Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
CHAPITRE 40
Voyage de Messénie.
Nous
partîmes de Scillonte, et après avoir traversé la Triphylie, nous arrivâmes
sur les bords de la Néda, qui sépare l’Élide de la Messénie.
Dans le dessein où nous étions de parcourir les côtes de cette dernière
province, nous allâmes nous embarquer au port de Cyparissia, et le lendemain
nous abordâmes à Pylos, situé sous le mont Aegalée. Les vaisseaux trouvent
une retraite paisible dans sa rade, presque entièrement fermée par l’île
Sphactérie. Les environs n’offrent de tous côtés que des bois, des roches
escarpées, un terrain stérile, une vaste solitude. Les Lacédémoniens, maîtres
de la Messénie pendant la guerre du Péloponnèse, les avaient absolument négligés
; mais les Athéniens s’en étant rendus maîtres, se hâtèrent de les
fortifier, et repoussèrent par mer et par terre les troupes de Lacédémone et
celles de leurs alliés. Depuis cette époque Pylos, ainsi que tous les lieux où
les hommes se sont égorgés, excite la curiosité des voyageurs. On nous fit
voir une statue de la victoire qu’y laissèrent les Athéniens ; et de là
remontant aux siècles lointains, on nous disait que le sage Nestor avait
gouverné cette contrée. Nous eûmes beau représenter, que suivant Homère, il
régnait dans la Triphylie ; pour toute réponse, on nous montra la maison de ce
prince, son portrait, et la grotte où il renfermait ses bœufs. Nous voulûmes
insister, mais nous nous convainquîmes bientôt, que les peuples et les
particuliers, fiers de leur origine, n’aiment pas toujours qu’on discute
leurs titres.
En continuant de raser la côte jusqu’au fond du golfe de Messénie, nous vîmes
à Mothone (1) un puits dont l’eau naturellement
imprégnée de particules de poix, a l’odeur et la couleur du baume de Cyzique
; à Colonides, des habitants qui, sans avoir ni les mœurs ni la langue des Athéniens,
prétendent descendre de ce peuple, parce qu’auprès d’Athènes est un bourg
nommé Colone (2) ; plus loin, un temple
d’Apollon, aussi célèbre qu’ancien, où les malades viennent chercher et
croient trouver leur guérison ; plus loin encore, la ville de Coroné, récemment
construite par ordre d’Épaminondas ; enfin l’embouchure du Pamisus, où
nous entrâmes à pleines voiles ; car les vaisseaux peuvent le remonter
jusqu’à 10 stades (3).
Ce fleuve est le plus grand de ceux du Péloponnèse, quoique depuis sa source
jusqu’à la mer, on ne compte que 100 stades environ (4).
Sa carrière est bornée ; mais il la fournit avec distinction : il donne l’idée
d’une vie courte et remplie de beaux jours. Ses eaux pures ne semblent couler
que pour le bonheur de tout ce qui l’environne. Les meilleurs poissons de la
mer s’y plaisent dans toutes les saisons ; et au retour du printemps, ils se hâtent
de remonter ce fleuve pour y déposer leur frais.
Pendant que nous abordions, nous vîmes des vaisseaux qui nous parurent de
construction étrangère, et qui venaient à rames et à voiles. Ils approchent
; des passagers de tout âge et de tout sexe se précipitent sur le rivage, se
prosternent et s’écrient : heureux, mille et mille fois heureux le jour qui
vous rend à nos désirs ! Nous vous arrosons de nos pleurs, terre chérie que
nos pères ont possédée, terre sacrée qui renfermez les cendres de nos pères
! Je m’approchai d’un vieillard qui se nommait Xénoclès, et qui paraissait
être le chef de cette multitude ; je lui demandai qui ils étaient, d’où ils
venaient. Vous voyez, répondit-il, les descendants de ces Messéniens, que la
barbarie de Lacédémone força autrefois de quitter leur patrie, et qui, sous
la conduite de mon père Comon, se réfugièrent aux extrémités de la Libye,
dans un pays qui n’a point de commerce avec les nations de la Grèce. Nous
avons longtemps ignoré qu’Épaminondas avait, il y a environ quinze ans,
rendu la liberté à la Messénie, et rappelé ses anciens habitants. Quand nous
en fûmes instruits, des obstacles invincibles nous arrêtèrent ; la mort d’Épaminondas
suspendit encore notre retour. Nous venons enfin jouir de ses bienfaits.
Nous nous joignîmes à ces étrangers, et après avoir traversé des plaines
fertiles, nous arrivâmes à Messène, située comme Corinthe au pied d’une
montagne, et devenue comme cette
ville un des boulevards du Péloponnèse. Les murs de Messène, construits de
pierres de taille, couronnés de créneaux, et flanqués de tours (5),
sont plus forts et plus élevés que ceux de Byzance, de Rhodes et des autres
villes de la Grèce. Ils embrassent dans leur circuit le mont Ithome. Au dedans,
nous vîmes une grande place ornée de temples, de statues, et d’une fontaine
abondante. De toutes parts s’élevaient de beaux édifices, et l’on pouvait
juger d’après ces premiers essais, de la magnificence que Messène étalerait
dans la suite.
Les nouveaux habitants furent reçus avec autant de distinction que
d’empressement ; et le lendemain, ils allèrent offrir leurs hommages au
temple de Jupiter, placé sur le sommet de la montagne, au milieu d’une
citadelle, qui réunit les ressources de l’art aux avantages de la position.
Le mont est un des plus élevés, et le temple un des plus anciens du Péloponnèse
; c’est là, dit-on, que des nymphes prirent soin de l’enfance de Jupiter.
La statue de ce dieu, ouvrage d’Agéladas, est déposée dans la maison d’un
prêtre qui n’exerce le sacerdoce que pendant une année, et qui ne
l’obtient que par la voie de l’élection. Celui qui l’occupait alors
s’appelait Célénus ; il avait passé la plus grande partie de sa vie en
Sicile.
Ce jour-là même, on célébrait en l’honneur de Jupiter une fête annuelle,
qui attire les peuples des provinces voisines. Les flancs de la montagne étaient
couverts d’hommes et de femmes, qui s’empressaient d’atteindre son sommet.
Nous fûmes témoins des cérémonies saintes ; nous assistâmes à des combats
de musique, institués depuis une longue suite de siècles. La joie des Messéniens
de Libye offrait un spectacle touchant, et dont l’intérêt fut augmenté par
une circonstance imprévue : Célénus, le prêtre de Jupiter, reconnut un frère
dans le chef de ces familles infortunées, et il ne pouvait s’arracher de ses
bras. Ils se rappelèrent les funestes circonstances qui les séparèrent
autrefois l’un de l’autre. Nous passâmes quelques jours avec ces deux
respectables vieillards, avec plusieurs de leurs parents et de leurs amis. De la
maison de Célénus, l’œil pouvait embrasser la Messénie entière, et en
suivre les limites dans un espace d’environ 800 stades (6)
; la vue s’étendait au nord, sur l’Arcadie et sur l’Élide ; à l’ouest
et au sud, sur la mer, et sur les îles voisines ; à l’est, sur une chaîne
de montagnes, qui sous le nom de Taygète, séparent cette province de celle de
Laconie. Elle se reposait ensuite sur le tableau renfermé dans cette enceinte.
On nous montrait à diverses distances, de riches campagnes entrecoupées de
collines et de rivières, couvertes de troupeaux et de poulains qui font la
richesse des habitants. Je dis alors : au petit nombre de cultivateurs que nous
avons aperçus en venant ici, il me paraît que la population de cette province
n’est pas en proportion avec sa fertilité. Ne vous en prenez, répondit Xénoclès,
qu’aux barbares dont ces montagnes nous dérobent l’aspect odieux. Pendant
quatre siècles entiers, les Lacédémoniens ont ravagé la Messénie, et laissé
pour tout partage, à ses habitants, la guerre ou l’exil, la mort ou
l’esclavage.
Nous n’avions qu’une légère idée de ces funestes révolutions : Xénoclès
s’en aperçut, il en gémit, et adressant la parole à son fils : prenez votre
lyre, dit-il, et chantez ces trois élégies où mon père, dès notre arrivée
en Libye, voulut, pour soulager sa douleur, éterniser le souvenir des maux que
votre patrie avait essuyés
Première élégie.
Sur la première guerre de Messénie (8) .
Bannis
de la Grèce, étrangers aux autres peuples, nous ne tenions aux hommes que par
la stérile pitié qu’ils daignaient quelquefois accorder à nos malheurs. Qui
l’eût dit, qu’après avoir si longtemps erré sur les flots, nous
parviendrions au port des Hespérides, dans une contrée que la nature et la
paix enrichissent de leurs dons précieux ? Ici la terre, comblant les vœux du
laboureur, rend le centuple des grains qu’on lui confie ; des rivières
paisibles serpentent dans la plaine, près d’un vallon ombragé de lauriers,
de myrtes, de grenadiers et d’arbres de toute espèce. Au-delà sont des
sables brûlants, des peuples barbares, des animaux féroces ; mais nous
n’avons rien à redouter, il n’y a point de Lacédémoniens parmi eux.
Les habitants de ces belles retraites, attendris sur nos maux, nous ont généreusement
offert un asile. Cependant la douleur consume nos jours, et nos faibles plaisirs
rendent nos regrets plus amers. Hélas ! Combien de fois errant dans ces vergers
délicieux, j’ai senti mes larmes couler au souvenir de la Messénie ! Ô
bords fortunés du Pamisus, temples augustes, bois sacrés, campagnes si souvent
abreuvées du sang de nos aïeux ! Non, je ne saurais vous oublier. Et vous, féroces
Spartiates, je vous jure au nom de cinquante mille Messéniens que vous avez
dispersés sur la terre, une haine aussi implacable que votre cruauté ; je vous
la jure au nom de leurs descendants, au nom des cœurs sensibles de tous les
temps et de tous les lieux.
Restes malheureux de tant de héros plus malheureux encore, puissent mes chants,
modelés sur ceux de Tyrtée et d’Archiloque, gronder sans cesse à vos
oreilles, comme la trompette qui donne le signal au guerrier, comme le tonnerre
qui trouble le sommeil du lâche ! Puissent-ils, offrant nuit et jour à vos
yeux les ombres menaçantes de vos pères, laisser dans vos âmes une blessure
qui saigne nuit et jour !
Les Messéniens jouirent pendant plusieurs siècles d’une tranquillité
profonde, sur une terre qui suffisait à leurs besoins, sous les douces
influences d’un ciel toujours serein. Ils étaient libres, ils avaient des
lois sages, des mœurs simples, des rois qui les aimaient, et des fêtes riantes
qui les délassaient de leurs travaux.
Tout à coup l’alliance qui les avait unis avec les Lacédémoniens, reçoit
des atteintes mortelles ; on s’accuse, on s’aigrit de part et d’autre ;
aux plaintes succèdent les menaces. L’ambition, jusqu’alors enchaînée par
les lois de Lycurgue, saisit ce moment pour briser ses fers, appelle à grands
cris l’injustice et la violence, se glisse avec ce cortège infernal dans le cœur
des Spartiates, et leur fait jurer sur les autels, de ne pas déposer les armes,
jusqu’à ce qu’ils aient asservi la Messénie. Fière de ce premier
triomphe, elle les mène à l’un des sommets du mont Taygète, et de là leur
montrant les riches campagnes exposées à leurs yeux, elle les introduit dans
une place forte qui appartenait à leurs anciens alliés, et qui servait de
barrière aux deux empires.
À cette nouvelle, nos aïeux, incapables de supporter un outrage, accourent en
foule au palais de nos rois. Euphaès occupait alors le trône : il écoute les
avis des principaux de la nation ; sa bouche est l’organe de la sagesse. Il
excite l’ardeur des Messéniens, il la suspend jusqu’à ce qu’elle puisse
éclater avec succès. Des années entières suffisent à peine pour accoutumer
à la discipline un peuple trop familiarisé sans doute avec les douceurs
d’une longue paix. Il apprit dans l’intervalle à voir sans murmurer ses
moissons enlevées par les Lacédémoniens, à faire lui-même des incursions
dans la Laconie.
Deux fois le moment de la vengeance parut s’approcher ; deux fois les forces
des deux états luttèrent entre elles. Mais la victoire n’osa terminer cette
grande querelle, et son indécision accéléra la ruine des Messéniens. Leur
armée s’affaiblissait de jour en jour par la perte d’un grand nombre
de guerriers, par les garnisons qu’il fallait entretenir dans les différentes
places, par la désertion des esclaves, par une épidémie qui commençait à
ravager une contrée autrefois si florissante.
