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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

       

 

CHAPITRE 40

Voyage de Messénie.

Nous partîmes de Scillonte, et après avoir traversé la Triphylie, nous arrivâmes sur les bords de la Néda, qui sépare l’Élide de la Messénie.
Dans le dessein où nous étions de parcourir les côtes de cette dernière province, nous allâmes nous embarquer au port de Cyparissia, et le lendemain nous abordâmes à Pylos, situé sous le mont Aegalée. Les vaisseaux trouvent une retraite paisible dans sa rade, presque entièrement fermée par l’île Sphactérie. Les environs n’offrent de tous côtés que des bois, des roches escarpées, un terrain stérile, une vaste solitude. Les Lacédémoniens, maîtres de la Messénie pendant la guerre du Péloponnèse, les avaient absolument négligés ; mais les Athéniens s’en étant rendus maîtres, se hâtèrent de les fortifier, et repoussèrent par mer et par terre les troupes de Lacédémone et celles de leurs alliés. Depuis cette époque Pylos, ainsi que tous les lieux où les hommes se sont égorgés, excite la curiosité des voyageurs. On nous fit voir une statue de la victoire qu’y laissèrent les Athéniens ; et de là remontant aux siècles lointains, on nous disait que le sage Nestor avait gouverné cette contrée. Nous eûmes beau représenter, que suivant Homère, il régnait dans la Triphylie ; pour toute réponse, on nous montra la maison de ce prince, son portrait, et la grotte où il renfermait ses bœufs. Nous voulûmes insister, mais nous nous convainquîmes bientôt, que les peuples et les particuliers, fiers de leur origine, n’aiment pas toujours qu’on discute leurs titres.
En continuant de raser la côte jusqu’au fond du golfe de Messénie, nous vîmes à Mothone (1) un puits dont l’eau naturellement imprégnée de particules de poix, a l’odeur et la couleur du baume de Cyzique ; à Colonides, des habitants qui, sans avoir ni les mœurs ni la langue des Athéniens, prétendent descendre de ce peuple, parce qu’auprès d’Athènes est un bourg nommé Colone  (2) ; plus loin, un temple d’Apollon, aussi célèbre qu’ancien, où les malades viennent chercher et croient trouver leur guérison ; plus loin encore, la ville de Coroné, récemment construite par ordre d’Épaminondas ; enfin l’embouchure du Pamisus, où nous entrâmes à pleines voiles ; car les vaisseaux peuvent le remonter jusqu’à 10 stades (3).
Ce fleuve est le plus grand de ceux du Péloponnèse, quoique depuis sa source jusqu’à la mer, on ne compte que 100 stades environ (4). Sa carrière est bornée ; mais il la fournit avec distinction : il donne l’idée d’une vie courte et remplie de beaux jours. Ses eaux pures ne semblent couler que pour le bonheur de tout ce qui l’environne. Les meilleurs poissons de la mer s’y plaisent dans toutes les saisons ; et au retour du printemps, ils se hâtent de remonter ce fleuve pour y déposer leur frais.
Pendant que nous abordions, nous vîmes des vaisseaux qui nous parurent de construction étrangère, et qui venaient à rames et à voiles. Ils approchent ; des passagers de tout âge et de tout sexe se précipitent sur le rivage, se prosternent et s’écrient : heureux, mille et mille fois heureux le jour qui vous rend à nos désirs ! Nous vous arrosons de nos pleurs, terre chérie que nos pères ont possédée, terre sacrée qui renfermez les cendres de nos pères ! Je m’approchai d’un vieillard qui se nommait Xénoclès, et qui paraissait être le chef de cette multitude ; je lui demandai qui ils étaient, d’où ils venaient. Vous voyez, répondit-il, les descendants de ces Messéniens, que la barbarie de Lacédémone força autrefois de quitter leur patrie, et qui, sous la conduite de mon père Comon, se réfugièrent aux extrémités de la Libye, dans un pays qui n’a point de commerce avec les nations de la Grèce. Nous avons longtemps ignoré qu’Épaminondas avait, il y a environ quinze ans, rendu la liberté à la Messénie, et rappelé ses anciens habitants. Quand nous en fûmes instruits, des obstacles invincibles nous arrêtèrent ; la mort d’Épaminondas suspendit encore notre retour. Nous venons enfin jouir de ses bienfaits.
Nous nous joignîmes à ces étrangers, et après avoir traversé des plaines fertiles, nous arrivâmes à Messène, située comme Corinthe au pied d’une montagne, et devenue  comme cette ville un des boulevards du Péloponnèse. Les murs de Messène, construits de pierres de taille, couronnés de créneaux, et flanqués de tours (5), sont plus forts et plus élevés que ceux de Byzance, de Rhodes et des autres villes de la Grèce. Ils embrassent dans leur circuit le mont Ithome. Au dedans, nous vîmes une grande place ornée de temples, de statues, et d’une fontaine abondante. De toutes parts s’élevaient de beaux édifices, et l’on pouvait juger d’après ces premiers essais, de la magnificence que Messène étalerait dans la suite.
Les nouveaux habitants furent reçus avec autant de distinction que d’empressement ; et le lendemain, ils allèrent offrir leurs hommages au temple de Jupiter, placé sur le sommet de la montagne, au milieu d’une citadelle, qui réunit les ressources de l’art aux avantages de la position.
Le mont est un des plus élevés, et le temple un des plus anciens du Péloponnèse ; c’est là, dit-on, que des nymphes prirent soin de l’enfance de Jupiter. La statue de ce dieu, ouvrage d’Agéladas, est déposée dans la maison d’un prêtre qui n’exerce le sacerdoce que pendant une année, et qui ne l’obtient que par la voie de l’élection. Celui qui l’occupait alors s’appelait Célénus ; il avait passé la plus grande partie de sa vie en Sicile.
Ce jour-là même, on célébrait en l’honneur de Jupiter une fête annuelle, qui attire les peuples des provinces voisines. Les flancs de la montagne étaient couverts d’hommes et de femmes, qui s’empressaient d’atteindre son sommet. Nous fûmes témoins des cérémonies saintes ; nous assistâmes à des combats de musique, institués depuis une longue suite de siècles. La joie des Messéniens de Libye offrait un spectacle touchant, et dont l’intérêt fut augmenté par une circonstance imprévue : Célénus, le prêtre de Jupiter, reconnut un frère dans le chef de ces familles infortunées, et il ne pouvait s’arracher de ses bras. Ils se rappelèrent les funestes circonstances qui les séparèrent autrefois l’un de l’autre. Nous passâmes quelques jours avec ces deux respectables vieillards, avec plusieurs de leurs parents et de leurs amis. De la maison de Célénus, l’œil pouvait embrasser la Messénie entière, et en suivre les limites dans un espace d’environ 800 stades (6) ; la vue s’étendait au nord, sur l’Arcadie et sur l’Élide ; à l’ouest et au sud, sur la mer, et sur les îles voisines ; à l’est, sur une chaîne de montagnes, qui sous le nom de Taygète, séparent cette province de celle de Laconie. Elle se reposait ensuite sur le tableau renfermé dans cette enceinte. On nous montrait à diverses distances, de riches campagnes entrecoupées de collines et de rivières, couvertes de troupeaux et de poulains qui font la richesse des habitants. Je dis alors : au petit nombre de cultivateurs que nous avons aperçus en venant ici, il me paraît que la population de cette province n’est pas en proportion avec sa fertilité. Ne vous en prenez, répondit Xénoclès, qu’aux barbares dont ces montagnes nous dérobent l’aspect odieux. Pendant quatre siècles entiers, les Lacédémoniens ont ravagé la Messénie, et laissé pour tout partage, à ses habitants, la guerre ou l’exil, la mort ou l’esclavage.
Nous n’avions qu’une légère idée de ces funestes révolutions : Xénoclès s’en aperçut, il en gémit, et adressant la parole à son fils : prenez votre lyre, dit-il, et chantez ces trois élégies où mon père, dès notre arrivée en Libye, voulut, pour soulager sa douleur, éterniser le souvenir des maux que votre patrie avait essuyés
(7). Le jeune homme obéit, et commença de cette manière :

Première élégie. 

Sur la première guerre de Messénie (8) .

Bannis de la Grèce, étrangers aux autres peuples, nous ne tenions aux hommes que par la stérile pitié qu’ils daignaient quelquefois accorder à nos malheurs. Qui l’eût dit, qu’après avoir si longtemps erré sur les flots, nous parviendrions au port des Hespérides, dans une contrée que la nature et la paix enrichissent de leurs dons précieux ? Ici la terre, comblant les vœux du laboureur, rend le centuple des grains qu’on lui confie ; des rivières paisibles serpentent dans la plaine, près d’un vallon ombragé de lauriers, de myrtes, de grenadiers et d’arbres de toute espèce. Au-delà sont des sables brûlants, des peuples barbares, des animaux féroces ; mais nous n’avons rien à redouter, il n’y a point de Lacédémoniens parmi eux.
Les habitants de ces belles retraites, attendris sur nos maux, nous ont généreusement offert un asile. Cependant la douleur consume nos jours, et nos faibles plaisirs rendent nos regrets plus amers. Hélas ! Combien de fois errant dans ces vergers délicieux, j’ai senti mes larmes couler au souvenir de la Messénie ! Ô bords fortunés du Pamisus, temples augustes, bois sacrés, campagnes si souvent abreuvées du sang de nos aïeux ! Non, je ne saurais vous oublier. Et vous, féroces Spartiates, je vous jure au nom de cinquante mille Messéniens que vous avez dispersés sur la terre, une haine aussi implacable que votre cruauté ; je vous la jure au nom de leurs descendants, au nom des cœurs sensibles de tous les temps et de tous les lieux.
Restes malheureux de tant de héros plus malheureux encore, puissent mes chants, modelés sur ceux de Tyrtée et d’Archiloque, gronder sans cesse à vos oreilles, comme la trompette qui donne le signal au guerrier, comme le tonnerre qui trouble le sommeil du lâche ! Puissent-ils, offrant nuit et jour à vos yeux les ombres menaçantes de vos pères, laisser dans vos âmes une blessure qui saigne nuit et jour !
Les Messéniens jouirent pendant plusieurs siècles d’une tranquillité profonde, sur une terre qui suffisait à leurs besoins, sous les douces influences d’un ciel toujours serein. Ils étaient libres, ils avaient des lois sages, des mœurs simples, des rois qui les aimaient, et des fêtes riantes qui les délassaient de leurs travaux.
Tout à coup l’alliance qui les avait unis avec les Lacédémoniens, reçoit des atteintes mortelles ; on s’accuse, on s’aigrit de part et d’autre ; aux plaintes succèdent les menaces. L’ambition, jusqu’alors enchaînée par les lois de Lycurgue, saisit ce moment pour briser ses fers, appelle à grands cris l’injustice et la violence, se glisse avec ce cortège infernal dans le cœur des Spartiates, et leur fait jurer sur les autels, de ne pas déposer les armes, jusqu’à ce qu’ils aient asservi la Messénie. Fière de ce premier triomphe, elle les mène à l’un des sommets du mont Taygète, et de là leur montrant les riches campagnes exposées à leurs yeux, elle les introduit dans une place forte qui appartenait à leurs anciens alliés, et qui servait de barrière aux deux empires.
À cette nouvelle, nos aïeux, incapables de supporter un outrage, accourent en foule au palais de nos rois. Euphaès occupait alors le trône : il écoute les avis des principaux de la nation ; sa bouche est l’organe de la sagesse. Il excite l’ardeur des Messéniens, il la suspend jusqu’à ce qu’elle puisse éclater avec succès. Des années entières suffisent à peine pour accoutumer à la discipline un peuple trop familiarisé sans doute avec les douceurs d’une longue paix. Il apprit dans l’intervalle à voir sans murmurer ses moissons enlevées par les Lacédémoniens, à faire lui-même des incursions dans la Laconie.
Deux fois le moment de la vengeance parut s’approcher ; deux fois les forces des deux états luttèrent entre elles. Mais la victoire n’osa terminer cette grande querelle, et son indécision accéléra la ruine des Messéniens. Leur  armée s’affaiblissait de jour en jour par la perte d’un grand nombre de guerriers, par les garnisons qu’il fallait entretenir dans les différentes places, par la désertion des esclaves, par une épidémie qui commençait à ravager une contrée autrefois si florissante.
Dans cette extrémité on résolut de se retrancher sur le mont Ithome, et de consulter l’oracle de Delphes. Les prêtres, et non les dieux, dictèrent cette réponse barbare : « le salut de la Messénie dépend du sacrifice d’une jeune fille tirée au sort, et choisie dans la maison régnante. »
D’anciens préjugés ferment les yeux sur l’atrocité de l’obéissance. On apporte l’urne fatale, le sort condamne la fille de Lyciscus, qui la dérobe soudain à tous les regards, et s’enfuit avec elle à Lacédémone. Le guerrier Aristodème s’avance à l’instant, et malgré le tendre intérêt qui gémit au fond de son cœur, il présente la sienne aux autels. Elle était fiancée à l’un des favoris du roi, qui accourt à sa défense. Il soutient qu’on ne peut sans son aveu disposer de son épouse. Il va plus loin, il flétrit l’innocence pour la sauver, et déclare que l’hymen est consommé. L’horreur de l’imposture, la crainte du déshonneur, l’amour paternel, le salut de la patrie, la sainteté de sa parole, une foule de mouvements contraires agitent avec tant de violence l’âme d’Aristodème, qu’elle a besoin de se soulager par un coup de désespoir. Il saisit un poignard ; sa fille tombe morte à ses pieds ; tous les spectateurs frémissent ; le prêtre, insatiable de cruautés, s’écrie : « ce n’est pas la piété, c’est la fureur qui a guidé le bras du meurtrier ; les dieux demandent une autre victime. »
Il en faut une, répond le peuple en fureur, et il se jette sur le malheureux amant, qui aurait péri, si le roi n’eût calmé les esprits, en leur persuadant que les conditions de l’oracle étaient remplies. Sparte s’endurcissait de plus en plus dans ses projets de conquête ; elle les annonçait par des hostilités fréquentes, par des combats sanglants. Dans l’une de ces batailles, le roi Euphaès fut tué, et remplacé par Aristodème ; dans une autre, où plusieurs peuples du Péloponnèse s’étaient joints aux Messéniens, nos ennemis furent battus ; et trois cents d’entre eux, pris les armes à la main, arrosèrent nos autels de leur sang.
Le siège d’Ithome continuait avec la même vigueur. Aristodème en prolongeait la durée, par sa vigilance, son courage, la confiance de ses troupes, et le cruel souvenir de sa fille. Dans la suite, des oracles imposteurs, des prodiges effrayants ébranlèrent sa constance. Il désespéra du salut de la Messénie ; et s’étant percé de son épée, il rendit les derniers soupirs sur le tombeau de sa fille.
Les assiégés se défendirent encore pendant plusieurs mois ; mais après avoir perdu leurs généraux et leurs plus braves soldats, se voyant sans provisions et sans ressources, ils abandonnèrent la place. Les uns se retirèrent chez les nations voisines ; les autres, dans leurs anciennes demeures, où les vainqueurs les forcèrent de jurer l’exécution des articles suivants : « vous n’entreprendrez rien contre notre autorité ; vous cultiverez vos terres, mais vous nous apporterez tous les ans la moitié de leur produit. À la mort des rois et des principaux magistrats, vous paraîtrez, hommes et femmes, en habit de deuil. » Telles furent les conditions humiliantes, qu’après une guerre de vingt ans, Lacédémone prescrivit à nos ancêtres.

