Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
CHAPITRE 22
Voyage de la Phocide (1). Les jeux pythiques. Le temple et l’oracle de Delphes.
Je parlerai
souvent des fêtes de la Grèce ; je reviendrai souvent à ces solennités
augustes où se rassemblent les divers peuples de cet heureux pays. Comme elles
ont entre elles beaucoup de traits de conformité, on me reprochera peut-être
de retracer les mêmes tableaux. Mais ceux qui décrivent les guerres des
nations, n’exposent-ils pas à nos yeux une suite uniforme de scènes
meurtrières ? Et quel intérêt peut-il résulter des peintures qui ne
présentent les hommes que dans les convulsions de la fureur ou du désespoir ?
N’est-il pas plus utile et plus doux de les suivre dans le sein de la paix et
de la liberté ; dans ces combats où se déploient les talents de l’esprit et
les grâces du corps ; dans ces fêtes où le goût étale toutes ses
ressources, et le plaisir, tous ses attraits ?
Ces instants de bonheur, ménagés adroitement pour suspendre les divisions des
peuples, et arracher les particuliers au sentiment de leurs peines ; ces
instants goûtés d’avance par l’espoir de les voir renaître, goûtés,
après qu’ils se sont écoulés, par le souvenir qui les perpétue, j’en ai
joui plus d’une fois ; et je l’avouerai, j’ai versé des larmes d’attendrissement,
quand j’ai vu des milliers de mortels réunis par le même intérêt, se
livrer de concert à la joie la plus vive, et laisser rapidement échapper ces
émotions touchantes, qui sont le plus beau des spectacles pour une âme
sensible. Tel est celui que présente la solennité des jeux pythiques,
célébrés de quatre en quatre ans, à Delphes dans la Phocide.
Nous partîmes d’Athènes vers la fin du mois élaphébolion, dans la 3 e
année de la 104 e olympiade (2). Nous allâmes à l’isthme
de Corinthe ; et nous étant embarqués à Pagae, nous entrâmes dans le golfe
de Crissa, le jour même où commençait la fête (3)
. Précédés et suivis d’un grand nombre de bâtiments légers, nous
abordâmes à Cirrha, port situé au pied du mont Cirphis. Entre ce mont et le
Parnasse (4), s’étend une vallée où se font les
courses des chevaux et des chars. Le Plistus y coule à travers des prairies
riantes, que le printemps parait de ses couleurs. Après avoir visité l’hippodrome,
nous prîmes un des sentiers qui conduisent à Delphes.
La ville se présentait en amphithéâtre sur le penchant de la montagne. Nous
distinguions déjà le temple d’Apollon, et cette prodigieuse quantité de
statues qui sont semées sur différents plans, à travers les édifices qui
embellissent la ville. L’or dont la plupart sont couvertes, frappé des rayons
naissants du soleil, brillait d’un éclat qui se répandait au loin. En même
temps on voyait s’avancer lentement dans la plaine et sur les collines, des
processions composées de jeunes garçons et de jeunes filles, qui semblaient se
disputer le prix de la magnificence et de la beauté. Du haut des montagnes, des
rivages de la mer, un peuple immense s’empressait d’arriver à Delphes ; et
la sérénité du jour, jointe à la douceur de l’air qu’on respire en ce
climat, prêtait de nouveaux charmes aux impressions que nos sens recevaient de
toutes parts.
Le Parnasse est une chaîne de montagnes qui se prolonge vers le nord, et qui,
dans sa partie méridionale, se termine en deux pointes, au-dessous desquelles
on trouve la ville de Delphes (5) qui n’a que 16
stades de circuit (6) . Elle n’est point défendue
par des murailles, mais par des précipices qui l’environnent de trois
côtés. On l’a mise sous la protection d’Apollon ; et l’on associe au
culte de ce dieu, celui de quelques autres divinités qu’on appelle les
assistantes de son trône. Ce sont Latone, Diane et Minerve la prévoyante.
Leurs temples sont à l’entrée de la ville. Nous nous arrêtâmes un moment
dans celui de Minerve ; nous vîmes au-dedans un bouclier d’or envoyé par
Croesus, roi de Lydie ; au-dehors, une grande statue de bronze, consacrée par
les Marseillais des Gaules, en mémoire des avantages qu’ils avaient
remportés sur les Carthaginois. Après avoir passé près du gymnase, nous nous
trouvâmes sur les bords de la fontaine Castalie, dont les eaux saintes servent
à purifier, et les ministres des autels, et ceux qui viennent consulter l’oracle
: de là nous montâmes au temple qui est situé dans la partie supérieure de
la ville. Il est entouré d’une enceinte vaste, et remplie d’offrandes
précieuses faites à la divinité. Les peuples et les rois qui reçoivent des
réponses favorables, ceux qui remportent des victoires, ceux qui sont
délivrés des malheurs qui les menaçaient, se croient obligés d’élever
dans ces lieux, des monuments de reconnaissance. Les particuliers couronnés
dans les jeux publics de la Grèce ; ceux qui sont utiles à leur patrie par des
services, ou qui l’illustrent par leurs talents, obtiennent dans cette même
enceinte des monuments de gloire. C’est là qu’on se trouve entouré d’un
peuple de héros ; c’est là que tout rappelle les événements les plus
remarquables de l’histoire, et que l’art de la sculpture brille avec plus d’éclat
que dans tous les autres cantons de la Grèce. Comme nous étions sur le point
de parcourir cette immense collection, un Delphien, nommé Cléon, voulut nous
servir de guide. C’était un de ces interprètes du temple, qui n’ont d’autre
fonction que de satisfaire l’avide curiosité des étrangers. Cléon s’étendant
sur les moindres détails, épuisa plus d’une fois son savoir et notre
patience. J’abrégerai son récit, et j’en écarterai souvent le merveilleux
dont il cherchait à l’embellir.
Un superbe taureau de bronze fut le premier objet que nous trouvâmes à l’entrée
de l’enceinte. Ce taureau, disait Cléon, fut envoyé par ceux de Corcyre ; et
c’est l’ouvrage de Théoprope d’Égine. Ces neuf statues que vous voyez
ensuite, furent présentées par les Tégéates, après qu’ils eurent vaincu
les Lacédémoniens. Vous y reconnaîtrez Apollon, la Victoire et les anciens
héros de Tégée. Celles qui sont vis-à-vis ont été données par les
Lacédémoniens, après que Lysander eut battu près d’Éphèse la flotte d’Athènes.
Les sept premières représentent Castor et Pollux, Jupiter, Apollon, Diane et
Lysander qui reçoit une couronne de la main de Neptune ; la 8 e est pour Abas,
qui faisait les fonctions de devin dans l’armée de Lysander ; et la 9 e pour
Hermon, pilote de la galère que commandait ce général. Quelque temps après,
Lysander ayant remporté sur les Athéniens une seconde victoire navale auprès
d’Aegos-Potamos, les Lacédémoniens envoyèrent aussitôt à Delphes les
statues des principaux officiers de leur armée, et celles des chefs des troupes
alliées. Elles sont au nombre de 28 ; et vous les voyez derrière celles dont
je viens de parler.
Ce cheval de bronze est un présent des Argiens. Vous lirez dans une inscription
gravée sur le piédestal, que les statues dont il est entouré proviennent de
la dixième partie des dépouilles enlevées par les Athéniens aux Perses, dans
les champs de Marathon. Elles sont au nombre de 13, et toutes de la main de
Phidias. Voyez sous quels traits il offre à nos yeux Apollon, Minerve,
Thésée, Codrus, et plusieurs de ces anciens Athéniens qui ont mérité de
donner leurs noms aux tribus d’Athènes. Miltiade qui gagna la bataille,
brille au milieu de ces dieux et de ces héros.
Les nations qui font de pareilles offrandes, ajoutent souvent aux images de
leurs généraux, celles des rois et des particuliers qui, dès les temps les
plus anciens, ont éternisé leur gloire. Vous en avez un nouvel exemple dans ce
groupe de 25 ou 30 statues, que les Argiens ont consacrées en différents temps
et pour différentes victoires. Celle-ci est de Danaüs, le plus puissant des
rois d’Argos ; celle-là d’Hypermnestre sa fille, cette autre de Lyncée son
gendre. Voici les principaux chefs qui suivirent Adraste, roi d’Argos, à la
première guerre de Thèbes ; voici ceux qui se distinguèrent dans la seconde ;
voilà Diomède, Sthénélus, Amphiaraüs dans son char, avec Baton son parent,
qui tient les rênes des chevaux.
Vous ne pouvez faire un pas, sans être arrêté par des chef-d’oeuvres de l’art.
Ces chevaux de bronze, ces captives gémissantes sont de la main d’Agéladas d’Argos
: c’est un présent des Tarentins d’Italie. Cette figure représente
Triopas, fondateur des Cnidiens en Carie ; ces statues de Latone, d’Apollon et
de Diane, qui lancent des flèches contre Tytius, sont une offrande du même
peuple. Ce portique où sont attachés tant d’éperons de navires, et de
boucliers d’airain, fut construit par les Athéniens. Voici la roche sur
laquelle une ancienne sibylle, nommée Hérophile, prononçait, dit-on, ses
oracles. Cette figure couverte d’une cuirasse et d’une cotte d’armes, fut
envoyée par ceux d’Andros, et représente Andreus leur fondateur. Les
Phocéens ont consacré cet Apollon, ainsi que cette Minerve et cette Diane ;
ceux de Pharsale en Thessalie, cette statue équestre d’Achille ; les
Macédoniens, cet Apollon qui tient une biche ; les Cyrénéens, ce char dans
lequel Jupiter paraît avec la majesté qui convient au maître des dieux ;
enfin, les vainqueurs de Salamine, cette statue de douze coudées (7)
, qui tient un ornement de navire, et que vous voyez auprès de la statue dorée
d’Alexandre Premier, roi de Macédoine (8). Parmi
ce grand nombre de monumens, on a construit plusieurs petits édifices, où les
peuples et les particuliers ont porté des sommes considérables, soit pour les
offrir au dieu, soit pour les mettre en dépôt, comme dans un lieu de sûreté.
Quand ce n’est qu’un dépôt, on a soin d’y tracer le nom de ceux à qui
il appartient, afin qu’ils puissent le retirer en cas de besoin.
Nous parcourûmes les trésors des Athéniens, des Thébains, des Cnidiens, des
Syracusains, etc. ; et nous fûmes convaincus qu’on n’avait point exagéré,
en nous disant que nous trouverions plus d’or et d’argent à Delphes, qu’il
n’y en a peut-être dans toute la Grèce.
Le trésor des Sicyoniens nous offrit, entre autres singularités, un livre en
or qu’avait présenté une femme nommée Aristomaque, qui avait remporté le
prix de poésie aux jeux isthmiques. Nous vîmes dans celui des Siphniens une
grande quantité d’or provenu des mines qu’ils exploitaient autrefois dans
leur île ; et dans celui des habitants d’Acanthe, des obélisques de fer
présentées par la courtisanne Rhodope. Est-il possible, m’écriai-je, qu’Apollon
ait agréé un pareil hommage ? étranger, me dit un grec que je ne connaissais
pas, les mains qui ont élevé ces trophées, étaient-elles plus pures ? Vous
venez de lire sur la porte de l’asyle où nous sommes : les habitants d’Acanthe
vainqueurs des Athéniens ; ailleurs, les Athéniens vainqueurs des Corinthiens
; les Phocéens, des Thessaliens ; les Ornéates, des Sicyoniens, etc. Ces
inscriptions furent tracées avec le sang de plus de cent mille Grecs. Le dieu n’est
entouré que des monuments de nos fureurs ; et vous êtes étonné que ses
prêtres aient accepté l’hommage d’une courtisane !
Le trésor des Corinthiens est le plus riche de tous. On y conserve la
principale partie des offrandes que différents princes ont faites au temple d’Apollon.
Nous y trouvâmes les magnifiques présents de Gygès, roi de Lydie, parmi
lesquels on distingue six grands cratères d’or (9),
du poids de 30 talents (10). La libéralité de ce
prince, nous dit Cléon, fut bientôt effacée par celle de Croesus, un de ses
successeurs. Ce dernier ayant consulté l’oracle, fut si content de sa
réponse, qu’il fit porter à Delphes, 1117 demi-plinthes d’or (11),
épaisses d’un palme, la plupart longues de six palmes, et larges de trois,
pesant chacune deux talents, à l’exception de 4, qui ne pesaient chacune qu’un
talent et demi. Vous les verrez dans le temple. Par la manière dont on les
avait disposées, elles servaient de base à un lion de même métal, qui tomba
lors de l’incendie du temple, arrivé quelques années après. Vous l’avez
sous vos yeux. Il pesait alors 10 talents ; mais comme le feu l’a dégradé,
il n’en pèse plus que six et demi. 2 deux grands cratères, l’un en or,
pesant 8 talents et 42 mines ; le second en argent, et contenant 600 amphores.
Vous avez vu le premier dans le trésor des Clazoméniens ; vous verrez le
second dans le vestibule du temple. 3 quatre vases d’argent en forme de
tonneaux, et d’un volume très considérable. Vous les voyez tous quatre dans
ce lieu.
4 deux grandes aiguières, l’une en or, et l’autre en argent. 5 une statue
en or, représentant, à ce qu’on prétend, la femme qui faisait le pain de ce
prince. Cette statue a trois coudées de hauteur, et pèse huit talents. 6 à
ces richesses, Croesus ajouta quantité de lingots d’argent, les colliers et
les ceintures de son épouse, et d’autres présens non moins précieux. Cléon
nous montra ensuite un cratère en or, que la ville de Rome en Italie avait
envoyé à Delphes. On nous fit voir le collier d’Hélène. Nous comptâmes,
soit dans le temple, soit dans les différents trésors, 360 fioles d’or,
pesant chacune deux mines (12). Tous ces trésors
réunis avec ceux dont je n’ai point fait mention, montent à des sommes
immenses. On peut en juger par le fait suivant. Quelque temps après notre
voyage à Delphes, les Phocéens s’emparèrent du temple ; et les matières d’or
et d’argent qu’ils firent fondre, furent estimées plus de dix mille talents
(13) . Après être sortis du trésor des
Corinthiens, nous continuâmes à parcourir les monuments de l’enceinte
sacrée. Voici, nous dit Cléon, un groupe qui doit fixer vos regards. Voyez
avec quelle fureur Apollon et Hercule se disputent un trépied ; avec quel
intérêt Latone et Diane tâchent de retenir le premier, et Minerve le second.
Ces cinq statues, sorties des mains de trois artistes de Corinthe, furent
consacrées en ce lieu par les Phocéens. Ce trépied garni d’or, soutenu par
un dragon d’airain, fut offert par les Grecs après la bataille de Platée.
Les Tarentins d’Italie, après quelques avantages remportés sur leurs
ennemis, ont envoyé ces statues équestres, et ces autres statues en pied.
Elles représentent les principaux chefs des vainqueurs et des vaincus. Les
habitants de Delphes ont donné ce loup de bronze, que vous voyez près du grand
autel ; les Athéniens, ce palmier, et cette Minerve de même métal. La Minerve
était autrefois dorée, ainsi que les fruits du palmier ; mais vers le temps de
l’expédition des Athéniens en Sicile, des corbeaux présagèrent leur
défaite, en arrachant les fruits de l’arbre, et en perçant le bouclier de la
déesse.
Comme nous parûmes douter de ce fait, Cléon ajouta, pour le confirmer : cette
colonne placée auprès de la statue d’Hiéron, roi de Syracuse, ne fut-elle
pas renversée le jour même de la mort de ce prince ? Les yeux de la statue de
ce Spartiate ne se détachèrent-ils pas, quelques jours avant qu’il pérît
dans le combat de Leuctres ? Vers le même temps, ne disparurent-elles pas, ces
deux étoiles d’or que Lysander avait consacrées ici en l’honneur de Castor
et de Pollux ?
Ces exemples nous effrayèrent si fort, que de peur d’en essuyer d’autres
encore, nous prîmes le parti de laisser Cléon dans la paisible possession de
ses fables. Prenez garde, ajouta-t-il, aux pièces de marbre qui couvrent le
terrain sur lequel vous marchez. C’est ici le point-milieu de la terre ; le
point également éloigné des lieux où le soleil se lève, et de ceux où il
se couche. On prétend que pour le connaître, Jupiter fit partir de ces deux
extrémités du monde, deux aigles, qui se rencontrèrent précisément en cet
endroit. Cléon ne nous faisait grace d’aucune inscription : il s’attachait,
par préférence, aux oracles que la prêtresse avait prononcés, et qu’on a
soin d’exposer aux regards du public ; il nous faisait remarquer ceux que l’événement
avait justifiés.
Parmi les offrandes des rois de Lydie, j’ai oublié de parler d’un grand
cratère d’argent, qu’Alyatte avait envoyé, et dont la base excite encore l’admiration
des Grecs, peut-être parce qu’elle prouve la nouveauté des arts dans la
Grèce. Elle est de fer, en forme de tour, plus large par en bas que par en haut
; elle est travaillée à jour, et l’on y voit plusieurs petits animaux se
jouer à travers les feuillages dont elle est ornée. Ses différentes pièces
ne sont point unies par des clous ; c’est un des premiers ouvrages où l’on
ait employé la soudure. On l’attribue à Glaucus de Chio, qui vivoit il y a
près de deux siècles, et qui le premier trouva le secret de souder le fer. Une
infinité d’autres monuments avaient fixé notre attention. Nous avions vu la
statue du rhéteur Gorgias, et les statues sans nombre des vainqueurs aux
différents jeux de la Grèce. Si l’oeil est frappé de la magnificence de
tant d’offrandes rassemblées à Delphes ; il ne l’est pas moins de l’excellence
du travail : car elles ont presque toutes été consacrées dans le siècle
dernier, ou dans celui-ci ; et la plupart sont des plus habiles sculpteurs qui
ont paru dans ces deux siècles.