Dans cette extrémité on résolut de se retrancher sur le mont Ithome, et de
consulter l’oracle de Delphes. Les prêtres, et non les dieux, dictèrent
cette réponse barbare : « le salut de la Messénie dépend du sacrifice
d’une jeune fille tirée au sort, et choisie dans la maison régnante. »
D’anciens préjugés ferment les yeux sur l’atrocité de l’obéissance. On
apporte l’urne fatale, le sort condamne la fille de Lyciscus, qui la dérobe
soudain à tous les regards, et s’enfuit avec elle à Lacédémone. Le
guerrier Aristodème s’avance à l’instant, et malgré le tendre intérêt
qui gémit au fond de son cœur, il présente la sienne aux autels. Elle était
fiancée à l’un des favoris du roi, qui accourt à sa défense. Il soutient
qu’on ne peut sans son aveu disposer de son épouse. Il va plus loin, il flétrit
l’innocence pour la sauver, et déclare que l’hymen est consommé.
L’horreur de l’imposture, la crainte du déshonneur, l’amour paternel, le
salut de la patrie, la sainteté de sa parole, une foule de mouvements
contraires agitent avec tant de violence l’âme d’Aristodème, qu’elle a
besoin de se soulager par un coup de désespoir. Il saisit un poignard ; sa
fille tombe morte à ses pieds ; tous les spectateurs frémissent ; le prêtre,
insatiable de cruautés, s’écrie : « ce n’est pas la piété, c’est
la fureur qui a guidé le bras du meurtrier ; les dieux demandent une autre
victime. »
Il en faut une, répond le peuple en fureur, et il se jette sur le malheureux
amant, qui aurait péri, si le roi n’eût calmé les esprits, en leur
persuadant que les conditions de l’oracle étaient remplies. Sparte
s’endurcissait de plus en plus dans ses projets de conquête ; elle les annonçait
par des hostilités fréquentes, par des combats sanglants. Dans l’une de ces
batailles, le roi Euphaès fut tué, et remplacé par Aristodème ; dans une
autre, où plusieurs peuples du Péloponnèse s’étaient joints aux Messéniens,
nos ennemis furent battus ; et trois cents d’entre eux, pris les armes à la
main, arrosèrent nos autels de leur sang.
Le siège d’Ithome continuait avec la même vigueur. Aristodème en
prolongeait la durée, par sa vigilance, son courage, la confiance de ses
troupes, et le cruel souvenir de sa fille. Dans la suite, des oracles
imposteurs, des prodiges effrayants ébranlèrent sa constance. Il désespéra
du salut de la Messénie ; et s’étant percé de son épée, il rendit les
derniers soupirs sur le tombeau de sa fille.
Les assiégés se défendirent encore pendant plusieurs mois ; mais après avoir
perdu leurs généraux et leurs plus braves soldats, se voyant sans provisions
et sans ressources, ils abandonnèrent la place. Les uns se retirèrent chez les
nations voisines ; les autres, dans leurs anciennes demeures, où les vainqueurs
les forcèrent de jurer l’exécution des articles suivants : « vous
n’entreprendrez rien contre notre autorité ; vous cultiverez vos terres, mais
vous nous apporterez tous les ans la moitié de leur produit. À la mort des
rois et des principaux magistrats, vous paraîtrez, hommes et femmes, en habit
de deuil. » Telles furent les conditions humiliantes, qu’après une
guerre de vingt ans, Lacédémone prescrivit à nos ancêtres.
Seconde élégie.
Sur la seconde guerre de Messénie (9).
Je
rentre dans la carrière ; je vais chanter la gloire d’un héros qui combattit
longtemps sur les ruines de sa patrie. Ah ! S’il était permis aux mortels de
changer l’ordre des destinées, ses mains triomphantes auraient sans doute réparé
les outrages d’une guerre et d’une paix également odieuses.
Quelle paix, juste ciel ! Elle ne cessa pendant l’espace de 39 ans,
d’appesantir un joug de fer sur la tête des vaincus, et de fatiguer leur
constance par toutes les formes de la servitude. Assujettis à des travaux pénibles,
courbés sous le poids des tributs qu’ils transportaient à Lacédémone, forcés
de pleurer aux funérailles de leurs tyrans, et ne pouvant même exhaler une
haine impuissante, ils ne laissaient à leurs enfants que des malheurs à
souffrir, et des insultes à venger. Les maux parvinrent au point que les
vieillards n’avaient plus rien à craindre de la mort, et les jeunes gens plus
rien à espérer de la vie.
Leurs regards, toujours attachés à la terre, se levèrent enfin vers Aristomène,
qui descendait de nos anciens rois, et qui, dès son aurore, avait montré sur
son front, dans ses paroles et dans ses actions, les traits et le caractère
d’une grande âme. Ce prince, entouré d’une jeunesse impatiente, dont tour
à tour il enflammait ou tempérait le courage, interrogea les peuples voisins ;
et ayant appris que ceux d’Argos et d’Arcadie étaient disposés à lui
fournir des secours, il souleva sa nation, et dès ce moment elle fit entendre
les cris de l’oppression et de la liberté. Le premier combat se donna dans un
bourg de la Messénie. Le succès en fut douteux. Aristomène y fit tellement
briller sa valeur, que d’une commune voix on le proclama roi sur le champ de
bataille ; mais il refusa un honneur auquel il avait des droits par sa
naissance, et encore plus par ses vertus.
Placé à la tête des troupes, il voulut effrayer les Spartiates par un coup
d’éclat, et déposer dans le sein de leur capitale, le gage de la haine
qu’il leur avait vouée depuis son enfance. Il se rend à Lacédémone ; il pénètre
furtivement dans le temple de Minerve, et suspend au mur un bouclier sur lequel
étaient écrits ces mots : « c’est des dépouilles des Lacédémoniens
qu’Aristomène a consacré ce monument à la déesse. »
Sparte, conformément à la réponse de l’oracle de Delphes, demandait alors
aux Athéniens un chef pour la diriger dans cette guerre. Athènes, qui
craignait de concourir à l’agrandissement de sa rivale, lui proposa Tyrtée,
poète obscur, qui rachetait les désagréments de sa
figure, et les disgrâces de la fortune, par un talent sublime, que les Athéniens regardaient comme une espèce de frénésie.
Tyrtée, appelé au secours d’une nation guerrière, qui le mit bientôt au
nombre de ses citoyens, s’abandonna tout entier à sa haute destinée. Ses
chants enflammés inspiraient le mépris des dangers et de la mort. Il les fit
entendre, et les Lacédémoniens volèrent au combat.
Ce n’est pas avec des couleurs communes qu’on doit exprimer la rage
sanguinaire qui anima les deux nations. Il faut en créer de nouvelles. Tels que
les feux du tonnerre, lorsque ils tombent dans les gouffres de l’Etna, et les
embrasent : le volcan s’ébranle et mugit ; il soulève ses flots
bouillonnants ; il les vomit de ses flancs qu’il entre ouvre ; il les lance
contre les cieux qu’il ose braver. Indignée de son audace, la foudre chargée
de nouveaux feux qu’elle a puisés dans la nue, redescend plus vite que l’éclair,
frappe à coups redoublés le sommet de la montagne ; et après avoir fait voler
en éclats ses roches fumantes, elle impose silence à l’abîme, et le laisse
couvert de cendres et de ruines éternelles. Tel Aristomène, à la tête des
jeunes Messéniens, fond avec impétuosité sur l’élite des Spartiates,
commandés par le roi Anaxandre. Ses guerriers, à son exemple, s’élancent
comme des lions ardents ; mais leurs efforts se brisent contre cette masse
immobile et hérissée de fers, où les passions les plus violentes se sont
enflammées, et d’où les traits de la mort s’échappent sans interruption.
Couverts de sang et de blessures, ils
désespéraient de vaincre, lorsque Aristomène, se multipliant dans lui-même
et dans ses soldats, fait plier le brave Anaxandre et sa redoutable cohorte ;
parcourt rapidement les bataillons ennemis ; écarte les uns par sa valeur, les
autres par sa présence ; les disperse, les poursuit, et les laisse dans leur
camp ensevelis dans une consternation profonde. Les femmes de Messénie célébrèrent
cette victoire par des chants que nous répétons encore. Leurs époux levèrent
une tête altière, et sur leur front menaçant le dieu de la guerre imprima la
vengeance et l’audace.
Ce serait à toi maintenant, déesse de mémoire, de nous dire comment de si
beaux jours se couvrirent tout à coup d’un voile épais et sombre : mais tes
tableaux n’offrent presque que des traits informes et des couleurs éteintes :
les années ne ramènent dans le présent que les débris des faits mémorables
; semblables aux flots qui ne vomissent sur le rivage que les restes d’un
vaisseau autrefois souverain des mers. écoutez, jeunes Messéniens, un témoin
plus fidèle et plus respectable : je le vis ; j’entendis sa voix au milieu de
cette nuit orageuse qui dispersa la flotte que je conduisais en Libye. Jeté sur
une côte inconnue, je m’écriai : Ô terre ! Tu nous serviras du moins de
tombeau, et nos os ne seront point foulés par les Lacédémoniens.
À ce nom fatal, je vis des tourbillons de flamme et de fumée s’échapper
d’un monument funèbre placé à mes côtés, et du fond de la tombe, s’élever
une ombre qui proféra ces paroles : quel est donc ce mortel qui vient troubler
le repos d’Aristomène, et rallumer dans ses cendres la haine qu’il conserve
encore contre une nation barbare ? C’est un Messénien, répondis-je avec
transport ; c’est Comon, c’est l’héritier d’une famille autrefois unie
avec la vôtre. Ô Aristomène, ô le plus grand des mortels, il m’est donc
permis de vous voir et de vous entendre ! Ô dieux ! Je vous bénis pour la
première fois de ma vie, d’avoir conduit à Rhodes Comon et son infortune.
Mon fils, répondit le héros, tu les béniras toute ta vie. Ils m’avaient
annoncé ton arrivée, et ils me permettent de te révéler les secrets de leur
haute sagesse. Le temps approche où telle que l’astre du jour, lorsque du
sein d’une nuée épaisse, il sort étincelant de lumière, la Messénie
reparaîtra sur la scène du monde avec un nouvel éclat : le ciel par des avis
secrets guidera le héros qui doit opérer ce prodige : tu seras toi-même
instruit du moment de l’exécution : adieu, tu peux partir. Tes compagnons
t’attendent en Libye ; porte-leur ces grandes nouvelles.
Arrêtez, ombre généreuse, repris-je aussitôt, daignez ajouter à de si
douces espérances, des consolations plus douces encore. Nos pères furent
malheureux ; il est si facile de les croire coupables ! Le temps a dévoré les
titres de leur innocence, et de tous côtés les nations laissent éclater des
soupçons qui nous humilient. Aristomène trahi, errant seul de ville en ville,
mourant seul dans l’île de Rhodes, est un spectacle offensant pour
l’honneur des Messéniens. Va, pars, vole, mon fils, répondit le héros en élevant
la voix ; dis à toute la terre que la valeur de vos pères fut plus ardente que
les feux de la canicule, leurs vertus plus pures que la clarté des cieux ; et
si les hommes sont encore sensibles à la pitié, arrache-leur des larmes par le
récit de nos infortunes. écoute-moi : Sparte ne pouvait supporter la honte de
sa défaite : elle dit à ses guerriers : vengez-moi ; à ses esclaves : protégez-moi
; à un esclave plus vil que les siens, et dont la tête était ornée du diadème
: trahis tes alliés ; c’était Aristocrate qui régnait sur la puissante
nation des arcadiens ; il avait joint ses troupes aux nôtres.
Les deux armées s’approchèrent comme deux orages qui vont se disputer
l’empire des airs. À l’aspect de leurs vainqueurs, les ennemis cherchent
vainement au fond de leur cœur un reste de courage ; et dans leurs regards
inquiets se peint l’intérêt sordide de la vie. Tyrtée se présente alors
aux soldats avec la confiance et l’autorité d’un homme qui tient dans ses
mains le salut de la patrie. Des peintures vives et animées brillent
successivement à leurs yeux. L’image d’un héros qui vient de repousser
l’ennemi, ce mélange confus de cris de joie et d’attendrissement qui
honorent son triomphe, ce respect qu’inspire à jamais sa présence, ce repos
honorable dont il jouit dans sa vieillesse ; l’image plus touchante d’un
jeune guerrier expirant dans le champ de la gloire, les cérémonies augustes
qui accompagnent ses funérailles, les regrets et les gémissements d’un
peuple entier à l’aspect de son cercueil, les vieillards, les femmes, les
enfants qui pleurent et se roulent autour de son tombeau, les honneurs immortels
attachés à sa mémoire, tant d’objets et de sentiments divers, retracés
avec une éloquence impétueuse et dans un mouvement rapide, embrasent les
soldats d’une ardeur jusqu’alors inconnue. Ils attachent à leurs
bras leurs noms et ceux de leurs familles ; trop heureux s’ils obtiennent une
sépulture distinguée, si la postérité peut dire un jour en les nommant : les
voilà ceux qui sont morts pour la patrie !
