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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

       

 

CHAPITRE 5

Séjour à Thèbes. Épaminondas. Philippe de Macédoine.

Dans la relation d’un second voyage que je fis en Béotie, je parlerai de la ville de Thèbes, et des moeurs des Thébains. Dans mon premier voyage, je ne m’occupai que d’Épaminondas. Je lui fus présenté par Timagène. Il connaissait trop le sage Anacharsis pour ne pas être frappé de mon nom. Il fut touché du motif qui m’attirait dans la Grèce. Il me fit quelques questions sur les scythes. J’étais si saisi de respect et d’admiration, que j’hésitais à répondre. Il s’en aperçut, et détourna la conversation sur l’expédition du jeune Cyrus, et sur la retraite des dix mille. Il nous pria de le voir souvent. Nous le vîmes tous les jours. Nous assistions aux entretiens qu’il avait avec les Thébains les plus éclairés, avec les officiers les plus habiles. Quoiqu’il eût enrichi son esprit de toutes les connaissances, il aimait mieux écouter que de parler. Ses réflexions étaient toujours justes et profondes. Dans les occasions d’éclat, lorsqu’il s’agissait de se défendre, ses réponses étaient promptes, vigoureuses et précises. La conversation l’intéressait infiniment, lorsqu’elle roulait sur des matières de philosophie et de politique.
Je me souviens avec un plaisir mêlé d’orgueil, d’avoir vécu familièrement avec le plus grand homme peut-être que la Grèce ait produit. Et pourquoi ne pas accorder ce titre au général qui perfectionna l’art de la guerre, qui effaça la gloire des généraux les plus célèbres, et ne fut jamais vaincu que par la fortune ; à l’homme d’état qui donna aux Thébains une supériorité qu’ils n’avaient jamais eue, et qu’ils perdirent à sa mort ; au négociateur qui prit toujours dans les diètes l’ascendant sur les autres députés de la Grèce, et qui sut retenir dans l’alliance de Thèbes, sa patrie, les nations jalouses de l’accroissement de cette nouvelle puissance ; à celui qui fut aussi éloquent que la plupart des orateurs d’Athènes, aussi dévoué à sa patrie que Léonidas, et plus juste peut-être qu’Aristide lui-même ?
Le portrait fidèle de son esprit et de son coeur serait le seul éloge digne de lui ; mais qui pourrait développer cette philosophie sublime qui éclairait et dirigeait ses actions ; ce génie si étincelant de lumières, si fécond en ressources ; ces plans concertés avec tant de prudence, exécutés avec tant de promptitude ? Comment représenter encore cette égalité d’âme, cette intégrité de moeurs (1), cette dignité dans le maintien et dans les manières, son attention à respecter la vérité jusque dans les moindres choses, sa douceur, sa bonté, la patience avec laquelle il supportait les injustices du peuple, et celles de quelques-uns de ses amis ?
Dans une vie où l’homme privé n’est pas moins admirable que l’homme public, il suffira de choisir au hasard quelques traits qui serviront à caractériser l’un et l’autre. J’ai déjà rapporté ses principaux exploits dans le premier chapitre de cet ouvrage.
Sa maison était moins l’asile que le sanctuaire de la pauvreté. Elle y régnait avec la joie pure de l’innocence, avec la paix inaltérable du bonheur, au milieu des autres vertus auxquelles elle prêtait de nouvelles forces, et qui la paraient de leur éclat. Elle y régnait dans un dénuement si absolu, qu’on aurait de la peine à le croire. Prêt à faire une irruption dans le Péloponnèse, Épaminondas fut obligé de travailler à son équipage. Il emprunta 50 drachmes (2) ; et c’était à peu près dans le temps qu’il rejetait avec indignation 50 pièces d’or qu’un prince de Thessalie avait osé lui offrir. Quelques thébains essayèrent vainement de partager leur fortune avec lui ; mais il leur faisait partager l’honneur de soulager les malheureux.
Nous le trouvâmes un jour avec plusieurs de ses amis qu’il avait rassemblés. Il leur disait : Sphodrias a une fille en âge d’être mariée. Il est trop pauvre pour lui constituer une dot. Je vous ai taxés chacun en particulier suivant vos facultés. Je suis obligé de rester quelques jours chez moi ; mais à ma première sortie je vous présenterai cet honnête citoyen. Il est juste qu’il reçoive de vous ce bienfait, et qu’il en connaisse les auteurs. Tous souscrivirent à cet arrangement, et le quittèrent en le remerciant de sa confiance. Timagène, inquiet de ce projet de retraite, lui en demanda le motif. Il répondit simplement : je suis obligé de faire blanchir mon manteau. En effet, il n’en avait qu’un. Un moment après entra Micythus. C’était un jeune homme qu’il aimait beaucoup. Diomédon de Cyzique est arrivé, dit Micythus ; il s’est adressé à moi pour l’introduire auprès de vous. Il a des propositions à vous faire de la part du roi de Perse, qui l’a chargé de vous remettre une somme considérable. Il m’a même forcé d’accepter cinq talents.
- Faites-le venir, répondit Épaminondas. « Ecoutez, Diomédon, lui dit-il ; si les vues d’Artaxerxès sont conformes aux intérêts de ma patrie, je n’ai pas besoin de ses présents. Si elles ne le sont pas, tout l’or de son empire ne me ferait pas trahir mon devoir. Vous avez jugé de mon coeur par le vôtre ; je vous le pardonne ; mais sortez au plus tôt de cette ville, de peur que vous ne corrompiez les habitants. Et vous, Micythus, si vous ne rendez à l’instant même l’argent que vous avez reçu, je vais vous livrer au magistrat. »
Nous nous étions écartés pendant cette conversation, et Micythus nous en fit le récit le moment d’après.
La leçon qu’il venait de recevoir, Épaminondas l’avait donnée plus d’une fois à ceux qui l’entouraient. Pendant qu’il commandait l’armée, il apprit que son écuyer avait vendu la liberté d’un captif. Rendez-moi mon bouclier, lui dit-il. Depuis que l’argent a souillé vos mains, vous n’êtes plus fait pour me suivre dans les dangers. Zélé disciple de Pythagore, il en imitait la frugalité. Il s’était interdit l’usage du vin, et prenait souvent un peu de miel pour toute nourriture. La musique qu’il avait apprise sous les plus habiles maîtres, charmait quelquefois ses loisirs. Il excellait dans le jeu de la flûte ; et dans les repas où il était prié, il chantait à son tour en s’accompagnant de la lyre. Plus il était facile dans la société, plus il était sévère lorsqu’il fallait maintenir la décence de chaque état. Un homme de la lie du peuple, et perdu de débauche, était détenu en prison. Pourquoi, dit Pélopidas à son ami, m’avez vous refusé sa grâce pour l’accorder à une courtisane ? « c’est, répondit Épaminondas, qu’il ne convenait pas à un homme tel que vous, de vous intéresser à un homme tel que lui. »
Jamais il ne brigua ni ne refusa les charges publiques. Plus d’une fois il servit comme simple soldat, sous des généraux sans expérience, que l’intrigue lui avait fait préférer. Plus d’une fois les troupes assiégées dans leur camp, et réduites aux plus fâcheuses extrémités, implorèrent son secours. Alors il dirigeait les opérations, repoussait l’ennemi, et ramenait tranquillement l’armée, sans se souvenir de l’injustice de sa patrie, ni du service qu’il venait de lui rendre. Il ne négligeait aucune circonstance pour relever le courage de sa nation, et la rendre redoutable aux autres peuples. Avant sa première campagne du Péloponnèse, il engagea quelques Thébains à lutter contre les Lacédémoniens qui se trouvaient à Thèbes. Les premiers eurent l’avantage ; et dès ce moment ses soldats commencèrent à ne plus craindre les Lacédémoniens. Il campait en Arcadie ; c’était en hiver. Les députés d’une ville voisine vinrent lui proposer d’y entrer, et d’y prendre des logements. « Non, dit Épaminondas à ses officiers ; s’ils nous voyaient assis auprès du feu, ils nous prendraient pour des hommes ordinaires. Nous resterons ici malgré la rigueur de la saison. Témoins de nos luttes et de nos exercices, ils seront frappés d’étonnement. »
Daïphantus et Iollidas, deux officiers généraux qui avaient mérité son estime, disaient un jour à Timagène : vous l’admireriez bien plus, si vous l’aviez suivi dans ses expéditions ; si vous aviez étudié ses marches, ses campements, ses dispositions avant la bataille, sa valeur brillante, et sa présence d’esprit dans la mêlée ; si vous l’aviez vu toujours actif, toujours tranquille, pénétrer d’un coup-d’oeil les projets de l’ennemi, lui inspirer une sécurité funeste, multiplier autour de lui des piéges presque inévitables, maintenir en même temps la plus exacte discipline dans son armée, réveiller par des moyens imprévus l’ardeur de ses soldats, s’occuper sans cesse de leur conservation, et sur-tout de leur honneur. C’est par des attentions si touchantes, qu’il s’est attiré leur amour. Excédés de fatigue, tourmentés de la faim, ils sont toujours prêts à exécuter ses ordres, à se précipiter dans le danger. Ces terreurs paniques, si fréquentes dans les autres armées, sont inconnues dans la sienne. Quand elles sont près de s’y glisser, il sait d’un mot les dissiper ou les tourner à son avantage. Nous étions sur le point d’entrer dans le Péloponnèse : l’armée ennemie vint se camper devant nous. Pendant qu’Épaminondas en examine la position, un coup de tonnerre répand l’alarme parmi ses soldats. Le devin ordonne de suspendre la marche. On demande avec effroi au général ce qu’annonce un pareil présage : que l’ennemi a choisi un mauvais camp, s’écrie-t-il avec assurance. Le courage des troupes se ranima ; et le lendemain elles forcèrent le passage. Les deux officiers Thébains rapportèrent d’autres faits que je supprime. J’en omets plusieurs qui se sont passés sous mes yeux ; et je n’ajoute qu’une réflexion. Épaminondas, sans ambition, sans vanité, sans intérêt, éleva en peu d’années sa nation, au point de grandeur où nous avons vu les thébains. Il opéra ce prodige, d’abord par l’influence de ses vertus et de ses talents. En même temps qu’il dominait sur les esprits par la supériorité de son génie et de ses lumières, il disposait à son gré des passions des autres, parce qu’il était maître des siennes. Mais ce qui accéléra ses succès, ce fut la force de son caractère. Son âme indépendante et altière fut indignée de bonne heure de la domination que les Lacédémoniens et les Athéniens avaient exercée sur les Grecs en général, et sur les Thébains en particulier. Il leur voua une haîne qu’il aurait renfermée en lui-même : mais dès que sa patrie lui eut confié le soin de sa vengeance, il brisa les fers des nations, et devint conquérant par devoir ; il forma le projet aussi hardi que nouveau d’attaquer les Lacédémoniens jusque dans le centre de leur empire, et de les dépouiller de cette prééminence dont ils jouïssaient depuis tant de siècles ; il le suivit avec obstination, au mépris de leur puissance, de leur gloire, de leurs alliés, de leurs ennemis qui voyaient d’un oeil inquiet ces progrès rapides des Thébains : il ne fut point arrêté non plus par l’opposition d’un parti qui s’était formé à Thèbes, et qui voulait la paix, parce qu’Épaminondas voulait la guerre. Ménéclidès était à la tête de cette faction. Son éloquence, ses dignités, et l’attrait que la plupart des hommes ont pour le repos, lui donnaient un grand crédit sur le peuple. Mais la fermeté d’épaminondas détruisit à la fin ces obstacles ; et tout était disposé pour la campagne, quand nous le quittâmes. Si la mort n’avait terminé ses jours au milieu d’un triomphe qui ne laissait plus de ressource aux Lacédémoniens, il aurait demandé raison aux Athéniens des victoires qu’ils avaient remportées sur les Grecs, et enrichi, comme il le disait lui-même, la citadelle de Thèbes, des monuments qui décorent celle d’Athènes. Nous avions souvent occasion de voir Polymnis, père d’Épaminondas. Ce respectable vieillard était moins touché des hommages que l’on rendait à ses vertus, que des honneurs que l’on décernait à son fils. Il nous rappela plus d’une fois ce sentiment si tendre qu’au milieu des applaudissements de l’armée, Épaminondas laissa éclater après la bataille de Leuctres : « Ce qui me flatte le plus, c’est que les auteurs de mes jours vivent encore, et qu’ils jouïront de ma gloire. »
Les Thébains avaient chargé Polymnis de veiller sur le jeune Philippe, frère de Perdicas, roi de Macédoine. Pélopidas ayant pacifié les troubles de ce royaume, avait reçu pour ôtages ce prince et 30 jeunes seigneurs Macédoniens. Philippe, âgé d’environ 18 ans, réunissait déjà le talent au desir de plaire. En le voyant, on était frappé de sa beauté ; en l’écoutant, de son esprit, de sa mémoire, de son éloquence et des grâces qui donnaient tant de charmes à ses paroles. Sa gaieté laissait quelquefois échapper des saillies qui n’avaient jamais rien d’offensant. Doux, affable, généreux, prompt à discerner le mérite, personne ne connut mieux que lui l’art et la nécessité de s’insinuer dans les coeurs. Le pythagoricien Nausithoüs, son instituteur, lui avait inspiré le goût des lettres qu’il conserva toute sa vie, et donné des leçons de sobriété qu’il oublia dans la suite. L’amour du plaisir perçait au milieu de tant d’excellentes qualités, mais il n’en troublait pas l’exercice ; et l’on présumait d’avance que si ce jeune prince montait un jour sur le trône, il ne serait gouverné ni par les affaires, ni par les plaisirs. Philippe était assidu auprès d’Épaminondas : il étudiait dans le génie d’un grand homme le secret de le devenir un jour ; il recueillait avec empressement ses discours, ainsi que ses exemples ; et ce fut dans cette excellente école, qu’il apprit à se modérer, à entendre la vérité, à revenir de ses erreurs, à connaître les Grecs, et à les asservir. 