De l’enceinte sacrée nous entrâmes dans le temple, qui fut construit il y a
environ 150 ans (14) ; celui qui subsistait
auparavant ayant été consumé par les flammes. Les amphictyons (15)
ordonnèrent de le rebâtir ; et l’architecte Spintharus de Corinthe, s’engagea
de le terminer pour la somme de 300 talents (16) .
Les trois quarts de cette somme furent prélevés sur différentes villes de la
Grèce, et l’autre quart sur les habitants de Delphes, qui, pour fournir leur
contingent, firent une quête jusque dans les pays les plus éloignés. Une
famille d’Athènes ajouta même à ses frais des embellissements qui n’étaient
pas dans le premier projet. L’édifice est bâti d’une très belle pierre ;
mais le frontispice est de marbre de Paros. Deux sculpteurs d’Athènes ont
représenté sur le fronton Diane, Latone, Apollon, les muses, Bacchus, etc. Les
chapiteaux des colonnes sont chargés de plusieurs espèces d’armes dorées,
et surtout de boucliers qu’offrirent les Athéniens, en mémoire de la
bataille de Marathon.
Le vestibule est orné de peintures qui représentent le combat d’Hercule
contre l’Hydre : celui des géants contre les dieux ; celui de Bellérophon
contre la Chimère. On y voit aussi des autels, un buste d’Homère, des vases
d’eau lustrale, et d’autres grands vases où se fait le mélange du vin et
de l’eau qui servent aux libations. Sur le mur on lit plusieurs sentences,
dont quelques-unes furent tracées, à ce qu’on prétend, par les sept sages
de la Grèce. Elles renferment des principes de conduite, et sont comme des avis
que donnent les dieux à ceux qui viennent les adorer. Ils semblent leur dire :
CONNAIS-TOI TOI-MÊME. RIEN DE TROP. L’INFORTUNE TE SUIT DE PRÈS. Un mot de
deux lettres, placé au-dessus de la porte, donne lieu à différentes
explications : mais les plus habiles interprètes y découvrent un sens profond.
Il signifie en effet, vous êtes. C’est l’aveu de notre néant, et un
hommage digne de la divinité, à qui seule l’existence appartient.
Dans le même endroit, nous lûmes sur une tablette suspendue au mur, ces mots
tracés en gros caractères : QUE PERSONNE N’APPROCHE DE CES LIEUX, S’IL N’A
PAS LES MAINS PURES.
Je ne m’arrêterai point à décrire les richesses de l’intérieur du temple
; on en peut juger par celles du dehors. Je dirai seulement qu’on y voit une
statue colossale d’Apollon, en bronze, consacrée par les amphictyons ; et que
parmi plusieurs autres statues des dieux, on conserve et on expose au respect
des peuples, le siège sur lequel Pindare chantait des hymnes qu’il avait
composés pour Apollon. Je recueille de pareils traits, pour montrer jusqu’à
quel point les grecs savent honorer les talents.
Dans le sanctuaire est une statue d’Apollon en or, et cet ancien oracle dont
les réponses ont fait si souvent le destin des empires. On en dut la
découverte au hasard. Des chèvres qui erraient parmi les rochers du mont
Parnasse, s’étant approchées d’un soupirail d’où sortaient des
exhalaisons malignes, furent, dit-on, tout-à-coup agitées de mouvements
extraordinaires et convulsifs. Le berger et les habitants des lieux voisins,
accourus à ce prodige, respirent la même vapeur, éprouvent les mêmes effets,
et prononcent dans leur délire des paroles sans liaison et sans suite.
Aussitôt on prend ces paroles pour des prédictions, et la vapeur de l’antre
pour un souffle divin qui dévoile l’avenir (17)
Plusieurs ministres sont employés dans le temple. Le premier qui s’offre aux
yeux des étrangers, est un jeune homme souvent élevé à l’ombre des autels,
toujours obligé de vivre dans la plus exacte continence, et chargé de veiller
à la propreté, ainsi qu’à la décoration des lieux saints. Dès que le jour
paraît, il va, suivi de ceux qui travaillent sous ses ordres, cueillir dans un
petit bois sacré des branches de laurier, pour en former des couronnes qu’il
attache aux portes, sur les murs, autour des autels et du trépied sur lequel la
pythie prononce ses oracles : il puise dans la fontaine Castalie de l’eau pour
en remplir les vases qui sont dans le vestibule, et pour faire des aspersions
dans l’intérieur du temple ; ensuite il prend son arc et son carquois, pour
écarter les oiseaux qui viennent se poser sur le toit de cet édifice, ou sur
les statues qui sont dans l’enceinte sacrée.
Les prophètes exercent un ministère plus relevé : ils se tiennent auprès de
la pythie, recueillent ses réponses, les arrangent, les interprètent, et
quelquefois les confient à d’autres ministres qui les mettent en vers.
Ceux qu’on nomme les saints, partagent les fonctions des prophètes. Ils sont
au nombre de cinq. Ce sacerdoce est perpétuel dans leur famille, qui prétend
tirer son origine de Deucalion. Des femmes d’un certain âge sont chargées de
ne laisser jamais éteindre le feu sacré, qu’elles sont obligées d’entretenir
avec du bois de sapin. Quantité de sacrificateurs, d’augures, d’aruspices
et d’officiers subalternes augmentent la majesté du culte, et ne suffisent qu’à
peine à l’empressement des étrangers qui viennent à Delphes de toutes les
parties du monde.
Outre les sacrifices offerts en actions de grâces, ou pour expier des fautes,
ou pour implorer la protection du dieu, il en est d’autres qui doivent
précéder la réponse de l’oracle, et qui sont précédés par diverses
cérémonies.
Pendant qu’on nous instruisait de ces détails, nous vîmes arriver au pied de
la montagne, et dans le chemin qu’on appelle la voie sacrée, une grande
quantité de chariots remplis d’hommes, de femmes et d’enfants, qui, ayant
mis pied à terre, formèrent leurs rangs, et s’avancèrent vers le temple, en
chantant des cantiques. Ils venaient du Péloponnèse offrir au dieu les
hommages des peuples qui l’habitent. La théorie, ou procession des
Athéniens, les suivait de près, et était elle-même suivie des députations
de plusieurs autres villes, parmi lesquelles on distinguait celle de l’île de
Chio, composée de cent jeunes garçons. Dans mon voyage de Délos, je parlerai
plus au long de ces députations, de la magnificence qu’elles étalent, de l’admiration
qu’elles excitent, de l’éclat qu’elles ajoutent aux fêtes qui les
rassemblent. Celles qui vinrent à Delphes, se rangèrent autour du temple,
présentèrent leurs offrandes, et chantèrent en l’honneur d’Apollon des
hymnes accompagnés de danses. Le choeur des Athéniens se distingua par la
beauté des voix et par une grande intelligence dans l’exécution. Chaque
instant faisait éclore des scènes intéressantes et rapides. Comment les
décrire ? Comment représenter ces mouvements, ces concerts, ces cris, ces
cérémonies augustes, cette joie tumultueuse, cette foule de tableaux qui,
rapprochés les uns des autres, se prêtaient de nouveaux charmes ?
Nous fûmes entraînés au théâtre, où se donnaient les combats de poésie et
de musique. Les amphictyons y présidaient. Ce sont eux qui, en différents
temps, ont établi les différents jeux qu’on célèbre à Delphes. Ils en ont
l’intendance ; ils y entretiennent l’ordre, et décernent la couronne au
vainqueur. Plusieurs poètes entrèrent en lice. Le sujet du prix est un hymne
pour Apollon, que l’auteur chante lui-même, en s’accompagnant de la
cithare. La beauté de la voix, et l’art de la soutenir par des accords
harmonieux, influent tellement sur les opinions des juges et des assistants, que
pour n’avoir pas possédé ces deux avantages, Hésiode fut autrefois exclu du
concours ; et que, pour les avoir réunis dans un degré éminent, d’autres
auteurs ont obtenu le prix, quoiqu’ils eussent produit des ouvrages qu’ils n’avaient
pas composés. Les poèmes que nous entendîmes avaient de grandes beautés.
Celui qui fut couronné reçut des applaudissements si redoublés, que les
hérauts furent obligés d’imposer silence. Aussitôt on vit s’avancer des
joueurs de flûte.
Le sujet qu’on a coutume de leur proposer, est le combat d’Apollon contre le
serpent Python. Il faut qu’on puisse distinguer dans leur composition les cinq
principales circonstances de ce combat. La première partie n’est qu’un
prélude ; l’action s’engage dans la seconde ; elle s’anime et se termine
dans la troisième ; dans la quatrième on entend les cris de victoire, et dans
la cinquième les sifflements du monstre, avant qu’il expire. Les amphictyons
eurent à peine adjugé le prix, qu’ils se rendirent au stade, où les courses
à pied allaient commencer. On proposa une couronne pour ceux qui parcourraient
le plus tôt cette carrière ; une autre pour ceux qui la fourniraient deux fois
; une troisième pour ceux qui la parcourraient jusqu’à douze fois sans s’arrêter
: c’est ce qu’on appelle la course simple, la double course, la longue
course. à ces différents exercices nous vîmes succéder la course des
enfants, celle des hommes armés, la lutte, le pugilat, et plusieurs de ces
combats que nous détaillerons en parlant des jeux olympiques.
Autrefois on présentait aux vainqueurs une somme d’argent. Quand on a voulu
les honorer davantage, on ne leur a donné qu’une couronne de laurier.
Nous soupâmes avec les théores ou députés des Athéniens. Quelques-uns se
proposaient de consulter l’oracle. C’était le lendemain qu’il devait
répondre à leurs questions ; car on ne peut en approcher que dans certains
jours de l’année ; et la pythie ne monte sur le trépied qu’une fois par
mois. Nous résolûmes de l’interroger à notre tour, par un simple motif de
curiosité, et sans la moindre confiance dans ses décisions.
Pendant toute la nuit la jeunesse de Delphes, distribuée dans les rues,
chantait des vers à la gloire de ceux qu’on venait de couronner. Tout le
peuple faisait retentir les airs d’applaudissements longs et tumultueux ; la
nature entière semblait participer au triomphe des vainqueurs. Ces échos sans
nombre qui reposent aux environs du Parnasse, éveillés tout-à-coup au bruit
des trompettes, et remplissant de leurs cris les antres et les vallées, se
transmettaient et portaient au loin les expressions éclatantes de la joie
publique.
Le jour suivant nous allâmes au temple ; nous donnâmes nos questions par
écrit, et nous attendîmes que la voie du sort eût décidé du moment que nous
pourrions approcher de la pythie. à peine en fûmes-nous instruits, que nous la
vîmes traverser le temple, accompagnée de quelques-uns des prophètes, des
poètes et des saints qui entrèrent avec elle dans le sanctuaire. Triste,
abattue, elle semblait se traîner comme une victime qu’on mène à l’autel.
Elle mâchait du laurier ; elle en jeta en passant, sur le feu sacré, quelques
feuilles mêlées avec de la farine d’orge ; elle en avait couronné sa tête
; et son front était ceint d’un bandeau.
Il n’y avait autrefois qu’une pythie à Delphes : on en établit trois,
lorsque l’oracle fut plus fréquenté ; et il fut décidé qu’elles seraient
âgées de plus de 50 ans, après qu’un thessalien eut enlevé une de ces
prêtresses. Elles servent à tour de rôle. On les choisit parmi les habitants
de Delphes, et dans la condition la plus obscure. Ce sont pour l’ordinaire des
filles pauvres, sans éducation, sans expérience, de moeurs très pures et d’un
esprit très borné. Elles doivent s’habiller simplement, ne jamais se
parfumer d’essences, et passer leur vie dans l’exercice des pratiques
religieuses.
Quantité d’étrangers se disposaient à consulter l’oracle. Le temple
était entouré de victimes qui tombaient sous le couteau sacré, et dont les
cris se mêlaient au chant des hymnes. Le desir impatient de connaître l’avenir,
se peignoit dans tous les yeux avec l’espérance et la crainte qui en sont
inséparables. Un des prêtres se chargea de nous préparer. Après que l’eau
sainte nous eut purifiés, nous offrîmes un taureau et une chèvre. Pour que ce
sacrifice fût agréable aux dieux, il falloit que le taureau mangeât sans
hésiter la farine qu’on lui présentait ; il fallait qu’après avoir jeté
de l’eau froide sur la chèvre, on vît frissonner ses membres pendant
quelques instants. On ne nous rendit aucune raison de ces cérémonies ; mais
plus elles sont inexplicables, plus elles inspirent de respect. Le succès ayant
justifié la pureté de nos intentions, nous rentrâmes dans le temple, la tête
couronnée de laurier, et tenant dans nos mains un rameau entouré d’une
bandelette de laine blanche. C’est avec ce symbole que les suppliants
approchent des autels.
On nous introduisit dans une chapelle, où, dans des moments qui ne sont, à ce
qu’on prétend, ni prévus, ni réglés par les prêtres, on respire
tout-à-coup une odeur extrêmement douce. On a soin de faire remarquer ce
prodige aux étrangers.
Quelque temps après, le prêtre vint nous chercher, et nous mena dans le
sanctuaire, espèce de caverne profonde, dont les parois sont ornées de
différentes offrandes. Il venoit de s’en détacher une bandelette sur
laquelle on avait brodé des couronnes et des victoires. Nous eûmes d’abord
de la peine à discerner les objets. L’encens et les autres parfums qu’on y
brûlait continuellement, le remplissaient d’une fumée épaisse. Vers le
milieu est un soupirail d’où sort l’exhalaison prophétique. On s’en
approche par une pente insensible ; mais on ne peut pas le voir, parce qu’il
est couvert d’un trépied tellement entouré de couronnes et de rameaux de
laurier, que la vapeur ne saurait se répandre au dehors. La pythie, excédée
de fatigue, refusait de répondre à nos questions. Les ministres dont elle
était environnée, employaient tour-à-tour les menaces et la violence. Cédant
enfin à leurs efforts, elle se plaça sur le trépied, après avoir bu d’une
eau qui coule dans le sanctuaire, et qui sert, dit-on, à dévoiler l’avenir.
Les plus fortes couleurs suffiraient à peine pour peindre les transports dont
elle fut saisie un moment après. Nous vîmes sa poitrine s’enfler, et son
visage rougir et pâlir ; tous ses membres s’agitaient de mouvements
involontaires : mais elle ne faisait entendre que des cris plaintifs, et de
longs gémissements. Bientôt, les yeux étincelants, la bouche écumante, les
cheveux hérissés, ne pouvant ni résister à la vapeur qui l’opprimait, ni s’élancer
du trépied où les prêtres la retenaient, elle déchira son bandeau, et au
milieu des hurlements les plus affreux, elle prononça quelques paroles que les
prêtres s’empressèrent de recueillir. Ils les mirent tout de suite en ordre,
et nous les donnèrent par écrit. J’avais demandé si j’aurois le malheur
de survivre à mon ami. Philotas, sans se concerter avec moi, avait fait la
même question. La réponse était obscure et équivoque. Nous la mîmes en
pièces en sortant du temple.
Nous étions alors remplis d’indignation et de pitié ; nous nous reprochions
avec amertume l’état funeste où nous avions réduit cette malheureuse
prêtresse. Elle exerce des fonctions odieuses qui ont déjà coûté la vie à
plusieurs de ses semblables. Les ministres le savent ; et cependant nous les
avons vu multiplier et contempler de sang froid les tourments dont elle était
accablée. Ce qui révolte encore, c’est qu’un vil intérêt endurcit leurs
âmes. Sans les fureurs de la pythie, elle serait moins consultée, et les
libéralités des peuples seraient moins abondantes : car il en coûte pour
obtenir la réponse du dieu. Ceux qui ne lui rendent qu’un simple hommage,
doivent au moins déposer sur les autels des gâteaux et d’autres offrandes ;
ceux qui veulent connaître l’avenir, doivent sacrifier des animaux. Il en est
même qui, dans ces occasions, ne rougissent pas d’étaler le plus grand
faste. Comme il revient aux ministres du temple une portion des victimes, sait
qu’ils les rejettent, sait qu’ils les admettent, la moindre irrégularité
qu’ils y découvrent, leur suffit pour les exclure ; et l’on a vu des
aruspices mercenaires fouiller dans les entrailles d’un animal, en enlever des
parties intégrantes, et faire recommencer le sacrifice. Cependant ce tribut
imposé toute l’année à la crédulité des hommes, et sévèrement exigé
par les prêtres dont il fait le principal revenu, ce tribut, dis-je, est
infiniment moins dangereux que l’influence de leurs réponses sur les affaires
publiques de la Grèce et du reste de l’univers. On dait gémir sur les maux
du genre humain, quand on pense qu’outre les prétendus prodiges dont les
habitants de Delphes font un trafic continuel, on peut obtenir, à prix d’argent,
les réponses de la pythie ; et qu’ainsi un mot dicté par des prêtres
corrompus, et prononcé par une fille imbécile, suffit pour susciter des
guerres sanglantes, et porter la désolation dans tout un royaume. L’oracle
exige qu’on rende aux dieux les honneurs qui leur sont dus ; mais il ne
prescrit aucune règle à cet égard ; et quand on lui demande quel est le
meilleur des cultes, il répond toujours : conformez-vous à celui qui est reçu
dans votre pays. Il exige aussi qu’on respecte les temples, et il prononce des
peines très sévères contre ceux qui les violent, ou qui usurpent les biens
qui en dépendent. Je vais en citer un exemple.