Seconde élégie. 

Sur la seconde guerre de Messénie (9).

Je rentre dans la carrière ; je vais chanter la gloire d’un héros qui combattit longtemps sur les ruines de sa patrie. Ah ! S’il était permis aux mortels de changer l’ordre des destinées, ses mains triomphantes auraient sans doute réparé les outrages d’une guerre et d’une paix également odieuses.
Quelle paix, juste ciel ! Elle ne cessa pendant l’espace de 39 ans, d’appesantir un joug de fer sur la tête des vaincus, et de fatiguer leur constance par toutes les formes de la servitude. Assujettis à des travaux pénibles, courbés sous le poids des tributs qu’ils transportaient à Lacédémone, forcés de pleurer aux funérailles de leurs tyrans, et ne pouvant même exhaler une haine impuissante, ils ne laissaient à leurs enfants que des malheurs à souffrir, et des insultes à venger. Les maux parvinrent au point que les vieillards n’avaient plus rien à craindre de la mort, et les jeunes gens plus rien à espérer de la vie.
Leurs regards, toujours attachés à la terre, se levèrent enfin vers Aristomène, qui descendait de nos anciens rois, et qui, dès son aurore, avait montré sur son front, dans ses paroles et dans ses actions, les traits et le caractère d’une grande âme. Ce prince, entouré d’une jeunesse impatiente, dont tour à tour il enflammait ou tempérait le courage, interrogea les peuples voisins ; et ayant appris que ceux d’Argos et d’Arcadie étaient disposés à lui fournir des secours, il souleva sa nation, et dès ce moment elle fit entendre les cris de l’oppression et de la liberté. Le premier combat se donna dans un bourg de la Messénie. Le succès en fut douteux. Aristomène y fit tellement briller sa valeur, que d’une commune voix on le proclama roi sur le champ de bataille ; mais il refusa un honneur auquel il avait des droits par sa naissance, et encore plus par ses vertus.
Placé à la tête des troupes, il voulut effrayer les Spartiates par un coup d’éclat, et déposer dans le sein de leur capitale, le gage de la haine qu’il leur avait vouée depuis son enfance. Il se rend à Lacédémone ; il pénètre furtivement dans le temple de Minerve, et suspend au mur un bouclier sur lequel étaient écrits ces mots : « c’est des dépouilles des Lacédémoniens qu’Aristomène a consacré ce monument à la déesse. »
Sparte, conformément à la réponse de l’oracle de Delphes, demandait alors aux Athéniens un chef pour la diriger dans cette guerre. Athènes, qui craignait de concourir à l’agrandissement de sa rivale, lui proposa Tyrtée, poète obscur, qui rachetait les désagréments de sa  figure, et les disgrâces de la fortune, par un talent sublime, que les Athéniens regardaient comme une espèce de frénésie.
Tyrtée, appelé au secours d’une nation guerrière, qui le mit bientôt au nombre de ses citoyens, s’abandonna tout entier à sa haute destinée. Ses chants enflammés inspiraient le mépris des dangers et de la mort. Il les fit entendre, et les Lacédémoniens volèrent au combat.
Ce n’est pas avec des couleurs communes qu’on doit exprimer la rage sanguinaire qui anima les deux nations. Il faut en créer de nouvelles. Tels que les feux du tonnerre, lorsque ils tombent dans les gouffres de l’Etna, et les embrasent : le volcan s’ébranle et mugit ; il soulève ses flots bouillonnants ; il les vomit de ses flancs qu’il entre ouvre ; il les lance contre les cieux qu’il ose braver. Indignée de son audace, la foudre chargée de nouveaux feux qu’elle a puisés dans la nue, redescend plus vite que l’éclair, frappe à coups redoublés le sommet de la montagne ; et après avoir fait voler en éclats ses roches fumantes, elle impose silence à l’abîme, et le laisse couvert de cendres et de ruines éternelles. Tel Aristomène, à la tête des jeunes Messéniens, fond avec impétuosité sur l’élite des Spartiates, commandés par le roi Anaxandre. Ses guerriers, à son exemple, s’élancent comme des lions ardents ; mais leurs efforts se brisent contre cette masse immobile et hérissée de fers, où les passions les plus violentes se sont enflammées, et d’où les traits de la mort s’échappent sans interruption. Couverts de sang et de blessures,  ils désespéraient de vaincre, lorsque Aristomène, se multipliant dans lui-même et dans ses soldats, fait plier le brave Anaxandre et sa redoutable cohorte ; parcourt rapidement les bataillons ennemis ; écarte les uns par sa valeur, les autres par sa présence ; les disperse, les poursuit, et les laisse dans leur camp ensevelis dans une consternation profonde. Les femmes de Messénie célébrèrent cette victoire par des chants que nous répétons encore. Leurs époux levèrent une tête altière, et sur leur front menaçant le dieu de la guerre imprima la vengeance et l’audace.
Ce serait à toi maintenant, déesse de mémoire, de nous dire comment de si beaux jours se couvrirent tout à coup d’un voile épais et sombre : mais tes tableaux n’offrent presque que des traits informes et des couleurs éteintes : les années ne ramènent dans le présent que les débris des faits mémorables ; semblables aux flots qui ne vomissent sur le rivage que les restes d’un vaisseau autrefois souverain des mers. écoutez, jeunes Messéniens, un témoin plus fidèle et plus respectable : je le vis ; j’entendis sa voix au milieu de cette nuit orageuse qui dispersa la flotte que je conduisais en Libye. Jeté sur une côte inconnue, je m’écriai : Ô terre ! Tu nous serviras du moins de tombeau, et nos os ne seront point foulés par les Lacédémoniens.
À ce nom fatal, je vis des tourbillons de flamme et de fumée s’échapper d’un monument funèbre placé à mes côtés, et du fond de la tombe, s’élever une ombre qui proféra ces paroles : quel est donc ce mortel qui vient troubler le repos d’Aristomène, et rallumer dans ses cendres la haine qu’il conserve encore contre une nation barbare ? C’est un Messénien, répondis-je avec transport ; c’est Comon, c’est l’héritier d’une famille autrefois unie avec la vôtre. Ô Aristomène, ô le plus grand des mortels, il m’est donc permis de vous voir et de vous entendre ! Ô dieux ! Je vous bénis pour la première fois de ma vie, d’avoir conduit à Rhodes Comon et son infortune. Mon fils, répondit le héros, tu les béniras toute ta vie. Ils m’avaient annoncé ton arrivée, et ils me permettent de te révéler les secrets de leur haute sagesse. Le temps approche où telle que l’astre du jour, lorsque du sein d’une nuée épaisse, il sort étincelant de lumière, la Messénie reparaîtra sur la scène du monde avec un nouvel éclat : le ciel par des avis secrets guidera le héros qui doit opérer ce prodige : tu seras toi-même instruit du moment de l’exécution : adieu, tu peux partir. Tes compagnons t’attendent en Libye ; porte-leur ces grandes nouvelles.
Arrêtez, ombre généreuse, repris-je aussitôt, daignez ajouter à de si douces espérances, des consolations plus douces encore. Nos pères furent malheureux ; il est si facile de les croire coupables ! Le temps a dévoré les titres de leur innocence, et de tous côtés les nations laissent éclater des soupçons qui nous humilient. Aristomène trahi, errant seul de ville en ville, mourant seul dans l’île de Rhodes, est un spectacle offensant pour l’honneur des Messéniens. Va, pars, vole, mon fils, répondit le héros en élevant la voix ; dis à toute la terre que la valeur de vos pères fut plus ardente que les feux de la canicule, leurs vertus plus pures que la clarté des cieux ; et si les hommes sont encore sensibles à la pitié, arrache-leur des larmes par le récit de nos infortunes. écoute-moi : Sparte ne pouvait supporter la honte de sa défaite : elle dit à ses guerriers : vengez-moi ; à ses esclaves : protégez-moi ; à un esclave plus vil que les siens, et dont la tête était ornée du diadème : trahis tes alliés ; c’était Aristocrate qui régnait sur la puissante nation des arcadiens ; il avait joint ses troupes aux nôtres.
Les deux armées s’approchèrent comme deux orages qui vont se disputer l’empire des airs. À l’aspect de leurs vainqueurs, les ennemis cherchent vainement au fond de leur cœur un reste de courage ; et dans leurs regards inquiets se peint l’intérêt sordide de la vie. Tyrtée se présente alors aux soldats avec la confiance et l’autorité d’un homme qui tient dans ses mains le salut de la patrie. Des peintures vives et animées brillent successivement à leurs yeux. L’image d’un héros qui vient de repousser l’ennemi, ce mélange confus de cris de joie et d’attendrissement qui honorent son triomphe, ce respect qu’inspire à jamais sa présence, ce repos honorable dont il jouit dans sa vieillesse ; l’image plus touchante d’un jeune guerrier expirant dans le champ de la gloire, les cérémonies augustes qui accompagnent ses funérailles, les regrets et les gémissements d’un peuple entier à l’aspect de son cercueil, les vieillards, les femmes, les enfants qui pleurent et se roulent autour de son tombeau, les honneurs immortels attachés à sa mémoire, tant d’objets et de sentiments divers, retracés avec une éloquence impétueuse et dans un mouvement rapide, embrasent les  soldats d’une ardeur jusqu’alors inconnue. Ils attachent à leurs bras leurs noms et ceux de leurs familles ; trop heureux s’ils obtiennent une sépulture distinguée, si la postérité peut dire un jour en les nommant : les voilà ceux qui sont morts pour la patrie !
