourd’hui. Quelques-uns le
serrent étroitement avec des courroies autour des oreilles ; d’autres
commencent à remplacer cette coiffure par celle des courtisanes de la Grèce.
« Les Lacédémoniens ne sont plus invincibles, disait de mon temps le poète
Antiphane ; les réseaux qui retiennent leurs cheveux sont teints en pourpre. »
Ils furent les premiers après les Crétois, à se dépouiller entièrement de
leurs habits dans les exercices du gymnase. Cet usage s’introduisit ensuite
dans les jeux olympiques, et a cessé d’être indécent depuis qu’il est
devenu commun.
Ils paraissent en public avec de gros bâtons recourbés à leur extrémité supérieure
; mais il leur est défendu de les porter à l’assemblée générale, parce
que les affaires de l’état doivent se terminer par la force de la raison, et
non par celle des armes. Les maisons sont petites et construites sans art : on
ne doit travailler les portes qu’avec la scie ; les planchers, qu’avec la
cognée : des troncs d’arbres à peine dépouillés de leurs écorces, servent
de poutres. Les meubles, quoique plus élégants, participent à la même
simplicité ; ils ne sont jamais confusément entassés. Les Spartiates ont sous
la main tout ce dont ils ont besoin, parce qu’ils se font un devoir de mettre
chaque chose à sa place. Ces petites attentions entretiennent chez eux
l’amour de l’ordre et de la discipline.
Leur régime est austère. Un étranger qui les avait vus étendus autour
d’une table et sur le champ de bataille, trouvait plus aisé de supporter une
telle mort qu’une telle vie. Cependant Lycurgue n’a retranché de leurs
repas que le superflu ; et s’ils sont frugaux, c’est plutôt par vertu que
par nécessité. Ils ont de la viande de boucherie ; le mont Taygète leur
fournit une chasse abondante ; leurs plaines, des lièvres, des perdrix et
d’autres espèces de gibier ; la mer et l’Eurotas, du poisson. Leur fromage
de Gythium est estimé (7). Ils ont de plus différentes
sortes de légumes, de fruits, de pains et de gâteaux. Il est vrai que leurs
cuisiniers ne sont destinés qu’à préparer la grosse viande, et qu’ils
doivent s’interdire les ragoûts, à l’exception du brouet noir. C’est une
sauce dont j’ai oublié la composition (8), et dans
laquelle les Spartiates trempent leur pain. Ils la préfèrent aux mets les plus
exquis. Ce fut sur sa réputation, que Denys, tyran de Syracuse, voulut en
enrichir sa table. Il fit venir un cuisinier de Lacédémone, et lui ordonna de
ne rien épargner. Le brouet fut servi ; le roi en goûta, et le rejeta avec
indignation. « seigneur, lui dit l’esclave, il y manque un
assaisonnement essentiel. Et quoi donc, répondit le prince ? Un exercice
violent avant le repas, répliqua l’esclave. »
La Laconie produit plusieurs espèces de vins. Celui que l’on recueille sur
les cinq collines, à sept stades de Sparte, exhale une odeur aussi douce que
celle des fleurs. Celui qu’ils font cuire, doit bouillir jusqu’à ce que le
feu en ait consumé la cinquième partie. Ils le conservent pendant quatre ans
avant de le boire. Dans leurs repas, la coupe ne passe pas de main en main,
comme chez les autres peuples ; mais chacun épuise la sienne, remplie aussitôt
par l’esclave qui les sert à table. Ils ont la permission de boire tant
qu’ils en ont besoin ; ils en usent avec plaisir, et n’en abusent jamais. Le
spectacle dégoûtant d’un esclave qu’on enivre, et qu’on jette
quelquefois sous leurs yeux, lorsque ils sont encore enfants, leur inspire une
profonde aversion pour l’ivresse ; et leur âme est trop fière pour consentir
jamais à se dégrader. Tel est l’esprit de la réponse d’un Spartiate à
quelqu’un qui lui demandait pourquoi il se modérait dans l’usage du vin :
« c’est, dit-il, pour n’avoir jamais besoin de la raison d’autrui. »
Outre cette boisson, ils apaisent souvent leur soif avec du petit-lait (9).
Ils ont différentes espèces de repas publics. Les plus fréquents sont les
philities (10). Rois, magistrats, simples citoyens,
tous s’assemblent pour prendre leurs repas, dans des salles où sont dressées
quantité de tables, le plus souvent de 15 couverts chacune. Les convives
d’une table ne se mêlent point avec ceux d’une autre, et forment une société
d’amis, dans laquelle on ne peut être reçu que du consentement de tous ceux
qui la composent. Ils sont durement couchés sur des lits de bois de chêne, le
coude appuyé sur une pierre ou sur un morceau de bois. On leur donne du brouet
noir, ensuite de la chair de porc bouillie, dont les portions sont égales,
servies séparément à chaque convive, quelquefois si petites, qu’elles pèsent
à peine un quart de mine (11). Ils ont du vin, des
gâteaux ou du pain d’orge en abondance. D’autres fois on ajoute pour supplément
à la portion ordinaire, du poisson et différentes espèces de gibier.
Ceux qui offrent des sacrifices, ou qui vont à la chasse, peuvent à leur
retour manger chez eux ; mais ils doivent envoyer à leurs commensaux une partie
du gibier ou de la victime. Auprès de chaque couvert on place un morceau de mie
de pain pour s’essuyer les doigts.
Pendant le repas, la conversation roule souvent sur des traits de morale, ou sur
des exemples de vertu. Une belle action est citée comme une nouvelle digne
d’occuper les Spartiates. Les vieillards prennent communément la parole ; ils
parlent avec précision, et sont écoutés avec respect.
À la décence se joint la gaieté. Lycurgue en fit un précepte aux convives ;
et c’est dans cette vue qu’il ordonna d’exposer à leurs yeux une statue
consacrée au dieu du rire. Mais les propos qui réveillent la joie, ne doivent
avoir rien d’offensant ; et le trait malin, si par hasard il en échappe à
l’un des assistants, ne doit point se communiquer au dehors. Le plus ancien,
en montrant la porte à ceux qui entrent, les avertit que rien de ce qu’ils
vont entendre ne doit sortir par là.
Les différentes classes des élèves assistent aux repas, sans y participer ;
les plus jeunes, pour enlever adroitement des tables quelque portion qu’ils
partagent avec leurs amis ; les autres, pour y prendre des leçons de sagesse et
de plaisanterie.
Soit que les repas publics aient été établis dans une ville à l’imitation
de ceux qu’on prenait dans un camp ; soit qu’ils tirent leur origine d’une
autre cause, il est certain qu’ils produisent dans un petit état, des effets
merveilleux pour le maintien des lois : pendant la paix, l’union, la tempérance,
l’égalité ; pendant la guerre, un nouveau motif de voler au secours d’un
citoyen avec lequel on est en communauté de sacrifices ou de libations. Minos
les avait ordonnés dans ses états ; Lycurgue adopta cet usage, avec quelques
différences remarquables. En Crète, la dépense se prélève sur les revenus
de la république ; à Lacédémone, sur ceux des particuliers, obligés de
fournir par mois une certaine quantité de farine d’orge, de vin, de fromage,
de figues et même d’argent. Par cette contribution forcée, les plus pauvres
risquent d’être exclus des repas en commun, et c’est un défaut
qu’Aristote reprochait aux lois de Lycurgue : d’un autre côté, Platon blâmait
Minos et Lycurgue de n’avoir pas soumis les femmes à la vie commune. Je
m’abstiens de décider entre de si grands politiques et de si grands législateurs.
Parmi les Spartiates, les uns ne savent ni lire ni écrire ; d’autres savent
à peine compter : nulle idée parmi eux de la géométrie, de l’astronomie et
des autres sciences. Les gens instruits font leurs délices des poésies d’Homère,
de Terpandre et de Tyrtée, parce qu’elles élèvent l’âme. Leur théâtre
n’est destiné qu’à leurs exercices ; ils n’y représentent ni tragédies
ni comédies, s’étant fait une loi de ne point admettre chez eux l’usage de
ces drames. Quelques-uns, en très petit nombre, ont cultivé avec succès la poésie
lyrique. Alcman, qui vivait il y a trois siècles environ, s’y est distingué
; son style a de la douceur, quoiqu’il eût à combattre le dur dialecte
dorien qu’on parle à Lacédémone ; mais il était animé d’un sentiment
qui adoucit tout. Il avait consacré toute sa vie à l’amour, et il chanta
l’amour toute sa vie.
Ils aiment la musique qui donne l’enthousiasme de la vertu : sans cultiver cet
art, ils sont en état de juger de son influence sur les mœurs, et rejettent
les innovations qui pourraient altérer sa simplicité.
On peut juger par les traits suivants de leur aversion pour la rhétorique. Un
jeune Spartiate s’était exercé loin de sa patrie dans l’art oratoire. Il y
revint, et les éphores le firent punir, pour avoir conçu le dessein de tromper
ses compatriotes. Pendant la guerre du Péloponnèse, un autre Spartiate fut
envoyé vers le satrape Tissapherne, pour l’engager à préférer l’alliance
de Lacédémone à celle d’Athènes. Il s’exprima en peu de mots ; et comme
il vit les ambassadeurs athéniens déployer tout le faste de l’éloquence, il
tira deux lignes qui aboutissaient au même point, l’une droite, l’autre
tortueuse, et les montrant au satrape, il lui dit : choisis. Deux siècles
auparavant, les habitants d’une île de la mer Égée, pressés par la famine,
s’adressèrent aux Lacédémoniens leurs alliés, qui répondirent à
l’ambassadeur : nous n’avons pas compris la fin de votre harangue, et nous
en avons oublié le commencement. On en choisit un second, en lui recommandant
d’être bien concis. Il vint, et commença par montrer aux Lacédémoniens un
de ces sacs où l’on tient la farine. Le sac était vide, l’assemblée résolut
aussitôt d’approvisionner l’île ; mais elle avertit le député de n’être
plus si prolixe une autre fois. En effet il leur avait dit qu’il fallait
remplir le sac.