La plaine qui du mont Parnasse s’étend jusqu’à la mer, appartenait, il y a
deux siècles environ, aux habitants de Cirrha, et la manière dont ils en
furent dépouillés, montre assez quelle espèce de vengeance on exerce ici
contre les sacrilèges. On leur reprochait de lever des impôts sur les grecs
qui débarquaient chez eux pour se rendre à Delphes ; on leur reprochait d’avoir
fait des incursions sur les terres qui appartenaient au temple. L’oracle
consulté par les amphictyons sur le genre de supplice que méritaient les
coupables, ordonna de les poursuivre jour et nuit, de ravager leur pays, et de
les réduire en servitude. Aussitôt plusieurs nations coururent aux armes. La
ville fut rasée, et le port comblé ; les habitants furent égorgés ou
chargés de fers ; et leurs riches campagnes ayant été consacrées au temple
de Delphes, on jura de ne point les cultiver, de ne point y construire de
maisons ; et l’on prononça cette imprécation terrible : « Que les
particuliers, que les peuples qui oseront enfreindre ce serment, soient
exécrables aux yeux d’Apollon et des autres divinités de Delphes ; que leurs
terres ne portent point de fruits ; que leurs femmes et leurs troupeaux ne
produisent que des monstres ; qu’ils périssent dans les combats ; qu’ils
échouent dans toutes leurs entreprises ; que leurs races s’éteignent avec
eux, et que pendant leur vie, Apollon et les autres divinités de Delphes
rejettent avec horreur leurs voeux et leurs sacrifices. »
Le lendemain nous descendîmes dans la plaine, pour voir les courses des chevaux
et des chars. L’hippodrome, c’est le nom qu’on donne à l’espace qu’il
faut parcourir, est si vaste, qu’on y voit quelquefois jusqu’à quarante
chars se disputer la victoire. Nous en vîmes partir dix à-la-fois de la
barrière : il n’en revint qu’un très petit nombre ; les autres s’étant
brisés contre la borne ou dans le milieu de la carrière.
Les courses étant achevées, nous remontâmes à Delphes, pour être témoins
des honneurs funèbres que la théorie des énianes devait rendre aux mânes de
Néoptolème, et de la cérémonie qui devait les précéder. Ce peuple, qui met
Achille au nombre de ses anciens rois, et qui honore spécialement la mémoire
de ce héros et de son fils Néoptolème, habite auprès du mont Oeta, dans la
Thessalie. Il envoie tous les quatre ans une députation à Delphes, non
seulement pour offrir des sacrifices aux divinités de ces lieux, mais encore
pour faire des libations et des prières sur le tombeau de Néoptolème, qui
périt ici au pied des autels, par la main d’Oreste, fils d’Agamemnon. Elle
s’était acquittée la veille du premier de ces devoirs ; elle allait s’acquitter
du second.
Polyphron, jeune et riche Thessalien, était à la tête de la théorie. Comme
il prétendait tirer son origine d’Achille, il voulut paraître avec un éclat
qui pût, aux yeux du peuple, justifier de si hautes prétentions. La marche s’ouvrait
par une hécatombe composée effectivement de cent boeufs, dont les uns avaient
les cornes dorées, et dont les autres étaient ornés de couronnes et de
guirlandes de fleurs. Ils étaient conduits par autant de thessaliens vêtus de
blanc, et tenant des haches sur leurs épaules. D’autres victimes suivaient,
et l’on avait placé par intervalles des musiciens qui jouaient de divers
instruments. On voyait paraître ensuite des Thessaliennes, dont les attraits
attiraient tous les regards. Elles marchaient d’un pas réglé, chantant des
hymnes en l’honneur de Thétis, mère d’Achille, et portant dans leurs mains
ou sur leurs têtes, des corbeilles remplies de fleurs, de fruits et d’aromates
précieux : elles étaient suivies de 50 jeunes thessaliens montés sur des
chevaux superbes, qui blanchissaient leurs mors d’écume. Polyphron se
distinguait autant par la noblesse de sa figure, que par la richesse de ses
habits. Quand ils furent devant le temple de Diane, on en vit sortir la
prêtresse, qui parut avec les traits et les attributs de la déesse, ayant un
carquois sur l’épaule, et dans ses mains un arc et un flambeau allumé. Elle
monta sur un char, et ferma la marche qui continua dans le même ordre, jusqu’au
tombeau de Néoptolème, placé dans une enceinte, à la gauche du temple. Les
cavaliers thessaliens en firent trois fois le tour. Les jeunes Thessaliennes
poussèrent de longs gémissements, et les autres députés des cris de douleur.
Un moment après, on donna le signal, et toutes les victimes tombèrent autour
de l’autel. On en coupa les extrémités que l’on plaça sur un grand
bûcher. Les prêtres, après avoir récité des prières, firent des libations
sur le bûcher, et Polyphron y mit le feu avec le flambeau qu’il avait reçu
des mains de la prêtresse de Diane. Ensuite on donna aux ministres du temple
les droits qu’ils avaient sur les victimes ; et l’on réserva le reste pour
un repas où furent invités les prêtres, les principaux habitants de Delphes,
et les théores ou députés des autres villes de la Grèce. Nous y fûmes admis
; mais avant que de nous y rendre, nous allâmes au Lésché que nous avions
sous nos yeux.
C’est un édifice ou portique, ainsi nommé, parce qu’on s’y assemble pour
converser, ou pour traiter d’affaires. Nous y trouvâmes plusieurs tableaux qu’on
venait d’exposer à un concours établi depuis environ un siècle. Mais ces
ouvrages nous touchèrent moins que les peintures qui décorent les murs. Elles
sont de la main de Polygnote de Thasos, et furent consacrées en ce lieu par les
Cnidiens.
Sur le mur à draite, Polygnote a représenté la prise de Troie, ou plutôt les
suites de cette prise : car il a choisi le moment où presque tous les Grecs
rassasiés de carnage, se disposent à retourner dans leur patrie. Le lieu de la
scène embrasse non seulement la ville, dont l’intérieur se découvre à
travers les murs que l’on achève de détruire, mais encore le rivage où l’on
vait la pavillon de Ménélas que l’on commence à détendre, et son vaisseau
prêt à mettre à la voile. Quantité de groupes sont distribués dans la place
publique, dans les rues et sur le rivage de la mer. Ici, c’est Hélène
accompagnée de deux de ses femmes, entourée de plusieurs troyens blessés,
dont elle a causé les malheurs, et de plusieurs grecs qui semblent contempler
encore sa beauté. Plus loin, c’est Cassandre assise par terre, au milieu d’Ulysse,
d’Ajax, d’Agamemnon et de Ménélas, immobiles et debout auprès d’un
autel : car, en général, il règne dans le tableau ce morne silence, ce repos
effrayant, dans lequel doivent tomber les vainqueurs et les vaincus, lorsque les
uns sont fatigués de leur barbarie, et les autres de leur existence.
Néoptolème est le seul dont la fureur ne sait pas assouvie, et qui poursuive
encore quelques faibles Troyens. Cette figure attire surtout les regards du
spectateur ; et c’était sans doute l’intention de l’artiste, qui
travaillait pour un lieu voisin du tombeau de ce prince. On éprouve fortement
les impressions de la terreur et de la pitié, quand on considère le corps de
Priam, et ceux de ses principaux chefs, étendus, couverts de blessures, et
abandonnés au milieu des ruines d’une ville autrefois si florissante : on les
éprouve à l’aspect de cet enfant qui, entre les bras d’un vieil esclave,
porte sa main devant ses yeux, pour se cacher l’horreur dont il est environné
; de cet autre enfant qui, saisi d’épouvante, court embrasser un autel ; de
ces femmes troyennes qui, assises par terre, et presque entassées les unes sur
les autres, paraissent succomber sous le poids de leur destinée. Du nombre de
ces captives sont deux filles de Priam, et la malheureuse Andromaque tenant son
fils sur ses genoux. Le peintre nous a laissé voir la douleur de la plus jeune
des princesses. On ne peut juger de celle des deux autres ; leur tête est
couverte d’un voile.
En ce moment nous nous rappelâmes qu’on faisait un mérite à Timanthe d’avoir,
dans son sacrifice d’Iphigénie, voilé la tête d’Agamemnon. Cette image
avait déjà été employée par Euripide, qui l’avait sans doute empruntée
de Polygnote. Quoi qu’il en sait, dans un des coins du tableau que je viens de
décrire, on lit cette inscription de Simonide : « Polygnote de Thasos, fils d’Aglaophon,
a représenté la destruction de Troie. » Cette inscription est en vers, comme
le sont presque toutes celles qui doivent éterniser les noms ou les faits
célèbres.
Sur le mur opposé, Polygnote a peint la descente d’Ulysse aux enfers,
conformément aux récits d’Homère et des autres poètes : la barque de
Caron, l’évocation de l’ombre de Tirésias, l’Elysée peuplé de héros,
le Tartare rempli de scélérats ; tels sont les principaux objets qui frappent
le spectateur. On peut y remarquer un genre de supplice terrible et nouveau, que
Polygnote destine aux enfants dénaturés ; il met un de ces enfants sur la
scène, et il le fait étrangler par son père. J’observai encore, qu’aux
tourments de Tantale, il en ajoutait un qui tient ce malheureux prince dans un
effroi continuel. C’est un rocher énorme, toujours près de tomber sur sa
tête : mais cette idée, il l’avait prise du poète Archiloque. Ces deux
tableaux, dont le premier contient plus de 100 figures, et le second, plus de
80, produisent un grand effet, et donnent une haute idée de l’esprit et des
talents de Polygnote. Autour de nous on en relevait les défauts et les beautés
; mais on convenait en général que l’artiste avait traité des sujets si
grands et si vastes, avec tant d’intelligence, qu’il en résultait pour
chaque tableau un riche et magnifique ensemble.
Les principales figures sont reconnaissables à leurs noms tracés auprès d’elles
: usage qui ne subsiste plus, depuis que l’art s’est perfectionné.
Pendant que nous admirions ces ouvrages, on vint nous avertir que Polyphron nous
attendait dans la salle du festin. Nous le trouvâmes au milieu d’une grande
tente quarrée, couverte, et fermée de trois côtés par des tapisseries
peintes, que l’on conserve dans les trésors du temple, et que Polyphron avait
empruntées. Le plafond représentait d’un côté le soleil près de se
coucher ; de l’autre, l’aurore qui commençait à paraître ; dans le
milieu, la nuit sur son char, vêtue de crêpes noirs, accompagnée de la lune
et des étoiles. On voyait sur les autres pièces de tapisseries, des centaures,
des cavaliers qui poursuivaient des cerfs et des lions, des vaisseaux qui
combattaient les uns contre les autres.
Le repas fut très somptueux et très long. On fit venir des joueuses de flûte.
Le choeur des Thessaliennes fit entendre des concerts ravissants, et les
Thessaliens nous présentèrent l’image des combats dans des danses savamment
exécutées.
Quelques jours après, nous montâmes à la source de la fontaine Castalie, dont
les eaux pures et d’une fraîcheur délicieuse, forment de belles cascades sur
la pente de la montagne. Elle sort à gros bouillons entre les deux cîmes de
rochers qui dominent sur la ville de Delphes.
De là continuant notre chemin vers le nord, après avoir fait plus de 60 stades
(18), nous arrivâmes à l’antre Corycius,
autrement dit l’antre des nymphes, parce qu’il leur est consacré, ainsi qu’aux
dieux Bacchus et Pan. L’eau qui découle de toutes parts, y forme de petits
ruisseaux intarissables : quoique profond, la lumière du jour l’éclaire
presque en entier. Il est si vaste, que lors de l’expédition de Xerxès, la
plupart des habitants de Delphes prirent le parti de s’y réfugier. On nous
montra aux environs quantité de grottes qui excitent la vénération des
peuples ; car dans ces lieux solitaires, tout est sacré et peuplé de génies.
La route que nous suivions offrait successivement à nos yeux les objets les
plus variés, des vallées agréables, des bouquets de pins, des terres
susceptibles de culture, des rochers qui menaçaient nos têtes, des précipices
qui semblaient s’ouvrir sous nos pas ; quelquefois des points de vue, d’où
nos regards tombaient à une très grande profondeur, sur les campagnes
voisines. Nous entrevîmes auprès de Panopée, ville située sur les confins de
la Phocide et de la Béotie, des chariots remplis de femmes qui mettaient pied
à terre, et dansaient en rond. Nos guides les reconnurent pour les thyiades
Athéniennes. Ce sont des femmes initiées aux mystères de Bacchus : elles
viennent tous les ans se joindre à celles de Delphes, pour monter ensemble sur
les hauteurs du Parnasse, et y célébrer avec une égale fureur les orgies de
ce dieu.
Les excès auxquels elles se livrent, ne surprendront point ceux qui savent
combien il est aisé d’exalter l’imagination vive et ardente des femmes
grecques. On en a vu plus d’une fois un grand nombre se répandre comme des
torrents, dans les villes et dans des provinces entières, toutes échevelées
et à demi nues, toutes poussant des hurlements effroyables. Il n’avait fallu
qu’une étincelle pour produire ces embrasements. Quelques- unes d’entre
elles, saisies tout-à-coup d’un esprit de vertige, se croyaient poussées par
une inspiration divine, et faisaient passer ces frénétiques transports à
leurs compagnes. Quand l’accès du délire était près de tomber, les
remèdes et les expiations achevaient de ramener le calme dans leurs âmes. Ces
épidémies sont moins fréquentes depuis le progrès des lumières ; mais il en
reste encore des traces dans les fêtes de Bacchus.
En continuant de marcher entre des montagnes entassées les unes sur les autres,
nous arrivâmes au pied du mont Lycorée, le plus haut de tous ceux du Parnasse,
peut-être de tous ceux de la Grèce. C’est là, dit-on, que se sauvèrent les
habitants de ces contrées, pour échapper au déluge arrivé du temps de
Deucalion. Nous entreprîmes d’y monter ; mais après des chûtes fréquentes,
nous reconnûmes que s’il est aisé de s’élever jusqu’à certaines
hauteurs du Parnasse, il est très difficile d’en atteindre le sommet ; et
nous descendîmes à Élatée, la principale ville de la Phocide.
De hautes montagnes environnent cette petite province ; on n’y pénètre que
par des défilés, à l’issue desquels les Phocéens ont construit des places
fortes. Elatée les défend contre les incursions des Thessaliens ;
Parapotamies, contre celles des Thébains : vingt autres villes, la plupart
bâties sur des rochers, sont entourées de murailles et de tours.
Au nord et à l’est du Parnasse, on trouve de belles plaines arrosées par le
Céphise, qui prend sa source au pied du mont Oeta, au-dessus de la ville de
Lilée. Ceux des environs disent qu’en certains jours, et sur-tout l’après-midi,
ce fleuve sort de terre avec fureur, et faisant un bruit semblable aux
mugissements d’un taureau. Je n’en ai pas été témoin ; je l’ai vu
seulement couler en silence, et se replier souvent sur lui-même, au milieu des
campagnes couvertes de diverses espèces d’arbres, de grains et de pâturages.
Il semble qu’attaché à ses bienfaits, il ne peut quitter les lieux qu’il
embellit.
Les autres cantons de la Phocide sont distingués par des productions
particulières. On estime les huiles de Tithorée, et l’ellébore d’Anticyre,
ville située sur la mer de Corinthe. Non loin de là, les pêcheurs de Bulis
ramassent ces coquillages qui servent à faire la pourpre : plus haut nous
vîmes dans la vallée d’Ambryssus de riches vignobles, et quantité d’arbrisseaux,
sur lesquels on recueille ces petits grains qui donnent à la laine une belle
couleur rouge. Chaque ville est indépendante, et a le droit d’envoyer ses
députés à la diète générale, où se discutent les intérêts de la nation.
Les habitants ont un grand nombre de fêtes, de temples et de statues ; mais ils
laissent à d’autres peuples l’honneur de cultiver les lettres et les arts.
Les travaux de la campagne et les soins domestiques font leur principale
occupation. Ils donnèrent dans tous les temps des preuves frappantes de leur
valeur ; dans une occasion particulière, un témoignage effrayant de leur amour
pour la liberté.
Près de succomber sous les armes des Thessaliens, qui, avec des forces
supérieures, avaient fait une irruption dans leur pays, ils construisirent un
grand bûcher, auprès duquel ils placèrent les femmes, les enfants, l’or, l’argent
et les meubles les plus précieux ; ils en confièrent la garde à trente de
leurs guerriers, avec ordre, en cas de défaite, d’égorger les femmes et les
enfants, de jeter dans les flammes les effets confiés à leurs soins, de s’entre-tuer
eux-mêmes, ou de venir sur le champ de bataille périr avec le reste de la
nation. Le combat fut long ; le massacre horrible : les Thessaliens prirent la
fuite, et les Phocéens restèrent libres.