CHAPITRE 6

Départ de Thèbes. Arrivée à Athènes. Habitants de l’Attique.

J’ai dit plus haut qu’il ne restait à Timagène qu’un neveu et une nièce, établis à Athènes. Le neveu s’appelait Philotas, et la nièce Épicharis. Elle avait épousé un riche Athénien nommé Apollodore. Ils vinrent à Thèbes dès les premiers jours de notre arrivée. Timagène goûta dans leur société une douceur et une paix que son coeur ne connaissait plus depuis longtemps. Philotas était de même âge que moi. Je commençai à me lier avec lui, et bientôt il devint mon guide, mon compagnon, mon ami, le plus tendre et le plus fidèle des amis. Ils nous avaient fait promettre avant leur départ, que nous irions bientôt les rejoindre. Nous prîmes congé d’Épaminondas avec une douleur qu’il daigna partager, et nous nous rendîmes à Athènes le 16 du mois anthestérion, dans la 2 e année de la 104 e olympiade (3). Nous trouvâmes dans la maison d’Apollodore les agréments et les secours que nous devions attendre de ses richesses et de son crédit. Le lendemain de mon arrivée, je courus à l’académie ; j’aperçus Platon. J’allai à l’atelier du peintre Euphranor. J’étais dans cette espèce d’ivresse que causent au premier moment la présence des hommes célèbres, et le plaisir de les approcher. Je fixai ensuite mes regards sur la ville ; et pendant quelques jours j’en admirai les monuments, et j’en parcourus les dehors.
Athènes est comme divisée en trois parties, savoir, la citadelle construite sur un rocher ; la ville située autour de ce rocher ; les ports de Phalère, de Munychie et du Pirée. C’est sur le rocher de la citadelle que s’établirent les premiers habitants d’Athènes. C’est là que se trouvait l’ancienne ville : quoiqu’elle ne fût naturellement accessible que du côté du sud-ouest, elle était par-tout environnée de murs qui subsistent encore.
Le circuit de la nouvelle ville est de 60 stades (4). Les murs flanqués de tours, et élevés à la hâte du temps de Thémistocle, offrent de toutes parts des fragments de colonnes, et des débris d’architecture, mêlés confusément avec les matériaux informes qu’on avait employés à leur construction. De la ville partent deux longues murailles, dont l’une qui est de 35 stades (5), aboutit au port de Phalère ; et l’autre qui est de 40 stades (6), à celui du Pirée. Elles sont presque entièrement fermées à leur extrémité par une troisième, qui a 60 stades : et comme elles embrassent non seulement ces deux
ports, et celui de Munychie qui est au milieu, mais encore une foule de maisons, de temples et de monuments de toute espèce, on peut dire que l’enceinte totale de la ville est de près de 200 stades (7).
Au sud-ouest, et tout près de la citadelle, est le rocher de Museum, séparé par une petite vallée, d’une colline où l’aréopage tient ses séances. D’autres éminences concourent à rendre le sol de la ville extrêmement inégal. Elles donnent naissance à quelques foibles sources qui ne suffisent pas aux habitants. Ils suppléent à cette disette par des puits et des citernes, où l’eau acquiert une fraîcheur qu’ils recherchent avec soin.
Les rues en général n’ont point d’alignement. La plupart des maisons sont petites et peu commodes. Quelques-unes plus magnifiques, laissent à peine entrevoir leurs ornements à travers une cour, ou plutôt une avenue longue et étraite. Au dehors, tout respire la simplicité ; et les étrangers, au premier aspect, cherchent dans Athènes, cette ville si célèbre dans l’univers ; mais leur admiration s’accroît insensiblement, lorsqu’ils examinent à loisir ces temples, ces portiques, ces édifices publics que tous les arts se sont disputé la gloire d’embellir.
L’Ilissus et le Céphise serpentent autour de la ville ; et près de leurs bords, on a ménagé des promenades publiques. Plus loin, et à diverses distances, des collines couvertes d’oliviers, de lauriers ou de vignes, et appuyées sur de hautes montagnes, forment comme une enceinte autour de la plaine qui s’étend vers le midi jusqu’à la mer.
L’Attique est une espèce de presqu’île de forme triangulaire. Le côté qui regarde l’Argolide peut avoir en droite ligne 357 stades (8); celui qui borne la Béotie, 235 (9) ; celui qui est à l’opposite de l’Eubée, 406 (10) ; sa surface est de 53200 stades carrés (11) ; je n’y comprends pas celle de l’île de Salamine, qui n’est que de 2925 stades carrés (12).
Ce petit pays, partout entrecoupé de montagnes et de rochers, est très stérile de lui-même ; et ce n’est qu’à force de culture qu’il rend au laboureur le fruit de ses peines ; mais les lois, l’industrie, le commerce et l’extrême pureté de l’air y ont tellement favorisé la population, que l’Attique est aujourd’hui couverte de hameaux et de bourgs dont Athènes est la capitale.
On divise les habitants de l’Attique en trois classes. Dans la première sont les citoyens ; dans la seconde, les étrangers domiciliés ; dans la troisième, les esclaves.
On distingue deux sortes d’esclaves ; les uns Grecs d’origine ; les autres étrangers : les premiers en général sont ceux que le sort des armes a fait tomber entre les mains d’un vainqueur irrité d’une trop longue résistance ; les seconds viennent de Thrace, de Phrygie, de Carie (13), et des pays habités par les barbares. Les esclaves de tout âge, de tout sexe et de toute nation, sont un objet considérable de commerce dans toute la Grèce. Des négociants avides en transportent sans cesse d’un lieu dans un autre, les entassent comme de viles marchandises dans les places publiques ; et lorsqu’il se présente un acquéreur, ils les obligent de danser en rond, afin qu’on puisse juger de leurs forces et de leur agilité. Le prix qu’on en donne, varie suivant leurs talents. Les uns sont estimés 300 drachmes (14) ; les autres 600 (15) . Mais il en est qui coûtent bien davantage. Les Grecs qui tombent entre les mains des pirates, sont mis en vente dans des villes grecques, et perdent leur liberté, jusqu’à ce qu’ils soient en état de payer une forte rançon. Platon et Diogène éprouvèrent ce malheur ; les amis du premier donnèrent 3000 drachmes pour le racheter (16) ; le second resta dans les fers, et apprit aux fils de son maître à être vertueux et libres. Dans presque toute la Grèce le nombre des esclaves surpasse infiniment celui des citoyens Athéniens. Presque partout on s’épuise en efforts pour les tenir dans la dépendance. Lacédémone, qui croyait par la rigueur les forcer à l’obéissance, les a souvent poussés à la révolte. Athènes, qui voulait, par des voies plus douces, les rendre fidèles, les a rendu insolents.
On en compte environ quatre cent mille dans l’Attique. Ce sont eux qui cultivent les terres, font valoir les manufactures, explaitent les mines, travaillent aux carrières, et sont chargés dans les maisons de tous les détails du service : car la loi défend de nourrir des esclaves oisifs ; et ceux qui nés dans une condition servile, ne peuvent se livrer à des travaux pénibles, tâchent de se rendre utiles par l’adresse, les talents et la culture des arts. On voit des fabricants en employer plus de 50, dont ils tirent un profit considérable. Dans telle manufacture, un esclave rend de produit net 100 drachmes par an (17) ; dans telle autre, 120 drachmes (18). Il s’en est trouvé qui ont mérité leur liberté, en combattant pour la république, et d’autres fois en donnant à leur maître des preuves d’un zèle et d’un attachement qu’on cite encore pour exemples. Lorsqu’ils ne peuvent l’obtenir par leurs services, ils l’achètent par un pécule qu’il leur est permis d’acquérir, et dont ils se servent pour faire des présents à leurs maîtres, dans des occasions d’éclat ; par exemple, lorsqu’il naît un enfant dans la maison, ou lorsqu’il s’y fait un mariage. Quand ils manquent essentiellement à leurs devoirs, leurs maîtres peuvent les charger de fers, les condamner à tourner la meule du moulin, leur interdire le mariage, ou les séparer de leur femme ; mais on ne dait jamais attenter à leur vie : quand on les traite avec cruauté, on les force à déserter, ou du moins à chercher un asile dans le temple de Thésée. Dans ce dernier cas, ils demandent à passer au service d’un maître moins rigoureux, et parviennent quelquefois à se soustraire au joug d’un tyran qui abusait de leur faiblesse. C’est ainsi que les lois ont pourvu à leur sûreté ; mais quand ils sont intelligents, ou qu’ils ont des talents agréables, l’intérêt les sert mieux que les lois. Ils enrichissent leur maître ; ils s’enrichissent eux-mêmes en retenant une partie du salaire qu’ils reçoivent des uns et des autres. Ces profits multipliés les mettent en état de se procurer des protections, de vivre dans un luxe révoltant, et de joindre l’insolence des prétentions à la bassesse des sentiments.
Il est défendu, sous de très grandes peines, d’infliger des coups à l’esclave d’un autre, parce que toute violence est un crime contre l’état ; parce que les esclaves n’ayant presque rien qui les caractérise à l’extérieur (19), l’outrage, sans cette loi, pourrait tomber sur le citoyen, dont la personne doit être sacrée. Quand un esclave est affranchi, il ne passe pas dans la classe des citoyens, mais dans celle des domiciliés, qui tient à cette dernière par la liberté, et à celle des esclaves par le peu de considération dont elle jouit.
Les domiciliés, au nombre d’environ dix mille, sont des étrangers établis avec leurs familles dans l’Attique, la plupart exerçant des métiers, ou servant dans la marine, protégés par le gouvernement, sans y participer, libres et dépendans, utiles à la république qui les redoute, parce qu’elle redoute la liberté séparée de l’amour de la patrie, méprisés du peuple fier et jaloux des distinctions attachées à l’état de citoyen.
Ils doivent se choisir parmi les citoyens un patron qui réponde de leur conduite, et payer au trésor public un tribut annuel de 12 drachmes (20) les chefs de famille, et de 6 drachmes pour leurs enfants (21). Ils perdent leurs biens, quand ils ne remplissent pas le premier de ces engagements, et leur liberté, quand ils violent le second ; mais s’ils rendent des services signalés à l’état, ils obtiennent l’exemption du tribut.
Dans les cérémonies religieuses, des fonctions particulières les distinguent des citoyens. Les hommes doivent porter une partie des offrandes, et leurs femmes étendre des parasols sur les femmes libres ; ils sont enfin exposés aux insultes du peuple, et aux traits ignominieux qu’on lance contre eux sur la scène.
On a vu quelquefois la république en faire passer un très grand nombre dans la classe des citoyens, épuisée par de longues guerres. Mais si par des manoeuvres sourdes, ils se glissent dans cet ordre respectable, il est permis de les poursuivre en justice, et quelquefois même de les vendre comme esclaves.
Les affranchis, inscrits dans la même classe, sont sujets au même tribut, à la même dépendance, au même avilissement. Ceux qui sont nés dans la servitude, ne sauraient devenir citoyens ; et tout patron qui peut, en justice réglée, convaincre d’ingratitude à son égard l’esclave qu’il avait affranchi, est autorisé à le remettre sur le champ dans les fers, en lui disant : sois esclave, puisque tu ne sais pas être libre.
La condition des domiciliés commence à s’adoucir. Ils sont depuis quelque temps moins vexés, sans être plus satisfaits de leur sort ; parce qu’après avoir obtenu des égards, ils voudraient avoir des distinctions, et qu’il est difficile de n’être rien dans une ville où tant de gens sont quelque chose.
On est citoyen de naissance, lorsqu’on est issu d’un père et d’une mère qui le sont eux-mêmes ; et l’enfant d’un athénien qui épouse une étrangère, ne doit avoir d’autre état que celui de sa mère. Périclès fit cette loi dans un temps où il voyait autour de lui des enfans propres à perpétuer sa maison. Il la fit exécuter avec tant de rigueur, que près de 5000 hommes, exclus du rang de citoyens, furent vendus à l’encan. Il la viola, quand il ne lui resta plus qu’un fils, dont il avait déclaré la naissance illégitime.
Les Athéniens par adoption, jouïssent presque des mêmes droits que les Athéniens d’origine. Lorsque dans les commencements il fallut peupler l’Attique, on donna le titre de citoyen à tous ceux qui venaient s’y établir. Lorsqu’elle fut suffisamment peuplée, Solon ne l’accorda qu’à ceux qui s’y transportaient avec leur famille, ou qui, pour toujours exilés de leur pays, cherchaient ici un asile assuré. Dans la suite on le promit à ceux qui rendraient des services à l’état ; et comme rien n’est si honorable que d’exciter la reconnaissance d’une nation éclairée, dès que ce titre fut devenu le prix du bienfait, il devint l’objet de l’ambition des souverains, qui lui donnèrent un nouveau lustre en l’obtenant, et un plus grand encore, lorsqu’ils ne l’obtenaient pas. Refusé autrefois à Perdicas, roi de Macédoine, qui en était digne ; accordé depuis avec plus de facilité à évagoras, roi de Chypre, à Denys, roi de Syracuse, et à d’autres princes, il fut extrêmement recherché, tant que les Athéniens suivirent à la rigueur les lois faites pour empêcher qu’on ne le prodiguât : car il ne suffit pas qu’on sait adopté par un décret du peuple ; il faut que ce décret sait confirmé par une assemblée où six mille citoyens donnent secrètement leurs suffrages ; et cette double élection peut être attaquée par le moindre des Athéniens, devant un tribunal qui a le drait de réformer le jugement du peuple même.
Ces précautions trop négligées dans ces derniers temps, ont placé dans le rang des citoyens, des hommes qui en ont dégradé le titre, et dont l’exemple autorisera dans la suite des choix encore plus déshonorants.
On compte parmi les citoyens de l’Attique 20000 hommes en état de porter les armes.
Tous ceux qui se distinguent par leurs richesses, par leur naissance, par leurs vertus et par leur savoir, forment ici, comme presque par-tout ailleurs, la principale classe des citoyens, qu’on peut appeler la classe des notables.
On y comprend les gens riches, parce qu’ils supportent les charges de l’état ; les hommes vertueux et éclairés, parce qu’ils contribuent le plus à son maintien et à sa gloire. à l’égard de la naissance, on la respecte, parce qu’il est à présumer qu’elle transmet de père en fils des sentiments plus nobles, et un plus grand amour de la patrie.
On considère donc les familles qui prétendent descendre ou des dieux, ou des rois d’Athènes, ou des premiers héros de la Grèce, et encore plus celles dont les auteurs ont donné de grands exemples de vertus, rempli les premières places de la magistrature, gagné des batailles, et remporté des couronnes aux jeux publics. Quelques-uns font remonter leur origine jusqu’aux siècles les plus reculés. Depuis plus de mille ans la maison des eumolpides conserve le sacerdoce de Cérès éleusine, et celle des Étéobutades le sacerdoce de Minerve. D’autres n’ont pas de moindres prétentions ; et pour les faire valoir, ils fabriquent des généalogies qu’on n’a pas grand intérêt à détruire : car les notables ne font point un corps particulier ; ils ne jouissent d’aucun privilège, d’aucune préséance. Mais leur éducation leur donne des droits aux premières places, et l’opinion publique des facilités pour y parvenir. La ville d’Athènes contient, outre les esclaves, plus de 30000 habitants. 