Ils méprisent l’art de la parole ; ils en estiment le talent. Quelques-uns
l’ont reçu de la nature, et l’ont manifesté, soit dans les assemblées de
leur nation et des autres peuples, soit dans les oraisons funèbres qu’on
prononce tous les ans en l’honneur de Pausanias et de Léonidas. Ce général,
qui, pendant la guerre du Péloponnèse, soutint en Macédoine l’honneur de sa
patrie, Brasidas, passait pour éloquent, aux yeux même de ces athéniens qui
mettent tant de prix à l’éloquence.
Celle des Lacédémoniens va toujours au but, et y parvient par les voies les
plus simples. Des sophistes étrangers ont quelquefois obtenu la permission
d’entrer dans leur ville, et de parler en leur présence. Accueillis, s’ils
annoncent des vérités utiles, on cesse de les écouter, s’ils ne cherchent
qu’à éblouir. Un de ces sophistes nous proposait un jour d’entendre l’éloge
d’Hercule. « D’Hercule ? s’écria aussitôt Antalcidas ; eh ! qui
s’avise de le blâmer ? »
Ils ne rougissent pas d’ignorer les sciences qu’ils regardent comme
superflues ; et l’un d’eux répondit à un athénien qui leur en faisait des
reproches : nous sommes en effet les seuls à qui vous n’avez pas pu enseigner
vos vices. N’appliquant leur esprit qu’à des connaissances absolument nécessaires,
leurs idées n’en sont que plus justes et plus propres à s’assortir et à
se placer ; car les idées fausses sont comme ces pièces irrégulières qui ne
peuvent entrer dans la construction d’un édifice.
Ainsi, quoique ce peuple soit moins instruit que les autres, il est beaucoup
plus éclairé. On dit que c’est de lui que Thalès, Pittacus et les autres
sages de la Grèce, empruntèrent l’art de renfermer les maximes de la morale
en de courtes formules. Ce que j’en ai vu m’a souvent étonné. Je croyais
m’entretenir avec des gens ignorants et grossiers ; mais bientôt il sortait
de leurs bouches des réponses pleines d’un grand sens, et perçantes comme
des traits. Accoutumés de bonne heure à s’exprimer avec autant d’énergie
que de précision, ils se taisent, s’ils n’ont pas quelque chose d’intéressant
à dire. S’ils en ont trop, ils font des excuses : ils sont avertis par un
instinct de grandeur, que le style diffus ne convient qu’à l’esclave qui
prie ; en effet, comme la prière, il semble se traîner aux pieds et se replier
autour de celui qu’on veut persuader. Le style concis, au contraire, est
imposant et fier ; il convient au maître qui commande : il s’assortit au
caractère des Spartiates, qui l’emploient fréquemment dans leurs entretiens
et dans leurs lettres. Des reparties aussi promptes que l’éclair, laissent
après elles, tantôt une lumière vive, tantôt la haute opinion qu’ils ont
d’eux-mêmes et de leur patrie.
On louait la bonté du jeune roi Charilaüs. « Comment serait-il bon, répondit
l’autre roi, puisqu’il l’est même pour les méchants ? » Dans une
ville de la Grèce, le héraut chargé de la vente des esclaves, dit tout haut :
« je vends un lacédémonien. Dis plutôt un prisonnier, s’écria
celui-ci en lui mettant la main sur la bouche. » Les généraux du roi de
Perse demandaient aux députés de Lacédémone, en quelle qualité ils
comptaient suivre la négociation ? « Si elle échoue, répondirent-ils,
comme particuliers ; si elle réussit, comme ambassadeurs. » On remarque
la même précision dans les lettres qu’écrivent les magistrats, dans celles
qu’ils reçoivent des généraux. Les éphores craignant que la garnison de Décélie
ne se laissât surprendre, ou n’interrompît ses exercices accoutumés, ne lui
écrivirent que ces mots : « ne vous promenez point. » La défaite
la plus désastreuse, la victoire la plus éclatante sont annoncées avec la même
simplicité. Lors de la guerre du Péloponnèse, leur flotte qui était sous les
ordres de Mindare, ayant été battue par celle des athéniens, commandée par
Alcibiade, un officier écrivit aux éphores : « la bataille est perdue.
Mindare est mort. Point de vivres ni de ressources. » Peu de temps après,
ils reçurent de Lysander, général de leur armée, une lettre conçue en ces
termes : « Athènes est prise. » Telle fut la relation de la conquête
la plus glorieuse et la plus utile pour Lacédémone.
Qu’on n’imagine pas, d’après ces exemples, que les Spartiates condamnés
à une raison trop sévère, n’osent dérider leur front. Ils ont cette
disposition à la gaieté que procurent la liberté de l’esprit, et la
conscience de la santé. Leur joie se communique rapidement, parce qu’elle est
vive et naturelle : elle est entretenue par des plaisanteries qui, n’ayant
rien de bas ni d’offensant, diffèrent essentiellement de la bouffonnerie et
de la satire. Ils apprennent de bonne heure l’art de les recevoir et de les
rendre. Elles cessent dès que celui qui en est l’objet, demande qu’on l’épargne.
C’est avec de pareils traits qu’ils repoussent quelquefois les prétentions
ou l’humeur. J’étais un jour avec le roi Archidamus ; Périander son médecin,
lui présenta des vers qu’il venait d’achever. Le prince les lut, et lui dit
avec amitié : « eh ! pourquoi de si bon médecin, vous faites-vous si
mauvais poète ? » Quelques années après un vieillard se plaignant au
roi Agis de quelques infractions faites à la loi, s’écriait que tout était
perdu : « cela est si vrai, répondit Agis en souriant, que dans mon
enfance je l’entendais dire à mon père, qui, dans son enfance, l’avait
entendu dire au sien. » Les arts lucratifs, et surtout ceux de luxe, sont
sévèrement interdits aux Spartiates. Il leur est défendu d’altérer par des
odeurs, la nature de l’huile, et par des couleurs, excepté celle de pourpre,
la blancheur de la laine. Ainsi, point de parfumeurs et presque point de
teinturiers parmi eux. Ils ne devraient connaître ni l’or ni l’argent, ni
par conséquent ceux qui mettent ces métaux en œuvre. À l’armée, ils
peuvent exercer quelques professions utiles, comme celles de héraut, de
trompette, de cuisinier, à condition que le fils suivra la profession de son père,
comme cela se pratique en Égypte.
Ils ont une telle idée de la liberté, qu’ils ne peuvent la concilier avec le
travail des mains. Un d’entre eux, à son retour d’Athènes, me disait : je
viens d’une ville où rien n’est déshonnête. Par là, il désignait, et
ceux qui procuraient des courtisanes à prix d’argent, et ceux qui se
livraient à de petits trafics. Un autre se trouvant dans la même ville, apprit
qu’un particulier venait d’être condamné à l’amende pour cause
d’oisiveté ; il voulut voir, comme une chose extraordinaire, un citoyen puni
dans une république, pour s’être affranchi de toute espèce de servitude.
Sa surprise était fondée, sur ce que les lois de son pays tendent surtout à délivrer
les âmes des intérêts factices et des soins domestiques. Ceux qui ont des
terres, sont obligés de les affermer à des hilotes ; ceux entre qui s’élèvent
des différends, de les terminer à l’amiable ; car il leur est défendu de
consacrer les moments précieux de leur vie à la poursuite d’un procès,
ainsi qu’aux opérations du commerce, et autres moyens qu’on emploie communément
pour augmenter sa fortune, ou se distraire de son existence.
Cependant ils ne connaissent pas l’ennui, parce qu’ils ne sont jamais seuls,
jamais en repos. La nage, la lutte, la course, la paume, les autres exercices du
gymnase, et les évolutions militaires, remplissent une partie de leur journée
; ensuite ils se font un devoir et un amusement d’assister aux jeux et aux
combats des jeunes élèves ; de là ils vont au Leschès : ce sont des salles
distribuées dans les différents quartiers de la ville, où les hommes de tout
âge ont coutume de s’assembler. Ils sont très sensibles aux charmes de la
conversation : elle ne roule presque jamais sur les intérêts et les projets
des nations ; mais ils écoutent, sans se lasser, les leçons des personnes âgées
; ils entendent volontiers raconter l’origine des hommes, des héros et des
villes. La gravité de ces entretiens est tempérée par des saillies fréquentes.
Ces assemblées, ainsi que les repas et les exercices publics, sont toujours
honorées de la présence des vieillards. Je me sers de cette expression, parce
que la vieillesse, dévouée ailleurs au mépris, élève un Spartiate au faîte
de l’honneur. Les autres citoyens, et surtout les jeunes gens, ont pour lui
les égards qu’ils exigeront à leur tour pour eux-mêmes. La loi les oblige
de lui céder le pas à chaque rencontre, de se lever quand il paraît, de se
taire quand il parle. On l’écoute avec déférence dans les assemblées de la
nation, et dans les salles du gymnase ; ainsi les citoyens qui ont servi leur
patrie, loin de lui devenir étrangers à la fin de leur carrière, sont respectés,
les uns, comme les dépositaires de l’expérience, les autres comme ces
monuments dont on se fait une religion de conserver les débris.
Si l’on considère maintenant que les Spartiates consacrent une partie de leur
temps à la chasse et aux assemblées générales, qu’ils célèbrent un grand
nombre de fêtes, dont l’éclat est rehaussé par le concours de la danse et
de la musique, et qu’enfin les plaisirs communs à toute une nation, sont
toujours plus vifs que ceux d’un particulier, loin de plaindre leur destinée,
on verra qu’elle leur ménage une succession non interrompue de moments agréables,
et de spectacles intéressants. Deux de ces spectacles avaient excité
l’admiration de Pindare ; c’est là, disait-il, que l’on trouve le courage
bouillant des jeunes guerriers, toujours adouci par la sagesse consommée des
vieillards, et les triomphes brillants des muses, toujours suivis des transports
de l’allégresse publique.
