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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

       

CHAPITRE 51

Défense des lois de Lycurgue : causes de leur décadence.

J’ai dit plus haut (1) que Philotas était parti pour Athènes le lendemain de notre arrivée à Lacédémone. Il ne revenait point, j’en étais inquiet ; je ne concevais pas comment il pouvait supporter pendant si longtemps une séparation si cruelle. Avant de l’aller rejoindre, je voulus avoir un second entretien avec Damonax ; dans le premier, il avait considéré les lois de Lycurgue à l’époque de leur vigueur : je les voyais tous les jours céder avec si peu de résistance à des innovations dangereuses, que je commençais à douter de leur ancienne influence. Je saisis la première occasion de m’en expliquer avec Damonax.
Un soir la conversation nous ramenant insensiblement à Lycurgue, j’affectai moins de considération pour ce grand homme. Il semble, lui dis-je, que plusieurs de vos lois vous sont venues des Perses et des Égyptiens. Il me répondit : l’architecte qui construisit le labyrinthe d’Égypte, ne mérite pas moins d’éloges pour en avoir décoré l’entrée avec ce beau marbre de Paros, qu’on fit venir de si loin. Pour juger du génie de Lycurgue, c’est l’ensemble de sa législation qu’il faut considérer. Et c’est cet ensemble, repris-je, qu’on voudrait vous ravir. Les Athéniens et les Crétois soutiennent que leurs constitutions, quoique différentes entre elles, ont servi de modèles à la vôtre. Le témoignage des premiers, reprit Damonax, est toujours entaché d’une partialité puérile. Ils ne pensent à nous que pour penser à eux. L’opinion des crétois est mieux fondée : Lycurgue adopta plusieurs des lois de Minos, il en rejeta d’autres ; celles qu’il choisit, il les modifia de telle manière, et les assortit si bien à son plan, qu’on peut dire qu’il découvrit ce qu’avaient déjà découvert Minos, et peut-être d’autres avant lui. Comparez les deux gouvernements : vous y verrez tantôt les idées d’un grand homme perfectionnées par un plus grand homme encore ; tantôt des différences si sensibles que vous aurez de la peine à comprendre comment on a pu les confondre. Je vous dois un exemple de cette opposition de vues : les lois de Minos tolèrent l’inégalité des fortunes, les nôtres la proscrivent ; et de là devait résulter une diversité essentielle dans les constitutions et les mœurs des deux peuples. Cependant, lui dis-je, l’or et l’argent ont forcé parmi vous les barrières que leur opposaient des lois insuffisantes ; et vous n’êtes plus, comme autrefois, heureux par les privations, et riches, pour ainsi dire, de votre indigence.
Damonax allait répondre, lorsque nous entendîmes dans la rue crier à plusieurs reprises : ouvrez, ouvrez ; car il n’est pas permis à Lacédémone de frapper à la porte. C’était lui, c’était Philotas. Je courais me jeter entre ses bras, il était déjà dans les miens : je le présentai de nouveau à Damonax, qui le moment d’après se retira par discrétion. Philotas s’informa de son caractère. Je répondis : il est bon, facile ; il a la politesse du cœur, bien supérieure à celle des manières : ses mœurs sont simples et ses sentiments honnêtes. Philotas en conclut que Damonax était aussi ignorant que le commun des Spartiates. J’ajoutai : il se passionne pour les lois de Lycurgue. Philotas trouva qu’il saluait d’une manière plus gauche que lors de notre première entrevue.
Mon ami était si prévenu en faveur de sa nation, qu’il méprisait les autres peuples, et haïssait souverainement les Lacédémoniens. Il avait recueilli contre ces derniers, tous les ridicules dont on les accable sur le théâtre d’Athènes, toutes les injures que leur prodiguent les orateurs d’Athènes, toutes les injustices que leur attribuent les historiens d’Athènes, tous les vices que les philosophes d’Athènes reprochent aux lois de Lycurgue : couvert de ces armes, il attaquait sans cesse les partisans de Sparte. J’avais souvent essayé de le corriger de ce travers, et je ne pouvais souffrir que mon ami eût un défaut.
Il était revenu par l’Argolide ; de là, jusqu’à Lacédémone, le chemin est si rude, si scabreux, qu’excédé de fatigue, il me dit avant de se coucher : sans doute que, suivant votre louable coutume, vous me ferez grimper sur quelque rocher, pour admirer à loisir les environs de cette superbe ville ? Car on ne manque pas ici de montagnes, pour procurer ce plaisir aux voyageurs. Demain, répondis-je, nous irons au Ménélaion, éminence située au-delà de l’Eurotas ; Damonax aura la complaisance de nous y conduire.
Le jour suivant, nous passâmes le Babyx ; c’est le nom que l’on donne au pont de l’Eurotas. Bientôt s’offrirent à nous les débris de plusieurs maisons construites autrefois sur la rive gauche du fleuve, et détruites dans la dernière guerre par les troupes d’Épaminondas. Mon ami saisit cette occasion pour faire le plus grand éloge du plus grand ennemi des Lacédémoniens ; et comme Damonax gardait le silence, il en eut pitié.
En avançant, nous aperçûmes trois ou quatre Lacédémoniens, couverts de manteaux chamarrés de différentes couleurs, et le visage rasé seulement d’un côté. Quelle farce jouent ces gens-là, demanda Philotas ? Ce sont, répondit Damonax, des trembleurs, ainsi nommés pour avoir pris la fuite dans ce combat où nous repoussâmes les troupes d’Épaminondas. Leur extérieur sert à les faire reconnaître, et les humilie si fort, qu’ils ne fréquentent que les lieux solitaires ; vous voyez qu’ils évitent notre présence.
Après avoir, du haut de la colline, parcouru des yeux, et ces belles campagnes qui se prolongent vers le midi, et ces monts sourcilleux qui bornent la Laconie au couchant, nous nous assîmes en face de la ville de Sparte. J’avais à ma droite Damonax, à ma gauche Philotas, qui daignait à peine fixer ses regards sur ces amas de chaumières irrégulièrement rapprochées. Tel est cependant, lui dis-je, l’humble asile de cette nation, où l’on apprend de si bonne heure l’art de commander, et l’art plus difficile d’obéir. Philotas me serrait la main, et me faisait signe de me taire. J’ajoutai : d’une nation qui ne fut jamais enorgueillie par les succès, ni abattue par les revers. Philotas me disait à l’oreille : au nom des dieux, ne me forcez pas à parler ; vous avez déjà vu que cet homme n’est pas en état de me répondre. Je continuai : qui a toujours eu l’ascendant sur les autres, qui défit les Perses, battit souvent les généraux d’Athènes, et finit par s’emparer de leur capitale ; qui n’est ni frivole, ni inconséquente, ni gouvernée par des orateurs corrompus ; qui dans toute la Grèce... est souverainement détestée pour sa tyrannie, et méprisée pour ses vices, s’écria Philotas ; et tout de suite rougissant de honte : pardonnez, dit-il à Damonax, ce mouvement de colère à un jeune homme qui adore sa patrie, et qui ne souffrira jamais qu’on l’insulte. Je respecte ce sentiment, répondit le Spartiate ; Lycurgue en a fait le mobile de nos actions. Ô mon fils ! Celui qui aime sa patrie, obéit aux lois, et dès lors ses devoirs sont remplis ; la vôtre mérite votre attachement, et je blâmerais Anacharsis d’avoir poussé si loin la plaisanterie, s’il ne nous avait fourni l’occasion de nous guérir l’un ou l’autre de nos préjugés. La lice vient de s’ouvrir : vous y paraîtrez avec les avantages que vous devez à votre éducation : je ne m’y présenterai qu’avec l’amour de la vérité. Cependant Philotas me disait tout bas : ce Spartiate a du bon sens ; épargnez-moi la douleur de l’affliger ; détournez, s’il est possible, la conversation. Damonax ! Dis-je alors, Philotas a fait un portrait des Spartiates d’après les écrivains d’Athènes ; priez-le de vous le montrer. La fureur de mon ami allait fondre sur moi ; Damonax la prévint de cette manière : vous avez outragé ma patrie, je dois la défendre : vous êtes coupable, si vous n’avez parlé que d’après vous ; je vous excuse, si ce n’est que d’après quelques Athéniens ; car je ne présume pas qu’ils aient tous conçu une si mauvaise idée de nous. Gardez-vous de le penser, répondit vivement Philotas ; vous avez parmi eux des partisans qui vous regardent comme des demi-dieux, et qui cherchent à copier vos manières ; mais, je dois l’avouer, nos sages s’expliquent librement sur vos lois et sur vos mœurs. — Ces personnes sont vraisemblablement instruites. — Comment instruites ! Ce sont les plus beaux génies de la Grèce, Platon, Isocrate, Aristote et tant d’autres. Damonax dissimula sa surprise ; et Philotas, après bien des excuses, reprit la parole : Lycurgue ne connut pas l’ordre des vertus. Il assigna le premier rang à la valeur : de là cette foule de maux que les Lacédémoniens ont éprouvés, et qu’ils ont fait éprouver aux autres.
À peine fut-il mort, qu’ils essayèrent leur ambition sur les peuples voisins : ce fait est attesté par un historien que vous ne connaissez pas, et qui s’appelle Hérodote. Dévorés du désir de dominer, leur impuissance les a souvent obligés de recourir à des bassesses humiliantes, à des injustices atroces : ils furent les premiers à corrompre les généraux ennemis ; les premiers à mendier la protection des Perses, de ces barbares à qui, par la paix d’Antalcidas, ils ont dernièrement vendu la liberté des grecs de l’Asie.
Dissimulés dans leurs démarches, sans foi dans leurs traités, ils remplacent dans les combats la valeur par des stratagèmes. Les succès d’une nation leur causent des déplaisirs amers ; ils lui suscitent des ennemis, ils excitent ou fomentent les divisions qui la déchirent : dans le siècle dernier, ils proposèrent de détruire Athènes qui avait sauvé la Grèce, et allumèrent la guerre du Péloponnèse qui détruisit Athènes.
En vain Lycurgue s’efforça de les préserver du poison des richesses, Lacédémone en recèle une immense quantité dans son sein ; mais elles ne sont entre les mains que de quelques particuliers qui ne peuvent s’en rassasier. Eux seuls parviennent aux emplois, refusés au mérite qui gémit dans l’indigence. Leurs épouses, dont Lycurgue négligea l’éducation, ainsi que des autres lacédémoniennes, leurs épouses qui les gouvernent en les trahissant, partagent leur avidité, et par la dissolution de leur vie, augmentent la corruption générale.
Les Lacédémoniens ont une vertu sombre, austère, et fondée uniquement sur la crainte. Leur éducation les rend si cruels, qu’ils voient sans regret couler le sang de leurs enfants, et sans remords celui de leurs esclaves.
Ces accusations sont bien graves, dit Philotas en finissant, et je ne sais comment vous pourriez y répondre. Par le mot de ce lion, dit le Spartiate, qui, à l’aspect d’un groupe, où un animal de son espèce cédait aux efforts d’un homme, se contenta d’observer que les lions n’avaient point de sculpteurs. Philotas surpris me disait tout bas : est-ce qu’il aurait lu les fables d’Ésope ? Je n’en sais rien, lui dis-je ; il tient peut-être ce conte de quelque Athénien. Damonax continua : croyez qu’on ne s’occupe pas plus ici de ce qui se dit dans la place d’Athènes, que de ce qui se passe au-delà des colonnes d’Hercule. Quoi ! reprit Philotas, vous laisserez votre nom rouler honteusement de ville en ville et de génération en génération ? Les hommes étrangers à notre pays et à notre siècle, répondit Damonax, n’oseront jamais nous condamner sur la foi d’une nation toujours rivale et souvent ennemie. Qui sait même si nous n’aurons pas des défenseurs ? — Juste ciel ! Et qu’opposeraient-ils au tableau que je viens de vous présenter ? — Un tableau plus fidèle et tracé par des mains également habiles. Le voici.
Ce n’est qu’à Lacédémone et en Crète qu’existe un véritable gouvernement ; on ne trouve ailleurs qu’un assemblage de citoyens, dont les uns sont maîtres, et les autres esclaves. À Lacédémone, point d’autres distinctions entre le roi et le particulier, le riche et le pauvre, que celles qui furent réglées par un législateur inspiré des dieux mêmes. C’est un dieu encore qui guidait Lycurgue, lorsque il tempéra par un sénat la trop grande autorité des rois.
Ce gouvernement, où les pouvoirs sont si bien contrebalancés, et dont la sagesse est généralement reconnue, a subsisté pendant quatre siècles, sans éprouver aucun changement essentiel, sans exciter la moindre division parmi les citoyens. Jamais dans ces temps heureux, la république ne fit rien dont elle eût à rougir ; jamais dans aucun état, on ne vit une si grande soumission aux lois, tant de désintéressement, de frugalité, de douceur et de magnanimité, de valeur et de modestie. Ce fut alors que, malgré les instances de nos alliés, nous refusâmes de détruire cette Athènes, qui, depuis... À ces mots Philotas s’écria : vous n’avez sans doute consulté que les écrivains de Lacédémone ? Nous n’en avons point, répondit Damonax. -ils s’étaient donc vendus à Lacédémone ? -nous n’en achetons jamais. Voulez-vous connaître mes garants ? Les plus beaux génies de la Grèce, Platon, Thucydide, Isocrate, Xénophon, Aristote et tant d’autres. J’eus des liaisons étroites avec quelques-uns d’entre eux, dans les fréquents voyages que je fis autrefois à Athènes par ordre de nos magistrats ; je dois à leurs entretiens et à leurs ouvrages, ces faibles connaissances qui vous étonnent dans un Spartiate.
Damonax ne voyait que de la surprise dans le maintien de Philotas ; j’y voyais de plus la crainte d’être accusé d’ignorance ou de mauvaise foi : on ne pouvait cependant lui reprocher que de la prévention et de la légèreté. Je demandai à Damonax pourquoi les écrivains d’Athènes s’étaient permis tant de variations et de licences en parlant de sa nation. Je pourrais vous répondre, dit-il, qu’ils cédèrent tour à tour à la force de la vérité, et à celle de la haine nationale. Mais ne craignez rien, Philotas, je ménagerai votre délicatesse.
Pendant la guerre, vos orateurs et vos poètes, afin d’animer la populace contre nous, font comme ces peintres, qui, pour se venger de leurs ennemis, les représentent sous un aspect hideux. Vos philosophes et vos historiens, plus sages, nous ont distribué le blâme et la louange, parce que, suivant la différence des temps, nous avons mérité l’un et l’autre. Ils ont fait comme ces artistes habiles qui peignent successivement leur héros dans une situation paisible, dans un accès de fureur, avec les attraits de la jeunesse, avec les rides et les difformités de la vieillesse. Nous venons, vous et moi, de placer ces différents tableaux devant nos yeux : vous en avez emprunté les traits qui pouvaient enlaidir le vôtre ; j’aurais saisi tous ceux qui pouvaient embellir le mien, si vous m’aviez permis d’achever ; et nous n’aurions tous deux présenté que des copies infidèles. Il faut donc revenir sur nos pas, et fixer nos idées sur des faits incontestables.
J’ai deux assauts à soutenir, puisque vos coups se sont également dirigés sur nos mœurs et sur notre gouvernement. Nos mœurs n’avaient reçu aucune atteinte pendant quatre siècles ; vos écrivains l’ont reconnu. Elles commencèrent à s’altérer pendant la guerre du Péloponnèse ; nous en convenons : blâmez nos vices actuels, mais respectez nos anciennes vertus.
De deux points que j’avais à défendre, j’ai composé pour le premier ; je ne saurais céder à l’égard du second, et je soutiendrai toujours que parmi les gouvernements connus, il n’en est pas de plus beau que celui de Lacédémone. Platon, il est vrai, quoique convaincu de son excellence, a cru y découvrir quelques défauts, et j’apprends qu’Aristote se propose d’en relever un plus grand nombre.
Si ces défauts ne blessent pas essentiellement la constitution, je dirai à Platon : vous m’avez appris qu’en formant l’univers, le premier des êtres opéra sur une matière préexistante qui lui opposait une résistance quelquefois invincible, et qu’il ne fit que le bien dont la nature éternelle des choses était susceptible. J’ose dire à mon tour : Lycurgue travaillait sur une matière rebelle, et qui participait de l’imperfection attachée à l’essence des choses ; c’est l’homme, dont il fit tout ce qu’il était possible d’en faire.
Si les défauts reprochés à ses lois doivent nécessairement en entraîner la ruine, je rappellerai à Platon ce qui est avoué de tous les écrivains d’Athènes, ce qu’en dernier lieu il écrivait lui-même à Denys roi de Syracuse : la loi seule règne à Lacédémone, et le même gouvernement s’y maintient avec éclat depuis plusieurs siècles. Or comment concevoir une constitution qui, avec des vices destructeurs et inhérents à sa nature, serait toujours inébranlable, toujours inaccessible aux factions qui ont désolé si souvent les autres villes de la Grèce ?
Cette union est d’autant plus étrange, dis-je alors, que chez vous la moitié des citoyens est asservie aux lois, et l’autre ne l’est pas. C’est du moins ce qu’ont avancé les philosophes d’Athènes ; ils disent que votre législation ne s’étend point jusqu’aux femmes, qui, ayant pris un empire absolu sur leurs époux, accélèrent de jour en jour les progrès de la corruption. Damonax me répondit : apprenez à ces philosophes, que nos filles sont élevées dans la même discipline, avec la même rigueur que nos fils ; qu’elles s’habituent comme eux aux mêmes exercices ; qu’elles ne doivent porter pour dot à leurs maris qu’un grand fonds de vertus ; que devenues mères, elles sont chargées de la longue éducation de leurs enfants, d’abord avec leurs époux, ensuite avec les magistrats ; que des censeurs ont toujours les yeux ouverts sur leur conduite ; que les soins des esclaves et du ménage roulent entièrement sur elles ; que Lycurgue eut l’attention de leur interdire toute espèce de parure ; qu’il n’y a pas 50 ans encore qu’on était persuadé à Sparte qu’un riche vêtement suffisait pour flétrir leur beauté, et qu’avant cette époque, la pureté de leurs mœurs était généralement reconnue : enfin demandez s’il est possible que dans un état la classe des hommes soit vertueuse, sans que celle des femmes le soit aussi.