CHAPITRE 7

Séance à l’Académie.

J’étais depuis quelques jours à Athènes ; j’avais déjà parcouru rapidement les singularités qu’elle renferme. Quand je fus plus tranquille, Apollodore, mon hôte, me proposa de retourner à l’Académie. Nous traversâmes un quartier de la ville, qu’on appelle le céramique ou les tuileries ; de là sortant par la porte Dipyle, nous nous trouvâmes dans des champs qu’on appelle aussi céramiques, et nous vîmes le long du chemin quantité de tombeaux ; car il n’est permis d’enterrer personne dans la ville. La plupart des citoyens ont leur sépulture dans leurs maisons de campagne, ou dans des quartiers qui leur sont assignés hors des murs. Le Céramique est réservé pour ceux qui ont péri dans les combats. Parmi ces tombeaux, on remarque ceux de Périclès et de quelques autres Athéniens qui ne sont pas morts les armes à la main, et à qui on a voulu décerner après leur trépas, les honneurs les plus distingués.
L’Académie n’est éloignée de la ville que de dix stades (22). C’est un grand emplacement qu’un citoyen d’Athènes, nommé Académus, avait autrefois possédé. On y vait maintenant un gymnase, et un jardin entouré de murs, orné de promenades couvertes et charmantes, embelli par des eaux qui coulent à l’ombre des platanes et de plusieurs autres espèces d’arbres. à l’entrée est l’autel de l’amour, et la statue de ce dieu ; dans l’intérieur, sont les autels de plusieurs autres divinités : non loin de là Platon a fixé sa résidence auprès d’un petit temple qu’il a consacré aux muses, et dans une portion de terrain qui lui appartient. Il vient tous les jours à l’Académie. Nous l’y trouvâmes au milieu de ses disciples ; et je me sentis pénétré du respect qu’inspire sa présence. Quoique âgé d’environ soixante-huit ans, il conservait encore de la fraîcheur : il avait reçu de la nature un corps robuste. Ses longs voyages altérèrent sa santé ; mais il l’avait rétablie par un régime austère ; et il ne lui restait d’autre incommodité qu’une habitude de mélancolie : habitude qui lui fut commune avec Socrate, Empédocle et d’autres hommes illustres. Il avait les traits réguliers, l’air sérieux, les yeux pleins de douceur, le front ouvert et dépouillé de cheveux, la paitrine large, les épaules hautes, beaucoup de dignité dans le maintien, de gravité dans la démarche, et de modestie dans l’extérieur.
Il me reçut avec autant de politesse que de simplicité, et me fit un si bel éloge du philosophe Anacharsis dont je descends, que je rougissois de porter le même nom. Il s’exprimait avec lenteur ; mais les grâces et la persuasion semblaient couler de ses lèvres. Comme je le connus plus particulièrement dans la suite, son nom paraîtra souvent dans ma relation. Je vais seulement ajouter ici quelques détails que m’apprit alors Apollodore.
La mère de Platon, me dit-il, était de la même famille que Solon, notre législateur ; et son père rapportait son origine à Codrus, le dernier de nos rois, mort il y a environ 700 ans. Dans sa jeunesse, la peinture, la musique, les différents exercices du gymnase remplirent tous ses moments. Comme il était né avec une imagination forte et brillante, il fit des dithyrambes, s’exerça dans le genre épique, compara ses vers à ceux d’Homère, et les brûla (23). Il crut que le théâtre pourrait le dédommager de ce sacrifice : il composa quelques tragédies ; et pendant que les acteurs se préparaient à les représenter, il connut Socrate, supprima ses pièces, et se dévoua tout entier à la philosophie.
Il sentit alors un violent besoin d’être utile aux hommes. La guerre du Péloponnèse avait détruit les bons principes, et corrompu les moeurs. La gloire de les rétablir excita son ambition. Tourmenté jour et nuit de cette grande idée, il attendait avec impatience le moment où, revêtu des magistratures, il serait en état de déployer son zèle et ses talents ; mais les secousses qu’essuya la république dans les dernières années de la guerre, ces fréquentes révolutions qui en peu de temps présentèrent la tyrannie sous des formes toujours plus effrayantes, la mort de Socrate son maître et son ami, les réflexions que tant d’événements produisirent dans son esprit, le convainquirent bientôt que tous les gouvernements sont attaqués par des maladies incurables, que les affaires des mortels sont, pour ainsi dire, désespérées, et qu’ils ne seront heureux, que lorsque la philosophie se chargera du soin de les conduire. Ainsi, renonçant à son projet, il résolut d’augmenter ses connaissances, et de les consacrer à notre instruction. Dans cette vue il se rendit à Mégare, en Italie, à Cyrène, en Égypte, par-tout où l’esprit humain avait fait des progrès. Il avait environ 40 ans quand il fit le voyage de Sicile pour voir l’Etna. Denys, tyran de Syracuse, désira de l’entretenir. La conversation roula sur le bonheur, sur la justice, sur la véritable grandeur. Platon ayant soutenu que rien n’est si lâche et si malheureux qu’un prince injuste, Denys en colère lui dit : « Vous parlez comme un radoteur. - Et vous comme un tyran, répondit Platon. »
Cette réponse pensa lui coûter la vie. Denys ne lui permit de s’embarquer sur une galère qui retournait en Grèce, qu’aprés avoir exigé du commandant qu’il le jetterait à la mer, ou qu’il s’en déferait comme d’un vil esclave. Il fut vendu, racheté et ramené dans sa patrie. Quelque temps après, le roi de Syracuse, incapable de remords, mais jaloux de l’estime des grecs, lui écrivit ; et l’ayant prié de l’épargner dans ses discours, il n’en reçut que cette réponse méprisante : « Je n’ai pas assez de loisir pour me souvenir de Denys. »
A son retour Platon se fit un genre de vie dont il ne s’est plus écarté. Il a continué de s’abstenir des affaires publiques, parce que, suivant lui, nous ne pouvons plus être conduits au bien, ni par la persuasion, ni par la force ; mais il a recueilli les lumières éparses dans les contrées qu’il avait parcourues ; et conciliant, autant qu’il est possible, les opinions des philosophes qui l’avaient précédé, il en composa un système qu’il développa dans ses écrits et dans ses conférences. Ses ouvrages sont en forme de dialogue. Socrate en est le principal interlocuteur ; et l’on prétend qu’à la faveur de ce nom, il accrédite les idées qu’il a conçues ou adoptées.
Son mérite lui a fait des ennemis ; il s’en est attiré lui-même en versant dans ses écrits une ironie piquante contre plusieurs auteurs célèbres. Il est vrai qu’il la met sur le compte de Socrate ; mais l’adresse avec laquelle il la manie, et différents traits qu’on pourrait citer de lui, prouvent qu’il avait, du moins dans sa jeunesse, assez de penchant à la satire. Cependant ses ennemis ne troublent point le repos qu’entretiennent dans son coeur ses succès ou ses vertus. Il a des vertus en effet ; les unes qu’il a reçues de la nature ; d’autres qu’il a eu la force d’acquérir. Il était né violent ; il est à présent le plus doux et le plus patient des hommes. L’amour de la gloire ou de la célébrité me paroît être sa première, ou plutôt son unique passion. Je pense qu’il éprouve cette jalousie dont il est si souvent l’objet. Difficile et réservé pour ceux qui courent la même carrière que lui, ouvert et facile pour ceux qu’il y conduit lui-même, il a toujours vécu avec les autres disciples de Socrate, dans la contrainte ou l’inimitié ; avec ses propres disciples, dans la confiance et la familiarité, sans cesse attentif à leurs progrès ainsi qu’à leurs besoins, dirigeant sans faiblesse et sans rigidité leurs penchans vers des objets honnêtes, et les corrigeant par ses exemples plutôt que par ses leçons. De leur côté ses disciples poussent le respect jusqu’à l’hommage, et l’admiration jusqu’au fanatisme. Vous en verrez même qui affectent de tenir les épaules hautes et arrondies, pour avoir quelque ressemblance avec lui. C’est ainsi qu’en Éthiopie, lorsque le souverain a quelque défaut de conformation, les courtisans prennent le parti de s’estropier, pour lui ressembler. Voilà les principaux traits de sa vie et de son caractère. Vous serez dans la suite en état de juger de sa doctrine, de son éloquence et de ses écarts.
Apollodore en finissant, s’apperçut que je regardais avec surprise une assez jolie femme qui s’était glissée parmi les disciples de Platon. Il me dit : elle s’appelle Lasthénie ; c’est une courtisane de Mantinée en Arcadie. L’amour de la philosophie l’a conduite en ces lieux ; et l’on soupçonne qu’elle y est retenue par l’amour de Speusippe, neveu de Platon, qui est assis auprès d’elle. Il me fit remarquer en même temps une jeune fille d’Arcadie, qui s’appelait Axiothée, et qui, après avoir lu un dialogue de Platon, avait tout quitté, jusqu’aux habillements de son sexe, pour venir entendre les leçons de ce philosophe. Il me cita d’autres femmes qui, à la faveur d’un pareil déguisement, avaient donné le même exemple.
Je lui demandai ensuite : quel est ce jeune homme maigre et sec que je vois auprès de Platon ; qui grasseye, et qui a les yeux petits et pleins de feu ? C’est, me dit-il, Aristote de Stagire, fils de Nicomaque, le médecin et l’ami d’Amyntas, roi de Macédoine. Nicomaque laissa une fortune assez considérable à son fils qui vint, il y a environ cinq ans, s’établir parmi nous. Il pouvait avoir alors 17 à 18 ans. Je ne connois personne qui ait autant d’esprit et d’application. Platon le distingue de ses autres disciples, et ne lui reproche que d’être trop recherché dans ses habits.
Celui que vous voyez auprès d’Aristote, continua Apollodore, est Xénocrate de Chalcédoine. C’est un esprit lent et sans aménité. Platon l’exhorte souvent à sacrifier aux grâces. Il dit de lui et d’Aristote, que l’un a besoin de frein, et l’autre d’éperon. Un jour on vint dire à Platon que Xénocrate avait mal parlé de lui. Je ne le crois pas, répondit-il. On insista ; il ne céda point : on offrit des preuves. « Non, répliqua-t-il ; il est impossible que je ne sois pas aimé de quelqu’un que j’aime si tendrement. » Comment nommez-vous, dis-je alors, cet autre jeune homme qui paraît être d’une santé si délicate, et qui remue les épaules par intervalles ? C’est Démosthène, me dit Apollodore. Il est né dans une condition honnête. Son père qu’il perdit à l’âge de 7 ans, occupait une assez grande quantité d’esclaves à forger des épées, et à faire des meubles de différentes sortes. Il vient de gagner un procès contre ses tuteurs qui voulaient le frustrer d’une partie de son bien : il a plaidé lui-même sa cause, quoiqu’il ait à peine 17 ans. Ses camarades, sans doute jaloux du succès, lui donnent aujourd’hui le nom de serpent, et lui prodiguent d’autres épithètes déshonorantes, qu’il paroît s’attirer par la dureté qui perce dans son caractère. Il veut se consacrer au barreau ; et dans ce dessein, il fréquente l’école d’Isée, plutôt que celle d’Isocrate, parce que l’éloquence du premier lui paraît plus nerveuse que celle du second. La nature lui a donné une voix foible, une respiration embarrassée, une prononciation désagréable ; mais elle l’a doué d’un de ces caractères fermes qui s’irritent par les obstacles. S’il vient dans ce lieu, c’est pour y puiser à la fois des principes de philosophie, et des leçons d’éloquence.
Le même motif attire les trois élèves que vous voyez auprès de Démosthène. L’un s’appelle Eschine ; c’est ce jeune homme si brillant de santé : né dans une condition obscure, il exerça dans son enfance des fonctions assez viles ; et comme sa voix est belle et sonore, on le fit ensuite monter sur le théâtre, où cependant il ne joua que des rôles subalternes. Il a des grâces dans l’esprit, et cultive la poésie avec quelque succès. Le second s’appelle Hypéride, et le troisième Lycurgue. Ce dernier appartient à l’une des plus anciennes familles de la république.