Leurs tombeaux sans ornements, ainsi que leurs maisons, n’annoncent aucune
distinction entre les citoyens ; il est permis de les placer dans la ville, et même
auprès des temples. Les pleurs et les sanglots n’accompagnent ni les funérailles,
ni les dernières heures du mourant. Car les Spartiates ne sont pas plus étonnés
de se voir mourir, qu’ils ne l’avaient été de se trouver en vie ; persuadés
que c’est à la mort de fixer le terme de leurs jours, ils se soumettent aux
ordres de la nature avec la même résignation qu’aux besoins de l’état.
Les femmes sont grandes, fortes, brillantes de santé, presque toutes fort
belles. Mais ce sont des beautés sévères et imposantes ; elles auraient pu
fournir à Phidias un grand nombre de modèles pour sa Minerve, à peine
quelques-uns à Praxitèle pour sa Vénus. Leur habillement consiste dans une
tunique ou espèce de chemise courte, et dans une robe qui descend jusqu’aux
talons. Les filles, obligées de consacrer tous les moments de la journée, à
la lutte, à la course, au saut, à d’autres exercices pénibles, n’ont pour
l’ordinaire qu’un vêtement léger et sans manches, qui s’attache aux épaules
avec des agrafes, et que leur ceinture tient relevé au dessus des genoux : sa
partie inférieure est ouverte de chaque côté, de sorte que la moitié du
corps reste à découvert. Je suis très éloigné de justifier cet usage ; mais
j’en vais rapporter les motifs et les effets, d’après la réponse de
quelques Spartiates à qui j’avais témoigné ma surprise.
Lycurgue ne pouvait soumettre les filles aux mêmes exercices que les hommes,
sans écarter tout ce qui pouvait contrarier leurs mouvements. Il avait sans
doute observé que l’homme ne s’est couvert qu’après s’être corrompu ;
que ses vêtements se sont multipliés à proportion de ses vices ; que les
beautés qui le séduisent, perdent souvent leurs attraits à force de se
montrer ; et qu’enfin les regards ne souillent que les âmes déjà souillées.
Guidé par ces réflexions, il entreprit d’établir par ses lois, un tel
accord de vertus entre les deux sexes, que la témérité de l’un serait réprimée,
et la faiblesse de l’autre soutenue. Ainsi, peu content de décerner la peine
de mort à celui qui déshonorerait une fille, il accoutuma la jeunesse de
Sparte à ne rougir que du mal. La pudeur dépouillée d’une partie de ses
voiles fut respectée de part et d’autre ; et les femmes de Lacédémone se
distinguèrent par la pureté de leurs mœurs. J’ajoute que Lycurgue a trouvé
des partisans parmi les philosophes. Platon veut que dans sa république, les
femmes de tout âge s’exercent dans le gymnase, n’ayant que leurs vertus
pour vêtements.
Une Spartiate paraît en public à visage découvert, jusqu’à ce qu’elle
soit mariée. Après son mariage, comme elle ne doit plaire qu’à son époux,
elle sort voilée ; et comme elle ne doit être connue que de lui seul, il ne
convient pas aux autres de parler d’elle avec éloge. Mais ce voile sombre et
ce silence respectueux, ne sont que des hommages rendus à la décence : nulle
part les femmes ne sont moins surveillées et moins contraintes ; nulle part
elles n’ont moins abusé de la liberté. L’idée de manquer à leurs époux,
leur eût paru autrefois aussi étrange que celle d’étaler la moindre
recherche dans leur parure. Quoiqu’elles n’aient plus aujourd’hui la même
sagesse ni la même modestie, elles sont beaucoup plus attachées à leurs
devoirs que les autres femmes de la Grèce.
Elles ont aussi un caractère plus vigoureux, et l’emploient avec succès pour
assujettir leurs époux, qui les consultent volontiers, tant sur leurs affaires
que sur celles de la nation. On a remarqué que les peuples guerriers sont
enclins à l’amour : l’union de Mars et de Vénus semble attester cette vérité
; et l’exemple des Lacédémoniens sert à la confirmer. Une étrangère
disait un jour à la femme du roi Léonidas : « vous êtes les seules qui
preniez de l’ascendant sur les hommes. Sans doute, répondit-elle, parce que
nous sommes les seules qui mettions des hommes au monde. » Ces âmes
fortes donnèrent, il y a quelques années, un exemple qui surprit toute la Grèce.
À l’aspect de l’armée d’Épaminondas, elles remplirent la ville de
confusion et de terreur. Leur caractère commence-t-il à s’altérer comme
leurs vertus ? Y a-t-il une fatalité pour le courage ? Un instant de faiblesse
pourrait-il balancer tant de traits de grandeur et d’élévation qui les ont
distinguées dans tous les temps, et qui leur échappent tous les jours ?
Elles ont une haute idée de l’honneur et de la liberté ; elles la poussent
quelquefois si loin, qu’on ne sait alors quel nom donner au sentiment qui les
anime. Une d’entre elles écrivait à son fils qui s’était sauvé de la
bataille : « il court de mauvais bruits sur votre compte ; faites-les
cesser, ou cessez de vivre. » En pareille circonstance, une athénienne
mandait au sien : « je vous sais bon gré de vous être conservé pour
moi. » Ceux mêmes qui voudraient excuser la seconde, ne pourraient
s’empêcher d’admirer la première ; ils seraient également frappés de la
réponse d’Argiléonis, mère du célèbre Brasidas : des Thraces en lui
apprenant la mort glorieuse de son fils, ajoutaient que jamais Lacédémone
n’avait produit un si grand général. « Étrangers, leur dit-elle, mon
fils était un brave homme ; mais apprenez que Sparte possède plusieurs
citoyens qui valent mieux que lui. »
Ici la nature est soumise, sans être étouffée ; et c’est en cela que réside
le vrai courage. Aussi les éphores décernèrent-ils des honneurs signalés à
cette femme. Mais qui pourrait entendre, sans frissonner, une mère à qui
l’on disait : « votre fils vient d’être tué sans avoir quitté son
rang » ; et qui répondit aussitôt : « qu’on l’enterre et
qu’on mette son frère à sa place » ; et cette autre qui attendait au
faubourg la nouvelle du combat ? Le courrier arrive : elle l’interroge :
« vos cinq enfants ont péri. — Ce n’est pas là ce que je te demande
; ma patrie n’a-t-elle rien à craindre ? — Elle triomphe. — Eh bien ! Je
me résigne avec plaisir à ma perte. » Qui pourrait encore voir sans
terreur ces femmes qui donnent la mort à leurs fils convaincus de lâcheté ?
Et celles qui, accourues au champ de bataille, se font montrer le cadavre d’un
fils unique, parcourent d’un œil inquiet les blessures qu’il a reçues,
comptent celles qui peuvent honorer ou déshonorer son trépas ; et après cet
horrible calcul, marchent avec orgueil à la tête du convoi, ou se confinent
chez elles, pour cacher leurs larmes et leur honte (12)
?
Ces excès, ou plutôt ces forfaits de l’honneur, outrepassent si fort la portée
de la grandeur qui convient à l’homme, qu’ils n’ont jamais été partagés
par les Spartiates les plus abandonnés au fanatisme de la gloire. En voici la
raison. Chez eux, l’amour de la patrie est une vertu qui fait des choses
sublimes ; dans leurs épouses, une passion qui tente des choses
extraordinaires. La beauté, la parure, la naissance, les agréments de
l’esprit, n’étant pas assez estimés à Sparte pour établir des
distinctions entre les femmes, elles furent obligées de fonder leur supériorité
sur le nombre et sur la valeur de leurs enfants. Pendant qu’ils vivent, elles
jouissent des espérances qu’ils donnent ; après leur mort, elles héritent
de la célébrité qu’ils ont acquise. C’est cette fatale succession qui les
rend féroces, et qui fait que leur dévouement à la patrie, est quelquefois
accompagné de toutes les fureurs de l’ambition et de la vanité.
À cette élévation d’âme qu’elles montrent encore par intervalles, succéderont
bientôt, sans la détruire entièrement, des sentiments ignobles ; et leur vie
ne sera plus qu’un mélange de petitesse et de grandeur, de barbarie et de
volupté. Déjà plusieurs d’entre elles se laissent entraîner par l’éclat
de l’or, par l’attrait des plaisirs. Les athéniens qui blâmaient hautement
la liberté qu’on laissait aux femmes de Sparte, triomphent en voyant cette
liberté dégénérer en licence. Les philosophes mêmes reprochent à Lycurgue
de ne s’être occupé que de l’éducation des hommes.
Nous examinerons cette accusation dans un autre chapitre (13),
et nous remonterons en même temps aux causes de la décadence survenue aux mœurs
des Spartiates. Car il faut l’avouer, ils ne sont plus ce qu’ils étaient il
y a un siècle. Les uns s’enorgueillissent impunément de leurs richesses,
d’autres courent après des emplois que leurs pères se contentaient de mériter.
Il n’y a pas longtemps qu’on a découvert une courtisane aux environs de
Sparte ; et, ce qui n’est pas moins dangereux, nous avons vu la sœur du roi
Agésilas, Cynisca, envoyer à Olympie un char attelé de quatre chevaux, pour y
disputer le prix de la course, des poètes célébrer son triomphe, et l’état
élever un monument en son honneur.
Néanmoins, dans leur dégradation, ils conservent encore des restes de leur
ancienne grandeur. Vous ne les verrez point recourir aux dissimulations, aux
bassesses, à tous ces petits moyens qui avilissent les âmes : ils sont avides
sans avarice, ambitieux sans intrigues. Les plus puissants ont assez de pudeur
pour dérober aux yeux, la licence de leur conduite ; ce sont des transfuges qui
craignent les lois qu’ils ont violées, et regrettent les vertus qu’ils ont
perdues.
