Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
CHAPITRE 13
Bataille de Mantinée (1). Mort d’Épaminondas.
La Grèce
touchait au moment d’une révolution : Épaminondas était à la tête d’une
armée ; sa victoire ou sa défaite allait enfin décider si c’était aux
Thébains ou aux Lacédémoniens de donner des lois aux autres peuples. Il
entrevit l’instant de hâter cette décision. Il part un soir de Tégée en
Arcadie pour surprendre Lacédémone. Cette ville est toute ouverte, et n’avait
alors pour défenseurs que des enfants et des vieillards. Une partie des troupes
se trouvait en Arcadie ; l’autre s’y rendait sous la conduite d’Agésilas.
Les Thébains arrivent à la pointe du jour, et voient bientôt Agésilas prêt
à les recevoir. Instruit par un transfuge, de la marche d’Épaminondas, il
était revenu sur ses pas avec une extrême diligence : et déjà ses soldats
occupaient les postes les plus importants. Le général thébain, surpris sans
être découragé, ordonne plusieurs attaques. Il avait pénétré jusqu’à la
place publique, et s’était rendu maître d’une partie de la ville.
Agésilas n’écoute plus alors que son désespoir. Quoique âgé de près de
80 ans, il se précipite au milieu des dangers ; et secondé par le brave
Archidamus son fils, il repousse l’ennemi, et le force de se retirer.
Isadas donna, dans cette occasion, un exemple qui excita l’admiration et la
sévérité des magistrats. Ce Spartiate, à peine sorti de l’enfance, aussi
beau que l’amour, aussi vaillant qu’Achille, n’ayant pour armes que la
pique et l’épée, s’élance à travers les bataillons des Lacédémoniens,
fond avec impétuosité sur les Thébains, et renverse à ses pieds tout ce qui
s’oppose à sa fureur. Les éphores lui décernèrent une couronne pour
honorer ses exploits, et le condamnèrent à une amende, parce qu’il avait
combattu sans cuirasse et sans bouclier.
Épaminondas ne fut point inquiété dans sa retraite. Il fallait une victoire
pour faire oublier le mauvais succès de son entreprise. Il marche en Arcadie,
où s’étaient réunies les principales forces de la Grèce. Les deux armées
furent bientôt en présence. Celle des Lacédémoniens et de leurs alliés,
était de plus de 20000 hommes de pied, et de près de 2000 chevaux ; celle de
la ligue thébaine, de 30000 hommes d’infanterie, et d’environ 3000 de
cavalerie.
Jamais Épaminondas n’avait déployé plus de talents que dans cette
circonstance. Il suivit dans son ordre de bataille, les principes qui lui
avaient procuré la victoire de Leuctres. Une de ses ailes formée en colonne,
tomba sur la phalange lacédémonienne, qu’elle n’aurait peut-être jamais
enfoncée, s’il n’était venu lui-même fortifier ses troupes par son
exemple, et par un corps d’élite dont il était suivi. Les ennemis, effrayés
à son approche, s’ébranlent et prennent la fuite. Il les poursuit avec un
courage dont il n’est plus le maître, et se trouve enveloppé par un corps de
spartiates, qui font tomber sur lui une grêle de traits. Après avoir longtemps
écarté la mort, et fait mordre la poussière à une foule de guerriers, il
tomba percé d’un javelot dont le fer lui resta dans la poitrine. L’honneur
de l’enlever engagea une action aussi vive, aussi sanglante que la première.
Ses compagnons ayant redoublé leurs efforts, eurent la triste consolation de l’emporter
dans sa tente.
On combattit à l’autre aile avec une alternative à peu près égale de
succès et de revers. Par les sages dispositions d’Épaminondas, les
Athéniens ne furent pas en état de seconder les Lacédémoniens. Leur
cavalerie attaqua celle des Thébains, fut repoussée avec perte, se forma de
nouveau, et détruisit un détachement que les ennemis avaient placé sur les
hauteurs voisines. Leur infanterie était sur le point de prendre la fuite,
lorsque les Éléens volèrent à son secours. La blessure d’Épaminondas
arrêta le carnage, et suspendit la fureur des soldats. Les troupes des deux
partis, également étonnées, restèrent dans l’inaction. De part et d’autre,
on sonna la retraite, et l’on dressa un trophée sur le champ de bataille.
Épaminondas respirait encore. Ses amis, ses officiers fondaient en larmes
autour de son lit. Le camp retentissait des cris de la douleur et du désespoir.
Les médecins avaient déclaré qu’il expirerait, dès qu’on ôterait le fer
de la plaie. Il craignit que son bouclier ne fût tombé entre les mains de l’ennemi.
On le lui montra, et il le baisa comme l’instrument de sa gloire. Il parut
inquiet sur le sort de la bataille. On lui dit que les Thébains l’avaient
gagnée. « Voilà qui est bien,
répondit-il : j’ai assez vécu. » Il demanda ensuite Daïphantus et
Iollidas, deux généraux qu’il jugeait dignes de le remplacer. On lui dit qu’ils
étaient morts. « Persuadez donc aux thébains, reprit-il, de faire la paix. »
Alors il ordonna d’arracher le fer ; et l’un de ses amis s’étant écrié
dans l’égarement de sa douleur : « Vous mourez, Épaminondas ! Si du moins
vous laissiez des enfants ! - Je laisse, répondit-il en expirant, deux filles
immortelles : la victoire de Leuctres et celle de Mantinée. »
Sa mort avait été précédée par celle de Timagène, de cet ami si tendre qui
m’avait amené dans la Grèce. Huit jours avant la bataille, il disparut
tout-à-coup. Une lettre laissée sur la table d’Épicharis sa nièce, nous
apprit qu’il allait joindre Épaminondas, avec qui il avait pris des
engagements pendant son séjour à Thèbes. Il devait
bientôt se réunir à nous, pour ne plus nous quitter. Si les dieux,
ajoutait-il, en ordonnent autrement, souvenez-vous de tout ce qu’Anacharsis a
fait pour moi, de tout ce que vous m’avez promis de faire pour lui.
Mon coeur se déchirait à la lecture de cette lettre. Je voulus partir à l’instant
; je l’aurais dû : mais Timagène n’avait pris que de trop justes mesures
pour m’en empêcher. Apollodore qui, à sa prière, venait d’obtenir pour
moi le droit de citoyen d’Athènes, me représenta que je ne pouvais porter
les armes contre ma nouvelle patrie, sans le compromettre lui et sa famille.
Cette considération me retint ; et je ne suivis pas mon ami ; et je ne fus pas
témoin de ses exploits ; et je ne mourus pas avec lui.
Son image est toujours présente à mes yeux. Il y a 30 ans, il n’y a qu’un
moment que je l’ai perdu. J’ai deux fois entrepris de tracer son éloge ;
deux fois mes larmes l’ont effacé. Si j’avais eu la force de le finir, j’aurois
eu celle de le supprimer. Les vertus d’un homme obscur n’intéressent que
ses amis, et n’ont pas même le drait de servir d’exemple aux autres hommes.
La bataille de Mantinée augmenta dans la suite les troubles de la Grèce ; mais
dans le premier moment, elle termina la guerre. Les Athéniens eurent soin,
avant leur départ, de retirer les corps de ceux qu’ils avaient perdus. On les
fit consumer sur le bûcher : les ossements furent transportés à Athènes, et
l’on fixa le jour où se ferait la cérémonie des funérailles, à laquelle
préside un des principaux magistrats.
On commença par exposer sous une grande tente les cercueils de cyprès, où les
ossements étaient renfermés. Ceux qui avaient des pertes à pleurer, hommes et
femmes, y venaient par intervalles faire des libations, et s’acquiter des
devoirs imposés par la tendresse et par la religion. Trois jours après, les
cercueils placés sur autant de chars qu’il y a de tribus, traversèrent
lentement la ville, et parvinrent au Céramique extérieur, où l’on donna des
jeux funèbres ; on déposa les morts dans le sein de la terre, après que leurs
parents et leurs amis les eurent, pour la dernière fois, arrosés de leurs
larmes ; un orateur choisi par la république, s’étant levé, prononça l’oraison
funèbre de ces braves guerriers. Chaque tribu distingua les tombeaux de ses
soldats, par des pierres sépulcrales, sur lesquelles on avait eu soin d’inscrire
leurs noms et ceux de leurs pères, le lieu de leur naissance et celui de leur
mort. Le chemin qui conduit de la ville à l’Académie, est entouré de
pareilles inscriptions. On en voit d’autres semées confusément aux environs.
Ici reposent ceux qui périrent dans la guerre d’Égine ; là, ceux qui
périrent en Chypre ; plus loin, ceux qui périrent dans l’expédition de
Sicile. On ne peut faire un pas sans fouler la cendre d’un héros, ou d’une
victime immolée à la patrie. Les soldats qui revenaient du Péloponnèse, et
qui avaient accompagné le convoi, erraient au milieu de ces monuments funèbres
: ils se montraient les uns aux autres les noms de leurs aïeux, de leurs
pères, et semblaient jouir d’avance des honneurs qu’on rendrait un jour à
leur mémoire.
Du gouvernement actuel d’Athènes.
Je passerai
quelquefois d’un sujet à un autre sans en avertir. Je dois justifier ma
marche. Athènes était le lieu de ma résidence ordinaire ; j’en partais
souvent avec Philotas mon ami, et nous y revenions après avoir parcouru des
pays éloignés ou voisins. à mon retour je reprenais mes recherches. Je m’occupais,
par préférence, de quelque objet particulier. Ainsi l’ordre de cet ouvrage n’est
en général que celui d’un journal dont j’ai déja parlé, et dans lequel j’ajoutais
au récit de mes voyages, et à celui des évènements remarquables, les
éclaircissements que je prenois sur certaines matières. J’avais commencé
par l’examen du gouvernement des Athénienss ; dans mon introduction je me
suis contenté d’en développer les principes ; j’entre ici dans de plus
grands détails, et je le considère avec les changements et les abus que de
malheureuses circonstances ont successivement amenés.
Les villes et les bourgs de l’Attique sont divisés en 174 départements ou
districts, qui, par leurs différentes réunions, forment dix tribus. Tous les
citoyens, ceux même qui résident à Athènes, appartiennent à l’un de ces
districts, sont obligés de faire inscrire leurs noms dans ses registres, et se
trouvent par là naturellement classés dans une des tribus.
Tous les ans, vers les derniers jours de l’année, les tribus s’assemblent
séparément pour former un sénat composé de 500 députés, qui doivent être
âgés au moins de 30 ans. Chacune d’entre elles en présente 50, et leur en
donne pour adjoints 50 autres, destinés à remplir les places que la mort ou l’irrégularité
de conduite laisseront vacantes. Les uns et les autres sont tirés au sort.
Les nouveaux sénateurs doivent subir un examen rigoureux : car il faut des
moeurs irréprochables à des hommes destinés à gouverner les autres. Ils font
ensuite un serment, par lequel ils promettent, entre autres choses, de ne donner
que de bons conseils à la république, de juger suivant les lois, de ne pas
mettre aux fers un citoyen qui fournit des cautions, à moins qu’il ne fût
accusé d’avoir conspiré contre l’état, ou retenu les deniers publics. Le
sénat formé par les représentans des dix tribus, est naturellement divisé en
dix classes, dont chacune à son tour a la prééminence sur les autres. Cette
prééminence se décide par le sort, et le temps en est borné à l’espace de
36 jours pour les quatre premières classes, de 35 pour les autres.
Celle qui est à la tête des autres, s’appelle la classe des prytanes. Elle
est entretenue aux dépents du public, dans un lieu nommé le Prytanée. Mais
comme elle est encore trop nombreuse pour exercer en commun les fonctions dont
elle est chargée, on la subdivise en cinq décuries, composées chacune de dix
proèdres ou présidents. Les sept premiers d’entre eux occupent pendant sept
jours la première place chacun à son tour ; les trois autres en sont
formellement exclus. Celui qui la remplit, dait être regardé comme le chef du
sénat. Ses fonctions sont si importantes, qu’on n’a cru devoir les lui
confier que pour un jour. Il propose communément les sujets des délibérations
; il appelle les sénateurs au scrutin ; et garde, pendant le court intervalle
de son exercice, le sceau de la république, les clefs de la citadelle, et
celles du trésor de Minerve.
Ces arrangements divers, toujours dirigés par le sort, ont pour objet de
maintenir la plus parfaite égalité parmi les citoyens, et la plus grande
sûreté dans l’état. Il n’y a point d’Athéniens qui ne puisse devenir
membre et chef du premier corps de la nation ; il n’y en a point qui puisse à
force de mérite ou d’intrigues, abuser d’une autorité qu’on ne lui
confie que pour quelques instants.
Les neuf autres classes, ou chambres du sénat, ont de même à leur tête un
président qui change à toutes les assemblées de cette compagnie, et qui est
chaque fois tiré au sort par le chef des prytanes. En certaines occasions, ces
neuf présidents portent les décrets du sénat à l’assemblée de la nation ;
et c’est le premier d’entre eux qui appelle le peuple aux suffrages. En d’autres,
ce soin regarde le chef des prytanes, ou l’un de ses assistants (2).
Le sénat se renouvelle tous les ans. Il doit exclure pendant le temps de son
exercice ceux de ses membres dont la conduite est répréhensible, et rendre ses
comptes avant que de se séparer. Si l’on est content de ses services, il
obtient une couronne que lui décerne le peuple. Il est privé de cette
récompense, quand il a négligé de faire construire des galères. Ceux qui le
composent, reçoivent, pour droit de présence, une drachme par jour (3).
Il s’assemble tous les jours, excepté les jours de fêtes et les jours
regardés comme funestes. C’est aux prytanes qu’il appartient de le
convoquer, et de préparer d’avance les sujets des délibérations. Comme il
représente les tribus, il est représenté par les prytanes, qui, toujours
réunis en un même endroit, sont à portée de veiller sans cesse sur les
dangers qui menacent la république, et d’en instruire le sénat.
Pendant les 35 ou 36 jours que la classe des prytanes est en exercice, le peuple
s’assemble quatre fois ; et ces quatre assemblées, qui tombent le 11, le 20,
le 30 et le 33 de la Prytanie, se nomment assemblées ordinaires.
Dans la première, on confirme ou on destitue les magistrats qui viennent d’entrer
en place. On s’occupe des garnisons et des places qui font la sûreté de l’état,
ainsi que de certaines dénonciations publiques, et l’on finit par publier les
confiscations des biens ordonnées par les tribunaux. Dans la 2 e tout citoyen
qui a déposé sur l’autel un rameau d’olivier entouré de bandelettes
sacrées, peut s’expliquer avec liberté sur les objets relatifs à l’administration
et au gouvernement. La 3 e est destinée à recevoir les hérauts et les
ambassadeurs, qui ont auparavant rendu compte de leurs missions, ou présenté
leurs lettres de créance au sénat. La 4 e enfin roule sur les matières de
religion, telles que les fêtes, les sacrifices, etc.
Comme l’objet de ces assemblées est connu, et n’offre souvent rien de bien
intéressant, il fallait, il n’y a pas longtemps, y traîner le peuple avec
violence, ou le forcer par des amendes à s’y trouver. Mais il est plus assidu
depuis qu’on a pris le parti d’accorder un drait de présence de 3 oboles (4);
et comme on ne décerne aucune peine contre ceux qui se dispensent d’y venir,
il arrive que les pauvres y sont en plus grand nombre que les riches ; ce qui
entre mieux dans l’esprit des démocraties actuelles. Outre ces assemblées,
il s’en tient d’extraordinaires, lorsque l’état est menacé d’un
prochain danger. Ce sont quelquefois les prytanes, et plus souvent encore les
chefs des troupes qui les convoquent au nom et avec la permission du sénat.
Lorsque les circonstances le permettent, on y appelle tous les habitants de l’Attique.
Les femmes ne peuvent pas assister à l’assemblée. Les hommes au dessous de
20 ans n’en ont pas encore le droit. On cesse d’en jouïr, quand on a une
tache d’infamie ; et un étranger qui l’usurperait, serait puni de mort,
parce qu’il serait censé usurper la puissance souveraine, ou pouvoir trahir
le secret de l’état.
L’assemblée commence de très grand matin. Elle se tient au théâtre de
Bacchus ou dans le marché public, ou dans une grande enceinte voisine de la
citadelle, et nommée le Pnyx. Il faut six mille suffrages pour donner force de
loi à plusieurs de ses décrets. Cependant on n’est pas toujours en état de
les avoir ; et tant qu’a duré la guerre du Péloponèse, on n’a jamais pu
réunir plus de 5000 citoyens dans l’assemblée générale.
Elle est présidée par les chefs du sénat qui, dans des occasions importantes,
y assiste en corps. Les principaux officiers militaires y ont une place
distinguée. La garde de la ville, composée de Scythes, est commandée pour y
maintenir l’ordre. Quand tout le monde est assis dans l’enceinte purifiée
par le sang des victimes, un héraut se lève et récite une formule de voeux qu’on
prononce aussi dans le sénat toutes les fois qu’on y fait quelque
délibération. A ces voeux adressés au ciel pour la prospérité de la nation,
sont mêlées des imprécations effrayantes contre l’orateur qui aurait reçu
des présents pour tromper le peuple, ou le sénat, ou le tribunal des
héliastes. On propose ensuite le sujet de la délibération, ordinairement
contenu dans un décret préliminaire du sénat, qu’on lit à haute voix ; et
le héraut s’écrie : « Que les citoyens qui peuvent donner un avis utile à
la patrie, montent à la tribune, en commençant par ceux qui ont plus de 50
ans. » autrefois, en effet, il fallait avoir passé cet âge pour ouvrir le
premier avis ; mais on s’est relâché de cette règle comme de tant d’autres.
Quoique dès ce moment il soit libre à chacun des assistants de monter à la
tribune, cependant on n’y voit pour l’ordinaire que les orateurs de l’état.
Ce sont dix citoyens distingués par leurs talents, et spécialement chargés de
défendre les intérêts de la patrie dans les assemblées du sénat et du
peuple.
La question étant suffisamment éclaircie, les proèdres ou présidents du
sénat demandent au peuple une décision sur le décret qu’on lui a proposé.
Il donne quelquefois son suffrage par scrutin, mais plus souvent en tenant les
mains élevées ; ce qui est un signe d’approbation. Quand on s’est assuré
de la pluralité des suffrages, et qu’on lui a relu une dernière fois le
décret sans réclamation, les présidents congédient l’assemblée. Elle se
dissout avec le même tumulte qui, dès le commencement, a régné dans ses
délibérations.
Lorsqu’en certaines occasions, ceux qui conduisent le peuple, craignent l’influence
des hommes puissants, ils ont recours à un moyen quelquefois employé en d’autres
villes de la Grèce. Ils proposent d’opiner par tribus ; et le voeu de chaque
tribu se forme au gré des pauvres, qui sont en plus grand nombre que les
riches. C’est de ces diverses manières que l’autorité suprême manifeste
ses volontés ; car c’est dans le peuple qu’elle réside essentiellement. C’est
lui qui décide de la guerre et de la paix, qui reçoit les ambassadeurs, qui
ôte ou donne la force aux lois, nomme à presque toutes les charges, établit
les impôts, accorde le droit de citoyen aux étrangers, et décerne des
récompenses à ceux qui ont servi la patrie, etc.