Tous ceux qu’Apollodore venait de nommer, se sont distingués dans la suite, les uns par leur éloquence, les autres par leur conduite, presque tous par une haîne constante pour la servitude.
J’y vis aussi plusieurs étrangers, qui s’empressaient d’écouter les maximes de Platon sur la justice et sur la liberté ; mais qui, de retour chez eux, après avoir montré des vertus, voulurent asservir leur patrie, ou l’asservirent en effet : tyrans d’autant plus dangereux, qu’on les avait élevés dans la haîne de la tyrannie.
Quelquefois Platon lisait ses ouvrages à ses disciples ; d’autres fois il leur proposait une question, leur donnait le temps de la méditer, et les accoutumait à définir avec exactitude les idées qu’ils attachaient aux mots. C’était communément dans les allées de l’Académie, qu’il donnait ses leçons ; car il regardait la promenade comme plus utile à la santé, que les exercices violents du gymnase. Ses anciens disciples, ses amis, ses ennemis même venaient souvent l’entendre, et d’autres y venaient attirés par la beauté du lieu.
J’y vis arriver un homme âgé d’environ 45 ans. Il était sans souliers, sans tunique, avec une longue barbe, un bâton à la main, une besace sur l’épaule, et un manteau, sous lequel il tenait un coq en vie et sans plumes. Il le jeta au milieu de l’assemblée, en disant : « Voilà l’homme de Platon. » Il disparut aussitôt. Platon sourit. Ses disciples murmurèrent. Apollodore me dit : Platon avait défini l’homme, un animal à deux pieds sans plumes ; Diogène a voulu montrer que sa définition n’est pas exacte. J’avais pris cet inconnu, lui dis-je, pour un de ces mendiants importuns qu’on ne trouve que parmi les nations riches et policées. Il mendie en effet quelquefois, me répondit-il ; mais ce n’est pas toujours par besoin. Comme ma surprise augmentait, il me dit : allons nous asseoir sous ce platane ; je vous raconterai son histoire en peu de mots, et je vous ferai connaître quelques Athéniens célèbres que je vois dans les allées voisines. Nous nous assîmes en face d’une tour qui porte le nom de Timon le misanthrope, et d’une colline couverte de verdure et de maisons, qui s’appelle Colone. Vers le temps que Platon ouvrait son école à l’Académie, reprit Apollodore, Antisthène, autre disciple de Socrate, établissait la sienne sur une colline placée de l’autre côté de la ville. Ce philosophe cherchait, dans sa jeunesse, à se parer des dehors d’une vertu sévère ; et ses intentions n’échappèrent point à Socrate, qui lui dit un jour : Antisthène, j’aperçois votre vanité à travers les trous de votre manteau. Instruit par son maître que le bonheur consiste dans la vertu, il fit consister la vertu dans le mépris des richesses et de la volupté ; et pour accréditer ses maximes, il parut en public, un bâton à la main, une besace sur les épaules, comme un de ces infortunés qui exposent leur misère aux passants. La singularité de ce spectacle lui attira des disciples, que son éloquence fixa pendant quelque temps auprès de lui. Mais les austérités qu’il leur prescrivait, les éloignèrent insensiblement ; et cette désertion lui donna tant de dégoût, qu’il ferma son école. Diogène parut alors dans cette ville. Il avait été banni de Sinope sa patrie, avec son père accusé d’avoir altéré la monnaie. Après beaucoup de résistance, Antisthène lui communiqua ses principes, et Diogène ne tarda pas à les étendre. Antisthène cherchait à corriger les passions, Diogène voulut les détruire. Le sage, pour être heureux, devait, selon lui, se rendre indépendant de la fortune, des hommes, et de lui-même ; de la fortune, en bravant ses faveurs et ses caprices ; des hommes, en secouant les préjugés, les usages, et jusqu’aux lois, quand elles n’étaient pas conformes à ses lumières ; de lui-même, en travaillant à endurcir son corps contre les rigueurs des saisons, et son âme contre l’attrait des plaisirs. Il dit quelquefois : « Je suis pauvre, errant, sans patrie, sans asile, obligé de vivre au jour la journée ; mais j’oppose le courage à la fortune, la nature aux lois, la raison aux passions. » De ces principes, dont les différentes conséquences peuvent conduire à la plus haute perfection, ou aux plus grands désordres (24), résulte le mépris des richesses, des honneurs, de la gloire, de la distinction des états, des bienséances de la société, des arts, des sciences, et de tous les agréments de la vie. L’homme dont Diogène s’est formé le modèle, et qu’il cherche quelquefois une lanterne à la main, cet homme étranger à tout ce qui l’environne, inaccessible à tout ce qui flatte les sens, qui se dit citoyen de l’univers, et qui ne le saurait être de sa patrie ; cet homme serait aussi malheureux qu’inutile dans les sociétés policées, et n’a pas même existé avant leur naissance. Diogène a cru en appercevoir une faible esquisse parmi les spartiates. « Je n’ai vu, dit-il, des hommes nulle part ; mais j’ai vu des enfants à Lacédémone. »
Pour retracer en lui-même l’homme dont il a conçu l’idée, il s’est soumis aux plus rudes épreuves, et s’est affranchi des plus légères contraintes. Vous le verrez lutter contre la faim, l’apaiser avec les aliments les plus grossiers, la contrarier dans les repas où règne l’abondance, tendre quelquefois la main aux passants, pendant la nuit s’enfermer dans un tonneau, s’exposer aux injures de l’air sous le portique d’un temple, se rouler en été sur le sable brûlant, marcher en hiver pieds nus dans la neige, satisfaire à tous ses besoins en public et dans les lieux fréquentés par la lie du peuple, affronter et supporter avec courage le ridicule, l’insulte et l’injustice, choquer les usages établis jusque dans les choses les plus indifférentes, et donner tous les jours des scènes, qui, en excitant le mépris des gens sensés, ne dévoilent que trop à leurs yeux les motifs secrets qui l’animent. Je le vis un jour, pendant une forte gelée, embrasser à demi nu une statue de bronze. Un Lacédémonien lui demanda s’il souffrait. - Non, dit le philosophe. - Quel mérite avez-vous donc, répliqua le Lacédémonien ?
Diogène a de la profondeur dans l’esprit, de la fermeté dans l’ame, de la gaîté dans le caractère. Il expose ses principes avec tant de clarté, et les développe avec tant de force, qu’on a vu des étrangers l’écouter, et sur le champ abandonner tout pour le suivre. Comme il se crait appelé à réformer les hommes, il n’a pour eux aucune espèce de ménagement. Son systême le porte à déclamer contre les vices et les abus ; son caractère, à poursuivre sans pitié ceux qui les perpétuent. Il lance à tous moments sur eux les traits de la satire, et ceux de l’ironie mille fois plus redoutables. La liberté qui règne dans ses discours, le rend agréable au peuple. On l’admet dans la bonne compagnie dont il modère l’ennui par des réparties promptes, quelquefois heureuses, et toujours fréquentes, parce qu’il ne se refuse rien. Les jeunes gens le recherchent pour faire assaut de plaisanteries avec lui, et se vengent de sa supériorité par des outrages, qu’il supporte avec une tranquillité qui les humilie. Je l’ai vu souvent leur reprocher des expressions et des actions qui faisaient rougir la pudeur ; et je ne crois pas que lui-même se sait livré aux excès dont ses ennemis l’accusent. Son indécence est dans les manières plutôt que dans les moeurs. De grands talents, de grandes vertus, de grands efforts n’en feront qu’un homme singulier ; et je souscrirai toujours au jugement de Platon, qui a dit de lui : « C’est Socrate en délire. »
Dans ce moment nous vîmes passer un homme qui se promenait lentement auprès de nous. Il paraissait âgé d’environ 40 ans. Il avait l’air triste et soucieux, la main dans son manteau. Quoique son extérieur fût très simple, Apollodore s’empressa de l’aborder avec un respect mêlé d’admiration et de sentiment ; et revenant s’asseoir auprès de moi : c’est Phocion, me dit-il, et ce nom dait à jamais réveiller dans votre esprit l’idée de la probité même. Sa naissance est obscure ; mais son ame est infiniment élevée. Il fréquenta de bonne heure l’Académie : il y puisa les principes sublimes qui depuis ont dirigé sa conduite, principes gravés dans son coeur, et aussi invariables que la justice et la vérité dont ils émanent.
Au sortir de l’Académie, il servit sous Chabrias, il modérait l’impétuosité, et qui lui dut en grande partie la victoire de Naxos. D’autres occasions ont manifesté ses talents pour la guerre. Pendant la paix il cultive un petit champ, qui suffirait à peine aux besoins de l’homme le plus modéré dans ses désirs, et qui procure à Phocion un superflu, dont il soulage les besoins des autres. Il y vit avec une épouse digne de son amour, parce qu’elle l’est de son estime ; il y vit content de son sort, n’attachant à sa pauvreté ni honte, ni vanité ; ne briguant point les emplois, les acceptant pour en remplir les devoirs. Vous ne le verrez jamais ni rire ni pleurer, quoiqu’il sait heureux et sensible ; c’est que son ame est plus forte que la joie et la douleur. Ne soyez point effrayé du nuage sombre dont ses yeux paraissent obscurcis. Phocion est facile, humain, indulgent pour nos faiblesses. Il n’est amer et sévère que pour ceux qui corrompent les moeurs par leurs exemples, ou qui perdent l’état par leurs conseils.
Je suis bien aise que le hasard ait rapproché sous vos yeux Diogène et Phocion. En les comparant, vous trouverez que le premier ne fait pas un sacrifice à la philosophie, sans le pousser trop loin et sans en avertir le public, tandis que le second ne montre ni ne cache ses vertus. J’irai plus loin, et je dirai qu’on peut juger, au premier coup-d’oeil, lequel de ces deux hommes est le vrai philosophe. Le manteau de Phocion est aussi grossier que celui de Diogène ; mais le manteau de Diogène est déchiré, et celui de Phocion ne l’est pas.
Après Phocion venaient deux Athéniens, dont l’un se faisait remarquer par une taille majestueuse et une figure imposante. Apollodore me dit : il est fils d’un cordonnier, et gendre de Cotys, roi de Thrace. Il s’appelle Iphicrate. L’autre est fils de Conon, qui fut un des plus grands hommes de ce siècle, et s’appelle Timothée.
Tous deux placés à la tête de nos armées ont maintenu pendant une longue suite d’années la gloire de la république ; tous deux ont su joindre les lumières aux talents, les réflexions à l’expérience, la ruse au courage. Iphicrate se distingua surtout par l’exacte discipline qu’il introduisit parmi nos troupes, par la prudence qui dirigeait ses entreprises, par une défiance scrupuleuse qui le tenait toujours en garde contre l’ennemi. Il dut beaucoup à sa réputation ; aussi disait-il en marchant contre les barbares : « Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’ils n’aient pas entendu parler d’Iphicrate. » Timothée est plus actif, plus patient, moins habile peut-être à former des projets, mais plus constant et plus ferme quand il s’agit de l’exécution. Ses ennemis, pour ne pas reconnaître son mérite, l’accusèrent d’être heureux. Ils le firent représenter endormi sous une tente, la fortune planant au-dessus de sa tête, et rassemblant auprès de lui des villes prises dans un filet. Timothée vit le tableau, et dit plaisamment : « Que ne
ferais-je donc si j’étais éveillé ! »
Iphicrate a fait des changements utiles dans les armes de l’infanterie ; Timothée a souvent enrichi le trésor épuisé, des dépouilles enlevées à l’ennemi ; il est vrai qu’en même temps il s’est enrichi lui-même. Le premier a rétabli des souverains sur leurs trônes ; le second a forcé les Lacédémoniens à nous céder l’empire de la mer. Ils ont tous deux le talent de la parole. L’éloquence d’Iphicrate est pompeuse et vaine ; celle de Timothée plus simple et plus persuasive. Nous leur avons élevé des statues, et nous les bannirons peut-être un jour. 