J’ai vu en même temps des Spartiates dont la magnanimité invitait à s’élever
jusqu’à eux. Ils se tenaient à leur hauteur sans effort, sans ostentation,
sans être attirés vers la terre par l’éclat des dignités ou par l’espoir
des récompenses. N’exigez aucune bassesse de leur part ; ils ne craignent ni
l’indigence, ni la mort. Dans mon dernier voyage à Lacédémone, je
m’entretenais avec Talécrus qui était fort pauvre, et Damindas qui jouissait
d’une fortune aisée. Il survint un de ces hommes que Philippe, roi de Macédoine,
soudoyait pour lui acheter des partisans. Il dit au premier : « quel bien
avez-vous ? Le nécessaire, répondit Talécrus, en lui tournant le dos. »
Il menaça le second du courroux de Philippe. « Homme lâche ! Répondit
Damindas, eh ! Que peut ton maître contre des hommes qui méprisent la mort ? »
En contemplant à loisir ce mélange de vices naissants et de vertus antiques,
je me croyais dans une forêt que la flamme avait ravagée ; j’y voyais des
arbres réduits en cendres, d’autres à moitié consumés, et d’autres qui,
n’ayant reçu aucune atteinte, portaient fièrement leurs têtes dans les
cieux.
De la religion et des fêtes des Spartiates.
Les
objets du culte public n’inspirent à Lacédémone qu’un profond respect,
qu’un silence absolu. On ne s’y permet à leur égard ni discussions, ni
doutes ; adorer les dieux, honorer les héros, voilà l’unique dogme des Spartiates.
Parmi les héros auxquels ils ont élevé des temples, des autels ou des
statues, on distingue Hercule, Castor, Pollux, Achille, Ulysse, Lycurgue, etc.
Ce qui doit surprendre ceux qui ne connaissent pas les différentes traditions
des peuples, c’est de voir Hélène partager avec Ménélas des honneurs
presque divins, et la statue de Clytemnestre placée auprès de celle
d’Agamemnon.
Les Spartiates sont fort crédules. Un d’entre eux crut voir pendant la nuit
un spectre errant autour d’un tombeau ; il le poursuivait la lance levée, et
lui criait : tu as beau faire, tu mourras une seconde fois. Ce ne sont pas les
prêtres qui entretiennent la superstition ; ce sont les éphores ; ils passent
quelquefois la nuit dans le temple de Pasiphaé, et le lendemain ils donnent
leurs songes comme des réalités.
Lycurgue, qui ne pouvait dominer sur les opinions religieuses, supprima les abus
qu’elles avaient produits.
Partout ailleurs, on doit se présenter aux dieux avec des victimes sans tache,
quelquefois avec l’appareil de la magnificence ; à Sparte, avec des offrandes
de peu de valeur, et la modestie qui convient à des suppliants. Ailleurs on
importune les dieux par des prières indiscrètes et longues ; à Sparte, on ne
leur demande que la grâce de faire de belles actions, après en avoir fait de
bonnes ; et cette formule est terminée par ces mots, dont les âmes fières
sentiront la profondeur : « donnez-nous la force de supporter
l’injustice. » L’aspect des morts n’y blesse point les regards,
comme chez les nations voisines. Le deuil n’y dure que onze jours ; si la
douleur est vraie, on ne doit pas en borner le temps ; si elle est fausse, il ne
faut pas en prolonger l’imposture.
Il suit de là, que si le culte des Lacédémoniens est, comme celui des autres Grecs,
souillé d’erreurs et de préjugés dans la théorie, il est du moins plein de
raison et de lumières dans la pratique.
Les athéniens ont cru fixer la victoire chez eux, en la représentant sans
ailes ; par la même raison, les Spartiates ont représenté quelquefois Mars et
Vénus chargés de chaînes. Cette nation guerrière a donné des armes à Vénus,
et mis une lance entre les mains de tous les dieux et de toutes les déesses.
Elle a placé la statue de la mort à côté de celle du sommeil, pour
s’accoutumer à les regarder du même œil. Elle a consacré un temple aux
muses, parce qu’elle marche aux combats aux sons mélodieux de la flûte ou de
la lyre ; un autre à Neptune qui ébranle la terre, parce qu’elle habite un
pays sujet à de fréquentes secousses ; un autre à la crainte, parce qu’il
est des craintes salutaires, telle que celle des lois.
Un grand nombre de fêtes remplissent ses loisirs. J’ai vu dans la plupart
trois chœurs marcher en ordre, et faire retentir les airs de leurs chants ;
celui des vieillards prononcer ces mots :
nous avons été jadis
jeunes, vaillants et hardis.
Celui des hommes faits, répondre :
nous le sommes maintenant
à l’épreuve à tout venant.
Et celui des enfants, poursuivre :
et nous un jour le serons,
qui bien vous surpasserons (Traduction d'Amyot).
J’ai vu dans les fêtes de Bacchus, des femmes au nombre de onze, se disputer
le prix de la course. J’ai suivi les filles de Sparte, lorsque au milieu des
transports de la joie publique, placées sur des chars, elles se rendaient au
bourg de Thérapné, pour présenter leurs offrandes au tombeau de Ménélas et
d’Hélène.
Pendant les fêtes d’Apollon, surnommé Carnéen, qui reviennent tous les ans
vers la fin de l’été, et qui durent neuf jours, j’assistai au combat que
se livrent les joueurs de cithare. Je vis dresser autour de la ville neuf
cabanes ou feuillées en forme de tentes ; chaque jour de nouveaux convives, au
nombre de quatre-vingt-un, neuf pour chaque tente, y venaient prendre leurs
repas ; des officiers tirés au sort entretenaient l’ordre, et tout s’exécutait
à la voix du héraut public. C’était l’image d’un camp ; mais on n’en
était pas plus disposé à la guerre ; car rien ne doit interrompre ces fêtes,
et quelque pressant que soit le danger, on attend qu’elles soient terminées
pour mettre l’armée en campagne.
Le même respect retient les Lacédémoniens chez eux pendant les fêtes
d’Hyacinthe, célébrées au printemps, surtout par les habitants d’Amyclae.
On disait qu’Hyacinthe, fils d’un roi de Lacédémone, fut tendrement aimé
d’Apollon, que Zéphyre jaloux de sa beauté, dirigea le palet qui lui ravit
le jour, et qu’Apollon, qui l’avait lancé, ne trouva d’autre soulagement
à sa douleur, que de métamorphoser le jeune prince en une fleur qui porte son
nom. On institua des jeux qui se renouvellent tous les ans. Le premier et le
troisième jour ne présentent que l’image de la tristesse et du deuil ; le
second est un jour d’allégresse : Lacédémone s’abandonne à l’ivresse
de la joie ; c’est un jour de liberté : les esclaves mangent à la même
table que leurs maîtres.
De tous côtés on voit des chœurs de jeunes garçons revêtus d’une simple
tunique, les uns jouant de la lyre, ou célébrant Hyacinthe par de vieux
cantiques accompagnés de la flûte ; d’autres exécutant des danses ;
d’autres à cheval faisant briller leur adresse, dans le lieu destiné aux
spectacles. Bientôt la pompe ou procession solennelle s’avance vers Amyclae,
conduite par un chef, qui, sous le nom de légat, doit offrir au temple
d’Apollon, les vœux de la nation : dès qu’elle est arrivée, on achève
les apprêts d’un pompeux sacrifice, et l’on commence par répandre, en
forme de libation, du vin et du lait dans l’intérieur de l’autel qui sert
de base à la statue. Cet autel est le tombeau d’Hyacinthe. Tout autour sont
rangés 20 ou 25 jeunes garçons et autant de jeunes filles, qui font entendre
des concerts ravissants, en présence de plusieurs magistrats de Lacédémone (14).
Car dans cette ville, ainsi que dans toute la Grèce, les cérémonies
religieuses intéressent le gouvernement. Les rois et leurs enfants se font un
devoir d’y figurer ; on a vu dans ces derniers temps Agésilas, après des
victoires éclatantes, se placer dans le rang qui lui avait été assigné par
le maître du chœur, et, confondu avec les simples citoyens, entonner avec eux
l’hymne d’Apollon aux fêtes d’Hyacinthe. La discipline des spartiates est
telle que leurs plaisirs sont toujours accompagnés d’une certaine décence ;
dans les fêtes mêmes de Bacchus, soit à la ville, soit à la campagne,
personne n’ose s’écarter de la loi qui défend l’usage immodéré du vin.
Du service militaire chez les spartiates.
Les
spartiates sont obligés de servir depuis l’âge de 20 ans jusqu’à celui de
60 : au-delà de ce terme, on les dispense de prendre les armes, à moins que
l’ennemi n’entre dans la Laconie.
Quand il s’agit de lever des troupes, les éphores, par la voix du héraut,
ordonnent aux citoyens âgés depuis 20 ans jusqu’à l’âge porté dans la
proclamation, de se présenter pour servir dans l’infanterie pesamment armée,
ou dans la cavalerie ; la même injonction est faite aux ouvriers destinés à
suivre l’armée.
Comme les citoyens sont divisés en cinq tribus, on a partagé l’infanterie
pesante en cinq régiments, qui sont pour l’ordinaire commandés par autant de
polémarques ; chaque régiment est composé de quatre bataillons, de huit pentécostyes,
et de seize énomoties, ou compagnies (15).
En certaines occasions, au lieu de faire marcher tout le régiment, on détache
quelques bataillons ; et alors, en doublant ou quadruplant leurs compagnies, on
porte chaque bataillon à 256 hommes, ou même à 512. Je cite des exemples et
non des règles ; car le nombre d’hommes par énomotie, n’est pas toujours
le même ; et le général, pour dérober la connaissance de ses forces à
l’ennemi, varie souvent la composition de son armée. Outre les cinq régiments,
il existe un corps de 600 hommes d’élite, qu’on appelle scirites, et qui
ont quelquefois décidé de la victoire.
Les principales armes du fantassin sont la pique et le bouclier ; je ne compte
pas l’épée, qui n’est qu’une espèce de poignard qu’il porte à sa
ceinture. C’est sur la pique qu’il fonde ses espérances ; il ne la quitte
presque point, tant qu’il est à l’armée. Un étranger disait à
l’ambitieux Agésilas : « où fixez-vous donc les bornes de la Laconie ?
Au bout de nos piques, répondit-il. »
Ils couvrent leur corps d’un bouclier d’airain, de forme ovale, échancré
des deux côtés et quelquefois d’un seul, terminé en pointe aux deux extrémités,
et chargé des lettres initiales du nom de Lacédémone. à cette marque on
reconnaît la nation ; mais il en faut une autre pour reconnaître chaque
soldat, obligé, sous peine d’infamie, de rapporter son bouclier ; il fait
graver dans le champ le symbole qu’il s’est approprié. Un d’entre eux
s’était exposé aux plaisanteries de ses amis, en choisissant pour emblème
une mouche de grandeur naturelle. « J’approcherai si fort de l’ennemi,
leur dit-il, qu’il distinguera cette marque. »
Le soldat est revêtu d’une casaque rouge. On a préféré cette couleur, afin
que l’ennemi ne s’aperçoive pas du sang qu’il a fait couler.