Événements remarquables arrivés dans la Grèce (depuis l’an 361, jusqu’à l’an 357 avant J C). Mort d’Agésilas, roi de Lacédémone. Avènement de Philippe au trône de Macédoine. Guerre sociale.
Pendant que nous
étions aux jeux pythiques, nous entendîmes plus d’une fois parler de la
dernière expédition d’Agésilas : à notre retour, nous apprîmes sa mort (19).
Tachos, roi d’Egypte, prêt à faire une irruption en Perse, assembla une
armée de 80000 hommes, et voulut la soutenir par un corps de 10000 Grecs, parmi
lesquels se trouvèrent 1000 Lacédémoniens commandés par Agésilas. On fut
étonné de voir ce prince, à l’âge de plus de 80 ans, se transporter au
loin pour se mettre à la solde d’une puissance étrangère. Mais Lacédémone
voulait se venger de la protection que le roi de Perse accordait aux
Messéniens. Elle prétendait avoir des obligations à Tachos ; elle espérait
aussi que cette guerre rendrait la liberté aux villes grecques de l’Asie. A
ces motifs qui n’étaient peut-être que des prétextes pour Agésilas, se
joignaient des considérations qui lui étaient personnelles. Comme son âme
active ne pouvait supporter l’idée d’une vie paisible et d’une mort
obscure, il vit tout-à-coup une nouvelle carrière s’ouvrir à ses talents,
et il saisit avec d’autant plus de plaisir l’occasion de relever l’éclat
de sa gloire terni par les exploits d’Épaminondas, que Tachos s’était
engagé à lui donner le commandement de toute l’armée.
Il partit. Les Égyptiens l’attendaient avec impatience. Au bruit de son
arrivée, les principaux de la nation, mêlés avec la multitude, s’empressent
de se rendre auprès d’un héros qui, depuis un si grand nombre d’années,
remplissait la terre de son nom. Ils trouvent sur le rivage un petit vieillard,
d’une figure ignoble, assis par terre au milieu de quelques Spartiates, dont l’extérieur
aussi négligé que le sien, ne distinguait pas les sujets du souverain. Les
officiers de Tachos étalent à ses yeux les présents de l’hospitalité : c’étaient
diverses espèces de provisions. Agésilas choisit quelques aliments
grossiers, et fait distribuer aux esclaves les mets les plus délicats, ainsi
que les parfums. Un rire immodéré s’élève alors parmi les spectateurs. Les
plus sages d’entre eux se contentent de témoigner leur mépris, et de
rappeler la fable de la montagne en travail.
Des dégoûts plus sensibles mirent bientôt sa patience à une plus rude
épreuve. Le roi d’Egypte refusa de lui confier le commandement de ses
troupes. Il n’écoutait point ses conseils, et lui faisait essuyer tout ce qu’une
hauteur insolente et une folle vanité ont de plus offensant. Agésilas
attendait l’occasion de sortir de l’avilissement où il s’était réduit.
Elle ne tarda pas à se présenter. Les troupes de Tachos s’étant
révoltées, formèrent deux partis qui prétendaient tous deux lui donner un
successeur. Agésilas se déclara pour Nectanèbe, l’un des prétendans au
trône. Il le dirigea dans ses opérations ; et après avoir affermi son
autorité, il sortit de l’égypte, comblé d’honneurs, et avec une somme de
230 talents (20), que Nectanèbe envoyait aux
Lacédémoniens. Une tempête violente l’obligea de relâcher sur une côte
déserte de la Libye, où il mourut âgé de 84 ans. Deux ans après (21),
il se passa un évènement qui ne fixa point l’attention des Athéniens, et
qui devait changer la face de la Grèce et du monde connu.
Les Macédoniens n’avaient eu jusqu’alors que de faibles rapports avec la
Grèce, qui ne les distinguait pas des peuples barbares dont ils sont entourés,
et avec lesquels ils étaient perpétuellement en guerre. Leurs souverains n’avaient
été autrefois admis au concours des jeux olympiques, qu’en produisant les
titres qui faisaient remonter leur origine jusqu’à Hercule. Archélaüs
voulut ensuite introduire dans ses états l’amour des lettres et des arts.
Euripide fut appelé à sa cour ; et il dépendit de Socrate d’y trouver un
asile.
Le dernier de ces princes, Perdiccas, fils d’Amyntas, venait de périr avec la
plus grande partie de son armée, dans un combat qu’il avait livré aux
Illyriens. à cette nouvelle, Philippe son frère, que j’avais vu en otage
chez les Thébains, trompa la vigilance de ses gardes, se rendit en Macédoine,
et fut nommé tuteur du fils de Perdiccas.
L’empire était alors menacé d’une ruine prochaine. Des divisions
intestines, des défaites multipliées l’avaient chargé du mépris des
nations voisines, qui semblaient s’être concertées pour accélérer sa
perte. Les Péoniens infestaient les frontières ; les Illyriens rassemblaient
leurs forces, et méditaient une invasion ; deux concurrens également
redoutables, tous deux de la maison royale, aspiraient à la couronne ; les
Thraces soutenaient les droits de Pausanias ; les Athéniens envoyaient une
armée avec une flotte, pour défendre ceux d’Argée. Le peuple consterné
voyait les finances épuisées, un petit nombre de soldats abattus et
indisciplinés, le sceptre entre les mains d’un enfant, et à côté du
trône, un régent à peine âgé de 22 ans. Philippe consultant encore plus ses
forces que celles du royaume, entreprend de faire de sa nation ce qu’Épaminondas,
son modèle, avait fait de la sienne. De légers avantages apprennent aux
troupes à s’estimer assez pour oser se défendre ; aux Macédoniens, à ne
plus désespérer du salut de l’état. Bientôt on le voit introduire la
règle dans les diverses parties de l’administration, donner à la phalange
macédonienne une forme nouvelle ; engager par des présents et par des
promesses, les Péoniens à se retirer, le roi de Thrace à lui sacrifier
Pausanias. Il marche ensuite contre Argée, le défait, et renvoie sans rançon
les prisonniers Athéniens.
Quoiqu’Athènes ne se soutînt plus que par le poids de sa réputation, il
fallait la ménager : elle avait de légitimes prétentions sur la ville d’Amphipolis
en Macédoine, et le plus grand intérêt à la ramener sous son obéissance. C’était
une de ses colonies, une place importante pour son commerce ; c’était par là
qu’elle tirait de la haute Thrace des bois de construction, des laines et d’autres
marchandises. Après bien des révolutions, Amphipolis était tombée entre les
mains de Perdiccas, frère de Philippe. On ne pouvait la restituer à ses
anciens maîtres, sans les établir en Macédoine ; la garder, sans y attirer
leurs armes. Philippe la déclare indépendante, et signe avec les Athéniens un
traité de paix, où il n’est fait aucune mention de cette ville. Ce silence
conservait dans leur intégrité les draits des parties contractantes. Au milieu
de ces succès, des oracles semés parmi le peuple, annonçaient que la
Macédoine reprendrait sa splendeur sous un fils d’Amyntas. Le ciel promettait
un grand homme à la Macédoine : le génie de Philippe le montrait. La nation
persuadée que, de l’aveu même des dieux, celui-là seul devait la gouverner,
qui pouvait la défendre, lui remit l’autorité souveraine, dont elle
dépouilla le fils de Perdiccas. Encouragé par ce choix, il réunit une partie
de la Péonie à la Macédoine ; battit les Illyriens, et les renferma dans
leurs anciennes limites. Quelque temps après, il s’empara d’Amphipolis, que
les Athéniens avaient, dans l’intervalle, vainement tâché de reprendre, et
de quelques villes voisines où ils avaient des garnisons. Athènes, occupée d’une
autre guerre, ne pouvait ni prévenir, ni venger des hostilités que Philippe
savait colorer de prétextes spécieux. Mais rien n’augmenta plus sa
puissance, que la découverte de quelques mines d’or qu’il fit exploiter, et
dont il retira par an plus de mille talents (22).
Il s’en servit dans la suite pour corrompre ceux qui étaient à la tête des
républiques.
J’ai dit que les Athéniens furent obligés de fermer les yeux sur les
premières hostilités de Philippe. La ville de Byzance et les îles de Chio, de
Cos et de Rhodes, venaient de se liguer, pour se soustraire à leur dépendance
(23). La guerre commença par le siège de Chio.
Chabrias commandait la flotte, et Charès les troupes de terre. Le premier
jouissait d’une réputation acquise par de nombreux exploits. On lui
reprochait seulement d’exécuter avec trop de chaleur des projets formés avec
trop de circonspection. Il passa presque toute sa vie à la tête des armées,
et loin d’Athènes, où l’éclat de son opulence et de son mérite excitait
la jalousie. Le trait suivant donnera une idée de ses talents militaires. Il
était sur le point d’être vaincu par Agésilas. Les troupes qui étaient à
sa solde avaient pris la fuite, et celles d’Athènes s’ébranlaient pour les
suivre. Dans ce moment, il leur ordonne de mettre un genou en terre, et de se
couvrir de leurs boucliers, les piques en avant. Le roi de Lacédémone, surpris
d’une manoeuvre inconnue jusqu’alors, et jugeant qu’il serait dangereux d’attaquer
cette phalange hérissée de fer, donna le signal de la retraite. Les Athéniens
décernèrent une statue à leur général, et lui permirent de se faire
représenter dans l’attitude qui leur avait épargné la honte d’une
défaite. Charès fier des petits succès, et des légères blessures qu’il
devait au hasard, d’ailleurs sans talents, sans pudeur, d’une vanité
insupportable, étalait un luxe révoltant pendant la paix et pendant la guerre
; obtenait à chaque campagne le mépris des ennemis et la haine des alliés ;
fomentait les divisions des nations amies, et ravissait leurs trésors, dont il
était avide et prodigue à l’excès ; poussait enfin l’audace jusqu’à
détourner la solde des troupes pour corrompre les orateurs, et donner des
fêtes au peuple qui le préférait aux autres généraux.
A la vue de Chio, Chabrias, incapable de modérer son ardeur, fit force de rames
: il entra seul dans le port, et fut aussitôt investi par la flotte ennemie.
Après une longue résistance, ses soldats se jetèrent à la nage pour gagner
les autres galères qui venaient à leur secours. Il pouvait suivre leur exemple
; mais il aima mieux périr que d’abandonner son vaisseau.
Le siège de Chio fut entrepris et levé. La guerre dura pendant quatre ans.
Nous verrons dans la suite comment elle fut terminée.
Des fêtes des Athéniens.
Les premières
fêtes des Grecs furent caractérisées par la joie et par la reconnaissance.
Après avoir recueilli les fruits de la terre, les peuples s’assemblaient pour
offrir des sacrifices, et se livrer aux transports qu’inspire l’abondance.
Plusieurs fêtes des Athéniens se ressentent de cette origine : ils célèbrent
le retour de la verdure, des moissons, de la vendange et des quatre saisons de l’année
; et comme ces hommages s’adressent à Cérès ou à Bacchus, les fêtes de
ces divinités sont en plus grand nombre que celles des autres.
Dans la suite, le souvenir des événements utiles ou glorieux fut fixé à des
jours marqués, pour être perpétué à jamais. Parcourez les mois de l’année
des Athéniens (24) ; vous y trouverez un abrégé
de leurs annales, et les principaux traits de leur gloire ; tantôt la réunion
des peuples de l’Attique par Thésée, le retour de ce prince dans ses états,
l’abolition qu’il procura de toutes les dettes ; tantôt la bataille de
Marathon, celle de Salamine, celles de Platée, de Naxos, etc. C’est une fête
pour les particuliers, lorsqu’il leur naît des enfants ; c’en est une pour
la nation, lorsque ces enfants sont inscrits dans l’ordre des citoyens, ou
lorsque, parvenus à un certain âge, ils montrent en public les progrès qu’ils
ont faits dans les exercices du gymnase. Outre les fêtes qui regardent toute la
nation, il en est de particulières à chaque bourg. Les solennités publiques
reviennent tous les ans, ou après un certain nombre d’années. On distingue
celles qui, dès les plus anciens temps, furent établies dans le pays, et
celles qu’on a récemment empruntées des autres peuples. Quelques-unes se
célèbrent avec une extrême magnificence. J’ai vu en certaines occasions
jusqu’à 300 boeufs, traînés pompeusement aux autels. Plus de 80 jours
enlevés à l’industrie et aux travaux de la campagne, sont remplis par des
spectacles qui attachent le peuple à la religion, ainsi qu’au gouvernement.
Ce sont des sacrifices qui inspirent le respect par l’appareil pompeux des
cérémonies ; des processions où la jeunesse de l’un et de l’autre sexe
étale tous ses attraits ; des pièces de théâtre, fruits des plus beaux
génies de la Grèce ; des danses, des chants, des combats où brillent
tour-à-tour l’adresse et les talents.
Ces combats sont de deux espèces ; les gymniques, qui se donnent au stade, et
les scéniques qui se livrent au théâtre. Dans les premiers, on se dispute le
prix de la course, de la lutte et des autres exercices du gymnase ; dans les
derniers, celui du chant et de la danse : les uns et les autres font l’ornement
des principales fêtes. Je vais donner une idée des scéniques.
Chacune des dix tribus fournit un choeur, et le chef qui doit le conduire. Ce
chef qu’on nomme chorège, doit être âgé au moins de quarante ans. Il
choisit lui-même ses acteurs qui, pour l’ordinaire, sont pris dans la classe
des enfants, et dans celle des adolescents. Son intérêt est d’avoir un
excellent joueur de flûte, pour diriger leurs voix, un habile maître pour
régler leurs pas et leurs gestes. Comme il est nécessaire d’établir la plus
grande égalité entre les concurrents, et que ces deux instituteurs décident
souvent de la victoire, un des premiers magistrats de la république les fait
tirer au sort, en présence des différentes troupes et des différents
chorèges.
Quelques mois avant les fêtes, on commence à exercer les acteurs. Souvent le
chorège, pour ne les pas perdre de vue, les retire chez lui, et fournit à leur
entretien ; il paraît ensuite à la fête, ainsi que ceux qui le suivent, avec
une couronne dorée, et une robe magnifique. Ces fonctions consacrées par la
religion, se trouvent encore ennoblies par l’exemple d’Aristide, d’Épaminondas,
et des plus grands hommes qui se sont fait un honneur de les remplir : mais
elles sont si dispendieuses, qu’on voit plusieurs citoyens refuser le
dangereux honneur de sacrifier une partie de leurs biens à l’espérance
incertaine de s’élever, par ce moyen, aux premières magistratures.
Quelquefois une tribu ne trouve point de chorège ; alors, c’est l’état qui
se charge de tous les frais, ou qui ordonne à deux citoyens de s’associer
pour en supporter le poids, ou qui permet au chorège d’une tribu de conduire
le choeur de l’autre. J’ajoute que chaque tribu s’empresse d’avoir le
meilleur poète, pour composer les cantiques sacrés. Les choeurs paraissent
dans les pompes ou processions : ils se rangent autour des autels, et chantent
des hymnes pendant les sacrifices ; ils se rendent au théâtre, où, chargés
de soutenir l’honneur de leur tribu, ils s’animent de la plus vive
émulation. Leurs chefs emploient les brigues et la corruption, pour obtenir la
victoire. Des juges sont établis pour décerner le prix. C’est en certaines
occasions, un trépied, que la tribu victorieuse a soin de consacrer dans un
temple, ou dans un édifice qu’elle fait élever. Le peuple, presque aussi
jaloux de ses plaisirs que de sa liberté, attend la décision du combat avec la
même inquiétude et le même tumulte, que s’il s’agissait de ses plus
grands intérêts. La gloire qui en résulte, se partage entre le choeur qui a
triomphé, la tribu dont il est tiré, le chorège qui est à sa tête, et les
maîtres qui l’ont dressé.
Tout ce qui concerne les spectacles, est prévu et fixé par les lois. Elles
déclarent inviolables, pendant le temps des fêtes, la personne du chorège et
celle des acteurs ; elles règlent le nombre des solennités où l’on doit
donner au peuple les diverses espèces de jeux dont il est si avide. Telles
sont, entre autres, les panathénées et les grandes dionysiaques, ou
dionysiaques de la ville. Les premières tombent au premier mois, qui commence
au solstice d’été. Instituées dans les plus anciens temps, en l’honneur
de Minerve, rétablies par Thésée, en mémoire de la réunion de tous les
peuples de l’Attique, elles reviennent tous les ans ; mais, dans la cinquième
année, elles se célèbrent avec plus de cérémonies et d’éclat. Voici l’ordre
qu’on y suit, tel que je le remarquai la première fois que j’en fus
témoin.
Les peuples qui habitent les bourgs de l’Attique s’étaient rendus en foule
à la capitale : ils avaient amené un grand nombre de victimes qu’on devait
offrir à la déesse. J’allai le matin sur les bords de l’Ilissus, et j’y
vis les courses des chevaux, où les fils des premiers citoyens de la
république se disputaient la gloire du triomphe. Je remarquai la manière dont
la plupart montaient à cheval ; ils posaient le pied gauche sur une espèce de
crampon attaché à la partie inférieure de leurs piques, et s’élançaient
avec légèreté sur leurs coursiers. Non loin de là je vis d’autres jeunes
gens concourir pour le prix de la lutte et des différents exercices du corps. J’allai
à l’odéum, et j’y vis plusieurs musiciens se livrer des combats plus doux
et moins dangereux. Les uns exécutaient des pièces sur la flûte ou sur la
cithare ; d’autres chantaient et s’accompagnaient de l’un de ces
instruments. On leur avait proposé pour sujet l’éloge d’Harmodius, d’Aristogiton
et de Thrasybule, qui avaient délivré la république des tyrans dont elle
était opprimée : car, parmi les Athéniens, les institutions publiques sont
des monuments pour ceux qui ont bien servi l’état, et des leçons pour ceux
qui doivent le servir. Une couronne d’olivier, un vase rempli d’huile,
furent les prix décernés aux vainqueurs. Ensuite on couronna des particuliers,
à qui le peuple touché de leur zèle, avait accordé cette marque d’honneur.