Vos filles, repris-je, s’habituent dès leur enfance à des exercices pénibles, et c’est ce que Platon approuve : elles y renoncent après leur mariage, et c’est ce qu’il condamne. En effet, dans un gouvernement tel que le vôtre, il faudrait que les femmes, à l’exemple de celles des sauromates, fussent toujours en état d’attaquer ou de repousser l’ennemi. Nous n’élevons si durement nos filles, me répondit-il, que pour leur former un tempérament robuste ; nous n’exigeons de nos femmes que les vertus paisibles de leur sexe. Pourquoi leur donner des armes ? Nos bras suffisent pour les défendre. Ici Philotas rompit le silence, et d’un ton plus modeste il dit à Damonax : puisque vos lois n’ont que la guerre pour objet, ne serait-il pas essentiel de multiplier parmi vous le nombre des combattants ? La guerre pour objet ! s’écria le Spartiate ; je reconnais le langage de vos écrivains ; ils prêtent au plus sage, au plus humain des législateurs, le projet le plus cruel et le plus insensé : le plus cruel, s’il a voulu perpétuer dans la Grèce une milice altérée du sang des nations et de la soif des conquêtes ; le plus insensé, puisque pour l’exécuter, il n’aurait proposé que des moyens absolument contraires à ses vues. Parcourez notre code militaire ; ses dispositions, prises dans leur sens littéral, ne tendent qu’à nous remplir de sentiments généreux, qu’à réprimer notre ambition. Nous sommes assez malheureux pour les négliger, mais elles ne nous instruisent pas moins des intentions de Lycurgue.
Par quels moyens en effet pourrait s’agrandir une nation dont on enchaîne à chaque pas la valeur ; qui, du côté de la mer, privée par ses lois, de matelots et de vaisseaux, n’a pas la liberté d’étendre ses domaines, et du côté de la terre, celle d’assiéger les places dont les frontières de ses voisins sont couvertes ; à qui l’on défend de poursuivre l’ennemi dans sa fuite, et de s’enrichir de ses dépouilles ; qui, ne pouvant faire souvent la guerre au même peuple, est obligée de préférer les voies de la négociation à celle des armes ; qui, ne devant pas se mettre en marche avant la pleine lune, ni combattre en certaines fêtes, risque quelquefois de voir échouer ses projets ; et qui, par son extrême pauvreté, ne saurait, dans aucun temps, former de grandes entreprises ? Lycurgue n’a pas voulu établir parmi nous une pépinière de conquérants, mais des guerriers tranquilles, qui ne respireraient que la paix, si l’on respectait leur repos, que la guerre, si on avait l’audace de le troubler.
Il semble néanmoins, reprit Philotas, que par la nature des choses, un peuple de guerriers dégénère tôt ou tard en un peuple de conquérants ; et l’on voit par la suite des faits, que vous avez éprouvé ce changement sans vous en apercevoir. On vous accuse en effet d’avoir conçu de bonne heure, et de n’avoir jamais perdu de vue le dessein d’asservir les Arcadiens et les Argiens ; je ne parle pas de vos guerres avec les Messéniens, parce que vous croyez pouvoir les justifier (2). Je vous l’ai déjà dit, répondit Damonax, nous n’avons point d’annales ; des traditions confuses nous apprennent qu’anciennement nous eûmes plus d’une fois des intérêts à démêler avec les nations voisines. Fûmes-nous les agresseurs ? Vous l’ignorez, je l’ignore aussi ; mais je sais que dans ces siècles éloignés, un de nos rois ayant défait les Argiens, nos alliés lui conseillèrent de s’emparer de leur ville. L’occasion était favorable, la conquête aisée. Ce serait une injustice, répondit-il ; nous avons fait la guerre pour assurer nos frontières, et non pour usurper un empire, sur lequel nous n’avons aucune espèce de droit. Voulez-vous connaître l’esprit de notre institution ? Rappelez-vous des faits plus récents, et comparez notre conduite avec celle des Athéniens.
Les grecs avaient triomphé des Perses ; mais la guerre n’était pas finie : elle se continuait avec succès sous la conduite de Pausanias, qui abusa de son pouvoir. Nous le révoquâmes, et convaincus de ses malversations, nous condamnâmes à mort le vainqueur de Platée. Cependant les alliés offensés de sa hauteur, avaient remis aux Athéniens, le commandement général des armées. C’était nous dépouiller d’un droit dont nous avions joui jusqu’alors, et qui nous plaçait à la tête des nations de la Grèce. Nos guerriers bouillonnant de colère, voulaient absolument le retenir par la force des armes ; mais un vieillard leur ayant représenté que ces guerres éloignées n’étaient propres qu’à corrompre nos mœurs, ils décidèrent sur le champ, qu’il valait mieux renoncer à nos prérogatives qu’à nos vertus. Est-ce-là le caractère des conquérants ? Athènes, devenue de notre aveu la première puissance de la Grèce, multipliait de jour en jour ses conquêtes ; rien ne résistait à ses forces, et ne suffisait à son ambition : ses flottes, ses armées attaquaient impunément les peuples amis et ennemis. Les plaintes de la Grèce opprimée parvinrent jusqu’à nous ; des circonstances critiques nous empêchèrent d’abord de les écouter, et quand nous fûmes plus tranquilles, notre indolence ne nous le permit pas. Le torrent commençait à se déborder sur nos anciens alliés du Péloponnèse ; ils se disposaient à nous abandonner, et peut-être même à le diriger sur nos têtes, si nous refusions plus longtemps de l’arrêter dans son cours.
Mon récit n’est pas suspect ; je ne parle que d’après l’historien le plus exact de la Grèce, d’après un Athénien éclairé, impartial, et témoin des faits. Lisez dans l’ouvrage de Thucydide le discours de l’ambassadeur de Corinthe, et celui du roi de Lacédémone. Voyez tout ce que nous fîmes alors pour conserver la paix, et jugez vous-même, si c’est à notre ambition et à notre jalousie qu’il faut attribuer la guerre du Péloponnèse, comme on nous le reprochera peut-être un jour, sur la foi de quelques écrivains prévenus.
Un peuple n’est pas ambitieux, quand par caractère et par principe, il est d’une lenteur inconcevable à former des projets et à les suivre ; quand il n’ose rien hasarder, et qu’il faut le contraindre à prendre les armes. Non, nous n’étions pas jaloux, nous serions trop humiliés de l’être ; mais nous fûmes indignés de voir prêtes à plier sous le joug d’une ville, ces belles contrées que nous avions soustraites à celui des Perses.
Dans cette longue et malheureuse guerre, les deux partis firent des fautes grossières, et commirent des cruautés horribles. Plus d’une fois les Athéniens durent s’apercevoir que, par notre lenteur à profiter de nos avantages, nous n’étions pas les plus dangereux de leurs ennemis ; plus d’une fois encore, ils durent s’étonner de notre empressement à terminer des malheurs qui se prolongeaient au-delà de notre attente. À chaque campagne, à chaque expédition, nous regrettions plus vivement le repos qu’on nous avait ravi. Presque toujours les derniers à prendre les armes, les premiers à les quitter ; vainqueurs, nous offrions la paix ; vaincus, nous la demandions.
Telles furent en général nos dispositions ; heureux, si les divisions qui commençaient à se former à Sparte, et les égards que nous devions à nos alliés, nous avaient toujours permis de nous y conformer ! Mais elles se manifestèrent sensiblement à la prise d’Athènes. Les Corinthiens, les Thébains, et d’autres peuples encore, proposèrent de la renverser de fond en comble. Nous rejetâmes cet avis ; et en effet, ce n’étaient ni ses maisons, ni ses temples qu’il fallait ensevelir dans les entrailles de la terre, mais les trésors qu’elle renfermait dans son sein ; mais ces dépouilles précieuses, et ces sommes immenses que Lysander, général de notre flotte, avait recueillies dans le cours de ses expéditions, et qu’il introduisit successivement dans notre ville (3). Je m’en souviens, j’étais jeune encore ; les plus sages d’entre nous frémirent à l’aspect de l’ennemi. Réveillé par leurs cris, le tribunal des éphores proposa d’éloigner pour jamais ces richesses, source féconde des divisions et des désordres dont nous étions menacés. Le parti de Lysander prévalut. Il fut décidé que l’or et l’argent seraient convertis en monnaies pour les besoins de la république, et non pour ceux des particuliers : résolution insensée et funeste. Dès que le gouvernement attachait de la valeur à ces métaux, on devait s’attendre que les particuliers leur donneraient bientôt un prix infini.
Ils vous séduisirent sans peine, dis-je alors, parce que, suivant la remarque de Platon, vos lois vous avaient aguerris contre la douleur, et nullement contre la volupté. Quand le poison est dans l’état, répondit Damonax, la philosophie doit nous en garantir ; quand il n’y est pas, le législateur doit se borner à l’écarter ; car le meilleur moyen de se soustraire à certains dangers, est de ne les pas connaître. Mais, repris-je, puisque l’assemblée accepta le présent funeste que lui apportait Lysander, il ne fut donc pas le premier auteur des changements que vos mœurs ont éprouvés ?
Le mal venait de plus loin, répondit-il. La guerre des Perses nous jeta au milieu de ce monde, dont Lycurgue avait voulu nous séparer. Pendant un demi-siècle, au mépris de nos anciennes maximes, nous conduisîmes nos armées en des pays éloignés ; nous y formions des liaisons étroites avec leurs habitants. Nos mœurs, sans cesse mêlées avec celles des nations étrangères, s’altéraient, comme des eaux pures qui traversent un marais infect et contagieux. Nos généraux, vaincus par les présents de ceux dont ils auraient dû triompher par les armes, flétrissaient de jour en jour leur gloire et la nôtre. Nous les punissions à leur retour ; mais, par le rang et le mérite des coupables, il arriva que le crime inspira moins d’horreur, et que la loi n’inspira plus que de la crainte. Plus d’une fois Périclès avait acheté le silence de quelques-uns de nos magistrats, assez accrédités pour fermer nos yeux sur les entreprises des Athéniens.
Après cette guerre qui nous couvrit de gloire, et nous communiqua les germes des vices, nous vîmes sans effroi, disons mieux, nous partageâmes les passions violentes de deux puissants génies que notre malheureuse destinée fit paraître au milieu de nous. Lysander et Agésilas entreprirent d’élever Sparte au comble de la puissance, pour dominer, l’un au dessus d’elle, et l’autre avec elle. Les Athéniens battus plus d’une fois sur mer, une guerre de 27 ans terminée dans une heure, Athènes prise, plusieurs villes délivrées d’un joug odieux, d’autres recevant de nos mains des magistrats qui finissaient par les opprimer, la Grèce en silence et forcée de reconnaître la prééminence de Sparte ; tels sont les principaux traits qui caractérisent le brillant ministère de Lysander.
Sa politique ne connut que deux principes, la force et la perfidie. À l’occasion de quelques différends, survenus entre nous et les Argiens, au sujet des limites, ces derniers rapportèrent leurs titres. Voici ma réponse, dit Lysander, en mettant la main sur son épée. Il avait pour maxime favorite, qu’on doit tromper les enfants avec des osselets, et les hommes avec des parjures.
De là ses vexations et ses injustices, quand il n’avait rien à craindre ; ses ruses et ses dissimulations, quand il n’osait agir à force ouverte : de là encore, cette facilité avec laquelle il se pliait aux circonstances. À la cour des satrapes de l’Asie, il supportait, sans murmurer, le poids de leur grandeur ; un moment après, il distribuait à des grecs, les mépris qu’il venait d’essuyer de la part des Perses.
Quand il eut obtenu l’empire des mers, il détruisit partout la démocratie ; c’était l’usage de Sparte (4) : il le suivit avec obstination, pour placer à la tête de chaque ville, des hommes qui n’avaient d’autre mérite qu’un entier abandon à ses volontés. Ces révolutions ne s’opéraient qu’avec des torrents de larmes et de sang. Rien ne lui coûtait pour enrichir ses créatures, pour écraser ses ennemis : c’est le nom qu’il donnait à ceux qui défendaient les intérêts du peuple. Ses haines étaient implacables, ses vengeances terribles ; et quand l’âge eut aigri son humeur atrabilaire, la moindre résistance le rendait féroce. Dans une occasion, il fit égorger 800 habitants de Milet, qui sur la foi de ses serments, avaient eu l’imprudence de sortir de leurs retraites.
Sparte supportait en silence de si grandes atrocités ; il s’était fait beaucoup de partisans au milieu de nous par la sévérité de ses mœurs, son obéissance aux magistrats, et l’éclat de ses victoires. Lorsque par ses excessives libéralités et la terreur de son nom, il en eut acquis un plus grand nombre encore parmi les nations étrangères, il fut regardé comme l’arbitre souverain de la Grèce.
Cependant, quoiqu’il fût de la maison des Héraclides, il se trouvait trop éloigné du trône pour s’en rapprocher ; il y fit monter Agésilas qu’il aimait tendrement, et dont les droits à la couronne pouvaient être contestés. Comme il se flattait de régner sous le nom de ce jeune prince, il lui inspira le désir de la gloire, et l’enivra de l’espérance de détruire le vaste empire des Perses. On vit bientôt arriver les députés de plusieurs villes qu’il avait sollicitées en secret. Elles demandaient Agésilas pour commander l’armée qu’elles levaient contre les barbares. Ce prince partit aussitôt avec un conseil de trente Spartiates, présidé par Lysander.
Ils arrivent en Asie ; tous ces petits despotes que Lysander a placés dans les villes voisines, tyrans mille fois plus cruels que ceux des grands empires, parce que la cruauté croît à raison de la faiblesse, ne connaissent que leur protecteur, rampent servilement à sa porte, et ne rendent au souverain que de faibles hommages de bienséance. Agésilas jaloux de son autorité, s’aperçut bientôt qu’occupant le premier rang, il ne jouait que le second rôle. Il donna froidement des dégoûts à son ami, qui revint à Sparte, ne respirant que la vengeance. Il résolut alors d’exécuter un projet qu’il avait conçu autrefois, et dont il avait tracé le plan dans un mémoire, trouvé après sa mort parmi ses papiers.
La maison d’Hercule est divisée en plusieurs branches. Deux seules ont des droits à la couronne. Lysander voulait les étendre sur les autres branches, et même sur tous les Spartiates. L’honneur de régner sur des hommes libres serait devenu le prix de la vertu, et Lysander par son crédit aurait pu se revêtir un jour du pouvoir suprême. Comme une pareille révolution ne pouvait s’opérer à force ouverte, il eut recours à l’imposture.
Le bruit courut qu’au royaume de Pont une femme étant accouchée d’un fils dont Apollon était le père, les principaux de la nation le faisaient élever sous le nom de Silène. Ces vagues rumeurs fournirent à Lysander l’idée d’une intrigue qui dura plusieurs années, et qu’il conduisit, sans y paraître, par des agents subalternes. Les uns rappelaient par intervalles la naissance miraculeuse de l’enfant ; d’autres annonçaient que des prêtres de Delphes conservaient de vieux oracles auxquels il ne leur était pas permis de toucher, et qu’ils devaient remettre un jour au fils du Dieu dont ils desservaient les autels ?
On approchait du dénouement de cette étrange pièce. Silène avait paru dans la Grèce. Il était convenu qu’il se rendrait à Delphes ; que des prêtres dont on s’était assuré, examineraient en présence de quantité de témoins, les titres de son origine ; que forcés de le reconnaître pour fils d’Apollon, ils déposeraient dans ses mains les anciennes prophéties ; qu’il les lirait au milieu de cette nombreuse assemblée, et que par l’un de ces oracles, il serait dit que les Spartiates ne devaient désormais élire pour leurs rois que les plus vertueux des citoyens.
Au moment de l’exécution, un des principaux acteurs effrayé des suites de l’entreprise n’osa l’achever ; et Lysander, au désespoir, se fit donner le commandement de quelques troupes qu’on envoyait en Béotie. Il périt dans un combat ; nous décernâmes des honneurs à sa mémoire, nous aurions dû la flétrir. Il contribua plus que personne à nous dépouiller de notre modération et de notre pauvreté.
Son système d’agrandissement fut suivi avec plus de méthode par Agésilas. Je ne vous parlerai point de ses exploits en Grèce, en Asie, en Égypte. Il fut plus dangereux que Lysander, parce qu’avec les mêmes talents, il eut plus de vertus, et qu’avec la même ambition, il fut toujours exempt de présomption et de vanité. Il ne souffrit jamais qu’on lui élevât une statue. Lysander consacra lui-même la sienne au temple de Delphes ; il permit qu’on lui dressât des autels, et qu’on lui offrît des sacrifices ; il prodiguait des récompenses aux poètes qui lui prodiguaient des éloges, et en avait toujours un à sa suite, pour épier et célébrer ses moindres succès.
L’un et l’autre, enrichirent leurs créatures, vécurent dans une extrême pauvreté, et furent toujours inaccessibles aux plaisirs.
L’un et l’autre pour obtenir le commandement des armées, flattèrent honteusement les éphores, et achevèrent de faire passer l’autorité entre leurs mains. Lysander après la prise d’Athènes leur mandait : « j’ai dit aux Athéniens que vous étiez les maîtres de la guerre et de la paix. » Agésilas se levait de son trône, dès qu’ils paraissaient.
Tous deux assurés de leur protection, nous remplirent d’un esprit de vertige, et par une continuité d’injustices et de violences, soulevèrent contre nous cet Épaminondas, qui, après la bataille de Leuctres, et le rétablissement des Messéniens, nous réduisit à l’état déplorable où nous sommes aujourd’hui. Nous avons vu notre puissance s’écrouler avec nos vertus. Ils ne sont plus ces temps où les peuples qui voulaient recouvrer leur liberté, demandaient à Lacédémone un seul de ses guerriers, pour briser leurs fers.
Cependant rendez un dernier hommage à nos lois. Ailleurs la corruption aurait commencé par amollir nos âmes ; parmi nous elle a fait éclater des passions grandes et fortes, l’ambition, la vengeance, la jalousie du pouvoir, et la fureur de la célébrité. Il semble que les vices n’approchent de nous qu’avec circonspection. La soif de l’or ne s’est pas fait encore sentir dans tous les états, et les attraits de la volupté n’ont jusqu’à présent infecté qu’un petit nombre de particuliers. Plus d’une fois nous avons vu les magistrats et les généraux maintenir avec vigueur notre ancienne discipline, et de simples citoyens montrer des vertus dignes des plus beaux siècles.
Semblables à ces peuples qui, situés sur les frontières de deux empires, ont fait un mélange des langues et des mœurs de l’un et de l’autre, les Spartiates sont, pour ainsi dire, sur les frontières des vertus et des vices ; mais nous ne tiendrons pas longtemps dans ce poste dangereux : chaque instant nous avertit qu’une force invincible nous entraîne au fond de l’abîme. Moi-même, je suis effrayé de l’exemple que je vous donne aujourd’hui. Que dirait Lycurgue, s’il voyait un de ses élèves discourir, discuter, disputer, employer des formes oratoires ? Ah ! J’ai trop vécu avec les Athéniens ; je ne suis plus qu’un Spartiate dégradé.