Le sénat est le conseil perpétuel du peuple. Ceux qui le composent sont
communément des gens éclairés. L’examen qu’ils ont subi avant que d’entrer
en place, prouve du moins que leur conduite paraît irréprochable, et fait
présumer la draiture de leurs intentions. Le peuple ne doit rien statuer qui n’ait
été auparavant approuvé par le sénat. C’est d’abord au sénat que les
décrets (5) relatifs à l’administration ou au
gouvernement, doivent être présentés par le chef de la compagnie, ou par
quelqu’un des présidents, discutés par les orateurs publics, modifiés,
acceptés ou rejetés à la pluralité des suffrages par un corps de 500
citoyens, dont la plupart ont rempli les charges de la république, et joignent
les lumières à l’expérience.
Les décrets, en sortant de leurs mains, et avant le consentement du peuple, ont
par eux-mêmes assez de force pour subsister pendant que ce sénat est en
exercice ; mais il faut qu’ils saient ratifiés par le peuple, pour avoir une
autorité durable.
Tel est le réglement de Solon, dont l’intention était que le peuple ne pût
rien faire sans le sénat, et que leurs démarches fussent tellement
concertées, qu’on en vît naître les plus grands biens avec les moindres
divisions possibles. Mais pour produire et conserver cette heureuse harmonie, il
faudrait que le sénat pût encore imposer au peuple. Or, comme il change tous
les ans, et que ses officiers changent tous les jours, il n’a ni assez de
temps, ni assez d’intérêt pour retenir une portion de l’autorité ; et
comme après son année d’exercice, il a des honneurs et des grâces à
demander au peuple, il est forcé de le regarder comme son bienfaiteur, et par
conséquent comme son maître. Il n’y a point à la vérité de sujet de
divisions entre ces deux corps ; mais le choc qui résulterait de leur jalousie,
serait moins dangereux que cette union qui règne actuellement entre eux. Les
décrets approuvés par le sénat, sont non seulement rejetés dans l’assemblée
du peuple, mais on y vait tous les jours de simples particuliers leur en
substituer d’autres dont elle n’avait aucune connoissance, et qu’elle
adopte sur le champ. Ceux qui président, opposent à cette licence le droit qu’ils
ont d’écarter toutes les contestations. Tantôt ils ordonnent que le peuple n’opine
que sur le décret du sénat ; tantôt ils cherchent à faire tomber les
nouveaux décrets, en refusant de l’appeler aux suffrages, et en renvoyant l’affaire
à une autre assemblée. Mais la multitude se révolte presque toujours contre l’exercice
d’un drait qui l’empêche de délibérer ou de proposer ses vues. Elle
force, par des cris tumultueux, les chefs qui contrarient ses volontés, à
céder leurs places à d’autres présidents, qui lui rendent tout de suite une
liberté dont elle est si jalouse.
De simples particuliers ont dans les délibérations publiques l’influence que
le sénat devrait avoir. Les uns sont des factieux de la plus basse extraction,
qui par leur audace entraînent la multitude ; les autres, des citoyens riches,
qui la corrompent par leurs largesses ; les plus accrédités, des hommes
éloquents qui, renonçant à toute autre occupation, consacrent tout leur temps
à l’administration de l’état. Ils commencent pour l’ordinaire à s’essayer
dans les tribunaux de justice ; et quand ils s’y distinguent par le talent de
la parole, alors sous prétexte de servir leur patrie, mais le plus souvent pour
servir leur ambition, ils entrent dans une plus noble carrière, et se chargent
du soin pénible d’éclairer le sénat, et de conduire le peuple. Leur
profession, à laquelle ils se dévouent dans un âge très peu avancé, exige,
avec le sacrifice de leur liberté, des lumières profondes et des talents
sublimes ; car c’est peu de connoître en détail l’histoire, les lois, les
besoins, et les forces de la république, ainsi que des puissances voisines ou
éloignées ; c’est peu de suivre de l’oeil ces efforts rapides ou lents que
les états font sans cesse les uns contre les autres, et ces mouvements presque
imperceptibles qui les détruisent intérieurement, de prévenir la jalousie des
nations faibles et alliées, de déconcerter les mesures des nations puissantes
et ennemies, de démêler enfin les vrais intérêts de la patrie à travers une
foule de combinaisons et de rapports ; il faut encore faire valoir en public les
grandes vérités dont on s’est pénétré dans le particulier ; n’être
ému ni des menaces ni des applaudissements du peuple ; affronter la haîne des
riches, en les soumettant à de fortes impositions, celle de la multitude en l’arrachant
à ses plaisirs ou à son repos, celle des autres orateurs en dévoilant leurs
intrigues ; répondre des événements qu’on n’a pu empêcher, et de ceux qu’on
n’a pu prévoir ; payer de sa disgrâce les projets qui n’ont pas réussi,
et quelquefois même ceux que le succès a justifiés ; paroître plein de
confiance lorsqu’un danger éminent répand la terreur de tous côtés, et par
des lumières subites relever les espérances abattues ; courir chez les peuples
voisins ; former des ligues puissantes ; allumer, avec l’enthousiasme de la
liberté, la soif ardente des combats ; et après avoir rempli les devoirs d’homme
d’état, d’orateur et d’ambassadeur, aller sur le champ de bataille, pour
y sceller de son sang les avis qu’on a donnés au peuple du haut de la
tribune.
Tel est le partage de ceux qui sont à la tête du gouvernement. Les lois qui
ont prévu l’empire que des hommes si utiles et si dangereux prendraient sur
les esprits, ont voulu qu’on ne fît usage de leurs talents, qu’après s’être
assuré de leur conduite. Elles éloignent de la tribune celui qui aurait
frappé les auteurs de ses jours, ou qui leur refuserait les moyens de subsister
; parce qu’en effet on ne connaît guère l’amour de la patrie, quand on ne
connaît pas les sentiments de la nature. Elles en éloignent celui qui dissipe
l’héritage de ses pères, parce qu’il dissiperait avec plus de facilité
les trésors de l’état ; celui qui n’aurait pas d’enfants légitimes, ou
qui ne posséderait pas de biens dans l’Attique, parce que sans ces liens, il
n’aurait pour la république qu’un intérêt général, toujours suspect
quand il n’est pas joint à l’intérêt particulier ; celui qui refuserait
de prendre les armes à la voix du général, qui abandonnerait son bouclier
dans la mêlée, qui se livrerait à des plaisirs honteux, parce que la
lâcheté et la corruption, presque toujours inséparables, ouvriraient son ame
à toutes les espèces de trahison, et que d’ailleurs tout homme qui ne peut
ni défendre la patrie par sa valeur, ni l’édifier par ses exemples, est
indigne de l’éclairer par ses lumières. Il faut donc que l’orateur monte
à la tribune avec la sécurité et l’autorité d’une vie irréprochable.
Autrefois même ceux qui parlaient en public, n’accompagnaient leurs discours
que d’une action noble, tranquille et sans art, comme les vertus qu’ils
pratiquaient, comme les vérités qu’ils venaient annoncer ; et l’on se
souvient encore que Thémistocle, Aristide et Périclès, presque immobiles sur
la tribune, et les mains dans leurs manteaux, imposaient autant par la gravité
de leur maintien que par la force de leur éloquence. Loin de suivre ces
modèles, la plupart des orateurs ne laissent voir dans leurs traits, dans leurs
cris, dans leurs gestes et dans leurs vêtements, que l’assemblage effrayant
de l’indécence et de la fureur.
Mais cet abus n’est qu’un léger symptôme de l’infamie de leur conduite.
Les uns vendent leur talent et leur honneur à des puissances ennemies d’Athènes
; d’autres ont à leurs ordres des citoyens riches, qui, par un asservissement
passager, espèrent s’élever aux premières places ; tous se faisant une
guerre de réputation et d’intérêt, ambitionnent la gloire et l’avantage
de conduire le peuple le plus éclairé de la Grèce et de l’univers.
De là ces intrigues et ces divisions qui fermentent sans cesse dans le sein de
la république, et qui se développent avec éclat dans ses assemblées
tumultueuses. Car le peuple, si rampant quand il obéit, si terrible quand il
commande, y porte avec la licence de ses moeurs, celle qu’il croit attachée
à sa souveraineté. Toutes ses affections y sont extrêmes, tous ses excès
impunis. Les orateurs, comme autant de chefs de parti, y viennent secondés,
tantôt par des officiers militaires dont ils ont obtenu la protection, tantôt
par des factieux subalternes dont ils gouvernent la fureur. A peine sont-ils en
présence, qu’ils s’attaquent par des injures qui animent la multitude, ou
par des traits de plaisanterie qui la transportent hors d’elle-même. Bientôt
les clameurs, les applaudissements, les éclats de rire étouffent la voix des
sénateurs qui président à l’assemblée, des gardes dispersés de tous les
côtés pour y maintenir l’ordre, de l’orateur enfin qui voit tomber son
décret par ces mêmes petits moyens qui font si souvent échouer une pièce au
théâtre de Bacchus. C’est en vain que depuis quelque temps une des dix
tribus tirée au sort à chaque assemblée, se range auprès de la tribune pour
empêcher la confusion, et venir au secours des lois violées ; elle-même est
entraînée par le torrent qu’elle voudrait arrêter ; et sa vaine assistance
ne sert qu’à prouver la grandeur d’un mal entretenu non seulement par la
nature du gouvernement, mais encore par le caractère des Athéniens.
En effet, ce peuple qui a des sensations très vives et très passagères,
réunit plus que tous les autres peuples, les qualités les plus opposées, et
celles dont il est le plus facile d’abuser pour le séduire. L’histoire nous
le représente, tantôt comme un vieillard qu’on peut tromper sans crainte,
tantôt comme un enfant qu’il faut amuser sans cesse ; quelquefois déployant
les lumières et les sentiments des grandes ames ; aimant à l’excès les
plaisirs et la liberté, le repos et la gloire ; s’enivrant des éloges qu’il
reçoit ; applaudissant aux reproches qu’il mérite ; assez pénétrant pour
saisir aux premiers mots les projets qu’on lui communique, trop impatient pour
en écouter les détails et en prévoir les suites ; faisant trembler ses
magistrats dans l’instant même qu’il pardonne à ses plus cruels ennemis ;
passant avec la rapidité d’un éclair, de la fureur à la pitié, du
découragement à l’insolence, de l’injustice au repentir ; mobile surtout,
et frivole, au point que dans les affaires les plus graves et quelquefois les
plus désespérées, une parole dite au hasard, une saillie heureuse, le moindre
objet, le moindre accident, pourvu qu’il soit inopiné, suffit pour le
distraire de ses craintes, ou le détourner de son intérêt.
C’est ainsi qu’on vit autrefois presque toute une assemblée se lever, et
courir après un petit oiseau qu’Alcibiade, jeune encore, et parlant pour la
première fois en public, avait par mégarde laissé échapper de son sein.
C’est ainsi que vers le même temps l’orateur Cléon, devenu l’idole des
Athénienss qui ne l’estimaient guère, se jouait impunément de la faveur qu’il
avait acquise. Ils étaient assemblés, et l’attendaient avec impatience ; il
vint enfin pour les prier de remettre la délibération à un autre jour, parce
que devant donner à dîner à quelques étrangers de ses amis, il n’avait pas
le loisir de s’occuper des affaires de l’état. Le peuple se leva, battit
des mains, et l’orateur n’en eut que plus de crédit.
Je l’ai vu moi-même un jour très inquiet de quelques hostilités que
Philippe venait d’exercer, et qui semblaient annoncer une rupture prochaine.
Dans le temps que les esprits étaient le plus agités, parut sur la tribune un
homme très petit et tout contrefait. C’était Léon, ambassadeur de Byzance,
qui joignait aux désagréments de la figure cette gaîté et cette présence d’esprit
qui plaisent si fort aux Athéniens. A cette vue, ils firent de si grands
éclats de rire, que Léon ne pouvait obtenir un moment de silence. « Eh que
feriez-vous donc, leur dit-il enfin, si vous voyiez ma femme ? Elle vient à
peine à mes genoux. Cependant, tout petits que nous sommes, quand la division
se met entre nous, la ville de Byzance ne peut pas nous contenir. » Cette
plaisanterie eut tant de succès, que les Athéniens accordèrent sur le champ
les secours qu’il était venu demander.
Enfin on les a vu faire lire en leur présence des lettres de Philippe, qu’on
avait interceptées, en être indignés, et néanmoins ordonner qu’on
respectât celles que le prince écrivait à son épouse, et qu’on les
renvoyât sans les ouvrir. Comme il est très aisé de connaître et d’enflammer
les passions et les goûts d’un pareil peuple, il est très facile aussi de
gagner sa confiance, et il ne l’est pas moins de la perdre ; mais pendant qu’on
en jouit, on peut tout dire, tout entreprendre, le pousser au bien ou au mal
avec une égale ardeur de sa part. Quand il était guidé par des hommes fermes
et vertueux, il n’accordait les magistratures, les ambassades, les
commandements des armées, qu’aux talents réunis aux vertus. De nos jours il
a fait des choix dont il aurait à rougir ; mais c’est la faute des flatteurs
qui le conduisent, flatteurs aussi dangereux que ceux des tyrans, et qui ne
savent de même rougir que de leur disgrâce. Le sénat étant dans la
dépendance du peuple, et le peuple se livrant sans réserve à des chefs qui l’égarent,
si quelque chose peut maintenir la démocratie, ce sont les haînes
particulières ; c’est la facilité qu’on a de poursuivre un orateur qui
abuse de son crédit. On l’accuse d’avoir transgressé les lois ; et comme
cette accusation peut être relative à sa personne ou à la nature de son
décret, de là deux sortes d’accusations auxquelles il est sans cesse
exposé.
La première a pour objet de le flétrir aux yeux de ses concitoyens. S’il a
reçu des présents pour trahir sa patrie, si sa vie se trouve souillée de
quelque tache d’infamie, et sur-tout de ces crimes dont nous avons parlé plus
haut, et dont il dait être exempt pour remplir les fonctions de son ministère,
alors il est permis à tout particulier d’intenter contre lui une action
publique. Cette action qui prend différents noms suivant la nature du délit,
se porte devant le magistrat, qui connoît en première instance du crime dont
il est question. Quand la faute est légère, il le condamne à une faible
amende ; quand elle est grave, il le renvoie à un tribunal supérieur ; quand
elle est avérée, l’accusé convaincu subit, entre autres peines, celle de ne
plus monter à la tribune.
Les orateurs, qu’une conduite régulière met à l’abri de cette première
espèce d’accusation, n’en ont pas moins à redouter la seconde, qu’on
appelle accusation pour cause d’illégalité.
Parmi cette foule de décrets qu’on vait éclore de temps à autre avec la
sanction du sénat et du peuple, il s’en trouve qui sont manifestement
contraires au bien de l’état, et qu’il est important de ne pas laisser
subsister. Mais comme ils sont émanés de la puissance législative, il semble
qu’aucun pouvoir, aucun tribunal n’est en drait de les annuller. Le peuple
même ne dait pas l’entreprendre, parce que les orateurs, qui ont déja
surpris sa religion, la surprendraient encore. Quelle ressource aura donc la
république ? Une loi étrange au premier aspect, mais admirable, et tellement
essentielle, qu’on ne saurait la supprimer, ou la négliger, sans détruire la
démocratie ; c’est celle qui autorise le moindre des citoyens à se pourvoir
contre un jugement de la nation entière, lorsqu’il est en état de montrer
que ce décret est contraire aux lois déjà établies.
Dans ces circonstances, c’est le souverain invisible, ce sont les lois qui
viennent protester hautement contre le jugement national qui les a violées ; c’est
au nom des lois, qu’on intente l’accusation ; c’est devant le tribunal,
principal dépositaire et vengeur des lois, qu’on le poursuit ; et les juges,
en cassant le décret, déclarent seulement que l’autorité du peuple s’est
trouvée, malgré lui, en opposition avec celle des lois ; ou plutôt ils
maintiennent ses volontés anciennes et permanentes, contre ses volontés
actuelles et passagères. La réclamation des lois ayant suspendu la force et l’activité
que le peuple avait données au décret, et le peuple ne pouvant être cité en
justice, on ne peut avoir d’action que contre l’orateur qui a proposé ce
décret ; et c’est contre lui, en effet, que se dirige l’accusation pour
cause d’illégalité. On tient pour principe, que s’étant mêlé de l’administration
sans y être contraint, il s’est exposé à l’alternative d’être honoré
quand il réussit, d’être puni quand il ne réussit pas.
La cause s’agite d’abord devant le premier des archontes, ou devant les six
derniers. Après les informations préliminaires, elle est présentée au
tribunal des héliastes, composé pour l’ordinaire de 500 juges, et
quelquefois de 1000, de 1500, de 2000. Ce sont les mêmes magistrats qui,
suivant la nature du délit, décident du nombre, qu’ils ont en certaines
occasions porté jusqu’à 6000.
On peut attaquer le décret, lorsqu’il n’est encore approuvé que par le
sénat ; on peut attendre que le peuple l’ait confirmé. Quelque parti que l’on
choisisse, il faut intenter l’action dans l’année, pour que l’orateur
sait puni : au-delà de ce terme, il ne répond plus de son décret. Après que
l’accusateur a produit les moyens de cassation, et l’accusé ceux de
défense, on recueille les suffrages. Si le premier n’en obtient pas la 5 e
partie, il est obligé de payer 500 drachmes au trésor public (6),
et l’affaire est finie. Si le second succombe, il peut demander qu’on
modère la peine ; mais il n’évite guère ou l’exil, ou l’interdiction,
ou de fortes amendes. Ici, comme dans quelques autres espèces de causes, le
temps des plaidoiries et du jugement, est divisé en trois parties : l’une
pour celui qui attaque ; l’autre, pour celui qui se défend ; la troisîème,
quand elle a lieu, pour statuer sur la peine.
Il n’est point d’orateur qui ne frémisse à l’aspect de cette accusation,
et point de ressort qu’il ne fasse jouer pour en prévenir les suites. Les
prières, les larmes, un extérieur négligé, la protection des officiers
militaires, les détours de l’éloquence ; tout est mis en usage par l’accusé,
ou par ses amis.
Ces moyens ne réussissent que trop ; et nous avons vu l’orateur Aristophon se
vanter d’avoir subi 75 accusations de ce genre, et d’en avoir toujours
triomphé. Cependant, comme chaque orateur fait passer plusieurs décrets
pendant son administration ; comme il lui est essentiel de les multiplier pour
maintenir son crédit ; comme il est entouré d’ennemis que la jalousie rend
très clairvoyants ; comme il est facile de trouver, par des conséquences
éloignées, ou des interprétations forcées, une opposition entre ses avis, sa
conduite et les lois nombreuses qui sont en vigueur : il est presque impossible
qu’il ne sait tôt ou tard la victime des accusations dont il est sans cesse
menacé. J’ai dit que les lois d’Athènes sont nombreuses. Outre celles de
Dracon qui subsistent en partie, outre celles de Solon qui servent de base au
droit civil, il s’en est glissé plusieurs autres, que les circonstances ont
fait naître, ou que le crédit des orateurs a fait adopter.