Tandis qu’un poète excitait cette révolution dans l’armée lacédémonienne,
un roi consommait sa perfidie dans la nôtre : des rumeurs sinistres semées par
son ordre, avaient préparé à l’avilissement ses troupes effrayées. Le
signal de la bataille devient le signal de leur fuite. Aristocrate les conduit
lui-même dans la route de l’infamie ; et cette route, il la trace à travers
nos bataillons, au moment fatal où ils avaient à soutenir tout l’effort de
la phalange ennemie. Dans un clin d’œil, l’élite de nos guerriers fut égorgée,
et la Messénie asservie. Non, elle ne le fut pas, la liberté s’était réservé
un asile sur le mont Ira. Là s’étaient rendus et les soldats échappés au
carnage, et les citoyens jaloux d’échapper à la servitude. Les vainqueurs
formèrent une enceinte au pied de la montagne. Ils nous voyaient avec effroi au
dessus de leurs têtes, comme les pâles matelots, lorsque ils aperçoivent à
l’horizon ces sombres nuées qui portent les tempêtes dans leur sein.
Alors commença ce siège moins célèbre, aussi digne d’être célébré que
celui d’Ilion ; alors se reproduisirent ou se réalisèrent tous les exploits
des anciens héros ; les rigueurs des saisons onze fois renouvelées ne purent
jamais lasser la féroce obstination des assiégeants, ni la fermeté inébranlable
des assiégés.
Trois cents Messéniens d’une valeur distinguée, m’accompagnaient dans mes
courses ; nous franchissions aisément la barrière placée au pied de la
montagne, et nous portions la terreur jusqu’aux environs de Sparte. Un jour,
chargés de butin, nous fûmes entourés de l’armée ennemie. Nous fondîmes
sur elle sans espoir de la vaincre. Bientôt atteint d’un coup mortel, je
perdis l’usage de mes sens ; et plût aux dieux qu’il ne m’eût jamais été
rendu ! Quel réveil, juste ciel ! S’il eût tout à coup offert à mes yeux
le noir tartare, il m’eût inspiré moins d’horreur. Je me trouvai sur un
tas de morts et de mourants, dans un séjour ténébreux, où l’on
n’entendait que des cris déchirants, des sanglots étouffés : c’étaient
mes compagnons, mes amis. Ils avaient été jetés avant moi dans une fosse
profonde. Je les appelais ; nous pleurions ensemble ; ma présence semblait
adoucir leurs peines. Celui que j’aimais le mieux, ô souvenir cruel ! Ô trop
funeste image ! Ô mon fils ! Tu ne saurais m’écouter sans frémir : c’était
un de tes aïeux. Je reconnus, à quelques mots échappés de sa bouche, que ma
chute avait hâté le moment de sa mort. Je le pressais entre mes bras ; je le
couvrais de larmes brûlantes ; et n’ayant pu arrêter le dernier souffle de
vie errant sur ses lèvres, mon âme durcie par l’excès de la douleur, cessa
de se soulager par des plaintes et des pleurs. Mes amis expiraient
successivement autour de moi. Aux divers accents de leur voix affaiblie, je présageais
le nombre des instants qui leur restaient à vivre ; je voyais froidement
arriver celui qui terminait leurs maux. J’entendis enfin le dernier soupir du
dernier d’entre eux ; et le silence du tombeau régna dans l’abîme.
Le soleil avait trois fois commencé sa carrière, depuis que je n’étais plus
compté parmi les vivants. Immobile, étendu sur le lit de douleur, enveloppé
de mon manteau, j’attendais avec impatience cette mort qui mettait ses faveurs
à si haut prix, lorsque un bruit léger vint frapper mon oreille : c’était
un animal sauvage (10), qui s’était introduit
dans le souterrain par une issue secrète. Je le saisis ; il voulut s’échapper
; je me traînai après lui. J’ignore quel dessein m’animait alors ; car la
vie me paraissait le plus cruel des supplices. Un dieu sans doute dirigeait mes
mouvements, et me donnait des forces. Je rampai longtemps dans des détours
obliques ; j’entrevis la lumière ; je rendis la liberté à mon guide, et
continuant à m’ouvrir un passage, je sortis de la région des ténèbres. Je
trouvai les Messéniens occupés à pleurer ma perte. À mon aspect, la montagne
tressaillit de cris de joie ; au récit de mes souffrances, de cris
d’indignation.
La vengeance les suivit de près : elle fut cruelle comme celle des dieux. La Messénie, la Laconie étaient le jour, la nuit, infestées par des ennemis
affamés les uns des autres. Les Spartiates se répandaient dans la plaine,
comme la flamme qui dévore les moissons ; nous, comme un torrent qui détruit
et les moissons et la flamme. Un avis secret nous apprit que les Corinthiens
venaient au secours de Lacédémone ; nous nous glissâmes dans leur camp à la
faveur des ténèbres, et ils passèrent des bras du sommeil dans ceux de la
mort. Vains exploits, trompeuses espérances ! Du trésor immense des années et
des siècles, le temps fait sortir, au moment précis, ces grandes révolutions
conçues dans le sein de l’éternité, et quelquefois annoncées par des
oracles. Celui de Delphes avait attaché notre perte à des présages qui se vérifièrent,
et le devin Théoclus m’avertit que nous touchions au dénouement de tant de
scènes sanglantes.
Un berger, autrefois esclave d’Empéramus, général des Lacédémoniens,
conduisait tous les jours son troupeau sur les bords de la Néda, qui coule au
pied du mont Ira. Il aimait une Messénienne, dont la maison était située sur
le penchant de la montagne, et qui le recevait chez elle, toutes les fois que
son mari était en faction dans notre camp. Une nuit, pendant un orage affreux ;
le Messénien paraît tout à coup, et raconte à sa femme, étonnée de son
retour, que la tempête et l’obscurité mettent la place à l’abri d’un
coup de main, que les postes sont abandonnés, et qu’une blessure me retient
au lit. Le berger, qui s’était dérobé aux regards du Messénien, entend ce
récit, et le rapporte sur le champ au général lacédémonien.
Épuisé de douleurs et de fatigue, j’avais abandonné mes sens aux douceurs
du sommeil, lorsque le génie de la Messénie m’apparut en long habit de
deuil, et la tête couverte d’un voile. Tu dors, Aristomène, me dit-il, tu
dors, et déjà les échelles menaçantes se hérissent autour de la place ; déjà
les jeunes Spartiates s’élèvent dans les airs à l’appui de ces frêles
machines : le génie de Lacédémone l’emporte sur moi ; je l’ai vu du haut
des murs appeler ses farouches guerriers, leur tendre la main, et leur assigner
des postes.
Je m’éveillai en sursaut, l’âme oppressée, l’esprit égaré, et dans le
même saisissement que si la foudre était tombée à mes côtés. Je me jette
sur mes armes ; mon fils arrive : où sont les Lacédémoniens ? - dans la
place, aux pieds des remparts ; étonnés de leur audace, ils n’osent avancer.
C’est assez, repris-je ; suivez-moi. Nous trouvons sur nos pas Théoclus,
l’interprète des dieux, le vaillant Manticlus son fils, d’autres chefs qui
se joignent à nous. Courez, leur dis-je, répandre l’alarme, annoncez aux Messéniens qu’à la pointe du jour ils verront leurs généraux au milieu des
ennemis.
Ce moment fatal arrive ; les rues, les maisons, les temples, inondés de sang,
retentissent de cris épouvantables. Les Messéniens ne pouvant plus entendre ma
voix, n’écoutent que leur fureur. Les femmes les animent au combat,
s’arment elles-mêmes de mille instruments de mort, se précipitent sur
l’ennemi, et tombent en expirant sur les corps de leurs époux, et de leurs
enfants.
Pendant trois jours, ces scènes cruelles se renouvelèrent à chaque pas, à
chaque moment, à la lueur sombre des éclairs, au bruit sourd et continu de la
foudre ; les Lacédémoniens supérieurs en nombre, prenant tour à tour de
nouvelles forces dans des intervalles de repos ; les Messéniens combattant sans
interruption, luttant à la fois contre la faim, la soif, le sommeil, et le fer
de l’ennemi. Sur la fin du troisième jour, le devin Théoclus m’adressant
la parole : « eh ! De quoi, me dit-il, vous serviront tant de courage et
de travaux ? C’en est fait de la Messénie, les dieux ont résolu sa perte ;
sauvez-vous, Aristomène : sauvez nos malheureux amis ; c’est à moi de
m’ensevelir sous les ruines de ma patrie. » Il dit, et se jetant dans la
mêlée, il meurt libre et couvert de gloire.
Il m’eût été facile de l’imiter ; mais soumis à la volonté des dieux,
je crus que ma vie pouvait être nécessaire à tant d’innocentes victimes que
le fer allait égorger. Je rassemblai les femmes et les enfants, je les entourai
de soldats. Les ennemis persuadés que nous méditions une retraite, ouvrirent
leurs rangs, et nous laissèrent paisiblement arriver sur les terres des Arcadiens
(11). Je ne parlerai ni du dessein que je formai de
marcher à Lacédémone, et de la surprendre, pendant que ses soldats
s’enrichissaient de nos dépouilles sur le mont Ira, ni de la perfidie du roi
Aristocrate, qui révéla notre secret aux Lacédémoniens. Le traître ! Il fut
convaincu devant l’assemblée de sa nation : ses sujets devinrent ses
bourreaux, il expira sous une grêle de traits ; son corps fut porté dans une
terre étrangère, et l’on dressa une colonne qui attestait son infamie et son
supplice.
Par ce coup imprévu, la fortune s’expliquait assez hautement. Il ne
s’agissait plus de la fléchir, mais de me mesurer seul avec elle, en
n’exposant que ma tête à ses coups. Je donnai des larmes aux Messéniens qui
n’avaient pas pu me joindre ; je me refusai à celles des Messéniens qui
m’avaient suivi : ils voulaient m’accompagner aux climats les plus éloignés.
Les Arcadiens voulaient partager leurs terres avec eux ; je rejetai toutes ces
offres :
Mes fidèles compagnons, confondus avec une nation nombreuse, auraient perdu
leur nom et le souvenir de leurs maux. Je leur donnai mon fils, un autre moi-même
; ils allèrent sous sa conduite en Sicile, où ils seront en dépôt jusqu’au
jour des vengeances (12).
Après cette cruelle séparation, n’ayant plus rien à craindre, et cherchant
partout des ennemis aux Lacédémoniens, je parcourus les nations voisines.
J’avais enfin résolu de me rendre en Asie, et d’intéresser à nos malheurs
les puissantes nations des Lydiens et des Mèdes. La mort qui me surprit à
Rhodes, arrêta des projets qui, en attirant ces peuples dans le Péloponnèse,
auraient peut-être changé la face de cette partie de la Grèce.
À ces mots, le héros se tut, et descendit dans la nuit du tombeau. Je partis
le lendemain pour la Libye.
Troisième élégie.
Sur la troisième guerre de Messénie (13).
Que
le souvenir de ma patrie est pénible et douloureux ! Il a l’amertume de
l’absinthe et le fil tranchant de l’épée ; il me rend insensible au
plaisir et au danger. J’ai prévenu ce matin le lever du soleil : mes pas
incertains m’ont égaré dans la campagne ; la fraîcheur de l’aurore ne
charmait plus mes sens. Deux lions énormes se sont élancés d’une forêt
voisine ; leur vue ne m’inspirait aucun effroi. Je ne les insultai point : ils
se sont écartés.
Cruels Spartiates, que vous avaient fait nos pères ? Après la prise d’Ira,
vous leur distribuâtes des supplices, et dans l’ivresse du succès, vous voulûtes
qu’ils fussent tous malheureux de votre joie. Aristomène nous a promis un
avenir plus favorable : mais qui pourra jamais étouffer dans nos cœurs le
sentiment des maux dont nous avons entendu le récit, dont nous avons été les
victimes ? Vous fûtes heureux, Aristomène, de n’en avoir pas été le témoin.
Vous ne vîtes pas les habitants de la Messénie, traînés à la mort comme des
scélérats, vendus comme de vils troupeaux. Vous n’avez pas vu leurs
descendants, ne transmettre pendant deux siècles à leurs fils, que
l’opprobre de la naissance. Reposez tranquillement dans le tombeau, ombre du
plus grand des humains, et souffrez que je consigne à la postérité les
derniers forfaits des Lacédémoniens.