Le roi marche à la tête de l’armée, précédé du corps des scirites, ainsi
que des cavaliers envoyés à la découverte. Il offre fréquemment des
sacrifices, auxquels assistent les chefs des troupes lacédémoniennes, et ceux
des alliés. Souvent il change de camp, soit pour protéger les terres de ces
derniers, soit pour nuire à celles des ennemis.
Tous les jours, les soldats se livrent aux exercices du gymnase. La lice est
tracée aux environs du camp. Après les exercices du matin, ils se tiennent
assis par terre jusqu’au dîner ; après ceux du soir ils soupent, chantent
des hymnes en l’honneur des dieux, et se couchent sur leurs armes. Divers
amusements remplissent les intervalles de la journée ; car ils sont alors
astreints à moins de travaux qu’avant leur départ, et l’on dirait que la
guerre est pour eux le temps du repos.
Le jour du combat, le roi, à l’imitation d’Hercule, immole une chèvre,
pendant que les joueurs de flûte font entendre l’air de Castor. Il entonne
ensuite l’hymne du combat ; tous les soldats le front orné de couronnes, le répètent
de concert. Après ce moment si terrible et si beau, ils arrangent leurs cheveux
et leurs vêtements, nettoient leurs armes, pressent leurs officiers de les
conduire au champ de l’honneur, s’animent eux-mêmes par des traits de gaieté,
et marchent en ordre au son des flûtes qui excitent et modèrent leur courage.
Le roi se place dans le premier rang, entouré de 100 jeunes guerriers, qui
doivent, sous peine d’infamie, exposer leurs jours pour sauver les siens, et
de quelques athlètes qui ont remporté le prix aux jeux publics de la Grèce,
et qui regardent ce poste comme la plus glorieuse des distinctions.
Je ne dis rien des savantes manœuvres qu’exécutent les spartiates avant et
pendant le combat : leur tactique paraît d’abord compliquée ; mais la
moindre attention suffit pour se convaincre qu’elle a tout prévu, tout
facilité, et que les institutions militaires de Lycurgue sont préférables à
celles des autres nations.
Pour tout homme, c’est une honte de prendre la fuite ; pour les spartiates,
d’en avoir seulement l’idée. Cependant leur courage, quoique impétueux et
bouillant, n’est pas une fureur aveugle : un d’entre eux, au plus fort de la
mêlée, entend le signal de la retraite, tandis qu’il tient le fer levé sur
un soldat abattu à ses pieds ; il s’arrête aussitôt, et dit que son premier
devoir est d’obéir à son général.
Cette espèce d’hommes n’est pas faite pour porter des chaînes ; la loi
leur crie sans cesse : plutôt périr que d’être esclaves. Bias, qui
commandait un corps de troupes, s’étant laissé surprendre par Iphicrate, ses
soldats lui dirent : quel parti prendre ? « Vous, répondit-il, de vous
retirer ; moi, de combattre, et mourir. »
Ils aiment mieux garder leurs rangs que de tuer quelques hommes de plus ; il
leur est défendu non seulement de poursuivre l’ennemi, mais encore de le dépouiller,
sans en avoir reçu l’ordre ; car ils doivent être plus attentifs à la
victoire qu’au butin. 300 spartiates veillent à l’observation de cette loi.
Si le général dans un premier combat a perdu quelques soldats, il doit en
livrer un second pour les retirer. Quand un soldat a quitté son rang, on
l’oblige de rester pendant quelque temps debout, appuyé sur son bouclier à
la vue de toute l’armée.
Les exemples de lâcheté, si rares autrefois, livrent le coupable aux horreurs
de l’infamie ; il ne peut aspirer à aucun emploi ; s’il est marié, aucune
famille ne veut s’allier à la sienne ; s’il ne l’est pas, il ne peut
s’allier à une autre ; il semble que cette tache souillerait toute sa postérité.
Ceux qui périssent dans le combat, sont enterrés, ainsi que les autres
citoyens, avec un vêtement rouge et un rameau d’olivier, symbole des vertus
guerrières parmi les spartiates. S’ils se sont distingués, leurs tombeaux
sont décorés de leurs noms, et quelquefois de la figure d’un lion ; mais si
un soldat a reçu la mort en tournant le dos à l’ennemi, il est privé de la
sépulture.
Aux succès de la bravoure, on préfère ceux que ménage la prudence. On ne
suspend point aux temples les dépouilles de l’ennemi. Des offrandes enlevées
à des lâches, disait le roi Cléomène, ne doivent pas être exposées aux
regards des dieux, ni à ceux de notre jeunesse. Autrefois la victoire
n’excitait ni joie ni surprise ; de nos jours un avantage remporté par
Archidamus, fils d’Agésilas, produisit des transports si vifs parmi les
spartiates, qu’il ne resta plus aucun doute sur leur décadence.
On ne fait entrer dans la cavalerie que des hommes sans expérience, qui n’ont
pas assez de vigueur ou de zèle. C’est le citoyen riche qui fournit les
armes, et entretient le cheval. Si ce corps a remporté quelques avantages, il
les a dus aux cavaliers étrangers que Lacédémone prenait à sa solde. En général
les spartiates aiment mieux servir dans l’infanterie : persuadés que le vrai
courage se suffit à lui-même, ils veulent combattre corps à corps. J’étais
auprès du roi Archidamus, quand on lui présenta le modèle d’une machine à
lancer des traits, nouvellement inventée en Sicile. Après l’avoir examinée
avec attention : c’en est fait, dit-il, de la valeur.
La Laconie pourrait entretenir 30.000 hommes d’infanterie pesante, et 1.500
hommes de cavalerie ; mais soit que la population n’ait pas été assez
favorisée, soit que l’état n’ait point ambitionné de mettre de grandes
armées sur pied, Sparte qui a souvent marché en corps de nation contre les
peuples voisins, n’a jamais employé dans les expéditions lointaines, qu’un
petit nombre de troupes nationales. Elle avait, il est vrai, 45000 hommes à la
bataille de Platée ; mais on n’y comptait que 5.000 spartiates et autant de
Lacédémoniens ; le reste était composé d’hilotes. On ne vit à la bataille
de Leuctres que 700 spartiates. Ce ne fut donc pas à ses propres forces
qu’elle dut sa supériorité ; et si au commencement de la guerre du Péloponnèse,
elle fit marcher 60000 hommes contre les athéniens, c’est que les peuples de
cette presque île, unis la plupart depuis plusieurs siècles avec elle, avaient
joint leurs troupes aux siennes. Dans ces derniers temps ses armées étaient
composées de quelques spartiates et d’un corps de néodames ou affranchis,
auxquels on joignait, suivant les circonstances, des soldats de Laconie, et un
plus grand nombre d’autres fournis par les villes alliées. Après la bataille
de Leuctres, Épaminondas ayant rendu la liberté à la Messénie, que les
spartiates tenaient asservie depuis longtemps, leur ôta les moyens de se
recruter dans cette province ; et plusieurs peuples du Péloponnèse les ayant
abandonnés, leur puissance, autrefois si redoutable, est tombée dans un état
de faiblesse dont elle ne se relèvera jamais.
1. La
plupart des auteurs rapportent cet établissement à Théopompe, qui régnait
environ un siècle après Lycurgue. Telle est l'opinion d'Aristote, du
Plutarque, de Cicéron, de Valère Maxime, de Dion Chrysostome. On peut joindre
à cette liste Xénophon, qui semble attribuer l'origine de cette magistrature
aux principaux citoyens de Lacédémone, et Eusèbe, qui, dans sa Chronique, la
place au temps où régnait Théopompe.
Deux autres témoignages méritent d'autant plus d'attention qu'on y distingue
des dates assez précises. Suivant Plutarque, le roi Cléomène III disait à
l'assemblée générale de la nation : « Lycurgue s'était contenté d'associer
aux deux rois un corps de sénateurs. Pendant longtemps la république ne connut
pas d'autre magistrature. La guerre de Messénie du temps du Théopompe se
prolongeant de plus en plus, les rois se crurent obligés de confier le soin de
rendre la justice à des éphores, qui ne furent d'abord que leurs ministres.
Mais, dans la suite, les successeurs de ces magistrats usurpèrent l'autorité ;
et ce fut un d'entre eux, nommé Astéropus, qui les rendit indépendants. »
Platon fait mention de trois causes qui ont empêché à Lacédémone la
royauté de dégénérer en despotisme. Voici les deux dernières : « Un homme
animé d'un esprit divin (c'est Lycurgue) limita la puissance des rois parcelle
du sénat. Ensuite un autre sauveur balança heureusement l'autorité des rois
et des sénateurs par celle des éphores. »
Ce sauveur dont parle ici Platon ne peut être que Théopompe.
D'un autre côté Hérodote. Platon et un ancien auteur nommé Satyrus,
regardent Lycurgue comme l'instituteur des éphores.
Je réponds que, suivant Héraclide de Pont, qui vivait peu do temps après
Platon, quelques écrivains attribuaient à Lycurgue tous les règlements
relatifs au gouvernement de Lacédémone. Les deux passages de Platon que j'ai
cités nous en offrent un exemple sensible. Dans sa huitième lettre, il avance
en général que Lycurgue établit et les sénateurs et les éphores ; tandis
que, dans son traité des Lois, où il a détaillé le tait, il donne à ces
deux corps de magistrats deux origines différentes.
L'autorité de Satyres ne m'arrêterait pas en cette occasion si elle n'était
fortifiée par celle d'Hérodote. Je ne dirai pas, avec Marsham, que le mot
éphores s'est glissé dans le texte de ce dernier auteur ; mais je dirai que
son témoignage peut se concilier avec ceux des autres écrivains.