J’allai aux Tuileries, pour voir passer la pompe qui s’était formée hors
des murs, et qui commençait à défiler. Elle était composée de plusieurs
classes de citoyens couronnés de fleurs, et remarquables par leur beauté. C’étaient
des vieillards dont la figure était imposante, et qui tenaient des rameaux d’oliviers
; des hommes faits, qui, armés de lances et de boucliers, semblaient respirer
les combats ; des garçons qui n’étaient âgés que de dix-huit à vingt-ans,
et qui chantaient des hymnes en l’honneur de la déesse ; de jolis enfants
couverts d’une simple tunique, et parés de leurs grâces naturelles ; des
filles enfin, qui appartenaient aux premières familles d’Athènes, et dont
les traits, la taille et la démarche attiraient tous les regards. Leurs mains
soutenaient sur leurs têtes des corbeilles, qui, sous un voile éclatant,
renfermaient des instruments sacrés, des gâteaux, et tout ce qui peut servir
aux sacrifices. Des suivantes, attachées à leurs pas, d’une main étendaient
un parasol au-dessus d’elles, et de l’autre, tenaient un pliant. C’est une
servitude imposée aux filles des étrangers établis à Athènes : servitude
que partagent leurs pères et leurs mères. En effet, les uns et les autres
portaient sur leurs épaules des vases remplis d’eau et de miel, pour faire
les libations.
Ils étaient suivis de huit musiciens, dont quatre jouaient de la flûte, et
quatre de la lyre. Après eux venaient des rhapsodes qui chantaient les poèmes
d’Homère, et des danseurs armés de toutes pièces, qui s’attaquant par
intervalles, représentaient au son de la flûte, le combat de Minerve contre
les Titans. On voyait ensuite paraître un vaisseau qui semblait glisser sur la
terre au gré des vents et d’une infinité de rameurs, mais qui se mouvait par
des machines qu’il renfermait dans son sein. Sur le vaisseau se déployait un
voile d’une étoffe légère, où de jeunes filles avaient représenté en
broderie la victoire de Minerve contre ces mêmes titans. Elles y avaient aussi
tracé, par ordre du gouvernement, quelques héros dont les exploits avaient
mérité d’être confondus avec ceux des dieux. Cette pompe marchait à pas
lents, sous la direction de plusieurs magistrats. Elle traversa le quartier le
plus fréquenté de la ville, au milieu d’une foule de spectateurs, dont la
plupart étaient placés sur des échafauds qu’on venait de construire. Quand
elle fut parvenue au temple d’Apollon Pythien, on détacha le voile suspendu
au navire, et l’on se rendit à la citadelle, où il fut déposé dans le
temple de Minerve. Sur le soir, je me laissai entraîner à l’Académie, pour
voir la course du flambeau. La carrière n’a que six à sept stades de
longueur. Elle s’étend depuis l’autel de Prométhée, qui est à la porte
de ce jardin, jusqu’aux murs de la ville. Plusieurs jeunes gens sont placés
dans cet intervalle à des distances égales. Quand les cris de la multitude ont
donné le signal, le premier allume le flambeau sur l’autel, et le porte en
courant, au second qui le transmet de la même manière au troisième, et ainsi
successivement. Ceux qui le laissent s’éteindre, ne peuvent plus concourir.
Ceux qui ralentissent leur marche, sont livrés aux railleries et même aux
coups de la populace. Il faut, pour remporter le prix, avoir parcouru les
différentes stations. Cette espèce de combat se renouvela plusieurs fois. Il
se diversifie suivant la nature des fêtes.
Ceux qui avaient été couronnés dans les différents exercices, invitèrent
leurs amis à souper. Il se donna dans le prytanée et dans d’autres lieux
publics, de grands repas qui se prolongèrent jusqu’au jour suivant. Le peuple
à qui on avait distribué les victimes immolées, dressait partout des tables,
et faisait éclater une joie vive et bruyante. Plusieurs jours de l’année
sont consacrés au culte de Bacchus. Son nom retentit tour-à-tour dans la
ville, au port du Pirée, dans la campagne et dans les bourgs. J’ai vu plus d’une
fois la ville entière plongée dans l’ivresse la plus profonde ; j’ai vu
des troupes de bacchants et de bacchantes couronnées de lierre, de fenouil, de
peuplier, s’agiter, danser, hurler dans les rues, invoquer Bacchus par des
acclamations barbares, déchirer de leurs ongles et de leurs dents les
entrailles crues des victimes, serrer des serpents dans leurs mains, les
entrelacer dans leurs cheveux, en ceindre leurs corps, et par ces espèces de
prestiges, effrayer et intéresser la multitude.
Ces tableaux se retracent en partie dans une fête qui se célèbre à la
naissance du printemps. La ville se remplit alors d’étrangers : ils y
viennent en foule pour apporter les tributs des îles soumises aux Athéniens ;
pour voir les nouvelles pièces qu’on donne sur le théâtre ; pour être
témoins des jeux et des spectacles, mais surtout d’une procession qui
représente le triomphe de Bacchus. On y voit le même cortège qu’avait,
dit-on, ce dieu, lorsqu’il fit la conquête de l’Inde ; des satyres, des
dieux Pans, des hommes traînants des boucs pour les immoler ; d’autres
montés sur des ânes, à l’imitation de Silène ; d’autres, déguisés en
femmes ; d’autres, qui portent des figures obscènes suspendues à de longues
perches, et qui chantent des hymnes dont la licence est extrême ; enfin toutes
sortes de personnes de l’un et de l’autre sexe, la plupart couvertes de
peaux de faons, cachées sous un masque, couronnées de lierre, ivres ou
feignant de le paraître ; mêlant sans interruption leurs cris au bruit des
instruments ; les uns s’agitant comme des insensés, et s’abandonnant à
toutes les convulsions de la fureur ; les autres exécutant des danses
régulières et militaires, mais tenant des vases au lieu de boucliers, et se
lançant en forme de traits, des thyrses dont ils insultent quelquefois les
spectateurs. Au milieu de ces troupes d’acteurs forcenés, s’avancent dans
un bel ordre les différents choeurs députés par les tribus : quantité de
jeunes filles des plus distinguées de la ville, marchent les yeux baissés,
parées de tous leurs ornements, et tenant sur leur tête des corbeilles
sacrées, qui, outre les prémices des fruits, renferment des gâteaux de
différentes formes, des grains de sel, des feuilles de lierre, et d’autres
symboles mystérieux. Les toits formés en terrasses sont couverts de
spectateurs, et surtout de femmes, la plupart avec des lampes et des flambeaux,
pour éclairer la pompe qui défile presque toujours pendant la nuit, et qui s’arrête
dans les carrefours et les places, pour faire des libations, et offrir des
victimes en l’honneur de Bacchus.
Le jour est consacré à différents jeux. On se rend de bonne heure au
théâtre, sait pour assister aux combats de musique et de danse, que se livrent
les choeurs, sait pour voir les nouvelles pièces que les auteurs donnent au
public.
Le premier des neuf archontes préside à ces fêtes ; le second, à d’autres
solennités : ils ont sous eux des officiers qui les soulagent dans leurs
fonctions, et des gardes pour expulser du spectacle ceux qui en troublent la
tranquillité.
Tant que durent les fêtes, la moindre violence contre un citoyen est un crime,
et toute poursuite contre un créancier est interdite. Les jours suivants, les
délits et les désordres qu’on y a commis, sont punis avec sévérité. Les
femmes seules participent aux fêtes d’Adonis, et à celles qui, sous le nom
de Thesmophories, se célèbrent en l’honneur de Cérès et de Proserpine :
les unes et les autres sont accompagnées de cérémonies que j’ai déjà
décrites plus d’une fois. Je ne dirai qu’un mot des dernières ; elles
reviennent tous les ans au mois de puanepsion (25),
et durent plusieurs jours. Parmi les objets dignes de fixer l’attention, je
vis les Athéniennes femmes et filles se rendre à Éleusis, y passer une
journée entière dans le temple, assises par terre, et observant un jeûne
austère. Pourquoi cette abstinence, dis-je, à l’une de celles qui avaient
présidé à la fête ? Elle me répondit : parce que Cérès ne prit point de
nourriture, pendant qu’elle cherchait sa fille Proserpine. Je lui demandai
encore : pourquoi en allant à Éleusis, portiez-vous des livres sur vos têtes
? - ils contiennent les lois que nous croyons avoir reçues de Cérès. -
Pourquoi dans cette procession brillante, où l’air retentissait de vos
chants, conduisiez-vous une grande corbeille sur un char attelé de quatre
chevaux blancs ? - elle contenait entre autres choses des grains dont nous
devons la culture à Cérès. C’est ainsi qu’aux fêtes de Minerve, nous
portons des corbeilles pleines de flocons de laine, parce que c’est elle qui
nous apprit à la filer. Le meilleur moyen de reconnaître un bienfait, est de s’en
souvenir sans cesse, et de le rappeler quelquefois à son auteur.
Des maisons et des repas des Athéniens.
La plupart des
maisons sont composées de deux appartements, l’un en haut pour les femmes, l’autre
en bas pour les hommes, et couvertes de terrasses, dont les extrémités ont une
grande saillie. On en compte plus de dix mille à Athènes.
On en voit un assez grand nombre qui ont sur le derrière un jardin, sur le
devant une petite cour, et plus souvent, une espèce de portique, au fond duquel
est la porte de la maison, confiée quelquefois aux soins d’un eunuque. C’est
là qu’on trouve tantôt une figure de Mercure, pour écarter les voleurs ;
tantôt un chien qu’ils redoutent beaucoup plus, et presque toujours un autel
en l’honneur d’Apollon, où le maître de la maison vient en certains jours
offrir des sacrifices.
On montre aux étrangers les maisons de Miltiade, d’Aristide, de Thémistocle
et des grands hommes du siècle dernier. Rien ne les distinguait autrefois :
elles brillent aujourd’hui par l’opposition des hôtels, que des hommes sans
nom et sans vertus ont eu le front d’élever auprès de ces demeures modestes.
Depuis que le goût des bâtiments s’est introduit, les arts font tous les
jours des efforts pour le favoriser et l’étendre. On a pris le parti d’aligner
les rues, de séparer les nouvelles maisons en deux corps de logis, d’y placer
au rez-de-chaussée les appartements du mari et de la femme, de les rendre plus
commodes par de sages distributions, et plus brillantes par les ornements qu’on
y multiplie. Telle était celle qu’occupait Dinias, un des plus riches et des
plus voluptueux citoyens d’Athènes. Il étalait un faste qui détruisit
bientôt sa fortune. Trois ou quatre esclaves marchaient toujours à sa suite.
Sa femme Lysistrate ne se montrait que sur un char attelé de quatre chevaux
blancs de Sicyone. Ainsi que d’autres Athéniens, il se faisait servir par une
femme-de-chambre qui partageait les droits de son épouse, et il entretenait en
ville une maîtresse qu’il avait la générosité d’affranchir, ou d’établir
avant de la quitter. Pressé de jouir et de faire jouir ses amis, il leur
donnait souvent des repas et des fêtes. Je le priai un jour de me montrer sa
maison. J’en dressai ensuite le plan, et je le joins ici (26).
On y verra qu’une allée longue et étroite conduisait directement à l’appartement
des femmes. L’entrée en est interdite aux hommes, excepté aux parents et à
ceux qui viennent avec le mari. Après avoir traversé un gazon entouré de
trois portiques, nous arrivâmes à une assez grande pièce, où se tenait
Lysistrate à qui Dinias me présenta. Nous la trouvâmes occupée à broder une
robe, plus occupée de deux colombes de Sicile, et d’un petit chien de Malte,
qui se jouaient autour d’elle. Lysistrate passait pour une des plus jolies
femmes d’Athènes, et cherchait à soutenir cette réputation par l’élégance
de sa parure. Ses cheveux noirs parfumés d’essences, tombaient à grosses
boucles sur ses épaules ; des bijoux d’or se faisaient remarquer à ses
oreilles, des perles à son cou et à ses bras, des pierres précieuses à ses
doigts. Peu contente des couleurs de la nature, elle en avait emprunté d’artificielles,
pour paraître avec l’éclat des roses et des lys. Elle avait une robe
blanche, telle que la portent communément les femmes de distinction. Dans ce
moment nous entendîmes une voix qui demandait si Lysistrate était chez elle.
Oui, répondit une esclave qui vint tout de suite annoncer Eucharis. C’était
une des amies de Lysistrate, qui courut au-devant d’elle, l’embrassa
tendrement, s’assit à ses côtés, et ne cessa de la louer sur sa figure et
sur son ajustement. Vous êtes bien jolie ; vous êtes parfaitement mise. Cette
étoffe est charmante. Elle vous sied à merveille. Combien coûte-t-elle ? Je
soupçonnai que cette conversation ne finirait pas si tôt, et je demandai à
Lysistrate la permission de parcourir le reste de l’appartement. La toilette
fixa d’abord mes regards. J’y vis des bassins et des aiguières d’argent,
des miroirs de différentes matières, des aiguilles pour démêler les cheveux,
des fers pour les boucler ; des bandelettes plus ou moins larges, pour les
assujettir ; des réseaux, pour les envelopper ; de la poudre jaune, pour les en
couvrir ; diverses espèces de bracelets et de boucles d’oreilles ; des
boîtes contenant du rouge, du blanc de céruse, du noir pour teindre les
sourcils, et tout ce qu’il faut pour tenir les dents propres, etc.
J’examinais ces objets avec attention, et Dinias ne comprenait pas pourquoi
ils étaient nouveaux pour un scythe. Il me montrait ensuite son portrait et
celui de sa femme. Je parus frappé de l’élégance des meubles : il me dit qu’aimant
à jouir de l’industrie et de la supériorité des ouvriers étrangers, il
avait fait faire les sièges en Thessalie, les matelas du lit à Corinthe, les
oreillers à Carthage ; et comme ma surprise augmentait, il riait de ma
simplicité, et ajoutait, pour se justifier, que Xénophon paraissait à l’armée
avec un bouclier d’Argos, une cuirasse d’Athènes, un casque de Béotie, et
un cheval d’Épidaure.
Nous passâmes à l’appartement des hommes, au milieu duquel nous trouvâmes
une pièce de gazon, entourée de quatre portiques dont les murs étaient
enduits de stuc, et lambrissés de menuiserie. Ces portiques servaient de
communication à plusieurs chambres ou salles, la plupart décorées avec soin.
L’or et l’ivoire rehaussaient l’éclat des meubles ; les plafonds et les
murs étaient ornés de peintures ; les portières et les tapis fabriqués à
Babylone, représentaient des Perses avec leurs robes traînantes, des vautours,
d’autres oiseaux, et plusieurs animaux fantastiques. Le luxe que Dinias
étalait dans sa maison, régnait aussi à sa table. Je vais tirer de mon
journal la description du premier souper auquel je fus invité avec Philotas mon
ami.
On devait s’assembler vers le soir, au moment où l’ombre du gnomon aurait
douze pieds de longueur. Nous eûmes l’attention de n’arriver ni trop tôt,
ni trop tard ; c’est ce qu’exigeait la politesse. Nous trouvâmes Dinias s’agitant
et donnant des ordres. Il nous présenta Philonide, un de ces parasites qui s’établissent
chez les gens riches, pour faire les honneurs de la maison, et amuser les
convives. Nous nous aperçûmes qu’il secouait de temps en temps la poussière
qui s’attachait à la robe de Dinias. Un moment après arriva le médecin
Nicoclès excédé de fatigue : il avait beaucoup de malades ; mais ce n’étaient,
disait-il, que des engouement et des toux légères, provenant des pluies qui
tombaient depuis le commencement de l’automne. Il fut bientôt suivi par
Léon, Zopyre et Théotime, trois Athéniens distingués, que le goût des
plaisirs attachait à Dinias. Enfin, Démocharès parut tout-à-coup, quoiqu’il
n’eût pas été prié. Il avait de l’esprit, des talents agréables ; il
fut accueilli avec transport de toute la compagnie. Nous passâmes dans la salle
à manger : on y brûlait de l’encens et d’autres odeurs. Sur le buffet on
avait étalé des vases d’argent et de vermeil, quelques-uns enrichis de
pierres précieuses. Des esclaves répandirent de l’eau pure sur nos mains, et
posèrent des couronnes sur nos têtes. Nous tirâmes au sort le roi du festin.
Il devait écarter la licence, sans nuire à la liberté ; fixer l’instant où
l’on boirait à longs traits ; nommer les santés qu’il faudrait porter, et
faire exécuter les lois établies parmi les buveurs (27).
Le sort tomba sur Démocharès. Autour d’une table que l’éponge avait
essuyée à plusieurs reprises, nous nous plaçâmes sur des lits, dont les
couvertures étaient teintes en pourpre. Après qu’on eut apporté à Dinias
le menu du souper, nous en réservâmes les prémices pour l’autel de Diane.