CHAPITRE 8

Lycée. Gymnases. Isocrate. Palestres. Funérailles des Athéniens.

Un autre jour, au moment qu’Apollodore entrait chez moi pour me proposer une promenade au lycée, je courus à lui, en m’écriant : le connoissez-vous ? - Qui ? -Isocrate. Je viens de lire un de ses discours ; j’en suis transporté. Vit-il encore ? Où est-il ? Que fait-il ? - Il est ici, répondit Apollodore. Il professe l’éloquence. C’est un homme célèbre ; je le connois. - Je veux le voir aujourd’hui, ce matin, dans l’instant même. - Nous irons chez lui en revenant du Lycée.
Nous passâmes par le quartier des marais ; et sortant par la porte d’Égée, nous suivîmes un sentier le long de l’Ilissus, torrent impétueux, ou ruisseau paisible, qui, suivant la différence des saisons, se précipite ou se traîne au pied d’une colline par où finit le mont Hymette. Ses bords sont agréables ; ses eaux communément pures et limpides. Nous vîmes aux environs un autel dédié aux muses ; l’endroit où l’on prétend que Borée enleva la belle Orithye, fille du roi Érechthée ; le temple de Cérès, où l’on célèbre les petits mystères ; et celui de Diane, où l’on sacrifie tous les ans une grande quantité de chèvres en l’honneur de la déesse. Avant le combat de Marathon, les Athéniens lui en promirent autant qu’ils trouveraient de perses étendus sur le champ de bataille. Ils s’aperçurent, après la victoire, que l’exécution d’un voeu si indiscret épuiserait bientôt les troupeaux de l’Attique. On borna le nombre des victimes à cinq cents, et la déesse voulut bien s’en contenter.
Pendant qu’on me faisait ces récits, nous vîmes sur la colline des paysans qui couraient en frappant sur des vases d’airain, pour attirer un essaim d’abeilles qui venaient de s’échapper d’une ruche. Ces insectes se plaisent infiniment sur le mont Hymette, qu’ils ont rempli de leurs colonies, et qui est presque partout couvert de serpolet et d’herbes odoriférantes. Mais c’est surtout dans le thym excellent qu’il produit, qu’ils puisent ces sucs précieux dont ils composent un miel estimé dans toute la Grèce. Il est d’un blanc tirant sur le jaune ; il noircit quand on le garde longtemps, et conserve toujours sa fluidité. Les Athéniens en font tous les ans une récolte abondante ; et l’on peut juger du prix qu’ils y attachent, par l’usage où sont les Grecs d’employer le miel dans la pâtisserie, ainsi que dans les ragoûts. On prétend qu’il prolonge la vie, et qu’il est principalement utile aux vieillards. J’ai vu même plusieurs disciples de Pythagore conserver leur santé, en prenant un peu de miel pour toute nourriture.
Après avoir repassé l’Ilissus, nous nous trouvâmes dans un chemin où l’on s’exerce à la course, et qui nous conduisit au Lycée.
Les Athéniens ont trois gymnases destinés à l’institution de la jeunesse ; celui du Lycée, celui du Cynosarge, situé sur une colline de ce nom, et celui de l’académie. Tous trois ont été construits hors des murs de la ville, aux frais du gouvernement. On ne recevait autrefois dans le second que des enfants illégitimes.
Ce sont de vastes édifices entourés de jardins et d’un bois sacré. On entre d’abord dans une cour de forme carrée, et dont le pourtour est de 2 stades (25). Elle est environnée de portiques et de bâtiments. Sur trois de ses côtés sont des salles spacieuses, et garnies de siéges, où les philosophes, les rhéteurs et les sophistes rassemblent leurs disciples. Sur le quatrième on trouve des pièces pour les bains et les autres usages du gymnase. Le portique exposé au midi est double, afin qu’en hiver la pluie agitée par le vent ne puisse pénétrer dans sa partie intérieure.
De cette cour on passe dans une enceinte également carrée. Quelques platanes en ombragent le milieu. Sur trois des côtés règnent des portiques. Celui qui regarde le nord, est à double rang de colonnes, pour garantir du soleil ceux qui s’y promènent en
été. Le portique opposé s’appelle xyste. Dans la longueur du terrain qu’il occupe, on a ménagé au milieu une espèce de chemin creux, d’environ 12 pieds de largeur, sur près de 2 pieds de profondeur. C’est là qu’à l’abri des injures du temps, séparés des spectateurs qui se tiennent sur les plate-bandes latérales, les jeunes élèves s’exercent à la lutte. Au-delà du xyste, est un stade pour la course à pied.
Un magistrat, sous le nom de gymnasiarque, préside aux différents gymnases d’Athènes. Sa charge est annuelle, et lui est conférée par l’assemblée générale de la nation. Il est obligé de fournir l’huile qu’emploient les athlètes pour donner plus de souplesse à leurs membres. Il a sous lui, dans chaque gymnase, plusieurs officiers, tels que le gymnaste, le paedotribe, et d’autres encore dont les uns entretiennent le bon ordre parmi les élèves, et les autres les dressent à différents exercices. On y distingue surtout dix sophronistes, nommés par les dix tribus, et chargés de veiller plus spécialement sur les moeurs. Il faut que tous ces officiers soient approuvés par l’aréopage. Comme la confiance et la sureté doivent régner dans le gymnase, ainsi que dans tous les lieux où l’on s’assemble en grand nombre, les vols qui s’y commettent sont punis de mort, lorsqu’ils excèdent la valeur de dix drachmes (26). Comme les gymnases doivent être l’asyle de l’innocence et de la pudeur, Solon en avait interdit l’entrée au public, pendant que les élèves, célébrant une fête en l’honneur de Mercure, étaient moins surveillés par leurs instituteurs ; mais ce règlement n’est plus observé. Les exercices qu’on y pratique sont ordonnés par les lois, soumis à des règles, animés par les éloges des maîtres, et plus encore par l’émulation qui subsiste entre les disciples. Toute la Grèce les regarde comme la partie la plus essentielle de l’éducation, parce qu’ils rendent un homme agile, robuste, capable de supporter les travaux de la guerre, et les loisirs de la paix. Considérés par rapport à la santé, les médecins les ordonnent avec succès. Relativement à l’art militaire, on ne peut en donner une plus haute idée, qu’en citant l’exemple des Lacédémoniens. Ils leur durent autrefois les victoires qui les firent redouter des autres peuples ; et, dans ces derniers temps, il a fallu pour les vaincre, les égaler dans la gymnastique.
Mais si les avantages de cet art sont extrêmes, les abus ne le sont pas moins. La médecine et la philosophie condamnent de concert ces exercices, lorsqu’ils épuisent le corps, ou qu’ils donnent à l’âme plus de férocité que de courage.
On a successivement augmenté et décoré le gymnase du Lycée. Ses murs sont enrichis de peintures. Apollon est la divinité tutélaire du lieu ; on voit à l’entrée sa statue. Les jardins ornés de belles allées, furent renouvelés dans les dernières années de mon séjour en Grèce. Des siéges placés sous les arbres, invitent à s’y reposer. Après avoir assisté aux exercices des jeunes gens, et passé quelques moments dans des salles où l’on agitait des questions tour-à-tour importantes et frivoles, nous prîmes le chemin qui conduit du Lycée à l’Académie, le long des murs de la ville.
Nous avions à peine fait quelques pas, que nous trouvâmes un vieillard vénérable, qu’Apollodore me parut bien aise de voir. Après les premiers compliments, il lui demanda où il allait. Le vieillard répondit d’une voix grêle : je vais dîner chez Platon avec Éphore et Théopompe, qui m’attendent à la porte Dipyle. - C’est justement notre chemin, reprit Apollodore ; nous aurons le plaisir de vous accompagner. Mais, dites-moi, vous aimez donc toujours Platon ? - Autant que je me flatte d’en être aimé. Notre liaison formée dès notre enfance, ne s’est point altérée depuis. Il s’en est souvenu dans un de ses dialogues, où Socrate qu’il introduit comme interlocuteur, parle de moi en termes très honorables. - Cet hommage vous était dû. On se souvient qu’à la mort de Socrate, pendant que ses disciples effrayés prenaient la fuite, vous osâtes paraître en habit de deuil dans les rues d’Athènes. Vous aviez donné, quelques années auparavant, un autre exemple de fermeté. Quand Théramène, proscrit par les 30 tyrans en plein sénat, se réfugia auprès de l’autel, vous vous levâtes pour prendre sa défense ; et ne fallut-il pas que lui-même vous priât de lui épargner la douleur de vous voir mourir avec lui ? Le vieillard me parut ravi de cet éloge. J’étais impatient de savoir son nom. Apollodore se faisait un plaisir de me le cacher. Fils de Théodore, lui dit-il, n’êtes-vous pas de même âge que Platon ? - J’ai six à sept ans de plus que lui ; il ne doit être que dans sa 68 e année. - Vous paraissez vous bien porter. - A merveille ; je suis sain de corps et d’esprit, autant qu’il est possible de l’être. - On dit que vous êtes fort riche ? -J’ai acquis par mes veilles de quoi satisfaire les desirs d’un homme sage. Mon père avait une fabrique d’instruments de musique. Il fut ruiné dans la guerre du Péloponnèse ; et ne m’ayant laissé pour héritage qu’une excellente éducation, je fus obligé de vivre de mon talent, et de mettre à profit les leçons que j’avais reçues de Gorgias, de Prodicus, et des plus habiles orateurs de la Grèce. Je fis des plaidoyers pour ceux qui n’étaient pas en état de défendre eux-mêmes leurs causes. Un discours que j’adressai à Nicoclès, roi de Chypre, m’attira de sa part une gratification de 20 talents (27). J’ouvris des cours publics d’éloquence. Le nombre de mes disciples ayant augmenté de jour en jour, j’ai recueilli le fruit d’un travail qui a rempli tous les moments de ma vie. -Convenez pourtant que, malgré la sévérité de vos moeurs, vous en avez consacré quelques-uns aux plaisirs. Vous eûtes autrefois la belle Métanire ; dans un âge plus avancé, vous retirâtes chez vous une courtisane non moins aimable. On disait alors que vous saviez allier les maximes de la philosophie avec les raffinements de la volupté, et l’on parlait de ce lit somptueux que vous aviez fait dresser, et de ces oreillers qui exhalaient une odeur si délicieuse. Le vieillard convenait de ces faits en riant.