Il parait que l'éphorat était une magistrature depuis longtemps connue de
plusieurs peuples du Péloponnèse, et entre autres des Messéniens: elle devait
l'être des anciens habitants de la Laconie, puisque les éphores, à l'occasion
des nouvelles lois de Lycurgue, soulevèrent le peuple contre lui. De plus,
Lycurgue avait, en quelque façon, modelé la constitution de Sparte sur celle
de Crète ; or les Crétois avaient des magistrats principaux qui s'appelaient cosmes,
et qu'Aristote compare aux éphores de Lacédémone. Enfin la plupart des
auteurs que j'ai cités d'abord ne parlent pas de l'éphorat comme d'une
magistrature nouvellement instituée par Théopompe, mais comme d'un frein que
ce prince mit à la puissance des rois. Il est donc très vraisemblable que
Lycurgue laissa quelques fonctions aux éphores déjà établis avant lui, et
que Théopompe leur accorda des prérogatives qui firent ensuite pencher le
gouvernement vers l'oligarchie.
2. Cet usage subsistait aussi en Perse. (Hérod. lib. VI, cap. 59.)
3. Plutarque
cite trois opinions sur ce partage. Suivant la première, Lycurgue divisa tous
les biens de la Laconie en trente-neuf mille portions, dont neuf mille furent
accordées aux habitante de Sparte. Suivant la seconde, il ne donna aux Spartiates
que six mille portions, auxquelles le roi Polydore, qui termina quelque temps
après la première guerre de Messénie, en ajouta trois mille autres. Suivant
la troisième opinion, de ces neuf mille portions, les Spartiates en avaient reçu
la moitié de Lycurgue, et l'autre moitié de Polydore.
J'ai embrassé la première opinion, parce que Plutarque, qui était à portée
de consulter beaucoup d'ouvrages que nous avons perdus, semble l'avoir préférée.
Cependant je ne rejette point les autres. Il paraît, en effet que du temps de
Polydore il arriva que l'accroissement aux lots échus aux Spartiates. Un
fragment des poésies de Tyrtée nous apprend quo le peuple de Sparte demandait
alors un nouveau partage des terres. On raconte aussi que Polydore dit, en
partant pour la Messénie, qu'il allait dans un pays qui n'avait pas encore été
partagé. Enfin la conquête du la Messénie dut introduire parmi les Spartiates
une augmentation de fortune.
Tout ceci entraînerait de longues discussions ; je passe à deux inadvertances
qui paraissent avoir échappé à deux hommes qui ont honoré leur siècle et
leur nation, Aristote et Montesquieu.
Aristote dit que le Iégislateur de Lacédémone avait très bien fait lorsqu'Il
avait défendu aux Spartiates de vendre leurs portions ; mais qu'il n'aurait pas
dû leur permettre de les donner pendant leur vie, ni de les léguer par leur
testament à qui ils voulaient. Je ne crois pas que Lycurgue ait jamais accordé
cette permission. Ce fut l'éphore Epitadès qui, pour frustrer son fils de sa
succession, fit passer le décret qui a donné lieu à la critique d'Aristote,
critique d'autant plus inconcevable que ce philosophe écrivait très peu de
temps après Epitadès.
Solon avait permis d'épouser sa soeur consanguine, et non sa soeur utérine. M.
de Montesquieu a très bien prouvé que Solon avait voulu, par cette loi, empêcher
que les deux époux ne réunissent sur leur tête deux hérédités ; ce qui
pourrait arriver si un frère et une soeur de même mère se mariaient ensemble,
puisque l'un pourrait recueillir la succession du premier mari de sa mère, et
l'autre celle du second mari. M. de Montesquieu observe que la loi était
conforme à l'esprit des républiques grecques ; et il l'oppose au passage de
Philon qui dit que Lycurgue avait permis le mariage des enfants utérins, c'est-à-dire
celui que contracteraient un fils et une fille d'une même mère et de deux pères
différents. Pour résoudre la difficulté, M. de Montesquieu répond que,
suivant Strabon, lorsqu'à Lacédémone une soeur épousait son frère, elle lui
apportait en dot la moitié de la portion qui revenait à ce frère. Mais
Strabon, en cet endroit, parle, d'après l'historien Ephore, des lois de Crète,
et non de celles de Lacédémone ; et quoiqu'il reconnaisse avec cet historien
que ces dernières sont en partie tirées de celles de Minos, il ne s'ensuit pas
que Lycurgue eût adopté celle dont il s'agit maintenant. Je dis plus, c'est qu'il
ne pouvait pas, dans son système, décerner pour dot à la soeur la moitié des
biens du frère, puisqu'il avait défendu les dots.
En supposant même que la loi citée par Strabon fût reçue à Lacédémone, je
ne crois pas qu'on doive l'appliquer au passage de Philon. Cet auteur dit qu'à
Lacédémone il était permis d'épouser sa soeur utérine, et non sa soeur
consanguine. M. de Montesquieu l'interprète ainsi : «
Pour
empêcher que le bien de la famille de la soeur ne passât dans celle du frère,
on donnait en dot à la soeur la moitié du bien du frère. »
Cette
explication suppose deux choses :1° qu'il fallait nécessairement constituer
une dot à la fille, et cela est contraire aux lois de Lacédémone; 2° que
cette soeur renonçait à la succession de son père pour partager celle que son
frère avait reçue du sien. Je réponds que, si la soeur était fille unique,
elle devait hériter du bien de son père, et ne pouvait pas y renoncer ; si
elle avait un frère du même lit, c'était à Iui d'hériter, et, en la mariant
avec son frère d'un autre lit, on ne risquait pas d'accumuler deux héritages.
Si la loi rapportée par Philon était fondée sur le partage des biens, on ne
serait point embarrassé de l'expliquer en partie : par exemple, une mère qui
avait eu d'au premier mari une fille unique, et d'un second plusieurs enfants mâles,
pouvait sans doute marier cette fille avec l'un des puînés du second lit,
parce que ce puîné n'avait point de portion. Dans ce sens, un Spartiate
pouvait épouser sa soeur utérine. Si c'est là ce qu'a voulu dire Philon, je
n'ai pas de peine à l'entendre ; mais quand il ajoute qu'on ne pouvait épouser
sa soeur consanguine, je ne l'entends plus, parce que je ne vois aucune raison,
tirée du partage des biens, qui dût prohiber ces sortes de mariages.
4. Cette
espèce de ruse de guerre s'appelait cryptie. - Je parle de la cryptie,
que l'on rend communément par le mot embuscade, et que l'on a presque toujours
confondue avec la chasse aux Hilotes.
Suivant Héraclide de Pont, qui vivait peu de temps après le voyage du jeune
Anacharsis en Grèce, et Plutarque, qui n'a vécu que quelques siècles après,
on ordonnait do temps en temps aux jeunes gens de se répandre dans la campagne,
armés de poignards ; de se cacher pendant le jour en des lieux couverts, d'en
sortir la nuit pour égorger les Hilotes qu'ils trouveraient sur leur chemin.
Joignons à ces deux témoignages celui d'Aristote, qui, dans un passage conservé
par Plutarque, nous apprend qu'en entrant en place les éphores déclaraient la
guerre aux Hilotes, afin qu'on pût les tuer impunément. Rien ne prouve que ce
décret fat autorisé pat les lois de Lycurgue, et tout nous persuade qu'il était
accompagné de correctifs, car la république n'a jamais pu déclarer une guerre
offensive et continue à des hommes qui seuls cultivaient et affermaient les
terres, qui servaient dans les armées et sur les flottes, qui souvent étaient
mis au nombre des citoyens. L'ordonnance des éphores ne pouvait donc avoir
d'autre but que de soustraire à la justice le Spartiate qui aurait eu le
malheur de tuer un Hilote. De ce qu'un homme a sur un autre le droit de vie et
de mort, il ne s'ensuit pas qu'il en use toujours.
Examinons maintenant : 1° Quel étaitl'objet de la cryptie ; 2° si les lois de
Lycurgue ont établi la chasse aux Hilotes.
1° Platon
veut que, dans un état bien gouverné, les jeunes gens sortant de l'enfance
parcourent pendant deux ans le pays, les armes à la main, bravant les rigueurs
de l'hiver et de l'été, menant une vie dure, et soumis à une exacte
discipline. Quelque nom, ajoute-t-il, qu'on donne à ces jeunes gens, soit
cryptes, soit agronomes ou inspecteurs des champs, ils apprendront à connaître
le pays et à le garder. Comme la cryptie n'était pratiquée que chez les Spartiates,
il est visible que Platon en a détaillé ici les fonctions, et le passage
suivant ne laisse aucun doute à cet égard ; il est tiré du même traité que
le précédent. Un Lacédémonien que Platon introduit dans son dialogue
s'exprime en ces termes : « Nous
avons un exercice nommé cryptie, qui est d'un merveilleux usage pour nous
familiariser avec la douleur : nous sommes obligés do marcher l'hiver nu-pieds,
de dormir sans couverture, de nous servir nous-mêmes sans le secours de nos
esclaves, et de courir de côté et d'autre dans la campagne, soit de nuit, soit
de jour. »
La
correspondance de ces deux passages est sensible ; ils expliquent très
nettement l'objet de la cryptie, et l'on doit observer qu'il n'y est pas dit un
mot de la chasse aux Hilotes. il n'en est pas parlé non plus dans les ouvrages
qui nous restent d'Aristote, ni dans ceux de Thucydide, de Xénophon, d'Isocrate
et de plusieurs écrivains du même siècle, quoiqu'on y fasse souvent mention
des révoltes et des désertions des Hilotes, et qu'on y censure en plus d'un
endroit et les lois de Lycurgue et les usages des Lacédémoniens. J'insiste
d'autant plus sur cette preuve négative, que quelques-uns de ces auteurs étaient
d'Athènes, et vivaientdans une république qui traitait les esclaves avec la
plus grande humanité. Je crois pouvoir conclure de ces réflexions que,
jusqu'au temps environ où Platon écrivait son traité des lois, la cryptie n'était
pas destinée à verser le sang des Hilotes.