Dans tout gouvernement, il devrait être difficile de supprimer une loi
ancienne, et d’en établir une nouvelle ; et cette difficulté devrait être
plus grande chez un peuple qui, tout-à-la-fois sujet et souverain, est toujours
tenté d’adoucir ou de secouer le joug qu’il s’est imposé lui-même.
Solon avait tellement lié les mains à la puissance législative, qu’elle ne
pouvait toucher aux fondements de sa législation, qu’avec des précautions
extrêmes. Un particulier qui propose d’abroger une ancienne loi, doit en
même temps lui en substituer une autre. Il les présente toutes deux au sénat
qui, après les avoir balancées avec soin, ou désapprouve le changement
projeté, ou ordonne que ses officiers en rendront compte au peuple dans l’assemblée
générale, destinée, entre autres choses, à l’examen et au recensement des
lois qui sont en vigueur. C’est celle qui se tient le 11 e jour du premier
mois de l’année. Si la loi paroît en effet devoir être révoquée, les
prytanes renvoient l’affaire à l’assemblée qui se tient ordinairement 19
jours après, et l’on nomme d’avance cinq orateurs qui doivent y prendre la
défense de la loi qu’on veut proscrire. En attendant, on affiche tous les
jours cette loi, ainsi que celle qu’on veut mettre à sa place, sur des
statues exposées à tous les yeux. Chaque particulier compare à loisir les
avantages et les inconvénients de l’une et de l’autre. Elles font l’entretien
des sociétés : le voeu du public se forme par degrés, et se manifeste
ouvertement à l’assemblée indiquée. Cependant elle ne peut rien décider
encore. On nomme des commissaires, quelquefois au nombre de 1001, auxquels on
donne le nom de législateurs, et qui tous doivent avoir siégé parmi les
héliastes. Ils forment un tribunal, devant lequel comparaissent, et celui qui
attaque la loi ancienne, et ceux qui la défendent. Les commissaires ont le
pouvoir de l’abroger, sans recourir de nouveau au peuple : ils examinent
ensuite si la loi nouvelle est convenable aux circonstances, relative à tous
les citoyens, conforme aux autres lois ; et après ces préliminaires, ils la
confirment eux-mêmes, ou la présentent au peuple qui lui imprime par ses
suffrages le sceau de l’autorité. L’orateur qui a occasionné ce
changement, peut être poursuivi, non pour avoir fait supprimer une loi devenue
inutile, mais pour en avoir introduit une qui peut être pernicieuse.
Toutes les lois nouvelles doivent être proposées et discutées de la même
manière. Cependant, malgré les formalités dont je viens de parler, malgré l’obligation
où sont certains magistrats, de faire tous les ans une révision exacte des
lois, il s’en est insensiblement glissé dans le code un si grand nombre de
contradictoires et d’obscures, qu’on s’est vu forcé, dans ces derniers
temps, d’établir une commission particulière pour en faire un choix. Mais
son travail n’a rien produit jusqu’à présent. C’est un grand bien que la
nature de la démocratie ait rendu les délais et les examens nécessaires,
lorsqu’il s’agit de la législation ; mais c’est un grand mal qu’elle
les exige souvent dans des occasions qui demandent la plus grande célérité.
Il ne faut dans une monarchie qu’un instant pour connaître et exécuter la
volonté du souverain. Il faut ici d’abord consulter le sénat ; il faut
convoquer l’assemblée du peuple ; il faut qu’il sait instruit, qu’il
délibère, qu’il décide. L’exécution entraîne encore plus de lenteurs.
Toutes ces causes retardent si fort le mouvement des affaires, que le peuple est
quelquefois obligé d’en renvoyer la décision au sénat : mais il ne fait ce
sacrifice qu’à regret ; car il craint de ranimer une faction qui l’a
autrefois dépouillé de son autorité. C’est celle des partisans de l’aristocratie.
Ils sont abattus aujourd’hui ; mais ils n’en seraient que plus ardents à
détruire un pouvoir qui les écrase et les humilie. Le peuple les hait d’autant
plus, qu’il les confond avec les tyrans.
Nous avons considéré jusqu’ici le sénat et le peuple, comme uniquement
occupés du grand objet du gouvernement : on doit les regarder comme deux
espèces de cours de justice, où se portent les dénonciations de certains
délits ; et ce qui peut surprendre, c’est qu’à l’exception de quelques
amendes légères que décerne le sénat, les autres causes, après avoir subi
le jugement, ou du sénat, ou du peuple, ou de tous les deux, l’un après l’autre,
sont ou doivent être renvoyées à un tribunal qui juge définitivement. J’ai
vu un citoyen qu’on accusait de retenir les deniers publics, condamné d’abord
par le sénat, ensuite par les suffrages du peuple balancés pendant toute une
journée, enfin par deux tribunaux qui formaient ensemble le nombre de 1001
juges.
On a cru avec raison que la puissance exécutrice distinguée de la
législative, n’en devait pas être le vil instrument. Mais je ne dois pas
dissimuler que dans des temps de trouble et de corruption, une loi si sage a
été plus d’une fois violée, et que des orateurs ont engagé le peuple qu’ils
gouvernaient, à retenir certaines causes, pour priver du recours aux tribunaux
ordinaires, des accusés qu’ils voulaient perdre (7).
Des magistrats d’Athènes.
Dans ce choc violent
de passions et de devoirs, qui se fait sentir par-tout où il y a des hommes, et
encore plus lorsque ces hommes sont libres et se
croient indépendants, il faut que l’autorité toujours armée pour repousser
la licence, veille sans cesse pour en éclairer les démarches ; et comme elle
ne peut pas toujours agir par elle-même, il faut que plusieurs magistratures la
rendent présente et redoutable en même temps dans tous les lieux. Le peuple s’assemble
dans les quatre derniers jours de l’année, pour nommer aux magistratures ; et
quoique par la loi d’Aristide, il puisse les conférer au moindre des
Athéniens, on le voit presque toujours n’accorder qu’aux citoyens les plus
distingués celles qui peuvent influer sur le salut de l’état. Il déclare
ses volontés par la voie des suffrages ou par la voie du sort.
Les places qu’il confère alors sont en très grand nombre. Ceux qui les
obtiennent, doivent subir un examen devant le tribunal des héliastes ; et comme
si cette épreuve ne suffisait pas, on demande au peuple, à la première
assemblée de chaque mois, ou Prytanie, s’il a des plaintes à porter contre
ses magistrats. Aux moindres accusations, les chefs de l’assemblée
recueillent les suffrages ; et s’ils sont contraires au magistrat accusé, il
est destitué, et traîné devant un tribunal de justice qui prononce
définitivement. La première et la plus importante des magistratures est celle
des archontes ; ce sont neuf des principaux citoyens, chargés non seulement d’exercer
la police, mais encore de recevoir en première instance les dénonciations
publiques, et les plaintes des citoyens opprimés.
Deux examens subis, l’un dans le sénat et l’autre dans le tribunal des
héliastes, doivent précéder ou suivre immédiatement leur nomination. On
exige, entre autres conditions, qu’ils soient fils et petit-fils de citoyens,
qu’ils aient toujours respecté les auteurs de leurs jours, et qu’ils aient
porté les armes pour le service de la patrie. Ils jurent ensuite de maintenir
les lois, et d’être inaccessibles aux présents. Ils le jurent sur les
originaux mêmes des lois, que l’on conserve avec un respect religieux. Un
nouveau motif devrait rendre ce serment plus inviolable. En sortant de place,
ils ont l’espoir d’être, après un autre examen, reçus au sénat de l’aréopage
; c’est le plus haut degré de fortune pour une âme vertueuse. Leur personne,
comme celle de tous les magistrats, doit être sacrée. Quiconque les
insulterait par des violences ou des injures, lorsqu’ils ont sur leur tête
une couronne de myrte, symbole de leur dignité, serait exclu de la plupart des
privilèges des citoyens, ou condamné à payer une amende ; mais il faut aussi
qu’ils méritent par leur conduite, le respect qu’on accorde à leur place.
Les trois premiers archontes ont chacun en particulier un tribunal, où ils
siègent accompagnés de deux assesseurs qu’ils ont choisis eux-mêmes. Les
six derniers, nommés thesmothètes, ne forment qu’une seule et même
juridiction. à ces divers tribunaux ressortissent diverses causes. Les
archontes ont le droit de tirer au sort les juges des cours supérieures. Ils
ont des fonctions et des prérogatives qui leur sont communes. Ils en ont d’autres
qui ne regardent qu’un archonte en particulier. Par exemple, le 1 er qui s’appelle
Eponyme, parce que son nom paraît à la tête des actes et des décrets qui se
font pendant l’année de son exercice, doit spécialement étendre ses soins
sur les veuves et sur les pupilles ; le 2 e ou le roi, écarter des mystères et
des cérémonies religieuses ceux qui sont coupables d’un meurtre ; le 3 e ou
le polémarque, exercer une sorte de juridiction sur les étrangers établis à
Athènes. Tous trois président séparément à des fêtes et à des jeux
solennels. Les six derniers fixent les jours où les cours supérieures doivent
s’assembler ; font leur ronde pendant la nuit pour maintenir dans la ville l’ordre
et la tranquillité, et président à l’élection de plusieurs
magistraturessubalternes.
Après l’élection des archontes se fait celle des stratèges ou généraux d’armées,
des hipparques ou généraux de la cavalerie, des officiers préposés à la
perception et à la garde des deniers publics, de ceux qui veillent à l’approvisionnement
de la ville, de ceux qui doivent entretenir les chemins, et de quantité d’autres
qui ont des fonctions moins importantes.
Quelquefois les tribus assemblées en vertu d’un décret du peuple,
choisissent des inspecteurs et des trésoriers, pour réparer des ouvrages
publics près de tomber en ruines. Les magistrats de presque tous ces
départements sont au nombre de dix ; et comme il est de la nature de ce
gouvernement de tendre toujours à l’égalité, on en
tire un de chaque tribu. Un des plus utiles établissements en ce genre, est une
chambre des comptes que l’on renouvelle tous les ans dans l’assemblée
générale du peuple, et qui est composée de dix officiers. Les archontes, les
membres du sénat, les commandants des galères, les ambassadeurs, les
aréopagites, les ministres mêmes des autels, tous ceux en un mot qui ont eu
quelque commission relative à l’administration, doivent s’y présenter, les
uns en sortant de place, les autres en des temps marqués, ceux-ci pour rendre
compte des sommes qu’ils ont reçues, ceux-là pour justifier leurs
opérations, d’autres enfin pour montrer seulement qu’ils n’ont rien à
redouter de la censure.
Ceux qui refusent de comparaître, ne peuvent ni tester, ni s’expatrier, ni
remplir une seconde magistrature, ni recevoir de la part du public la couronne
qu’il décerne à ceux qui le servent avec zèle ; ils peuvent même être
déférés au sénat ou à d’autres tribunaux, qui leur impriment des taches d’infamie
encore plus redoutables.
Dès qu’ils sont sortis de place, il est permis à tous les citoyens de les
poursuivre. Si l’accusation roule sur le péculat, la chambre des comptes en
prend connaissance ; si elle a pour objet d’autres crimes, la cause est
renvoyée tout de suite aux tribunaux
ordinaires.
Des tribunaux de justice à Athènes.
Le droit de
protéger l’innocence ne s’acquiert point ici par la naissance ou par les
richesses. C’est le privilège de chaque citoyen. Comme ils peuvent tous
assister à l’assemblée de la nation, et décider des intérêts de l’état,
ils peuvent tous donner leurs suffrages dans les cours de justice, et régler
les intérêts des particuliers. La qualité de juge n’est donc ni une charge,
ni une magistrature ; c’est une commission passagère, respectable par son
objet, mais avilie par les motifs qui déterminent la plupart des Athéniens à
s’en acquitter. L’appât du gain les rend assidus aux tribunaux, ainsi qu’à
l’assemblée générale. On leur donne à chacun 3 oboles (8)
par séance ; et cette légère rétribution forme pour l’état une charge
annuelle d’environ 150 talents (9) ; car
le nombre des juges est immense, et se monte à six
mille environ. Un athénien qui a plus de 30 ans, qui a mené une vie sans
reproche, qui ne doit rien au trésor public, a les qualités requises pour
exercer les fonctions de la justice. Le sort décide tous les ans du tribunal
où il doit se placer.
C’est par cette voie que les tribunaux sont remplis. On en compte dix
principaux : 4 pour les meurtres, 6 pour les autres causes tant criminelles que
civiles. Parmi les premiers, l’un connaît du meurtre involontaire ; le
second, du meurtre commis dans le cas d’une juste défense ; le troisième, du
meurtre dont l’auteur, auparavant banni de sa patrie pour ce délit, n’aurait
pas encore purgé le décret qui l’en éloignait ; le quatrième enfin, du
meurtre occasionné par la chute d’une pierre, d’un arbre et par d’autres
accidents de même nature. On verra dans le chapitre suivant que l’aréopage
connaît de l’homicide prémédité.
Tant de juridictions pour un même crime ne prouvent pas qu’il soit à
présent plus commun ici qu’ailleurs, mais seulement qu’elles furent
instituées dans des siècles où l’on ne connaissait d’autre droit que
celui de la force, et en effet elles sont toutes des temps héroïques. On
ignore l’origine des autres tribunaux ; mais ils ont dû s’établir à
mesure que les sociétés se perfectionnant, la ruse a pris la place de la
violence.
Ces dix cours souveraines, composées la plupart de 500 juges, et quelques-unes
d’un plus grand nombre encore, n’ont aucune activité par elles-mêmes, et
sont mises en mouvement par les neuf archontes. Chacun de ces magistrats y porte
les causes dont il a pris connaissance, et y préside pendant qu’elles y sont
agitées.
Leurs assemblées ne pouvant concourir avec celles du peuple, puisque les unes
et les autres sont composées à peu près des mêmes personnes, c’est aux
archontes à fixer le temps des premières ; c’est à eux aussi de tirer au
sort les juges qui doivent remplir ces différents tribunaux.
Le plus célèbre de tous est celui des héliastes, où se portent toutes les
grandes causes qui intéressent l’état ou les particuliers. Nous avons dit
plus haut qu’il est composé pour l’ordinaire de 500 juges ; et qu’en
certaines occasions les magistrats ordonnent à d’autres tribunaux de se
réunir à celui des héliastes, de manière que le nombre des juges va
quelquefois jusqu’à 6000.
Ils promettent, sous la foi du serment, de juger suivant les lois et suivant les
décrets du sénat et du peuple, de ne recevoir aucun présent, d’entendre
également les deux parties, de s’opposer de toutes leurs forces à ceux qui
feraient la moindre tentative contre la forme actuelle du gouvernement. Des
imprécations terribles contre eux-mêmes et contre leur famille, terminent ce
serment qui contient plusieurs autres articles moins essentiels. Si dans ce
chapitre et dans les suivants, je voulais suivre les détails de la
jurisprudence athénienne, je m’égarerais dans des routes obscures et
pénibles ; mais je dois parler d’un établissement qui m’a paru favorable
aux plaideurs de bonne foi. Tous les ans, 40 officiers subalternes parcourent
les bourgs de l’Attique, y tiennent leurs assises, statuent sur certains actes
de violence, terminent les procès où il ne s’agit que d’une très légère
somme, de dix drachmes tout au plus (10), et
renvoient aux arbitres les causes plus considérables. Ces arbitres sont tous
gens bien famés, et âgés d’environ 60 ans : à la fin de chaque année on
les tire au sort, de chaque tribu, au nombre de 44. Les parties qui ne veulent
point s’exposer à essuyer les lenteurs de la justice ordinaire, ni à
déposer une somme d’argent avant le jugement, ni à payer l’amende
décernée contre l’accusateur qui succombe, peuvent remettre leurs intérêts
entre les mains d’un ou de plusieurs arbitres qu’elles nomment elles-mêmes,
ou que l’archonte tire au sort en leur présence. Quand ils sont de leur
choix, elles font serment de s’en rapporter à leur décision, et ne peuvent
point en appeler ; si elles les ont reçus par la voie du sort, il leur reste
celle de l’appel ; et les arbitres ayant mis les dépositions des témoins, et
toutes les pièces du procès dans une boîte qu’ils ont soin de sceller, les
font passer à l’archonte, qui doit porter la cause à l’un des tribunaux
supérieurs. Si, à la sollicitation d’une seule partie, l’archonte a
renvoyé l’affaire à des arbitres tirés au sort, l’autre partie a le
droit, ou de réclamer contre l’incompétence du tribunal, ou d’opposer d’autres
fins de non-recevoir.
Les arbitres, obligés de condamner des parents ou des amis, pourraient être
tentés de prononcer un jugement inique : on leur a ménagé des moyens de
renvoyer l’affaire à l’une des cours souveraines. Ils pourraient se laisser
corrompre par des présents, ou céder à des préventions particulières : la
partie lésée a le droit, à la fin de l’année, de les poursuivre devant un
tribunal, et de les forcer à justifier leur sentence. La crainte de cet examen
pourrait les engager à ne pas remplir leurs fonctions : la loi attache une
flétrissure à tout arbitre qui, tiré au sort, refuse son ministère.
Quand j’ouïs parler pour la première fois du serment, je ne le crus
nécessaire qu’à des nations grossières à qui le mensonge coûterait moins
que le parjure. J’ai vu cependant les Athéniens l’exiger des magistrats,
des sénateurs, des juges, des orateurs, des témoins, de l’accusateur qui a
tant d’intérêt à le violer, de l’accusé qu’on met dans la nécessité
de manquer à sa religion, ou de se manquer à lui-même. Mais j’ai vu aussi
que cette cérémonie auguste n’était plus qu’une formalité, outrageante
pour les dieux, inutile à la société, et offensante pour ceux qu’on oblige
à s’y soumettre. Un jour le philosophe Xénocrate, appelé en témoignage,
fit sa déposition, et s’avança vers l’autel pour la confirmer. Les juges
en rougirent ; et s’opposant de concert à la prestation du serment, ils
rendirent hommage à la probité d’un témoin si respectable. Quelle idée
avaient-ils donc des autres ?
Les habitants des îles et des villes soumises à la république, sont obligés
de porter leurs affaires aux tribunaux d’Athènes, pour qu’elles y soient
jugées en dernier ressort. L’état profite des droits qu’ils payent en
entrant dans le port, et de la dépense qu’ils font dans la ville. Un autre
motif les prive de l’avantage de terminer leurs différends chez eux. S’ils
avaient des juridictions souveraines, ils n’auraient à solliciter que la
protection de leurs gouverneurs, et pourraient dans une infinité d’occasions
opprimer les partisans de la démocratie ; au lieu qu’en les attirant ici, on
les force de s’abaisser devant ce peuple qui les attend aux tribunaux, et qui
n’est que trop porté à mesurer la justice qu’il leur rend, sur le degré d’affection
qu’ils ont pour son autorité.
De l’aréopage.