CHAPITRE 52

Voyage d’Arcadie.

Quelques jours après cet entretien, nous quittâmes Damonax avec des regrets qu’il daigna partager, et nous prîmes le chemin de l’Arcadie.
Nous trouvâmes d’abord le temple d’Achille, qu’on n’ouvre jamais, et auprès duquel viennent offrir des sacrifices les jeunes gens qui doivent se livrer, dans le plataniste, les combats dont j’ai parlé ; plus loin, sept colonnes qui furent, dit-on, élevées autrefois en l’honneur des sept planètes ; plus loin, la ville de Pellana, et ensuite celle de Belmina, située sur les confins de la Laconie et de l’Arcadie. Belmina, place forte dont la possession a souvent excité des querelles entre les deux nations, et dont le territoire est arrosé par l’Eurotas et par quantité de sources qui descendent des montagnes voisines, est à la tête d’un défilé que l’on traverse pour se rendre à Mégalopolis, éloignée de Belmina de 90 stades, de Lacédémone d’environ 340. Pendant toute la journée, nous eûmes le plaisir de voir couler à nos côtés, tantôt des torrents impétueux et bruyants, tantôt les eaux paisibles de l’Eurotas, du Thiuns et de l’Alphée.
L’Arcadie occupe le centre du Péloponnèse. élevée au dessus des régions qui l’entourent, elle est hérissée de montagnes, quelques-unes d’une hauteur prodigieuse, presque toutes peuplées de bêtes fauves et couvertes de forêts. Les campagnes sont fréquemment entrecoupées de rivières et de ruisseaux. En certains endroits, leurs eaux trop abondantes ne trouvant point d’issues dans la plaine, se précipitent tout à coup dans des gouffres profonds, coulent pendant quelque temps dans l’obscurité, et après bien des efforts, s’élancent et reparaissent sur la terre.
On a fait de grands travaux pour les diriger, on n’en a pas fait assez. À côté de campagnes fertiles, nous en avons vu que des inondations fréquentes condamnaient à une perpétuelle stérilité. Les premières fournissent du blé et d’autres grains en abondance ; elles suffisent pour l’entretien de nombreux troupeaux ; les pâturages y sont excellents, surtout pour les ânes et pour les chevaux, dont les races sont très estimées.
Outre quantité de plantes utiles à la médecine, ce pays produit presque tous les arbres connus. Les habitants qui en font une étude suivie, assignent à la plupart des noms particuliers ; mais il est aisé d’y distinguer le pin, le sapin, le cyprès, le thuya, l’andrachné, le peuplier, une sorte de cèdre dont le fruit ne mûrit que dans la troisième année. J’en omets beaucoup d’autres qui sont également communs, ainsi que les arbres qui font l’ornement des jardins. Nous vîmes dans une vallée, des sapins d’une grosseur et d’une hauteur extraordinaires : on nous dit qu’ils devaient leur accroissement à leur heureuse position ; ils ne sont exposés ni aux fureurs des vents, ni aux feux du soleil. Dans un bois auprès de Mantinée, on nous fit remarquer trois sortes de chênes, celui qui est à larges feuilles, le phagus, et un troisième dont l’écorce est si légère qu’elle surnage sur l’eau ; les pêcheurs s’en servent pour soutenir leurs filets, et les pilotes pour indiquer l’endroit où ils ont jeté leurs ancres.
Les Arcadiens se regardent comme les enfants de la terre, parce qu’ils ont toujours habité le même pays, et qu’ils n’ont jamais subi un joug étranger. On prétend qu’établis d’abord sur les montagnes, ils apprirent par degrés à se construire des cabanes, à se vêtir de la peau des sangliers, à préférer aux herbes sauvages et souvent nuisibles, les glands du phagus dont ils faisaient encore usage dans les derniers siècles. Ce qui paraît certain, c’est qu’après avoir connu le besoin de se rapprocher, ils ne connaissaient pas encore les charmes de l’union. Leur climat froid et rigoureux donne au corps de la vigueur, à l’âme de l’âpreté. Pour adoucir ces caractères farouches, des sages d’un génie supérieur, résolus de les éclairer par des sensations nouvelles, leur inspirèrent le goût de la poésie, du chant, de la danse et des fêtes. Jamais les lumières de la raison n’opérèrent dans les mœurs une révolution si prompte et si générale. Les effets qu’elle produisit se sont perpétués jusqu’à nos jours, parce que les Arcadiens n’ont jamais cessé de cultiver les arts qui l’avaient procurée à leurs aïeux.
Invités journellement à chanter pendant le repas, ce serait pour eux une honte d’ignorer ou de négliger la musique qu’ils sont obligés d’apprendre dès leur enfance, et pendant leur jeunesse. Dans les fêtes, dans les armées, les flûtes règlent leurs pas et leurs évolutions. Les magistrats, persuadés que ces arts enchanteurs peuvent seuls garantir la nation de l’influence du climat, rassemblent tous les ans les jeunes élèves, et leur font exécuter des danses, pour être en état de juger de leurs progrès.
L’exemple des Cynéthéens justifie ces précautions ; cette petite peuplade, confinée au nord de l’Arcadie, au milieu des montagnes, sous un ciel d’airain, a toujours refusé de se prêter à la séduction ; elle est devenue si féroce et si cruelle, qu’on ne prononce son nom qu’avec frayeur.
Les Arcadiens sont humains, bienfaisants, attachés aux lois de l’hospitalité, patients dans les travaux, obstinés dans leurs entreprises, au mépris des obstacles et des dangers. Ils ont souvent combattu avec succès, toujours avec gloire. Dans les intervalles du repos, ils se mettent à la solde des puissances étrangères, sans choix et sans préférence, de manière qu’on les a vus quelquefois suivre des partis opposés, et porter les armes les uns contre les autres. Malgré cet esprit mercenaire, ils sont extrêmement jaloux de la liberté. Après la bataille de Chéronée, gagnée par Philippe roi de Macédoine, ils refusèrent au vainqueur le titre de généralissime des armées de la Grèce. Soumis anciennement à des rois, ils se divisèrent dans la suite en plusieurs républiques, qui toutes ont le droit d’envoyer leurs députés à la diète générale. Mantinée et Tégée sont à la tête de cette confédération, qui serait trop redoutable, si elle réunissait ses forces ; car le pays est très peuplé, et l’on y compte jusqu’à 300000 esclaves ; mais la jalousie du pouvoir entretient sans cesse la division dans les grands et dans les petits états.
De nos jours, les factions s’étaient si fort multipliées, qu’on mit sous les yeux de la nation assemblée, le plan d’une nouvelle association, qui, entre autres règlements, confiait à un corps de 10000 hommes le pouvoir de statuer sur la guerre et sur la paix. Ce projet, suspendu par les nouveaux troubles qu’il fit éclore, fut repris avec plus de vigueur après la bataille de Leuctres. Épaminondas, qui, pour contenir les spartiates de tous côtés, venait de rappeler les anciens habitants de la Messénie, proposa aux Arcadiens de détruire les petites villes qui restaient sans défense, et d’en transporter les habitants dans une place forte qu’on élèverait sur les frontières de la Laconie. Il leur fournit mille hommes pour favoriser l’entreprise, et l’on jeta aussitôt les fondements de Mégalopolis. Ce fut environ 15 ans avant notre arrivée. Nous fûmes étonnés de la grandeur de son enceinte, et de la hauteur de ses murailles flanquées de tours. Elle donnait déjà de l’ombrage à Lacédémone. Je m’en étais aperçu dans un de mes entretiens avec le roi Archidamus. Quelques années après il attaqua cette colonie naissante, et finit par signer un traité avec elle.
Les soins de la législation l’occupèrent d’abord ; dans cette vue elle invita Platon à lui donner un code de lois. Le philosophe fut touché d’une distinction si flatteuse ; mais ayant appris et par les députés de la ville, et par un de ses disciples qu’il envoya sur les lieux, que les habitants n’admettraient jamais l’égalité des biens, il prit le parti de se refuser à leur empressement.
Une petite rivière nommée Hélisson, sépare la ville en deux parties ; dans l’une et dans l’autre on avait construit, on construisait encore des maisons et des édifices publics. Celle du nord était décorée d’une place renfermée dans une balustrade de pierres, entourée d’édifices sacrés et de portiques. On venait d’y élever en face du temple de Jupiter, une superbe statue d’Apollon en bronze, haute de 12 pieds. C’était un présent des Phigaliens, qui concouraient avec plaisir à l’embellissement de la nouvelle ville. De simples particuliers témoignaient le même zèle ; l’un des portiques portait le nom d’Aristandre qui l’avait fait bâtir à ses frais.
Dans la partie du midi nous vîmes un vaste édifice où se tient l’assemblée des 10.000 députés, chargés de veiller aux grands intérêts de la nation ; et l’on nous montra dans un temple d’Esculape, des os d’une grandeur extraordinaire, et qu’on disait être ceux d’un géant.
La ville se peuplait de statues ; nous y connûmes deux artistes athéniens, Céphisodote et Xénophon, qui exécutaient un groupe représentant Jupiter assis sur un trône, la ville de Mégalopolis à sa droite, et Diane conservatrice à sa gauche. On avait tiré le marbre des carrières du mont Pentélique, situé auprès d’Athènes.
J’aurais d’autres singularités à rapporter ; mais dans la relation de mes voyages, j’ai évité de parler de quantité de temples, d’autels, de statues et de tombeaux que nous offraient à chaque pas les villes, les bourgs, les lieux même les plus solitaires ; j’ai cru aussi devoir omettre la plupart des prodiges et des fables absurdes dont on nous faisait de longs récits : un voyageur condamné à les entendre doit en épargner le supplice à ses lecteurs. Qu’il ne cherche pas à concilier les diverses traditions sur l’histoire des dieux et des premiers héros ; ses travaux ne serviraient qu’à augmenter la confusion d’un chaos impénétrable à la lumière. Qu’il observe en général que chez quelques peuples les objets du culte public sont connus sous d’autres noms, les sacrifices qu’on leur offre, accompagnés d’autres rites, leurs statues, caractérisées par d’autres attributs.
Mais il doit s’arrêter sur les monuments qui attestent le goût, les lumières ou l’ignorance d’un siècle ; décrire les fêtes, parce qu’on ne peut trop souvent présenter aux malheureux humains des images douces et riantes ; rapporter les opinions et les usages qui servent d’exemples ou de leçons, lors même qu’il laisse à ses lecteurs le soin d’en faire l’application. Ainsi quand je me contenterai d’avertir que dans un canton de l’Arcadie, l’être suprême est adoré sous le titre de bon, on sera porté à aimer l’être suprême. Quand je dirai que dans la même province, le fanatisme a immolé des victimes humaines (5), on frémira de voir le fanatisme porter à de pareilles horreurs une nation qui adorait le dieu bon par excellence. Je reviens à ma narration.
Nous avions résolu de faire le tour de l’Arcadie. Ce pays n’est qu’une suite de tableaux où la nature a déployé la grandeur et la fécondité de ses idées, et qu’elle a rapprochés négligemment, sans égard à la différence des genres. La main puissante qui fonda sur des bases éternelles tant de roches énormes et arides, se fit un jeu de dessiner à leurs pieds ou dans leurs intervalles des prairies charmantes, asile de la fraîcheur et du repos : partout des sites pittoresques, des contrastes imprévus, des effets admirables.
Combien de fois parvenus au sommet d’un mont sourcilleux, nous avons vu la foudre serpenter au dessous de nous ! Combien de fois encore, arrêtés dans la région des nues, nous avons vu tout à coup la lumière du jour se changer en clarté ténébreuse, l’air s’épaissir, s’agiter avec violence, et nous offrir un spectacle aussi beau qu’effrayant ! Ces torrents de vapeur qui passaient rapidement sous nos yeux et se précipitaient dans des vallées profondes, ces torrents d’eau qui roulaient en mugissant au fond des abîmes, ces grandes masses de montagnes, qui, à travers le fluide épais dont nous étions environnés, paraissaient tendues de noir, les cris funèbres des oiseaux, le murmure plaintif des vents et des arbres : voilà l’enfer d’Empédocle, voilà cet océan d’air louche et blanchâtre qui pousse et repousse les âmes coupables, soit à travers les plaines des airs, soit au milieu des globes semés dans l’espace.
Nous sortîmes de Mégalopolis ; et après avoir passé l’Alphée, nous nous rendîmes à Lycosure, au pied du mont Lycée, autrement dit Olympe ; ce canton est plein de bois et de bêtes fauves. Le soir nos hôtes voulurent nous entretenir de leur ville qui est la plus ancienne du monde, de leur montagne où Jupiter fut élevé, du temple et des fêtes de ce dieu, de son prêtre surtout, qui, dans un temps de sécheresse, a le pouvoir de faire descendre les eaux du ciel ; ils nous parlèrent ensuite d’une biche qui vivait encore deux siècles auparavant, et qui avait, disait-on, vécu plus de 700 ans. Elle fut prise quelques années avant la guerre de Troie. La date de la prise était tracée sur un collier qu’elle portait ; on l’entretenait comme un animal sacré, dans l’enceinte d’un temple. Aristote à qui je citais un jour ce fait, appuyé de l’autorité d’Hésiode qui attribue à la vie du cerf une durée beaucoup plus longue encore, n’en fut point ébranlé, et me fit observer que le temps de la gestation et celui de l’accroissement du jeune cerf n’indiquaient pas une si longue vie.
Le lendemain parvenus au haut du mont Lycée, d’où l’on découvre presque tout le Péloponnèse, nous assistâmes à des jeux célébrés en l’honneur du dieu Pan, auprès d’un temple et d’un petit bois qui lui sont consacrés. Après qu’on eut décerné les prix, nous vîmes des jeunes gens tout nus, poursuivre avec des éclats de rire ceux qu’ils rencontraient sur leur chemin (6) ; nous en vîmes d’autres frapper avec des fouets la statue du dieu ; ils le punissaient de ce qu’une chasse entreprise sous ses auspices, n’avait pas fourni assez de gibier pour leur repas.
Cependant les Arcadiens n’en sont pas moins attachés au culte de Pan. Ils ont multiplié ses temples, ses statues, ses autels, ses bois sacrés ; ils le représentent sur leurs monnaies (7). Ce dieu poursuit à la chasse les animaux nuisibles aux moissons ; il erre avec plaisir sur les montagnes ; de là, il veille sur les nombreux troupeaux qui paissent dans la plaine ; et de l’instrument à sept tuyaux dont il est l’inventeur, il tire des sons qui retentissent dans les vallées voisines.
Pan jouissait autrefois d’une plus brillante fortune ; il prédisait l’avenir dans un de ses temples où l’on entretient une lampe qui brûle jour et nuit. Les Arcadiens soutiennent encore qu’il distribue aux mortels, pendant leur vie, les peines et les récompenses qu’ils méritent : ils le placent, ainsi que les Égyptiens, au rang des principales divinités ; et le nom qu’ils lui donnent semble signifier qu’il étend son empire sur toute la substance matérielle. Malgré de si beaux titres, ils bornent aujourd’hui ses fonctions à protéger les chasseurs et les bergers.
Non loin de son temple est celui de Jupiter, au milieu d’une enceinte où il nous fut impossible de pénétrer. Nous trouvâmes bientôt après d’autres lieux sacrés, dont l’entrée est interdite aux hommes, et permise aux femmes.
Nous nous rendîmes ensuite à Phigalée, qu’on voit de loin sur un rocher très escarpé. À la place publique est une statue qui peut servir à l’histoire des arts. Les pieds sont presque joints, et les mains pendantes s’attachent étroitement sur les côtés et sur les cuisses. C’est ainsi qu’on disposait autrefois les statues dans la Grèce, et qu’on les figure encore aujourd’hui en Égypte. Celle que nous avions sous les yeux fut élevée pour l’athlète Arrachion, qui remporta l’un des prix aux olympiades 52, 53 et 54 (8). On doit conclure de là que, deux siècles avant nous, plusieurs statuaires s’asservissaient encore sans réserve au goût égyptien (9) .
À droite et à 30 stades (10) de la ville, est le mont Elaïus ; à gauche et à 40 stades (11), le mont Cotylius. On voit dans le premier la grotte de Cérès surnommée la noire, parce que la déesse, désolée de la perte de Proserpine, s’y tint pendant quelque temps renfermée, vêtue d’un habit de deuil. Sur l’autel, qui est à l’entrée de la grotte, on offre, non des victimes, mais des fruits, du miel et de la laine crue. Dans un bourg placé sur l’autre montagne, nous fûmes frappés d’étonnement à l’aspect du temple d’Apollon, l’un des plus beaux du Péloponnèse, tant par le choix des pierres du toit et des murs, que par l’heureuse harmonie qui règne dans toutes ses parties. Le nom de l’architecte suffirait pour assurer la gloire de cet édifice : c’est le même Ictinus qui, du temps de Périclès, construisit à Athènes le célèbre temple de Minerve.
De retour à Phigalée, nous assistâmes à une fête qui se termina par un grand repas ; les esclaves mangèrent avec leurs maîtres : l’on donnait des éloges excessifs à ceux des convives qui mangeaient le plus.
Le lendemain, étant revenus par Lycosure, nous passâmes l’Alphée, non loin de Trapézonte, et nous allâmes coucher à Gortys, dont les campagnes sont fertilisées par une rivière de même nom. Pendant toute la journée, nous avions rencontré des marchands et des voyageurs qui se rendaient à la petite ville d’Aliphère, que nous laissâmes à gauche, et dans laquelle devait se tenir une foire. Nous négligeâmes de les suivre, parce que nous avions souvent joui d’un pareil spectacle, et que de plus, il aurait fallu grimper pendant longtemps sur les flancs d’une montagne entourée de précipices. Nos guides oublièrent de nous conduire dans une vallée qui est auprès de Trapézonte : la terre, disait-on, y vomit des flammes auprès de la fontaine Olympias, qui reste à sec de deux années l’une. On ajoutait que le combat des géants contre les dieux, s’était livré dans cet endroit, et que pour en rappeler le souvenir, les habitants, en certaines occasions, sacrifiaient aux tempêtes, aux éclairs et à la foudre.
Les poètes ont célébré la fraîcheur des eaux du Cydnus en Cilicie, et du Mélas en Pamphylie ; celles du Gortynius méritaient mieux leurs éloges : les froids les plus rigoureux ne les couvrent jamais de glaçons, et les chaleurs les plus ardentes ne sauraient altérer leur température ; soit qu’on s’y baigne, soit qu’on en fasse sa boisson, elles procurent des sensations délicieuses.