Leurs magistrats, ennemis du ciel ainsi que de la terre, font mourir des
suppliants qu’ils arrachent du temple de Neptune. Ce dieu irrité, frappe de
son trident les côtes de Laconie. La terre ébranlée, des abîmes entre
ouverts, un des sommets du mont Taygète roulant dans les vallées, Sparte
renversée de fond en comble, et cinq maisons seules épargnées, plus de vingt
mille hommes écrasés sous ses ruines : voilà le signal de notre délivrance,
s’écrie à la fois une multitude d’esclaves. Insensés ! Ils courent à Lacédémone
sans ordre et sans chef. À l’aspect d’un corps de Spartiates qu’a
rassemblé le roi Archidamus, ils s’arrêtent comme les vents déchaînés par
Éole, lorsque le dieu des mers leur apparaît ; à la vue des Athéniens et des
différentes nations qui viennent au secours des Lacédémoniens, la plupart se
dissipent comme les vapeurs grossières d’un marais, aux premiers rayons du
soleil. Mais ce n’est pas en vain que les Messéniens ont pris les armes ; un
long esclavage n’a point altéré le sang généreux qui coule dans leurs
veines ; et tels que l’aigle captif, qui, après avoir rompu ses liens, prend
son essor dans les cieux, ils se retirent sur le mont Ithome, et repoussent avec
vigueur les attaques réitérées des Lacédémoniens, bientôt réduits à
rappeler les troupes de leurs alliés.
Là paraissent ces Athéniens si exercés dans la conduite des siéges. C’est
Cimon qui les commande, Cimon que la victoire a souvent couronné d’un laurier
immortel ; l’éclat de sa gloire, et la valeur de ses troupes inspirent de la
crainte aux assiégés, de la terreur aux Lacédémoniens. On ose soupçonner ce
grand homme de tramer une perfidie. On l’invite sous les plus frivoles prétextes
à ramener son armée dans l’Attique. Il part ; la Discorde qui planait sur
l’enceinte du camp, s’arrête, prévoit les calamités prêtes à fondre sur
la Grèce, et secouant sa tête hérissée de serpents, elle pousse des
hurlements de joie, d’où s’échappent ces terribles paroles :
Sparte, Sparte, qui ne sais payer les services qu’avec des outrages !
Contemple ces guerriers qui reprennent le chemin de leur patrie, la honte sur le
front, et la douleur dans l’âme. Ce sont les mêmes qui, mêlés dernièrement
avec les tiens, défirent les Perses à Platée. Ils accouraient à ta défense,
et tu les as couverts d’infamie. Tu ne les verras plus que parmi tes ennemis.
Athènes, blessée dans son orgueil, armera contre toi les nations (14).
Tu les soulèveras contre elle. Ta puissance et la sienne se heurteront sans
cesse, comme ces vents impétueux qui se brisent dans la nue. Les guerres
enfanteront des guerres. Les trêves ne seront que des suspensions de fureur. Je
marcherai avec les Euménides à la tête des armées : de nos torches ardentes,
nous ferons pleuvoir sur vous la peste, la famine, la violence, la perfidie,
tous les fléaux du courroux céleste et des passions humaines. Je me vengerai
de tes antiques vertus, et me jouerai de tes défaites ainsi que de tes
victoires. J’élèverai, j’abaisserai ta rivale. Je te verrai à ses genoux
frapper la terre de ton front humilié. Tu lui demanderas la paix, et la paix te
sera refusée. Tu détruiras ses murs, tu la fouleras aux pieds, et vous
tomberez toutes deux à la fois, comme deux tigres qui, après s’être déchiré
les entrailles, expirent à côté l’un de l’autre. Alors je t’enfoncerai
si avant dans la poussière, que le voyageur ne pouvant distinguer tes traits,
sera forcé de se baisser pour te reconnaître. Maintenant voici le signe
frappant qui te garantira l’effet de mes paroles. Tu prendras Ithome dans la
dixième année du siége. Tu voudras exterminer les Messéniens ; mais les
dieux qui les réservent pour accélérer ta ruine, arrêteront ce projet
sanguinaire. Tu leur laisseras la vie, à condition qu’ils en jouiront dans un
autre climat, et qu’ils seront mis aux fers, s’ils osent reparaître dans
leur patrie. Quand cette prédiction sera accomplie, souviens-toi des autres, et
tremble.
Ainsi parla le génie mal faisant qui étend son pouvoir depuis les cieux
jusqu’aux enfers. Bientôt après nous sortîmes d’Ithome. J’étais encore
dans ma plus tendre enfance. L’image de cette fuite précipitée est empreinte
dans mon esprit en traits ineffaçables ; je les vois toujours ces scènes
d’horreur et d’attendrissement qui s’offraient à mes regards : une nation
entière chassée de ses foyers, errante au hasard chez des peuples épouvantés
de ses malheurs qu’ils n’osent soulager ; des guerriers couverts de
blessures, portant sur leurs épaules les auteurs de leurs jours ; des femmes
assises par terre, expirant de faiblesse avec les enfants qu’elles serrent
entre leurs bras ; ici des larmes, des gémissements, les plus fortes
expressions du désespoir ; là une douleur muette, un silence effrayant. Si
l’on donnait ces tableaux à peindre au plus cruel des Spartiates, un reste de
pitié ferait tomber le pinceau de ses mains.
Après des courses longues et pénibles, nous nous traînâmes jusqu’à
Naupacte, ville située sur la mer de Crissa : elle appartenait aux Athéniens.
Ils nous la cédèrent. Nous signalâmes plus d’une fois notre valeur contre
les ennemis de ce peuple généreux. Moi-même, pendant la guerre du Péloponnèse,
je parus avec un détachement sur les côtes de Messénie. Je ravageai ce pays,
et coûtai des larmes de rage à nos barbares persécuteurs : mais les dieux mêlent
toujours un poison secret à leurs faveurs, et souvent l’espérance n’est
qu’un piége qu’ils tendent aux malheureux. Nous commencions à jouir d’un
sort tranquille, lorsque la flotte de Lacédémone triompha de celle d’Athènes,
et vint nous insulter à Naupacte. Nous montâmes à l’instant sur nos
vaisseaux ; on n’invoqua des deux côtés d’autre divinité que la haine.
Jamais la victoire ne s’abreuva de plus de sang impur, de plus de sang
innocent. Mais que peut la valeur la plus intrépide contre l’excessive supériorité
du nombre ? Nous fûmes vaincus, et chassés de la Grèce, comme nous l’avions
été du Péloponnèse ; la plupart se sauvèrent en Italie et en Sicile. Trois
mille hommes me confièrent leur destinée : je les menai à travers les tempêtes
et les écueils, sur ces rivages que mes chants funèbres ne cesseront de faire
retentir.
C’est ainsi que finit la troisième élégie. Le jeune homme quitta sa lyre,
et son père Xénoclès ajouta, que peu de temps après leur arrivée en Libye,
une sédition s’étant élevée à Cyrène, capitale de ce canton, les Messéniens
se joignirent aux exilés et périrent pour la plupart dans une bataille. Il
demanda ensuite comment s’était opérée la révolution qui l’amenait en Messénie.
Célénus répondit : les Thébains sous la conduite d’Épaminondas, avaient
battu les Lacédémoniens à Leuctres en Béotie (15)
; pour affaiblir à jamais leur puissance, et les mettre hors d’état de
tenter des expéditions lointaines, ce grand homme conçut le projet de placer
auprès d’eux un ennemi qui aurait de grandes injures à venger. Il envoya de
tous côtés inviter les Messéniens à revoir la patrie de leurs pères. Nous
volâmes à sa voix ; je le trouvai à la tête d’une armée formidable,
entouré d’architectes qui traçaient le plan d’une ville au pied de cette
montagne. Un moment après, le général des argiens s’étant approché, lui
présenta une urne d’airain, que sur la foi d’un songe, il avait tirée de
la terre, sous un lierre et un myrte qui entrelaçaient leurs faibles rameaux.
Épaminondas l’ayant ouverte, y trouva des feuilles de plomb, roulées en
forme de volumes, où l’on avait anciennement tracé les rites du culte de Cérès
et de Proserpine. Il reconnut le monument auquel était attaché le destin de la
Messénie, et qu’Aristomène avait enseveli dans le lieu le moins fréquenté
du mont Ithome. Cette découverte et la réponse favorable des augures, imprimèrent
un caractère religieux à son entreprise, d’ailleurs puissamment secondée
par les nations voisines, de tout temps jalouses de Lacédémone.
Le jour de la consécration de la ville, les troupes s’étant réunies, les
arcadiens présentèrent les victimes ; ceux de Thèbes, d’Argos et de la Messénie,
offrirent séparément leurs hommages à leurs divinités tutélaires ; tous
ensemble appelèrent les héros de la contrée, et les supplièrent de venir
prendre possession de leur nouvelle demeure. Parmi ces noms précieux à la
nation, celui d’Aristomène excita des applaudissements universels. Les
sacrifices et les prières remplirent les moments de la première journée ;
dans les suivantes, on jeta au son de la flûte, les fondements des murs, des
temples et des maisons. La ville fut achevée en peu de temps, et reçut le nom
de Messène.
D’autres peuples, ajouta Célénus, ont erré longtemps éloignés de leur
patrie ; aucun n’a souffert un si long exil ; et cependant nous avons conservé
sans altération la langue et les coutumes de nos ancêtres. Je dirai même, que
nos revers nous ont rendus plus sensibles. Les Lacédémoniens avaient livré
quelques-unes de nos villes à des étrangers, qui, à notre retour, ont imploré
notre pitié ; peut-être avaient-ils des titres pour l’obtenir ; mais quand
ils n’en auraient pas eu, comment la refuser aux malheureux ?
Hélas ! reprit Xénoclès, c’est ce caractère si doux et si humain qui nous
perdit autrefois. Voisins des Lacédémoniens et des arcadiens, nos aïeux ne
succombèrent sous la haine des premiers, que pour avoir négligé l’amitié
des seconds. Ils ignoraient sans doute que l’ambition du repos exige autant
d’activité que celle des conquêtes.
Je fis aux Messéniens plusieurs questions sur l’état des sciences et des
arts ; ils n’ont jamais eu le temps de s’y livrer : sur leur gouvernement
actuel ; il n’avait pas encore pris une forme constante : sur celui qui
subsistait pendant leurs guerres avec les Lacédémoniens ; c’était un mélange
de royauté et d’oligarchie, mais les affaires se traitaient dans l’assemblée
générale de la nation : sur l’origine de la dernière maison régnante ; on
la rapporte à Cresphonte qui vint au Péloponnèse avec les autres Héraclides,
80 ans après la guerre de Troie. La Messénie lui échut en partage. Il épousa
Mérope, fille du roi d’Arcadie, et fut assassiné avec presque tous ses
enfants, par les principaux de sa cour, pour avoir trop aimé le peuple.
L’histoire s’est fait un devoir de consacrer sa mémoire, et de condamner à
l’exécration celle de ses assassins.
Nous sortîmes de Messène, et après avoir traversé le Pamisus, nous visitâmes
la côte orientale de la province. Ici, comme dans le reste de la Grèce, le
voyageur est obligé d’essuyer à chaque pas les généalogies des dieux,
confondues avec celles des hommes. Point de ville, de fleuve, de fontaine, de
bois, de montagne, qui ne porte le nom d’une nymphe, d’un héros, d’un
personnage, plus célèbre aujourd’hui qu’il ne le fut de son temps.
Parmi les familles nombreuses qui possédaient autrefois de petits états en Messénie, celle d’Esculape obtient dans l’opinion publique un rang distingué.
Dans la ville d’Abia, on nous montrait son temple ; à Gérénia, le tombeau
de Machaon son fils ; à Phéres, le temple de Nicomaque et de Gorgasus ses
petits-fils, à tous moments honorés par des sacrifices, par des offrandes, par
l’affluence des malades de toute espèce.
Pendant qu’on nous racontait quantité de guérisons miraculeuses, un de ces
infortunés près de rendre le dernier soupir, disait : j’avais à peine reçu
le jour, que mes parents allèrent s’établir aux sources du Pamisus, où
l’on prétend que les eaux de ce fleuve sont très salutaires pour les
maladies des enfants ; j’ai passé ma vie auprès des divinités bienfaisantes
qui distribuent la santé aux mortels, tantôt dans le temple d’Apollon, près
de la ville de Coroné, tantôt dans les lieux où je me trouve aujourd’hui,
me soumettant aux cérémonies prescrites, et n’épargnant ni victimes, ni présents
; on m’a toujours assuré que j’étais guéri, et je me meurs. Il expira le
lendemain.