Le sénat de l’aréopage
est le plus ancien et néanmoins le plus intègre des tribunaux d’Athènes. Il
s’assemble quelquefois dans le portique royal ; pour l’ordinaire sur une
colline peu éloignée de la citadelle, et dans une espèce de salle qui n’est
garantie des injures de l’air que par un toit rustique.
Les places des sénateurs sont à vie ; le nombre en est illimité. Les
archontes, après leur année d’exercice, y sont admis ; mais ils doivent
montrer dans un examen solennel, qu’ils ont rempli leurs fonctions avec autant
de zèle que de fidélité. Si dans cet examen il s’en est trouvé d’assez
habiles ou d’assez puissants pour échapper ou se soustraire à la sévérité
de leurs censeurs, ils ne peuvent, devenus aréopagites, résister à l’autorité
de l’exemple, et sont forcés de paraître vertueux, comme en certains corps
de milice, on est forcé de montrer du courage. La réputation dont jouït ce
tribunal depuis tant de siècles, est fondée sur des titres qui la
transmettront aux siècles suivans. L’innocence obligée d’y comparaître, s’en
approche sans crainte ; et les coupables convaincus et condamnés, se retirent
sans oser se plaindre.
Il veille sur la conduite de ses membres, et les juge sans partialité,
quelquefois même pour des fautes légères. Un sénateur fut puni pour avoir
étouffé un petit oiseau qui, saisi de frayeur, s’était réfugié dans son
sein. C’était l’avertir qu’un coeur fermé à la pitié ne doit pas
disposer de la vie des citoyens.
Aussi les décisions de cette cour sont-elles regardées comme des règles, non
seulement de sagesse, mais encore d’humanité. J’ai vu traîner en sa
présence une femme accusée de poison. Elle avait voulu s’attacher un homme
qu’elle adorait, par un philtre dont il mourut. On la renvoya, parce qu’elle
était plus malheureuse que coupable (11).
Des compagnies, pour prix de leurs services, obtiennent du peuple une couronne
et d’autres marques d’honneur. Celle dont je parle n’en demande point, et
n’en doit pas solliciter. Rien ne la distingue tant, que de n’avoir pas
besoin des distinctions. A la naissance de la comédie, il fut permis à tous
les Athéniens de s’exercer dans ce genre de littérature : on n’excepta que
les membres de l’aréopage. Et comment des hommes si graves dans leur
maintien, et si sévères dans leurs moeurs, pourraient-ils s’occuper des
ridicules de la société ? On rapporte sa première origine au temps de
Cécrops ; mais il en dut une plus brillante à Solon, qui le chargea du
maintien des moeurs. Il connut alors de presque tous les crimes, tous les vices,
tous les abus. L’homicide volontaire, l’empoisonnement, le vol, les
incendies, le libertinage, les innovations, soit dans le système religieux,
soit dans l’administration publique, excitèrent tour-à-tour sa vigilance. Il
pouvait, en pénétrant dans l’intérieur des maisons, condamner comme
dangereux, tout citoyen inutile, et comme criminelle, toute dépense qui n’était
pas proportionnée aux moyens. Comme il mettait la plus grande fermeté à punir
les crimes, et la plus grande circonspection à réformer les moeurs ; comme il
n’employait les châtimens qu’après les avis et les menaces, il se fit
aimer en exerçant le pouvoir le plus absolu.
L’éducation de la jeunesse devint le premier objet de ses soins. Il montrait
aux enfans des citoyens la carrière qu’ils doivent parcourir, et leur donnait
des guides pour les y conduire. On le vit souvent augmenter par ses
libéralités l’émulation des troupes, et décerner des récompenses à des
particuliers qui remplissaient dans l’obscurité les devoirs de leur état.
Pendant la guerre des Perses, il mit tant de zèle et de constance à maintenir
les lois, qu’il donna plus de ressort au gouvernement.
Cette institution, trop belle pour subsister longtemps, ne dura qu’environ un
siècle. Périclès entreprit d’affaiblir une autorité qui contraignoit la
sienne. Il eut le malheur de réussir ; et dès ce moment il n’y eut plus de
censeurs dans l’état, ou plutôt tous les citoyens le devinrent eux-mêmes.
Les délations se multiplièrent, et les moeurs reçurent une atteinte fatale.
Il n’exerce à présent une juridiction proprement dite, qu’à l’égard
des blessures et des homicides prémédités, des incendies, du poison, et de
quelques fautes moins essentielles.
Quand il est question d’un meurtre, le second des archontes fait les
informations, les porte à l’aréopage, se mêle parmi les juges, et prononce
avec eux les peines que prescrivent des lois gravées sur une colonne.
Quand il s’agit d’un crime qui intéresse l’état ou la religion, son
pouvoir se borne à instruire le procès. Tantôt c’est de lui-même qu’il
fait les informations ; tantôt c’est le peuple assemblé qui le charge de ce
soin. La procédure finie, il en fait son rapport au peuple sans rien conclure.
L’accusé peut alors produire de nouveaux moyens de défense ; et le peuple
nomme des orateurs qui poursuivent l’accusé devant une des cours
supérieures. Les jugements de l’aréopage sont précédés par des
cérémonies effrayantes. Les deux parties placées au milieu des débris
sanglants des victimes, font un serment, et le confirment par des imprécations
terribles contre elles-mêmes et contre leurs familles. Elles prennent à
témoins les redoutables Euménides, qui d’un temple voisin où elles sont
honorées, semblent entendre leurs voix, et se disposer à punir les parjures.
Après ces préliminaires, on discute la cause. Ici la vérité a seule le droit
de se présenter aux juges. Ils redoutent l’éloquence autant que le mensonge.
Les avocats doivent sévèrement bannir de leurs discours, les péroraisons, les
écarts, les ornemens du style, le ton même du sentiment ; ce ton qui enflamme
si fort l’imagination des hommes, et qui a tant de pouvoir sur les ames
compatissantes. La passion se peindrait vainement dans les yeux et dans les
gestes de l’orateur ; l’aréopage tient presque toutes ses séances pendant
la nuit.
La question étant suffisamment éclaircie, les juges déposent en silence leurs
suffrages dans deux urnes, dont l’une s’appelle l’urne de la mort, l’autre
celle de la miséricorde. En cas de partage, un officier subalterne ajoute, en
faveur de l’accusé, le suffrage de Minerve. On le nomme ainsi, parce que,
suivant une ancienne tradition, cette déesse assistant dans le même tribunal,
au jugement d’Oreste, donna son suffrage pour départager les juges.
Dans des occasions importantes, où le peuple animé par ses orateurs, est sur
le point de prendre un parti contraire au bien de l’état, on voit quelquefois
les aréopagites se présenter à l’assemblée, et ramener les esprits, soit
par leurs lumières, soit par leurs prières. Le peuple qui n’a plus rien à
craindre de leur autorité, mais qui respecte encore leur sagesse, leur laisse
quelquefois la liberté de revoir ses propres jugemens. Les faits que je vais
rapporter, se sont passés de mon temps.
Un citoyen banni d’Athènes osait y reparaître. On l’accusa devant le
peuple, qui crut devoir l’absoudre à la persuasion d’un orateur
accrédité. L’aréopage ayant pris connoissance de cette affaire, ordonna de
saisir le coupable, le traduisit de nouveau devant le peuple, et le fit
condamner. Il était question de nommer des députés à l’assemblée des
amphictyons. Parmi ceux que le peuple avait choisis, se trouvait l’orateur
Eschine, dont la conduite avait laissé quelques nuages dans les esprits. L’aréopage,
sur qui les talents sans la probité ne font aucune impression, informa de la
conduite d’Eschine ; et prononça que l’orateur Hypéride lui paraissait
plus digne d’une si honorable commission. Le peuple nomma Hypéride. Il est
beau que l’aréopage, dépouillé de presque toutes ses fonctions, n’ait
perdu ni sa réputation, ni son intégrité, et que dans sa disgrace même il
force encore les hommages du public. J’en citerai un autre exemple qui s’est
passé sous mes yeux. Il s’était rendu à l’assemblée générale, pour
dire son avis sur le projet d’un citoyen nommé Timarque, qui bientôt après
fut proscrit pour la corruption de ses moeurs. Autolycus portoit la parole au
nom de son corps. Ce sénateur élevé dans la simplicité des temps anciens,
ignorait l’indigne abus que l’on fait aujourd’hui des termes les plus
usités dans la conversation. Il lui échappa un mot qui, détourné de son vrai
sens, pouvoit faire allusion à la vie licencieuse de Timarque. Les assistants
applaudirent avec transport, et Autolycus prit un maintien plus sévère. Après
un moment de silence, il voulut continuer ; mais le peuple donnant aux
expressions les plus innocentes une interprétation maligne, ne cessa de l’interrompre
par un bruit confus et des rires immodérés. Alors un citoyen distingué s’étant
levé, s’écria : « N’avez-vous pas de honte, Athéniens, de vous livrer à
de pareils excès, en présence des aréopagites ? » Le peuple répondit qu’il
connoissait les égards dus à la majesté de ce tribunal ; mais qu’il était
des circonstances où l’on ne pouvait pas se contenir dans les bornes du
respect. Que de vertus n’a-t-il pas fallu pour établir et entretenir une si
haute opinion dans les esprits ! Et quel bien n’aurait-elle pas produit, si on
avoit su la ménager !
Des accusations et des procédures parmi les Athéniens.
Les causes que l’on
porte aux tribunaux de justice, ont pour objet des délits qui intéressent le
gouvernement ou les particuliers. S’agit-il de ceux de la première espèce ?
Tout citoyen peut se porter pour accusateur : de ceux de la seconde ? La
personne lésée en a seule le droit. Dans les premières, on conclut souvent à
la mort ; dans les autres, il n’est question que de dommages et de
satisfactions pécuniaires.
Dans une démocratie, plus que dans tout autre gouvernement, le tort qu’on
fait à l’état, devient personnel à chaque citoyen ; et la violence exercée
contre un particulier, est un crime contre l’état. On ne se contente pas ici
d’attaquer publiquement ceux qui trahissent leur patrie, ou qui sont coupables
d’impiété, de sacrilège et d’incendie : on peut poursuivre de la même
manière le général qui n’a pas fait tout ce qu’il devoit ou pouvait faire
; le soldat qui fuit l’enrôlement ou qui abandonne l’armée ; l’ambassadeur,
le magistrat, le juge, l’orateur, qui a prévariqué dans son ministère ; le
particulier qui s’est glissé dans l’ordre des citoyens, sans en avoir les
qualités, ou dans l’administration, malgré les raisons qui devaient l’en
exclure ; celui qui corrompt ses juges,
qui pervertit la jeunesse, qui garde le célibat, qui attente à la vie ou à l’honneur
d’un citoyen ; enfin toutes les actions qui tendent plus spécialement à
détruire la nature du gouvernement, ou la sûreté des citoyens.
Les contestations élevées à l’occasion d’un héritage, d’un dépôt
violé, d’une dette incertaine, d’un dommage qu’on a reçu dans ses biens,
tant d’autres qui ne concernent pas directement l’état, font la matière
des procès entre les personnes intéressées. Les procédures varient en
quelques points, tant pour la différence des tribunaux que pour celle des
délits. Je ne m’attacherai qu’aux formalités essentielles. Les actions
publiques se portent quelquefois devant le sénat ou devant le peuple, qui,
après un premier jugement, a soin de les renvoyer à l’une des cours
supérieures ; mais pour l’ordinaire l’accusateur s’adresse à l’un des
principaux magistrats, qui lui fait subir un interrogatoire, et lui demande s’il
a bien réfléchi sur sa démarche, s’il est prêt, s’il ne lui serait pas
avantageux d’avoir de nouvelles preuves, s’il a des témoins, s’il desire
qu’on lui en fournisse. Il l’avertit en même temps qu’il doit s’engager
par un serment à suivre l’accusation, et qu’à la violation du serment est
attachée une sorte d’infamie. Ensuite il indique le tribunal, et fait
comparaître l’accusateur une seconde fois en sa présence : il lui réitère
les mêmes questions ; et si ce dernier persiste, la denonciation reste
affichée jusqu’à ce que les juges appellent la cause.
L’accusé fournit alors ses exceptions, tirées ou d’un jugement antérieur,
ou d’une longue prescription, ou de l’incompétence du tribunal. Il peut
obtenir des délais, intenter une action contre son adversaire, et faire
suspendre pendant quelque temps le jugement qu’il redoute.
Après ces préliminaires dont on n’a pas toujours occasion de se prévaloir,
les parties font serment de dire la vérité, et commencent à discuter
elles-mêmes la cause. On ne leur accorde, pour l’éclaircir, qu’un temps
limité et mesuré par des gouttes d’eau, qui tombent d’un vase. La plupart
ne récitent que ce que des bouches éloquentes leur ont dicté en secret. Tous
peuvent, après avoir cessé de parler, implorer le secours des orateurs qui ont
mérité leur confiance, ou de ceux qui s’intéressent à leur sort. Pendant
la plaidoirie, les témoins appelés font tout haut leurs dépositions. Car,
dans l’ordre criminel, ainsi que dans l’ordre civil, il est de règle que l’instruction
soit publique. L’accusateur peut demander qu’on applique à la question les
esclaves de la partie adverse. Conçoit-on qu’on exerce une pareille barbarie
contre des hommes dont il ne faudrait pas tenter la fidélité, s’ils sont
attachés à leurs maîtres ; et dont le témoignage doit être suspect, s’ils
ont à s’en plaindre ? Quelquefois l’une des parties présente d’elle-même
ses esclaves à cette cruelle épreuve, et elle croit en avoir le droit, parce
qu’elle en a le pouvoir. Quelquefois elle se refuse à la demande qu’on lui
en fait, soit qu’elle craigne une déposition arrachée par la violence des
tourments, soit que les cris de l’humanité se fassent entendre dans son coeur
; mais alors son refus donne lieu à des soupçons très violens, tandis que le
préjugé le plus favorable pour les parties ainsi que pour les témoins, c’est
lorsqu’ils offrent pour garantir ce qu’ils avancent, de prêter serment sur
la tête de leurs enfants ou des auteurs de leurs jours.
Nous observerons en passant, que la question ne peut être ordonnée contre un
citoyen, que dans des cas extraordinaires.
Sur le point de prononcer le jugement, le magistrat qui préside au tribunal,
distribue à chacun des juges une boule blanche pour absoudre ; une boule noire
pour condamner. Un officier les avertit qu’il s’agit simplement de décider
si l’accusé est coupable ou non ; et ils vont déposer leurs suffrages dans
une boîte. Si les boules noires dominent, le chef des juges trace une longue
ligne sur une tablette enduite de cire, et exposée à tous les yeux ; si ce
sont les blanches, une ligne plus courte ; s’il y a partage, l’accusé est
absous.
Quand la peine est spécifiée par la loi, ce premier jugement suffit ; quand
elle n’est énoncée que dans la requête de l’accusateur, le coupable a la
liberté de s’en adjuger une plus douce ; et cette seconde contestation est
terminée par un nouveau jugement auquel on procède tout de suite.
Celui qui, ayant intenté une accusation, ne la poursuit pas, ou n’obtient pas
la cinquième partie des suffrages, est communément condamné à une amende de
1000 drachmes (12). Mais comme rien n’est si
facile ni si dangereux, que d’abuser de la religion, la peine de mort est, en
certaines occasions, décernée contre un homme qui en accuse un autre d’impiété,
sans pouvoir l’en convaincre. Les causes particulières suivent en plusieurs
points la même marche que les causes publiques, et sont, pour la plupart,
portées aux tribunaux des archontes, qui tantôt prononcent une sentence dont
on peut appeler, et tantôt se contentent de prendre des informations qu’ils
présentent aux cours supérieures. Il y a des causes qu’on peut poursuivre au
civil, par une accusation particulière, et au criminel, par une action
publique. Telle est celle de l’insulte faite à la personne du citoyen. Les
lois qui ont voulu pourvoir à sa sûreté, autorisent tous les autres à
dénoncer publiquement l’agresseur : mais elles laissent à l’offensé le
soin de la vengeance, qui peut se borner à une somme d’argent, s’il entame
l’affaire au civil ; qui peut aller à la peine de mort, s’il la poursuit au
criminel. Les orateurs abusent souvent de ces lois, en changeant par des
détours insidieux, les affaires civiles en criminelles.
Ce n’est pas le seul danger qu’aient à craindre les plaideurs.
J’ai vu les juges distraits pendant la lecture des pièces, perdre la question
de vue, et donner leurs suffrages au hasard ; j’ai vu des hommes puissants par
leurs richesses, insulter publiquement des gens pauvres, qui n’osoient
demander réparation de l’offense : je les ai vus éterniser en quelque façon
un procès, en obtenant des délais successifs, et ne permettre aux tribunaux de
statuer sur leurs crimes, que lorsque l’indignation publique étoit
entièrement refroidie ; je les ai vus se présenter à l’audience, avec un
nombreux cortège de témoins achetés, et même de gens honnêtes, qui, par
foiblesse, se traînaient à leur suite, et les accréditaient par leur
présence : je les ai vus, enfin, armer les tribunaux supérieurs contre des
juges subalternes qui n’avaient pas voulu se prêter à leurs injustices.
Malgré ces inconvénients, on a tant de moyens pour écarter un concurrent, ou
se venger d’un ennemi ; aux contestations particulières se joignent tant d’accusations
publiques, qu’on peut avancer hardiment qu’il se porte plus de causes aux
tribunaux d’Athènes, qu’à ceux de la Grèce entière. Cet abus est
inévitable dans un état qui, pour rétablir ses finances épuisées, n’a
souvent d’autre ressource, que de faciliter les dénonciations publiques, et
de profiter des confiscations qui en sont la suite : il est inévitable dans un
état où les citoyens obligés de se surveiller mutuellement, ayant sans cesse
des honneurs à s’arracher, des emplois à se disputer, et des comptes à
rendre, deviennent nécessairement les rivaux, les espions et les censeurs les
uns des autres. Un essaim de délateurs toujours odieux, mais toujours
redoutés, enflamme ces guerres intestines : ils sèment les soupçons et les
défiances dans la société, et recueillent avec audace les débris des
fortunes qu’ils renversent. Ils ont, à la vérité, contre eux, la
sévérité des lois et le mépris des gens vertueux ; mais ils ont pour eux ce
prétexte du bien public, qu’on fait si souvent servir à l’ambition et à
la haîne : ils ont quelque chose de plus fort, leur insolence.
Les Athéniens sont moins effrayés que les étrangers, des vices de la
démocratie absolue. L’extrême liberté leur paroît un si grand bien, qu’ils
lui sacrifient jusqu’à leur repos. D’ailleurs si les dénonciations
publiques sont un sujet de terreur pour les uns, elles sont, pour la plupart, un
spectacle d’autant plus attrayant, qu’ils ont presque tous un goût décidé
pour les ruses et les détours du barreau : ils s’y livrent avec cette chaleur
qu’ils mettent à tout ce qu’ils font. Leur activité se nourrit des
éternelles et subtiles discussions de leurs intérêts ; et c’est peut-être
à cette cause, plus qu’à toute autre, que l’on doit attribuer cette
supériorité de pénétration, et cette éloquence importune qui distinguent ce
peuple de tous les autres.
Des délits et des peines.