C'était une expédition dans laquelle les jeunes gens s'accoutumaient aux opérations
militaires, battaient la campagne, se tenaient en embuscade les armes à la
main, comme s'ils étaient en présence de l'ennemi, et, sortant de leur
retraite pendant la nuit, repoussaient ceux des Hilotes qu'ils trouvaient sur
leur chemin. Je pense que, peu de temps après la mort de Platon, les lois ayant
perdu de leur force, des jeunes gens mirent à mort des Hilotes qui leur
opposaient trop de résistance, et donnèrent peut-être lieu au décret des éphores
que j'ai cité plus haut. L'abus augmentant de jour en jour, on confondit dans
la suite la cryptie avec la chasse des Hilotes.
2° Passons à la seconde question. Cette chasse fut-elle ordonnée par Lycurgue
? Héraclide de Pont se contente de dire qu'on l'attribuait à ce législateur.
Ce n'est qu'un soupçon recueilli par cet auteur postérieur à Platon. Le
passage suivant ne mérite pas plus d'attention. Solon Plutarque, Aristote
rapportait à Lycurgue l'établissement de la cryptie; et comme l'historien,
suivant l'erreur de son temps, confond en cet endroit la cryptie avec la chasse
aux Hilotes, on pourrait croire qu'Aristote les confondait aussi ; mais ce ne
serait qu'une présomption. Nous ignorons si Aristote, dans le passage dont il
s'agit, expliquait les fonctions des cryptes, et il paraît que Plutarque ne l'a
cité que pour le réfuter ; car il dit, quelques lignes après, que l'origine
de la cryptie, telle qu'il la concevait lui-même, devait être fort postérieure
aux lois de Lycurgue. Plutarque n'est pas toujours exact dans les détails des
faits, et je pourrais prouver, à cette occasion, que sa mémoire l'a plus d'une
fois égaré. Voilà toutes les autorités auxquelles j'avais à répondre.
En distinguant avec attention les temps, tout se concilie aisément. Suivant
Aristote, la cryptie fut instituéepar Lycurgue. Platon en expliquel'objet, et
la croit très utile. Lorsque les moeurs de Sparte s'altérèrent, la jeunesse
de Sparte abusa de cet exercice pour se livrer à des cruautés horribles. Je
suis si éloigné de les justifier, que je soupçonne d'exagération le récit
qu'on nous en a fait. Qui nous a dit que les Hilotes n'avaient aucun moyen de
s'en garantir ? 1° Le temps de la cryptie était peut-être fixé ; 2° il était
difficile que les jeunes gens se répandissent sans être aperçus dans un pays
couvert d'Hilotes, intéressés à les surveiller ; 3° il ne l'était pas moins
que les particuliers de Sparte, qui tiraient leur subsistance du produit de
leurs terres, n'avertissent pas les Hilotes, leurs fermiers, du danger qui les
menaçait. Dans tous ces cas, les Hilotes n'avaient qu'à laisser les jeunes
gens faire leur tournée, et se tenir pendant la nuit renfermés chez eux.
J'ai cru devoir justifier dans cette note la manière dont j'ai expliqué la
cryptie dans le corps de mon ouvrage. J'ai pensé aussi qu'il n'était
nullemnent nécessaire de faire les hommes plus méchants qu'ils ne le sont, et
d'avancer sans preuve qu'un législateur sage avait ordonné des cruautés.
5. Les
auteurs varient sur les usages des peuples de la Grèce, parce que, suivant la
différence des temps, ces usages ont varié. Il parait qu'à Sparte les
mariages se réglaient sur le choix des époux, ou sur celui de leurs parents.
Je citerai l'exemple de Lysander, qui, avant de mourir, avait fiancé ses deux
filles à deux citoyens de Lacédémone. Je citerai encore une loi qui
permettait de poursuivre en justice celui qui avait fait un mariage peu
convenable. D'un autre côté, un auteur ancien, nommé Hermippus, rapportait
qu'à Lacédémone on enfermait dans un lieu obscur les filles à marier, et que
chaque jeune homme y prenait au hasard celle qu'il devait épouser. On pourrait
supposer, par voie de conciliation, que Lycurgue avait en effet établi la loi
dont parlait Hermippus, et qu'on s'en était écarté dans la suite. Platon
l'avait en quelque manière adoptée dans sa République.
6. Les
Grecs avaient connu de bonne heure le danger des mariages prématurés. Hésiode
veut que l'âge du garçon ne soit pas trop au-dessous de trente ans. Quant à
celui des filles, quoique le texte ne soit pas clair, il paraît le fixer à
quinze ans. Platon, dans sa République, exige que les hommes ne se marient qu'à
trente ans, et les femmes à vingt. Suivant Aristote, les hommes doivent avoir
environ trente-sept ans, lus femmes à peu prés dix-huit. Je pense qu'à Sparte
c'était trente ans pour les hommes, et vingt pour les femmes. Deux raisons
appuient cette conjecture. 1°. C'est l'âge que prescrit Platon, qui a copié
beaucoup de lois de Lycurgue; 2° les Spartiates n'avaient droit d'opiner dans
l'assemblée générale qu'à l'àge de trente ans ; ce qui semble supposer
qu'avant ce terme ils ne pouvaient pas être regardés comme chefs de famille.
7. Ce
fromage est encore estimé dans le pays. (Voyez Lacédémone ancienne, t.
I, p. 63.)
8.
Meursius (Miscell. Iacon. lib. I, cap. 8) conjecture que le brouet noir
se faisait avec du jus exprimé d'une pièce de porc, auquel on ajoutait du
vinaigre et du sel. Il paraît, en effet, que les cuisiniers ne pouvaient
employer d'autre assaisonnement que le sel et le vinaigre. (Plut. De sanit.
tuend. t. II, p. 128.)
9. Cette
boisson est cencore en usage dans le pays. (Voyez Lacédémone ancienne,
t. I. p. 64.)
10. Ces
repas sont appelés par quelques auteurs phidities, par plusieurs autres
philities, qui paraît être leur vrai nom, et qui désigne des associations
d'amis. (Voyez Meurs Miscell. lacon. lib. 1, cap. 9.)
11. Environ
trois onces et demie.
12. Ce dernier fait et d'autres à peu près
semblables paraissent être postérieurs au temps où les lois de Lycurgue
étaient rigoureusement observées. Ce ne fut qu'après leur décadence qu'un
faux héroïsme s'empara des femmes et des enfants de Sparte.
13. Voyez
le chapitre LI de cet ouvrage.
14. Parmi les inscriptions que M. l'abbé Fourmont avait découvertes en Laconie, il
en est deux qui sont du septième, et peut-être même de la fin du huitième
siècle avant J.-C. Au nom du légat ou du chef d'une députation solennelle, PRESBEUS,
elles joignent les noms de plusieurs magistrats, et ceux des jeunes garçons et
des jeunes filles qui avaient figuré dans les choeurs, et qui, sur l'un de ces
monuments, sont nommés hyalcades. Cette expression, suivant Hésychius,
désignait, parmi les Spartiates, des choeurs d'enfants. J'ai pensé qu'il
était question ici de la pompe des Hyacinthes.
Il faut observer que, parmi les jeunes filles qui composaient un des choeurs, on
trouve le nom de Lycorias, fille de Deuxidamus ou Zeuxidamus, roi de
Lacédémone, qui vivait vers l'an 700 avant J.-C.
15. Il est très difficile, et peut-être impossible, de
donner une juste idée de cette composition. Comme elle variait souvent, les
auteurs anciens, sans entrer dans des détails, se sont contentés de rapporter
des faits, et, dans la suite, on a pris des faits particuliers pour les règles
générales.
Les Spartiates étaient distribués en plusieurs classes nommées MORAI
ou MOIRAI,
c'est-à-dire parties ou divisions.
Quelles étaient les subdivisions de chaque classe ? le lochos, la pentecostys,
l'enomotie. Dans le texte de cet ouvrage, j'ai cru pouvoir comparer la mora
au régiment, le lochos au bataillon, l'enomotie à la compagnie,
sans prétendre que ces rapports fussent exacts ; dans cette note, je
conserverai les noms grecs, au risque de les mettre au singulier quand ils
devraient être au pluriel.
Les subdivisions dont je viens de parler sont clairement exposées par
Xénophon, qui vivait au temps oit je place le voyage du jeune Anacharsis. «
Chaque mora, dit-il, a pour officier un polémarque, quatre chefs de
loches, huit chefs de pentecostys, seize chefs d'enomoties. „ Ainsi chaque
mora contient quatre loches, chaque loches deux pentecostys, chaque pentecostys
deux enomoties. Il faut observer que Xénophon nous présente ici une règle
générale, règle confirmée par ce passage de Thucydide : « Le roi donne
l'ordre aux polémarques, ceux-ci le donnent aux lochages , ces derniers aux
pentecontatères, ceux-là aux enomotarques, qui le font passer à leurs
enomoties. »
Quelquefois, au lieu de faire marcher les mora, on en détachait quelques
lochos. Dans la première bataille de Mantinée, gagnée par les
Lacédémoniens, l'an 418 avant J.-C., leur armée, sons les ordres du roi Agis,
était partagée en sept loches. Chaque loches, dit Thucydide, comprenait quatre
pentecostys, et chaque pentecostys quatre enomoties. Ici la composition du
lochos diffère de celle que lui attribue Xénophon ; mais les circonstances
n'étaient pas les mêmes. Xénophon parlait en générai de la formation do la mora,
lorsque toutes les parties ou entent réunies; Thucydide, d'un cas particulier,
et des lochos séparés de leur mora.
Combien y avait-il de mora ? les uns on admettent six, les autres cinq.
Voici les preuves qu'on peut employer en faveur de la première opinion; j'y
joindrai celles qui sont favorables à la seconde.
1° Dans trois inscriptions rapportées par M. l'abbé Pommant de la Messénie
et de la Laconie, on avait gravé les noms des rois de Lacédémone, deux des
sénateurs, des éphores, des officiers militaires et des différents corps de
magistrats. On y voit six chefs de mora. Ces inscriptions, qui remontent
au huitième siècle avant J.-C., n'étant postérieures à Lycurgue que
d'environ 130 ans, on est fondé à croire que le législateur de Sparte en
avait divisé tous les citoyens en six mora. Mais on se trouve arrêté
par une assez grande difficulté. Avant les six chefs de mora, les
inscriptions placent les six chefs de lochos. Ainsi non seulement les premiers,
c'est-à-dire les chefs de mora, étaient subordonnés à ceux des loches
; mais les uns et les antres étaient égaux en nombre, et telle n'était pas la
composition qui subsistait du temps de Thucydide et de Xénophon.