Tandis qu’un poète excitait cette révolution dans l’armée lacédémonienne, un roi consommait sa perfidie dans la nôtre : des rumeurs sinistres semées par son ordre, avaient préparé à l’avilissement ses troupes effrayées. Le signal de la bataille devient le signal de leur fuite. Aristocrate les conduit lui-même dans la route de l’infamie ; et cette route, il la trace à travers nos bataillons, au moment fatal où ils avaient à soutenir tout l’effort de la phalange ennemie. Dans un clin d’œil, l’élite de nos guerriers fut égorgée, et la Messénie asservie. Non, elle ne le fut pas, la liberté s’était réservé un asile sur le mont Ira. Là s’étaient rendus et les soldats échappés au carnage, et les citoyens jaloux d’échapper à la servitude. Les vainqueurs formèrent une enceinte au pied de la montagne. Ils nous voyaient avec effroi au dessus de leurs têtes, comme les pâles matelots, lorsque ils aperçoivent à l’horizon ces sombres nuées qui portent les tempêtes dans leur sein.
Alors commença ce siège moins célèbre, aussi digne d’être célébré que celui d’Ilion ; alors se reproduisirent ou se réalisèrent tous les exploits des anciens héros ; les rigueurs des saisons onze fois renouvelées ne purent jamais lasser la féroce obstination des assiégeants, ni la fermeté inébranlable des assiégés.
Trois cents Messéniens d’une valeur distinguée, m’accompagnaient dans mes courses ; nous franchissions aisément la barrière placée au pied de la montagne, et nous portions la terreur jusqu’aux environs de Sparte. Un jour, chargés de butin, nous fûmes entourés de l’armée ennemie. Nous fondîmes sur elle sans espoir de la vaincre. Bientôt atteint d’un coup mortel, je perdis l’usage de mes sens ; et plût aux dieux qu’il ne m’eût jamais été rendu ! Quel réveil, juste ciel ! S’il eût tout à coup offert à mes yeux le noir tartare, il m’eût inspiré moins d’horreur. Je me trouvai sur un tas de morts et de mourants, dans un séjour ténébreux, où l’on n’entendait que des cris déchirants, des sanglots étouffés : c’étaient mes compagnons, mes amis. Ils avaient été jetés avant moi dans une fosse profonde. Je les appelais ; nous pleurions ensemble ; ma présence semblait adoucir leurs peines. Celui que j’aimais le mieux, ô souvenir cruel ! Ô trop funeste image ! Ô mon fils ! Tu ne saurais m’écouter sans frémir : c’était un de tes aïeux. Je reconnus, à quelques mots échappés de sa bouche, que ma chute avait hâté le moment de sa mort. Je le pressais entre mes bras ; je le couvrais de larmes brûlantes ; et n’ayant pu arrêter le dernier souffle de vie errant sur ses lèvres, mon âme durcie par l’excès de la douleur, cessa de se soulager par des plaintes et des pleurs. Mes amis expiraient successivement autour de moi. Aux divers accents de leur voix affaiblie, je présageais le nombre des instants qui leur restaient à vivre ; je voyais froidement arriver celui qui terminait leurs maux. J’entendis enfin le dernier soupir du dernier d’entre eux ; et le silence du tombeau régna dans l’abîme.
Le soleil avait trois fois commencé sa carrière, depuis que je n’étais plus compté parmi les vivants. Immobile, étendu sur le lit de douleur, enveloppé de mon manteau, j’attendais avec impatience cette mort qui mettait ses faveurs à si haut prix, lorsque un bruit léger vint frapper mon oreille : c’était un animal sauvage (10), qui s’était introduit dans le souterrain par une issue secrète. Je le saisis ; il voulut s’échapper ; je me traînai après lui. J’ignore quel dessein m’animait alors ; car la vie me paraissait le plus cruel des supplices. Un dieu sans doute dirigeait mes mouvements, et me donnait des forces. Je rampai longtemps dans des détours obliques ; j’entrevis la lumière ; je rendis la liberté à mon guide, et continuant à m’ouvrir un passage, je sortis de la région des ténèbres. Je trouvai les Messéniens occupés à pleurer ma perte. À mon aspect, la montagne tressaillit de cris de joie ; au récit de mes souffrances, de cris d’indignation.
La vengeance les suivit de près : elle fut cruelle comme celle des dieux. La Messénie, la Laconie étaient le jour, la nuit, infestées par des ennemis affamés les uns des autres. Les Spartiates se répandaient dans la plaine, comme la flamme qui dévore les moissons ; nous, comme un torrent qui détruit et les moissons et la flamme. Un avis secret nous apprit que les Corinthiens venaient au secours de Lacédémone ; nous nous glissâmes dans leur camp à la faveur des ténèbres, et ils passèrent des bras du sommeil dans ceux de la mort. Vains exploits, trompeuses espérances ! Du trésor immense des années et des siècles, le temps fait sortir, au moment précis, ces grandes révolutions conçues dans le sein de l’éternité, et quelquefois annoncées par des oracles. Celui de Delphes avait attaché notre perte à des présages qui se vérifièrent, et le devin Théoclus m’avertit que nous touchions au dénouement de tant de scènes sanglantes.
Un berger, autrefois esclave d’Empéramus, général des Lacédémoniens, conduisait tous les jours son troupeau sur les bords de la Néda, qui coule au pied du mont Ira. Il aimait une Messénienne, dont la maison était située sur le penchant de la montagne, et qui le recevait chez elle, toutes les fois que son mari était en faction dans notre camp. Une nuit, pendant un orage affreux ; le Messénien paraît tout à coup, et raconte à sa femme, étonnée de son retour, que la tempête et l’obscurité mettent la place à l’abri d’un coup de main, que les postes sont abandonnés, et qu’une blessure me retient au lit. Le berger, qui s’était dérobé aux regards du Messénien, entend ce récit, et le rapporte sur le champ au général lacédémonien.
Épuisé de douleurs et de fatigue, j’avais abandonné mes sens aux douceurs du sommeil, lorsque le génie de la Messénie m’apparut en long habit de deuil, et la tête couverte d’un voile. Tu dors, Aristomène, me dit-il, tu dors, et déjà les échelles menaçantes se hérissent autour de la place ; déjà les jeunes Spartiates s’élèvent dans les airs à l’appui de ces frêles machines : le génie de Lacédémone l’emporte sur moi ; je l’ai vu du haut des murs appeler ses farouches guerriers, leur tendre la main, et leur assigner des postes.
Je m’éveillai en sursaut, l’âme oppressée, l’esprit égaré, et dans le même saisissement que si la foudre était tombée à mes côtés. Je me jette sur mes armes ; mon fils arrive : où sont les Lacédémoniens ? - dans la place, aux pieds des remparts ; étonnés de leur audace, ils n’osent avancer. C’est assez, repris-je ; suivez-moi. Nous trouvons sur nos pas Théoclus, l’interprète des dieux, le vaillant Manticlus son fils, d’autres chefs qui se joignent à nous. Courez, leur dis-je, répandre l’alarme, annoncez aux Messéniens qu’à la pointe du jour ils verront leurs généraux au milieu des ennemis.
Ce moment fatal arrive ; les rues, les maisons, les temples, inondés de sang, retentissent de cris épouvantables. Les Messéniens ne pouvant plus entendre ma voix, n’écoutent que leur fureur. Les femmes les animent au combat, s’arment elles-mêmes de mille instruments de mort, se précipitent sur l’ennemi, et tombent en expirant sur les corps de leurs époux, et de leurs enfants.
Pendant trois jours, ces scènes cruelles se renouvelèrent à chaque pas, à chaque moment, à la lueur sombre des éclairs, au bruit sourd et continu de la foudre ; les Lacédémoniens supérieurs en nombre, prenant tour à tour de nouvelles forces dans des intervalles de repos ; les Messéniens combattant sans interruption, luttant à la fois contre la faim, la soif, le sommeil, et le fer de l’ennemi. Sur la fin du troisième jour, le devin Théoclus m’adressant la parole : « eh ! De quoi, me dit-il, vous serviront tant de courage et de travaux ? C’en est fait de la Messénie, les dieux ont résolu sa perte ; sauvez-vous, Aristomène : sauvez nos malheureux amis ; c’est à moi de m’ensevelir sous les ruines de ma patrie. » Il dit, et se jetant dans la mêlée, il meurt libre et couvert de gloire.
Il m’eût été facile de l’imiter ; mais soumis à la volonté des dieux, je crus que ma vie pouvait être nécessaire à tant d’innocentes victimes que le fer allait égorger. Je rassemblai les femmes et les enfants, je les entourai de soldats. Les ennemis persuadés que nous méditions une retraite, ouvrirent leurs rangs, et nous laissèrent paisiblement arriver sur les terres des Arcadiens (11). Je ne parlerai ni du dessein que je formai de marcher à Lacédémone, et de la surprendre, pendant que ses soldats s’enrichissaient de nos dépouilles sur le mont Ira, ni de la perfidie du roi Aristocrate, qui révéla notre secret aux Lacédémoniens. Le traître ! Il fut convaincu devant l’assemblée de sa nation : ses sujets devinrent ses bourreaux, il expira sous une grêle de traits ; son corps fut porté dans une terre étrangère, et l’on dressa une colonne qui attestait son infamie et son supplice. 
Par ce coup imprévu, la fortune s’expliquait assez hautement. Il ne s’agissait plus de la fléchir, mais de me mesurer seul avec elle, en n’exposant que ma tête à ses coups. Je donnai des larmes aux Messéniens qui n’avaient pas pu me joindre ; je me refusai à celles des Messéniens qui m’avaient suivi : ils voulaient m’accompagner aux climats les plus éloignés. Les Arcadiens voulaient partager leurs terres avec eux ; je rejetai toutes ces offres :
Mes fidèles compagnons, confondus avec une nation nombreuse, auraient perdu leur nom et le souvenir de leurs maux. Je leur donnai mon fils, un autre moi-même ; ils allèrent sous sa conduite en Sicile, où ils seront en dépôt jusqu’au jour des vengeances (12). 
Après cette cruelle séparation, n’ayant plus rien à craindre, et cherchant partout des ennemis aux Lacédémoniens, je parcourus les nations voisines. J’avais enfin résolu de me rendre en Asie, et d’intéresser à nos malheurs les puissantes nations des Lydiens et des Mèdes. La mort qui me surprit à Rhodes, arrêta des projets qui, en attirant ces peuples dans le Péloponnèse, auraient peut-être changé la face de cette partie de la Grèce.
À ces mots, le héros se tut, et descendit dans la nuit du tombeau. Je partis le lendemain pour la Libye.

Troisième élégie. 

Sur la troisième guerre de Messénie (13).