On a gravé quelques
lois pénales sur des colonnes placées auprès des tribunaux. Si de pareils
monuments pouvaient se multiplier au point d’offrir l’échelle exacte de
tous les délits, et celle des peines correspondantes, on verrait plus d’équité
dans les jugements, et moins de crimes dans la société. Mais on n’a essayé
nulle part d’évaluer chaque faute en particulier ; et par-tout on se plaint
que la punition des coupables ne suit pas une règle uniforme. La jurisprudence
d’Athènes supplée, dans plusieurs cas, au silence des lois. Nous avons dit
que, lorsqu’elles n’ont pas spécifié la peine, il faut un premier jugement
pour déclarer l’accusé atteint et convaincu du crime, et un second, pour
statuer sur le châtiment qu’il mérite. Dans l’intervalle du premier au
second, les juges demandent à l’accusé, à quelle peine il se condamne. Il
lui est permis de choisir la plus douce et la plus conforme à ses intérêts,
quoique l’accusateur ait proposé la plus forte et la plus conforme à sa
haîne : les orateurs les discutent l’une et l’autre ; et les juges, faisant
en quelque manière la fonction d’arbitres, cherchent à rapprocher les
parties, et mettent entre la faute et le châtiment, le plus de proportion qu’il
est possible.
Tous les Athéniens peuvent subir les mêmes peines ; tous peuvent être privés
de la vie, de la liberté, de leur patrie, de leurs biens et de leurs
privilèges. Parcourons rapidement ces divers articles. On punit de mort le
sacrilège, la profanation des mystères, les entreprises contre l’état, et
surtout contre la démocratie ; les déserteurs, ceux qui livrent à l’ennemi
une place, une galère, un détachement de troupes ; enfin, tous les attentats
qui attaquent directement la religion, le gouvernement, ou la vie d’un
particulier.
On soumet à la même peine le vol commis de jour, quand il s’agit de plus de
50 drachmes (13) ; le vol de nuit, quelque léger
qu’il soit ; celui qui se commet
dans les bains, dans les gymnases, quand même la somme serait extrêmement
modique. C’est avec la corde, le fer et le poison, qu’on ôte pour l’ordinaire
la vie aux coupables ; quelquefois on les fait expirer sous le bâton ; d’autres
fois on les jette dans la mer, ou dans un gouffre hérissé de pointes
tranchantes, pour hâter leur trépas ; car c’est une espèce d’impiété de
laisser mourir de faim, même les criminels.
On détient en prison le citoyen accusé de certains crimes, jusqu’à ce qu’il
soit jugé ; celui qui est condamné à la mort, jusqu’à ce qu’il soit
exécuté ; celui qui doit, jusqu’à ce qu’il ait payé. Certaines fautes
sont expiées par plusieurs années ou par quelques jours de prison ; d’autres
doivent l’être par une prison perpétuelle. En certains cas ceux qu’on y
traîne, peuvent s’en garantir en donnant des cautions ; en d’autres, ceux
qu’on y renferme sont chargés de liens qui leur ôtent l’usage de tous
leurs mouvements.
L’exil est un supplice d’autant plus rigoureux pour un Athénien, qu’il ne
retrouve nulle part les agréments de sa patrie, et que les ressources de l’amitié
ne peuvent adoucir son infortune. Un citoyen qui lui donnerait un asile, serait
sujet à la même peine.
Cette proscription a lieu dans deux circonstances remarquables. 1° un homme
absous d’un crime involontaire, doit s’absenter pendant une année entière,
et ne revenir à Athènes, qu’après avoir donné des satisfactions aux parens
du mort, qu’après s’être purifié par des cérémonies saintes. 2° celui
qui, accusé devant l’aréopage, d’un meurtre
prémédité, désespère de sa cause après un premier plaidoyer, peut, avant
que les juges aillent au scrutin, se condamner à l’exil, et se retirer
tranquillement. On confisque ses biens ; et sa personne est en sûreté, pourvu
qu’il ne se montre ni sur les terres de la république, ni dans les
solennités de la Grèce : car, dans ce cas, il est permis à tout athénien de
le traduire en justice, ou de lui donner la mort. Cela est fondé sur ce qu’un
meurtrier ne doit pas jouïr du même air et des mêmes avantages dont
jouïssoit celui à qui il a ôté la vie.
Les confiscations tournent en grande partie au profit du trésor public : on y
verse aussi les amendes, après en avoir prélevé le 10 e pour le culte de
Minerve, et le 50 e pour celui de quelques autres divinités.
La dégradation prive un homme de tous les droits, ou d’une partie des droits
du citoyen. C’est une peine très conforme à l’ordre général des choses :
car il est juste qu’un homme soit forcé de renoncer aux privilèges dont il
abuse. C’est la peine qu’on peut le plus aisément proportionner au délit ;
car elle peut se graduer suivant la nature et le nombre de ces privilèges.
Tantôt elle ne permet pas au coupable de monter à la tribune, d’assister à
l’assemblée générale, de s’asseoir parmi les sénateurs ou parmi les
juges ; tantôt elle lui interdit l’entrée des temples, et toute
participation aux choses saintes ; quelquefois elle lui défend de paroître
dans la place publique, ou de voyager en certains pays ; d’autres fois, en le
dépouillant de tout, et le faisant mourir civilement, elle ne lui laisse que le
poids d’une vie sans attrait, et d’une liberté sans exercice. C’est une
peine très grave et très salutaire dans une démocratie, parce que les
privilèges que la dégradation fait perdre étant plus importants et plus
considérés que partout ailleurs, rien n’est si humiliant que de se trouver
au-dessous de ses égaux. Alors un particulier est comme un citoyen détrôné
qu’on laisse dans la société pour y servir d’exemple.
Cette interdiction n’entraîne pas toujours l’opprobre à sa suite. Un
Athénien qui s’est glissé dans la cavalerie, sans avoir subi un examen, est
puni, parce qu’il a désobéi aux lois ; mais il n’est pas déshonoré,
parce qu’il n’a pas blessé les moeurs. Par une conséquence nécessaire,
cette espèce de flétrissure s’évanouit, lorsque la cause n’en subsiste
plus. Celui qui doit au trésor public, perd les droits du citoyen ; mais il y
rentre dès qu’il satisfait à sa dette. Par la même conséquence, on ne
rougit pas dans les grands dangers, d’appeler au secours de la patrie tous les
citoyens suspendus de leurs fonctions. Mais il faut auparavant révoquer le
décret qui les avoit condamnés ; et cette révocation ne peut se faire que par
un tribunal composé de six mille juges, et sous les conditions imposées par le
sénat et par le peuple.
L’irrégularité de la conduite et la dépravation des moeurs, produisent une
autre sorte de flétrissure que les lois ne pourraient pas effacer. Mais en
réunissant leurs forces à celles de l’opinion publique, elles enlèvent au
citoyen, qui a perdu l’estime des autres, les ressources qu’il trouvait dans
son état. Ainsi, en éloignant des charges et des emplois celui qui a
maltraité les auteurs de ses jours, celui qui a lâchement abandonné son poste
ou son bouclier, elles le couvrent publiquement d’une infamie qui le force à
sentir le remords.
Moeurs et vie civile des Athéniens.
Au chant du coq, les
habitants de la campagne entrent dans la ville avec leurs provisions, et
chantant de vieilles chansons. En même temps les boutiques s’ouvrent avec
bruit, et tous les Athéniens sont en mouvement. Les uns reprennent les travaux
de leur profession ; d’autres, en grand nombre, se répandent dans les
différents tribunaux, pour y remplir les fonctions de juges. Parmi le peuple,
ainsi qu’à l’armée, on fait deux repas par jour ; mais les gens d’un
certain ordre se contentent d’un seul, qu’ils placent les uns à midi, la
plupart avant le coucher du soleil. L’après-midi ils prennent quelques
moments de sommeil, ou bien ils jouent aux osselets, aux dés et à d’autres
jeux de
commerce. Pour le premier de ces jeux, on se sert de quatre osselets,
présentant sur chacune de leurs faces un de ces quatre nombres : 1, 3, 4, 6. De
leurs différentes combinaisons résultent 35 coups, auxquels on a donné les
noms des dieux, des princes, des héros, etc. Les uns font perdre, les autres
gagner. Le plus favorable de tous est celui qu’on appelle de Vénus ; c’est
lorsque les quatre osselets présentent les quatre
nombres différents. Dans le jeu des dés, on distingue aussi des coups heureux
et des coups malheureux ; mais souvent, sans s’arrêter à cette distinction,
il ne s’agit que d’amener un plus haut point que son adversaire. La rafle de
six est le coup le plus fortuné. On n’emploie que trois dés à ce jeu. On
les secoue dans un cornet ; et pour éviter toute fraude, on les verse dans un
cylindre creux d’où ils s’échappent, et roulent sur le damier (14)
. Quelquefois, au lieu de trois dés, on se sert de trois osselets.
Tout dépend du hasard dans les jeux précédens, et de l’intelligence du
joueur dans le suivant. Sur une table où l’on a tracé des lignes ou des
cases, on range de chaque côté, des dames ou des pions de couleurs
différentes. L’habileté consiste à les soutenir l’un par l’autre, à
enlever ceux de son adversaire, lorsqu’ils s’écartent avec imprudence ; à
l’enfermer au point qu’il ne puisse plus avancer. On lui permet de revenir
sur ses pas, quand il a fait une fausse marche (15).
Quelquefois on réunit ce dernier jeu à celui des dés. Le joueur règle la
marche des pions ou des dames sur les points qu’il amène. Il doit prévoir
les coups qui lui sont avantageux ou funestes ; et c’est à lui de profiter
des faveurs du sort, ou d’en corriger les caprices. Ce jeu, ainsi que le
précédent, exige beaucoup de combinaisons ; on doit les apprendre dès l’enfance
; et quelques-uns s’y rendent si habiles, que personne n’ose lutter contre
eux, et qu’on les cite pour exemples.
Dans les intervalles de la journée, surtout le matin avant midi, et le soir
avant souper, on va sur les bords de l’Ilissus et tout autour de la ville,
jouir de l’extrême pureté de l’air et des aspects charmants qui s’offrent
de tous côtés ; mais pour l’ordinaire on se rend à la place publique, qui
est l’endroit le plus fréquenté de la ville. Comme c’est là que se tient
souvent l’assemblée générale, et que se trouvent le palais du sénat et le
tribunal du premier des archontes, presque tous y sont entraînés par leurs
affaires ou par celles de la république. Plusieurs y viennent aussi, parce qu’ils
ont besoin de se distraire ; et d’autres, parce qu’ils ont besoin de s’occuper.
A certaines heures, la place délivrée des embarras du marché, offre un champ
libre à ceux qui veulent jouïr du spectacle de la foule, ou se donner
eux-mêmes en spectacle.
Autour de la place sont des boutiques de parfumeurs (16),
d’orfèvres, de barbiers, etc. Ouvertes à tout le monde, où l’on discute
avec bruit les intérêts de l’état, les anecdotes des familles, les vices et
les ridicules des particuliers. Du sein de ces assemblées qu’un mouvement
confus sépare et renouvelle sans cesse, partent mille traits ingénieux ou
sanglants, contre ceux qui paraissent à la promenade avec un extérieur
négligé, ou qui ne craignent pas d’y étaler un faste révoltant ; car ce
peuple, railleur à l’excès, emploie une espèce de plaisanterie d’autant
plus redoutable, qu’elle cache avec soin sa malignité. On trouve quelquefois
une compagnie choisie, et des conversations instructives, aux différents
portiques distribués dans la ville. Ces sortes de rendez-vous ont dû se
multiplier parmi les Athéniens. Leur goût insatiable pour les nouvelles, suite
de l’activité de leur esprit et de l’oisiveté de leur vie, les force à se
rapprocher les uns des autres.
Ce goût si vif, qui leur a fait donner le nom de bayeurs ou badauds, se ranime
avec fureur pendant la guerre. C’est alors qu’en public, en particulier,
leurs conversations roulent sur des expéditions militaires ; qu’ils ne s’abordent
point sans se demander avec empressement s’il y a quelque chose de nouveau ;
qu’on voit de tous côtés des essaims de nouvellistes, tracer sur le terrain
ou sur le mur la carte du pays où se trouve l’armée, annoncer des succès à
haute voix, des revers en secret, recueillir et grossir des bruits qui plongent
la ville dans la joie la plus immodérée ou dans le plus affreux désespoir.
Des objets plus doux occupent les Athéniens pendant la paix. Comme la plupart
font valoir leurs terres, ils partent le matin à cheval ; et après avoir
dirigé les travaux de leurs esclaves, ils reviennent le soir à la ville.
Leurs moments sont quelquefois remplis par la chasse, et par les exercices du
gymnase. Outre les bains publics, où le peuple aborde en foule, et qui servent
d’asile aux pauvres contre les rigueurs de l’hiver, les particuliers en ont
dans leurs maisons. L’usage leur en est devenu si nécessaire, qu’ils l’ont
introduit jusque sur leurs vaisseaux. Ils se mettent au bain souvent après la
promenade, presque toujours avant le repas. Ils en sortent parfumés d’essences
; et ces odeurs se mêlent avec celles dont ils ont soin de pénétrer leurs
habits, qui prennent divers noms, suivant la différence de leur forme et de
leurs couleurs.
La plupart se contentent de mettre, par-dessus une tunique qui descend jusqu’à
mi-jambe, un manteau qui les couvre presque en entier. Il ne convient qu’aux
gens de la campagne, ou sans éducation, de relever au-dessus des genoux les
divers pièces de l’habillement.
Beaucoup d’entre eux vont pieds nus ; d’autres, soit dans la ville, soit en
voyage, quelquefois même dans les processions, couvrent leur tête d’un grand
chapeau à bords détroussés. Dans la manière de disposer les parties du
vêtement, les hommes doivent se proposer la décence, les femmes y joindre l’élégance
et le goût. Elles portent 1° une tunique blanche, qui s’attache avec des
boutons sur les épaules, qu’on serre au-dessous du sein avec une large
ceinture, et qui descend à plis ondoyants jusqu’aux talons ; 2° une robe
plus courte, assujettie sur les reins par un large ruban, terminée dans sa
partie inférieure, ainsi que la tunique, par des bandes ou raies de
différentes couleurs, garnie quelquefois de manches qui ne couvrent qu’une
partie des bras ; 3° un manteau, qui tantôt est ramassé en forme d’écharpe,
et tantôt se déployant sur le corps, semble, par ses heureux contours, n’être
fait que pour le dessiner. On le remplace très souvent par un léger mantelet.
Quand elles sortent, elles mettent un voile sur leur tête.
Le lin, le coton, et sur-tout la laine, sont les matières le plus souvent
employées pour l’habillement des Athéniens. La tunique étoit autrefois de
lin ; elle est maintenant de coton. Le peuple est vêtu d’un drap qui n’a
reçu aucune teinture, et qu’on peut reblanchir. Les gens riches préfèrent
des draps de couleur. Ils estiment ceux que l’on teint en écarlate, par le
moyen de petits grains rougeâtres qu’on recueille sur un arbrisseau ; mais
ils font encore plus de cas des teintures en pourpre, sur-tout de celles qui
présentent un rouge très foncé et tirant sur le violet.
On fait pour l’été des vêtements très légers. En hiver, quelques-uns se
servent de grandes robes qu’on fait venir de Sardes, et dont le drap fabriqué
à Ecbatane en Médie, est hérissé de gros flocons de laine, propres à
garantir du froid. On voit des étoffes que rehausse l’éclat de l’or ; d’autres,
où se retracent les plus belles fleurs avec leurs couleurs naturelles ; mais
elles ne sont destinées qu’aux vêtemens dont on couvre les statues des
dieux, ou dont les acteurs se parent sur le théâtre. Pour les interdire aux
femmes honnêtes, les lois ordonnent aux femmes de mauvaise vie de s’en
servir.
Les Athéniennes peignent leurs sourcils en noir, et appliquent sur leur visage
une couche de blanc de céruse avec de fortes teintes de rouge. Elles répandent
sur leurs cheveux couronnés de fleurs, une poudre de couleur jaune. Suivant qu’elles
veulent relever ou diminuer leur taille, elles portent des chaussures plus ou
moins hautes. Renfermées dans leur appartement, elles sont privées du plaisir
de partager et d’augmenter l’agrément des sociétés que leurs époux
rassemblent. La loi ne leur permet de sortir pendant le jour, que dans certaines
circonstances ; et pendant la nuit, qu’en voiture et avec un flambeau qui les
éclaire. Mais cette loi défectueuse, en ce qu’elle ne peut être commune à
tous les états, laisse les femmes du dernier rang dans une entière liberté,
et n’est devenue pour les autres qu’une simple règle de bienséance, règle
que des affaires pressantes ou de légers prétextes font violer tous les jours.
Elles ont d’ailleurs bien des motifs légitimes pour sortir de leurs
retraites. Des fêtes particulières, interdites aux hommes, les rassemblent
souvent entre elles. Dans les fêtes publiques, elles assistent aux spectacles,
ainsi qu’aux cérémonies du temple. Mais en général elles ne doivent
paraître qu’accompagnées d’eunuques ou de femmes esclaves qui leur
appartiennent, et qu’elles louent même pour avoir un cortège plus nombreux.
Si leur extérieur n’est pas décent, des magistrats chargés de veiller sur
elles, les soumettent à une forte amende, et font inscrire leur sentence sur
une tablette qu’ils suspendent à l’un des platanes de la promenade
publique.
Des témoignages d’un autre genre les dédommagent quelquefois de la
contrainte où elles vivent. Je rencontrai un jour la jeune Leucippe, dont les
attraits naissants et jusqu’alors ignorés brillaient à travers un voile que
le vent soulevait par intervalles. Elle revenait du temple de Cérès, avec sa
mère et quelques esclaves. La jeunesse d’Athènes, qui suivait ses pas, ne l’aperçut
qu’un instant ; et le lendemain je lus sur la porte de sa maison, au coin des
rues, sur l’écorce des arbres, dans les endroits les plus exposés, ces mots
tracés par des mains différentes : « Leucippe est belle ; rien n’est si
beau que Leucippe. »
Les Athéniens étaient autrefois si jaloux, qu’ils ne permettaient pas à
leurs femmes de se montrer à la fenêtre. On a reconnu depuis, que cette
extrême sévérité ne servait qu’à hâter le mal qu’on cherchait à
prévenir. Cependant elles ne doivent pas recevoir des hommes chez elles en l’absence
de leurs époux ; et si un mari surprenait son rival au moment que celui-ci le
déshonore, il serait en droit de lui ôter la vie, ou de l’obliger par des
tourments à la racheter ; mais il ne peut en exiger qu’une amende décernée
par les juges, si la femme n’a cédé qu’à la force. On a pensé, avec
raison, que dans ces occasions la violence est moins dangereuse que la
séduction.
Le premier éclat d’une infidélité de cette espèce, n’est pas l’unique
punition réservée à une femme coupable et convaincue. On la répudie sur le
champ ; les lois l’excluent pour toujours des cérémonies religieuses ; et si
elle se montrait avec une parure recherchée, tout le monde serait en droit de
lui arracher ses ornements, de déchirer ses habits, et de la couvrir d’opprobres.