Outre cette fraîcheur, qui distingue les eaux de l’Arcadie, celles du Ladon, que nous traversâmes le lendemain, sont si transparentes et si pures, qu’il n’en est pas de plus belles sur la terre. Près de ses bords ombragés par de superbes peupliers, nous trouvâmes les filles des contrées voisines, dansant autour d’un laurier, auquel on venait de suspendre des guirlandes de fleurs. La jeune Clytie s’accompagnant de sa lyre, chantait les amours de Daphné, fille du Ladon et de Leucippe, fils du roi de Pise. Rien de si beau en Arcadie, que Daphné ; en Élide, que Leucippe. Mais comment triompher d’un cœur que Diane asservit à ses lois, qu’Apollon n’a pu soumettre aux siennes ? Leucippe rattache ses cheveux sur sa tête, se revêt d’une légère tunique, charge ses épaules d’un carquois ; et dans ce déguisement, poursuit avec Daphné les daims et les chevreuils dans la plaine. Bientôt elle court et s’égare avec lui dans les forêts. Leurs furtives ardeurs ne peuvent échapper aux regards jaloux d’Apollon : il en instruit les compagnes de Daphné, et le malheureux Leucippe tombe sous leurs traits. Clytie ajouta que la nymphe, ne pouvant supporter ni la présence du dieu qui s’obstinait à la poursuivre, ni la lumière qu’il distribue aux mortels, supplia la terre de la recevoir dans son sein, et qu’elle fut métamorphosée en laurier (12). Nous remontâmes le Ladon, et tournant à gauche, nous prîmes le chemin de Psophis, à travers plusieurs villages, à travers le bois de Soron où l’on trouve, ainsi que dans les autres forets d’Arcadie, des ours, des sangliers, et de très grandes tortues dont l’écaille pourrait servir à faire des lyres.
Psophis, l’une des plus anciennes villes du Péloponnèse, est sur les confins de l’Arcadie et de l’Élide. Une colline très élevée la défend contre le vent du nord ; à l’est coule le fleuve Erymanthe, sorti d’une montagne qui porte le même nom, et sur laquelle on va souvent chasser le sanglier et le cerf ; au couchant elle est entourée d’un abîme profond où se précipite un torrent, qui va, vers le midi, se perdre dans l’Erymanthe.
Deux objets fixèrent notre attention : nous vîmes le tombeau de cet Alcméon, qui, pour obéir aux ordres de son père Amphiaraüs, tua sa mère Eriphile, fut pendant très longtemps poursuivi par les furies, et termina malheureusement une vie horriblement agitée.
Près de son tombeau, qui n’a pour ornement que des cyprès d’une hauteur extraordinaire, on nous montra un petit champ et une petite chaumière. C’est là que vivait, il y a quelques siècles, un citoyen pauvre et vertueux : il se nommait Aglaüs. Sans crainte, sans désirs, ignoré des hommes, ignorant ce qui se passait parmi eux, il cultivait paisiblement son petit domaine, dont il n’avait jamais passé les limites. Il était parvenu à une extrême vieillesse, lorsque des ambassadeurs du puissant roi de Lydie, Gygès ou Crœsus, furent chargés de demander à l’oracle de Delphes s’il existait sur la terre entière un mortel plus heureux que ce prince ? La pythie répondit : « Aglaüs de Psophis. » En allant de Psophis à Phénéos, nous entendîmes parler de plusieurs espèces d’eaux, qui avaient des propriétés singulières. Ceux de Clitor prétendaient qu’une de leurs sources inspire une si grande aversion pour le vin, qu’on ne pouvait plus en supporter l’odeur. Plus loin, vers le nord, entre les montagnes, près de la ville de Nonacris, est un rocher très élevé, d’où découle sans cesse une eau fatale, qui forme le ruisseau du Styx. C’est le Styx, si redoutable pour les dieux et pour les hommes : il serpente dans un vallon où les Arcadiens viennent confirmer leur parole par le plus inviolable des serments ; mais ils n’y désaltèrent pas la soif qui les presse, et le berger n’y conduit jamais ses troupeaux. L’eau, quoique limpide et sans odeur, est mortelle pour les animaux, ainsi que pour les hommes ; ils tombent sans vie, dès qu’ils en boivent : elle dissout tous les métaux ; elle brise tous les vases qui la reçoivent, excepté ceux qui sont faits de la corne du pied de certains animaux.
Comme les Cynéthéens ravageaient alors ce canton, nous ne pûmes nous y rendre pour nous assurer de la vérité de ces faits. Mais ayant rencontré en chemin deux députés d’une ville d’Achaïe, qui faisaient route vers Phénéos, et qui avaient plus d’une fois passé le long du ruisseau, nous les interrogeâmes, et nous conclûmes de leurs réponses, que la plupart des merveilles attribuées à cette fameuse source, disparaissaient au moindre examen.
C’étaient des gens instruits : nous leur fîmes plusieurs autres questions. Ils nous montraient, vers le nord-est, le mont Cyllène, qui s’élève avec majesté au dessus des montagnes de l’Arcadie, et dont la hauteur perpendiculaire peut s’évaluer à 15 ou 20 stades (13) ; c’est le seul endroit de la Grèce où se trouve l’espèce des merles blancs. Le mont Cyllène touche au mont Stymphale, au dessous duquel on trouve une ville, un lac et une rivière de même nom. La ville était autrefois une des plus florissantes de l’Arcadie ; la rivière sort du lac, et après avoir commencé sa carrière dans cette province, elle disparaît, et va la terminer, sous un autre nom, dans l’Argolide. De nos jours, Iphicrate, à la tête des troupes athéniennes, entreprit de lui fermer toute issue, afin que ses eaux refoulant dans le lac, et ensuite dans la ville qu’il assiégeait vainement, elle fut obligée de se rendre à discrétion ; mais après de longs travaux, il fut contraint de renoncer à son projet.
Suivant une ancienne tradition, le lac était autrefois couvert d’oiseaux voraces qui infestaient ce canton. Hercule les détruisit à coups de flèches, ou les mit en fuite au bruit de certains instruments. Cet exploit honora le héros, et le lac en devint célèbre. Les oiseaux n’y reviennent plus ; mais on les représente encore sur les monnaies de Stymphale (14). Voilà ce que nous disaient nos compagnons de voyage.
La ville de Phénéos, quoiqu’une des principales de l’Arcadie, ne contient rien de remarquable ; mais la plaine voisine offrit à nos yeux un des plus beaux ouvrages de l’antiquité. On ne peut en fixer l’époque ; on voit seulement que dans des siècles très reculés, les torrents qui tombent des montagnes dont elle est entourée, l’ayant entièrement submergée, renversèrent de fond en comble l’ancienne Phénéos, et que pour prévenir désormais un pareil désastre, on prit le parti de creuser dans la plaine un canal de 50 stades de longueur (15), de 30 pieds de profondeur (16), et d’une largeur proportionnée. Il devait recevoir et les eaux du fleuve Olbius, et celles des pluies extraordinaires. On le conduisit jusqu’à deux abîmes qui subsistent encore au pied de deux montagnes, sous lesquelles des routes secrètes se sont ouvertes naturellement.
Ces travaux, dont on prétend qu’Hercule fut l’auteur, figureraient mieux dans son histoire que son combat contre les fabuleux oiseaux de Stymphale. Quoi qu’il en soit, on négligea insensiblement l’entretien du canal ; et dans la suite un tremblement de terre obstrua les voies souterraines qui absorbaient les eaux des campagnes ; les habitants réfugiés sur des hauteurs, construisirent des ponts de bois pour communiquer entre eux ; et comme l’inondation augmentait de jour en jour, on fut obligé d’élever successivement d’autres ponts sur les premiers. Quelque temps après, les eaux s’ouvrirent sous terre un passage à travers les éboulements qui les arrêtaient, et sortant avec fureur de ces retraites obscures, portèrent la consternation dans plusieurs provinces. Le Ladon, cette belle et paisible rivière dont j’ai parlé, et qui avait cessé de couler depuis l’obstruction des canaux souterrains, se précipita en torrents impétueux dans l’Alphée qui submergea le territoire d’Olympie. À Phénéos, on observa comme une singularité, que le sapin dont on avait construit les ponts, après l’avoir dépouillé de son écorce, avait résisté à la pourriture.
De Phénéos, nous allâmes à Caphyes, où l’on nous montra, auprès d’une fontaine, un vieux platane qui porte le nom de Ménélas. On disait que ce prince l’avait planté lui-même, avant de se rendre au siége de Troie. Dans un village voisin, nous vîmes un bois sacré et un temple en l’honneur de Diane l’étranglée . Un vieillard respectable nous apprit l’origine de cet étrange surnom. Des enfants qui jouaient tout auprès, nous dit-il, attachèrent autour de la statue une corde avec laquelle ils la traînaient, et s’écriaient en riant : « nous étranglons la déesse. » Des hommes qui survinrent dans le moment, furent si indignés de ce spectacle, qu’ils les assommèrent à coups de pierres. Ils croyaient venger les dieux, et les dieux vengèrent l’innocence. Nous éprouvâmes leur colère, et l’oracle consulté nous ordonna d’élever un tombeau à ces malheureuses victimes, et de leur rendre tous les ans des honneurs funèbres. Plus loin, nous passâmes à côté d’une grande chaussée que les habitants de Caphyes ont construite, pour se garantir d’un torrent et d’un grand lac qui se trouvent dans le territoire d’Orchomène. Cette dernière ville est située sur une montagne : nous la vîmes en courant ; on nous y montra des miroirs faits d’une pierre noirâtre qui se trouve aux environs ; et nous prîmes l’un des deux chemins qui conduisent à Mantinée.
Nos guides s’arrêtèrent devant une petite colline qu’ils montrent aux étrangers ; et des Mantinéens qui se promenaient aux environs, nous disaient : vous avez entendu parler de Pénélope, de ses regrets, de ses larmes, et surtout de sa fidélité ; apprenez qu’elle se consolait de l’absence de son époux avec ces amants qu’elle avait attirés auprès d’elle, qu’Ulysse à son retour la chassa de sa maison, qu’elle finit ici ses jours ; et voilà son tombeau. Comme nous parûmes étonnés : vous ne l’auriez pas moins été, ajoutèrent-ils, si vous aviez choisi l’autre route ; vous auriez vu sur le penchant d’une colline un temple de Diane, où l’on célèbre tous les ans la fête de la déesse. Il est commun aux habitants d’Orchomène et de Mantinée ; les uns y entretiennent un prêtre, les autres une prêtresse. Leur sacerdoce est perpétuel. Tous deux sont obligés d’observer le régime le plus austère. Ils ne peuvent faire aucune visite ; l’usage du bain et des douceurs les plus innocentes de la vie leur est interdit ; ils sont seuls, ils n’ont point de distraction, et n’en sont pas moins astreints à la plus exacte continence.
Mantinée, fondée autrefois par les habitants de quatre ou cinq hameaux des environs, se distingue par sa population, ses richesses et les monuments qui la décorent : elle possède des campagnes fertiles : de son enceinte partent quantité de routes qui conduisent aux principales villes de l’Arcadie ; et parmi celles qui mènent en Argolide, il en est une qu’on appelle le chemin de l’échelle , parce qu’on a taillé sur une haute montagne, des marches pour la commodité des gens à pied.
Ses habitants sont les premiers, dit-on, qui, dans leurs exercices, aient imaginé de combattre corps à corps ; les premiers encore qui se soient revêtus d’un habit militaire et d’une espèce d’armure que l’on désigne par le nom de cette ville. On les a toujours regardés comme les plus braves des Arcadiens. Lors de la guerre des perses, n’étant arrivés à Platée qu’après la bataille, ils firent éclater leur douleur, voulurent, pour s’en punir eux-mêmes, poursuivre jusqu’en Thessalie un corps de perses qui avaient pris la fuite, et de retour chez eux, exilèrent leurs généraux dont la lenteur les avait privés de l’honneur de combattre. Dans les guerres survenues depuis, les Lacédémoniens les redoutaient comme ennemis, se félicitaient de les avoir pour alliés : tour à tour unis avec Sparte, avec Athènes, avec d’autres puissances étrangères, on les vit étendre leur empire sur presque toute la province, et ne pouvoir ensuite défendre leurs propres frontières.
Peu de temps avant la bataille de Leuctres, les Lacédémoniens assiégèrent Mantinée ; et comme le siége traînait en longueur, ils dirigèrent vers les murs de brique dont elle était entourée, le fleuve qui coule aux environs ; les murs s’écroulèrent, la ville fut presque entièrement détruite, et l’on dispersa les habitants dans les hameaux qu’ils occupaient autrefois. Bientôt après, Mantinée, sortie de ses ruines avec un nouvel éclat, ne rougit pas de se réunir avec Lacédémone, et de se déclarer contre Epaminondas, à qui elle devait en partie sa liberté : elle n’a cessé depuis d’être agitée par des guerres étrangères ou par des factions intérieures. Telle fut en ces derniers temps la destinée des villes de la Grèce, et surtout de celles où le peuple exerçait le pouvoir suprême.
Cette espèce de gouvernement a toujours subsisté à Mantinée ; les premiers législateurs le modifièrent, pour en prévenir les dangers. Tous les citoyens avaient le droit d’opiner dans l’assemblée générale ; un petit nombre, celui de parvenir aux magistratures ; les autres parties de la constitution furent réglées avec tant de sagesse, qu’on la cite encore comme un modèle. Aujourd’hui les démiurges, ou tribuns du peuple, exercent les principales fonctions, et apposent leurs noms aux actes publics, avant les sénateurs et les autres magistrats.
Nous connûmes à Mantinée un Arcadien, nommé Antiochus, qui avait été, quelques années auparavant, du nombre des députés que plusieurs villes de la Grèce envoyèrent au roi de Perse, pour discuter en sa présence leurs mutuels intérêts. Antiochus parla au nom de sa nation, et ne fut pas bien accueilli. Voici ce qu’il dit à son retour devant l’assemblée des dix mille : j’ai vu dans le palais d’Artaxerxès grand nombre de boulangers, de cuisiniers, d’échansons, de portiers. J’ai cherché dans son empire des soldats qu’il pût opposer aux nôtres, et je n’en ai point trouvé. Tout ce qu’on dit de ses richesses n’est que jactance : vous pouvez en juger par ce platane d’or dont on parle tant ; il est si petit, qu’il ne pourrait, de son ombre, couvrir une cigale.
En allant de Mantinée à Tégée, nous avions à droite le mont Ménale, à gauche une grande forêt ; dans la plaine renfermée entre ces barrières, se donna, il y a quelques années, cette bataille où Épaminondas remporta la victoire, et perdit la vie. On lui éleva deux monuments, un trophée et un tombeau ; ils sont près l’un de l’autre, comme si la philosophie leur avait assigné leurs places. Le tombeau d’Épaminondas consiste en une simple colonne, à laquelle est suspendu son bouclier ; ce bouclier que j’avais vu si souvent dans cette chambre, auprès de ce lit, auprès de ce mur, au dessus de ce siége où le héros se tenait communément assis. Ces circonstances locales se retraçant tout à coup dans mon esprit, avec le souvenir de ses vertus, de ses bontés, d’un mot qu’il m’avait dit dans telle occasion, d’un sourire qui lui était échappé dans telle autre, de mille particularités dont la douleur aime à se repaître ; et se joignant avec l’idée insupportable qu’il ne restait de ce grand homme qu’un tas d’ossements arides que la terre rongeait sans cesse, et qu’en ce moment je foulais aux pieds, je fus saisi d’une émotion si déchirante et si forte, qu’il fallut m’arracher d’un objet que je ne pouvais ni voir, ni quitter. J’étais encore sensible alors ; je ne le suis plus, je m’en aperçois à la faiblesse de mes expressions.
J’aurai du moins la consolation d’ajouter ici un nouveau rayon à la gloire de ce grand homme. Trois villes se disputent le faible honneur d’avoir donné le jour au soldat qui lui porta le coup mortel. Les athéniens nomment Gryllus fils de Xénophon, et ont exigé qu’Euphranor, dans un de ses tableaux se conformât à cette opinion. Suivant les Mantinéens, ce fut Machérion, un de leurs concitoyens ; et suivant les Lacédémoniens, ce fut le spartiate Anticratès ; ils lui ont même accordé des honneurs et des exemptions qui s’étendront à sa postérité ; distinctions excessives qui décèlent la peur qu’ils avaient d’Épaminondas.
Tégée n’est qu’à 100 stades environ de Mantinée (17) : ces deux villes, rivales et ennemies par leur voisinage même, se sont plus d’une fois livré des combats sanglants ; et dans les guerres qui ont divisé les nations, elles ont presque toujours suivi des partis différents. À la bataille de Platée, qui termina la grande querelle de la Grèce et de la Perse, les Tégéates, qui étaient au nombre de 1500, disputèrent aux athéniens l’honneur de commander une des ailes de l’armée des grecs ; ils ne l’obtinrent pas, mais ils montrèrent par les plus brillantes actions qu’ils en étaient dignes.
Chaque ville de la Grèce se met sous la protection spéciale d’une divinité. Tégée a choisi Minerve surnommée Aléa. L’ancien temple ayant été brûlé, peu d’années après la guerre du Péloponnèse, on en construisit un nouveau sur les dessins et sous la direction de Scopas de Paros, le même dont on a tant de superbes statues. Il employa l’ordre ionique dans les péristyles qui entourent le temple. Sur le fronton de devant, il représenta la chasse du sanglier de Calydon ; on y distingue quantité de figures, entre autres celles d’Hercule, de Thésée, de Pirithoüs, de Castor, etc. : le combat d’Achille et de Télèphe décore l’autre fronton. Le temple est divisé en trois nefs par deux rangs de colonnes doriques, sur lesquelles s’élève un ordre corinthien qui atteint et soutient le comble.
Aux murs sont suspendues des chaînes, que dans une de leurs anciennes expéditions, les Lacédémoniens avaient destinées aux Tégéates, et dont ils furent chargés eux-mêmes. On dit que dans le combat, les femmes de Tégée s’étant mises en embuscade, tombèrent sur l’ennemi, et décidèrent la victoire. Une veuve, nommée Marpessa, se distingua tellement en cette occasion, que l’on conserve encore son armure dans le temple. Tout auprès on voit les défenses et la peau du sanglier de Calydon, échues en partage à la belle Atalante de Tégée, qui porta le premier coup à cet animal féroce. Enfin on nous montra jusqu’à une auge de bronze, que les Tégéates, à la bataille de Platée, enlevèrent des écuries du général des perses. De pareilles dépouilles sont pour un peuple des titres de vanité, et quelquefois des motifs d’émulation.
Ce temple, le plus beau de tous ceux qui existent dans le Péloponnèse, est desservi par une jeune fille, qui abdique le sacerdoce dès qu’elle parvient à l’âge de puberté. Nous vîmes un autre temple, où le prêtre n’entre qu’une fois l’année ; et dans la place publique, deux grandes colonnes, l’une soutenant les statues des législateurs de Tégée, l’autre, la statue équestre d’un particulier, qui, dans les jeux olympiques, avait obtenu le prix de la course à cheval. Les habitants leur ont décerné à tous les mêmes honneurs : il faut croire qu’ils ne leur accordent pas la même estime.