Que le souvenir de ma patrie est pénible et douloureux ! Il a l’amertume de l’absinthe et le fil tranchant de l’épée ; il me rend insensible au plaisir et au danger. J’ai prévenu ce matin le lever du soleil : mes pas incertains m’ont égaré dans la campagne ; la fraîcheur de l’aurore ne charmait plus mes sens. Deux lions énormes se sont élancés d’une forêt voisine ; leur vue ne m’inspirait aucun effroi. Je ne les insultai point : ils se sont écartés.
Cruels Spartiates, que vous avaient fait nos pères ? Après la prise d’Ira, vous leur distribuâtes des supplices, et dans l’ivresse du succès, vous voulûtes qu’ils fussent tous malheureux de votre joie. Aristomène nous a promis un avenir plus favorable : mais qui pourra jamais étouffer dans nos cœurs le sentiment des maux dont nous avons entendu le récit, dont nous avons été les victimes ? Vous fûtes heureux, Aristomène, de n’en avoir pas été le témoin. Vous ne vîtes pas les habitants de la Messénie, traînés à la mort comme des scélérats, vendus comme de vils troupeaux. Vous n’avez pas vu leurs descendants, ne transmettre pendant deux siècles à leurs fils, que l’opprobre de la naissance. Reposez tranquillement dans le tombeau, ombre du plus grand des humains, et souffrez que je consigne à la postérité les derniers forfaits des Lacédémoniens.
Leurs magistrats, ennemis du ciel ainsi que de la terre, font mourir des suppliants qu’ils arrachent du temple de Neptune. Ce dieu irrité, frappe de son trident les côtes de Laconie. La terre ébranlée, des abîmes entre ouverts, un des sommets du mont Taygète roulant dans les vallées, Sparte renversée de fond en comble, et cinq maisons seules épargnées, plus de vingt mille hommes écrasés sous ses ruines : voilà le signal de notre délivrance, s’écrie à la fois une multitude d’esclaves. Insensés ! Ils courent à Lacédémone sans ordre et sans chef. À l’aspect d’un corps de Spartiates qu’a rassemblé le roi Archidamus, ils s’arrêtent comme les vents déchaînés par Éole, lorsque le dieu des mers leur apparaît ; à la vue des Athéniens et des différentes nations qui viennent au secours des Lacédémoniens, la plupart se dissipent comme les vapeurs grossières d’un marais, aux premiers rayons du soleil. Mais ce n’est pas en vain que les Messéniens ont pris les armes ; un long esclavage n’a point altéré le sang généreux qui coule dans leurs veines ; et tels que l’aigle captif, qui, après avoir rompu ses liens, prend son essor dans les cieux, ils se retirent sur le mont Ithome, et repoussent avec vigueur les attaques réitérées des Lacédémoniens, bientôt réduits à rappeler les troupes de leurs alliés.
Là paraissent ces Athéniens si exercés dans la conduite des siéges. C’est Cimon qui les commande, Cimon que la victoire a souvent couronné d’un laurier immortel ; l’éclat de sa gloire, et la valeur de ses troupes inspirent de la crainte aux assiégés, de la terreur aux Lacédémoniens. On ose soupçonner ce grand homme de tramer une perfidie. On l’invite sous les plus frivoles prétextes à ramener son armée dans l’Attique. Il part ; la Discorde qui planait sur l’enceinte du camp, s’arrête, prévoit les calamités prêtes à fondre sur la Grèce, et secouant sa tête hérissée de serpents, elle pousse des hurlements de joie, d’où s’échappent ces terribles paroles :
Sparte, Sparte, qui ne sais payer les services qu’avec des outrages ! Contemple ces guerriers qui reprennent le chemin de leur patrie, la honte sur le front, et la douleur dans l’âme. Ce sont les mêmes qui, mêlés dernièrement avec les tiens, défirent les Perses à Platée. Ils accouraient à ta défense, et tu les as couverts d’infamie. Tu ne les verras plus que parmi tes ennemis. Athènes, blessée dans son orgueil, armera contre toi les nations (14). Tu les soulèveras contre elle. Ta puissance et la sienne se heurteront sans cesse, comme ces vents impétueux qui se brisent dans la nue. Les guerres enfanteront des guerres. Les trêves ne seront que des suspensions de fureur. Je marcherai avec les Euménides à la tête des armées : de nos torches ardentes, nous ferons pleuvoir sur vous la peste, la famine, la violence, la perfidie, tous les fléaux du courroux céleste et des passions humaines. Je me vengerai de tes antiques vertus, et me jouerai de tes défaites ainsi que de tes victoires. J’élèverai, j’abaisserai ta rivale. Je te verrai à ses genoux frapper la terre de ton front humilié. Tu lui demanderas la paix, et la paix te sera refusée. Tu détruiras ses murs, tu la fouleras aux pieds, et vous tomberez toutes deux à la fois, comme deux tigres qui, après s’être déchiré les entrailles, expirent à côté l’un de l’autre. Alors je t’enfoncerai si avant dans la poussière, que le voyageur ne pouvant distinguer tes traits, sera forcé de se baisser pour te reconnaître. Maintenant voici le signe frappant qui te garantira l’effet de mes paroles. Tu prendras Ithome dans la dixième année du siége. Tu voudras exterminer les Messéniens ; mais les dieux qui les réservent pour accélérer ta ruine, arrêteront ce projet sanguinaire. Tu leur laisseras la vie, à condition qu’ils en jouiront dans un autre climat, et qu’ils seront mis aux fers, s’ils osent reparaître dans leur patrie. Quand cette prédiction sera accomplie, souviens-toi des autres, et tremble.
Ainsi parla le génie mal faisant qui étend son pouvoir depuis les cieux jusqu’aux enfers. Bientôt après nous sortîmes d’Ithome. J’étais encore dans ma plus tendre enfance. L’image de cette fuite précipitée est empreinte dans mon esprit en traits ineffaçables ; je les vois toujours ces scènes d’horreur et d’attendrissement qui s’offraient à mes regards : une nation entière chassée de ses foyers, errante au hasard chez des peuples épouvantés de ses malheurs qu’ils n’osent soulager ; des guerriers couverts de blessures, portant sur leurs épaules les auteurs de leurs jours ; des femmes assises par terre, expirant de faiblesse avec les enfants qu’elles serrent entre leurs bras ; ici des larmes, des gémissements, les plus fortes expressions du désespoir ; là une douleur muette, un silence effrayant. Si l’on donnait ces tableaux à peindre au plus cruel des Spartiates, un reste de pitié ferait tomber le pinceau de ses mains.
Après des courses longues et pénibles, nous nous traînâmes jusqu’à Naupacte, ville située sur la mer de Crissa : elle appartenait aux Athéniens. Ils nous la cédèrent. Nous signalâmes plus d’une fois notre valeur contre les ennemis de ce peuple généreux. Moi-même, pendant la guerre du Péloponnèse, je parus avec un détachement sur les côtes de Messénie. Je ravageai ce pays, et coûtai des larmes de rage à nos barbares persécuteurs : mais les dieux mêlent toujours un poison secret à leurs faveurs, et souvent l’espérance n’est qu’un piége qu’ils tendent aux malheureux. Nous commencions à jouir d’un sort tranquille, lorsque la flotte de Lacédémone triompha de celle d’Athènes, et vint nous insulter à Naupacte. Nous montâmes à l’instant sur nos vaisseaux ; on n’invoqua des deux côtés d’autre divinité que la haine. Jamais la victoire ne s’abreuva de plus de sang impur, de plus de sang innocent. Mais que peut la valeur la plus intrépide contre l’excessive supériorité du nombre ? Nous fûmes vaincus, et chassés de la Grèce, comme nous l’avions été du Péloponnèse ; la plupart se sauvèrent en Italie et en Sicile. Trois mille hommes me confièrent leur destinée : je les menai à travers les tempêtes et les écueils, sur ces rivages que mes chants funèbres ne cesseront de faire retentir.
C’est ainsi que finit la troisième élégie. Le jeune homme quitta sa lyre, et son père Xénoclès ajouta, que peu de temps après leur arrivée en Libye, une sédition s’étant élevée à Cyrène, capitale de ce canton, les Messéniens se joignirent aux exilés et périrent pour la plupart dans une bataille. Il demanda ensuite comment s’était opérée la révolution qui l’amenait en Messénie.
Célénus répondit : les Thébains sous la conduite d’Épaminondas, avaient battu les Lacédémoniens à Leuctres en Béotie (15) ; pour affaiblir à jamais leur puissance, et les mettre hors d’état de tenter des expéditions lointaines, ce grand homme conçut le projet de placer auprès d’eux un ennemi qui aurait de grandes injures à venger. Il envoya de tous côtés inviter les Messéniens à revoir la patrie de leurs pères. Nous volâmes à sa voix ; je le trouvai à la tête d’une armée formidable, entouré d’architectes qui traçaient le plan d’une ville au pied de cette montagne. Un moment après, le général des argiens s’étant approché, lui présenta une urne d’airain, que sur la foi d’un songe, il avait tirée de la terre, sous un lierre et un myrte qui entrelaçaient leurs faibles rameaux. Épaminondas l’ayant ouverte, y trouva des feuilles de plomb, roulées en forme de volumes, où l’on avait anciennement tracé les rites du culte de Cérès et de Proserpine. Il reconnut le monument auquel était attaché le destin de la Messénie, et qu’Aristomène avait enseveli dans le lieu le moins fréquenté du mont Ithome. Cette découverte et la réponse favorable des augures, imprimèrent un caractère religieux à son entreprise, d’ailleurs puissamment secondée par les nations voisines, de tout temps jalouses de Lacédémone.
Le jour de la consécration de la ville, les troupes s’étant réunies, les arcadiens présentèrent les victimes ; ceux de Thèbes, d’Argos et de la Messénie, offrirent séparément leurs hommages à leurs divinités tutélaires ; tous ensemble appelèrent les héros de la contrée, et les supplièrent de venir prendre possession de leur nouvelle demeure. Parmi ces noms précieux à la nation, celui d’Aristomène excita des applaudissements universels. Les sacrifices et les prières remplirent les moments de la première journée ; dans les suivantes, on jeta au son de la flûte, les fondements des murs, des temples et des maisons. La ville fut achevée en peu de temps, et reçut le nom de Messène.
D’autres peuples, ajouta Célénus, ont erré longtemps éloignés de leur patrie ; aucun n’a souffert un si long exil ; et cependant nous avons conservé sans altération la langue et les coutumes de nos ancêtres. Je dirai même, que nos revers nous ont rendus plus sensibles. Les Lacédémoniens avaient livré quelques-unes de nos villes à des étrangers, qui, à notre retour, ont imploré notre pitié ; peut-être avaient-ils des titres pour l’obtenir ; mais quand ils n’en auraient pas eu, comment la refuser aux malheureux ?
Hélas ! reprit Xénoclès, c’est ce caractère si doux et si humain qui nous perdit autrefois. Voisins des Lacédémoniens et des arcadiens, nos aïeux ne succombèrent sous la haine des premiers, que pour avoir négligé l’amitié des seconds. Ils ignoraient sans doute que l’ambition du repos exige autant d’activité que celle des conquêtes.
Je fis aux Messéniens plusieurs questions sur l’état des sciences et des arts ; ils n’ont jamais eu le temps de s’y livrer : sur leur gouvernement actuel ; il n’avait pas encore pris une forme constante : sur celui qui subsistait pendant leurs guerres avec les Lacédémoniens ; c’était un mélange de royauté et d’oligarchie, mais les affaires se traitaient dans l’assemblée générale de la nation : sur l’origine de la dernière maison régnante ; on la rapporte à Cresphonte qui vint au Péloponnèse avec les autres Héraclides, 80 ans après la guerre de Troie. La Messénie lui échut en partage. Il épousa Mérope, fille du roi d’Arcadie, et fut assassiné avec presque tous ses enfants, par les principaux de sa cour, pour avoir trop aimé le peuple. L’histoire s’est fait un devoir de consacrer sa mémoire, et de condamner à l’exécration celle de ses assassins.
Nous sortîmes de Messène, et après avoir traversé le Pamisus, nous visitâmes la côte orientale de la province. Ici, comme dans le reste de la Grèce, le voyageur est obligé d’essuyer à chaque pas les généalogies des dieux, confondues avec celles des hommes. Point de ville, de fleuve, de fontaine, de bois, de montagne, qui ne porte le nom d’une nymphe, d’un héros, d’un personnage, plus célèbre aujourd’hui qu’il ne le fut de son temps.
Parmi les familles nombreuses qui possédaient autrefois de petits états en Messénie, celle d’Esculape obtient dans l’opinion publique un rang distingué. Dans la ville d’Abia, on nous montrait son temple ; à Gérénia, le tombeau de Machaon son fils ; à Phéres, le temple de Nicomaque et de Gorgasus ses petits-fils, à tous moments honorés par des sacrifices, par des offrandes, par l’affluence des malades de toute espèce.
Pendant qu’on nous racontait quantité de guérisons miraculeuses, un de ces infortunés près de rendre le dernier soupir, disait : j’avais à peine reçu le jour, que mes parents allèrent s’établir aux sources du Pamisus, où l’on prétend que les eaux de ce fleuve sont très salutaires pour les maladies des enfants ; j’ai passé ma vie auprès des divinités bienfaisantes qui distribuent la santé aux mortels, tantôt dans le temple d’Apollon, près de la ville de Coroné, tantôt dans les lieux où je me trouve aujourd’hui, me soumettant aux cérémonies prescrites, et n’épargnant ni victimes, ni présents ; on m’a toujours assuré que j’étais guéri, et je me meurs. Il expira le lendemain.

CHAPITRE 41

Voyage de Laconie.