Un mari obligé de répudier sa femme, doit auparavant s’adresser à un
tribunal auquel préside un des principaux magistrats. Le même tribunal reçoit
les plaintes des femmes qui veulent se séparer de leurs maris. C’est là qu’après
de longs combats entre la jalousie et l’amour, comparut autrefois l’épouse
d’Alcibiade, la vertueuse et trop sensible Hipparète. Tandis que d’une main
tremblante elle présentait le placet qui contenoit ses griefs, Alcibiade
survint tout-à-coup. Il la prit sous le bras sans qu’elle fît la moindre
résistance ; et traversant avec elle la place publique, aux applaudissements de
tout le peuple, il la ramena tranquillement dans sa maison. Les écarts de cet
Athénien étaient si publics, qu’Hipparète ne faisait aucun tort à la
réputation de son mari, ni à la sienne. Mais en général les femmes d’un
certain état n’osent pas demander le divorce ; et, soit faiblesse ou fierté,
la plupart aimeraient mieux essuyer en secret de mauvais traitements, que de s’en
délivrer par un éclat qui publierait leur honte et celle de leurs époux. Il
est inutile d’avertir que le divorce laisse la liberté de contracter un
nouvel engagement.
La sévérité des lois ne saurait éteindre dans les coeurs le desir de plaire
; et les précautions de la jalousie ne servent qu’à l’enflammer. Les
Athéniennes, éloignées des affaires publiques par la constitution du
gouvernement, et portées à la volupté par l’influence du climat, n’ont
souvent d’autre ambition que celle d’être aimées, d’autre soin que celui
de leur parure, et d’autre vertu que la crainte du déshonneur. Attentives,
pour la plupart, à se couvrir de l’ombre du mystère, peu d’entre elles se
sont rendues fameuses par leurs galanteries.
Cette célébrité est réservée aux courtisanes. Les lois les protègent, pour
corriger peut-être des vices plus odieux ; et les moeurs ne sont pas assez
alarmées des outrages qu’elles en reçoivent : l’abus va au point de
blesser ouvertement la bienséance et la raison. Une épouse n’est destinée
qu’à veiller sur l’intérieur de la maison, et qu’à perpétuer le nom d’une
famille, en donnant des enfans à la république. Les jeunes gens qui entrent
dans le monde, des hommes d’un certain âge, des magistrats, des philosophes,
presque tous ceux qui jouissent d’un revenu honnête, réservent leurs
complaisances et leurs attentions pour des maîtresses qu’ils entretiennent,
chez qui ils passent une partie de la journée, et dont quelquefois ils ont des
enfants qu’ils adoptent, et qu’ils confondent avec leurs enfants légitimes.
Quelques-unes élevées dans l’art de séduire, par des femmes qui joignent l’exemple
aux leçons, s’empressent à l’envi de surpasser leurs modèles. Les
agréments de la figure et de la jeunesse, les grâces touchantes répandues sur
toute leur personne, l’élégance de la parure, la réunion de la musique, de
la danse et de tous les talens agréables, un esprit cultivé, des saillies
heureuses, l’artifice du langage et du sentiment, elles mettent tout en usage
pour retenir leurs adorateurs. Ces moyens ont quelquefois tant de pouvoir, qu’ils
dissipent auprès d’elles leur fortune et leur honneur, jusqu’à ce qu’ils
en soient abandonnés pour traîner le reste de leur vie dans l’opprobre et
dans les regrets.
Malgré l’empire qu’exercent les courtisanes, elles ne peuvent paraître
dans les rues avec des bijoux précieux ; et les gens en place n’osent se
montrer en public avec elles.
Outre cet écueil, les jeunes gens ont encore à regretter le temps qu’ils
passent dans ces maisons fatales où l’on donne à jouer, où se livrent des
combats de coqs qui souvent occasionnent de gros paris. Enfin ils ont à
craindre les suites mêmes de leur éducation dont ils méconnoissent l’esprit.
A peine sortent-ils du gymnase, qu’animés du desir de se distinguer dans les
courses de chars et de chevaux, qui se font à Athènes et dans les autres
villes de la Grèce, ils s’abandonnent sans réserve à ces exercices. Ils ont
de riches équipages ; ils entretiennent un grand nombre de chiens et de chevaux
; et ces dépenses jointes au faste de leur habit, détruisent bientôt entre
leurs mains l’héritage de leurs pères.
On va communément à pied, soit dans la ville, soit aux environs. Les gens
riches tantôt se servent de chars et de litières, dont les autres citoyens ne
cessent de blâmer et d’envier l’usage, tantôt se font suivre par un
domestique qui porte un pliant, afin qu’ils puissent s’asseoir dans la place
publique, et toutes les fois qu’ils sont fatigués de la promenade. Les hommes
paraissent presque toujours avec une canne à la main ; les femmes très souvent
avec un parasol. La nuit on se fait éclairer par un esclave, qui tient un
flambeau orné de différentes couleurs.
Dans les premiers jours de mon arrivée, je parcourais les écriteaux placés
au-dessus des portes des maisons. On lit sur les uns : MAISON À VENDRE, MAISON
À LOUER ; sur d’autres : C’EST LA MAISON D’UN TEL, QUE RIEN DE MAUVAIS N’ENTRE
CÉANS. Il m’en coûtait pour satisfaire cette petite curiosité ; dans les
principales rues on est continuellement heurté, pressé, foulé par quantité
de gens à cheval, de charretiers, de porteurs d’eau, de crieurs d’édits,
de mendiants, d’ouvriers, et autres gens du peuple. Un jour que j’étais
avec Diogène à regarder de petits chiens, que l’on avoit dressés à faire
des tours, un de ces ouvriers, chargé d’une grosse poutre, l’en frappa
rudement, et lui cria : prenez garde. Diogène lui répondit tout de suite : «
Est-ce que tu veux me frapper une seconde fois ? »
Si la nuit on n’est accompagné de quelques domestiques, on risque d’être
dépouillé par les filous, malgré la vigilance des magistrats obligés de
faire leur ronde toutes les nuits. La ville entretient une garde de Scythes,
pour prêter main forte à ces magistrats, exécuter les jugements des
tribunaux, entretenir le bon ordre dans les assemblées générales et dans les
cérémonies publiques. Ils prononcent le grec d’une manière si barbare, qu’on
les joue quelquefois sur le théâtre ; et ils aiment le vin au point que pour
dire, boire à l’excès, on dit, boire comme un Scythe. Le peuple est
naturellement frugal ; les salaisons et les légumes font sa principale
nourriture. Tous ceux qui n’ont pas de quoi vivre, soit qu’ils aient été
blessés à la guerre, soit que leurs maux les rendent incapables de travailler,
reçoivent tous les jours du trésor public une ou deux oboles que leur accorde
l’assemblée de la nation. De temps en temps on examine dans le sénat le
rôle de ceux qui reçoivent ce bienfait ; et l’on en exclut ceux qui n’ont
plus le même titre pour le recevoir. Les pauvres obtiennent encore d’autres
soulagements à leur misère. A chaque nouvelle lune, les riches exposent dans
les carrefours, en l’honneur de la déesse Hécate, des repas qu’on laisse
enlever au petit peuple. J’avais pris une note exacte de la valeur des
denrées ; je l’ai perdue : je me rappelle seulement que le prix ordinaire du
blé étoit de 5 drachmes par médimne (17). Un
boeuf de la première qualité valait environ 80 drachmes (18);
un mouton, la cinquième partie d’un boeuf, c’est-à-dire, environ 16
drachmes (19); un agneau, 10 drachmes (20).
On conçoit aisément que ces prix haussent dans les temps de disette. On a vu
quelquefois le médimne de froment monter de 5 drachmes, qui est son prix
ordinaire, jusqu’à 16 drachmes ; et celui de l’orge, jusqu’à 18.
Indépendamment de cette cause passagère, on avait observé, lors de mon
séjour à Athènes, que depuis environ 70 ans, les denrées augmentaient
successivement de prix, et que le froment en particulier valait alors deux
cinquièmes de plus qu’il n’avait valu pendant la guerre du Péloponnèse.
On ne trouve point ici des fortunes aussi éclatantes que dans la Perse ; et
quand je parle de l’opulence et du faste des Athéniens, ce n’est que
relativement aux autres peuples de la Grèce. Cependant quelques familles en
petit nombre se sont enrichies par le commerce, d’autres par les mines d’argent
qu’elles possèdent à Laurium. Les autres citoyens croient jouir d’une
fortune honnête, lorsqu’ils ont en biens fonds 15 ou 20 talents (21),
et qu’ils peuvent donner 100 mines de dot à leurs filles (22).
Quoique les Athéniens aient l’insupportable défaut d’ajouter foi à la
calomnie, avant que de l’éclaircir, ils ne sont méchants que par légèreté
; et l’on dit communément que, quand ils sont bons, ils le sont plus que les
autres grecs, parce que leur bonté n’est pas une vertu d’éducation.
Le peuple est ici plus bruyant qu’ailleurs. Dans la première classe des
citoyens règne cette bienséance qui fait croire qu’un homme s’estime
lui-même, et cette politesse qui fait croire qu’il estime les autres. La
bonne compagnie exige de la décence dans les expressions et dans l’extérieur
; elle sait proportionner au temps et aux personnes les égards par lesquels on
se prévient mutuellement, et regarde une démarche affectée ou précipitée,
comme un signe de vanité ou de légèreté ; un ton brusque, sentencieux, trop
élevé, comme une preuve de mauvaise éducation ou de rusticité. Elle condamne
aussi les caprices de l’humeur, l’empressement affecté, l’accueil
dédaigneux et le goût de la singularité.
Elle exige une certaine facilité de moeurs, également éloignée de cette
complaisance qui approuve tout, et de cette austérité chagrine qui n’approuve
rien. Mais ce qui la caractérise le plus, est une plaisanterie fine et légère
qui réunit la décence à la liberté, qu’il faut savoir pardonner aux
autres, et se faire pardonner à soi-même, que peu de gens savent employer, que
peu de gens même savent entendre. Elle consiste... non, je ne le dirai pas.
Ceux qui la connoissent, me comprennent assez, et les autres ne me
comprendroient pas. On la nomme à présent adresse et dextérité, parce que l’esprit
n’y doit briller qu’en faveur des autres, et qu’en lançant des traits il
doit plaire et ne pas offenser : on la confond souvent avec la satire, les
facéties ou la bouffonnerie ; car chaque société a son ton particulier. Celui
de la bonne compagnie s’est formé presque de notre temps. Il suffit, pour s’en
convaincre, de comparer l’ancien théâtre avec le nouveau. Il n’y a guère
plus d’un demi-siècle que les comédies étoient pleines d’injures
grossières et d’obscénités révoltantes, qu’on ne souffrirait pas aujourd’hui
dans la bouche des acteurs.
On trouve dans cette ville plusieurs sociétés dont les membres s’engagent à
s’assister mutuellement. L’un d’eux est-il traduit en justice ? Est-il
poursuivi par des créanciers ? Il implore le secours de ses associés. Dans le
premier cas, ils l’accompagnent au tribunal, et lui servent, quand ils en sont
requis, d’avocats ou de témoins ; dans le second, ils lui avancent les fonds
nécessaires, sans en exiger le moindre intérêt, et ne lui prescrivent d’autre
terme pour le remboursement, que le retour de sa fortune ou de son crédit. S’il
manque à ses engagements, pouvant les remplir, il ne peut être traduit en
justice ; mais il est déshonoré. Ils s’assemblent quelquefois, et cimentent
leur union par des repas où règne la liberté. Ces associations que formèrent
autrefois des motifs nobles et généreux, ne se soutiennent aujourd’hui que
par l’injustice et par l’intérêt. Le riche s’y mêle avec les pauvres,
pour les engager à se parjurer en sa faveur ; le pauvre avec les riches, pour
avoir quelque droit à leur protection. Parmi ces sociétés, il s’en est
établi une dont l’unique objet est de recueillir toutes les espèces de
ridicules, et de s’amuser par des saillies et des bons mots. Ils sont au
nombre de 60, tous gens fort gais et de beaucoup d’esprit ; ils se réunissent
de temps en temps dans le temple d’Hercule, pour y prononcer des décrets en
présence d’une foule de témoins attirés par la singularité du spectacle.
Les malheurs de l’état n’ont jamais interrompu leurs assemblées. Deux
sortes de ridicules, entre autres, multiplient les décrets de ce tribunal. On
voit ici des gens qui outrent l’élégance attique, et d’autres la
simplicité spartiate. Les premiers ont soin de se raser souvent, de changer
souvent d’habits, de faire briller l’émail de leurs dents, de se couvrir d’essences.
Ils portent des fleurs aux oreilles, des cannes torses à la main, et des
souliers à l’Alcibiade. C’est une espèce de chaussure dont Alcibiade a
donné la première idée, et dont l’usage subsiste encore parmi les jeunes
gens jaloux de leur parure. Les seconds affectent les moeurs des
Lacédémoniens, et sont en conséquence taxés de laconomanie. Leurs cheveux
tombent confusément sur leurs épaules ; ils se font remarquer par un manteau
grossier, une chaussure simple, une longue barbe, un gros bâton, une démarche
lente, et si je l’ose dire, par tout l’appareil de la modestie. Les efforts
des premiers, bornés à s’attirer l’attention, révoltent encore moins que
ceux des seconds qui en veulent directement à notre estime.
J’ai vu des gens d’esprit traiter d’insolence cette fausse simplicité.
Ils avaient raison. Toute prétention est une usurpation ; car nous avons pour
prétentions les droits des autres.
De la religion, des ministres sacrés, des principaux crimes contre la religion.
Il ne s’agit ici
que de la religion dominante. Nous rapporterons ailleurs les opinions des
philosophes à l’égard de la divinité. Le culte public est fondé sur cette
loi : « Honorez en public et en particulier les dieux et les héros du pays.
Que chacun leur offre tous les ans, suivant ses facultés, et suivant les rites
établis, les prémices de ses moissons. »
Dès les plus anciens temps, les objets du culte s’étaient multipliés parmi
les Athéniens. Les douze principales divinités leur furent communiquées par
les Égyptiens, et d’autres par les Libyens et par différents peuples. On
défendit ensuite, sous peine de mort, d’admettre des cultes étrangers sans
un décret de l’aréopage, sollicité par les orateurs publics. Depuis un
siècle ce tribunal étant devenu plus facile, les dieux de la Thrace, de la
Phrygie, et de quelques autres nations barbares, ont fait une irruption dans l’Attique,
et s’y sont maintenus avec éclat, malgré les plaisanteries dont le théâtre
retentit contre ces étranges divinités, et contre les cérémonies nocturnes
célébrées en leur honneur.
Ce fut anciennement une belle institution, de consacrer par des monumens et par
des fêtes, le souvenir des rois et des particuliers qui avaient rendu de grands
services à l’humanité. Telle est l’origine de la profonde vénération que
l’on conserve pour les héros. Les Athéniens mettent dans ce nombre Thésée,
premier auteur de leur liberté ; érechthée, un de leurs anciens rois ; ceux
qui méritèrent de donner leurs noms aux dix tribus ; d’autres encore, parmi
lesquels il faut distinguer Hercule, qu’on range indifféremment dans la
classe des dieux, et dans celle des héros. Le culte de ces derniers diffère
essentiellement de celui des dieux, tant par l’objet qu’on se propose, que
par les cérémonies qu’on y pratique. Les Grecs se prosternent devant la
divinité, pour reconnaître leur dépendance, implorer sa protection, ou la
remercier de ses bienfaits. Ils consacrent des temples, des autels, des bois, et
célèbrent des fêtes et des jeux en l’honneur des héros, pour éterniser
leur gloire, et rappeler leurs exemples. On brûle de l’encens sur leurs
autels, en même temps qu’on répand sur leurs tombeaux des libations
destinées à procurer du repos à leurs ames. Aussi les sacrifices dont on les
honore, ne sont, à proprement parler, adressés qu’aux dieux des enfers. On
enseigne des dogmes secrets dans les mystères d’Éleusis, de Bacchus et de
quelques autres divinités. Mais la religion dominante consiste toute dans l’extérieur.
Elle ne présente aucun corps de doctrine, aucune instruction publique, point d’obligation
étroite de participer, à des jours marqués, au culte établi. Il suffit, pour
la croyance, de paraître persuadé que les dieux existent, et qu’ils
récompensent la vertu, soit dans cette vie, soit dans l’autre ; pour la
pratique, de faire par intervalles quelques actes de religion, comme par
exemple, de paraître dans les temples aux fêtes solennelles, et de présenter
ses hommages sur les autels publics.
Le peuple fait uniquement consister la piété dans la prière, dans les
sacrifices et dans les purifications. Les particuliers adressent leurs prières
aux dieux, au commencement d’une entreprise. Ils leur en adressent le matin,
le soir, au lever et au coucher du soleil et de la lune. Quelquefois ils se
rendent au temple les yeux baissés et l’air recueilli. Ils y paraissent en
suppliants. Toutes les marques de respect, de crainte et de flatterie que les
courtisans témoignent aux souverains en approchant du trône, les hommes les
prodiguent aux dieux en approchant des autels. Ils baisent la terre ; ils prient
debout, à genoux, prosternés, tenant des rameaux dans leurs mains qu’ils
élèvent vers le ciel, ou qu’ils étendent vers la statue du dieu, après les
avoir portées à leur bouche. Si l’hommage s’adresse aux dieux des enfers,
on a soin, pour attirer leur attention, de frapper la terre avec les pieds ou
avec les mains. Quelques-uns prononcent leurs prières à voix basse. Pythagore
voulait qu’on les récitât tout haut, afin de ne rien demander dont on eût
à rougir. En effet, la meilleure de toutes les règles serait de parler aux
dieux, comme si on étoit en présence des hommes, et aux hommes, comme si on
était en présence des dieux.
Dans les solennités publiques, les Athéniens prononcent en commun des voeux
pour la prospérité de l’état, et pour celle de leurs alliés ; quelquefois,
pour la conservation des fruits de la terre, et pour le retour de la pluie ou du
beau temps ; d’autres fois, pour être délivrés de la peste, de la famine.
J’étais souvent frappé de la beauté des cérémonies. Le spectacle en est
imposant. La place qui précède le temple, les portiques qui l’entourent,
sont remplis de monde. Les prêtres s’avancent sous le vestibule près de l’autel.
Après que l’officiant a dit d’une voix sonore : « Faisons les libations,
et prions, » un des ministres subalternes, pour exiger de la part des assistans
l’aveu de leurs dispositions saintes, demande : « Qui sont ceux qui composent
cette assemblée ? Des gens honnêtes, répondent-ils de concert. Faites donc
silence, ajoute-t-il. » Alors on récite les prières assorties à la
circonstance. Bientôt des choeurs de jeunes gens chantent des hymnes sacrés.