CHAPITRE 53

Voyage d’Argolide.

De Tégée nous pénétrâmes dans l’Argolide par un défilé entre des montagnes assez élevées. En approchant de la mer, nous vîmes le marais de Lerna, autrefois le séjour de cette hydre monstrueuse dont Hercule triompha. De là, nous prîmes le chemin d’Argos, à travers une belle prairie.
L’Argolide, ainsi que l’Arcadie, est entrecoupée de collines et de montagnes qui laissent dans leurs intervalles des vallées et des plaines fertiles. Nous n’étions plus frappés de ces admirables irrégularités ; mais nous éprouvions une autre espèce d’intérêt. Cette province fut le berceau des grecs, puisqu’elle reçut la première les colonies étrangères qui parvinrent à les policer. Elle devint le théâtre de la plupart des événements qui remplissent les anciennes annales de la Grèce. C’est là que parut Inachus, qui donna son nom au fleuve dont les eaux arrosent le territoire d’Argos ; là vécurent aussi Danaüs, Hypermnestre, Lyncée, Alcméon, Persée, Amphitryon, Pélops, Atrée, Thyeste, Agamemnon, et tant d’autres fameux personnages.
Leurs noms qu’on a vus si souvent figurer dans les écrits des poètes, si souvent entendus retentir au théâtre, font une impression plus forte, lorsque ils semblent revivre dans les fêtes et dans les monuments consacrés à ces héros. L’aspect des lieux rapproche les temps, réalise les fictions, et donne du mouvement aux objets les plus insensibles. À Argos, au milieu des débris d’un palais souterrain, où l’on disait que le roi Acrisius avait enfermé sa fille Danaé, je croyais entendre les plaintes de cette malheureuse princesse. Sur le chemin d’Hermione à Trézène, je crus voir Thésée soulever l’énorme rocher sous lequel on avait déposé l’épée et les autres marques auxquelles son père devait le reconnaître. Ces illusions sont un hommage que l’on rend à la célébrité, et apaisent l’imagination qui a plus souvent besoin d’aliments que la raison.
Argos est située au pied d’une colline sur laquelle on a construit la citadelle ; c’est une des plus anciennes villes de la Grèce. Dès son origine elle répandit un si grand éclat, qu’on donna quelquefois son nom à la province, au Péloponnèse, à la Grèce entière. La maison des Pélopides s’étant établie à Mycènes, cette ville éclipsa la gloire de sa rivale.
Agamemnon régnait sur la première, Diomède et Sthénélus sur la seconde. Quelque temps après, Argos reprit son rang, et ne le perdit plus. Le gouvernement fut d’abord confié à des rois qui opprimèrent leurs sujets, et à qui l’on ne laissa bientôt que le titre dont ils avaient abusé. Le titre même y fut aboli dans la suite, et la démocratie a toujours subsisté.
Un sénat discute les affaires, avant de les soumettre à la décision du peuple ; mais comme il ne peut pas se charger de l’exécution, quatre-vingt de ses membres veillent continuellement au salut de l’état, et remplissent les mêmes fonctions que les prytanes d’Athènes. Plus d’une fois, et de notre temps encore, les principaux citoyens secondés ou par leurs orateurs, ou par les Lacédémoniens, ont voulu se soustraire à la tyrannie de la multitude, en établissant l’oligarchie ; mais leurs efforts n’ont servi qu’à faire couler du sang. Les Argiens sont renommés pour leur bravoure ; ils ont eu des démêlés fréquents avec les nations voisines, et n’ont jamais craint de se mesurer avec les Lacédémoniens qui ont souvent recherché leur alliance.
Nous avons dit que la première époque de leur histoire brille de noms illustres, et de faits éclatants. Dans la dernière, après avoir conçu l’espoir de dominer sur tout le Péloponnèse, ils se sont affaiblis par des expéditions malheureuses et par des divisions intestines. Ainsi que les arcadiens, ils ont négligé les sciences, et cultivé les arts. Avant l’expédition de Xerxès, ils étaient plus versés dans la musique que les autres peuples ; ils furent pendant quelque temps si fort attachés à l’ancienne, qu’ils mirent à l’amende un musicien qui osa se présenter au concours avec une lyre enrichie de plus de sept cordes, et parcourir des modes qu’ils n’avaient point adoptés. On distingue parmi les musiciens nés dans cette province, Lasus, Sacadas et Aristonicus ; parmi les sculpteurs, Agéladas et Polyclète ; parmi les poètes, Télésilla.
Les trois premiers hâtèrent les progrès de la musique ; Agéladas et Polyclète, ceux de la sculpture. Ce dernier, qui vivait vers le temps de Périclès, a rempli de ses ouvrages immortels le Péloponnèse et la Grèce. En ajoutant de nouvelles beautés à la nature de l’homme, il surpassa Phidias ; mais en nous offrant l’image des dieux, il ne s’éleva point à la sublimité des idées de son rival. Il choisissait ses modèles dans la jeunesse ou dans l’enfance, et l’on eût dit que la vieillesse étonnait ses mains, accoutumées à représenter les grâces. Ce genre s’accommode si bien d’une certaine négligence, qu’on doit louer Polyclète de s’être rigoureusement attaché à la correction du dessin ; en effet on a de lui une figure où les proportions du corps humain sont tellement observées, que, par un jugement irréfragable, les artistes l’ont eux-mêmes appelée le canon ou la règle ; ils l’étudient quand ils ont à rendre la même nature dans les mêmes circonstances : car on ne peut imaginer un modèle unique pour tous les âges, tous les sexes, tous les caractères.
Si l’on fait jamais quelque reproche à Polyclète, on répondra que s’il n’atteignit pas la perfection, du moins il en approcha. Lui-même sembla se méfier de ses succès : dans un temps où les artistes inscrivaient sur les ouvrages sortis de leurs mains, un tel l’a fait, il se contenta d’écrire sur les siens, Polyclète le faisait ; comme si, pour les terminer, il attendît le jugement du public. Il écoutait les avis, et savait les apprécier. Il fit deux statues pour le même sujet, l’une en secret, ne consultant que son génie et les règles approfondies de l’art ; l’autre dans son atelier ouvert à tout le monde, se corrigeant et se réformant au gré de ceux qui lui prodiguaient leurs conseils. Dès qu’il les eut achevées, il les exposa au public. La première excita l’admiration, la seconde des éclats de rire ; il dit alors : voici votre ouvrage, et voilà le mien.
Encore un trait qui prouve que de son vivant, il jouit de sa réputation. Hipponicus, l’un des premiers citoyens d’Athènes, voulant consacrer une statue à sa patrie, on lui conseilla d’employer le ciseau de Polyclète : je m’en garderai bien, répondit-il ; le mérite de l’offrande ne serait que pour l’artiste. On verra plus bas, que son génie facile ne s’exerça pas avec moins de succès dans l’architecture. Télésilla, qui florissait il y a environ 150 ans, illustra sa patrie par ses écrits, et la sauva par son courage. La ville d’Argos allait tomber entre les mains des Lacédémoniens ; elle venait de perdre 6000 hommes, parmi lesquels se trouvait l’élite de la jeunesse. Dans ce moment fatal, Télésilla rassemble les femmes les plus propres à seconder ses projets, leur remet les armes dont elle a dépouillé les temples et les maisons des particuliers, court avec elles se placer sur les murailles, et repousse l’ennemi, qui, dans la crainte qu’on ne lui reproche ou la victoire ou la défaite, prend le parti de se retirer.
On rendit les plus grands honneurs à ces guerrières. Celles qui périrent dans le combat, furent inhumées le long du chemin d’Argos ; on permit aux autres d’élever une statue au dieu Mars. La figure de Télésilla fut posée sur une colonne, en face du temple de Vénus ; loin de porter ses regards sur des volumes représentés et placés à ses pieds, elle les arrête avec complaisance sur un casque qu’elle tient dans sa main, et qu’elle va mettre sur sa tête. Enfin, pour perpétuer à jamais un événement si extraordinaire, on institua une fête annuelle, où les femmes sont habillées en hommes, et les hommes en femmes.
Il en est de cette ville comme de toutes celles de la Grèce. Les monuments de l’art y sont communs, et les chefs-d’œuvre très rares. Parmi ces derniers, il suffira de nommer plusieurs statues de Polyclète et de Praxitèle ; les objets suivants nous frappèrent sous d’autres rapports. Nous vîmes le tombeau d’une fille de Persée, qui, après la mort de son premier mari, épousa Oebalus roi de Sparte. Les argiennes jusqu’alors n’avaient pas osé contracter un second hymen ; ce fait remonte à la plus haute antiquité.
Nous vîmes un groupe représentant Périlaüs d’Argos, prêt à donner la mort au spartiate Othryadas. Les Lacédémoniens et les Argiens se disputaient la possession de la ville de Thyrée. On convint de nommer de part et d’autre 300 guerriers dont le combat terminerait le différend. Ils périrent tous, à l’exception de deux Argiens, qui, se croyant assurés de la victoire, en portèrent la nouvelle aux magistrats d’Argos. Cependant Othryadas respirait encore, et malgré des blessures mortelles, il eut assez de force pour dresser un trophée sur le champ de bataille ; et après y avoir tracé de son sang ce petit nombre de mots : « les Lacédémoniens vainqueurs des Argiens », il se donna la mort pour ne pas survivre à ses compagnons.
Les Argiens sont persuadés qu’Apollon annonce l’avenir dans un de ses temples. Une fois par mois, la prêtresse, qui est obligée de garder la continence, sacrifie une brebis pendant la nuit ; et dès qu’elle a goûté du sang de la victime, elle est saisie de l’esprit prophétique. Nous vîmes les femmes d’Argos s’assembler pendant plusieurs jours, dans une espèce de chapelle attenante au temple de Jupiter sauveur, pour y pleurer Adonis. J’avais envie de leur dire ce que des sages ont répondu quelquefois en des occasions semblables : pourquoi le pleurer s’il est dieu, lui offrir des sacrifices s’il ne l’est pas ?
À quarante stades d’Argos (18) est le temple de Junon, un des plus célèbres de la Grèce, autrefois commun à cette ville et à Mycènes. L’ancien fut brûlé, il n’y a pas un siècle, par la négligence de la prêtresse Chrysis, qui oublia d’éteindre une lampe placée au milieu des bandelettes sacrées. Le nouveau, construit au pied du mont Eubée, sur les bords d’un petit ruisseau, se ressent du progrès des arts, et perpétuera le nom de l’architecte Eupolémus d’Argos. Celui de Polyclète sera plus fameux encore par les ouvrages dont il a décoré ce temple, et surtout par la statue de Junon, de grandeur presque colossale. Elle est posée sur un trône ; sa tête est ceinte d’une couronne où l’on a gravé les heures et les grâces ; elle tient de sa droite une grenade, symbole mystérieux qu’on n’explique point aux profanes ; de sa gauche, un sceptre surmonté d’un coucou, attribut singulier, qui donne lieu à des contes puériles. Pendant que nous admirions le travail, digne du rival de Phidias, et la richesse de la matière, qui est d’or et d’ivoire, Philotas me montrait en riant, une figure assise, informe, faite d’un tronc de poirier sauvage, et couverte de poussière. C’est la plus ancienne des statues de Junon ; après avoir longtemps reçu l’hommage des mortels, elle éprouve le sort de la vieillesse et de la pauvreté : on l’a reléguée dans un coin du temple, où personne ne lui adresse des vœux.
Sur l’autel, les magistrats d’Argos viennent s’obliger par serment, d’observer les traités de paix ; mais il n’est pas permis aux étrangers d’y offrir des sacrifices.
Le temple, depuis sa fondation, est desservi par une prêtresse qui doit, entre autres choses, s’abstenir de certains poissons ; on lui élève pendant sa vie une statue, et après sa mort on y grave et son nom et la durée de son sacerdoce. Cette suite de monuments placés en face du temple, et mêlés avec les statues de plusieurs héros, donne une suite de dates que les historiens emploient quelquefois pour fixer l’ordre des temps. Dans la liste des prêtresses, on trouve des noms illustres, tels que ceux d’Hypermnestre fille de Danaüs, d’Admète fille du roi Eurysthée, de Cydippe qui dut sa gloire encore moins à ses aïeux qu’à ses enfants. On nous raconta son histoire, pendant qu’on célébrait la fête de Junon. Ce jour, qui attire une multitude infinie de spectateurs, est surtout remarquable par une pompe solennelle qui se rend d’Argos au temple de la déesse ; elle est précédée par cent bœufs parés de guirlandes, qu’on doit sacrifier, et distribuer aux assistants ; elle est protégée par un corps de jeunes Argiens couverts d’armes étincelantes, qu’ils déposent par respect avant que d’approcher de l’autel ; elle se termine par la prêtresse qui paraît sur un char attelé de deux bœufs dont la blancheur égale la beauté. Or, du temps de Cydippe, la procession ayant défilé, et l’attelage n’arrivant point, Biton et Cléobis s’attachèrent au char de leur mère, et pendant 45 stades (19), la traînèrent en triomphe dans la plaine et jusque vers le milieu de la montagne, où le temple était alors placé : Cydippe arriva au milieu des cris et des applaudissements ; et dans les transports de sa joie, elle supplia la déesse d’accorder à ses fils le plus grand des bonheurs. Ses vœux furent, dit-on, exaucés : un doux sommeil les saisit dans le temple même, et les fit tranquillement passer de la vie à la mort ; comme si les dieux n’avaient pas de plus grand bien à nous accorder, que d’abréger nos jours. Les exemples d’amour filial ne sont pas rares sans doute dans les grandes nations ; mais leur souvenir s’y perpétue à peine dans le sein de la famille qui les a produits : au lieu qu’en Grèce, une ville entière se les approprie, et les éternise comme des titres dont elle s’honore autant que d’une victoire remportée sur l’ennemi. Les Argiens envoyèrent à Delphes les statues de ces généreux frères ; et j’ai vu dans un temple d’Argolide un groupe qui les représente attelés au char de leur mère.
Nous venions de voir la noble récompense que les grecs accordent aux vertus des particuliers ; nous vîmes à 15 stades du temple (20), à quel excès ils portent la jalousie du pouvoir. Des décombres, parmi lesquels on a de la peine à distinguer les tombeaux d’Atrée, d’Agamemnon, d’Oreste et d’Électre, voilà tout ce qui reste de l’ancienne et fameuse ville de Mycènes. Les Argiens la détruisirent, il y a près d’un siècle et demi. Son crime fut de n’avoir jamais plié sous le joug qu’ils avaient imposé sur presque toute l’Argolide, et d’avoir, au mépris de leurs ordres, joint ses troupes à celles que la Grèce rassemblait contre les perses. Ses malheureux habitants errèrent en différents pays, et la plupart ne trouvèrent un asile qu’en Macédoine.
L’histoire grecque offre plus d’un exemple de ces effrayantes émigrations ; et l’on ne doit pas en être surpris. La plupart des provinces de la Grèce furent d’abord composées de quantité de républiques indépendantes ; les unes attachées à l’aristocratie, les autres à la démocratie ; toutes avec la facilité d’obtenir la protection des puissances voisines, intéressées à les diviser. Vainement cherchèrent-elles à se lier par une confédération générale ; les plus puissantes, après avoir assujetti les plus faibles, se disputèrent l’empire : quelquefois même l’une d’entre elles, s’élevant au dessus des autres, exerça un véritable despotisme, sous les formes spécieuses de la liberté. De là ces haines et ces guerres nationales qui ont désolé, pendant si longtemps, la Thessalie, la Béotie, l’Arcadie et l’Argolide. Elles n’affligèrent jamais l’Attique ni la Laconie : l’Attique, parce que ses habitants vivent sous les mêmes lois, comme citoyens de la même ville ; la Laconie, parce que les siens furent toujours retenus dans la dépendance par la vigilance active des magistrats de Sparte, et la valeur connue des spartiates.
Je sais que les infractions des traités, et les attentats contre le droit des gens furent quelquefois déférés à l’assemblée des amphictyons, instituée dès les plus anciens temps, parmi les nations septentrionales de la Grèce : je sais aussi que plusieurs villes de l’Argolide établirent chez elles un semblable tribunal ; mais ces diètes, qui ne connaissaient que de certaines causes, ou n’étendaient pas leur juridiction sur toute la Grèce, ou n’eurent jamais assez de forces pour assurer l’exécution de leurs décrets.
De retour à Argos, nous montâmes à la citadelle, où nous vîmes, dans un temple de Minerve, une statue de Jupiter, conservée autrefois, disait-on, dans le palais de Priam. Elle a trois yeux, dont l’un est placé au milieu du front, soit pour désigner que ce dieu règne également dans les cieux, sur la mer et dans les enfers, soit peut-être pour montrer qu’il voit le passé, le présent et l’avenir.
Nous partîmes pour Tirynthe, éloignée d’Argos d’environ 50 stades (21). Il ne reste de cette ville si ancienne, que des murailles épaisses de plus de 20 pieds, et hautes à proportion. Elles sont construites d’énormes rochers entassés les uns sur les autres, les moindres si lourds, qu’un attelage de deux mulets aurait de la peine à les traîner. Comme on ne les avait point taillés, on eut soin de remplir avec des pierres d’un moindre volume les vides que laissait l’irrégularité de leurs formes. Ces murs subsistent depuis une longue suite de siècles, et peut-être exciteront-ils l’admiration et la surprise pendant des milliers d’années encore.
Le même genre de travail se fait remarquer dans les anciens monuments de l’Argolide ; plus en particulier dans les murs à demi détruits de Mycènes, et dans de grandes excavations que nous vîmes auprès du port de Nauplie, situé à une légère distance de Tirynthe.
On attribue tous ces ouvrages aux cyclopes, dont le nom réveille des idées de grandeur, puisqu’il fut donné par les premiers poètes, tantôt à des géants, tantôt à des enfants du ciel et de la terre, chargés de forger les foudres de Jupiter. On crut donc que des constructions, pour ainsi dire gigantesques, ne devaient pas avoir pour auteurs des mortels ordinaires. On n’avait pas sans doute observé que les hommes, dès les plus anciens temps, en se construisant des demeures, songèrent plus à la solidité qu’à l’élégance, et qu’ils employèrent des moyens puissants pour procurer la plus longue durée à des travaux indispensables. Ils creusaient dans le roc de vastes cavernes, pour s’y réfugier pendant leur vie, ou pour y être déposés après leur mort : ils détachaient des quartiers de montagnes, et en entouraient leurs habitations ; c’était le produit de la force, et le triomphe des obstacles. On travaillait alors sur le plan de la nature, qui ne fait rien que de simple, de nécessaire et de durable. Les proportions exactes, les belles formes introduites depuis dans les monuments, font des impressions plus agréables ; je doute qu’elles soient aussi profondes. Dans ceux même qui ont plus de droit à l’admiration publique et qui s’élèvent majestueusement au dessus de la terre, la main de l’art cache celle de la nature, et l’on n’a substitué que la magnificence à la grandeur. Pendant qu’à Tirynthe, on nous racontait que les Argiens, épuisés par de longues guerres, avaient détruit Tirynthe, Midée, Hysies et quelques autres villes, pour en transporter les habitants chez eux, Philotas regrettoit de ne pas trouver en ces lieux les anciens Tirynthiens. Je lui en demandai la raison ; ce n’est pas, répondit-il, parce qu’ils aimaient autant le vin que les autres peuples de ce canton ; mais l’espèce de leur folie m’aurait amusé. Voici ce que m’en a dit un argien : ils s’étaient fait une telle habitude de plaisanter sur tout, qu’ils ne pouvaient plus traiter sérieusement les affaires les plus importantes. Fatigués de leur légèreté, ils eurent recours à l’oracle de Delphes. Il les assura qu’ils guériraient, si, après avoir sacrifié un taureau à Neptune, ils pouvaient, sans rire, le jeter à la mer. Il était visible que la contrainte imposée ne permettrait pas d’achever l’épreuve. Cependant ils s’assemblèrent sur le rivage : ils avaient éloigné les enfants ; et comme on voulait en chasser un qui s’était glissé parmi eux : « est-ce que vous avez peur, s’écria-t-il, que je n’avale votre taureau ? » À ces mots, ils éclatèrent de rire ; et persuadés que leur maladie était incurable, ils se soumirent à leur destinée.
Nous sortîmes de Tirynthe, et nous étant rendus vers l’extrémité de l’Argolide, nous visitâmes Hermione et Trézène. Dans la première, nous vîmes, entre autres choses, un petit bois consacré aux grâces ; un temple de Vénus, où toutes les filles, avant de se marier, doivent offrir un sacrifice ; un temple de Cérès, devant lequel sont les statues de quelques-unes de ses prêtresses. On y célèbre en été, une fête dont je vais décrire en peu de mots la principale cérémonie.
À la tête de la procession marchent les prêtres des différentes divinités, et les magistrats en exercice : ils sont suivis des femmes, des hommes, des enfants, tous habillés de blanc, tous couronnés de fleurs, et chantant des cantiques. Paraissent ensuite quatre génisses, que l’on introduit l’une après l’autre dans le temple, et qui sont successivement immolées par quatre matrones. Ces victimes, qu’on avait auparavant de la peine à retenir, s’adoucissent à leur voix, et se présentent d’elles-mêmes à l’autel. Nous n’en fûmes pas témoins ; car on ferme les portes pendant le sacrifice.
Derrière cet édifice sont trois places entourées de balustres de pierres. Dans l’une de ces places la terre s’ouvre, et laisse entrevoir un abîme profond : c’est une de ces bouches de l’enfer, dont j’ai parlé dans mon voyage de Laconie. Les habitants disaient que Pluton, ayant enlevé Proserpine, préféra de descendre par ce gouffre, parce que le trajet est plus court. Ils ajoutaient que, dispensés, à cause du voisinage, de payer un tribut à Caron, ils ne mettaient point une pièce de monnaie dans la bouche des morts, comme on fait partout ailleurs. À Trézène, nous vîmes avec plaisir les monuments qu’elle renferme ; nous écoutâmes avec patience les longs récits qu’un peuple fier de son origine, nous faisait de l’histoire de ses anciens rois, et des héros qui avaient paru dans cette contrée. On nous montrait le siége où Pitthée, fils de Pélops, rendait la justice ; la maison où naquit Thésée, son petit-fils et son élève ; celle qu’habitait Hippolyte ; son temple, où les filles de Trézène déposent leur chevelure avant de se marier. Les Trézéniens, qui lui rendent des honneurs divins, ont consacré à Vénus l’endroit où Phèdre se cachait pour le voir, lorsque il poussait son char dans la carrière. Quelques-uns prétendaient qu’il ne fut pas traîné par ses chevaux, mais placé parmi les constellations : d’autres nous conduisirent au lieu de sa sépulture, placée auprès du tombeau de Phèdre.
On nous montrait aussi un édifice en forme de tente, où fut relégué Oreste pendant qu’on le purifiait, et un autel fort ancien, où l’on sacrifie à la fois aux mânes et au sommeil, à cause de l’union qui règne entre ces divinités. Une partie de Trézène est située sur le penchant d’une montagne ; l’autre, dans une plaine qui s’étend jusqu’au port, où serpente la rivière Chrysorrhoas, et qu’embrassent, presque de tous côtés, des collines et des montagnes couvertes, jusqu’à une certaine hauteur, de vignes, d’oliviers, de grenadiers et de myrtes, couronnées ensuite par des bois de pins et de sapins, qui semblent s’élever jusqu’aux nues. La beauté de ce spectacle ne suffisait pas pour nous retenir plus longtemps dans cette ville. En certaines saisons, l’air y est mal sain ; ses vins ne jouissent pas d’une bonne réputation, et les eaux de l’unique fontaine qu’elle possède, sont d’une mauvaise qualité.
Nous côtoyâmes la mer, et nous arrivâmes à Épidaure, située au fond d’un golf, en face de l’île d’Égine, qui lui appartenait anciennement. De fortes murailles l’ont autrefois protégée contre les efforts des puissances voisines ; son territoire, rempli de vignobles, est entouré de montagnes couvertes de chênes. Hors des murs, à 40 stades de distance (22), sont le temple et le bois sacré d’Esculape, où les malades viennent de toutes parts chercher leur guérison. Un conseil, composé de 180 citoyens, est chargé de l’administration de ce petit pays. On ne sait rien de bien positif sur la vie d’Esculape, et c’est ce qui fait qu’on en dit tant de choses. Si l’on s’en rapporte aux récits des habitants, un berger, qui avait perdu son chien et une de ses chèvres, les trouva sur une montagne voisine, auprès d’un enfant resplendissant de lumière, allaité par la chèvre, et gardé par le chien ; c’était Esculape, fils d’Apollon et de Coronis. Ses jours furent consacrés au soulagement des malheureux. Les blessures et les maladies les plus dangereuses cédaient à ses opérations, à ses remèdes, aux chants harmonieux, aux paroles magiques qu’il employait.
Les dieux lui avaient pardonné ses succès ; mais il osa rappeler les morts à la vie, et sur les représentations de Pluton, il fut écrasé par la foudre.
D’autres traditions laissent entrevoir quelques lueurs de vérité, et nous présentent un fil que nous suivrons un moment, sans nous engager dans ses détours. L’instituteur d’Achille, le sage Chiron, avait acquis de légères connaissances sur les vertus des simples, de plus grandes sur la réduction des fractures et des luxations ; il les transmit à ses descendants, qui existent encore en Thessalie, et qui, de tout temps, se sont généreusement dévoués au service des malades. Il paraît qu’Esculape fut son disciple, et que, devenu le dépositaire de ses secrets, il en instruisit ses fils Machaon et Podalire, qui régnèrent après sa mort sur une petite ville de Thessalie. Pendant le siége de Troie, ils signalèrent leur valeur dans les combats, et leur habileté dans le traitement des blessés ; car ils avaient cultivé avec soin la chirurgie, partie essentielle de la médecine, et la seule qui, suivant les apparences, fût connue dans ces siècles éloignés. Machaon avait perdu la vie sous les murs de Troie, ses cendres furent transportées dans le Péloponnèse, par les soins de Nestor. Ses enfants, attachés à la profession de leur père, s’établirent dans cette contrée ; ils élevèrent des autels à leur aïeul, et en méritèrent par les services qu’ils rendirent à l’humanité.
L’auteur d’une famille si respectable devint bientôt l’objet de la vénération publique. Sa promotion au rang des dieux doit être postérieure au temps d’Homère, qui n’en parle que comme d’un simple particulier. Mais aujourd’hui on lui décerne partout des honneurs divins. Son culte a passé d’Épidaure dans les autres villes de la Grèce, même en des climats éloignés ; il s’étendra davantage, parce que les malades imploreront toujours avec confiance la pitié d’un dieu qui fut sujet à leurs infirmités. Les Épidauriens ont institué en son honneur des fêtes qui se célèbrent tous les ans, et auxquelles on ajoute de temps en temps de nouveaux spectacles. Quoiqu’elles soient très magnifiques, le temple du dieu, les édifices qui l’environnent et les scènes qui s’y passent, sont plus propres à satisfaire la curiosité du voyageur attentif.
Je ne parle point de ces riches présents que l’espoir et la reconnaissance des malades ont déposés dans cet asile ; mais on est d’abord frappé de ces belles paroles tracées au dessus de la porte du temple : « l’entrée de ces lieux n’est permise qu’aux âmes pures. » La statue du dieu, ouvrage de Thrasymède de Paros, comme on le voit par son nom inscrit au bas, est en or et en ivoire. Esculape, assis sur son trône, ayant un chien à ses pieds, tient d’une main son bâton, prolonge l’autre au dessus d’un serpent, qui semble se dresser pour l’atteindre. L’artiste a gravé sur le trône les exploits de quelques héros de l’Argolide : c’est Bellérophon qui triomphe de la Chimère ; c’est Persée qui coupe la tête à Méduse.
Polyclète, que personne n’avait surpassé dans l’art de la sculpture, que peu d’artistes ont égalé dans celui de l’architecture, construisit dans le bois sacré un théâtre élégant et superbe, où se placent les spectateurs en certaines fêtes ; il éleva tout auprès une rotonde en marbre, qui attire les regards, et dont le peintre Pausias a, de nos jours, décoré l’intérieur. Dans un de ses tableaux, l’amour ne se présente plus avec l’appareil menaçant d’un guerrier ; il a laissé tomber son arc et ses flèches : pour triompher, il n’a besoin que de la lyre qu’il tient dans sa main (23). Dans un autre, Pausias a représenté l’ivresse sous la figure d’une femme dont les traits se distinguent à travers une bouteille de verre qu’elle est sur le point de vider.
Aux environs, nous vîmes quantité de colonnes qui contiennent, non seulement les noms de ceux qui ont été guéris, et des maladies dont ils étaient affligés, mais encore le détail des moyens qui leur ont procuré la santé. De pareils monuments, dépositaires de l’expérience des siècles, seraient précieux dans tous les temps ; ils étaient nécessaires avant qu’on eût écrit sur la médecine. On sait qu’en Égypte les prêtres conservent dans leurs temples l’état circonstancié des cures qu’ils ont opérées. En Grèce, les ministres d’Esculape ont introduit cet usage, avec les autres rites, dans presque tous les lieux où ils se sont établis. Hippocrate en connut le prix, et puisa une partie de sa doctrine sur le régime, dans une suite d’anciennes inscriptions exposées auprès du temple que les habitants de Cos ont élevé en l’honneur d’Esculape.
Cependant, il faut l’avouer, les prêtres de ce dieu, plus flattés d’opérer des prodiges que des guérisons, n’emploient que trop souvent l’imposture pour s’accréditer dans l’esprit du peuple. Il faut les louer de placer leurs temples hors des villes et sur des hauteurs. Celui d’Épidaure est entouré d’un bois, dans lequel on ne laisse naître ni mourir personne. Car pour éloigner de ces lieux l’image effrayante de la mort, on en retire les malades qui sont à toute extrémité, et les femmes qui sont au dernier terme de leur grossesse. Un air sain, un exercice modéré, un régime convenable, des remèdes appropriés, telles sont les sages précautions qu’on a cru propres à rétablir la santé ; mais elles ne suffisent pas aux vues des prêtres, qui, pour attribuer des effets naturels à des causes surnaturelles, ajoutent au traitement quantité de pratiques superstitieuses.
On a construit auprès du temple une grande salle, où ceux qui viennent consulter Esculape, après avoir déposé sur la table sainte, des gâteaux, des fruits et d’autres offrandes, passent la nuit, couchés sur de petits lits ; un des ministres leur ordonne de s’abandonner au sommeil, de garder un profond silence, quand même ils entendraient du bruit, et d’être attentifs aux songes que le dieu va leur envoyer ; ensuite il éteint les lumières, et a soin de ramasser les offrandes dont la table est couverte. Quelque temps après les malades croient entendre la voix d’Esculape, soit qu’elle leur parvienne par quelque artifice ingénieux, soit que le ministre, revenu sur ses pas, prononce sourdement quelques paroles autour de leur lit, soit enfin que, dans le calme des sens, leur imagination réalise les récits et les objets qui n’ont cessé de les frapper depuis leur arrivée.
La voix divine leur prescrit les remèdes destinés à les guérir, remèdes assez conformes à ceux des autres médecins ; elle les instruit en même temps des pratiques de dévotion qui doivent en assurer l’effet. Si le malade n’a d’autre mal que de craindre tous les maux, s’il se résout à devenir l’instrument de la fourberie, il lui est ordonné de se présenter le lendemain au temple, de passer d’un côté de l’autel à l’autre, d’y poser la main, de l’appliquer sur la partie souffrante, et de déclarer hautement sa guérison, en présence d’un grand nombre de spectateurs que ce prodige remplit d’un nouvel enthousiasme. Quelquefois pour sauver l’honneur d’Esculape, on enjoint aux malades d’aller au loin exécuter ses ordonnances. D’autres fois ils reçoivent la visite du dieu, déguisé sous la forme d’un gros serpent, dont les caresses raniment leur confiance.
Les serpents en général sont consacrés à ce dieu, soit parce que la plupart ont des propriétés dont la médecine fait usage, soit pour d’autres raisons qu’il est inutile de rapporter : mais Esculape paraît chérir spécialement ceux qu’on trouve dans le territoire d’Épidaure, et dont la couleur tire sur le jaune. Sans venin, d’un caractère doux et paisible, ils aiment à vivre familièrement avec les hommes. Celui que les prêtres entretiennent dans l’intérieur du temple, se replie quelquefois autour de leur corps, ou se redresse sur sa queue pour prendre la nourriture qu’on lui présente dans une assiette (24) : on le laisse rarement sortir ; quand on lui rend sa liberté, il se promène avec majesté dans les rues ; et comme son apparition est d’un heureux présage, elle excite une joie universelle. Les uns le respectent, parce qu’il est sous la protection de la divinité tutélaire du lieu ; les autres se prosternent en sa présence, parce qu’ils le confondent avec le dieu lui-même.
On trouve de ces serpents familiers dans les autres temples d’Esculape, dans ceux de Bacchus et de quelques autres divinités. Ils sont très communs à Pella, capitale de la Macédoine. Les femmes s’y font un plaisir d’en élever. Dans les grandes chaleurs de l’été, elles les entrelacent autour de leur cou, en forme de collier, et dans leurs orgies, elles s’en parent comme d’un ornement, ou les agitent au dessus de leur tête. Pendant mon séjour en Grèce, on disait qu’Olympias, femme de Philippe, roi de Macédoine, en faisait souvent coucher un auprès d’elle : on ajoutait même que Jupiter avait pris la forme de cet animal, et qu’Alexandre était son fils. Les Épidauriens sont crédules : les malades le sont encore plus. Ils se rendent en foule à Épidaure ; ils s’y soumettent avec une entière résignation aux remèdes dont ils n’avaient jusqu’alors retiré aucun fruit, et que leur extrême confiance rend quelquefois plus efficaces. La plupart me racontaient avec une foi vive les songes dont le dieu les avait favorisés ; les uns étaient si bornés, qu’ils s’effarouchaient à la moindre discussion ; les autres si effrayés, que les plus fortes raisons ne pouvaient les distraire du sentiment de leurs maux ; tous citaient des exemples de guérison, qu’ils n’avaient pas constatés, et qui recevaient une nouvelle force, en passant de bouche en bouche.
Nous repassâmes par Argos, et nous prîmes le chemin de Némée, ville fameuse par la solennité des jeux qu’on y célèbre chaque troisième année, en l’honneur de Jupiter. Comme ils offrent à peu près les mêmes spectacles que ceux d’Olympie, je n’en parlerai point ; il me suffira d’observer que les Argiens y président, et qu’on n’y décerne au vainqueur qu’une couronne d’ache. Nous entrâmes ensuite dans des montagnes, et à 15 stades de la ville, nos guides nous montrèrent avec effroi la caverne où se tenait ce lion qui périt sous la massue d’Hercule.
De là étant revenus à Corinthe, nous reprîmes bientôt le chemin d’Athènes, où, dès mon arrivée, je continuai mes recherches, tant sur les parties de l’administration, que sur les opinions des philosophes, et sur les différentes branches de la littérature.