Nous nous embarquâmes à Phéres, sur un vaisseau qui faisait voile pour le port de Scandée, dans la petite île de Cythère située à l’extrémité de la Laconie. C’est à ce port qu’abordent fréquemment les vaisseaux marchands qui viennent d’Égypte et d’Afrique : de là on monte à la ville, où les Lacédémoniens entretiennent une garnison ; ils envoient de plus tous les ans dans l’île un magistrat pour la gouverner. Nous étions jeunes, et déjà familiarisés avec quelques passagers de notre âge. Le nom de Cythère réveillait dans nos esprits des idées riantes ; c’est là que de temps immémorial, subsiste le plus ancien et le plus respecté des temples consacrés à Vénus ; c’est là qu’elle se montra pour la première fois aux mortels, et que les amours prirent avec elle possession de cette terre, embellie encore aujourd’hui des fleurs qui se hâtaient d’éclore en sa présence. Dès lors on y connut le charme des doux entretiens et du tendre sourire. Ah ! Sans doute que dans cette région fortunée, les cœurs ne cherchent qu’à s’unir, et que ses habitants passent leurs jours dans l’abondance et dans les plaisirs.
Le capitaine qui nous écoutait avec la plus grande surprise, nous dit froidement : ils mangent des figues et des fromages cuits ; ils ont aussi du vin et du miel, mais ils n’obtiennent rien de la terre qu’à la sueur de leur front ; car c’est un sol aride et hérissé de rochers. D’ailleurs ils aiment si fort l’argent, qu’ils ne connaissent guère le tendre sourire. J’ai vu leur vieux temple, bâti autrefois par les phéniciens en l’honneur de Vénus Uranie ; sa statue ne saurait inspirer des désirs : elle est couverte d’armes depuis la tête jusqu’aux pieds. On m’a dit, comme à vous, qu’en sortant de la mer, la déesse descendit dans cette île ; mais on m’a dit de plus qu’elle s’enfuit aussitôt en Chypre.
De ces dernières paroles, nous conclûmes que des phéniciens ayant traversé les mers, abordèrent au port de Scandée ; qu’ils y apportèrent le culte de Vénus ; que ce culte s’étendit aux pays voisins, et que de là naquirent ces fables absurdes, la naissance de Vénus, sa sortie du sein des flots, son arrivée à Cythère.
Au lieu de suivre notre capitaine dans cette île, nous le priâmes de nous laisser à Ténare, ville de Laconie, dont le port est assez grand pour contenir beaucoup de vaisseaux ; elle est située auprès d’un cap de même nom, surmonté d’un temple, comme le sont les principaux promontoires de la Grèce. Ces objets de vénération attirent les vœux et les offrandes des matelots. Celui de Ténare, dédié à Neptune, est entouré d’un bois sacré qui sert d’asile aux coupables ; la statue du dieu est à l’entrée ; au fond s’ouvre une caverne immense, et très renommée parmi les Grecs.
On présume qu’elle fut d’abord le repaire d’un serpent énorme, qu’Hercule fit tomber sous ses coups, et que l’on avait confondu avec le chien de Pluton, parce que ses blessures étaient mortelles. Cette idée se joignit à celle où l’on était déjà, que l’antre conduisait aux royaumes sombres, par des souterrains dont il nous fut impossible, en le visitant, d’apercevoir les avenues.
Vous voyez, disait le prêtre, une des bouches de l’enfer. Il en existe de semblables en différents endroits ; comme dans la ville d’Hermione en Argolide, d’Héraclée au Pont, d’Aornus en Thesprotie, de Cumes auprès de Naples ; mais malgré les prétentions de ces peuples, nous soutenons que c’est par cet antre sombre qu’Hercule remmena le cerbère, et Orphée son épouse.
Ces traditions doivent moins vous intéresser, qu’un usage dont je vais parler. À cette caverne est attaché un privilège, dont jouissent plusieurs autres villes. Nos devins y viennent évoquer les ombres tranquilles des morts, ou repousser au fond des enfers celles qui troublent le repos des vivants. Des cérémonies saintes opèrent ces effets merveilleux. On emploie d’abord les sacrifices, les libations, les prières, les formules mystérieuses : il faut ensuite passer la nuit dans le temple, et l’ombre, à ce qu’on dit, ne manque jamais d’apparaître en songe.
On s’empresse surtout de fléchir les âmes que le fer ou le poison a séparées de leurs corps. C’est ainsi que Callondas vint autrefois par ordre de la Pythie apaiser les mânes irritées du poète Archiloque, à qui il avait arraché la vie. Je vous citerai un fait plus récent : Pausanias, qui commandait l’armée des grecs à Platée, avait, par une fatale méprise, plongé le poignard dans le sein de Cléonice dont il était amoureux ; ce souvenir le déchirait sans cesse ; il la voyait dans ses songes, lui adressant toutes les nuits ces terribles paroles : le supplice t’attend. il se rendit à l’Héraclée du Pont : les devins le conduisirent à l’antre où ils appellent les ombres ; celle de Cléonice s’offrit à ses regards, et lui prédit qu’il trouverait à Lacédémone la fin de ses tourments ; il y alla aussitôt, et ayant été jugé coupable, il se réfugia dans une petite maison, où tous les moyens de subsister lui furent refusés. Le bruit ayant ensuite couru qu’on entendait son ombre gémir dans les lieux saints, on appela les devins de Thessalie, qui l’apaisèrent par les cérémonies usitées en pareilles occasions. Je raconte ces prodiges, ajouta le prêtre ; je ne les garantis pas. Peut-être que ne pouvant inspirer trop d’horreur contre l’homicide, on a sagement fait de regarder le trouble que le crime traîne à sa suite, comme le mugissement des ombres qui poursuivent les coupables.
Je ne sais pas, dit alors Philotas, jusqu’à quel point on doit éclairer le peuple ; mais il faut du moins le prémunir contre l’excès de l’erreur. Les Thessaliens firent dans le siècle dernier une triste expérience de cette vérité. Leur armée était en présence de celle des phocéens qui, pendant une nuit assez claire, détachèrent contre le camp ennemi six cents hommes enduits de plâtre : quelque grossière que fut la ruse, les Thessaliens accoutumés dès l’enfance au récit des apparitions de fantômes, prirent ces soldats pour des génies célestes, accourus au secours des phocéens ; ils ne firent qu’une faible résistance, et se laissèrent égorger comme des victimes.
Une semblable illusion, répondit le prêtre, produisit autrefois le même effet dans notre armée. Elle était en Messénie, et crut voir Castor et Pollux embellir de leur présence la fête qu’elle célébrait en leur honneur. Deux Messéniens, brillants de jeunesse et de beauté, parurent à la tête du camp, montés sur deux superbes chevaux, la lance en arrêt, une tunique blanche, un manteau de pourpre, un bonnet pointu et surmonté d’une étoile, tels enfin qu’on représente les deux héros, objets de notre culte. Ils entrent, et tombant sur les soldats prosternés à leurs pieds, ils en font un carnage horrible, et se retirent tranquillement. Les dieux irrités de cette perfidie, firent bientôt éclater leur colère sur les Messéniens. Que parlez-vous de perfidie, lui dis-je, vous hommes injustes et noircis de tous les forfaits de l’ambition ? On m’avait donné une haute idée de vos lois ; mais vos guerres en Messénie ont imprimé une tache ineffaçable sur votre nation. Vous en a-t-on fait un récit fidèle, répondit-il ? Ce serait la première fois que les vaincus auraient rendu justice aux vainqueurs.
Écoutez-moi un instant :
Quand les descendants d’Hercule revinrent au Péloponnèse, Cresphonte obtint par surprise le trône de Messénie ; il fut assassiné quelque temps après, et ses enfants réfugiés à Lacédémone, nous cédèrent les droits qu’ils avaient à l’héritage de leur père. Quoique cette cession fût légitimée par la réponse de l’oracle de Delphes, nous négligeâmes longtemps de la faire valoir.
Pendant que régnait Téléclus, nous envoyâmes, suivant l’usage, un chœur de filles sous la conduite de ce prince, présenter des offrandes au temple de Diane Limnatide, situé sur les confins de la Messénie et de la Laconie. Elles furent déshonorées par de jeunes Messéniens, et se donnèrent la mort, pour ne pas survivre à leur honte : le roi lui-même périt en prenant leur défense. Les Messéniens pour justifier un si lâche forfait, eurent recours à des suppositions absurdes ; et Lacédémone dévora cet affront plutôt que de rompre la paix. De nouvelles insultes ayant épuisé sa patience, elle rappela ses anciens droits, et commença les hostilités. Ce fut moins une guerre d’ambition que de vengeance. Jugez-en vous-même par le serment qui engagea les jeunes Spartiates à ne pas revenir chez eux avant que d’avoir soumis la Messénie, et par le zèle avec lequel les vieillards poussèrent cette entreprise.
Après la première guerre, les lois de la Grèce nous autorisaient à mettre les vaincus au nombre de nos esclaves ; on se contenta de leur imposer un tribut. Les révoltes fréquentes qu’ils excitaient dans la province, nous forcèrent après la seconde guerre, à leur donner des fers ; après la troisième, à les éloigner de notre voisinage. Notre conduite parut si conforme au droit public des nations, que dans les traités antérieurs à la bataille de Leuctres, jamais les grecs ni les perses ne nous proposèrent de rendre la liberté à la Messénie. Au reste je ne suis qu’un ministre de paix : si ma patrie est forcée de prendre les armes, je la plains ; si elle fait des injustices, je la condamne. Quand la guerre commence, je frémis des cruautés que vont exercer mes semblables, et je demande pourquoi ils sont cruels. Mais c’est le secret des dieux ; il faut les adorer et se taire.
Nous quittâmes Ténare, après avoir parcouru aux environs, des carrières d’où l’on tire une pierre noire aussi précieuse que le marbre. Nous nous rendîmes à Gythium, ville entourée de murs et très forte, port excellent où se tiennent les flottes de Lacédémone, où se trouve réuni tout ce qui est nécessaire à leur entretien. Il est éloigné de la ville de 30 stades. L’histoire des Lacédémoniens a répandu un si grand éclat sur le petit canton qu’ils habitent, que nous visitions les moindres bourgs et les plus petites villes, soit aux environs du golf de Laconie, soit dans l’intérieur des terres. On nous montrait partout des temples, des statues, des colonnes, et d’autres monuments, la plupart d’un travail grossier, quelques-uns d’une antiquité respectable. Dans le gymnase d’Asopus, des ossements humains d’une grandeur prodigieuse fixèrent notre attention.
Revenus sur les bords de l’Eurotas, nous le remontâmes à travers une vallée qu’il arrose, ensuite au milieu de la plaine qui s’étend jusqu’à Lacédémone : il coulait à notre droite ; à gauche s’élevait le mont Taygète, au pied duquel la nature a creusé, dans le roc, quantité de grandes cavernes. à Brysées, nous trouvâmes un temple de Bacchus, dont l’entrée est interdite aux hommes, où les femmes seules ont le droit de sacrifier et de pratiquer des cérémonies qu’il ne leur est pas permis de révéler. Nous avions vu auparavant une ville de Laconie, où les femmes sont exclues des sacrifices que l’on offre au dieu Mars. De Brysées on nous montrait sur le sommet de la montagne voisine, un lieu nommé le Talet, où, entre autres animaux, on immole des chevaux au soleil. Plus loin, les habitants d’un petit bourg se glorifient d’avoir inventé les meules à moudre les grains.
Bientôt s’offrit à nos yeux la ville d’Amyclae, située sur la rive droite de l’Eurotas, éloignée de Lacédémone d’environ vingt stades. Nous vîmes en arrivant, sur une colonne, la statue d’un athlète, qui expira un moment après avoir reçu aux jeux olympiques la couronne destinée aux vainqueurs ; tout autour sont plusieurs trépieds, consacrés par les Lacédémoniens à différentes divinités, pour leurs victoires sur les Athéniens et sur les Messéniens.
Nous étions impatients de nous rendre au temple d’Apollon, un des plus fameux de la Grèce. La statue du dieu, haute d’environ 30 coudées (16), est d’un travail grossier et se ressent du goût des Égyptiens : on la prendrait pour une colonne de bronze à laquelle on aurait attaché une tête couverte d’un casque, deux mains armées d’un arc et d’une lance, deux pieds dont il ne paraît que l’extrémité. Ce monument remonte à une haute antiquité ; il fut dans la suite placé par un artiste nommé Bathyclès, sur une base en forme d’autel, au milieu d’un trône qui est soutenu par les heures et les grâces. Le même artiste a décoré les faces de la base et toutes les parties du trône, de bas-reliefs qui représentent tant de sujets différents et un si grand nombre de figures, qu’on ne pourrait les décrire sans causer un mortel ennui.
Le temple est desservi par des prêtresses, dont la principale prend le titre de mère. Après sa mort, on inscrit sur le marbre son nom et les années de son sacerdoce. On nous montra les tables qui contiennent la suite de ces époques précieuses à la chronologie, et nous y lûmes le nom de Laodamée, fille d’Amyclas, qui régnait dans ce pays, il y a plus de mille ans. D’autres inscriptions, déposées en ces lieux pour les rendre plus vénérables, renferment des traités entre les nations ; plusieurs décrets des Lacédémoniens, relatifs, soit à des cérémonies religieuses, soit à des expéditions militaires ; des vœux adressés au dieu, de la part des souverains ou des particuliers.