Voyage de Laconie.
Nous nous
embarquâmes à Phéres, sur un vaisseau qui faisait voile pour le port de Scandée,
dans la petite île de Cythère située à l’extrémité de la Laconie.
C’est à ce port qu’abordent fréquemment les vaisseaux marchands qui
viennent d’Égypte et d’Afrique : de là on monte à la ville, où les Lacédémoniens
entretiennent une garnison ; ils envoient de plus tous les ans dans l’île un
magistrat pour la gouverner. Nous étions jeunes, et déjà familiarisés avec
quelques passagers de notre âge. Le nom de Cythère réveillait dans nos
esprits des idées riantes ; c’est là que de temps immémorial, subsiste le
plus ancien et le plus respecté des temples consacrés à Vénus ; c’est là
qu’elle se montra pour la première fois aux mortels, et que les amours
prirent avec elle possession de cette terre, embellie encore aujourd’hui des
fleurs qui se hâtaient d’éclore en sa présence. Dès lors on y connut le
charme des doux entretiens et du tendre sourire. Ah ! Sans doute que dans cette
région fortunée, les cœurs ne cherchent qu’à s’unir, et que ses
habitants passent leurs jours dans l’abondance et dans les plaisirs.
Le capitaine qui nous écoutait avec la plus grande
surprise, nous dit froidement : ils mangent des figues et des fromages cuits ;
ils ont aussi du vin et du miel, mais ils n’obtiennent rien de la terre qu’à
la sueur de leur front ; car c’est un sol aride et hérissé de rochers.
D’ailleurs ils aiment si fort l’argent, qu’ils ne connaissent guère le
tendre sourire. J’ai vu leur vieux temple, bâti autrefois par les phéniciens
en l’honneur de Vénus Uranie ; sa statue ne saurait inspirer des désirs :
elle est couverte d’armes depuis la tête jusqu’aux pieds. On m’a dit,
comme à vous, qu’en sortant de la mer, la déesse descendit dans cette île ;
mais on m’a dit de plus qu’elle s’enfuit aussitôt en Chypre.
De ces dernières paroles, nous conclûmes que des phéniciens
ayant traversé les mers, abordèrent au port de Scandée ; qu’ils y apportèrent
le culte de Vénus ; que ce culte s’étendit aux pays voisins, et que de là
naquirent ces fables absurdes, la naissance de Vénus, sa sortie du sein des
flots, son arrivée à Cythère.
Au lieu de suivre notre capitaine dans cette île, nous le
priâmes de nous laisser à Ténare, ville de Laconie, dont le port est assez
grand pour contenir beaucoup de vaisseaux ; elle est située auprès d’un cap
de même nom, surmonté d’un temple, comme le sont les principaux promontoires
de la Grèce. Ces objets de vénération attirent les vœux et les offrandes des
matelots. Celui de Ténare, dédié à Neptune, est entouré d’un bois sacré
qui sert d’asile aux coupables ; la statue du dieu est à l’entrée ; au
fond s’ouvre une caverne immense, et très renommée parmi les Grecs.
On présume qu’elle fut d’abord le repaire d’un
serpent énorme, qu’Hercule fit tomber sous ses coups, et que l’on avait
confondu avec le chien de Pluton, parce que ses blessures étaient mortelles.
Cette idée se joignit à celle où l’on était déjà, que l’antre
conduisait aux royaumes sombres, par des souterrains dont il nous fut
impossible, en le visitant, d’apercevoir les avenues.
Vous voyez, disait le prêtre, une des bouches de
l’enfer. Il en existe de semblables en différents endroits ; comme dans la
ville d’Hermione en Argolide, d’Héraclée au Pont, d’Aornus en
Thesprotie, de Cumes auprès de Naples ; mais malgré les prétentions de ces
peuples, nous soutenons que c’est par cet antre sombre qu’Hercule remmena le
cerbère, et Orphée son épouse.
Ces traditions doivent moins vous intéresser, qu’un
usage dont je vais parler. À cette caverne est attaché un privilège, dont
jouissent plusieurs autres villes. Nos devins y viennent évoquer les ombres
tranquilles des morts, ou repousser au fond des enfers celles qui troublent le
repos des vivants. Des cérémonies saintes opèrent ces effets merveilleux. On
emploie d’abord les sacrifices, les libations, les prières, les formules mystérieuses
: il faut ensuite passer la nuit dans le temple, et l’ombre, à ce qu’on
dit, ne manque jamais d’apparaître en songe.
On s’empresse surtout de fléchir les âmes que le fer ou
le poison a séparées de leurs corps. C’est ainsi que Callondas vint
autrefois par ordre de la Pythie apaiser les mânes irritées du poète
Archiloque, à qui il avait arraché la vie. Je vous citerai un fait plus récent
: Pausanias, qui commandait l’armée des grecs à Platée, avait, par une
fatale méprise, plongé le poignard dans le sein de Cléonice dont il était
amoureux ; ce souvenir le déchirait sans cesse ; il la voyait dans ses songes,
lui adressant toutes les nuits ces terribles paroles : le supplice
t’attend. il se rendit à l’Héraclée du Pont : les devins le
conduisirent à l’antre où ils appellent les ombres ; celle de Cléonice
s’offrit à ses regards, et lui prédit qu’il trouverait à Lacédémone la
fin de ses tourments ; il y alla aussitôt, et ayant été jugé coupable, il se
réfugia dans une petite maison, où tous les moyens de subsister lui furent
refusés. Le bruit ayant ensuite couru qu’on entendait son ombre gémir dans
les lieux saints, on appela les devins de Thessalie, qui l’apaisèrent par les
cérémonies usitées en pareilles occasions. Je raconte ces prodiges, ajouta le
prêtre ; je ne les garantis pas. Peut-être que ne pouvant inspirer trop
d’horreur contre l’homicide, on a sagement fait de regarder le trouble que
le crime traîne à sa suite, comme le mugissement des ombres qui poursuivent
les coupables.
Je ne sais pas, dit alors Philotas, jusqu’à quel point
on doit éclairer le peuple ; mais il faut du moins le prémunir contre l’excès
de l’erreur. Les Thessaliens firent dans le siècle dernier une triste expérience
de cette vérité. Leur armée était en présence de celle des phocéens qui,
pendant une nuit assez claire, détachèrent contre le camp ennemi six cents
hommes enduits de plâtre : quelque grossière que fut la ruse, les Thessaliens
accoutumés dès l’enfance au récit des apparitions de fantômes, prirent ces
soldats pour des génies célestes, accourus au secours des phocéens ; ils ne
firent qu’une faible résistance, et se laissèrent égorger comme des
victimes.
Une semblable illusion, répondit le prêtre, produisit
autrefois le même effet dans notre armée. Elle était en Messénie, et crut
voir Castor et Pollux embellir de leur présence la fête qu’elle célébrait
en leur honneur. Deux Messéniens, brillants de jeunesse et de beauté, parurent
à la tête du camp, montés sur deux superbes chevaux, la lance en arrêt, une
tunique blanche, un manteau de pourpre, un bonnet pointu et surmonté d’une étoile,
tels enfin qu’on représente les deux héros, objets de notre culte. Ils
entrent, et tombant sur les soldats prosternés à leurs pieds, ils en font un
carnage horrible, et se retirent tranquillement. Les dieux irrités de cette
perfidie, firent bientôt éclater leur colère sur les Messéniens. Que
parlez-vous de perfidie, lui dis-je, vous hommes injustes et noircis de tous les
forfaits de l’ambition ? On m’avait donné une haute idée de vos lois ;
mais vos guerres en Messénie ont imprimé une tache ineffaçable sur votre
nation. Vous en a-t-on fait un récit fidèle, répondit-il ? Ce serait la première
fois que les vaincus auraient rendu justice aux vainqueurs.
Écoutez-moi un instant :
Quand les descendants d’Hercule revinrent au Péloponnèse,
Cresphonte obtint par surprise le trône de Messénie ; il fut assassiné
quelque temps après, et ses enfants réfugiés à Lacédémone, nous cédèrent
les droits qu’ils avaient à l’héritage de leur père. Quoique cette
cession fût légitimée par la réponse de l’oracle de Delphes, nous négligeâmes
longtemps de la faire valoir.
Pendant que régnait Téléclus, nous envoyâmes, suivant
l’usage, un chœur de filles sous la conduite de ce prince, présenter des
offrandes au temple de Diane Limnatide, situé sur les confins de la Messénie
et de la Laconie. Elles furent déshonorées par de jeunes Messéniens, et se
donnèrent la mort, pour ne pas survivre à leur honte : le roi lui-même périt
en prenant leur défense. Les Messéniens pour justifier un si lâche forfait,
eurent recours à des suppositions absurdes ; et Lacédémone dévora cet
affront plutôt que de rompre la paix. De nouvelles insultes ayant épuisé sa
patience, elle rappela ses anciens droits, et commença les hostilités. Ce fut
moins une guerre d’ambition que de vengeance. Jugez-en vous-même par le
serment qui engagea les jeunes Spartiates à ne pas revenir chez eux avant que
d’avoir soumis la Messénie, et par le zèle avec lequel les vieillards poussèrent
cette entreprise.
Après la première guerre, les lois de la Grèce nous
autorisaient à mettre les vaincus au nombre de nos esclaves ; on se contenta de
leur imposer un tribut. Les révoltes fréquentes qu’ils excitaient dans la
province, nous forcèrent après la seconde guerre, à leur donner des fers ;
après la troisième, à les éloigner de notre voisinage. Notre conduite parut
si conforme au droit public des nations, que dans les traités antérieurs à la
bataille de Leuctres, jamais les grecs ni les perses ne nous proposèrent de
rendre la liberté à la Messénie. Au reste je ne suis qu’un ministre de paix
: si ma patrie est forcée de prendre les armes, je la plains ; si elle fait des
injustices, je la condamne. Quand la guerre commence, je frémis des cruautés
que vont exercer mes semblables, et je demande pourquoi ils sont cruels. Mais
c’est le secret des dieux ; il faut les adorer et se taire.
Nous quittâmes Ténare, après avoir parcouru aux
environs, des carrières d’où l’on tire une pierre noire aussi précieuse
que le marbre. Nous nous rendîmes à Gythium, ville entourée de murs et très
forte, port excellent où se tiennent les flottes de Lacédémone, où se trouve
réuni tout ce qui est nécessaire à leur entretien. Il est éloigné de la
ville de 30 stades. L’histoire des Lacédémoniens a répandu un si grand éclat
sur le petit canton qu’ils habitent, que nous visitions les moindres bourgs et
les plus petites villes, soit aux environs du golf de Laconie, soit dans l’intérieur
des terres. On nous montrait partout des temples, des statues, des colonnes, et
d’autres monuments, la plupart d’un travail grossier, quelques-uns d’une
antiquité respectable. Dans le gymnase d’Asopus, des ossements humains
d’une grandeur prodigieuse fixèrent notre attention.
Revenus sur les bords de l’Eurotas, nous le remontâmes
à travers une vallée qu’il arrose, ensuite au milieu de la plaine qui s’étend
jusqu’à Lacédémone : il coulait à notre droite ; à gauche s’élevait le
mont Taygète, au pied duquel la nature a creusé, dans le roc, quantité de
grandes cavernes. à Brysées, nous trouvâmes un temple de Bacchus, dont
l’entrée est interdite aux hommes, où les femmes seules ont le droit de
sacrifier et de pratiquer des cérémonies qu’il ne leur est pas permis de révéler.
Nous avions vu auparavant une ville de Laconie, où les femmes sont exclues des
sacrifices que l’on offre au dieu Mars. De Brysées on nous montrait sur le
sommet de la montagne voisine, un lieu nommé le Talet, où, entre autres
animaux, on immole des chevaux au soleil. Plus loin, les habitants d’un petit
bourg se glorifient d’avoir inventé les meules à moudre les grains.
Bientôt s’offrit à nos yeux la ville d’Amyclae, située
sur la rive droite de l’Eurotas, éloignée de Lacédémone d’environ vingt
stades. Nous vîmes en arrivant, sur une colonne, la statue d’un athlète, qui
expira un moment après avoir reçu aux jeux olympiques la couronne destinée
aux vainqueurs ; tout autour sont plusieurs trépieds, consacrés par les Lacédémoniens
à différentes divinités, pour leurs victoires sur les Athéniens et sur les Messéniens.