Apollodore continuait : vous avez une famille aimable, une bonne santé, une fortune aisée, des disciples sans nombre, un nom que vous avez rendu célèbre, et des vertus qui vous placent parmi les plus honnêtes citoyens de cette ville. Avec tant d’avantages vous devez être le plus heureux des Athéniens. - Hélas ! Répondit le vieillard, je suis peut-être le plus malheureux des hommes. J’avais attaché mon bonheur à la considération ; mais, comme d’un côté l’on ne peut être considéré dans une démocratie, qu’en se mêlant des affaires publiques, et que d’un autre côté la nature ne m’a donné qu’une voix faible, et une excessive timidité, il est arrivé que très capable de discerner les vrais intérêts de l’état, incapable de les défendre dans l’assemblée générale, j’ai toujours été violemment tourmenté de l’ambition et de l’impossibilité d’être utile, ou, si vous voulez, d’obtenir du crédit. Les Athéniens recoivent gratuitement chez moi des leçons d’éloquence ; les étrangers, pour le prix de mille drachmes (28). J’en donnerais dix mille à celui qui me procurerait de la hardiesse avec un organe sonore. - Vous avez réparé les torts de la nature ; vous instruisez par vos écrits ce public à qui vous ne pouvez adresser la parole, et qui ne saurait vous refuser son estime. - Eh ! Que me fait l’estime des autres, si je ne puis pas y joindre la mienne ? Je pousse quelquefois jusqu’au mépris la faible idée que j’ai de mes talents. Quel fruit en ai-je retiré ? Ai-je jamais obtenu les emplois, les magistratures, les distinctions que je vois tous les jours accorder à ces vils orateurs qui trahissent l’état ? Quoique mon panégyrique d’Athènes ait fait rougir ceux qui précédemment avaient traité le même sujet, et découragé ceux qui voudraient le traiter aujourd’hui, j’ai toujours parlé de mes succès avec modestie, ou plutôt avec humilité. J’ai des intentions pures ; je n’ai jamais, par des écrits ou par des accusations, fait tort à personne ; et j’ai des ennemis ! - Eh ! Ne devez-vous pas racheter votre mérite par quelques chagrins ? Vos ennemis sont plus à plaindre que vous. Une voix importune les avertit sans cesse que vous comptez parmi vos disciples, des rois, des généraux, des hommes d’état, des historiens, des écrivains dans tous les genres ; que de temps en temps il sort de votre école des colonies d’hommes éclairés, qui vont au loin répandre votre doctrine ; que vous gouvernez la Grèce par vos élèves ; et, pour me servir de votre expression, que vous êtes la pierre qui aiguise l’instrument. - Oui ; mais cette pierre ne coupe pas. - Du moins, ajoutait Apollodore, l’envie ne saurait se dissimuler que vous avez hâté les progrès de l’art oratoire. - Et c’est ce mérite qu’on veut aussi m’enlever. Tous les jours des sophistes audacieux, des instituteurs ingrats, puisant dans mes écrits les préceptes et les exemples, les distribuent à leurs écoliers, et n’en sont que plus ardents à me déchirer. Ils s’exercent sur les sujets que j’ai traités ; ils assemblent leurs partisans autour d’eux, et comparent leurs discours aux miens, qu’ils ont eu la précaution d’altérer, et qu’ils ont la bassesse de défigurer en les lisant. Un tel acharnement me pénètre de douleur. Mais j’aperçois Éphore et Théopompe. Je vais les mener chez Platon, et je prends congé de vous.
Dès qu’il fut parti, je me tournai bien vite vers Apollodore. Quel est donc, lui dis-je, ce vieillard si modeste avec tant d’amour-propre, et si malheureux avec tant de bonheur ? C’est, me dit-il, Isocrate, chez qui nous devions passer à notre retour. Je l’ai engagé, par mes questions, à vous tracer les principaux traits de sa vie et de son caractère. Vous avez vu qu’il montra deux fois du courage dans sa jeunesse. Cet effort épuisa sans doute la vigueur de son âme ; car il a passé le reste de ses jours dans la crainte et dans le chagrin. L’aspect de la tribune qu’il s’est sagement interdite, l’afflige si fort, qu’il n’assiste plus à l’assemblée générale. Il se croit entouré d’ennemis et d’envieux, parce que des auteurs qu’il méprise, jugent de ses écrits moins favorablement que lui. Sa destinée est de courir sans cesse après la gloire, et de ne jamais trouver le repos.
Malheureusement pour lui, ses ouvrages, remplis d’ailleurs de grandes beautés, fournissent des armes puissantes à la critique ; son style est pur et coulant, plein de douceur et d’harmonie, quelquefois pompeux et magnifique, mais quelquefois aussi traînant, diffus et surchargé d’ornements qui le déparent.
Son éloquence n’était pas propre aux discussions de la tribune et du barreau ; elle s’attache plus à flatter l’oreille, qu’à émouvoir le coeur. On est souvent fâché de voir un auteur estimable s’abaisser à n’être qu’un écrivain sonore, réduire son art au seul mérite de l’élégance, asservir péniblement ses pensées aux mots, éviter le concours des voyelles avec une affectation puérile, n’avoir d’autre objet que d’arrondir des périodes, et d’autre ressource pour en symétriser les membres, que de les remplir d’expressions oiseuses et de figures déplacées. Comme il ne diversifie pas assez les formes de son élocution, il finit par refroidir et dégoûter le lecteur. C’est un peintre qui donne à toutes ses figures les mêmes traits, les mêmes vêtements et les mêmes attitudes.
La plupart de ses harangues roulent sur les articles les plus importans de la morale et de la politique. Il ne persuade ni n’entraîne, parce qu’il n’écrit point avec chaleur, et qu’il paroît plus occupé de son art que des vérités qu’il annonce. De là vient peut-être que les souverains dont il s’est, en quelque façon, constitué le législateur, ont répondu à ses avis par des récompenses. Il a composé sur les devoirs des rois, un petit ouvrage qu’il fait circuler de cour en cour. Denys, tyran de Syracuse, le reçut. Il admira l’auteur, et lui pardonna facilement des leçons qui ne portaient pas le remord dans son âme.
Isocrate a vieilli faisant, polissant, repolissant, refaisant un très petit nombre d’ouvrages. Son panégyrique d’Athènes lui coûta, dit-on, dix années de travail. Pendant tout le temps que dura cette laborieuse construction, il ne s’aperçut pas qu’il élevait son édifice sur des fondements qui devaient en entraîner la ruine. Il pose pour principe, que le propre de l’éloquence est d’agrandir les petites choses, et d’apetisser les grandes ; et il tâche de montrer ensuite que les Athéniens ont rendu plus de services à la Grèce que les Lacédémoniens.
Malgré ces défauts auxquels ses ennemis en ajoutent beaucoup d’autres, ses écrits présentent tant de tours heureux et de saines maximes, qu’ils serviront de modèles à ceux qui auront le talent de les étudier. C’est un rhéteur habile, destiné à former d’excellents écrivains ; c’est un instituteur éclairé, toujours attentif aux progrès de ses disciples, et au caractère de leur esprit. Éphore de Cumes, et Théopompe de Chio, qui viennent de nous l’enlever, en ont fait l’heureuse épreuve. Après avoir donné l’essor au premier, et réprimé l’impétuosité du second, il les a destinés tous deux à écrire l’histoire. Leurs premiers essais font honneur à la sagacité du maître, et aux talents des
disciples.
Pendant qu’Apollodore m’instruisait de ces détails, nous traversions la place publique. Il me conduisit ensuite par la rue des Hermès, et me fit entrer dans la palestre de Tauréas, située en face du portique royal. Comme Athènes possède différents gymnases, elle renferme aussi plusieurs palestres. On exerce les enfants dans les premières de ces écoles ; les athlètes de profession, dans les secondes. Nous en vîmes un grand nombre qui avaient remporté des prix aux jeux établis en différentes villes de la Grèce, et d’autres qui aspiraient aux mêmes honneurs. Plusieurs Athéniens, et même des vieillards, s’y rendent assidûment, pour continuer leurs exercices, ou pour être témoins des combats qu’on y livre.
Les palestres sont à-peu-près de la même forme que les gymnases. Nous parcourûmes les pièces destinées à toutes les espèces de bains, celles où les athlètes déposent leurs habits ; où on les frotte d’huile, pour donner de la souplesse à leurs membres ; où ils se roulent sur le sable, pour que leurs adversaires puissent les saisir.