CHAPITRE 54

La république de Platon.

Deux grands objets occupent les philosophes de la Grèce : la manière dont l’univers est gouverné, et celle dont il faut gouverner les hommes. Ces problèmes, peut-être aussi difficiles à résoudre l’un que l’autre, sont le sujet éternel de leurs entretiens et de leurs écrits. Nous verrons dans la suite (25) comment Platon, d’après Timée, concevait la formation du monde. J’expose ici les moyens qu’il imaginait, pour former la plus heureuse des sociétés.
Il nous en avait entretenus plus d’une fois ; mais il les développa avec plus de soin, un jour que, se trouvant à l’académie, où depuis quelque temps il avait cessé de donner des leçons, il voulut prouver qu’on est heureux dès qu’on est juste, quand même on n’aurait rien à espérer de la part des dieux, et qu’on aurait tout à craindre de la part des hommes. Pour mieux connaître ce que produirait la justice dans un simple particulier, il examina quels seraient ses effets dans un gouvernement, où elle se dévoilerait avec une influence plus marquée, et des caractères plus sensibles. Voici à peu près l’idée qu’il nous donna de son système. Je vais le faire parler ; mais j’aurai besoin d’indulgence : s’il fallait conserver à ses pensées les charmes dont il sait les embellir, ce serait aux grâces de tenir le pinceau.
Ce n’est ni d’une monarchie ni d’une démocratie que je dois tracer le plan ; que l’autorité se trouve entre les mains d’un seul ou de plusieurs, peu m’importe. Je forme un gouvernement où les peuples seraient heureux sous l’empire de la vertu. J’en divise les citoyens en trois classes : celle des mercenaires ou de la multitude ; celle des guerriers ou des gardiens de l’état ; celle des magistrats ou des sages. Je ne prescris rien à la première ; elle est faite pour suivre aveuglément les impressions des deux autres. Je veux un corps de guerriers, qui aura toujours les armes à la main, et dont l’objet sera d’entretenir dans l’état une tranquillité profonde. Il ne se mêlera pas avec les autres citoyens ; il demeurera dans un camp, et sera toujours prêt à réprimer les factions du dedans, à repousser les attaques du dehors.
Mais comme des hommes si redoutables pourraient être infiniment dangereux, et qu’avec toutes les forces de l’état, il leur serait facile d’en usurper la puissance, nous les contiendrons, non par des lois, mais par la vigueur d’une institution qui règlera leurs passions et leurs vertus mêmes. Nous cultiverons leur esprit et leur cœur par les instructions qui sont du ressort de la musique, et nous augmenterons leur courage et leur santé par les exercices de la gymnastique.
Que leur éducation commence dès les premières années de leur enfance ; que les impressions qu’ils recevront alors ne soient pas contraires à celles qu’ils doivent recevoir dans la suite, et qu’on évite surtout de les entretenir de ces vaines fictions déposées dans les écrits d’Homère, d’Hésiode et des autres poètes. Les dissensions et les vengeances faussement attribuées aux dieux, n’offrent que de grands crimes justifiés par de grandes autorités ; et c’est un malheur insigne que de s’accoutumer de bonne heure à ne trouver rien d’extraordinaire dans les actions les plus atroces.
Ne dégradons jamais la divinité par de pareilles images. Que la poésie l’annonce aux enfants des guerriers avec autant de dignité que de charmes ; on leur dira sans cesse, que Dieu ne peut être l’auteur que du bien ; qu’il ne fait le malheur de personne ; que ses châtiments sont des bienfaits, et que les méchants sont à plaindre, non quand ils les éprouvent, mais quand ils trouvent le moyen de s’y soustraire.
On aura soin de les élever dans le plus parfait mépris de la mort, et de l’appareil menaçant des enfers. Ces peintures effrayantes et exagérées du Cocyte et du Styx peuvent être utiles en certaines occasions ; mais elles ne sont pas faites pour des hommes qui ne doivent connaître la crainte que par celle qu’ils inspirent.
Pénétrés de ces vérités, que la mort n’est pas un mal, et que le sage se suffit à lui-même, ils verront expirer autour d’eux leurs parents et leurs amis, sans répandre une larme, sans pousser un soupir. Il faudra que leur âme ne se livre jamais aux excès de la douleur, de la joie ou de la colère ; qu’elle ne connaisse ni le vil intérêt, ni le mensonge, plus vil encore s’il est possible ; qu’elle rougisse des faiblesses et des cruautés que les poètes attribuent aux anciens guerriers, et qu’elle fasse consister le véritable héroïsme à maîtriser ses passions, et à obéir aux lois. C’est dans cette âme qu’on imprimera comme sur l’airain, les idées immortelles de la justice et de la vérité ; c’est là qu’on gravera en traits ineffaçables, que les méchants sont malheureux dans la prospérité, et que la vertu est heureuse dans la persécution, et même dans l’oubli.
Mais ces vérités ne doivent pas être présentées avec des couleurs qui en altèrent la majesté. Loin d’ici ces acteurs qui les dégraderaient sur le théâtre, en y joignant la peinture trop fidèle des petitesses et des vices de l’humanité. Leurs talents inspireraient à nos élèves ce goût d’imitation, dont l’habitude, contractée de bonne heure, passe dans les mœurs, et se réveille dans tous les instants de la vie. Ce n’est point à eux de copier des gestes et des discours qui ne répondraient pas à leur caractère ; il faut que leur maintien et leurs récits respirent la sainteté de la vertu, et n’aient pour ornement qu’une simplicité extrême. S’il se glissait dans notre ville un de ces poètes habiles dans l’art de varier les formes du discours, et de représenter sans choix toutes sortes de personnages, nous répandrions des parfums sur sa tête, et nous le congédierions.
Nous bannirons et les accents plaintifs de l’harmonie Lydienne, et la mollesse des chants de l’ionienne. Nous conserverons le mode dorien dont l’expression mâle soutiendra le courage de nos guerriers, et le phrygien dont le caractère paisible et religieux pourra s’assortir à la tranquillité de leur âme ; mais ces deux modes mêmes, nous les gênerons dans leurs mouvements, et nous les forcerons à choisir une marche noble, convenable aux circonstances, conforme aux chants qu’elle doit régler, et aux paroles auxquelles on doit toujours l’assujettir.
De cet heureux rapport établi entre les paroles, l’harmonie et le nombre, résultera cette décence, et par conséquent cette beauté dont l’idée doit toujours être présente à nos jeunes élèves. Nous exigerons que la peinture, l’architecture et tous les arts l’offrent à leurs yeux, afin que de toutes parts entourés et assaillis des images de la beauté, et vivant au milieu de ces images, comme dans un air pur et serein, ils s’en pénètrent jusqu’au fond de l’âme, et s’accoutument à les reproduire dans leurs actions et dans leurs mœurs. Nourris de ces semences divines, ils s’effaroucheront au premier aspect du vice, parce qu’ils n’y reconnaîtront pas l’empreinte auguste qu’ils ont dans le cœur ; ils tressailleront à la voix de la raison et de la vertu, parce qu’elles leur apparaîtront sous des traits connus et familiers ; ils aimeront la beauté, avec tous les transports, mais sans aucun des excès de l’amour.
Les mêmes principes dirigeront cette partie de leur éducation qui concerne les besoins et les exercices du corps. Ici point de règle constante et uniforme dans le régime ; des gens destinés à vivre dans un camp, et à suivre les opérations d’une campagne, doivent apprendre à supporter la faim, la soif, le froid, le chaud, tous les besoins, toutes les fatigues, toutes les saisons. Ils trouveront dans une nourriture frugale, les trésors de la santé ; et dans la continuité des exercices, les moyens d’augmenter leur courage plutôt que leurs forces. Ceux qui auront reçu de la nature un tempérament délicat, ne chercheront pas à le fortifier par les ressources de l’art. Tels que ce mercenaire qui n’a pas le loisir de réparer les ruines d’un corps que le travail consume, ils rougiraient de prolonger à force de soins une vie mourante et inutile à l’état. On attaquera les maladies accidentelles par des remèdes prompts et simples ; on ne connaîtra pas celles qui viennent de l’intempérance et des autres excès ; on abandonnera au hasard celles dont on apporte le germe en naissant. Par là se trouvera proscrite cette médecine qui ne sait employer ses efforts que pour multiplier nos souffrances, et nous faire mourir plus longtemps.
Je ne dirai rien ici de la chasse, de la danse et des combats du gymnase ; je ne parlerai pas du respect inviolable qu’on aura pour les parents et es vieillards, non plus que d’une foule ’observances dont le détail me mènerait trop loin. Je n’établis que des principes généraux ; es règles particulières en découleront ’elles-mêmes, et s’appliqueront sans effort aux circonstances. L’essentiel est, que la musique et la gymnastique influent également sur l’éducation, et que les exercices du corps soient sans un juste tempérament avec ceux de l’esprit ; car par elle-même la musique amollit un caractère qu’elle adoucit, et la gymnastique le rend dur et féroce en lui donnant de la vigueur. C’est en combinant ces deux arts, en les corrigeant l’un par l’autre, qu’on viendra à bout de tendre ou de relâcher, dans une exacte proportion, les ressorts d’une âme trop faible ou trop impétueuse : c’est par là que nos guerriers, réunissant la force et le courage à la douceur et à l’aménité, paraîtront aux yeux de leurs ennemis, les plus redoutables des hommes, et les plus aimables aux yeux des autres citoyens. Mais pour produire cet heureux effet, on évitera de rien innover dans le système de l’institution une fois établie. On a dit que toucher aux règles de la musique, c’était ébranler les lois fondamentales du gouvernement ; j’ajoute qu’on s’exposerait au même malheur en faisant des changements dans les jeux, dans les spectacles et dans les moindres usages. C’est que chez un peuple qui se conduit plutôt par les mœurs que par les lois, les moindres innovations sont dangereuses, parce que, dès qu’on s’écarte des usages reçus dans un seul point, on perd l’opinion de leur sagesse ; il s’est glissé un abus, et le poison est dans l’état.
Tout dans notre république dépendra de l’éducation des guerriers. Tout dans cette éducation dépendra de la sévérité de la discipline ; ils regarderont la moindre observance comme un devoir, et la plus petite négligence comme un crime. Et qu’on ne s’étonne pas de la valeur que nous donnons à des pratiques frivoles en apparence ; quand elles ne tendraient pas directement au bien général, l’exactitude à les remplir serait d’un prix infini, parce qu’elle contrarierait et forcerait le penchant. Nous voulons pousser les âmes au plus haut point de perfection pour elles-mêmes, et d’utilité pour la patrie. Il faut que sous la main des chefs elles deviennent propres aux plus petites choses comme aux plus grandes ; il faut qu’elles brisent sans cesse leur volonté, et qu’à force de sacrifices elles parviennent à ne penser, n’agir, ne respirer que pour le bien de la république. Ceux qui ne seront pas capables de ce renoncement à eux-mêmes, ne seront pas admis dans la classe des guerriers, mais relégués dans celle des artisans et des laboureurs ; car les états ne seront pas réglés par la naissance, ils le seront uniquement par les qualités de l’âme. Avant que d’aller plus loin, forçons nos élèves à jeter les yeux sur la vie qu’ils doivent mener un jour ; ils seront moins étonnés de la sévérité de nos règles, et se prépareront mieux à la haute destinée qui les attend.
Si les guerriers possédaient des terres et des maisons, si l’or et l’argent souillaient une fois leurs mains, bientôt l’ambition, la haine et toutes les passions qu’entraînent les richesses, se glisseraient dans leurs cœurs, et ils ne seraient plus que des hommes ordinaires. Délivrons-les de tous ces petits soins qui les forceraient à se courber vers la terre. Ils seront nourris en commun aux dépens du public ; la patrie à laquelle ils consacreront toutes leurs pensées et tous leurs désirs, se chargera de pourvoir à leurs besoins qu’ils réduiront au pur nécessaire : et si l’on nous objecte que par ces privations ils seront moins heureux que les autres citoyens, nous répondrons qu’un législateur doit se proposer le bonheur de toute la société, et non d’une seule des classes qui la composent. Quelque moyen qu’il emploie, s’il réussit, il aura fait le bien particulier, qui dépend toujours du bien général. D’ailleurs, je n’établis pas une ville qui regorge de délices : je veux qu’on y règle le travail de manière qu’il bannisse la pauvreté, sans introduire l’opulence ; si nos guerriers y diffèrent des autres citoyens, ce sera parce qu’avec plus de vertus ils auront moins de besoins.
Nous avons cherché à les dépouiller de cet intérêt sordide qui produit tant de crimes. Il faut encore éteindre ou plutôt perfectionner dans leurs cœurs ces affections que la nature inspire, et les unir entre eux par les moyens mêmes qui contribuent à les diviser. J’entre dans une nouvelle carrière ; je n’y marche qu’en tremblant ; les idées que je vais proposer paraîtront aussi révoltantes que chimériques ; mais après tout je m’en méfie moi-même, et cette disposition d’esprit, si je m’égare, doit me faire absoudre d’avance d’une erreur involontaire.
Ce sexe que nous bornons à des emplois obscurs et domestiques, ne serait-il pas destiné à des fonctions plus nobles et plus relevées ? N’a-t-il pas donné des exemples de courage, de sagesse, de progrès dans toutes les vertus et dans tous les arts ? Peut-être que ses qualités se ressentent de sa faiblesse, et sont inférieures aux nôtres. S’ensuit-il qu’elles doivent être inutiles à la patrie ? Non, la nature ne dispense aucun talent pour le rendre stérile : et le grand art du législateur est de remettre en jeu tous les ressorts qu’elle fournit, et que nous laissons en repos. Nos guerriers partageront avec leurs épouses le soin de pourvoir à la tranquillité de la ville, comme le chien fidèle partage avec sa compagne la garde du troupeau confié à sa vigilance. Les uns et les autres seront élevés dans les mêmes principes, dans les mêmes lieux, et sous les mêmes maîtres. Ils recevront ensemble, avec les éléments des sciences, les leçons de la sagesse ; et dans le gymnase, les jeunes filles, dépouillées de leurs habits, et parées de leurs vertus, comme du plus honorable des vêtements, disputeront le prix des exercices aux jeunes garçons leurs émules.
Nous avons trop de décence et de corruption pour n’être pas blessés d’un règlement, qu’une longue habitude et des mœurs plus pures rendraient moins dangereux. Cependant les magistrats seront chargés d’en prévenir les abus. Dans des fêtes instituées pour former des unions légitimes et saintes, ils jetteront dans une urne les noms de ceux qui devront donner des gardiens à la république ; ce seront les guerriers depuis l’âge de 30 ans jusqu’à celui de 55, et les guerrières depuis l’âge de 20 jusqu’à celui de 40 ans. On règlera le nombre des concurrents sur les pertes qu’elle aura faites ; car nous devons éviter avec le même soin l’excès et le défaut de population. Le hasard, en apparence, assortira les époux ; mais les magistrats, par des pratiques adroites, en corrigeront si bien les caprices, qu’ils choisiront toujours les sujets de l’un et de l’autre sexe les plus propres à conserver dans sa pureté la race de nos guerriers.
En même temps, les prêtres et les prêtresses répandront le sang des victimes sur l’autel ; les airs retentiront du chant des épithalames, et le peuple, témoin et garant des nœuds formés par le sort, demandera au ciel des enfants encore plus vertueux que leurs pères.
Ceux qui naîtront de ces mariages, seront aussitôt enlevés à leurs parents, et déposés dans un endroit où leurs mères, sans les reconnaître, iront distribuer, tantôt à l’un et tantôt à l’autre, ce lait qu’elles ne pourront plus réserver exclusivement pour les fruits de leur amour.
Dans ce berceau des guerriers ne paraîtront pas les enfants qui auraient apporté en naissant quelque difformité ; ils seront écartés au loin, et cachés dans quelque retraite obscure : on n’y admettra pas non plus les enfants dont la naissance n’aurait pas été précédée par les cérémonies augustes dont je viens de parler, ni ceux que leurs parents auraient mis au jour par une union prématurée ou tardive.
Dès que les deux époux auront satisfait aux vœux de la patrie, ils se sépareront, et resteront libres jusqu’à ce que les magistrats les appellent à un nouveau concours, et que le sort leur assigne d’autres liens. Cette continuité d’hymens et de divorces, fera que les femmes pourront appartenir successivement à plusieurs guerriers. Mais quand les uns et les autres auront passé l’âge prescrit par la loi aux engagements qu’elle avoue, il leur sera permis d’en contracter d’autres, pourvu toutefois que d’un côté ils ne fassent paraître aucun fruit de leur union, et que d’un autre côté, ils évitent de s’unir aux personnes qui leur ont donné ou qui leur doivent la naissance.
Mais comme ils ne pourraient pas les reconnaître, il leur suffira de compter parmi leurs fils et leurs filles tous les enfants nés dans le même temps que ceux dont ils seront véritablement les auteurs ; et cette illusion sera le principe d’un accord inconnu aux autres états. En effet, chaque guerrier se croira uni par les liens du sang avec tous ses semblables ; et par là se multiplieront tellement entre eux les rapports de parenté, qu’on entendra retentir partout les noms tendres et sacrés de père et de mère, de fils et de fille, de frère et de sœur.
Les sentiments de la nature, au lieu de se concentrer en des objets particuliers, se répandront en abondance sur cette grande famille, qu’ils animeront d’un même esprit : les cœurs rempliront aisément des devoirs qu’ils se feront eux-mêmes ; et renonçant à tout avantage personnel, ils se transmettront leurs peines, qu’ils affaibliront, et leurs plaisirs, qu’ils augmenteront en les partageant : tout germe de division sera étouffé par l’autorité des chefs, et toute violence enchaînée par la crainte d’outrager la nature.
Cette tendresse précieuse, qui les rapprochera pendant la paix, se réveillera avec plus de force pendant la guerre. Qu’on place sur un champ de bataille un corps de guerriers jeunes, pleins de courage, exercés depuis leur enfance aux combats, parvenus enfin au point de déployer les vertus qu’ils ont acquises, et persuadés qu’une lâcheté va les avilir, une belle action les élever au comble de l’honneur, et le trépas leur mériter des autels ; que dans ce moment la voix puissante de la patrie frappe leurs oreilles, et les appelle à sa défense ; qu’à cette voix se joignent les cris plaintifs de l’amitié, qui leur montre de rang en rang tous leurs amis en danger ; enfin, pour imprimer dans leur âme les émotions les plus fortes, qu’on jette au milieu d’eux leurs épouses et leurs enfants ; leurs épouses, qui viennent combattre auprès d’eux, et les soutenir de leur voix et de leurs regards ; leurs enfants, à qui ils doivent des leçons de valeur, et qui vont peut-être périr par le fer barbare de l’ennemi ; croira-t-on que cette masse, embrasée par ces puissants intérêts comme par une flamme dévorante, hésite un instant à ramasser ses forces et ses fureurs, à tomber comme la foudre sur les troupes ennemies, et à les écraser par son poids irrésistible ?