Nous étions impatients de nous rendre au temple
d’Apollon, un des plus fameux de la Grèce. La statue du dieu, haute
d’environ 30 coudées (16), est d’un travail grossier et se ressent du goût des
Égyptiens : on la prendrait pour une colonne de bronze à laquelle on aurait
attaché une tête couverte d’un casque, deux mains armées d’un arc et
d’une lance, deux pieds dont il ne paraît que l’extrémité. Ce monument
remonte à une haute antiquité ; il fut dans la suite placé par un artiste
nommé Bathyclès, sur une base en forme d’autel, au milieu d’un trône qui
est soutenu par les heures et les grâces. Le même artiste a décoré les faces
de la base et toutes les parties du trône, de bas-reliefs qui représentent
tant de sujets différents et un si grand nombre de figures, qu’on ne pourrait
les décrire sans causer un mortel ennui.
Le temple est desservi par des prêtresses, dont la
principale prend le titre de mère. Après sa mort, on inscrit sur le marbre son
nom et les années de son sacerdoce. On nous montra les tables qui contiennent
la suite de ces époques précieuses à la chronologie, et nous y lûmes le nom
de Laodamée, fille d’Amyclas, qui régnait dans ce pays, il y a plus de mille
ans. D’autres inscriptions, déposées en ces lieux pour les rendre plus vénérables,
renferment des traités entre les nations ; plusieurs décrets des Lacédémoniens,
relatifs, soit à des cérémonies religieuses, soit à des expéditions
militaires ; des vœux adressés au dieu, de la part des souverains ou des
particuliers.
Non loin du temple d’Apollon, il en existe un second,
qui, dans œuvre, n’a qu’environ 17 pieds de long sur 10 et demi de large.
Cinq pierres brutes et de couleur noire, épaisses de cinq pieds, forment les
quatre murs et la couverture, au dessus de laquelle deux autres
pierres sont posées en retraite. L’édifice porte sur trois marches,
chacune d’une seule pierre. Sur la porte sont gravés en caractères très
anciens, ces mots : Eurotas, roi des Icteucrates, à Onga. Ce prince vivait
environ trois siècles avant la guerre de Troie. Le nom d’icteucrates désigne
les anciens habitants de la Laconie : et celui d’Onga, une divinité de Phénicie
ou d’Égypte, la même, à ce que l’on pense, que la Minerve des Grecs.
Cet édifice que nous nous sommes rappelé plus d’une
fois dans notre voyage d’Égypte, est antérieur de plusieurs siècles aux
plus anciens de la Grèce. Après avoir admiré sa simplicité, sa solidité,
nous tombâmes dans une espèce de recueillement dont nous cherchions ensuite à
pénétrer la cause. Ce n’est ici qu’un intérêt de surprise, disait
Philotas ; nous envisageons la somme des siècles écoulés depuis la fondation
de ce temple, avec le même étonnement que, parvenus au pied d’une montagne,
nous avons souvent mesuré des yeux sa hauteur imposante : l’étendue de la
durée produit le même effet que celle de l’espace. Cependant, répondis-je,
l’une laisse dans nos âmes une impression de tristesse, que nous n’avons
jamais éprouvée à l’aspect de l’autre : c’est qu’en effet nous sommes
plus attachés à la durée qu’à la grandeur. Or, toutes ces ruines antiques
sont les trophées du temps destructeur, et ramènent malgré nous notre
attention sur l’instabilité des choses humaines. Ici, par exemple,
l’inscription nous a présenté le nom d’un peuple, dont vous et moi
n’avions aucune notion : il a disparu, et ce petit temple est le seul témoin
de son existence, l’unique débris de son naufrage.
Des prairies riantes, des arbres superbes, embellissent les
environs d’Amyclae. Les fruits y sont excellents. C’est un séjour agréable,
assez peuplé, et toujours plein d’étrangers attirés par la beauté des fêtes,
ou par des motifs de religion. Nous le quittâmes pour nous rendre à Lacédémone.
Nous logeâmes chez Damonax, à qui Xénophon nous avait
recommandés. Philotas trouva chez lui des lettres qui le forcèrent de partir
le lendemain pour Athènes. Je ne parlerai de Lacédémone, qu’après avoir
donné une idée générale de la province. Elle est bornée à l’est et au
sud par la mer, à l’ouest et au nord, par de hautes montagnes, ou par les
collines qui en descendent et qui forment entre elles des vallées agréables.
On nomme Taygète les montagnes de l’ouest. De quelques-uns de leurs sommets
élevés au dessus des nues, l’œil peut s’étendre sur tout le Péloponnèse.
Leurs flancs, presque entièrement couverts de bois, servent d’asiles à
quantité de chèvres, d’ours, de sangliers et de cerfs.
La nature qui s’est fait un plaisir d’y multiplier ces
espèces, semble y avoir ménagé, pour les détruire, des races de chiens,
recherchés de tous les peuples, préférables surtout pour la chasse du
sanglier : ils sont agiles, vifs, impétueux, doués d’un sentiment exquis.
Les lices possèdent ces avantages au plus haut degré ; elles en ont un autre :
leur vie pour l’ordinaire se prolonge jusqu’à la douzième année à peu près,
celle des mâles passe rarement la dixième. Pour en tirer une race plus ardente
et plus courageuse, on les accouple avec des chiens molosses. On prétend que
d’elles-mêmes, elles s’unissent quelquefois avec les renards, et que de ce
commerce provient une espèce de chiens faibles, difformes, au poil ras, au nez
pointu, inférieurs en qualités aux autres.
Parmi les chiens de Laconie, les noirs tachetés de blanc,
se distinguent par leur beauté ; les fauves, par leur intelligence ; les
Castorides et les Ménélaïdes, par les noms de Castor et de Ménélas qui
propagèrent leur espèce : car la chasse fit l’amusement des anciens héros,
après qu’elle eut cessé d’être pour eux une nécessité. Il fallut
d’abord se défendre contre des animaux redoutables : bientôt on les cantonna
dans les régions sauvages. Quand on les eut mis hors d’état de nuire, plutôt
que de languir dans l’oisiveté, on se fit de nouveaux ennemis, pour avoir le
plaisir de les combattre ; on versa le sang de l’innocente colombe, et il fut
reconnu que la chasse était l’image de la guerre.
Du côté de la terre la Laconie est d’un difficile accès
; l’on n’y pénètre que par des collines escarpées, et des défilés
faciles à garder. À Lacédémone, la plaine s’élargit ; et en avançant
vers le midi, on trouve des cantons fertiles, quoiqu’en certains endroits, par
l’inégalité du terrain, la culture exige de grands travaux. Dans la plaine
sont éparses des collines assez élevées, faites de mains d’hommes, plus fréquentes
en ce pays que dans les provinces voisines, et construites, avant la naissance
des arts, pour servir de tombeaux aux chefs de la nation (17). Suivant les
apparences, de pareilles masses de terre, destinées au même objet, furent
ensuite remplacées en Égypte par les pyramides ; et c’est ainsi que partout
et de tout temps, l’orgueil de l’homme s’est de lui-même associé au néant.
Quant aux productions de la Laconie, nous observerons
qu’on y trouve quantité de plantes dont la médecine fait usage ; qu’on y
recueille un blé léger et peu nourrissant ; qu’on y doit fréquemment
arroser les figuiers, sans craindre de nuire à la bonté du fruit ; que les
figues y mûrissent plutôt qu’ailleurs : enfin que sur toutes les côtes de
la Laconie, ainsi que sur celles de Cythère, il se fait une pêche abondante de
ces coquillages d’où l’on tire une teinture de pourpre fort estimée, et
approchante du couleur de rose. La Laconie est sujette aux tremblements de
terre. On prétend qu’elle contenait autrefois 100 villes, mais c’était
dans un temps où le plus petit bourg se paraît de ce titre ; tout ce que nous
pouvons dire, c’est qu’elle est fort peuplée. L’Eurotas la parcourt dans
toute son étendue, et reçoit les ruisseaux, ou plutôt les torrents qui
descendent des montagnes voisines. Pendant une grande partie de l’année, on
ne saurait le passer à gué : il coule toujours dans un lit étroit ; et dans
son élévation même, son mérite est d’avoir plus de profondeur que de
superficie.
En certains temps il est couvert de cygnes d’une
blancheur éblouissante, presque partout de roseaux très recherchés, parce
qu’ils sont droits, élevés, et variés dans leurs couleurs. Outre les autres
usages auxquels on applique cet arbrisseau, les Lacédémoniens en font des
nattes, et s’en couronnent dans quelques-unes de leurs fêtes. Je me souviens
à cette occasion, qu’un Athénien déclamant
un jour contre la vanité des hommes, me disait : il n’a fallu que de faibles
roseaux pour les soumettre, les éclairer et les adoucir. Je le priai de
s’expliquer ; il ajouta : c’est avec cette frêle matière qu’on a fait
des flèches, des plumes à écrire, et des instruments de musique (18).
À la droite de l’Eurotas, à une petite distance du
rivage, est la ville de Lacédémone, autrement nommée Sparte. Elle n’est
point entourée de murs, et n’a pour défense que la valeur de ses habitants,
et quelques éminences que l’on garnit de troupes en cas d’attaque. La plus
haute de ces éminences tient lieu de citadelle ; elle se termine par un grand
plateau, sur lequel s’élèvent plusieurs édifices sacrés. Autour de cette
colline, sont rangées cinq bourgades, séparées l’une de l’autre par des
intervalles plus ou moins grands, et occupées chacune par une des cinq tribus
des Spartiates (19). Telle est la ville de Lacédémone, dont les quartiers ne sont
pas joints, comme ceux d’Athènes. Autrefois les villes du Péloponnèse n’étaient
de même composées que de hameaux, qu’on a depuis rapprochés en les
renfermant dans une enceinte commune (20).
La grande place, à laquelle aboutissent plusieurs rues,
est ornée de temples et de statues : on y distingue de plus les maisons où
s’assemblent séparément le sénat, les Éphores, d’autres corps de
magistrats ; et un portique que les Lacédémoniens élevèrent après la
bataille de Platée, aux dépens des vaincus, dont ils avaient partagé les dépouilles
; le toit est soutenu, non par des colonnes, mais par de grandes statues qui
représentent des perses revêtus de robes traînantes. Le reste de la ville
offre aussi quantité de monuments en l’honneur des dieux et des anciens héros.
Sur la plus haute des collines, on voit un temple de
Minerve, qui jouit du droit d’asile, ainsi que le bois qui l’entoure, et une
petite maison qui lui appartient, dans laquelle on laissa mourir de faim le roi
Pausanias. Ce fut un crime aux yeux de la déesse ; et pour l’apaiser,
l’oracle ordonna aux Lacédémoniens d’ériger à ce prince deux statues
qu’on remarque encore auprès de l’autel. Le temple est construit en airain,
comme l’était autrefois celui de Delphes. Dans son intérieur sont gravés en
bas-relief les travaux d’Hercule, les exploits des Tyndarides, et divers
groupes de figures. À droite de cet édifice, on trouve une statue de Jupiter,
la plus ancienne peut-être de toutes celles qui existent en bronze ; elle est
d’un temps qui concourt avec le rétablissement des jeux olympiques, et ce
n’est qu’un assemblage de pièces de rapport qu’on a jointes avec des
clous. Les tombeaux des deux familles qui règnent à Lacédémone, sont dans
deux quartiers différents.
Partout on trouve des monuments héroïques, c’est le nom
qu’on donne à des édifices et des bouquets de bois dédiés aux anciens héros.
Là se renouvelle avec des rites saints, la mémoire d’Hercule, de Tyndare, de
Castor, de Pollux, de Ménélas, de quantité d’autres plus ou moins connus
dans l’histoire, plus ou moins dignes de l’être. La reconnaissance des
peuples, plus souvent les réponses des oracles, leur valurent autrefois ces
distinctions ; les plus nobles motifs se réunirent pour consacrer un temple à
Lycurgue. De pareils honneurs furent plus rarement décernés dans la suite.
J’ai vu des colonnes et des statues élevées pour des Spartiates couronnés
aux jeux olympiques, jamais pour les vainqueurs des ennemis de la patrie. Il
faut des statues à des lutteurs, l’estime publique à des soldats. De tous
ceux qui, dans le siècle dernier, se signalèrent contre les perses ou contre
les Athéniens, quatre ou cinq reçurent en particulier, dans la ville, des
honneurs funèbres ; il est même probable qu’on ne les accorda qu’avec
peine. En effet, ce ne fut que 40 ans après la mort de Léonidas, que ses
ossements, ayant été transportés à Lacédémone, furent déposés dans un
tombeau placé auprès du théâtre. Ce fut alors aussi qu’on inscrivit pour
la première fois sur une colonne les noms des 300 Spartiates qui avaient péri
avec ce grand homme.