La lutte, le saut, la paume, tous les exercices du Lycée, se retracèrent à nos yeux sous des formes plus variées, avec plus de force et d’adresse de la part des acteurs.Parmi les différents groupes qu’ils composaient, n distinguait des hommes de la plus grande beauté, et dignes de servir de modèles aux artistes ; les uns avec des traits vigoureux et fièrement prononcés, comme on représente Hercule ; d’autres, d’une taille plus svelte et plus élégante, comme on peint Achille. Les premiers, se destinant au combat de la lutte et du pugilat, n’avaient d’autre objet que d’augmenter leurs forces ; les seconds, dressés pour des exercices moins violents tels que la course, le saut, etc., que de se rendre légers. Leur régime s’assortit à leur destination. Plusieurs s’abstiennent des femmes et du vin. Il en est qui mènent une vie très frugale ; mais ceux qui se soumettent à de laborieuses épreuves, ont besoin, pour se réparer, d’une grande quantité d’aliments substantiels, comme la chair rôtie de boeuf et de porc. S’ils n’en exigent que deux mines par jour, avec du pain à proportion, ils donnent une haute idée de leur sobriété. Mais on en cite plusieurs qui en faisaient une consommation effrayante. On dit, par exemple, que Théagène de Thasos mangea dans un jour un boeuf tout entier. On atribue le même exploit à Milon de Crotone, dont l’ordinaire était de 20 mines de viande, d’autant de mines de pain (29), et de trois conges de vin (30). On ajoute enfin qu’Astydamas de Milet se trouvant à la table du satrape Ariobarzane, dévora tout seul le souper qu’on avait préparé pour 9 convives. Ces faits, exagérés sans doute, prouvent du moins l’idée qu’on se forme de la voracité de cette classe d’athlètes. Quand ils peuvent la satisfaire sans danger, ils acquièrent une vigueur extrême : leur taille devient quelquefois gigantesque ; et leurs adversaires frappés de terreur, ou s’éloignent de la lice, ou succombent sous le poids de ces masses énormes.
L’excès de nourriture les fatigue tellement, qu’ils sont obligés de passer une partie de leur vie dans un sommeil profond. Bientôt un embonpoint excessif défigure tous leurs traits ; il leur survient des maladies qui les rendent aussi malheureux, qu’ils ont toujours été inutiles à leur patrie : car, il ne faut pas le dissimuler, la lutte, le pugilat, et tous ces combats livrés avec tant de fureur dans les solennités publiques, ne sont plus que des spectacles d’ostentation, depuis que la tactique s’est perfectionnée. L’Égypte ne les a jamais adoptés, parce qu’ils ne donnent qu’une force passagère. Lacédémone en a corrigé les inconvénients, par la sagesse de son institution. Dans le reste de la Grèce, on s’est aperçu qu’en y soumettant les enfants, on risque d’altérer leurs formes, et d’arrêter leur accroissement ; et que dans un âge plus avancé, les lutteurs de profession sont de mauvais soldats, parce qu’ils sont hors d’état de supporter la faim, la soif, les veilles, le moindre besoin, et le plus petit dérangement.
En sortant de la palestre, nous apprîmes que Télaïre, femme de Pyrrhus, parent et ami d’Apollodore, venait d’être attaquée d’un accident qui menaçait sa vie. On avait vu à sa porte des branches de laurier et d’acanthe, que, suivant l’usage, on suspend à la maison d’un malade. Nous y courûmes aussitôt. Les parents, empressés autour du lit, adressaient des prières à Mercure, conducteur des âmes ; et le malheureux Pyrrhus recevait les derniers adieux de sa tendre épouse. On parvint à l’arracher de ces lieux. Nous voulûmes lui rappeler les leçons qu’il avait reçues à l’académie ; leçons si belles quand on est heureux, si importunes quand on est dans le malheur. « O philosophie ! S’écria-t-il, hier tu m’ordonnais d’aimer ma femme, aujourd’hui tu me défends de la pleurer ! » Mais enfin, lui disait-on, vos larmes ne la rendront pas à la vie. « Eh ! C’est ce qui les redouble encore, répondit-il. » Quand elle eut rendu les derniers soupirs, toute la maison retentit de cris et de sanglots. Le corps fut lavé, parfumé d’essences, et revêtu d’une robe précieuse. On mit sur sa tête, couverte d’un voile, une couronne de fleurs ; dans ses mains un gâteau de farine et de miel, pour appaiser Cerbère ; et dans sa bouche une pièce d’argent d’une ou deux oboles, qu’il faut payer à Caron : en cet état elle fut exposée pendant tout un jour dans le vestibule entourée de cierges allumés (31).
A la porte était un vase de cette eau lustrale destinée à purifier ceux qui ont touché un cadavre.
Cette exposition est nécessaire pour s’assurer que la personne est véritablement morte, et qu’elle l’est de mort naturelle. Elle dure quelquefois jusqu’au troisième jour.
Le convoi fut indiqué. Il fallait s’y rendre avant le lever du soleil. Les lois défendent de choisir une autre heure. Elles n’ont pas voulu qu’une cérémonie si triste dégénérât en un spectacle d’ostentation.
Les parents et les amis furent invités. Nous trouvâmes auprès du corps, plusieurs femmes qui poussaient de longs gémissements. Quelques-unes coupaient des boucles de leurs cheveux, et les déposaient à côté de Télaïre, comme un gage de leur tendresse et de leur douleur. On la plaça sur un chariot, dans un cercueil de cyprès. Les hommes marchaient avant ; les femmes après ; quelques-uns la tête rasée, tous baissant les yeux, vêtus de noir, précédés d’un choeur de musiciens qui faisaient entendre des chants lugubres. Nous nous rendîmes à une maison qu’avait Pyrrhus auprès de Phalère. C’est là qu’étaient les tombeaux de ses pères. L’usage d’inhumer les corps fut autrefois commun parmi les nations ; celui de les brûler prévalut dans la suite chez les grecs ; aujourd’hui il paraît indifférent de rendre à la terre ou de livrer aux flammes les restes de nous-mêmes. Quand le corps de Télaïre eut été consumé, les plus proches parents en recueillirent les cendres ; et l’urne qui les renfermait, fut ensevelie dans
la terre. Pendant la cérémonie on fit des libations de vin ; on jeta dans le feu quelques-unes des robes de Télaïre ; on l’appelait à haute voix ; et cet adieu éternel redoublait les larmes qui n’avaient cessé de couler de tous les yeux.
De là nous fûmes appelés au repas funèbre, où la conversation ne roula que sur les vertus de Télaïre. Le 9 e et le 30 e jour, ses parents, habillés de blanc, et couronnés de fleurs, se réunirent encore pour rendre de nouveaux honneurs à ses mânes ; et il fut réglé que, rassemblés tous les ans le jour de sa naissance, ils s’occuperaient de sa perte, comme si elle était encore récente. Cet engagement si beau se perpétue souvent dans une famille, dans une société d’amis, parmi les disciples d’un philosophe. Les regrets qu’ils laissent éclater dans ces circonstances, se renouvellent dans la fête générale des morts qu’on célèbre au mois anthestérion (32). Enfin, j’ai vu plus d’une fois des particuliers s’approcher d’un tombeau, y déposer une partie de leurs cheveux, et faire tout autour des libations d’eau, de vin, de lait et de miel. Moins attentif à l’origine de ces rites qu’au sentiment qui les maintient, j’admirais la sagesse des anciens législateurs qui imprimèrent un caractère de sainteté à la sépulture et aux cérémonies qui l’accompagnent. Ils favorisèrent cette ancienne opinion, que l’âme dépouillée du corps qui lui sert d’enveloppe, est arrêtée sur les rivages du Styx, tourmentée du désir de se rendre à sa destination, apparaissant en songe à ceux qui doivent s’intéresser à son sort, jusqu’à ce qu’ils aient soustrait ses dépouilles mortelles aux regards du soleil, et aux injures de l’air.
De là cet empressement à lui procurer le repos qu’elle désire ; l’injonction faite au voyageur de couvrir de terre un cadavre qu’il trouve sur son chemin ; cette vénération profonde pour les tombeaux, et les lois sévères contre ceux qui les violent.
De là encore l’usage pratiqué à l’égard de ceux que les flots ont engloutis, ou qui meurent en pays étranger, sans qu’on ait pu retrouver leurs corps. Leurs compagnons, avant de partir, les appellent trois fois à haute voix ; et à la faveur des sacrifices et des libations, ils se flattent de ramener leurs mânes, auxquels on élève quelquefois des cénotaphes, espèces de monuments funèbres, presque aussi respectés que les tombeaux. Parmi les citoyens qui ont jouï pendant leur vie d’une fortune aisée, les uns, conformément à l’ancien usage, n’ont au dessus de leurs cendres qu’une petite colonne, où leur nom est inscrit ; les autres, au mépris des lois qui condamnent le faste et les prétentions d’une douleur simulée, sont pressés sous des édifices élégants et magnifiques, ornés de statues, et embellis par les arts. J’ai vu un simple affranchi dépenser deux talents (33) pour le tombeau de sa femme.
Entre les routes dans lesquelles on s’égare par l’excès ou le défaut de sentiment, les lois ont tracé un sentier dont il n’est pas permis de s’écarter. Elles défendent d’élever aux premières magistratures le fils ingrat, qui, à la mort des auteurs de ses jours, a négligé les devoirs de la nature et de la religion. Elles ordonnent à ceux qui assistent au convoi, de respecter la décence jusque dans leur désespoir. Qu’ils ne jettent point la terreur dans l’âme des spectateurs par des cris perçants et des lamentations effrayantes ; que les femmes surtout ne se déchirent pas le visage, comme elles faisaient autrefois. Qui croirait qu’on eût jamais dû leur prescrire de veiller à la conservation de leur beauté ?