Tels seront les grands effets de l’union établie entre nos guerriers. Il en est un qu’ils devront uniquement à leur vertu, ce sera de s’arrêter, et de redevenir doux, sensibles, humains après la victoire ; dans l’ivresse même du succès, ils ne songeront ni à charger de fers un ennemi vaincu, ni à outrager ses morts sur le champ de bataille, ni à suspendre ses armes dans les temples des dieux, peu jaloux d’une pareille offrande, ni à porter le ravage dans les campagnes, ou le feu dans les maisons. Ces cruautés qu’ils se permettraient à peine contre les barbares, ne doivent point s’exercer dans la Grèce, dans cette république de nations amies, dont les divisions ne devraient jamais présenter l’image de la guerre, mais plutôt celle des troubles passagers qui agitent quelquefois les citoyens d’une même ville.
Nous croyons avoir pourvu suffisamment au bonheur de nos guerriers ; nous les avons enrichis à force de privations : sans rien posséder, ils jouiront de tout ; il n’y en aura aucun parmi eux, qui ne puisse dire : tout m’appartient ; et qui ne doive ajouter, dit Aristote, qui jusqu’alors avait gardé le silence : rien ne m’appartient en effet. Ô Platon ! Ce ne sont pas les biens que nous partageons qui nous touchent le plus, ce sont ceux qui nous sont personnels. Dès que vos guerriers n’auront aucune sorte de propriété, n’en attendez qu’un intérêt sans chaleur comme sans objet. Leur tendresse ne pouvant se fixer sur cette foule d’enfants dont ils seront entourés, tombera dans la langueur ; et ils se reposeront les uns sur les autres du soin de leur donner des exemples et des leçons, comme on voit les esclaves d’une maison négliger des devoirs qui leur sont communs à tous.
Platon répondit : nous avons mis dans les cœurs de nos guerriers deux principes, qui, de concert, doivent sans cesse ranimer leur zèle : le sentiment et la vertu. Non seulement ils exerceront le premier d’une manière générale, en se regardant tous comme les citoyens d’une même patrie ; mais ils s’en pénétreront encore davantage, en se regardant comme les enfants d’une même famille. Ils le seront en effet, et l’obscurité de leur naissance n’obscurcira point les titres de leur affinité. Si l’illusion n’a pas ici autant de force que la réalité, elle aura plus d’étendue, et la république y gagnera ; car il lui importe fort peu qu’entre certains particuliers les affections soient portées à l’excès, pourvu qu’elles passent dans toutes les âmes, et qu’elles suffisent pour les lier d’une chaîne commune. Mais si, par hasard, elles étaient trop faibles pour rendre nos guerriers appliqués et vigilants, n’avons-nous pas un autre mobile, cette vertu sublime qui les portera sans cesse à faire au-delà de leurs devoirs ? Aristote allait répliquer ; mais nous l’arrêtâmes, et il se contenta de demander à Platon s’il était persuadé que sa république pût exister.
Platon reprit avec douceur : rappelez-vous l’objet de mes recherches. Je veux prouver que le bonheur est inséparable de la justice ; et dans cette vue, j’examine quel serait le meilleur des gouvernements, pour montrer ensuite qu’il serait le plus heureux. Si un peintre offrait à nos yeux une figure dont la beauté surpassât toutes nos idées, lui objecterait-on que la nature n’en produit pas de semblables ? Je vous offre de même le tableau de la plus parfaite des républiques ; je le propose comme un modèle dont les autres gouvernements doivent plus ou moins approcher, pour être plus ou moins heureux. Je vais plus loin, et j’ajoute que mon projet, tout chimérique qu’il paraît être, pourrait, en quelque manière, se réaliser, non seulement parmi nous, mais encore partout ailleurs, si l’on avait soin d’y faire un changement dans l’administration des affaires. Quel serait ce changement ? Que les philosophes montassent sur le trône, ou que les souverains devinssent philosophes.
Cette idée révoltera sans doute ceux qui ne connaissent pas la vraie philosophie. Les autres verront que sans elle il n’est plus de remède aux maux qui affligent l’humanité.
Me voilà parvenu à la troisième et à la plus importante classe de nos citoyens : je vais parler de nos magistrats, de ce petit nombre d’hommes choisis parmi des hommes vertueux, de ces chefs en un mot, qui, tirés de l’ordre des guerriers, seront autant au dessus d’eux par l’excellence de leur mérite, que les guerriers seront au dessus des artisans et des laboureurs.
Quelle précaution ne faudra-t-il pas dans notre république pour choisir des hommes si rares ! Quelle étude pour les connaître ! Quelle attention pour les former ! Entrons dans ce sanctuaire où l’on élève les enfants des guerriers, et où les enfants des autres citoyens peuvent mériter d’être admis. Attachons-nous à ceux qui réunissant les avantages de la figure aux grâces naturelles, se distingueront de leurs semblables dans les exercices du corps et de l’esprit. Examinons si le désir de savoir, si l’amour du bien, étincellent de bonne heure dans leurs regards et dans leurs discours ; si, à mesure que leurs lumières se développent, ils se pénètrent d’un plus vif intérêt pour leurs devoirs, et si, à proportion de leur âge, ils laissent de plus en plus échapper les traits d’un heureux caractère. Tendons des piéges à leur raison naissante. Si les principes qu’elle a reçus ne peuvent être altérés ni par le temps ni par des principes contraires, attaquons-les par la crainte de la douleur, par l’attrait du plaisir, par toutes les espèces de violence et de séduction. Plaçons ensuite ces jeunes élèves en présence de l’ennemi, non pour qu’ils s’engagent dans la mêlée, mais pour être spectateurs d’un combat ; et remarquons bien l’impression que les travaux et les dangers feront sur leurs organes. Après les avoir vus sortir de ces épreuves aussi purs que l’or qui a passé par le creuset ; après nous être assurés qu’ils ont naturellement de l’éloignement pour les plaisirs des sens, de l’horreur pour le mensonge, qu’ils joignent la justesse de l’esprit à la noblesse des sentiments, et la vivacité de l’imagination à la solidité du caractère ; soyons plus attentifs que jamais à épier leur conduite, et à suivre les progrès de leur éducation.
Nous avons parlé plus haut des principes qui doivent régler leurs mœurs ; il est question à présent des sciences qui peuvent étendre leurs lumières. Telles seront d’abord l’arithmétique et la géométrie, toutes deux propres à augmenter les forces et la sagacité de l’esprit, toutes deux utiles au guerrier, pour le diriger dans ses opérations militaires, et absolument nécessaires au philosophe, pour l’accoutumer à fixer ses idées, et à s’élever jusqu’à la vérité. L’astronomie, la musique, toutes les sciences qui produiront le même effet, entreront dans le plan de notre institution. Mais il faudra que nos élèves s’appliquent à ces études sans effort, sans contrainte, et en se jouant ; qu’ils les suspendent à l’âge de 18 ans, pour ne s’occuper, pendant deux ou trois ans, que des exercices du gymnase, et qu’ils les reprennent ensuite, pour mieux saisir les rapports qu’elles ont entre elles. Ceux qui continueront à justifier les espérances qu’ils nous avaient données dans leur enfance, obtiendront des distinctions honorables ; et dès qu’ils seront parvenus à l’âge de 30 ans, nous les initierons à la science de la méditation, à cette dialectique sublime qui doit être le terme de leurs premières études, et dont l’objet est de connaître moins l’existence que l’essence des choses (26).
Ne nous en prenons qu’à nous mêmes, si cet objet n’a pas été rempli jusqu’à présent. Nos jeunes gens s’occupant trop tôt de la dialectique, et ne pouvant remonter aux principes des vérités qu’elle enseigne, se font un amusement de ses ressources, et se livrent des combats, où, tantôt vainqueurs et tantôt vaincus, ils parviennent à n’acquérir que des doutes et des erreurs. De là ces défauts qu’ils conservent toute leur vie, ce goût pour la contradiction, cette indifférence pour des vérités qu’ils n’ont pas su défendre, cette prédilection pour des sophismes qui leur ont valu la victoire.
Des succès si frivoles et si dangereux ne tenteront pas les élèves que nous achevons de former ; des lumières toujours plus vives seront le fruit de leurs entretiens, ainsi que de leur application. Dégagés des sens, ensevelis dans la méditation, ils se rempliront peu à peu de l’idée du bien, de ce bien après lequel nous soupirons avec tant d’ardeur, et dont nous nous formons des images si confuses, de ce bien suprême, qui, source de toute vérité et de toute justice, doit animer le souverain magistrat, et le rendre inébranlable dans l’exercice de ses devoirs. Mais où réside-t-il ? Où doit-on le chercher ? Est-ce dans ces plaisirs qui nous enivrent ? Dans ces connaissances qui nous enorgueillissent ? Dans cette décoration brillante qui nous éblouit ? Non, car tout ce qui est changeant et mobile ne saurait être le vrai bien. Quittons la terre et les ombres qui la couvrent ; élevons nos esprits vers le séjour de la lumière, et annonçons aux mortels les vérités qu’ils ignorent.
Il existe deux mondes, l’un visible et l’autre idéal. Le premier, formé sur le modèle de l’autre, est celui que nous habitons ; c’est là que, tout étant sujet à la génération et à la corruption, tout change et s’écoule sans cesse ; c’est là qu’on ne voit que des images et des portions fugitives de l’être. Le second renferme les essences et les exemplaires de tous les objets visibles ; et ces essences sont de véritables êtres, puisqu’elles sont immuables. Deux rois, dont l’un est le ministre et l’esclave de l’autre, répandent leurs clartés dans ces deux mondes. Du haut des airs, le soleil fait éclore et perpétue les objets qu’il rend visibles à nos yeux. Du lieu le plus élevé du monde intellectuel, le bien suprême produit et conserve les essences qu’il rend intelligibles à nos âmes. Le soleil nous éclaire par sa lumière, le bien suprême par sa vérité ; et comme nos yeux ont une perception distincte, lorsque ils se fixent sur des corps où tombe la lumière du jour, de même notre âme acquiert une vraie science, lorsque elle considère des êtres où la vérité se réfléchit.
Mais voulez-vous connaître combien les jours qui éclairent ces deux empires diffèrent en éclat et en beauté ? Imaginez un antre profond, où des hommes sont, depuis leur enfance, tellement assujettis par des chaînes pesantes, qu’ils ne peuvent ni changer de lieu, ni voir d’autres objets que ceux qu’ils ont en face : derrière eux, à une certaine distance, est placé sur une hauteur un feu dont la lueur se répand dans la caverne ; entre ce feu et les captifs est un mur, le long duquel des personnes vont et viennent, les unes en silence, les autres s’entretenant ensemble, tenant de leurs mains et élevant au dessus du mur des figures d’hommes ou d’animaux, des meubles de toute espèce, dont les ombres iront se retracer sur le côté de la caverne exposé aux regards des captifs. Frappés de ces images passagères, ils les prendront pour des êtres réels, et leur attribueront le mouvement, la vie et la parole. Choisissons à présent un de ces captifs ; et pour dissiper son illusion, brisons ses fers ; obligeons-le de se lever, et de tourner la tête ; étonné des nouveaux objets qui s’offriront à lui, il doutera de leur réalité ; ébloui et blessé de l’éclat du feu, il en détournera ses regards pour les porter sur les vains fantômes qui l’occupaient auparavant.
Faisons-lui subir une nouvelle épreuve ; arrachons-le de sa caverne malgré ses cris, ses efforts et les difficultés d’une marche pénible. Parvenu sur la terre, il se trouvera tout à coup accablé de la splendeur du jour ; et ce ne sera qu’après bien des essais qu’il pourra discerner les ombres, les corps, les astres de la nuit, fixer le soleil, et le regarder comme l’auteur des saisons, et le principe fécond de tout ce qui tombe sous nos sens. Quelle idée aura-t-il alors des éloges qu’on donne dans le souterrain à ceux qui les premiers saisissent et reconnaissent les ombres à leur passage ? Que pensera-t-il des prétentions, des haines, des jalousies, que ces découvertes excitent parmi ce peuple de malheureux ? Un sentiment de pitié l’obligera sans doute de voler à leur secours, pour les détromper de leur fausse sagesse, et de leur puéril savoir : mais comme en passant tout à coup d’une si grande lumière à une si grande obscurité, il ne pourra d’abord rien discerner, ils s’élèveront contre lui, et ne cessant de lui reprocher son aveuglement, ils le citeront comme un exemple effrayant des dangers que l’on court à passer dans la région supérieure.
Voilà précisément le tableau de notre funeste condition : le genre humain est enseveli dans une caverne immense, chargé de fers, et ne pouvant s’occuper que d’ombres vaines et artificielles ; c’est là que les plaisirs n’ont qu’un retour amer, les biens qu’un éclat trompeur, les vertus qu’un fondement fragile, les corps mêmes qu’une existence illusoire. Il faut sortir de ce lieu de ténèbres ; il faut briser ses chaînes, s’élever par des efforts redoublés jusqu’au monde intellectuel, s’approcher peu à peu de la suprême intelligence, et en contempler la nature divine, dans le silence des sens et des passions. Alors on verra que de son trône découlent dans l’ordre moral, la justice, la science et la vérité ; dans l’ordre physique, la lumière du soleil, les productions de la terre, et l’existence de toutes choses. Non ; une âme, qui, parvenue à cette grande élévation, a une fois éprouvé les émotions, les élancements, les transports qu’excite la vue du bien suprême, ne daignera pas revenir partager nos travaux et nos honneurs ; ou si elle descend parmi nous, et qu’avant d’être familiarisée avec nos ténèbres, elle soit forcée de s’expliquer sur la justice devant des hommes qui n’en connaissent que le fantôme, ses principes nouveaux paraîtront si bizarres, si dangereux, qu’on finira par rire de sa folie, ou par la punir de sa témérité.
Tels sont néanmoins les sages qui doivent être à la tête de notre république, et que la dialectique doit former. Pendant cinq ans entiers consacrés à cette étude, ils méditeront sur la nature du vrai, du juste, de l’honnête. Peu contents des notions vagues et incertaines qu’on en donne maintenant, ils en rechercheront la vraie origine ; ils liront leurs devoirs, non dans les préceptes des hommes, mais dans les instructions qu’ils recevront directement du premier des êtres. C’est dans les entretiens familiers qu’ils auront, pour ainsi dire, avec lui, qu’ils puiseront des lumières infaillibles pour discerner la vérité, une fermeté inébranlable dans l’exercice de la justice, et cette obstination à faire le bien, dont rien ne peut triompher, et qui, à la fin, triomphe de tout. Mais, pendant qu’étroitement unis avec le bien suprême, et que vivant d’une vie véritable, ils oublieront toute la nature, la république qui a des droits sur leurs vertus, les rappellera, pour leur confier des emplois militaires et d’autres fonctions convenables à leur âge. Elle les éprouvera de nouveau, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à leur cinquantième année ; alors revêtus, malgré eux, de l’autorité souveraine, ils se rapprocheront avec une nouvelle ferveur, de l’être suprême, afin qu’il les dirige dans leur conduite. Ainsi, tenant au ciel par la philosophie, et à la terre par leurs emplois, ils éclaireront les citoyens, et les rendront heureux. Après leur mort, ils revivront en des successeurs formés par leurs leçons et leurs exemples ; la patrie reconnaissante leur élèvera des tombeaux, et les invoquera comme des génies tutélaires.
Les philosophes que nous placerons à la tête de notre république, ne seront donc point ces déclamateurs oisifs, ces sophistes méprisés de la multitude qu’ils sont incapables de conduire. Ce seront des âmes fortes, grandes, uniquement occupées du bien de l’état, éclairées sur tous les points de l’administration par une longue expérience et par la plus sublime des théories, devenues par leurs vertus et leurs lumières les images et les interprètes des dieux sur la terre. Comme notre république sera très peu étendue, ils pourront d’un coup d’œil en embrasser toutes les parties. Leur autorité, si respectable par elle-même, sera soutenue au besoin, par ce corps de guerriers invincibles et pacifiques, qui n’auront d’autre ambition que de défendre les lois et la patrie. Le peuple trouvera son bonheur dans la jouissance d’une fortune médiocre, mais assurée ; les guerriers, dans l’affranchissement des soins domestiques, et dans les éloges que les hommes donneront à leurs succès ; les chefs, dans le plaisir de faire le bien, et d’avoir l’être suprême pour témoin.
À ces motifs, Platon en ajouta un autre plus puissant encore : le tableau des biens et des maux réservés dans une autre vie, au vice et à la vertu. Il s’étendit sur l’immortalité et sur les diverses transmigrations de l’âme ; il parcourut ensuite les défauts essentiels des gouvernements établis parmi les hommes, et finit par observer qu’il n’avait rien prescrit sur le culte des dieux, parce que c’était à l’oracle de Delphes qu’il appartenait de le régler.
Quand il eut achevé de parler, ses disciples entraînés par son éloquence, se livraient à leur admiration. Mais d’autres auditeurs plus tranquilles, prétendaient qu’il venait d’élever un édifice plus imposant que solide, et que son système ne devait être regardé que comme le délire d’une imagination exaltée et d’une âme vertueuse. D’autres le jugeaient avec encore plus de sévérité : Platon, disaient-ils, n’est pas l’auteur de ce projet ; il l’a puisé dans les lois de Lycurgue, et dans les écrits de Protagoras, où il se trouve presque en entier. Pendant qu’il était en Sicile, il voulut le réaliser dans un coin de cette île ; le jeune Denys roi de Syracuse, qui lui en avait d’abord accordé la permission, la lui refusa ensuite. Il semble ne le proposer maintenant qu’avec des restrictions, et comme une simple hypothèse ; mais en déclarant plus d’une fois, dans son discours, que l’exécution en est possible, il a dévoilé ses sentiments secrets.
Autrefois, ajoutait-on, ceux qui cherchaient à corriger la forme du gouvernement, étaient des sages, qui, éclairés par leur propre expérience, ou par celle des autres, savaient que les maux d’un état s’aigrissent, au lieu de se guérir, par des remèdes trop violents ; ce sont aujourd’hui des philosophes qui ont plus d’esprit que de lumières, et qui voudraient former des gouvernements sans défauts, et des hommes sans faiblesses. Hippodamus, de Milet, fut le premier, qui, sans avoir eu part à l’administration des affaires, conçut un nouveau plan de république. Protagoras et d’autres auteurs ont suivi son exemple, qui le sera encore dans la suite ; car rien n’est si facile que d’imaginer des systèmes, pour procurer le bonheur d’un peuple, comme rien n’est si difficile que de les exécuter. Eh ! Qui le sait mieux que Platon, lui qui n’a pas osé donner ses projets de réforme à des peuples qui les désiraient, ou qui les a communiqués à d’autres qui n’ont pu en faire usage ? Il les refusa aux habitants de Mégalopolis, sous prétexte qu’ils ne voulaient pas admettre l’égalité parfaite des biens et des honneurs ; il les refusa aux habitants de Cyrène, par la raison qu’ils étaient trop opulents, pour obéir à ses lois ; mais si les uns et les autres avaient été aussi vertueux, aussi détachés des biens et des distinctions qu’il l’exigeait, ils n’auraient pas eu besoin de ses lumières. Aussi ces prétextes ne l’empêchèrent-ils pas de dire son avis à ceux de Syracuse, qui, après la mort de Dion, l’avaient consulté sur la forme de gouvernement qu’ils devaient établir dans leur ville. Il est vrai que son plan ne fut pas suivi, quoiqu’il fût d’une plus facile exécution que celui de sa république. C’est ainsi que, soit à juste titre, soit par jalousie, s’exprimaient sur les projets politiques de ce philosophe, plusieurs de ceux qui venaient de l’entendre.