Non loin du temple d’Apollon, il en existe un second, qui, dans œuvre, n’a qu’environ 17 pieds de long sur 10 et demi de large. Cinq pierres brutes et de couleur noire, épaisses de cinq pieds, forment les quatre murs et la couverture, au dessus de laquelle deux autres  pierres sont posées en retraite. L’édifice porte sur trois marches, chacune d’une seule pierre. Sur la porte sont gravés en caractères très anciens, ces mots : Eurotas, roi des Icteucrates, à Onga. Ce prince vivait environ trois siècles avant la guerre de Troie. Le nom d’icteucrates désigne les anciens habitants de la Laconie : et celui d’Onga, une divinité de Phénicie ou d’Égypte, la même, à ce que l’on pense, que la Minerve des Grecs.
Cet édifice que nous nous sommes rappelé plus d’une fois dans notre voyage d’Égypte, est antérieur de plusieurs siècles aux plus anciens de la Grèce. Après avoir admiré sa simplicité, sa solidité, nous tombâmes dans une espèce de recueillement dont nous cherchions ensuite à pénétrer la cause. Ce n’est ici qu’un intérêt de surprise, disait Philotas ; nous envisageons la somme des siècles écoulés depuis la fondation de ce temple, avec le même étonnement que, parvenus au pied d’une montagne, nous avons souvent mesuré des yeux sa hauteur imposante : l’étendue de la durée produit le même effet que celle de l’espace. Cependant, répondis-je, l’une laisse dans nos âmes une impression de tristesse, que nous n’avons jamais éprouvée à l’aspect de l’autre : c’est qu’en effet nous sommes plus attachés à la durée qu’à la grandeur. Or, toutes ces ruines antiques sont les trophées du temps destructeur, et ramènent malgré nous notre attention sur l’instabilité des choses humaines. Ici, par exemple, l’inscription nous a présenté le nom d’un peuple, dont vous et moi n’avions aucune notion : il a disparu, et ce petit temple est le seul témoin de son existence, l’unique débris de son naufrage.
Des prairies riantes, des arbres superbes, embellissent les environs d’Amyclae. Les fruits y sont excellents. C’est un séjour agréable, assez peuplé, et toujours plein d’étrangers attirés par la beauté des fêtes, ou par des motifs de religion. Nous le quittâmes pour nous rendre à Lacédémone.
Nous logeâmes chez Damonax, à qui Xénophon nous avait recommandés. Philotas trouva chez lui des lettres qui le forcèrent de partir le lendemain pour Athènes. Je ne parlerai de Lacédémone, qu’après avoir donné une idée générale de la province. Elle est bornée à l’est et au sud par la mer, à l’ouest et au nord, par de hautes montagnes, ou par les collines qui en descendent et qui forment entre elles des vallées agréables. On nomme Taygète les montagnes de l’ouest. De quelques-uns de leurs sommets élevés au dessus des nues, l’œil peut s’étendre sur tout le Péloponnèse. Leurs flancs, presque entièrement couverts de bois, servent d’asiles à quantité de chèvres, d’ours, de sangliers et de cerfs.
La nature qui s’est fait un plaisir d’y multiplier ces espèces, semble y avoir ménagé, pour les détruire, des races de chiens, recherchés de tous les peuples, préférables surtout pour la chasse du sanglier : ils sont agiles, vifs, impétueux, doués d’un sentiment exquis. Les lices possèdent ces avantages au plus haut degré ; elles en ont un autre : leur vie pour l’ordinaire se prolonge jusqu’à la douzième année à peu près, celle des mâles passe rarement la dixième. Pour en tirer une race plus ardente et plus courageuse, on les accouple avec des chiens molosses. On prétend que d’elles-mêmes, elles s’unissent quelquefois avec les renards, et que de ce commerce provient une espèce de chiens faibles, difformes, au poil ras, au nez pointu, inférieurs en qualités aux autres.
Parmi les chiens de Laconie, les noirs tachetés de blanc, se distinguent par leur beauté ; les fauves, par leur intelligence ; les Castorides et les Ménélaïdes, par les noms de Castor et de Ménélas qui propagèrent leur espèce : car la chasse fit l’amusement des anciens héros, après qu’elle eut cessé d’être pour eux une nécessité. Il fallut d’abord se défendre contre des animaux redoutables : bientôt on les cantonna dans les régions sauvages. Quand on les eut mis hors d’état de nuire, plutôt que de languir dans l’oisiveté, on se fit de nouveaux ennemis, pour avoir le plaisir de les combattre ; on versa le sang de l’innocente colombe, et il fut reconnu que la chasse était l’image de la guerre.
Du côté de la terre la Laconie est d’un difficile accès ; l’on n’y pénètre que par des collines escarpées, et des défilés faciles à garder. À Lacédémone, la plaine s’élargit ; et en avançant vers le midi, on trouve des cantons fertiles, quoiqu’en certains endroits, par l’inégalité du terrain, la culture exige de grands travaux. Dans la plaine sont éparses des collines assez élevées, faites de mains d’hommes, plus fréquentes en ce pays que dans les provinces voisines, et construites, avant la naissance des arts, pour servir de tombeaux aux chefs de la nation (17). Suivant les apparences, de pareilles masses de terre, destinées au même objet, furent ensuite remplacées en Égypte par les pyramides ; et c’est ainsi que partout et de tout temps, l’orgueil de l’homme s’est de lui-même associé au néant.
Quant aux productions de la Laconie, nous observerons qu’on y trouve quantité de plantes dont la médecine fait usage ; qu’on y recueille un blé léger et peu nourrissant ; qu’on y doit fréquemment arroser les figuiers, sans craindre de nuire à la bonté du fruit ; que les figues y mûrissent plutôt qu’ailleurs : enfin que sur toutes les côtes de la Laconie, ainsi que sur celles de Cythère, il se fait une pêche abondante de ces coquillages d’où l’on tire une teinture de pourpre fort estimée, et approchante du couleur de rose. La Laconie est sujette aux tremblements de terre. On prétend qu’elle contenait autrefois 100 villes, mais c’était dans un temps où le plus petit bourg se paraît de ce titre ; tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle est fort peuplée. L’Eurotas la parcourt dans toute son étendue, et reçoit les ruisseaux, ou plutôt les torrents qui descendent des montagnes voisines. Pendant une grande partie de l’année, on ne saurait le passer à gué : il coule toujours dans un lit étroit ; et dans son élévation même, son mérite est d’avoir plus de profondeur que de superficie.
En certains temps il est couvert de cygnes d’une blancheur éblouissante, presque partout de roseaux très recherchés, parce qu’ils sont droits, élevés, et variés dans leurs couleurs. Outre les autres usages auxquels on applique cet arbrisseau, les Lacédémoniens en font des nattes, et s’en couronnent dans quelques-unes de leurs fêtes. Je me souviens à cette occasion, qu’un Athénien  déclamant un jour contre la vanité des hommes, me disait : il n’a fallu que de faibles roseaux pour les soumettre, les éclairer et les adoucir. Je le priai de s’expliquer ; il ajouta : c’est avec cette frêle matière qu’on a fait des flèches, des plumes à écrire, et des instruments de musique (18).
À la droite de l’Eurotas, à une petite distance du rivage, est la ville de Lacédémone, autrement nommée Sparte. Elle n’est point entourée de murs, et n’a pour défense que la valeur de ses habitants, et quelques éminences que l’on garnit de troupes en cas d’attaque. La plus haute de ces éminences tient lieu de citadelle ; elle se termine par un grand plateau, sur lequel s’élèvent plusieurs édifices sacrés. Autour de cette colline, sont rangées cinq bourgades, séparées l’une de l’autre par des intervalles plus ou moins grands, et occupées chacune par une des cinq tribus des Spartiates (19). Telle est la ville de Lacédémone, dont les quartiers ne sont pas joints, comme ceux d’Athènes. Autrefois les villes du Péloponnèse n’étaient de même composées que de hameaux, qu’on a depuis rapprochés en les renfermant dans une enceinte commune (20).
La grande place, à laquelle aboutissent plusieurs rues, est ornée de temples et de statues : on y distingue de plus les maisons où s’assemblent séparément le sénat, les Éphores, d’autres corps de magistrats ; et un portique que les Lacédémoniens élevèrent après la bataille de Platée, aux dépens des vaincus, dont ils avaient partagé les dépouilles ; le toit est soutenu, non par des colonnes, mais par de grandes statues qui représentent des perses revêtus de robes traînantes. Le reste de la ville offre aussi quantité de monuments en l’honneur des dieux et des anciens héros.
Sur la plus haute des collines, on voit un temple de Minerve, qui jouit du droit d’asile, ainsi que le bois qui l’entoure, et une petite maison qui lui appartient, dans laquelle on laissa mourir de faim le roi Pausanias. Ce fut un crime aux yeux de la déesse ; et pour l’apaiser, l’oracle ordonna aux Lacédémoniens d’ériger à ce prince deux statues qu’on remarque encore auprès de l’autel. Le temple est construit en airain, comme l’était autrefois celui de Delphes. Dans son intérieur sont gravés en bas-relief les travaux d’Hercule, les exploits des Tyndarides, et divers groupes de figures. À droite de cet édifice, on trouve une statue de Jupiter, la plus ancienne peut-être de toutes celles qui existent en bronze ; elle est d’un temps qui concourt avec le rétablissement des jeux olympiques, et ce n’est qu’un assemblage de pièces de rapport qu’on a jointes avec des clous. Les tombeaux des deux familles qui règnent à Lacédémone, sont dans deux quartiers différents.
Partout on trouve des monuments héroïques, c’est le nom qu’on donne à des édifices et des bouquets de bois dédiés aux anciens héros. Là se renouvelle avec des rites saints, la mémoire d’Hercule, de Tyndare, de Castor, de Pollux, de Ménélas, de quantité d’autres plus ou moins connus dans l’histoire, plus ou moins dignes de l’être. La reconnaissance des peuples, plus souvent les réponses des oracles, leur valurent autrefois ces distinctions ; les plus nobles motifs se réunirent pour consacrer un temple à Lycurgue. De pareils honneurs furent plus rarement décernés dans la suite. J’ai vu des colonnes et des statues élevées pour des Spartiates couronnés aux jeux olympiques, jamais pour les vainqueurs des ennemis de la patrie. Il faut des statues à des lutteurs, l’estime publique à des soldats. De tous ceux qui, dans le siècle dernier, se signalèrent contre les perses ou contre les Athéniens, quatre ou cinq reçurent en particulier, dans la ville, des honneurs funèbres ; il est même probable qu’on ne les accorda qu’avec peine. En effet, ce ne fut que 40 ans après la mort de Léonidas, que ses ossements, ayant été transportés à Lacédémone, furent déposés dans un tombeau placé auprès du théâtre. Ce fut alors aussi qu’on inscrivit pour la première fois sur une colonne les noms des 300 Spartiates qui avaient péri avec ce grand homme.
La plupart des monuments que je viens d’indiquer, inspirent d’autant plus de vénération, qu’ils n’étaient  point de faste, et sont presque tous d’un travail grossier. Ailleurs, je surprenais souvent mon admiration uniquement arrêtée sur l’artiste ; à Lacédémone, elle se portait toute entière sur le héros ; une pierre brute suffisait pour le rappeler à mon souvenir ; mais ce souvenir était accompagné de l’image brillante de ses vertus ou de ses victoires. Les maisons sont petites et sans ornements. On a construit des salles et des portiques, où les Lacédémoniens viennent traiter de leurs affaires, ou converser ensemble. À la partie méridionale de la ville, est l’hippodrome pour les courses à pied et à cheval. De là on entre dans le plataniste, lieu d’exercices pour la jeunesse, ombragé par de beaux platanes, situé sur les bords de l’Eurotas et d’une petite rivière qui l’enferment par un canal de communication. Deux ponts y conduisent ; à l’entrée de l’un est la statue d’Hercule, ou de la force qui dompte tout ; à l’entrée de l’autre, l’image de Lycurgue, ou de la loi qui règle tout.
D’après cette légère esquisse, on doit juger de l’extrême surprise qu’éprouverait un amateur des arts, qui, attiré à Lacédémone par la haute réputation de ses habitants, n’y trouverait, au lieu d’une ville magnifique, que quelques pauvres hameaux ; au lieu de belles maisons, que des chaumières obscures ; au lieu de guerriers impétueux et turbulents, que des homme  tranquilles, et couverts, pour l’ordinaire, d’une cape grossière. Mais combien augmenterait sa surprise, lorsque Sparte mieux connue, offrirait à son admiration un des plus grands hommes du monde, un des plus beaux ouvrages de l’homme, Lycurgue et son institution ! 