Chacun de nous avait amené son domestique. Dinias était servi par un nègre,
par un de ces esclaves éthiopiens que les gens riches acquièrent à grands
frais, pour se distinguer des autres citoyens. Je ne ferai point le détail d’un
repas qui nous fournissait à tous moments de nouvelles preuves de l’opulence
et des prodigalités de Dinias. Il suffira d’en donner une idée générale.
On nous présenta d’abord plusieurs espèces de coquillages ; les uns tels qu’ils
sortent de la mer ; d’autres cuits sur la cendre, ou frits dans la poêle ; la
plupart assaisonnés de poivre et de cumin. On servit en même temps des oeufs
frais, sait de poules, sait de paons ; ces derniers sont les plus estimés : des
andouilles, des pieds de cochon, un foie de sanglier, une tête d’agneau, de
la fraise de veau ; le ventre d’une truie, assaisonné de cumin, de vinaigre
et de silphium ; de petits oiseaux, sur lesquels on jeta une sauce toute chaude,
composée de fromage rapé, d’huile, de vinaigre et de silphium. On donna au
second service ce qu’on trouve de plus exquis en gibier, en volaille, et
surtout en poissons ; des fruits composèrent le troisième service. Parmi cette
multitude d’objets qui s’offraient à nos yeux, chacun de nous eut la
liberté de choisir ce qui pouvait le plus flatter le goût de ses amis, et de
le leur envoyer. C’est un devoir auquel on ne manque guère dans les repas de
cérémonie.
Dès le commencement du souper, Démocharès prit une coupe, l’appliqua
légèrement à ses lèvres, et la fit passer de main en main. Nous goutâmes de
la liqueur chacun à notre tour. Ce premier coup est regardé comme le symbole
et le garant de l’amitié, qui dait unir les convives. D’autres le suivirent
de près, et se réglèrent sur les santés que Démocharès portait tantôt à
l’un, tantôt à l’autre, et que nous lui rendions sur le champ.
Vive et gaie, sans interruption et sans objet, la conversation avait
insensiblement amené des plaisanteries sur les soupers des gens d’esprit et
des philosophes, qui perdent un temps si précieux, les uns à se surprendre par
des énigmes et des logogryphes ; les autres, à traiter méthodiquement des
questions de morale et de métaphysique. Pour ajouter un trait au tableau du
ridicule, Démocharès proposa de déployer les connaissances que nous avions
sur le choix des mets les plus agréables au goût, sur l’art de les
préparer, sur la facilité de se les procurer à Athènes. Comme il s’agissait
de représenter les banquets des sages, il fut dit que chacun parlerait à son
tour, et traiterait son sujet avec beaucoup de gravité, sans s’appesantir sur
les détails, sans les trop négliger.
C’était à moi de commencer ; mais peu familiarisé avec la matière qu’on
allait discuter, j’étais sur le point de m’excuser, lorsque Démocharès me
pria de leur donner une idée des repas des Scythes. Je répondis en peu de
mots, qu’ils ne se nourrissaient que de miel et de lait de vache ou de jument
; qu’ils s’y accoutumaient si bien dès leur naissance, qu’ils se
passaient de nourrices ; qu’ils recevaient le lait dans de grands seaux ; qu’ils
le battaient longtemps pour en séparer la partie la plus délicate, et qu’ils
destinaient à ce travail ceux de leurs ennemis que le sort des armes faisait
tomber entre leurs mains : mais je ne dis pas que, pour ôter à ces malheureux
la liberté de s’échapper, on les privait de la vue.
Après d’autres particularités que je supprime, Léon prenant la parole, dit
: on reproche sans cesse aux Athéniens leur frugalité. Il est vrai que nos
repas sont en général moins longs et moins somptueux que ceux des thébains et
de quelques autres peuples de la Grèce ; mais nous avons commencé à suivre
leurs exemples ; bientôt ils suivront les nôtres. Nous ajoutons tous les jours
des raffinemens aux délices de la table, et nous voyons insensiblement
disparaître notre ancienne simplicité, avec toutes ces vertus patriotiques que
le besoin avait fait naître, et qui ne sauraient être de tous les temps. Que
nos orateurs nous rappellent, tant qu’ils voudront, les combats de Marathon et
de Salamine ; que les étrangers admirent les monuments qui décorent cette
ville : Athènes offre à mes yeux un avantage plus réel ; c’est l’abondance
dont on y jouït toute l’année ; c’est ce marché où viennent chaque jour
se réunir les meilleures productions des îles et du continent. Je ne crains
pas de le dire ; il n’est point de pays où il soit plus facile de faire bonne
chère ; je n’en excepte pas même la Sicile.
Nous n’avons rien à desirer à l’égard de la viande de boucherie et de la
volaille. Nos basses-cours, sait à la ville, sait à la campagne, sont
abondamment fournies de chapons, de pigeons, de canards, de poulets et d’oies
que nous avons l’art d’engraisser. Les saisons nous ramènent successivement
les bec-figues, les cailles, les grives, les allouettes, les rouges-gorges, les
ramiers, les tourterelles, les bécasses, et les francolins. Le Phase nous a
fait connaître les oiseaux qui font l’ornement de ses bords, qui font à plus
juste titre l’ornement de nos tables. Ils commencent à se multiplier parmi
nous, dans les faisanderies qu’ont formées de riches particuliers.
Nos plaines sont couvertes de lièvres et de perdrix ; nos collines, de thym, de
romarin, et de plantes propres à donner au lapin du goût et du parfum. Nous
tirons des forêts voisines des marcassins et des sangliers ; et de l’île de
Mélos, les meilleurs chevreuils de la Grèce.
La mer, dit alors Zopyre, attentive à payer le tribut qu’elle doit à ses
maîtres, enrichit nos tables de poissons délicats. Nous avons la murène, la
dorade, la vive, le xiphias (28), le pagre, l’alose,
et des thons en abondance.
Rien n’est comparable aux congres qui nous viennent de Sicyone ; aux glaucus
que l’on pêche à Mégare ; aux turbots, aux maquereaux, aux soles, aux
surmulets et aux rougets qui fréquentent nos côtes. Les sardines sont ailleurs
l’aliment du peuple ; celles que nous prenons aux environs de Phalère,
mériteraient d’être servies à la table des dieux, surtout quand on ne les
laisse qu’un instant dans l’huile bouillante.
Le vulgaire, ébloui par les réputations, croit que tout est estimable dans un
objet estimé. Pour nous qui analysons le mérite jusque dans les moindres
détails, nous choisirons la partie antérieure du glaucus, la tête du bar et
du congre, la poitrine du thon, le dos de la raie ; et nous abandonnerons le
reste à des goûts moins difficiles.
Aux ressources de la mer, ajoutons celles des lacs de la Béotie. Ne nous
apporte-t-on pas tous les jours des anguilles du lac Copaïs, aussi distinguées
par leur délicatesse, que par leur grosseur ? Enfin, nous pouvons mettre au
rang de nos véritables richesses, cette étonnante quantité de poissons
salés, qui nous viennent de l’Hellespont, de Byzance et des côtes du
Pont-Euxin.
Léon et Zopyre, dit Philotas, ont traité des aliments qui font la base d’un
repas. Ceux du premier et du troisième service, exigeraient des connaissances
plus profondes que les miennes, et ne prouveraient pas moins les avantages de
notre climat.
Les langoustes et les écrevisses sont aussi communes parmi nous, que les
moules, les huîtres, les oursins ou hérissons de mer : ces derniers se
préparent quelquefois avec l’oxymel, le persil et la menthe. Ils sont
délicieux, quand on les pêche dans la pleine lune, et ne méritent en aucun
temps les reproches que leur faisait un Lacédémonien qui, n’ayant jamais vu
ce coquillage, prit le parti de le porter à sa bouche, et d’en dévorer les
pointes tranchantes.
Je ne parlerai point des champignons, des asperges, des diverses espèces de
concombres, et de cette variété infinie de légumes qui se renouvellent tous
les jours au marché : mais je ne dois pas oublier que les fruits de nos jardins
ont une douceur exquise. La supériorité de nos figues est généralement
reconnue : récemment cueillies, elles font les délices des habitants de l’Attique
; séchées avec soin, on les transporte dans les pays éloignés, et jusque sur
la table du roi de Perse. Nos olives confites à la saumure, irritent l’appétit.
Celles que nous nommons colymbades (29), sont, par
leur grossièreté et par leur goût, plus estimées que celles des autres pays.
Les raisins, connus sous le nom de nicostrate, ne jouissent pas d’une moindre
réputation. L’art de greffer procure aux poires et à la plupart de nos
fruits les qualités que la nature leur avait refusées. L’Eubée nous fournit
de très bonnes pommes ; la Phénicie, des dattes ; Corinthe, des coins dont la
douceur égale la beauté ; et Naxos, ces amandes si renommées dans la Grèce.
Le tour du parasite étant venu, nous redoublâmes d’attention. Il commença
de cette manière : le pain que l’on sert sur nos tables, celui même que l’on
vend au marché, est d’une blancheur éblouissante, et d’un goût admirable.
L’art de le préparer fut, dans le siècle dernier, perfectionné en Sicile,
par Théarion : il s’est maintenu parmi nous dans tout son éclat, et n’a
pas peu contribué aux progrès de la pâtisserie. Nous avons aujourd’hui
mille moyens pour convertir toutes sortes de farines, en une nourriture aussi
saine qu’agréable. Joignez à la farine de
froment un peu de lait, d’huile et de sel ; vous aurez ces pains si délicats
dont nous devons la connaissance aux Cappadociens. Pétrissez-la avec du miel ;
réduisez votre pâte en feuilles minces et propres à se rouler à l’aspect
du brasier ; vous aurez ces gâteaux qu’on vient de vous offrir, et que vous
avez trempés dans le vin (30) ; mais il
faut les servir tout brûlants. Ces globules si doux et si légers qui les ont
suivis de près, se font dans la poële avec de la farine de sésame, du miel et
de l’huile (31). Prenez de l’orge mondé ;
brisez les grains dans un mortier ; mettez-en la farine dans un vase ; versez-y
de l’huile ; remuez cette bouillie, pendant qu’elle cuit lentement sur le
feu ; nourrissez-la par intervalles avec du jus de poularde, ou de chevreau, ou
d’agneau ; prenez garde sur-tout qu’elle ne se répande au dehors ; et quand
elle est au juste degré de cuisson, servez. Nous avons des gâteaux faits
simplement avec du lait et du miel ; d’autres où l’on joint au miel la
farine de sésame, et le fromage ou l’huile. Nous en avons enfin dans lesquels
on renferme des fruits de différentes espèces. Les pâtés de lièvres sont
dans le même genre, ainsi que les pâtés de bec-figues, et de ces petits
oiseaux qui voltigent dans les vignes.
En prononçant ces mots, Philonide s’empara d’une tourte de raisins et d’amandes
qu’on venait d’apporter, et ne voulut plus reprendre son discours. Notre
attention ne fut pas longtemps suspendue. Théotime prit tout de suite la
parole. Quantité d’auteurs, dit-il, ont écrit sur l’art de la cuisine, sur
le premier des arts, puisque c’est celui qui procure des plaisirs plus
fréquents et plus durables. Tels sont Mithaecus, qui nous a donné le cuisinier
sicilien ; Numénius d’Héraclée, Hégémon de Thasos, Philoxène de Leucade,
Actidès de Chio, Tyndaricus de Sicyone. J’en pourrois citer plusieurs autres
; car j’ai tous leurs ouvrages dans ma bibliothèque, et celui que je
préfère à tous, est la gastronomie d’Archestrate. Cet auteur qui fut l’ami
d’un des fils de Périclès, avait parcouru les terres et les mers, pour
connaître par lui-même, ce qu’elles produisent de meilleur. Il s’instruisait
dans ses voyages, non des moeurs des peuples dont il est inutile de s’instruire,
puisqu’il est impossible de les changer : mais il entrait dans les
laboratoires où se préparent les délices de la table, et il n’eut de
commerce qu’avec les hommes utiles à ses plaisirs. Son poème est un trésor
de lumières, et ne contient pas un vers qui ne soit un précepte.
C’est dans ce code, que plusieurs cuisiniers ont puisé les principes d’un
art qui les a rendus immortels, qui depuis longtemps s’est perfectionné en
Sicile et dans l’Elide, que parmi nous Thimbron a porté au plus haut point de
sa gloire. Je sais que ceux qui l’exercent, ont souvent, par leurs
prétentions, mérité d’être joués sur notre théâtre ; mais s’ils n’avaient
pas l’enthousiasme de leur profession, ils n’en auraient pas le génie.
Le mien que j’ai fait venir tout récemment de Syracuse, m’effrayait l’autre
jour par le détail des qualités et des études qu’exige son emploi. Après m’avoir
dit en passant, que Cadmus, l’aïeul de Bacchus, le fondateur de Thèbes,
commença par être cuisinier du roi de Sidon ; savez-vous, ajouta-t-il, que
pour remplir dignement mon ministère, il ne suffit pas d’avoir des sens
exquis, et une santé à toute épreuve, mais qu’il faut encore réunir les
plus grands talents aux plus grandes connaissances ? Je ne m’occupe point des
viles fonctions de votre cuisine ; je n’y parais que pour diriger l’action
du feu, et voir l’effet de mes opérations. Assis pour l’ordinaire dans une
chambre voisine, je donne des ordres qu’exécutent des ouvriers subalternes ;
je médite sur les productions de la nature : tantôt je les laisse dans leur
simplicité ; tantôt je les déguise ou les assortis, suivant des proportions
nouvelles et propres à flatter votre goût. Faut-il, par exemple, vous donner
un cochon de lait, ou une grosse pièce de boeuf ? Je me contente de les faire
bouillir. Voulez-vous un lièvre excellent ? S’il est jeune, il n’a besoin
que de son mérite, pour paraître avec distinction ; je le mets à la broche,
et je vous le sers tout saignant : mais c’est dans la finesse des
combinaisons, que ma science doit éclater. Le sel, le poivre, l’huile, le
vinaigre et le miel, sont les principaux agents que je dois mettre en oeuvre ;
et l’on n’en saurait trouver de meilleurs dans d’autres climats. Votre
huile est excellente, ainsi que votre vinaigre de Décélie ; votre miel du mont
Hymette, mérite la préférence sur celui de Sicile même. Outre ces
matériaux, nous employons dans les ragoûts les oeufs, le fromage, le raisin
sec, le silphium, le persil, le sésame, le cumin, les câpres, le cresson, le
fenouil, la menthe, la coriandre, les carottes, l’ail, l’oignon, et ces
plantes aromatiques dont nous faisons un si grand usage ; telles que l’origan
(32) et l’excellent thym du mont Hymette. Voilà,
pour ainsi dire, les forces dont un artiste peut disposer, mais qu’il ne doit
jamais prodiguer. S’il me tombe entre les mains un poisson dont la chair est
ferme, j’ai soin de le saupoudrer de fromage râpé, et de l’arroser de
vinaigre ; s’il est délicat, je me contente de jeter dessus une pincée de
sel, et quelques gouttes d’huile ; d’autres fois, après l’avoir orné de
feuilles d’origan, je l’enveloppe dans une feuille de figuier, et le fais
cuire sous la cendre.
Il n’est permis de multiplier les moyens, que dans les sauces ou ragoûts.
Nous en connaissons de plusieurs espèces, les unes piquantes, et les autres
douces. Celle qu’on peut servir avec tous les poissons bouillis ou rôtis, est
composée de vinaigre, de fromage râpé, d’ail, auquel on peut joindre du
porreau et de l’oignon hachés menu. Quand on la veut moins forte, on la fait
avec de l’huile, des jaunes d’oeuf, des porreaux, de l’ail et du fromage :
si vous la désirez encore plus douce, vous emploierez le miel, les dattes, le
cumin, et d’autres ingrédients de même nature. Mais ces assortiments ne
doivent point être abandonnés au caprice d’un artiste ignorant.
Je dis la même chose des farces que l’on introduit dans le corps d’un
poisson. Tous savent qu’il faut l’ouvrir, et qu’après en avoir ôté les
arêtes, on peut le remplir de silphium, de fromage, de sel et d’origan ; tous
savent aussi qu’un cochon peut être farci avec des grives, des bec-figues,
des jaunes d’oeuf, des huîtres, et plusieurs sortes de coquillages : mais
soyez sûr qu’on peut diversifier ces mélanges à l’infini, et qu’il faut
de longues et profondes recherches pour les rendre aussi agréables au goût qu’utiles
à la santé : car mon art tient à toutes les sciences (33),
et plus immédiatement encore à la médecine. Ne dois-je pas connaître les
herbes qui, dans chaque saison, ont le plus de sève et de vertu ?
Exposerai-je en été sur votre table un poisson qui ne doit y paraître qu’en
hiver ? Certains aliments ne sont-ils pas plus faciles à digérer dans certains
temps ; et n’est-ce pas de la préférence qu’on donne aux uns sur les
autres, que viennent la plupart des maladies qui nous affligent ?