2° Ce dernier historien observe que Lycurgue divisa la cavalerie et
l'Infanterie pesante en six mora. Ce passage est conforme aux
inscriptions précédentes.
3° Xénophon dit encore que le roi Cléombrote fut envoyé en Phocide avec
quatre mora; s'il n'y en avait que cinq, il n'en restait qu'une à
Lacédémone. Quelque temps après se donna la bataille do Leuctres. Les troupes
de Cléombrote furent battues. Xénophon remarque qu'on fît de nouvelles
levées, et qu'on les tira surtout dans deux mora qui étaient restées
à Sparte. II y en avait donc six en tout.
Voyons maintenant les raisons d'après lesquelles on pourrait en admettre une de
moins. 1° Aristote, cité par Harpocration, n'en comptait que cinq, s'il faut
s'en rapporter à l'édition de Maussac, qui porte pente.
Il est vrai que ce mot ne se trouve pas dans l'édition de Gronovius, et que,
dans quelques manuscrits d'Harpocration, il est remplacé par une lettre
numérale qui désigne six.
Mais cette lettre a tant de ressemblance avec celle qui désigne le nombre cinq
, qu'il était facile de prendre l'une pour l'autre. Deux passages d'Hésychius
prouvent que quelques copistes d'Harpocration ont fait cette méprise. Dans le
premier, il est dit que, suivant Aristote. le loches s'appelait mora
parmi les Lacédémoniens ; et dans le second que, suivant Aristote, les
Lacédémoniens avaient cinq loches, où le mot est tout au long pente.
Donc, suivant Hésychius, Aristote ne donnait aux Lacédémoniens que cinq mora.
Diodore de Sicile raconte qu'Agésilas était à la tête de dix-huit mille
hommes, dont faisaient partie les cinq mora, ou simplement cinq mora
de Lacédémone. Reste à savoir si. en cet endroit, il faut admettre ou
supprimer l'article. Rhodoman, dans son édition, rapporte ainsi le passage : vn
hsan oi Lakedaimonioi (ou Lakedaimonivn)
pente moirai.
M. Béjot a bien voulu, à ma prière, consulter les manuscrits de la
Bibliothèque du roi. Des douze qu'elle possède, cinq seulement contiennent le
passage en question, et présentent l'article oi
avec le nom des Lacédémoniens au nominatif ou au génitif. Ils sont donc
conformes à l'édition de Rhodanien, et, par un changement aussi léger
qu'indispensable, ils donnent cette leçon déjà proposée par Meursius :ai
Lakedaimonivn pente moiriai, les cinq mora
de Lacédémone. Ce passage ainsi rétabli se concilie parfaitement avec celui
d'Aristote.
3° J'ai dit, dans le texte de mon ouvrage, que les Spartiates étaient divisés
en cinq tribus. Il est naturel de penser qu'ils étaient enrôlés en autant de
corps de milices qui tiraient leur dénomination de ces tribus. En effet,
Hérodote dit positivement qu'à la bataille de Platée il y avait un corps de
Pitanates, et nous avons va que les Pitanates formaient une des tribus de
Lacédémone.
Cependant, comme ce ne sont ici que des probabilités, et que le témoignage de
Xénophon est précis, nous dirons avec Meursius que l'historien grec a compté
parmi les mora le corps des Scirites, ainsi nommés de la Sciritide,
petite province située sur les confins du l'Arcadie et de la Laconie. Elle
avait été longtemps soumise aux Spartiates; elle leur fut ensuite enlevée par
Épaminondas, qui l'unit à l'Arcadie. De là vient que, parmi les écrivains
postérieurs, les uns ont regardé les Scirites comme une milice
lacédémonienne, les autres comme un corps de troupes arcadiennes.
Pendant qu'ils obéissaient aux Spartiates, ils les suivaient dans presque
toutes leurs expéditions, quelquefois au nombre de six cents. Dans une
bataille, ils étaient placés à l'aile gauche, et ne se mêlaient point avec
les autres mora. Quelquefois on les tenait on réserve pour soutenir
successivement les divisions qui commençaient à plier. Pendant la nuit, ils
gardaient le camp, et leur vigilance empêchait les soldats de s'éloigner de la
phalange. C'était Lycurgue lui-même qui les avait chargés de ce soin. Cette
milice existait donc du temps de ce législateur : il avait donc établi six
corps de troupes, savoir, cinq mora proprement dites, dans lesquelles entraient
les Spartiates ; et ensuite la cohorte des Scirites, qui, n'étant pas composée
de Spartiates, différait essentiellement des mors proprement dites, mois qui
néanmoins pouvait être qualifiée de ce nom, puisqu'elle faisait partie de la
constitution militaire établie par Lycurgue.
S'il est vrai que les Scirites combattaient à cheval, comme Xénophon le fait
entendre, on ne sera plus surpris que le même historien ait avancé que
Lycurgue institua six mora, tant pour la cavalerie quo pour l'infanterie
pesante. Alors nous dirons qu'il y avait cinq mora d'hoplites spartiates,
et une sixième composée de cavaliers scirites.
D'après les notions précédentes, il est visible que, si des anciens ont paru
quelquefois confondre la mora avec le loches, ce ne peut être que par
inadvertance, ou par un abus de mots, en prenant la partie pour le tout. Le
savant Meursius, qui ne veut pas distinguer ces deux corps, n'a pour lui que
quelques faibles témoignages, auxquels on peut opposer des faits
incontestables. Si, comme le prétend Meursius, il n'y avait que cinq mora,
il ne devait y avoir que cinq loches. Cependant nous venons de voir que le roi
Agis avait sept loches dans son armée ; et l'on peut ajouter qu'en une autre
occasion le roi Archidaimus était à la tête de deux loches.
Si chaque mora prenait le nom de sa tribu, il est naturel de penser que
les quatre lochos de chaque mora avaient des noms particuliers; et nous
savons par Hésychius que les Lacédémoniens donnaient à l'un de leurs lochos
le nom d'edalos. De là nous conjecturons que les Crotanes, qui, suivant
Pausanias, faisaient partie des Pitanates, n'étaient autre chose qu'un des
loches qui formaient la mora de cette tribu : de là peut-être aussi la
critique que Thucydide a faite d'une expression d'Hérodote. Ce dernier ayant
dit qu'à la bataille de Platée Amopharète commandait le loches des Pitenates,
Thucydide observe qu'il n'y a jamais en à Lacédémone de corps de milice qui
fût ainsi nommé, parce que, suivant les apparences, on disait la mora,
et non le lochos des Pitanates.
De combien de soldats la mora était-elle composée ? De cinq cents
hommes, suivant Ephore et Diodore de Sicile; de sept cents, suivant
Callisthène; de neuf cents, suivant Polybe ; de trois cents, de cinq cents, de
sept cents, suivant d'autres.
Il m'a paru qu'il fallait moins attribuer cette diversité d'opinions aux
changements qu'avait éprouvés la mers en différents siècles qu'aux
circonstances qui engageaient à mettre sur pied plus ou moins de troupes. Tous
les Spartiates étaient inscrits dans une des mora. S'agissait-il d'une
expédition, les éphores faisaient annoncer par un héraut que les citoyens
depuis l'âge de puberté, c'est-à-dire depuis l'âge de vingt ans jusqu'à tel
âge, se présenteraient pour servir. En voici un exemple frappant. A la
bataille de Leuctres, le roi Cléombrote avait quatre mora, cornmandées
par autant de polémarques, et composées de citoyens âgés depuis vingt
jusqu'à trente-cinq ans. Après la perte d'une bataille, les éphores
ordonnèrent de nouvelles levées. On fit marcher tous ceux des mêmes mora
qui étaient âgés depuis trente-cinq jusqu'à quarante ans ; et l'on choisit
dans les deux mora qui étaient restées à Lacédémone tous les
citoyens âgés de vingt à quarante ans. Il suit de là que ces portions de mora
qui faisaient la campagne n'étaient souvent que des détachements plus on moins
nombreux du corps entier.
Nous n'avons ni l'ouvrage d'Ephore, qui donnait à la mora cinq cents
hommes; ni celui de Callisthène, qui lui en donnait sept cents ; ni l'endroit
de Polybe où il la portait jusqu'à neuf cents; mais nous ne craignons pas
d'avancer que leurs calculs n'avaient pour objet que des cas particuliers, et
que Diodore de Sicile ne s'est pas expliqué avec assez d'exactitude lorsqu'il a
dit absolument que chaque mora était composée de cinq cents hommes.
Nous ne sommes pas mieux instruits du nombre des soldats qu'on faisait entrer
dans les subdivisions de la mora. Thucydide observe que, par les soins
que prenaient les Lacédémoniens de cacher leurs opérations, on ignora le
nombre des troupes qu'ils avaient à la première bataille de Mantinée, mais
qu'on pouvait néanmoins s'en faire une idée d'après le calcul suivant : le
roi Agis était à la tête de sept loches; chaque loches renfermait quatre
pentecostys; chaque pentecostys quatre enomoties; chaque énomotie fut rangée
sur quatre de front et en général sur huit de profondeur.
De ce passage le scoliaste conclut que, dans cette occasion, l'enomotie fut de
trente-deux hommes, la pentecoslys de cent vingt-huit, le lochos de cinq cent
douze. Nous en concluons, à notre tour, que si le lochos avait toujours été
sur le même pied, l'historien se serait contenté d'annoncer que les
Lacédémoniens avaient sept loches, sans être obligé de recourir à la voie
du calcul.
Les enomoties n'étaient pas non plus fixées d'une manière stable. A la
bataille dont je viens de parler, elles étaient en général de trente-deux
hommes chacune : elles étaient de trente-six à celle de Leuctres ; et Suidas
les réduit à vingt-cinq.