La plupart des monuments que je viens d’indiquer,
inspirent d’autant plus de vénération, qu’ils n’étaient
point de faste, et sont presque tous d’un travail grossier. Ailleurs,
je surprenais souvent mon admiration uniquement arrêtée sur l’artiste ; à
Lacédémone, elle se portait toute entière sur le héros ; une pierre brute
suffisait pour le rappeler à mon souvenir ; mais ce souvenir était accompagné
de l’image brillante de ses vertus ou de ses victoires. Les maisons sont
petites et sans ornements. On a construit des salles et des portiques, où les
Lacédémoniens viennent traiter de leurs affaires, ou converser ensemble. À la
partie méridionale de la ville, est l’hippodrome pour les courses à pied et
à cheval. De là on entre dans le plataniste, lieu d’exercices pour la
jeunesse, ombragé par de beaux platanes, situé sur les bords de l’Eurotas et
d’une petite rivière qui l’enferment par un canal de communication. Deux
ponts y conduisent ; à l’entrée de l’un est la statue d’Hercule, ou de
la force qui dompte tout ; à l’entrée de l’autre, l’image de Lycurgue,
ou de la loi qui règle tout.
D’après cette légère esquisse, on doit juger de
l’extrême surprise qu’éprouverait un amateur des arts, qui, attiré à Lacédémone
par la haute réputation de ses habitants, n’y trouverait, au lieu d’une
ville magnifique, que quelques pauvres hameaux ; au lieu de belles maisons, que
des chaumières obscures ; au lieu de guerriers impétueux et turbulents, que
des homme tranquilles, et couverts,
pour l’ordinaire, d’une cape grossière. Mais combien augmenterait sa
surprise, lorsque Sparte mieux connue, offrirait à son admiration un des plus
grands hommes du monde, un des plus beaux ouvrages de l’homme, Lycurgue et son
institution !
Des habitants de la Laconie.
Les
descendants d’Hercule, soutenus d’un corps de Doriens, s’étant emparés
de la Laconie, vécurent sans distinction avec les anciens habitants de la contrée.
Peu de temps après, ils leur imposèrent un tribut, et les dépouillèrent
d’une partie de leurs droits. Les villes qui consentirent à cet arrangement,
conservèrent leur liberté : celle d’Hélos résista ; et bientôt forcée de
céder, elle vit ses habitants presque réduits à la condition des esclaves.
Ceux de Sparte se divisèrent à leur tour ; et les plus puissants reléguèrent
les plus faibles à la campagne, ou dans les villes voisines. On distingue
encore aujourd’hui les Lacédémoniens de la capitale d’avec ceux de la
province, les uns et les autres d’avec cette prodigieuse quantité
d’esclaves dispersés dans le pays.
Les premiers, que nous nommons souvent Spartiates, forment ce corps de guerriers
d’où dépend la destinée de la Laconie. Leur nombre, à ce qu’on dit,
montait anciennement à 10000 ; du temps de l’expédition de Xerxès, il était
de 8.000 : les dernières guerres l’ont tellement réduit, qu’on trouve
maintenant très peu d’anciennes familles à Sparte. J’ai vu quelquefois
jusqu’à 4.000 hommes dans la place publique, et j’y distinguais à peine 40
Spartiates, en comptant même les deux rois, les éphores et les sénateurs.
La plupart des familles nouvelles ont pour auteurs des hilotes qui méritèrent
d’abord la liberté, ensuite le titre de citoyen. On ne les appelle point Spartiates, mais suivant la différence des privilèges qu’ils ont obtenus, on
leur donne divers noms, qui tous désignent leur premier état.
Trois grands hommes, Callicratidas, Gylippe et Lysander, nés dans cette classe,
furent élevés avec les enfants des Spartiates, comme le sont tous ceux des
hilotes dont on a brisé les fers ; mais ce ne fut que par des exploits signalés
qu’ils obtinrent tous les droits des citoyens.
Ce titre s’accordait rarement autrefois à ceux qui n’étaient pas nés
d’un père et d’une mère Spartiates. Il est indispensable pour exercer des
magistratures, et commander les armées ; mais il perd une partie de ses privilèges,
s’il est terni par une action malhonnête. Le gouvernement veille en général
à la conservation de ceux qui en sont revêtus ; avec un soin particulier, aux
jours des Spartiates de naissance. On l’a vu, pour en retirer quelques-uns
d’une île où la flotte d’Athènes les tenait assiégés, demander à cette
ville une paix humiliante, et lui sacrifier sa marine. On le voit encore tous
les jours n’en exposer qu’un petit nombre aux coups de l’ennemi. En ces
derniers temps, les rois Agésilas et Agésipolis n’en menaient quelquefois
que 30 dans leurs expéditions.
Malgré la perte de leurs anciens privilèges, les villes de la Laconie sont
censées former une confédération, dont l’objet est de réunir leurs forces
en temps de guerre, de maintenir leurs droits en temps de paix. Quand il
s’agit de l’intérêt de toute la nation, elles envoient leurs députés à
l’assemblée générale, qui se tient toujours à Sparte. Là se règlent et
les contributions qu’elles doivent payer, et le nombre des troupes qu’elles
doivent fournir.
Leurs habitants ne reçoivent pas la même éducation que ceux de la capitale :
avec des mœurs plus agrestes, ils ont une valeur moins brillante. De là vient
que la ville de Sparte a pris sur les autres le même ascendant que la ville
d’Élis sur celles de l’Élide, la ville de Thèbes sur celles de la Béotie.
Cette supériorité excite leur jalousie et leur haine : dans une des expéditions
d’Épaminondas, plusieurs d’entre elles joignirent leurs soldats à ceux des
Thébains.
On trouve plus d’esclaves domestiques à Lacédémone, que dans aucune autre
ville de la Grèce. Ils servent leurs maîtres à table ; les habillent et les déshabillent
; exécutent leurs ordres, et entretiennent la propreté dans la maison : à
l’armée, on en emploie un grand nombre au bagage. Comme les lacédémoniennes
ne doivent pas travailler, elles font filer la laine par des femmes attachées
à leur service. Les hilotes ont reçu leur nom de la ville d’Hélos : on ne
doit pas les confondre, comme ont fait quelques auteurs, avec les esclaves
proprement dits ; ils tiennent plutôt le milieu entre les esclaves et les
hommes libres.
Une casaque, un bonnet de peau, un traitement rigoureux, des décrets de mort
quelquefois prononcés contre eux sur de légers soupçons, leur rappellent à
tout moment leur état : mais leur sort est adouci par des avantages réels.
Semblables aux serfs de Thessalie, ils afferment les terres des Spartiates ; et
dans la vue de les attacher par l’appât du gain, on n’exige de leur part
qu’une redevance fixée depuis longtemps, et nullement proportionnée au
produit : il serait honteux aux propriétaires d’en demander une plus considérable.
Quelques-uns exercent les arts mécaniques avec tant de succès, qu’on
recherche partout les clés, les lits, les tables et les chaises qui se font à
Lacédémone. Ils servent dans la marine en qualité de matelots : dans les armées,
un soldat hoplite, ou pesamment armé, est accompagné d’un ou de plusieurs
hilotes. À la bataille de Platée, chaque Spartiate en avait sept auprès de
lui.
Dans les dangers pressants, on réveille leur zèle par l’espérance de la
liberté ; des détachements nombreux l’ont quelquefois obtenue pour prix de
leurs belles actions. C’est de l’état seul qu’ils reçoivent ce bienfait,
parce qu’ils appartiennent encore plus à l’état qu’aux citoyens dont ils
cultivent les terres ; et c’est ce qui fait que ces derniers ne peuvent ni les
affranchir, ni les vendre en des pays étrangers. Leur affranchissement est
annoncé par une cérémonie publique ; on les conduit d’un temple à
l’autre, couronnés de fleurs, exposés à tous les regards ; il leur est
ensuite permis d’habiter où ils veulent. De nouveaux services les font monter
au rang des citoyens.
Dès les commencements, les serfs impatients du joug, avaient souvent essayé de
le briser ; mais lorsque les Messéniens vaincus par les Spartiates, furent réduits
à cet état humiliant, les révoltes devinrent plus fréquentes : à
l’exception d’un petit nombre qui restaient fidèles, les autres, placés
comme en embuscade au milieu de l’état, profitaient de ses malheurs pour
s’emparer d’un poste important, ou se ranger du côté de l’ennemi. Le
gouvernement cherchait à les retenir dans le devoir par des récompenses, plus
souvent par des rigueurs outrées ; on dit même que dans une occasion, il en
fit disparaître 2000 qui avaient montré trop de courage, et qu’on n’a
jamais su de quelle manière ils avaient péri ; on cite d’autres traits de
barbarie non moins exécrables (21), et qui ont
donné lieu à ce proverbe : « à Sparte, la liberté est sans bornes,
ainsi que l’esclavage ». Je n’en ai pas été témoin ; j’ai
seulement vu les Spartiates et les hilotes, pleins d’une défiance mutuelle,
s’observer avec crainte ; et les premiers employer, pour se faire obéir, des
rigueurs que les circonstances semblaient rendre nécessaires : car les hilotes
sont très difficiles à gouverner ; leur nombre, leur valeur, et surtout leurs
richesses, les remplissent de présomption et d’audace ; et de là vient que
des auteurs éclairés se sont partagés sur cette espèce de servitude, que les
uns condamnent, et que les autres approuvent.
1. Aujourd'hui
Modon.
2. Aujourd'hui
Coron.
3. Plus
d'un quart de lieue.
4. Environ
trois lieues un quart.
5. Trente-huit
de ces tours subsistaient encore il y a cinquante ans ; M. l'abbé Fourmont les
avait vues. (Mémoires de l'Académie des belles-lettres , t. VII ; Hist. p.
355.)
6. Trente
lieues un quart.
7. Pausanias
a parlé fut au long de ces guerres, d'après Myron de Priène, qui avait écrit
en prose, et Rhianus de Crète, qui avait écrit en vers. A l'exemple de ce
dernier, j'ai cru pouvoir employer un genre de style qui tint de la poésie ;
mais, au lieu que Rhianus avait fait une espèce de poème, dont Aristomène était
le héros, j'ai préféré la forme de l'élégie, forme qui n'exigeait pas une
action comme celle de l'épopée, et que des auteurs très anciens ont souvent
choisie pour retracer les malheurs des nations. C'est ainsi que Tyrtée, dans
ses élégies, avait décrit en partie les guerres des Lacédémoniens et des Messéniens ; Callinus, celles qui, de son temps affigèrent l'Ionie ; et
Mimnerme, la bataille que les Smyrnéens livrèrent à Gygès, roi de Lydie.
D'après ces considérations, j'ai supposé que des Messéniens, réfugiés en
Libye, se rappelant les désastres de leur patrie, avaient composé trois élégies
sur les trois guerres qui l'avaient dévastée. J'ai rapporté les faits
principaux avec le plus d'exactitude qu'il m'a été possible ; j'ai osé y mêler
quelques fictions, pour lesquelles je demande de l'indulgence.
8. Cette
guerre commença l'an 743 avant J.-C., et finit l'an 723 avant la même ère.
9. Cette
guerre commença l'an 684 avant J.-C., et finit l'an 668 avant la même ère,
10. Un renard.
11. La
prise d'Ira est de la première année de la vingt-huitième olympiade, l'an 668
avant J.-C. (Pausan. lib. IV, cap. 23, p. 336. Corsin. Fast. attic t.
III, p. 46. Préret, Déf. de la chron. p. 174.)
12. Pausanias
dit qu'après la prise d'Ira, c'est-à-dire vers l'an 668 avant J.- C., les Messéniens,
sous la conduite de Gorges, fils d'Aristomène, allèrent en Italie, joignirent
leurs armes à celles d'Anaxilas, tyran de Rhégium, chassèrent les habitants
de la ville de Zanclé en Sicile, et donnèrent à cette ville le nom de Messène
(aujourd'hui Messine).
Ce récit est formellement contraire à celui d'Hérodote et à celui de
Thucydide. Suivant le premier, Darius, fils d' Hystaspe, ayant aurais l'Ionie,
qui s'était révoltée contre lui, ceux de Santos et quelques habitants de
Milet se rendirent en Sicile ; et, d'après les conseils d'Anaxilas, tyran de Rhégium,
ils s'emparèrent de la ville de Zanclé. Cet événement est de l'an 493
environ avant J.-C., et postérieur d'environ 173 ans à l'époqUe assignée par
Pausanias au règne d'Anaxilus, et au changement du nom de Zanclé en celui de Messène.
Thucydide raconte qu'un corps de Samiens et d'autres Ioniens, chassés de leur
pays par les Mèdes, allèrent s'emparer de Zanclé en Sicile. Il ajoute que,
peu de temps après, Anaxilas, tyran de Rhégium, se rendit maître de cette
ville et lui donna le nom de Messène, parce qu'il était lui-même originaire
de la Messénie.