CHAPITRE 42

Des habitants de la Laconie.

Les descendants d’Hercule, soutenus d’un corps de Doriens, s’étant emparés de la Laconie, vécurent sans distinction avec les anciens habitants de la contrée. Peu de temps après, ils leur imposèrent un tribut, et les dépouillèrent d’une partie de leurs droits. Les villes qui consentirent à cet arrangement, conservèrent leur liberté : celle d’Hélos résista ; et bientôt forcée de céder, elle vit ses habitants presque réduits à la condition des esclaves.
Ceux de Sparte se divisèrent à leur tour ; et les plus puissants reléguèrent les plus faibles à la campagne, ou dans les villes voisines. On distingue encore aujourd’hui les Lacédémoniens de la capitale d’avec ceux de la province, les uns et les autres d’avec cette prodigieuse quantité d’esclaves dispersés dans le pays.
Les premiers, que nous nommons souvent Spartiates, forment ce corps de guerriers d’où dépend la destinée de la Laconie. Leur nombre, à ce qu’on dit, montait anciennement à 10000 ; du temps de l’expédition de Xerxès, il était de 8.000 : les dernières guerres l’ont tellement réduit, qu’on trouve maintenant très peu d’anciennes familles à Sparte. J’ai vu quelquefois jusqu’à 4.000 hommes dans la place publique, et j’y distinguais à peine 40 Spartiates, en comptant même les deux rois, les éphores et les sénateurs.
La plupart des familles nouvelles ont pour auteurs des hilotes qui méritèrent d’abord la liberté, ensuite le titre de citoyen. On ne les appelle point Spartiates, mais suivant la différence des privilèges qu’ils ont obtenus, on leur donne divers noms, qui tous désignent leur premier état.
Trois grands hommes, Callicratidas, Gylippe et Lysander, nés dans cette classe, furent élevés avec les enfants des Spartiates, comme le sont tous ceux des hilotes dont on a brisé les fers ; mais ce ne fut que par des exploits signalés qu’ils obtinrent tous les droits des citoyens.
Ce titre s’accordait rarement autrefois à ceux qui n’étaient pas nés d’un père et d’une mère Spartiates. Il est indispensable pour exercer des magistratures, et commander les armées ; mais il perd une partie de ses privilèges, s’il est terni par une action malhonnête. Le gouvernement veille en général à la conservation de ceux qui en sont revêtus ; avec un soin particulier, aux jours des Spartiates de naissance. On l’a vu, pour en retirer quelques-uns d’une île où la flotte d’Athènes les tenait assiégés, demander à cette ville une paix humiliante, et lui sacrifier sa marine. On le voit encore tous les jours n’en exposer qu’un petit nombre aux coups de l’ennemi. En ces derniers temps, les rois Agésilas et Agésipolis n’en menaient quelquefois que 30 dans leurs expéditions.
Malgré la perte de leurs anciens privilèges, les villes de la Laconie sont censées former une confédération, dont l’objet est de réunir leurs forces en temps de guerre, de maintenir leurs droits en temps de paix. Quand il s’agit de l’intérêt de toute la nation, elles envoient leurs députés à l’assemblée générale, qui se tient toujours à Sparte. Là se règlent et les contributions qu’elles doivent payer, et le nombre des troupes qu’elles doivent fournir.
Leurs habitants ne reçoivent pas la même éducation que ceux de la capitale : avec des mœurs plus agrestes, ils ont une valeur moins brillante. De là vient que la ville de Sparte a pris sur les autres le même ascendant que la ville d’Élis sur celles de l’Élide, la ville de Thèbes sur celles de la Béotie. Cette supériorité excite leur jalousie et leur haine : dans une des expéditions d’Épaminondas, plusieurs d’entre elles joignirent leurs soldats à ceux des Thébains.
On trouve plus d’esclaves domestiques à Lacédémone, que dans aucune autre ville de la Grèce. Ils servent leurs maîtres à table ; les habillent et les déshabillent ; exécutent leurs ordres, et entretiennent la propreté dans la maison : à l’armée, on en emploie un grand nombre au bagage. Comme les lacédémoniennes ne doivent pas travailler, elles font filer la laine par des femmes attachées à leur service. Les hilotes ont reçu leur nom de la ville d’Hélos : on ne doit pas les confondre, comme ont fait quelques auteurs, avec les esclaves proprement dits ; ils tiennent plutôt le milieu entre les esclaves et les hommes libres.
Une casaque, un bonnet de peau, un traitement rigoureux, des décrets de mort quelquefois prononcés contre eux sur de légers soupçons, leur rappellent à tout moment leur état : mais leur sort est adouci par des avantages réels. Semblables aux serfs de Thessalie, ils afferment les terres des Spartiates ; et dans la vue de les attacher par l’appât du gain, on n’exige de leur part qu’une redevance fixée depuis longtemps, et nullement proportionnée au produit : il serait honteux aux propriétaires d’en demander une plus considérable.
Quelques-uns exercent les arts mécaniques avec tant de succès, qu’on recherche partout les clés, les lits, les tables et les chaises qui se font à Lacédémone. Ils servent dans la marine en qualité de matelots : dans les armées, un soldat hoplite, ou pesamment armé, est accompagné d’un ou de plusieurs hilotes. À la bataille de Platée, chaque Spartiate en avait sept auprès de lui.
Dans les dangers pressants, on réveille leur zèle par l’espérance de la liberté ; des détachements nombreux l’ont quelquefois obtenue pour prix de leurs belles actions. C’est de l’état seul qu’ils reçoivent ce bienfait, parce qu’ils appartiennent encore plus à l’état qu’aux citoyens dont ils cultivent les terres ; et c’est ce qui fait que ces derniers ne peuvent ni les affranchir, ni les vendre en des pays étrangers. Leur affranchissement est annoncé par une cérémonie publique ; on les conduit d’un temple à l’autre, couronnés de fleurs, exposés à tous les regards ; il leur est ensuite permis d’habiter où ils veulent. De nouveaux services les font monter au rang des citoyens.
Dès les commencements, les serfs impatients du joug, avaient souvent essayé de le briser ; mais lorsque les Messéniens vaincus par les Spartiates, furent réduits à cet état humiliant, les révoltes devinrent plus fréquentes : à l’exception d’un petit nombre qui restaient fidèles, les autres, placés comme en embuscade au milieu de l’état, profitaient de ses malheurs pour s’emparer d’un poste important, ou se ranger du côté de l’ennemi. Le gouvernement cherchait à les retenir dans le devoir par des récompenses, plus souvent par des rigueurs outrées ; on dit même que dans une occasion, il en fit disparaître 2000 qui avaient montré trop de courage, et qu’on n’a jamais su de quelle manière ils avaient péri ; on cite d’autres traits de barbarie non moins exécrables (21), et qui ont donné lieu à ce proverbe : « à Sparte, la liberté est sans bornes, ainsi que l’esclavage ». Je n’en ai pas été témoin ; j’ai seulement vu les Spartiates et les hilotes, pleins d’une défiance mutuelle, s’observer avec crainte ; et les premiers employer, pour se faire obéir, des rigueurs que les circonstances semblaient rendre nécessaires : car les hilotes sont très difficiles à gouverner ; leur nombre, leur valeur, et surtout leurs richesses, les remplissent de présomption et d’audace ; et de là vient que des auteurs éclairés se sont partagés sur cette espèce de servitude, que les uns condamnent, et que les autres approuvent.

 

       

1.  Aujourd'hui Modon. 
2
.  
Aujourd'hui Coron. 
3
.  
Plus d'un quart de lieue.   
4
Environ trois lieues un quart.   
5
.  
Trente-huit de ces tours subsistaient encore il y a cinquante ans ; M. l'abbé Fourmont les avait vues. (Mémoires de l'Académie des belles-lettres , t. VII ; Hist. p. 355.)  
6
Trente lieues un quart.  
7
.  
Pausanias a parlé fut au long de ces guerres, d'après Myron de Priène, qui avait écrit en prose, et Rhianus de Crète, qui avait écrit en vers. A l'exemple de ce dernier, j'ai cru pouvoir employer un genre de style qui tint de la poésie ; mais, au lieu que Rhianus avait fait une espèce de poème, dont Aristomène était le héros, j'ai préféré la forme de l'élégie, forme qui n'exigeait pas une action comme celle de l'épopée, et que des auteurs très anciens ont souvent choisie pour retracer les malheurs des nations. C'est ainsi que Tyrtée, dans ses élégies, avait décrit en partie les guerres des Lacédémoniens et des Messéniens ; Callinus, celles qui, de son temps affigèrent l'Ionie ; et Mimnerme, la bataille que les Smyrnéens livrèrent à Gygès, roi de Lydie.
D'après ces considérations, j'ai supposé que des Messéniens, réfugiés en Libye, se rappelant les désastres de leur patrie, avaient composé trois élégies sur les trois guerres qui l'avaient dévastée. J'ai rapporté les faits principaux avec le plus d'exactitude qu'il m'a été possible ; j'ai osé y mêler quelques fictions, pour lesquelles je demande de l'indulgence.
  
8
.  
Cette guerre commença l'an 743 avant J.-C., et finit l'an 723 avant la même ère.  
9
.   
Cette guerre commença l'an 684 avant J.-C., et finit l'an 668 avant la même ère,
10
. Un renard.   
11
.   
La prise d'Ira est de la première année de la vingt-huitième olympiade, l'an 668 avant J.-C. (Pausan. lib. IV, cap. 23, p. 336. Corsin. Fast. attic t. III, p. 46. Préret, Déf. de la chron. p. 174.)
12
.   
Pausanias dit qu'après la prise d'Ira, c'est-à-dire vers l'an 668 avant J.- C., les Messéniens, sous la conduite de Gorges, fils d'Aristomène, allèrent en Italie, joignirent leurs armes à celles d'Anaxilas, tyran de Rhégium, chassèrent les habitants de la ville de Zanclé en Sicile, et donnèrent à cette ville le nom de Messène (aujourd'hui Messine).
Ce récit est formellement contraire à celui d'Hérodote et à celui de Thucydide. Suivant le premier, Darius, fils d' Hystaspe, ayant aurais l'Ionie, qui s'était révoltée contre lui, ceux de Santos et quelques habitants de Milet se rendirent en Sicile ; et, d'après les conseils d'Anaxilas, tyran de Rhégium, ils s'emparèrent de la ville de Zanclé. Cet événement est de l'an 493 environ avant J.-C., et postérieur d'environ 173 ans à l'époqUe assignée par Pausanias au règne d'Anaxilus, et au changement du nom de Zanclé en celui de Messène.
Thucydide raconte qu'un corps de Samiens et d'autres Ioniens, chassés de leur pays par les Mèdes, allèrent s'emparer de Zanclé en Sicile. Il ajoute que, peu de temps après, Anaxilas, tyran de Rhégium, se rendit maître de cette ville et lui donna le nom de Messène, parce qu'il était lui-même originaire de la Messénie.
Le P. Corsini, qui avait d'abord soupçonné qu'en pourrait supposer deux Anaxilas, est convenu, après un nouvel examen, que Pausanias avait confondu les temps. H est visible en effet, par plusieurs circonstances, qu'Anaxilas régnait au temps de la bataille de Marathon, qui est de l'an 490 avant J.-C. Je n'ajoute que deux observations à celles du P. Corsini:
1° Avant cette bataille, il y eut en Messénie une révolte dont Pausanias n'a pas parlé et qui empêcha en partie les Lacédémoniens de se trouver au combat. Elle ne réussit pas mieux que les précédentes ; et ce fut alors sans doute que les Messéniens, après leur défaite, se réfugièrent auprès d'Anaxilas de Rhégium, et l'engagèrent à se rendre maître de la ville de Zanclé, qui porta depuis le nom de Messène.
2° S'il était vrai, comme dit Pausanias, que cette ville eût changé de nom d'abord après la seconde guerre de Messénie il s'ensuivrait que les anciennes médailles où on lit Zanclé seraient antérieures à l'an 660 avant J.-C.; ce que leur fabrique ne permet pas de supposer.