Leurs voix sont si touchantes, et tellement secondées par le talent du poète
attentif à choisir des sujets propres à émouvoir, que la plupart des
assistans fondent en larmes. Mais pour l’ordinaire les chants religieux sont
brillants, et plus capables d’inspirer la joie que la tristesse. C’est l’impression
que l’on reçoit aux fêtes de Bacchus, lorsqu’un des ministres ayant dit à
haute voix : « Invoquez le dieu » ; tout le monde entonne soudain un cantique,
qui commence par ces mots : « ô fils de Sémélé ! ô Bacchus, auteur des
richesses ! »
Les particuliers fatiguent le ciel par des voeux indiscrets. Ils le pressent de
leur accorder tout ce qui peut servir à leur ambition et à leurs plaisirs. Ces
prières sont regardées comme des blasphèmes par quelques philosophes, qui,
persuadés que les hommes ne sont pas assez éclairés sur leurs vrais
intérêts, voudraient qu’ils s’en rapportassent uniquement à la bonté des
dieux, ou du moins qu’ils ne leur adressassent que cette espèce de formule
consignée dans les écrits d’un ancien poète : « ô vous ! Qui êtes le roi
du ciel, accordez-nous ce qui nous est utile, soit que nous le demandions, soit
que nous ne le demandions pas ; refusez-nous ce qui nous serait nuisible, quand
même nous le demanderions. »
Autrefois on ne présentoit aux dieux que les fruits de la terre ; et l’on
voit encore dans la Grèce plusieurs autels sur lesquels il n’est pas permis d’immoler
des victimes. Les sacrifices sanglants s’introduisirent avec peine. L’homme
avait horreur de porter le fer dans le sein d’un animal destiné au labourage,
et devenu le compagnon de ses travaux : une loi expresse le lui défendoit sous
peine de mort ; et l’usage général l’engageait à s’abstenir de la chair
des animaux. Le respect qu’on avait pour les traditions anciennes, est
attesté par une cérémonie qui se renouvelle tous les ans.
Dans une fête consacrée à Jupiter, on place des offrandes sur un autel,
auprès duquel on fait passer des boeufs. Celui qui touche à ces offrandes doit
être immolé. De jeunes filles portent de l’eau dans des vases ; et les
ministres du dieu, les instruments du sacrifice. à peine le coup est-il
frappé, que le victimaire saisi d’horreur, laisse tomber la hache, et prend
la fuite. Cependant ses complices goûtent de la victime, en cousent la peau, la
remplissent de foin, attachent à la charrue cette figure informe, et vont se
justifier devant les juges qui les ont cités à leur tribunal. Les jeunes
filles qui ont fourni l’eau pour aiguiser les instruments, rejettent la faute
sur ceux qui les ont aiguisés en effet ; ces derniers, sur ceux qui ont
égorgé la victime ; et ceux-ci, sur les instruments, qui sont condamnés comme
auteurs du meurtre, et jetés dans la mer.
Cette cérémonie mystérieuse est de la plus haute antiquité, et rappelle un
fait qui se passa du temps d’Erechthée. Un laboureur ayant placé son
offrande sur l’autel, assomma un boeuf qui en avait dévoré une partie. Il
prit la fuite, et la hache fut traduite en justice.
Quand les hommes se nourrissaient des fruits de la terre, ils avaient soin d’en
réserver une portion pour les dieux. Ils observèrent le même usage, quand ils
commencèrent à se nourrir de la chair des animaux ; et c’est peut-être
delà que viennent les sacrifices sanglants, qui ne sont en effet que des repas
destinés aux dieux, et auxquels on fait participer les assistants.
La connaissance d’une foule de pratiques et de détails constitue le savoir
des prêtres. Tantôt on répand de l’eau sur l’autel, ou sur la tête de la
victime ; tantôt c’est du miel ou de l’huile.
Plus communément on les arrose avec du vin ; et alors on brûle sur l’autel
du bois de figuier, de myrte ou de vigne. Le choix de la victime n’exige pas
moins d’attention. Elle doit être sans tache, n’avoir aucun défaut, aucune
maladie ; mais tous les animaux ne sont pas également propres aux sacrifices.
On n’offrit d’abord que les animaux dont on se nourrissoit, comme le boeuf,
la brebis, la chèvre, le cochon, etc. Ensuite on sacrifia des chevaux au
soleil, des cerfs à Diane, des chiens à Hécate. Chaque pays, chaque temple a
ses usages. La haine et la faveur des dieux sont également nuisibles aux
animaux qui leur sont consacrés. Pourquoi poser sur la tête de la victime un
gâteau pétri avec de la farine d’orge et du sel, lui arracher le poil du
front, et le jeter dans le feu ? Pourquoi brûler ses cuisses avec du bois fendu
? Quand je pressois les ministres des temples de s’expliquer sur ces rits, ils
me répondaient comme le fit un prêtre de Thèbes, à qui je demandais pourquoi
les Béotiens offraient des anguilles aux dieux. « Nous observons, me dit-il,
les coutumes de nos pères, sans nous croire obligés de les justifier aux yeux
des étrangers. »
On partage la victime entre les dieux, les prêtres, et ceux qui l’ont
présentée. La portion des dieux est dévorée par la flamme ; celle des
prêtres fait partie de leur revenu ; la troisième sert de prétexte à ceux
qui la reçoivent, de donner un repas à leurs amis. Quelques-uns voulant se
parer de leur opulence, cherchent à se distinguer par des sacrifices pompeux. J’en
ai vu qui, après avoir immolé un boeuf, ornaient de fleurs et de rubans la
partie antérieure de sa tête, et l’attachaient à leur porte. Comme le
sacrifice de boeuf est le plus estimé, on fait pour les pauvres, de petits
gâteaux, auxquels on donne la figure de cet animal, et les prêtres veulent
bien se contenter de cette offrande. La superstition domine avec tant de
violence sur notre esprit, qu’elle avait rendu féroce le peuple le plus doux
de la terre. Les sacrifices humains étaient autrefois assez fréquents parmi
les Grecs. Ils l’étaient chez presque tous les peuples ; et ils le sont
encore aujourd’hui chez quelques-uns d’entre eux. Ils cesseront enfin, parce
que les cruautés absurdes et inutiles cèdent tôt ou tard à la nature et à
la raison. Ce qui subsistera plus longtemps, c’est l’aveugle confiance que l’on
a dans les actes extérieurs de religion. Les hommes injustes, les scélérats
même osent se flatter de corrompre les dieux par des présents, et de les
tromper par les dehors de la piété. En vain les philosophes s’élèvent
contre une erreur si dangereuse ; elle sera toujours chère à la plupart des
hommes, parce qu’il sera toujours plus aisé d’avoir des victimes que des
vertus.
Un jour les Athéniens se plaignirent à l’oracle d’Ammon, de ce que les
dieux se déclaraient en faveur des Lacédémoniens, qui ne leur présentaient
que des victimes en petit nombre, maigres et mutilées. L’oracle répondit que
tous les sacrifices des Grecs ne valaient pas cette prière humble et modeste
par laquelle les Lacédémoniens se contentent de demander aux dieux les vrais
biens. L’oracle de Jupiter m’en rappelle un autre qui ne fait pas moins d’honneur
à celui d’Apollon. Un riche Thessalien se trouvant à Delphes, offrit avec le
plus grand appareil cent boeufs, dont les cornes étaient dorées. En même
temps un pauvre citoyen d’Hermione tira de sa besace, une pincée de farine qu’il
jeta dans la flamme qui brillait sur l’autel. La pythie déclara que l’hommage
de cet homme était plus agréable aux dieux que celui du Thessalien.
Comme l’eau purifie le corps, on a pensé qu’elle purifiait aussi l’âme,
et qu’elle opérait cet effet de deux manières, soit en la délivrant de ses
taches, soit en la disposant à n’en pas contracter. De là deux sortes de
lustrations, les unes expiatoires, les autres préparatoires. Par les
premières, on implore la clémence des dieux ; par les secondes, leur secours.
On a soin de purifier les enfants d’abord après leur naissance ; ceux qui
entrent dans les temples ; ceux qui ont commis un meurtre, même involontaire ;
ceux qui sont affligés de certains maux regardés comme des signes de la
colère céleste, tels que la peste, la frénésie, etc. ; tous ceux enfin qui
veulent se rendre agréables aux dieux. Cette cérémonie s’est insensiblement
appliquée aux temples, aux autels, à tous les lieux que la divinité doit
honorer de sa présence ; aux villes, aux rues, aux maisons, aux champs, à tous
les lieux que le crime a profanés, ou sur lesquels on veut attirer les faveurs
du ciel. On purifie tous les ans la ville d’Athènes, le 6 du mois
Thargélion. Toutes les fois que le courroux des dieux se déclare par la
famine, par une épidémie ou d’autres fléaux, on tâche de le détourner sur
un homme et sur une femme du peuple, entretenus par l’état pour être, au
besoin, des victimes expiatoires, chacun au nom de son sexe. On les promène
dans les rues au son des instruments ; et après leur avoir donné quelques
coups de verges, on les fait sortir de la ville. Autrefois on les condamnait aux
flammes, et on jetait leurs cendres au vent.
Quoique l’eau de la mer soit la plus convenable aux purifications on se sert
le plus souvent de celle qu’on appelle lustrale. C’est une eau commune, dans
laquelle on a plongé un tison ardent, pris sur l’autel, lorsqu’on y
brûlait la victime. On en remplit les vases qui sont dans les vestibules des
temples, dans les lieux où se tient l’assemblée générale, autour des
cercueils où l’on expose les morts à la vue des passants.
Comme le feu purifie les métaux ; que le sel et le nitre ôtent les souillures,
et conservent les corps ; que la fumée et les odeurs agréables peuvent
garantir de l’influence du mauvais air, on a cru par degrés que ces moyens et
d’autres encore devaient être employés dans les différentes lustrations. C’est
ainsi qu’on attache une vertu secrète à l’encens qu’on brûle dans les
temples, et aux fleurs dont on se couronne ; c’est ainsi qu’une maison
recouvre sa pureté par la fumée du soufre, et par l’aspersion d’une eau
dans laquelle on a jeté quelques grains de sel. En certaines occasions, il
suffit de tourner autour du feu, ou de voir passer autour de soi un petit chien,
ou quelque autre animal. Dans les lustrations des villes, on promène le long
des murs, les victimes destinées aux sacrifices. Les rites varient, suivant que
l’objet est plus ou moins important, la superstition plus ou moins forte. Les
uns croient qu’il est essentiel de s’enfoncer dans la rivière ; d’autres,
qu’il suffit d’y plonger sept fois sa tête ; la plupart se contentent de
tremper leurs mains dans l’eau lustrale, ou d’en recevoir l’aspersion par
les mains d’un prêtre, qui se tient pour cet effet à la porte du temple.
Chaque particulier peut offrir des sacrifices sur un autel placé à la porte de
sa maison, ou dans une chapelle domestique. C’est là que j’ai vu souvent un
père vertueux, entouré de ses enfants, confondre leur hommage avec le sien, et
former des voeux dictés par la tendresse, et dignes d’être exaucés. Cette
espèce de sacerdoce ne devant exercer ses fonctions que dans une seule famille,
il a fallu établir des ministres pour le culte public.
Il n’est point de villes où l’on trouve autant de prêtres et de
prêtresses qu’à Athènes, parce qu’il n’en est point où l’on ait
élevé une si grande quantité de temples, où l’on célèbre un si grand
nombre de fêtes. Dans les différents bourgs de l’Attique et du reste de la
Grèce, un seul prêtre suffit pour desservir un temple. Dans les villes
considérables, les soins du ministère sont partagés entre plusieurs personnes
qui forment comme une communauté. A la tête est le ministre du dieu, qualifié
quelquefois du titre de grand prêtre. Au-dessous de lui sont le néocore
chargé de veiller à la décoration et à la propreté des lieux saints, et de
jeter de l’eau lustrale sur ceux qui entrent dans le temple ; des
sacrificateurs qui égorgent les victimes ; des aruspices qui en examinent les
entrailles ; des hérauts qui règlent les cérémonies, et congédient l’assemblée.
En certains endroits, on donne le nom de père au premier des ministres sacrés,
et celui de mère à la première des prêtresses.
On confie à des laïques des fonctions moins saintes, et relatives au service
des temples. Les uns sont chargés du soin de la fabrique, et de la garde du
trésor ; d’autres assistent comme témoins et inspecteurs, aux sacrifices
solennels. Les prêtres officient avec de riches vêtements, sur lesquels sont
tracés en lettres d’or les noms des particuliers qui en ont fait présent au
temple. Cette magnificence est encore relevée par la beauté de la figure, la
noblesse du maintien, le son de la voix, et surtout par les attributs de la
divinité dont ils sont les ministres. C’est ainsi que la prêtresse de
Cérès paraît couronnée de pavots et d’épis ; et celle de Minerve, avec l’égide,
la cuirasse, et un casque surmonté d’aigrettes. Plusieurs sacerdoces sont
attachés à des maisons anciennes et puissantes, où ils se transmettent de
père en fils. D’autres sont conférés par le peuple.
On n’en peut remplir aucun, sans un examen qui roule sur la personne et sur
les moeurs. Il faut que le nouveau ministre n’ait aucune difformité dans la
figure, et que sa conduite ait toujours été irréprochable. à l’égard des
lumières, il suffit qu’il connaisse le rituel du temple auquel il est
attaché ; qu’il s’acquitte des cérémonies avec décence, et qu’il sache
discerner les diverses espèces d’hommages et de prières que l’on doit
adresser aux dieux.
Quelques temples sont desservis par des prêtresses. Tel est celui de Bacchus
aux marais. Elles sont au nombre de quatorze, et à la nomination de l’archonte-roi.
On les oblige à garder une continence exacte. La femme de l’archonte, nommée
la reine, les initie aux mystères qu’elles ont en dépôt, et en exige, avant
de les recevoir, un serment par lequel elles attestent qu’elles ont toujours
vécu dans la plus grande pureté, et sans aucun commerce avec les hommes. A l’entretien
des prêtres et des temples sont assignées différentes branches de revenus. On
prélève d’abord sur les confiscations et sur les amendes le 10 e pour
Minerve, et le 50 e pour les autres divinités. On consacre aux dieux le 10 e
des dépouilles enlevées à l’ennemi. Dans chaque temple, deux officiers
connus sous le nom de parasites, ont le droit d’exiger une mesure d’orge des
différens tenanciers du district qui leur est attribué ; enfin il est peu de
temples qui ne possèdent des maisons et des portions de terrain. Ces revenus
auxquels il faut joindre les offrandes des particuliers, sont confiés à la
garde des trésoriers du temple. Ils servent pour les réparations et la
décoration des lieux saints, pour les dépenses qu’entraînent les
sacrifices, pour l’entretien des prêtres, qui ont presque tous des
honoraires, un logement, et des droits sur les victimes. Quelques-uns jouissent
d’un revenu plus considérable. Telle est la prêtresse de Minerve, à
laquelle on doit offrir une mesure de froment, une autre d’orge, et une obole,
toutes les fois qu’il naît ou qu’il meurt quelqu’un dans une famille.
Outre ces avantages, les prêtres sont intéressés
maintenir le droit d’asyle, accordé non seulement aux temples, mais encore
aux bois sacrés qui les entourent, et aux maisons ou chapelles qui se trouvent
dans leur enceinte. On ne peut en arracher le coupable, ni même l’empêcher
de recevoir sa subsistance. Ce privilège, aussi offensant pour les dieux, qu’utile
à leurs ministres, s’étend jusque sur les autels isolés. En Égypte, les
prêtres forment le premier corps de l’état, et ne sont pas obligés de
contribuer à ses besoins, quoique la troisième partie des biens-fonds soit
assignée à leur entretien. La pureté de leurs moeurs et l’austérité de
leur vie, leur concilient la confiance des peuples ; et leurs lumières, celle
du souverain dont ils composent le conseil, et qui doit être tiré de leur
corps, ou s’y faire agréger dès qu’il monte sur le trône. Interprètes
des volontés des dieux, arbitres de celles des hommes, dépositaires des
sciences, et sur tout des secrets de la médecine, ils jouïssent d’un pouvoir
sans bornes, puisqu’ils gouvernent à leur gré les préjugés et les
foiblesses des hommes. Ceux de la Grèce ont obtenu des honneurs, tels que des
places distinguées aux spectacles. Tous pourraient se borner aux fonctions de
leur ministère, et passer leurs jours dans une douce oisiveté. Cependant
plusieurs d’entre eux, empressés à mériter par leur zèle les égards dus
à leur caractère, ont rempli les charges onéreuses de la république, et l’ont
servie soit dans les armées, soit dans les ambassades. Ils ne forment point un
corps particulier et indépendant. Nulle relation d’intérêt entre les
ministres des différens temples ; les causes même qui les regardent
personnellement, sont portées aux tribunaux ordinaires. Les neuf archontes ou
magistrats suprêmes, veillent au maintien du culte public, et sont toujours à
la tête des cérémonies religieuses. Le second, connu sous le nom de roi, est
chargé de poursuivre les délits contre la religion, de présider aux
sacrifices publics, et de juger les contestations qui s’élèvent dans les
familles sacerdotales, au sujet de quelque prêtrise vacante. Les prêtres
peuvent à la vérité diriger les sacrifices des particuliers ; mais si dans
ces actes de piété, ils transgressaient les lois établies, ils ne pourraient
se soustraire à la vigilance des magistrats. Nous avons vu de nos jours le
grand prêtre de Cérès puni, par ordre du gouvernement, pour avoir violé ces
lois, dans des articles qui ne paraissaient être d’aucune importance. à la
suite des prêtres, on doit placer ces devins dont l’état honore la
profession, et qu’il entretient dans le prytanée. Ils ont la prétention de
lire l’avenir dans le vol des oiseaux et dans les entrailles des victimes. Ils
suivent les armées ; et c’est de leurs décisions, achetées quelquefois à
un prix excessif, que dépendent souvent les révolutions des gouvernements et
les opérations d’une campagne. On en trouve dans toute la Grèce ; mais ceux
de l’élide sont les plus renommés. Là, depuis plusieurs siècles, deux ou
trois familles se transmettent de père en fils, l’art de prédire les
événements, et de suspendre les maux des mortels. Les devins étendent leur
ministère encore plus loin. Ils dirigent les consciences ; on les consulte pour
savoir si certaines actions sont conformes ou non à la justice divine.
J’en ai vu qui poussaient le fanatisme jusqu’à l’atrocité, et qui se
croyant chargés des intérêts du ciel, auroient poursuivi en justice la mort
de leur père coupable d’un meurtre.
Il parut, il y a deux ou trois siècles, des hommes qui n’ayant aucune mission
de la part du gouvernement, et s’érigeant en interprètes des dieux,
nourrissaient parmi le peuple une crédulité qu’ils avaient eux-mêmes, ou qu’ils
affectaient d’avoir, errant de nation en nation, les menaçant toutes de la
colère céleste, établissant de nouveaux rites pour l’apaiser, et rendant
les hommes plus faibles et plus malheureux par les craintes et par les remords
dont ils les remplissoient. Les uns durent leur haute réputation à des
prestiges ; les autres, à de grands talens. De ce nombre furent Abaris de
Scythie, Empédocle d’Agrigente, Épiménide de Crète.