Le P. Corsini, qui avait d'abord soupçonné qu'en pourrait supposer deux
Anaxilas, est convenu, après un nouvel examen, que Pausanias avait confondu les
temps. H est visible en effet, par plusieurs circonstances, qu'Anaxilas régnait
au temps de la bataille de Marathon, qui est de l'an 490 avant J.-C. Je n'ajoute
que deux observations à celles du P. Corsini:
1° Avant cette bataille, il y eut en Messénie une révolte dont Pausanias n'a
pas parlé et qui empêcha en partie les Lacédémoniens de se trouver au
combat. Elle ne réussit pas mieux que les précédentes ; et ce fut alors sans
doute que les Messéniens, après leur défaite, se réfugièrent auprès
d'Anaxilas de Rhégium, et l'engagèrent à se rendre maître de la ville de
Zanclé, qui porta depuis le nom de Messène.
2° S'il était vrai, comme dit Pausanias, que cette ville eût changé de nom
d'abord après la seconde guerre de Messénie il s'ensuivrait que les anciennes
médailles où on lit Zanclé seraient antérieures à l'an 660 avant J.-C.; ce
que leur fabrique ne permet pas de supposer.
13. Cette
guerre commença l'an 464 avant J: C., et finit l'an 454 avant la même ère.
14. Guerre
du Péloponnèse.
15. L'an 371 avant J.-C.
16. Environ quarante-deux et demi de nos
pieds.
17. On trouve de pareils tertres dans plusieurs des pays
habités par les anciens Germains.
18. Les flûtes étaient communément de roseau.
19. Dans presque toutes les grandes villes de la
Grèce, les citoyens étaient divisés en tribus. On comptait dix de des tribus
à Athènes. Cragius suppose que Lacédémone en avait six : 1° celle des
Héraclides ; 2° celle des Égides ; 3° celle des Limnates ; 4° celle des
Cynosuréens ; 5° celle des Messoates ; 6° celles des Pitanates. L'existence
de la première n'est prouvée par aucun témoignage formel ; Cragius ne
l'établit que sur de très faibles conjectures, et il le recensait lui-même.
j'ai cru devoir la rejeter.
Les cinq autres tribus sont mentionnées expressément dans les auteurs on dans
les monuments anciens : celle des Égides, dans Hérodote ; celles des
Cynosuréens et des Pitanates dans Hésychius ; celle des Messoates, dans
Étienne de Byzance ; celle des Limnates, sur une inscription que M. l'abbé
Fourmont découvrit dans les ruines de Sparte. Pausanias cite quatre de ces
tribus, lorsqu'à l'occasion d'un sacrifice que l'on offrait à Diane dés les
plus anciens temps, il dit qu'il s'éleva une dispute entre les Limnates, les
Cynosuréesns, les Messoates et les Pitanates. Ici on pourrait faire cette
question : De ce qu'il n'est fait mention que de ces cinq tribus, s'ensuit-il
qu'on doive se borner à ce nombre ! Je réponds que nous avons de très fortes
présomptions pour ne pas l'augmenter. On a vu plus haut que les Athéniens
avaient plaideurs corps composés chacun de dix magistrats, tirés des dix
tribus. Nous trouvons de même à Sparte plusieurs magistratures exercées
chacune par cinq officiers publics ; celle des éphores. celle des bidléens,
celle des agathoergès. Nous avons lien de croire que chaque tribu fournissait
un de ces officiers.
20. J'ose, d'après les faibles lumières que nous ont
transmises les anciens auteurs, présenter quelques vues générales sur la
topographie de Lacédémone. Suivant Thucydide, cette ville ne faisait pas un
tout continu comme celle d'Athènes; mais elle était divisés en bourgades,
comme l'étalent les anciennes villes de la Grèce.
Pour bien entendre ce passage, il faut se rappeler quo les premiers Grecs
s'établirent d'abord dans des bourgs sans murailles, et que dans la suite les
habitants de plusieurs de ces bourgs se réunirent dans une enceinte commune.
Nous en avons quantité d'exemples. Tégée fut formée de neuf hameaux,
Mantinée de quatre ou cinq, Patrae de sept, Dymé de huit, etc.
Les habitants de ces bourgs, s'étant ainsi rapprochés, ne se mêlèrent point
les uns avec les autres. Ils étaient établis dans des quartiers différents,
et formaient diverses tribus. En conséquence, le même nom désignait la tribu
et le quartier où elle était placée. En voici la preuve pour Lacédémone en
particulier : Cynosure, dit Hésychius, est une tribu de Laconie. C'est un lieu
de Laconie. dit le scoliaste de Callimaque. Suivant Suidas Messoa est un lieu.
Suivant Étienne de Byzance, c'est un lieu et une tribu de Laconie. Suivant
Strabon, dont le texte a été heureusement rétabli par Saumaise, Mesoa fait
partie de Lacédémone. Enfin l'on donna tantôt le nom de tribu, tantôt celui
de bourgade à Pitane.
On conçoit maintenant pourquoi les uns ont dit que le poète Alcman était de Messoa, et les autres de Lacédémone ; c'est qu'en effet
Messoa était un des
quartiers de cette ville. On conçoit encore pourquoi un Spartiate, nommé
Thrasybule, ayant été tué dans un combat, Plutarque ne dit pas qu'il fut
transporté sur son bouclier à Lacédémone, mais à Pitane ; c'est qu'il
était de ce bourg, et qu'il devait y étire inhumé.
On a vu, dans la note précédente, que les Spartiates étaient divisés en cinq
tribus; leur capitale était donc composée de cinq hameaux. Il ne reste plus
qu'à justifier l'emplacement que je leur donne dans mon plan.
1° HAMEAU ET TRIBU DES LIMNATES. Leur nom venait du mot grec limnh,
qui signifie un étang, un marais. Suivant Strabon, le faubourg de Sparte
s'appelait les marais, parce que cet endroit était autrefois marécageux
; or le faubourg de Sparte devait être au nord de la ville, puisque c'était de
ce côté qu'on y arrivait ordinairement.
2° HAMEAU ET TRIBU DES CYNOSUREENS. Le mot cynosure signifie queue de chien. On
le donnait à des promontoires, à des montagnes qui avaient cette forme. Une
branche du mont Taygète figurée de même, se prolongeait jusqu'à Sparte ; et
nous avons montré qu'il existait on Laconie un lieu qui s'appelait Cynosure. On
est donc autorisé à penser que le hameau qui portait le même nom était
au-dessous de cette branche du Taygète.
3° HAMEAU ET TRIBU DES PITANATES. Pausanias, en sortant de la place publique,
prend sa route vers le couchant, puise devant le théâtre, et trouve ensuite la
salle où s'assemblaient les Crotanes, qui faisaient partie des Pitanates. Il
fallait donc placer ce hameau en face du théâtre, dont la position est connue,
puisqu'il en reste encore des vestiges. Ceci est confirmé par deux passages
d'Hésychius et d'Hérodote, qui montrent que le théâtre était dans le bourg
des Pitanates.
4° HAMEAU ET TRIBU DES MessOATES. Du bourg des Pitanates, Pausanias se rend au
Plataniste, qui était au voisinage du bourg de Thérapné. Auprès du
Plataniste, il voit le tombeau du poète Alcman, qui, étant de Messoa, devait y
être enterré.
5° HAMEAU ET TRIBU DES ÉGIDES. Pausanias nous conduit ensuite au bourg des
Limnates, que nous avons placé dans la partie nord da la ville. Il trouve dans
son chemin le tombeau d'Égée, qui avait donné son nom à la tribu des
Égides.
Je n'ai point renfermé tous ces hameaux dans une enceinte, parce qu'au temps
dont je perle Sparte n'avait point de murailles.
Les temples et les autres édifices publics ont été placés à peu près dans
les lieux que leur assigne Pausanias. On ne doit pas à cet égard s'attendre à
une précision rigoureuse ; l'essentiel était de donner une idée générale de
cette ville célèbre.
21. Les Lacédémoniens, consternés de la perte de Pylos, que les
Athéniens venaient de leur enlever, résolurent d'envoyer da nouvelles troupes
à Brasidas, leur général, qui était alors en Thrace. Ils avaient deux motifs
: le premier, de continuer à faire une diversion qui attirât dans ces pays
éloignés les armes d'Athènes ; le second, d'enrôler et de faire partir pour
la Thrace un corps de ces Hilotes, dont la jeunesse et la valeur leur
inspiraient sans cesse des craintes bien fondées. On promit en conséquence de
donner la liberté à ceux d'entre eux qui s'étaient le plus distingués dans
les guerres précédentes. Il s'en présenta un grand nombre ; on en choisit
deux mille, et on leur tint parole. Couronnés de fleurs, ils furent
solennellement conduits aux temples ; c'était la principale cérémonie de
l'affranchissement. Peu de temps après, dit Thucydide, on les fit disparaître,
et personne n'a jamais su comment chacun d'eux avait péri. Plutarque, qui a
copié Thucydide, remarque aussi qu'on ignora dans le temps et qu'on a toujours
ignoré depuis le genre de mort qu'éprouvèrent ces deux mille hommes.
Enfin Diodore de Sicile prétend que leurs maîtres reçurent ordre de les faire
mourir dans l'intérieur de leurs maisons. Comment pouvait-il être instruit
d'une circonstance que n'avait pu connaître un historien tel que Thucydide, qui
vivait dans le temps où cette scène barbare s'était passée !
Quoi qu'il en soit, il se présente ici deux faits qu'il faut soigneusement
distinguer, parce qu'ils dérivent de deux causes différentes : l'un,
l'affranchissement de deux mille Hilotes ; l'autre, la mort de ces Hilotes. La
liberté leur fut certainement accordée par ordre du sénat et du peuple ; mais
il est certain aussi qu'ils ne furent pas mis à mort par un décret émané de
la puissance suprême. Aucune nation ne se serait prêtée à une si noire
trahison ; et, dans ce cas particulier, on voit clairement que l'assemblée des Spartiates ne brisa les fers de ces Hilotes que pour les armer et les envoyer en
Thrace. Les éphores, vers le même temps, firent partir pour l'armée de
Brasidas mille autres Hilotes. Comme ces détachements sortaient de Sparte
quelquefois pendant la nuit, le peuple dut croire que les deux mille qu'il avait
délivrés de la servitude s'étaient rendus à leur destination; et, lorsqu'il
reconnut son erreur, il fut aisé de lui persuader que les magistrats,
convaincus qu'ils avaient conspiré contre l'état, les avaient fait mourir en
secret, ou s'étaient contentés de les bannir des terres de la république.
Nous ne pouvons éclaircir aujourd'hui un fait qui, du temps de Thucydide,
était resté dans l'obscurité. Il me suffit de montrer que ce n'est pas à la
nation qu'on doit imputer le crime, mais plutôt à la fausse politique des
éphores qui étaient en place, et qui, avec plus de pouvoir et moins de vertus
que leurs prédécesseurs, prétendaient sans doute que tout est per mis quand
il s'agit du salut de l'état ; car il faut observer que les principes de
justice et de morale commençaient alors à s'altérer.
On cite d'autres cruautés exercées à Lacédémone contre les Hilotes. Un
auteur, nommé Myron, raconte que, pour leur rappeler sans cesse leur esclavage,
on leur donnait tous les ans un certain nombre de coups de fouet. Il avait
peut-être cent mille Hilotes, soit en Laconie, soit en Messénie ; qu'on
réfléchisse un moment sur l'absurdité du projet et sur la difficulté de
l'exécution, et qu'on juge. Le même auteur ajoute qu'on punissait les maîtres
qui ne mutilaient pas ceux de leurs Hilotes qui naissent avec une forte
constitution. Ils étaient donc estropiés, tous ces Hilotes qu'on enrôlait, et
qui servaient avec tant de distinction dans les armées.
Il n'arrive que trop souvent qu'on juge des moeurs d'un peuple par des exemples
particuliers qui ont frappé un voyageur, ou qu'on a cités à un historien.
Quand Plutarque avance que, pour donner aux enfants des Spartiates de l'horreur
pour l'ivresse, , on exposait à leurs yeux un Hilote à qui le vin avait fait
perdre la rai-son, j'ai lieu de penser qu'il a pria un cas particulier pour la
règle générale, ou da moins qu'il a confondu eu cette occasion les Hilotes
avec les esclaves domestiques, dont l'état était fort inférieur à celui des
premiers. Mais jajoute une foi entière à Plutarque quand il assure qu'il
était défendu aux tHilotes de chanter les poésies d'Alcman et de Terpandre ;
en effet, ces poésies inspirant l'amour de la gloire et de la liberté, il
était d'une sage politique de les interdire à des hommes dont on avait tant de
raison de redouter le courage.