À ces mots, le médecin Nicoclès qui dévorait en silence et sans distinction,
tout ce qui se présentait sous sa main, s’écrie avec chaleur : votre
cuisinier est dans les vrais principes. Rien n’est si essentiel que le choix
des aliments ; rien ne demande plus d’attention. Il doit se régler d’abord
sur la nature du climat, sur les variations de l’air et des saisons, sur les
différences du tempérament et de l’âge, ensuite sur les facultés plus ou
moins nutritives qu’on a reconnues dans les diverses espèces de viandes, de
poissons, de légumes et de fruits. Par exemple, la chair de boeuf est forte et
difficile à digérer ; celle de veau l’est beaucoup moins ; de même, celle d’agneau
est plus légère que celle de brebis ; et celle de chevreau, que celle de
chèvre. La chair de porc, ainsi que celle de sanglier, dessèche ; mais elle
fortifie, et passe aisément. Le cochon de lait est pesant. La chair du lièvre
est sèche et astringente. En général, on trouve une chair moins succulente
dans les animaux sauvages, que dans les domestiques ; dans ceux qui se
nourrissent de fruits, que dans ceux qui se nourrissent d’herbes ; dans les
mâles, que dans les femelles ; dans les noirs, que dans les blancs ; dans ceux
qui sont velus, que dans ceux qui ne le sont pas : cette doctrine est d’Hippocrate.
Chaque boisson a de même ses propriétés. Le vin est chaud et sec ; il a dans
ses principes quelque chose de purgatif : les vins doux montent moins à la
tête ; les rouges sont nourrissants ; les blancs, apéritifs ; les clairets,
secs et favorables à la digestion. Suivant Hippocrate, les vins nouveaux sont
plus laxatifs que les vieux, parce qu’ils approchent plus de la nature du
moût ; les aromatiques sont plus nourrissants que les autres ; les vins rouges
et moelleux... Nicoclès allait continuer ; mais Dinias l’interrompant
tout-à-coup : je ne me règle pas sur de pareilles distinctions, lui dit-il ;
mais je bannis de ma table les vins de Zacynthe et de Leucade, parce que je les
crois nuisibles, à cause du plâtre qu’on y mêle. Je n’aime pas celui de
Corinthe, parce qu’il est dur ; ni celui d’Icare, parce que, outre ce
défaut, il a celui d’être fumeux : je fais cas du vin vieux de Corcyre, qui
est très agréable, et du vin blanc de Mendé, qui est très délicat.
Archiloque comparait celui de Naxos au nectar ; c’est celui de Thasos que je
compare à cette liqueur divine. Je le préfère à tous, excepté à celui de
Chio, quand il est de la première qualité ; car il y en a de trois sortes.
Nous aimons en Grèce les vins doux et odoriférants. En certains endroits, on
les adoucit en jetant dans le tonneau de la farine pétrie avec du miel ;
presque partout on y mêle de l’origan, des aromates, des fruits et des
fleurs. J’aime, en ouvrant un de mes tonneaux, qu’à l’instant l’odeur
des violettes et des roses s’exhale dans les airs, et remplisse mon cellier ;
mais je ne veux pas qu’on favorise trop un sens au préjudice de l’autre. Le
vin de Biblos en Phénicie, surprend d’abord par la quantité de parfums dont
il est pénétré. J’en ai une bonne provision. Cependant je le mets fort
au-dessous de celui de Lesbos, qui est moins parfumé, et qui satisfait mieux le
goût. Désirez-vous une boisson agréable et salutaire ? Associez des vins
odoriférants et moelleux, avec des vins d’une qualité opposée. Tel est le
mélange du vin d’Erythrée, avec celui d’Héraclée.
L’eau de mer, mêlée avec le vin, aide, dit-on, à la digestion, et fait que
le vin ne porte point à la tête ; mais il ne faut pas qu’elle domine trop. C’est
le défaut des vins de Rhodes. On a su l’éviter dans ceux de Cos. Je crois qu’une
mesure d’eau de mer suffit pour cinquante mesures de vin, sur-tout si l’on
choisit, pour faire ce vin, les nouveaux plants préférablement aux anciens. De
savantes recherches nous ont appris la manière de mélanger la boisson. La
proportion la plus ordinaire du vin à l’eau est de deux à cinq, ou de un à
trois ; mais, avec nos amis, nous préférons la proportion contraire ; et, sur
la fin du repas, nous oublions ces règles austères. Solon nous défendait le
vin pur. C’est de toutes ses lois, peut-être, la mieux observée, grâces à
la perfidie de nos marchands, qui affaiblissent cette liqueur précieuse. Pour
moi, je fais venir mon vin en droiture ; et vous pouvez être assurés que la
loi de Solon ne cessera d’être violée, pendant tout ce repas.
En achevant ces mots, Dinias se fit apporter plusieurs bouteilles d’un vin qu’il
conservait depuis dix ans, et qui fut bientôt remplacé par un vin encore plus
vieux.
Nous bûmes alors presque sans interruption. Démocharès, après avoir porté
différentes santés, prit une lyre ; et pendant qu’il l’accordait, il nous
entretint de l’usage où l’on a toujours été de mêler le chant aux
plaisirs de la table. Autrefois, disait-il, tous les convives chantaient
ensemble et à l’unisson. Dans la suite, il fut établi que chacun chanterait
à son tour, tenant à la main une branche de myrte ou de laurier. La joie fut
moins bruyante à la vérité ; mais elle fut moins vive. On la contraignit
encore, lorsqu’on associa la lyre à la voix. Alors plusieurs convives furent
obligés de garder le silence. Thémistocle mérita autrefois des reproches pour
avoir négligé ce talent ; de nos jours épaminondas a obtenu des éloges pour
l’avoir cultivé. Mais dès qu’on met trop de prix à de pareils agrémens,
ils deviennent une étude ; l’art se perfectionne aux dépens du plaisir, et l’on
ne fait plus que sourire au succès.
Les chansons de table ne renfermèrent d’abord que des expressions de
reconnaissance, ou des leçons de sagesse. Nous y célébrions, et nous y
célébrons encore les dieux, les héros, et les citoyens utiles à leur patrie.
à des sujets si graves, on joignit ensuite l’éloge du vin ; et la poésie
chargée de le tracer avec les couleurs les plus vives, peignit en même temps
cette confusion d’idées, ces mouvements tumultueux qu’on éprouve avec ses
amis, à l’aspect de la liqueur qui pétille dans les coupes. De là, tant de
chansons bachiques semées de maximes, tantôt sur le bonheur et sur la vertu ;
tantôt sur l’amour et sur l’amitié. C’est en effet à ces deux
sentiments, que l’âme se plaît à revenir, quand elle ne peut plus contenir
la joie qui la pénètre.
Plusieurs auteurs se sont exercés dans ce genre de poésie ; quelques-uns s’y
sont distingués. Alcée et Anacréon l’ont rendu célèbre. Il n’exige
point d’effort, parce qu’il est ennemi des prétentions. On peut employer,
pour louer les dieux et les héros, la magnificence des expressions et des
idées ; mais il n’appartient qu’au délire et aux grâces de peindre le
sentiment et le plaisir.
Livrons-nous aux transports que cet heureux moment inspire, ajouta Démocharès
; chantons tous ensemble, ou tour-à-tour, et prenons dans nos mains des
branches de laurier ou de myrte.
Nous exécutâmes aussitôt ses ordres ; et après plusieurs chansons assorties
à la circonstance, tout le choeur entonna celle d’Harmodius et d’Aristogiton
(34). Démocharès nous accompagnait par
intervalles ; mais saisi tout-à-coup d’un nouvel enthousiasme, il s’écrie
: ma lyre rebelle se refuse à de si nobles sujets : elle réserve ses accords
pour le chantre du vin et des amours. Voyez comme au souvenir d’Anacréon, ses
cordes frémissent, et rendent des sons plus harmonieux.
Ô mes amis ! Que le vin coule à grands flots ; unissez vos voix à la mienne,
et prêtez-vous à la variété des modulations. Buvons, chantons Bacchus ; il
se plaît à nos danses ; il se plaît à nos chants ; il étouffe l’envie, la
haine et les chagrins ; aux grâces séduisantes, aux amours enchanteurs, il
donna la naissance. Aimons, buvons, chantons Bacchus. L’avenir n’est point
encore ; le présent n’est bientôt plus ; le seul instant de la vie est l’instant
où l’on jouit. Aimons, buvons, chantons Bacchus. Sages dans nos folies,
riches de nos plaisirs, foulons aux pieds la terre et ses vaines grandeurs ; et
dans la douce ivresse que des moments si beaux font couler dans nos âmes,
buvons, chantons Bacchus.
Cependant nous entendîmes un grand bruit à la porte, et nous vîmes entrer
Calliclès, Nicostrate, et d’autres jeunes gens qui nous amenaient des
danseuses et des joueuses de flûte, avec lesquelles ils avaient soupé.
Aussitôt la plupart des convives sortirent de table, et se mirent à danser :
car les Athéniens aiment cet exercice avec tant de passion, qu’ils regardent
comme une impolitesse de ne pas s’y livrer, quand l’occasion l’exige. Dans
le même temps, on apporta plusieurs hors-d’oeuvres propres à exciter l’appétit
; tels que des cercopes (35) et des cigales, des
raves coupées par morceaux, et confites au vinaigre et à la moutarde ; des
pois chiches rôtis, des olives qu’on avait tirées de leur saumure.
Ce nouveau service, accompagné d’une nouvelle provision de vin, et de coupes
plus grandes que celles dont on s’était servi d’abord, annonçait des
excès qui furent heureusement réprimés par un spectacle inattendu. à l’arrivée
de Calliclès, Théotime était sorti de la salle. Il revint, suivi de joueurs
de gobelets, et de ces farceurs qui, dans les places publiques, amusent la
populace par leurs prestiges.
On desservit un moment après. Nous fîmes des libations en l’honneur du bon
génie et de Jupiter sauveur ; et après que nous eûmes lavé nos mains dans
une eau où l’on avait mêlé des odeurs, nos baladins commencèrent leurs
tours. L’un arrangeait sous des cornets un certain nombre de coquilles, ou de
petites boules, et sans qu’on s’en apperçût, il les faisait paraître ou
disparaître à son gré ; un autre écrivait ou lisait, en tournant avec
rapidité sur lui-même. J’en vis dont la bouche vomissait des flammes, ou qui
marchaient la tête en bas, appuyés sur leurs mains, et figurant avec leurs
pieds les gestes des danseurs. Une femme parut, tenant à la main douze cerceaux
de bronze ; dans leur circonférence, roulaient plusieurs petits anneaux de
même métal. Elle dansait, jetant en l’air, et recevant alternativement les
douze cerceaux. Une autre se précipitait au milieu de plusieurs épées nues.
Ces jeux, dont quelques-uns m’intéressaient sans me plaire, s’exécutaient
presque tous au son de la flûte. Il fallait, pour y réussir, joindre la grâce
à la précision des mouvements.
1. Voyez
la carte de la Phocide.
2. Au commencement d'avril de l'an 381 avant J.-C.
3. Ces jeux se ccélébraient dans la troisième année de
chaque olympiade, vers les premiers jours du mois munychion, qui, dans l'année
que j'ai choisie, commençait au 14 avril (Cors. in Diss. agonist. in Pyth.
Id. Fast. attic, t. III, p. 287. Dodwell. De cycl. p.191.
4. Voyez le plan des environs de Delphes.
5. Voyez la vue de Delphes et des deux rochers du
Parnasse.
6. 1512 toises.
7. 17 pieds.
8. C’est Alexandre Ier, l’un des
prédécesseurs d’Alexandre-le-Grand.
9. Les cratères étaient de grands vases en forme de
coupes, où l'on faisait le mélange du vin et de l'eau.
10. Pour réduire les talents d'or en talents
d'argent, je prendrai la proportion de un à treize, comme elle était du temps
d'Hérodote ; et pour évaluer les talents d'argent, je suivrai les tables que
j'ai données à la fin de cet ouvrage. Elles ont été dresséess pour le
talent attique et elles supposent que la drachme d'argent pesait
soixante-dix-neuf grains. Il est possible que du temps de cet historien elle
fût plus forte de deux ou trois grains : il suffit d'en avertir. Voici les
offrandes d'or dont Hérodote nous a conservé le poids :
Six grands cratères pesant trente talents. qui valaient trois cent
quatre-vingt-dix talents d'argent; de notre monnaie : 2,106,000 liv.
Cent dix-sept demi-plinthes pesant deux cent trente-deux talents, qui valaient
trois mille seize talents d'argent ; de notre monnaie : 16,286,400
Un lion pesant dix talents, valant cent trente talent d'argent; de notre monnaie
: 702,000
Une statue pesant huit talents, valant cent quatre talents d'ar-gent; de notre
monnaie : 561,600
Un cratère pesant huit talents et quarante-deux mine, valant cent treize
talents six mines d'argent; de notre monnaie : 610,740
A ces offrandes, Diodore de Sicile ajoute trois cent soixante fioles d'or,
pesant chacune deux mines ; ce qui fait douze talents pesant d'or, qui valaient
cent cinquante-six talents en argent; de notre monnaie : 842,400
Total.............. 21,109,140 liv.
Au reste, on trouve quelques différences dans les calculs d'Hérodote et de
Diodore de Sicile, mais cette discussion me mènerait trop loin.
11. On entend communément par plinthe un membre
d'architecture ayant la forme d'une petite table carrée.
12. Trois marcs trois onces trois gros 32 grains.
13. Plus de 54.000.000.
14. Vers l'an 513 avant J.-C.
15. C'étaient des députés de différentes
villes qui s'assemblaient tous les ans à Delphes, et qui avaient l'inspection
du temple. J'en parlerai dans la suite,
16. Un million six cent mille livres ; mais, le talent étant
alors plus fort qu'il ne le fut dans la suite, on peut ajouter quelque chose à
cette évaluation.
17. Cette vapeur était du genre des mofettes; elle ne
s'élevait qu'a une certaine hauteur. Il paraît qu'on avait exhaussé le sol
autour du soupirail. Voila pourquoi il est dit qu’on descendait à ce
soupirail. Le trépied étant ainsi enfoncé, on conçoit comment la vapeur
pouvait parvenir à la prêtresse sans nuire aux assistants.
18. Environ deux lieues et demie
19. Dans la 3ème année de la 104ème olympiade,
laquelle répond aux années 362 et 361 avant J.-C.
20. Un million deux cent quarante deux mille livres.
21. Sous l'archontat de Callimède, la première
année de la cent cinquième olympiade, qui répond aux années 360 et 359 avant
J.-C.
22. Plus de 5.400.000 livres.
23. Dans la 3ème année de la 150ème olympiade, 358,
357 avant J.-C.
24. Voir la table
des mois attiques.
25. Ce mois commençait tantôt dans les derniers jours
d’octobre, tantôt dans les premiers de novembre.
26. M. Perrault a dressé le plan d'une maison grecque
d'après la description que Vitruve en a faite. M. Caillant en a donné un
second, qui est sans doute préférable à celui de Perrault. J'en publie un
troisième, que feu M. Marietto avait bien voulu dresser à ma prière et
justifier par le mémoire suivant :
« J'ai lu le plus attentivement qu'il m'a été possible la traduction qu'a
faite Perrault de l'endroit où Vitruve traite des maisons à l'usage des
peuples de l'ancienne Grèce. J'ai eu le texte latin sous les yeux ; et pour en
dire la vérité, j'ai trouvé que le traducteur français s'y était permis
bien des libertés que n'a pas prises, à mon avis, le marquis Galiani dans la
nouvelle traduction italienne du même auteur, dont il vient de faire part au
public. Il m'a paru que son interprétation, et le plan géométral d'une maison
grecque qu'il a figuré et qu'il y a joint, rendaient beaucoup mieux que ne l'a
fait Perrault les idées de Vituve. Jugez-en vous-même.
De la façon dont s'est exprimé l'auteur latin, la maison d'un Grec était
proprement celle que sa femme et son domestiqua habitaient. Elle n'était ni
trop spacieuse ni trop ornées mais elle renfermait toutes les commodités qu'il
était possible de se procurer. Le corps de logis qui y était joint, et qui
était pour le mari seul, n'était au contraire qu'une maison de représentation
et, si vous l'aimez mieux, de parade.
Comme il n'aurait pas été décent, et n'en n'aurait pu entrer sans blesser les
meurs dans la première de ces maisons, il fallait, avant que d'y pénétrer, se
faire ouvrir deux portes ; l'une extérieure, ayant son débouché
immédiatement sur la voie publique, n'étant point précédée d'un porche ou
atrium, comme dans les maisons qui se construisaient à Rome ; et l'autre, porte
intérieure : toutes deux gardées par différents portiers. Le texte ne dit
pas, en parlant de leur logement, ostiarii cellam, mais ostiariorum
cellas. Pour gagner la seconde porte, aptes avoir franchi le première, on
était obligé de suivre une allée en forme d'avenue assez étroite, latitudinis
non spatiosae et à laquelle je suppose une grande longueur, sans quoi
Vitruve n'aurait pas regardé comme un voyage le trajet qu'il y avait à faire
d'une porte à l'autre ; car c'est ainsi qu'il s'exprime en parlant de cette
avenue, itinera faciunt. On n'aurait pas non plus été dans la
nécessité de multiplier, comme on a vu, les portiers et leurs loges, si les
portes eussent été plus voisines.