   

 

       

 

1.  Voyez le chapitre XLI. 
2
.  
Voyez le chapitre XLI de cet ouvrage. 
3
.  
Diodore de Sicile rapporte qu'après la prise de Sestos, ville d'Hellespont, Lysander fit transporter à Lacédémone, par Gylippe, beaucoup de dépouilles, et une somme de quinze cents talents, c'est-à-dire huit millions cent mille livres. Après la prise d'Athènes, Lysander, de retour à Lacédémone, remit aux magistrats, entre autres objets précieux, quatre cent quatre-vingts talents qui lui restaient de sommes fournies par le jeune Cyrus. S'il faut distinguer ces diverses sommes, i1 s'ensuivra que Lysander avait apporté de son expédition, en argent comptant, dix-neuf cent quatre-vingts talents, c'est-à-dire dix millions six cent quatre-vingt-douze mille livres.  
4
.  
Rien ne fait peut-être plus d'honneur à Sparte que cet usage. Par l'abus excessif que le peuple faisait partout de son autorité, les divisions régnaient dans chaque ville, et les guerres se multipliaient dans la Grèce.  
5
Voyez le trait de Lycaon, au commencement de l'Introduction de cet ouvrage.
J'ai dit que les sacrifices humains étaient abolis en Arcadie dans le quatrième siècle avant J.-C. On pourrait m'apposer un passage de Porphyre, qui vivait 600 ans après. Il dit en effet que l'usage de ces sacrifices subsistait encore en Arcadie et à Carthage. Cet auteur rapporte dans son ouvrage beaucoup de détails empruntés d'un traité que nous n'avons plus, et que Théophraste avait composé. Mais comme il avertit qu'il avait ajouté certaines choses à ce qu'il citait de Théophraste, nous ignorons auquel de ces deux auteurs il faut attribuer le passage que j'examine, et qui se trouve en partie contredit par un autre passage de Porphyre. Il observe, en effet, qu'Iphicrate abolit les sacrifices humains à Carthage. Il importe peu de savoir si, au lieu d'Iphicrate, il ne faut pas lire Gélon ; la contradiction n'en serait pas moins frappante. Le silence des autres auteurs m'a paru d'un plus grand poids dans cette occasion. Pausanias surtout, qui entre dans les plus minutieux détails sur les cérémonies religieuses, aurait-il négligé un fait de cette importance! et comment l'aurait-il oublié, lorsqu'en parlant de Lycaon, roi d'Arcadie, il raconte qu'il fut métamorphosé en loup pour avoir immolé un enfant. Platon, à la vérité, dit que ces sacrifices subsistaient encore chez quelques peuples ; mais il ne dit pas que ce fût parmi les Grecs.
    
6
.  
Les Lupercales de Rome tiraient leur origine de cette fête. 
7
.  
Voyez la planche des médailles.    
8
.  
Dans les années avant J.-C. 572, 568, 564.
9
.   
Voyez, dans le chapitre XXXVII de cet ouvrage, ce qui a été dit, à l'article Sicyone, de l'origine et des progrès de la sculpture.   
10
Une lieue et trois cent trente-cinq toises    
11
Environ une lieue et demie.  
12
Les Thessaliens prétendaient que Daphné était fille du Pénée, et qu'elle fut changée en laurier sur les bords de ce fleuve.   
13
Quatorze cent dix-sept toises et demie, ou dix-huit cent quatre-vingt-dix toises.    
14
Voyez Spanhein, Vaillant et autres antiquaires qui ont publié des médailles.   
15
Près de deux lieues.   
16
Un peu plus de vingt-huit de nos pieds. 
17
Environ trois lieues trois quarts.  
18
.  
Environ une lieue et demie.
19
.  
Environ deux lieues moins un quart 
20
.   
Quatorze cent dix toises et demie.
21
.  
Environ deux lieues et demie. 
22
.  
Environ une lieue et demie.
23
.   
Les médailles le représentent fréquemment dans cette attitude.
24.   
Les médailles le représentent souvent dans cette attitude.
25
.   
Voyez le chapitre LIX de cet ouvrage.
26
.  
Du temps de Platon, sous le nom de dialectique, on comprenait à la fois la logique, la théologie naturelle et la métaphysique.