L’impression qu’ils laissèrent dans les esprits, a perpétué le règne de
la superstition. Le peuple découvre des signes frappans de la volonté des
dieux, en tous temps, en tous lieux, dans les éclipses, dans le bruit du
tonnerre, dans les grands phénomènes de la nature, dans les accidents les plus
fortuits. Les songes, l’aspect imprévu de certains animaux, le mouvement
convulsif des paupières, le tintement des oreilles, l’éternuement, quelques
mots prononcés au hasard, tant d’autres effets indifférents, sont devenus
des présages heureux ou sinistres. Trouvez-vous un serpent dans votre maison ?
Elevez un autel dans le lieu même. Voyez-vous un milan planer dans les airs ?
Tombez vîte à genoux. Votre imagination est-elle troublée par le chagrin ou
par la maladie ? C’est Empusa qui vous apparaît, c’est un fantôme envoyé
par Hécate, et qui prend toutes sortes de formes pour tourmenter les
malheureux.
Dans toutes ces circonstances, on court aux devins, aux interprètes. Les
ressources qu’ils indiquent, sont aussi chimériques que les maux dont on se
croit menacé.
Quelques-uns de ces imposteurs se glissent dans les maisons opulentes, et
flattent les préjugés des âmes faibles. Ils ont, disent-ils, des secrets
infaillibles pour enchaîner le pouvoir des mauvais génies. Leurs promesses
annoncent trois avantages, dont les gens riches sont extrêmement jaloux, et qui
consistent à les rassurer contre leurs remords, à les venger de leurs ennemis,
à perpétuer leur bonheur au-delà du trépas. Les prières et les expiations
qu’ils mettent en oeuvre, sont contenues dans de vieux rituels, qui portent
les noms d’Orphée et de Musée.
Des femmes de la lie du peuple font le même trafic. Elles vont dans les maisons
des pauvres distribuer une espèce d’initiation ; elles répandent de l’eau
sur l’initié, le frottent avec de la boue et du son, le couvrent d’une peau
d’animal, et accompagnent ces cérémonies de formules qu’elles lisent dans
le rituel, et de cris perçants qui en imposent à la multitude.
Les personnes instruites, quoique exemptes de la plupart de ces foiblesses, n’en
sont pas moins attachées aux pratiques de la religion. Après un heureux
succès, dans une maladie, au plus petit danger, au souvenir d’un songe
effrayant, elles offrent des sacrifices ; souvent même elles construisent dans
l’intérieur de leurs maisons, des chapelles qui se sont tellement
multipliées, que de pieux philosophes desireroient qu’on les supprimât
toutes, et que les voeux des particuliers ne s’acquittassent que dans les
temples. Mais comment concilier la confiance que l’on a pour les cérémonies
saintes, avec les idées que l’on a conçues du souverain des dieux ? Il est
permis de regarder Jupiter comme un usurpateur, qui a chassé son père du
trône de l’univers, et qui en sera chassé un jour par son fils. Cette
doctrine soutenue par la secte des prétendus disciples d’Orphée, Eschyle n’a
pas craint de l’adopter dans une tragédie que le gouvernement n’a jamais
empêché de représenter et d’applaudir. J’ai dit plus haut, que depuis un
siècle environ, de nouveaux dieux s’étoient introduits parmi les Athéniens.
Je dois ajouter que dans le même intervalle de temps, l’incrédulité a fait
les mêmes progrès. Dès que les Grecs eurent reçu les lumières de la
philosophie, quelques-uns d’entre eux étonnés des irrégularités et des
scandales de la nature, ne le furent pas moins de n’en pas trouver la solution
dans le systême informe de religion qu’ils avaient suivi jusqu’alors. Les
doutes succédèrent à l’ignorance, et produisirent des opinions
licencieuses, que les jeunes gens embrassèrent avec avidité : mais leurs
auteurs devinrent l’objet de la haine publique. Le peuple disoit qu’ils n’avoient
secoué le joug de la religion, que pour s’abandonner plus librement à leurs
passions ; et le gouvernement se crut obligé de sévir contre eux. Voici
comment on justifie son intolérance. Le culte public étant prescrit par une
des lois fondamentales, et se trouvant par-là même étroitement lié avec la
constitution, on ne peut l’attaquer sans ébranler cette constitution. C’est
donc aux magistrats qu’il appartient de le maintenir, et de s’opposer aux
innovations qui tendent visiblement à le détruire. Ils ne soumettent à la
censure, ni les histoires fabuleuses sur l’origine des dieux, ni les opinions
philosophiques sur leur nature, ni même les plaisanteries indécentes sur les
actions qu’on leur attribue ; mais ils poursuivent et font punir de mort ceux
qui parlent ou qui écrivent contre leur existence ; ceux qui brisent avec
mépris leurs statues ; ceux enfin qui violent le secret des mystères avoués
par le gouvernement. Ainsi, pendant que l’on confie aux prêtres le soin de
régler les actes extérieurs de piété, et aux magistrats l’autorité
nécessaire pour le soutien de la religion, on permet aux poètes de fabriquer
ou d’adopter de nouvelles généalogies des dieux, et aux philosophes d’agiter
les questions si délicates sur l’éternité de la matière, et sur la
formation de l’univers ; pourvu toutefois qu’en les traitant, ils évitent
deux grands écueils ; l’un de se rapprocher de la doctrine enseignée dans
les mystères ; l’autre d’avancer sans modification, des principes, d’où
résulterait nécessairement la ruine du culte établi de temps immémorial.
Dans l’un et dans l’autre cas, ils sont poursuivis comme coupables d’impiété.
Cette accusation est d’autant plus redoutable pour l’innocence, qu’elle a
servi plus d’une fois d’instrument à la haîne, et qu’elle enflamme
aisément la fureur d’un peuple, dont le zèle est plus cruel encore que celui
des magistrats et des prêtres.
Tout citoyen peut se porter pour accusateur, et dénoncer le coupable devant le
second des archontes, qui introduit la cause à la cour des héliastes, l’un
des principaux tribunaux d’Athènes. Quelquefois l’accusation se fait dans l’assemblée
du peuple. Quand elle regarde les mystères de Cérès, le sénat en prend
connoissance, à moins que l’accusé ne se pourvoie pardevant les Eumolpides ;
car cette famille sacerdotale, attachée de tout temps au temple de Cérès,
conserve une juridiction qui ne s’exerce que sur la profanation des mystères,
et qui est d’une extrême sévérité. Les Eumolpides procèdent suivant des
lois non écrites, dont ils sont les interprètes, et qui livrent le coupable,
non-seulement à la vengeance des hommes, mais encore à celle des dieux. Il est
rare qu’il s’expose aux rigueurs de ce tribunal. Il est arrivé qu’en
déclarant ses complices, l’accusé a sauvé ses jours ; mais on ne l’a pas
moins rendu incapable de participer aux sacrifices, aux fêtes, aux spectacles,
aux droits des autres citoyens. à cette note d’infamie se joignent
quelquefois des cérémonies effrayantes. Ce sont des imprécations que les
prêtres de différents temples prononcent solennellement et par ordre des
magistrats. Ils se tournent vers l’occident ; et secouant leurs robes de
pourpre, ils dévouent aux dieux infernaux le coupable et sa postérité. On est
persuadé que les furies s’emparent alors de son coeur, et que leur rage n’est
assouvie, que lorsque sa race est éteinte. La famille sacerdotale des
Eumolpides montre plus de zèle pour le maintien des mystères de Cérès, que n’en
témoignent les autres prêtres pour la religion dominante. On les a vus plus d’une
fois traduire les coupables devant les tribunaux de justice. Cependant il faut
dire à leur louange, qu’en certaines occasions, loin de seconder la fureur du
peuple prêt à massacrer sur le champ des particuliers accusés d’avoir
profané les mystères, ils ont exigé que la condamnation se fît suivant les
lois. Parmi ces lois, il en est une qu’on a quelquefois exécutée, et qui
serait capable d’arrêter les haînes les plus fortes, si elles étaient
susceptibles de frein. Elle ordonne que l’accusateur ou l’accusé périsse ;
le premier, s’il succombe dans son accusation ; le second, si le crime est
prouvé.
Il ne me reste plus qu’à citer les principaux jugements que les tribunaux d’Athènes
ont prononcés contre le crime d’impiété, depuis environ un siècle. Le
poète Eschyle fut dénoncé, pour avoir, dans une de ses tragédies, révélé
la doctrine des mystères. Son frère Aminias tâcha d’émouvoir les juges, en
montrant les blessures qu’il avait reçues à la bataille de Salamine. Ce
moyen n’aurait peut-être pas suffi, si Eschyle n’eût prouvé clairement qu’il
n’était pas initié. Le peuple l’attendait à la porte du tribunal, pour le
lapider.
Le philosophe Diagoras, de Mélos, accusé d’avoir révélé les mystères, et
nié l’existence des dieux, prit la fuite. On promit des récompenses à ceux
qui le livreroient mort ou vif ; et le décret qui le couvrait d’infamie, fut
gravé sur une colonne de bronze.
Protagoras, un des plus illustres sophistes de son temps, ayant commencé un de
ses ouvrages par ces mots : « je ne sais s’il y a des dieux, ou s’il n’y
en a point ; » fut poursuivi criminellement, et prit la fuite. On rechercha ses
écrits dans les maisons des particuliers, et on les fit brûler dans la place
publique.
Prodicus de Céos fut condamné à boire la ciguë pour avoir avancé que les
hommes avoient mis au rang des dieux, les êtres dont ils retiraient de l’utilité
; tels que le soleil, la lune, les fontaines, etc.
La faction opposée à Périclès, n’osant l’attaquer ouvertement, résolut
de le perdre par une voie détournée. Il était ami d’Anaxagore qui admettait
une intelligence suprême. En vertu d’un décret porté contre ceux qui
niaient l’existence des dieux, Anaxagore fut traîné en prison. Il obtint
quelques suffrages de plus que son accusateur, et ne les dut qu’aux prières
et aux larmes de Périclès, qui le fit sortir d’Athènes. Sans le crédit de
son protecteur, le plus religieux des philosophes aurait été lapidé comme
athée.
Lors de l’expédition de Sicile, au moment qu’Alcibiade faisait embarquer
les troupes qu’il devait commander, les statues de Mercure, placées en
différents quartiers d’Athènes, se trouvèrent mutilées en une nuit. La
terreur se répand aussitôt dans Athènes. On prête des vues plus profondes
aux auteurs de cette impiété, qu’on regarde comme des factieux. Le peuple s’assemble
: des témoins chargent Alcibiade d’avoir défiguré les statues, et de plus
célébré avec les compagnons de ses débauches, les mystères de Cérès dans
des maisons particulières. Cependant, comme les soldats prenaient hautement le
parti de leur général, on suspendit le jugement : mais à peine fut-il arrivé
en Sicile, que ses ennemis reprirent l’accusation ; les délateurs se
multiplièrent, et les prisons se remplirent de citoyens que l’injustice
poursuivait. Plusieurs furent mis à mort ; beaucoup d’autres avaient pris la
fuite.
Il arriva, dans le cours des procédures, un incident qui montre jusqu’à quel
excès le peuple porte son aveuglement. Un des témoins interrogé comment il
avait pu reconnoître pendant la nuit les personnes qu’il dénonçait,
répondit : « Au clair de la lune. » On prouva que la lune ne paraissait pas
alors. Les gens de bien furent consternés ; mais la fureur du peuple n’en
devint que plus ardente. Alcibiade, cité devant cet indigne tribunal, dans le
temps qu’il allait s’emparer de Messine, et peut-être de toute la Sicile,
refusa de comparaître, et fut condamné à perdre la vie. On vendit ses biens ;
on grava sur une colonne le décret qui le proscrivait et le rendait infâme.
Les prêtres de tous les temples eurent ordre de prononcer contre lui des
imprécations terribles. Tous obéirent, à l’exception de la prêtresse
Théano, dont la réponse méritait mieux d’être gravée sur une colonne, que
le décret du peuple. « Je suis établie, dit-elle, pour attirer sur les hommes
les bénédictions, et non les malédictions du ciel. » Alcibiade ayant offert
ses services aux ennemis de sa patrie, la mit à deux doigts de sa perte. Quand
elle se vit forcée de le rappeler, les prêtres de Cérès s’opposèrent à
son retour ; mais ils furent contraints de l’absoudre des imprécations dont
ils l’avaient chargé. On remarqua l’adresse avec laquelle s’exprima le
premier des ministres sacrés : « Je n’ai pas maudit Alcibiade, s’il était
innocent. »
Quelque temps après, arriva le jugement de Socrate, dont la religion ne fut que
le prétexte, ainsi que je le montrerai dans la suite.
Les Athéniens ne sont pas plus indulgents pour le sacrilège. Les lois
attachent la peine de mort à ce crime, et privent le coupable des honneurs de
la sépulture. Cette peine que des philosophes, d’ailleurs éclairés, ne
trouvent pas trop forte, le faux zèle des Athéniens l’étend jusqu’aux
fautes les plus légères. Croirait-on qu’on a vu des citoyens condamnés à
périr, les uns pour avoir arraché un arbrisseau dans un bois sacré ; les
autres, pour avoir tué je ne sais quel oiseau consacré à Esculape ? Je
rapporterai un trait plus effrayant encore. Une feuille d’or était tombée de
la couronne de Diane. Un enfant la ramassa. Il était si jeune, qu’il fallut
mettre son discernement à l’épreuve. On lui présenta de nouveau la feuille
d’or, avec des dés, des hochets, et une grosse pièce d’argent. L’enfant
s’étant jeté sur cette pièce, les juges déclarèrent qu’il avait assez
de raison pour être coupable, et le firent mourir.
1. Dans
la deuxième année de la cent quatrième olympiade, le douze du mois de
scirophorion, c'est-à-dire le 6 juillet de l'année julienne proleptique, 362
avant J.-C.
2. Tout ce qui regarde les officiers du sénat et leurs
fonctions présente tant de difficultés, que je me contente de renvoyer aux
savants qui les ont discutées, tels Sigonius (De republ. Athen., lib.
II, cap. 4) ; Petavius (De doctrin. temp., lib. II, cap. l); Dodwell (De
cycl., dissert. 3, § 43); Samuel Petitius (Leg. attic, p. 188) ;
Coudai (Fast. attic., t. I, disert. 6).
3. 18 sous.
4. 9 sous.
5. Rien ne s'exécutait qu'en vertu des lois et des décrets.
Leur différence consistait en ce que tes lois obligeaient tous les citoyens, et
les obligeaient pour toujours : au lieu quel es décrets proprement dits ne
regardaient que les particuliers, et n'étaient que pour un temps. C'est par un
décret qu'on envoyait des ambassadeurs, qu'on décernait une couronne à un
citoyen, etc. Lorsque le décret embrassait tous les temps et tous les
particuliers, il devenait une loi.
6. 450 livres.
7. Pour appuyer ce fait j'ai cité Aristote, qui,
par discrétion, ne nomme pas la république d Athènes; mais il est visible
qu'il la désigne en cet endroit.
8. Neuf sous.
9. Huit cent dix mille livres. Voici le calcul du
scoliaste d'Aristophane (in Vesp. v. 661) : Deux mois étaient consacrés aux
fêtes. Les tribunaux n'étaient donc ouverts que pendant dix mois, ou trois
cents jours. Il en coûtait chaque jour dix-huit mille oboles. c'est-à-dire
trois mille drachmes ou un demi-talent, et par conséquent quinze talents par
mois, cent cinquante par an. Samuel Petit a attaqué ce calcul (Leg. attic.
p. 325).
10. 9 livres.
11. Au fait que je cite dans le texte on peut en
ajouter un aure qui s'est passé longtemps après, et dans un siècle où
Athènes avait perdu toute sa gloire, et l'aréopage conservé la sienne. Une
femme de Sicyone, outrée de ce qu'un second mari et le fils qu'elle en avait en
venaient de mettre à mort un fils de grande espérance qui lui restait de son
premier époux, prit le parti de les empoisonner. Elle tut traduite devant
plusieurs tribunaux qui n'osèrent ni la condamner ni t'absoudre. L'affaire fut
portée à l'aréopage, qui, après un long examen, ordonna aux parties de
comparaître dans cent ans.
12. 900 livres. Cette somme était très considérable
quand la loi fut établie.
13. Plus de 45 livres.
14. M. de Peiresc avait acquis un calendrier
ancien, orné de dessins.u mois de janvier était représenté un joueur qui
tenait un cornet dans sa main en versait des dés dans une espèce de tour
placée sur le bord du damier.
15. On présume que ce jeu avait da rapport avec
le jeu de dames ou celui des échecs, et le suivant avec celui du trictrac. On
peut voir Meurs. (De lud. graec. in Pett);
Buleng. (De lud. veter.); Hyd. (Hist. Nerd.); Salmas (in Vopisc,
p. 469).
16. Au lieu de dire : Aller chez Ies parfumeurs, on disait « aller
au parfum », comme nous disons aller au café. Poll. (lib, XIX, cap. 2, § 10);
Scol. Aristoph. (in Equit, v. 1372); Spanh. et Kuster (ibid.);
Tayl. (Lect. lysiac. p. 720).
17. Quatre livres dix sous. En mettant la drachme
àdix-huit sous, et le médimne à un peu plusde quatre boisseaux (Goguet, Origine
des lois, t. IV, p. 260), notre setier de blé aurait valu environ treize de
nos livres.
18. Environ soixante-douze livres.
19. Environ quatorze livres huit sous.
20. Neuf livres. - J'ai rapporté dans le texte le pris de
quelques comestibles , tel qu'il était à Athènes du temps de Démosthène.
Environ soixante ans auparavant, du temps d'Aristophane, la journée d'un
manoeuvre valait trois oboles (neuf sous) ; un cheval de course, douze mines, ou
mille deux cents drachmes (mille quatre-vingts livres) ; un manteau, vingt
drachmes (dix-huit livres) ; une chaussure, huit drachmes (sept livres quatre
sous).
21. Le talent valait cinq mille quatre cents livres.
22. Neuf mille livres.
Le père de Démosthène passait pour être très riche; cependant il n'avait
laissé à son fils qu'environ quatorze talents, environ soixante-quinze mille
six cents livres.
Voici quels étaient les principaux effets de cette succession: 1° une
manufacture d'épées où travaillaient trente esclaves. Deux ou trois qui
étaient à la tête, valaient chacun cinq à six cents drachmes, environ cinq
cents livres ; les autres, au moins trois cents drachmes, deux cent soixante-dix
livres : ils rendaient par an trente mines. ou deux mille sept cents livres,
tous frais déduits. 2° Une manufacture de lits qui occupait vingt esclaves,
lesquels valaient quarante mines, ou trois mille six cents livres ; ils
rendaient par an douze mines, ou mille quatre-vingts livres. 3° De l'ivoire, du
fer, du bois, quatre-vingts mines, ou sept mille deux cents livres. L'ivoire
servait soit pour les pieds des lits, soit pour les poignées et les fourneaux
des épées. 4° Noix de galle et cuivre, soixante-dix mines, ou six mille trois
cents livres. 5° Maison, trente mines ou deux mille sept cents livres. 6°
Meubles, vases, coupes, bijoux d'or, robes et toilettes de la mère de
Démosthène, cent mines, ou neuf mille livres. 7° De l'argent prêté ou mis
dans le commerce, etc.