L'habitation, par cette disposition, se trouvant éloignée de la voie publique,
l'on y jouissait d'une plus grande tranquillité, et l'on avait, à droite et à
gauche de l'allée qui y conduisait, des espaces suffisants pour y placer d'un
côté les écuries et tout ce qui en dépend, les remises un hangars propres à
serrer les chars et autres voitures, et les mettre à l'abri des injures de
l'air, les greniers à foin, les lieux nécessaires pour le pansement des
chevaux ; pour le dire en un mot, ce que mous comprenons sous le nom général
de basse-cour, et que Vitruve appelle simplement equilia. Ni Perrault, ni
le marquis Galiani, faute d'espace, ne l'ont exprimé sur leurs plans ; ils se
sont contentés d'y marquer la place d'une écurie, encore si petite, que vous
conviendrez avec moi de son iInsuffisance pour une maison de cette conséquence.
Sur l'autre côté de l'allée je poserai, avec Vitruve, les loges des portiers,
et j'y placerai encore les beaux vestibules qui donnaient entre dans cette
maison de parade que j'ai annoncée; laquelle couvrira, dans mon plan, l'espace
de terrain correspondant à celui qu'occupent les écuries. Je suis contraint
d'avouer que Vitruve se tait sur ce point; mais ne semble-t-il pas l'insinuer
car il ne quitte point l'allée en question sans faire remarquer qu'elle était
le centre où aboutissaient les différentes portes par où l'on arrivait dans
l'intérieur des édifices qu'il décrit : Statimque januae interiores
finiuntur.
Ce vestibule et les pièces qu'il précédait, se trouvant ainsi sous la clef de
la première porte que d'entrée, n'avaient pas besoin d'un portier particulier
: aussi ne voit-on pas que Vitruve leur en assigne aucun, ce qu'il n'aurait pas
manqué de faire si le vestibule eût été sur la voie publique, et tel que l'a
figuré sur son plan le marquis Galiani.
Arrivé à la seconde porte après se l'être fait ouvrir, on passait dans un
pérystile ou cloître n'ayant que trois corridors ou portiques, un sur le
devant, et deux sur les côtés. le prostas, ou ce que nous nommons vestibule,
pour mieux répondre à nos idées, quoique ce fût une autre chose chez les
anciens, se présentait en face aux personnes qui entraient. C'était un lieu
tout ouvert par-devant, d'un tiers moins profond que la largeur de sa baie, et
flanqué de chaque côté de son ouverture par deux antes ou pilastres, servant
de supports aux poutres ou poitrail qui en fermaient carrément par le haut
l'ouverture, comme un linteau ferme celle d'une porte ou d'une fenêtre.
Quoique Vitruve n'en parle point, il devait y avoir trois portes de chambres
dans ledit prostas: l'une au fond, qui donnait accès dans de grandes et
spacieuses salles, oeci magni, où les femmes grecques même les plus
qualifiées, ne rougissent point de travailler la laine en compagnie de leurs
domestiques, et de l'employer à des ouvrages utiles. Une porte sur la droite du
prostas, et une autre à l'opposite , étaient celles de deux chambre, cubicula:
l'une nommée thalamus, l'autre amphitalamus. Perrault a lu antithalamus,
pour se procurer une antichambre, dont je ne crois pourtant pas que les Grecs
aient jamais fait usage et d'ailleurs, si c'en eût été une, elle aurait dû,
pour remplir sa destination, précéder la pièce appelée thalamus, et n'en
être pas séparée par le prestas, ainsi que Vitruve le dit positivement, et
que Perrault l'a observé lui-même, obligé de se conformer en cela au récit
de son auteur.
Le marquis Galiani en a fait comme moi l'observation. Mais par quelle raison
veut-il que l'amphithalamus soit un cabinet dépendant du thalamus? Pourquoi
faisant aller ces deux pièces ensemble, en compose-t-il deux appartements
pareils, qu'il met l'un à droite et l'autre à gauche du prostas et de la salle
de travail ! N'a-t-il pas aperçu que Vitruve ne compte que deux chambres
uniques, une de chaque côté du prostas ? ce qui est plus simple, et plus dans
les moeurs des anciens Grecs. Elles ne portent pas les mêmes noms, preuve que
chacune avait un usage particulier qui les obligeait de les éloigner l’une de
l'autre.
S'il m'était permis de hasarder un sentiment, j'estimerais que, par thalamus,
Vitruve entend la chambre du lit où couchent le maître et la maîtresse de la
maison; et par amphithalamus la chambre où la maîtresse de maison reçoit ses
visites, et autour de laquelle (ŽmfÛt,
circum) règnent des lits en manière d'estrades, pour y placer son monde. J'ai
dans l'idée que les anciennes maisons des Grecs avaient, quant à la partie de
la distribution, beaucoup de rapport avec celles qu'habitent aujourd'hui les
Turcs, maîtres du même pays. Voua me verrez bientôt suivre le parallèle dans
un plus grand détail.
Je ne crains pas que vous me refusiez, dans une maison où rien ne doit manquer,
une pièce aussi essentiellement nécessaire qu'est une salle destinée aux
visite. Voudriez-vous que la maîtresse du logis en fût privée, tandis que la
maison du maître, dont il sera question dans un instant, en surabonde. Que si
vous ne me l'accordez pas en cet endroit, où la placerez-vous ! Déjà les
autres pièces de la même maison, qui sont toutes disposées autour du cloître
ou péristyle, et qui ont leurs entrées bons les corridors du dit cloître,
sont occupées chacune à sa destination. Vitruve nous dit que dans une on
prenait journellement le repas, triclinia quotidtana, c'est-à-dire que
te maître du logis y mangeait ordinairement avec sa femme et ses enfants
lorsqu'il n'avait pas compagnie ; dans les autres, les enfants et les
domestiques y logeaient et y couchaient, cubicula; ou bien elles
servaient de garde-meubles, de dépenses, d'offices, même de cuisine; car il
faut bien qu'il y en ait au moins une dans une maison, et c'est ce que Vitruve
comprend sous la dénomination générale de cellae familiaricae. Voilà
pour ce qui regarde la maison appelée par les Grecs gynaeconitis,
appartement de la femme.
Perrault fait traverser cet édifice pour arriver dans un antre plus
considérable que le maître de la maison habitait, et dans lequel, séparé de
sa famille, il vivait avec la splendeur qu'exigeaient son état et sa condition.
Cette disposition répugne avec raison au marquis Galiani ; et en effet il est
démontré que les femmes grecques, reléguées pour ainsi dire dans la partie
la plus reculée de la maison, n'avaient aucune communication avec les hommes de
dehors ; et par conséquent le quartier qui leur était assigné devait être
absolument séparé de celui que fréquentaient les hommes. Il n'était donc pas
convenable qu'il fût ouvert, et qu'il servit continuellement de passage à ces
derniers. Pour éviter cet inconvénient, le marquis Gallani, dont j'adopte le
sentiment, a jugé à propos de rejeter sur un des côtés le bâtiment que
Perrault avait placé sur le front de l'habitation des femmes.
A prendre à la lettre les paroles de Vitruve, les bâtiments réservés pour le
seul usage du maître de la maison étaient au nombre de deux. Vitruve, en les
désignant, emploie les mots domus et péristylia au pluriel, et
dit que ces corps de logis, beaucoup plus vastes que ne l'était la maison des
femmes dont il vient de parler, y étaient adhérents. Mais cela ne paraîtra ni
nouveau ni extraordinaire à ceux qui ont étudié et qui connaissent le
stylaepeu correct de cet écrivain, qui ne se piquait pas d'être un grand
grammairien. C'est assez sa coutume de se servir du pluriel dans une infinité
de cas qui requièrent le singulier. Ainsi Perrault et le marquis Galiani ont
très bien fait de prendre sur cela leur parti, et de s'en tenir à un seul
corps de bâtiment. J'en fais autant, et ne vois pas qu'on puisse penser
autrement.
Le second bâtiment, plus orné que le premier, n'était proprement, ainsi que
je l'ai déjà fait observer, qu'une maison d'apparat et faite pour figurer. On
n'y rencontrait que des salles d'audience et de conversation, des galeries ou
cabinets de tableaux, des bibliothèques, des salles de festins, aucune chambre
pour l'habitation. C'était là que le maître de la maison recevait les
personnes distinguées qui le visitaient, et qu’il faisait les honneurs de
chez lui; qu'il conversait avec ses amis, qu'il traitait d'affaires, qu'il
donnait des festins et des fêtes; et dans toutes ces occasions, surtout dans la
dernière (Vitruve y est formel), les femmes ne paraissent point.
Pour arriver à ces différentes pièces, il fallait, avant tout, traverser de
magnifiques vestibules, vestibula egregia. Le marquis Galiani, qui les
réduit à un seul, range le sien sur la voie publique, sans l'accompagner
d'aucune loge de portier, qui, dans ce cas-là, y devenait nécessaire. Les
miens n'en auront pas besoin ; ils sont renfermés sous la même clef que la
première porte de la maison ; et comme j'ai déjà déduit les raisons sur
lesquelles je me suis fondé pour en agir ainsi, je me crois dispensé de les
répéter.
Chaque pièce avait sa porte qui lui était propre, et qui était ornée, ou, si
l'on veut, meublée avec dignité : januas proprias cum dignitate. Je
préférerais, puisqu'il faut suppléer un mot, celui de meublée, par la raison
que les portes dans l'intérieur des maisons, chez les anciens, n'étaient
fermées qu'avec de simples portières ou morceaux d'étoffe qu'on levait on
baissait suivant le besoin. Celles-ci avaient leurs issues sous les portiques
d'un péristyle bien autrement étendu que ne l'était celui de l’autre
maison; il occupait seul presque la moitié du terrain qu'occupait l'édifice
entier ; et c'est ce qui fait que Vitruve, prenant la partie pour le tout,
donne, en quelques endroits de sa description, le nom de péristyle à tout
l'ensemble de l'édifice. Quelquefois ce péristyle avait cela de particulier,
que le portique qui regardait le midi, et auquel était appliquée la grande
salle des festins, soutenu par de hautes colonnes, était plus exhaussé que les
trois autres portiques du même péristyle. Alors on lui donnait le nom de
portique rhodien. Ces portiques, pour plus de richesse, avaient leurs murailles
enduites de stuc, et leurs plafonds lambrissés de menuiseries. Les hommes s'y
promenaient, et pouvaient s'y entretenir et parler d'affaires, sans crainte
d'être troublés par l'approche des femmes. Cela leur avait fait donner le nom
d'andronitides.
Pour vous faire prendre une idée assez juste d'un semblable péristyle, je vous
transporterai pour un moment dans un magnifique cloître de moines, tel qu'il y
en a dans plusieurs monastères d'Italie. Je le ferai soutenir dans tout son
pourtour par un rang de colonnes; j'adosserai aux murailles de grandes pièces
qui auront leurs issues sous les portiques du péristyle ; j'en ouvrirai
quelques-unes par devant de toute leur étendue, comme vous avez pu voir
plusieurs chapitres de moine. Je ferai de ces pièces ainsi ouvertes de grandes
salles de festins et des salles d'audiences ; car c'est ainsi que je les suppose
chez les Grecs, et que m'aident à les concevoir celles de même genre qui nous
sont demeurées dans les thermes des Romains. Je donnerai à la principale de
ces salles de festins, à laquelle je ferai regarder le midi, le plus d'étendue
que le terrain me le permettra. Je la disposerai de manière qu'on y puisse
dresser commodément les quatre tables à manger, à trois lits chacune, qui
sont demandées par Vitruve. Un grand nombre de domestiques pourront y faire le
service sans confusion, et il restera encore assez de place aux acteurs qu'on
appellera pour y donner des spectacles. Voilà, si je ne me trompe un tableau
tracé avec assez de fidélité du superbe péristyle dont Vitruve fait la
description.
Mais vous n'imaginez pas plus que mol que toutes les maisons des Grecs fussent
distribuées ni qu'ellas fussent toutes orientées de la même manière que
l'était celle que je vous ai représentée d'après Vitruve, et qu'il propose
pour exemple. Il faudrait, pour être en état d'en construire une semblable,
être maître d'un terrain aussi vaste que régulier, pouvoir tailler ce qu'on
appelle en plein drap. Et qui peut l'espérer, surtout si c'est dans une ville
déjà bâtie, où chaque édifice prend nécessairement une tournure
singulière, et où tout propriétaire est contraint de s'assujettir aux
alignements que lui prescrivent ses voisins, Ce que Vitruve a donné ne doit
donc s'entendre que de la maison d'un grand, d'un Grec voluptueux que la fortune
a favorisé, delicatior et ab fortune opulentior, ainsi que Vitruve le
qualifie ; qui, non content d'avoir édifié pour lui, fait encore élever
séparément, et dans tes dehors de sa maison, deux petits logements assez
commodes pour que les étrangers qu'il y hébergera y trouvent leurs aisances,
et puissent, pendant le temps qu'ils occuperont, y vivre en pleine liberté,
comme s'ils étaient dans leur demeure ; y entrer, en sortir sans être obligés
de troubler le repos de celui qui les loge ; avoir pour cela des portes à eux,
et une rue entre leur domicile et celui de leur hôte.
Encore aujourd'hui, les Turcs an font un devoir d'exercer l'hospitalité dans
des caravansérails, ou billetteries construites en forme de cloîtres, qu'ils
établissent sur les chemins, et où les voyageurs sont reçus gratuitement ; ce
que l'on peut regarder comme un reste de ce qui se pratiquait anciennement en
Grèce.
Quant à ce que j'ai laissé entrevoir de la persuasion où j'étais que les
maisons actuelles des Turcs avaient de la ressemblance, pour la disposition
générale, avec celles des anciens Grecs leurs prédécesseurs, je persiste
dans le même sentiment ; et j'ajoute que cela ne peut guère être autrement
dans un pays qui n'est pas, comme le nôtre. sujet au caprice et aux
vicissitudes de la mode. Lorsque les Turcs ont envahi la Grèce, ils se sont en
même temps emparés des bâtiments qu'occupaient ceux qu'ils venaient
d'asservir. Ils s'y établirent : ils trouvèrent des logements tels qu'ils
pouvaient les désirer, puisque les femmes y avaient des appartements
particuliers, et tout à fait séparés du commerce des hommes. Ils n'ont en
presque rien à y réformer. Il faut supposer, au contraire, qu'une nation
guerrière, et peu exercée dans la culture des arts, se sera modelée sur ces
anciens édifices lorsqu'elle en aura construit de nouveaux. C'est pour cela
même que, dans leurs maisons, ainsi que dans celles des Grecs décrites par
Vitruve, on trouve tant de cloîtres où, de même que dans les anciens
portiques ou péristyles, la plupart des chambres ont leurs issues et y
aboutissent.
M. le marquis Galiani dit, dans une de ses notes, qu'il avait été tenté de
placer la maison du maître au-devant de celle des femmes, et non sur le côté,
de façon que l'en entrât de la première dans la seconde. S'il l'eût fait, et
il le pouvait, il se serait conformé à la disposition actuelle des maisons des
Turcs ; car c'est sur le devant de l'habitation que se tient le maître du logis
; c'est en cet endroit qu'il met ordre à ses affaires et qu'il reçoit ses
visites. Les femmes sont gardées dans un appartement plus reculé, et
inaccessible à tout autre homme qu'à celui qui a le droit d'y entrer. Quelque
resserrées que soient les femmes turques, elles reçoivent cependant les
visites des dames de leur connaissance ; elles les font asseoir sur des sofas
rangés contre la muraille autour d'une chambre uniquement destinée pour ces
visites. Convenez que cela répond assez bien à l'amphithalamus des mai'sons
des Grecs, dans le point de vue que je vous l'ai fait envisager. Je vous puis
conduire encore, s'il est nécessaire, dans d'autres chambres, où je vous ferai
voir les femme turques travaillant avec leurs esclaves à différents ouvrages,
moins utiles, à la vérité, que ceux dont s'occupaient les femmes grecques ;
mais cela ne fait rien au parallèle ; il ne s'agit que de disposition de
chambres et de bâtiments, et je crois l'avoir suffisamment suivi. Je ne
prétends pas qu'à l'époque où je fixe le voyage du jeune Anacharsis
plusieurs Athéniens eussent des maisons si vastes et si magnifiques ; mais,
comme Démosthène assure qu'on en élevait de son temps qui surpassaient en
beauté ces superbes édifices dont Périclès avait embelli Athènes, je suis
en droit de supposer avec M. Mariette, que ces maisons ne différaient pas
essentiellement de celle que Vitruve a décrite.
27. Par une de ces lois, il fallait ou boire. ou sortir
de table (Cicer. Tuscul. 5., cap. 41, t. II, p. 395). On se contentait
quelquefois de répandre sur la tête du coupable le vin qu'il refusait de boire
(Diog. Laert. lib. VIII, § 64).
28. C’est le poisson connu de nous sous le nom d’espadon,
en Italie sous celui de pesce spada
29. Les Grecs d'Athènes les appellent encore aujourd'hui du
même nom ; et le grand seigneur les fait toutes retenir pour sa table (Spon, Voyage,
t. II, p. 147).
30. C'étaient des espèces d'oublis (Casaub. in Athen.
p.131).
31. Espèce de beignets.
32. Espèce de marjolaine sauvage.
33. On
peut comparer les propos que les comiques grecs mettent dans la bouche des
cuisiniers de leur temps à ceux que Montaigne rapporte en peu de mots du
maître-d'hôtel du cardinal Caraffe (liv. I, chap. 51).
34. On la chantait
souvent dans les repas, je l’ai rapporté dans l’Introduction, note 1, page
62.
35. Petit animal semblable à la cigale (Athen. P. 133)