13
Cette guerre commença l'an 464 avant J: C., et finit l'an 454 avant la même ère.   
14
.  
Guerre du Péloponnèse.  
15
.   L'an 371 avant J.-C. 
16
.  Environ quarante-deux et demi de nos pieds.  
17
.   On trouve de pareils tertres dans plusieurs des pays habités par les anciens Germains.
18
.  Les flûtes étaient communément de roseau.  
19
.   Dans presque toutes les grandes villes de la Grèce, les citoyens étaient divisés en tribus. On comptait dix de des tribus à Athènes. Cragius suppose que Lacédémone en avait six : 1° celle des Héraclides ; 2° celle des Égides ; 3° celle des Limnates ; 4° celle des Cynosuréens ; 5° celle des Messoates ; 6° celles des Pitanates. L'existence de la première n'est prouvée par aucun témoignage formel ; Cragius ne l'établit que sur de très faibles conjectures, et il le recensait lui-même. j'ai cru devoir la rejeter.
Les cinq autres tribus sont mentionnées expressément dans les auteurs on dans les monuments anciens : celle des Égides, dans Hérodote ; celles des Cynosuréens et des Pitanates dans Hésychius ; celle des Messoates, dans Étienne de Byzance ; celle des Limnates, sur une inscription que M. l'abbé Fourmont découvrit dans les ruines de Sparte. Pausanias cite quatre de ces tribus, lorsqu'à l'occasion d'un sacrifice que l'on offrait à Diane dés les plus anciens temps, il dit qu'il s'éleva une dispute entre les Limnates, les Cynosuréesns, les Messoates et les Pitanates. Ici on pourrait faire cette question : De ce qu'il n'est fait mention que de ces cinq tribus, s'ensuit-il qu'on doive se borner à ce nombre ! Je réponds que nous avons de très fortes présomptions pour ne pas l'augmenter. On a vu plus haut que les Athéniens avaient plaideurs corps composés chacun de dix magistrats, tirés des dix tribus. Nous trouvons de même à Sparte plusieurs magistratures exercées chacune par cinq officiers publics ; celle des éphores. celle des bidléens, celle des agathoergès. Nous avons lien de croire que chaque tribu fournissait un de ces officiers.
20
.   J'ose, d'après les faibles lumières que nous ont transmises les anciens auteurs, présenter quelques vues générales sur la topographie de Lacédémone. Suivant Thucydide, cette ville ne faisait pas un tout continu comme celle d'Athènes; mais elle était divisés en bourgades, comme l'étalent les anciennes villes de la Grèce.
Pour bien entendre ce passage, il faut se rappeler quo les premiers Grecs s'établirent d'abord dans des bourgs sans murailles, et que dans la suite les habitants de plusieurs de ces bourgs se réunirent dans une enceinte commune. Nous en avons quantité d'exemples. Tégée fut formée de neuf hameaux, Mantinée de quatre ou cinq, Patrae de sept, Dymé de huit, etc.
Les habitants de ces bourgs, s'étant ainsi rapprochés, ne se mêlèrent point les uns avec les autres. Ils étaient établis dans des quartiers différents, et formaient diverses tribus. En conséquence, le même nom désignait la tribu et le quartier où elle était placée. En voici la preuve pour Lacédémone en particulier : Cynosure, dit Hésychius, est une tribu de Laconie. C'est un lieu de Laconie. dit le scoliaste de Callimaque. Suivant Suidas Messoa est un lieu. Suivant Étienne de Byzance, c'est un lieu et une tribu de Laconie. Suivant Strabon, dont le texte a été heureusement rétabli par Saumaise, Mesoa fait partie de Lacédémone. Enfin l'on donna tantôt le nom de tribu, tantôt celui de bourgade à Pitane.
On conçoit maintenant pourquoi les uns ont dit que le poète Alcman était de Messoa, et les autres de Lacédémone ; c'est qu'en effet Messoa était un des quartiers de cette ville. On conçoit encore pourquoi un Spartiate, nommé Thrasybule, ayant été tué dans un combat, Plutarque ne dit pas qu'il fut transporté sur son bouclier à Lacédémone, mais à Pitane ; c'est qu'il était de ce bourg, et qu'il devait y étire inhumé.
On a vu, dans la note précédente, que les Spartiates étaient divisés en cinq tribus; leur capitale était donc composée de cinq hameaux. Il ne reste plus qu'à justifier l'emplacement que je leur donne dans mon plan.
1° HAMEAU ET TRIBU DES LIMNATES. Leur nom venait du mot grec
limnh, qui signifie un étang, un marais. Suivant Strabon, le faubourg de Sparte s'appelait les marais, parce que cet endroit était autrefois marécageux ; or le faubourg de Sparte devait être au nord de la ville, puisque c'était de ce côté qu'on y arrivait ordinairement.
2° HAMEAU ET TRIBU DES CYNOSUREENS. Le mot cynosure signifie queue de chien. On le donnait à des promontoires, à des montagnes qui avaient cette forme. Une branche du mont Taygète figurée de même, se prolongeait jusqu'à Sparte ; et nous avons montré qu'il existait on Laconie un lieu qui s'appelait Cynosure. On est donc autorisé à penser que le hameau qui portait le même nom était au-dessous de cette branche du Taygète.
3° HAMEAU ET TRIBU DES PITANATES. Pausanias, en sortant de la place publique, prend sa route vers le couchant, puise devant le théâtre, et trouve ensuite la salle où s'assemblaient les Crotanes, qui faisaient partie des Pitanates. Il fallait donc placer ce hameau en face du théâtre, dont la position est connue, puisqu'il en reste encore des vestiges. Ceci est confirmé par deux passages d'Hésychius et d'Hérodote, qui montrent que le théâtre était dans le bourg des Pitanates.
4° HAMEAU ET TRIBU DES MessOATES. Du bourg des Pitanates, Pausanias se rend au Plataniste, qui était au voisinage du bourg de Thérapné. Auprès du Plataniste, il voit le tombeau du poète Alcman, qui, étant de Messoa, devait y être enterré.
5° HAMEAU ET TRIBU DES ÉGIDES. Pausanias nous conduit ensuite au bourg des Limnates, que nous avons placé dans la partie nord da la ville. Il trouve dans son chemin le tombeau d'Égée, qui avait donné son nom à la tribu des Égides.
Je n'ai point renfermé tous ces hameaux dans une enceinte, parce qu'au temps dont je perle Sparte n'avait point de murailles.
Les temples et les autres édifices publics ont été placés à peu près dans les lieux que leur assigne Pausanias. On ne doit pas à cet égard s'attendre à une précision rigoureuse ; l'essentiel était de donner une idée générale de cette ville célèbre.

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.  Les Lacédémoniens, consternés de la perte de Pylos, que les Athéniens venaient de leur enlever, résolurent d'envoyer da nouvelles troupes à Brasidas, leur général, qui était alors en Thrace. Ils avaient deux motifs : le premier, de continuer à faire une diversion qui attirât dans ces pays éloignés les armes d'Athènes ; le second, d'enrôler et de faire partir pour la Thrace un corps de ces Hilotes, dont la jeunesse et la valeur leur inspiraient sans cesse des craintes bien fondées. On promit en conséquence de donner la liberté à ceux d'entre eux qui s'étaient le plus distingués dans les guerres précédentes. Il s'en présenta un grand nombre ; on en choisit deux mille, et on leur tint parole. Couronnés de fleurs, ils furent solennellement conduits aux temples ; c'était la principale cérémonie de l'affranchissement. Peu de temps après, dit Thucydide, on les fit disparaître, et personne n'a jamais su comment chacun d'eux avait péri. Plutarque, qui a copié Thucydide, remarque aussi qu'on ignora dans le temps et qu'on a toujours ignoré depuis le genre de mort qu'éprouvèrent ces deux mille hommes.
Enfin Diodore de Sicile prétend que leurs maîtres reçurent ordre de les faire mourir dans l'intérieur de leurs maisons. Comment pouvait-il être instruit d'une circonstance que n'avait pu connaître un historien tel que Thucydide, qui vivait dans le temps où cette scène barbare s'était passée !
Quoi qu'il en soit, il se présente ici deux faits qu'il faut soigneusement distinguer, parce qu'ils dérivent de deux causes différentes : l'un, l'affranchissement de deux mille Hilotes ; l'autre, la mort de ces Hilotes. La liberté leur fut certainement accordée par ordre du sénat et du peuple ; mais il est certain aussi qu'ils ne furent pas mis à mort par un décret émané de la puissance suprême. Aucune nation ne se serait prêtée à une si noire trahison ; et, dans ce cas particulier, on voit clairement que l'assemblée des Spartiates ne brisa les fers de ces Hilotes que pour les armer et les envoyer en Thrace. Les éphores, vers le même temps, firent partir pour l'armée de Brasidas mille autres Hilotes. Comme ces détachements sortaient de Sparte quelquefois pendant la nuit, le peuple dut croire que les deux mille qu'il avait délivrés de la servitude s'étaient rendus à leur destination; et, lorsqu'il reconnut son erreur, il fut aisé de lui persuader que les magistrats, convaincus qu'ils avaient conspiré contre l'état, les avaient fait mourir en secret, ou s'étaient contentés de les bannir des terres de la république. Nous ne pouvons éclaircir aujourd'hui un fait qui, du temps de Thucydide, était resté dans l'obscurité. Il me suffit de montrer que ce n'est pas à la nation qu'on doit imputer le crime, mais plutôt à la fausse politique des éphores qui étaient en place, et qui, avec plus de pouvoir et moins de vertus que leurs prédécesseurs, prétendaient sans doute que tout est per mis quand il s'agit du salut de l'état ; car il faut observer que les principes de justice et de morale commençaient alors à s'altérer.
On cite d'autres cruautés exercées à Lacédémone contre les Hilotes. Un auteur, nommé Myron, raconte que, pour leur rappeler sans cesse leur esclavage, on leur donnait tous les ans un certain nombre de coups de fouet. Il avait peut-être cent mille Hilotes, soit en Laconie, soit en Messénie ; qu'on réfléchisse un moment sur l'absurdité du projet et sur la difficulté de l'exécution, et qu'on juge. Le même auteur ajoute qu'on punissait les maîtres qui ne mutilaient pas ceux de leurs Hilotes qui naissent avec une forte constitution. Ils étaient donc estropiés, tous ces Hilotes qu'on enrôlait, et qui servaient avec tant de distinction dans les armées.
Il n'arrive que trop souvent qu'on juge des moeurs d'un peuple par des exemples particuliers qui ont frappé un voyageur, ou qu'on a cités à un historien. Quand Plutarque avance que, pour donner aux enfants des Spartiates de l'horreur pour l'ivresse, , on exposait à leurs yeux un Hilote à qui le vin avait fait perdre la rai-son, j'ai lieu de penser qu'il a pria un cas particulier pour la règle générale, ou da moins qu'il a confondu eu cette occasion les Hilotes avec les esclaves domestiques, dont l'état était fort inférieur à celui des premiers. Mais jajoute une foi entière à Plutarque quand il assure qu'il était défendu aux tHilotes de chanter les poésies d'Alcman et de Terpandre ; en effet, ces poésies inspirant l'amour de la gloire et de la liberté, il était d'une sage politique de les interdire à des hommes dont on avait tant de raison de redouter le courage.