CHAPITRE 9

Voyage à Corinthe. Xénophon. Timoléon.

En arrivant dans la Grèce, nous apprîmes que les Éléens s’étant emparés d’un petit endroit du Péloponnèse, nommé Scillonte, où Xénophon faisait sa résidence, il était venu avec ses fils s’établir à Corinthe. Timagène était impatient de le voir. Nous partîmes, amenant avec nous Philotas, dont la famille avait des liaisons d’hospitalité avec celle de Timodème, l’une des plus anciennes de Corinthe. Nous traversâmes Éleusis, Mégare, l’isthme ; nous étions trop pressés pour nous occuper des objets qui s’offraient à nous sur la route.
Timodème nous conduisit lui-même chez Xénophon. Il était sorti ; nous le trouvâmes dans un temple voisin, où il offrait un sacrifice. Tous les yeux étaient levés sur lui, et il ne les levait sur personne ; car il paraissait devant les dieux avec le même respect qu’il inspirait aux hommes. Je le considérais avec un vif intérêt. Il paraissait âgé d’environ 75 ans ; et son visage conservait encore des restes de cette beauté qui l’avait distingué dans sa jeunesse.
La cérémonie était à peine achevée que Timagène se jette à son cou ; et ne pouvant s’en arracher, l’appelle d’une voix entrecoupée, son général, son sauveur, son ami. Xénophon le regardait avec étonnement, et cherchait à démêler des traits qui ne lui étaient pas inconnus, qui ne lui étaient plus familiers. Il s’écrie à la fin : c’est Timagène, sans doute ? - Eh ! Quel autre que lui pourrait conserver des sentiments si vifs, après une si longue absence ? - Vous me faites éprouver dans ce moment combien il est doux de voir renaître des amis dont on s’est cru séparé pour toujours. De tendres embrassements suivirent de près cette reconnaissance ; et pendant tout le temps que nous passâmes à Corinthe, des éclaircissements mutuels firent le sujet de leurs fréquents entretiens.
Né dans un bourg de l’Attique, élevé dans l’école de Socrate, Xénophon porta d’abord les armes pour sa patrie ; ensuite il entra comme volontaire dans l’armée qu’assemblait le jeune Cyrus, pour détrôner son frère Artaxerxès, roi de Perse. Après la mort de Cyrus, il fut chargé, conjointement avec quatre autres officiers, du commandement des troupes grecques ; et c’est alors qu’ils firent cette belle retraite, aussi admirée dans son genre que l’est dans le sien la relation qu’il nous en a donnée. à son retour, il passa au service d’Agésilas, roi de Lacédémone, dont il partagea la gloire, et mérita l’amitié. Quelque temps après, les Athéniens le condamnèrent à l’exil, jaloux sans doute de la préférence qu’il accordait aux Lacédémoniens. Mais ces derniers, pour le dédommager, lui donnèrent une habitation à Scillonte. C’est dans cette heureuse retraite qu’il avait passé plusieurs années, et qu’il comptait retourner, dès que les troubles du Péloponèse seraient calmés.
Pendant notre séjour à Corinthe je me liai avec ses deux fils, Grillus et Diodore. Je contractai une liaison plus intime avec Timoléon, le second des fils de Timodème, chez qui nous étions logés. Si j’avais à tracer le portrait de Timoléon, je ne parlerais pas de cette valeur brillante qu’il montra dans les combats, parce que, parmi les nations guerrières, elle n’est une distinction, que lorsque, poussée trop loin, elle cesse d’être une vertu ; mais pour faire connaître toutes les qualités de son ame, je me contenterais d’en citer les principales : cette prudence consommée, qui en lui avait devancé les années ; son extrême douceur, quand il s’agissait de ses intérêts ; son extrême fermeté, quand il était question de ceux de sa patrie ; sa haîne vigoureuse pour la tyrannie de l’ambition, et pour celle des mauvais exemples ; je mettrais le comble à son éloge, en ajoutant que personne n’eut autant que lui des traits de ressemblance avec Épaminondas, que par un secret instinct il avait pris pour son modèle.
Timoléon jouissait de l’estime publique et de la sienne, lorsque l’excès de sa vertu lui aliéna presque tous les esprits, et le rendit le plus malheureux des hommes. Son frère Timophanès, qui n’avait ni ses lumières, ni ses principes, s’était fait une cour d’hommes corrompus, qui l’exhortaient sans cesse à s’emparer de l’autorité. Il crut enfin en avoir les droits. Un courage aveugle et présomptueux lui avait attiré la confiance des Corinthiens, dont il commanda plus d’une fois les armées, et qui l’avaient mis à la tête de 400 hommes, qu’ils entretenaient pour la sûreté de la police. Timophanès en fit ses satellites, s’attacha la populace par ses largesses ; et secondé par un parti redoutable, il agit en maître, et fit traîner au supplice les citoyens qui lui étaient suspects.
Timoléon avait jusqu’alors veillé sur sa conduite et sur ses projets. Dans l’espoir de le ramener, il tâchait de jeter un voile sur ses fautes, et de relever l’éclat de quelques actions honnêtes qui lui échappaient par hasard. On l’avait même vu dans une bataille se précipiter sans ménagement au milieu des ennemis, et soutenir seul leurs efforts pour sauver les jours d’un frère qu’il aimait, et dont le corps, couvert de blessures, était sur le point de tomber entre leurs mains.
Indigné maintenant de voir la tyrannie s’établir de son vivant, et dans le sein même de sa famille, il peint vivement à Timophanès l’horreur des attentats qu’il a commis, et qu’il médite encore ; le conjure d’abdiquer au plus tôt un pouvoir odieux, et de satisfaire aux mânes des victimes immolées à sa folle ambition. Quelques jours après il remonte chez lui, accompagné de deux de leurs amis, dont l’un était le beau-frère de Timophanès. Ils réitèrent de concert les mêmes prières ; ils le pressent, au nom du sang, de l’amitié, de la patrie : Timophanès leur répond d’abord par une dérision amère, ensuite par des menaces et des fureurs. On était convenu qu’un refus positif de sa part serait le signal de sa perte. Ses deux amis, fatigués de sa résistance, lui plongèrent un poignard dans le sein, pendant que Timoléon, la tête couverte d’un pan de son manteau, fondait en larmes dans un coin de l’appartement où il s’était retiré.
Je ne puis sans frémir penser à ce moment fatal où nous entendîmes retentir dans la maison ces cris perçants, ces effrayantes paroles : Timophanès est mort ; c’est son beau-frère qui l’a tué ; c’est son frère. Nous étions par hasard avec Démariste, sa mère ; son père était absent. Je jetai les yeux sur cette malheureuse femme. Je vis ses cheveux se dresser sur sa tête, et l’horreur se peindre sur son visage au milieu des ombres de la mort. Quand elle reprit l’usage de ses sens, elle vomit, sans verser une larme, les plus affreuses imprécations contre Timoléon, qui n’eut pas même la faible consolation de les entendre de sa bouche. Renfermée dans son appartement, elle protesta qu’elle ne reverrait jamais le meurtrier de son fils.
Parmi les Corinthiens, les uns regardaient le meurtre de Timophanès comme un acte héroïque, les autres comme un forfait. Les premiers ne se lassaient pas d’admirer ce courage extraordinaire, qui sacrifiait au bien public la nature et l’amitié. Le plus grand nombre, en approuvant la mort du tyran, ajoutaient que tous les citoyens étaient en droit de lui arracher la vie, excepté son frère. Il survint une émeute qui fut bientôt apaisée ; on intenta contre Timoléon une accusation qui n’eut pas de suite.
Il se jugeait lui-même avec encore plus de rigueur. Dès qu’il s’aperçut que son action était condamnée par une grande partie du public, il douta de son innocence, et résolut de renoncer à la vie. Ses amis, à force de prières et de soins, l’engagèrent à prendre quelque nourriture, mais ne purent jamais le déterminer à rester au milieu d’eux. Il sortit de Corinthe ; et pendant plusieurs années il erra dans des lieux solitaires, occupé de sa douleur, et déplorant avec amertume les égarements de sa vertu, et quelquefois l’ingratitude des Corinthiens. Nous le verrons un jour reparaître avec plus d’éclat, et faire le bonheur d’un grand empire qui lui devra sa liberté.
Les troubles occasionnés par le meurtre de son frère accélérèrent notre départ. Nous quittâmes Xénophon avec beaucoup de regret. Je le revis quelques années après à Scillonte ; et je rendrai compte, quand il en sera temps, des entretiens que j’eus alors avec lui. Ses deux fils vinrent avec nous. Ils devaient servir dans le corps de troupes que les Athéniens envoyaient aux Lacédémoniens. Nous trouvâmes sur la route quantité de voyageurs qui se rendaient à Athènes, pour assister aux grandes dionysiaques, l’une des plus célèbres fêtes de cette ville. Outre la magnificence des autres spectacles, je desirois avec ardeur de voir un concours établi depuis longtemps entre les poètes qui présentent des tragédies ou des comédies nouvelles. Nous arrivâmes le cinq du mois
élaphébolion (34). Les fêtes devaient commencer huit jours après (35).

CHAPITRE 10

Levées, revue, exercice des troupes.

Deux jours après notre arrivée, nous nous rendîmes dans une place où se faisait la levée des troupes qu’on se proposait d’envoyer au Péloponnèse. Elles devaient se joindre à celles des Lacédémoniens et de quelques autres peuples, pour s’opposer, conjointement avec elles, aux projets des Thébains et de leurs alliés. Hégélochus stratège ou général, était assis sur un siège élevé. Auprès de lui, un taxiarque, officier général, tenait le registre où sont inscrits les noms des citoyens qui, étant en âge de porter les armes, doivent se présenter à ce tribunal. Il les appelait à haute voix, et prenait une note de ceux que le général avait choisis.
Les Athéniens sont tenus de servir depuis l’âge de 18 ans jusqu’à celui de 60. On emploie rarement les citoyens d’un âge avancé, et quand on les prend au sortir de l’enfance, on a soin de les tenir éloignés des postes les plus exposés. Quelquefois le gouvernement fixe l’âge des nouvelles levées ; quelquefois on les tire au sort.
Ceux qui tiennent à ferme les impositions publiques, ou qui figurent dans les choeurs aux fêtes de Bacchus, sont dispensés du service. Ce n’est que dans les besoins pressants qu’on fait marcher les esclaves, les étrangers établis dans l’Attique, et les citoyens les plus pauvres. On les enrôle très rarement, parce qu’ils n’ont pas fait le serment de défendre la patrie, ou parce qu’ils n’ont aucun intérêt à la défendre. La loi n’en a confié le soin qu’aux citoyens qui possèdent quelque bien ; et les plus riches servent comme simples soldats. Il arrive de là que la perte d’une bataille, en affaiblissant les premières classes des citoyens, suffit pour donner à la dernière une supériorité qui altère la forme du gouvernement.
La république était convenue de fournir à l’armée des alliés 6000 hommes, tant de cavalerie que d’infanterie. Le lendemain de leur enrôlement, ils se répandirent en tumulte dans les rues et dans les places publiques, revêtus de leurs armes. Leurs noms furent appliqués sur les statues des dix héros qui ont donné les leurs aux tribus d’Athènes, de manière qu’on lisait sur chaque statue les noms des soldats de chaque tribu. Quelques jours après on fit la revue des troupes. Je m’y rendis avec Timagène, Apollodore et Philotas. Nous y trouvâmes Iphicrate, Timothée, Phocion, Chabrias, tous les anciens généraux, et tous ceux de l’année courante. Ces derniers avaient été, suivant l’usage, tirés au sort dans l’assemblée du peuple. Ils étaient au nombre de dix, un de chaque tribu. Je me souviens, à cette occasion, que Philippe de Macédoine disait un jour : « J’envie le bonheur des Athégiens ; ils trouvent tous les ans dix hommes en état de commander leurs armées, tandis que je n’ai jamais trouvé que Parménion pour conduire les miennes » .
Autrefois le commandement roulait entre les dix stratèges. Chaque jour l’armée changeait de général ; et en cas de partage dans le conseil, le polémarque, un des principaux magistrats de la république, avait le droit de donner son suffrage. Aujourd’hui toute l’autorité est pour l’ordinaire entre les mains d’un seul, qui est obligé à son tour de rendre compte de ses opérations ; à moins qu’on ne l’ait revêtu d’un pouvoir illimité. Les autres généraux restent à Athènes, et n’ont d’autres fonctions que de représenter dans les cérémonies publiques.
L’infanterie était composée de trois ordres de soldats : les hoplites ou pesamment armés ; les armés à la légère ; les peltastes, dont les armes étaient moins pesantes que celles des premiers, moins légères que celles des seconds. Les hoplites avaient pour armes défensives le casque, la cuirasse, le bouclier, des espèces de bottines qui couvraient la partie antérieure de la jambe ; pour armes offensives, la pique et l’épée.
Les armés à la légère étaient destinés à lancer des javelots ou des flèches ; quelques-uns, des pierres, sait avec la fronde, sait avec la main. Les peltastes portaient un javelot et un petit bouclier nommé pelta.
Les boucliers, presque tous de bois de saule, ou même d’osier, étaient ornés de couleurs, d’emblèmes et d’inscriptions. J’en vis où l’on avait tracé, en lettres d’or, ces mots : à la bonne fortune ; d’autres où divers officiers avaient fait peindre des symboles relatifs à leur caractère ou à leur goût. J’entendis, en passant, un vieillard qui disait à son voisin : j’étais de cette malheureuse expédition de Sicile, il y a 53 ans. Je servais sous Nicias, Alcibiade et Lamachus. Vous avez ouï parler de l’opulence du premier, de la valeur et de la beauté du second ; le troisième était d’un courage à inspirer la terreur. L’or et la pourpre décoraient le bouclier de Nicias ; celui de Lamachus représentait une tête de Gorgone ; et celui d’Alcibiade, un amour lançant la foudre. Je voulais suivre cette conversation ; mais j’en fus détourné par l’arrivée d’Iphicrate, à qui Apollodore venait de raconter l’histoire de Timagène et la mienne. Après les premiers compliments, Timagène le félicita sur les changements qu’il avait introduits dans les armes des hoplites. Ils étaient nécessaires, répondit Iphicrate ; la phalange accablée sous le poids de ses armes, obéissait avec peine aux mouvements qu’on lui demandait ; et avait plus de moyens pour parer les coups de l’ennemi, que pour lui en porter. Une cuirasse de toile a remplacé celle de métal ; un bouclier petit et léger, ces énormes boucliers qui, à force de nous protéger, nous ravissaient notre liberté. La pique est devenue plus longue d’un tiers ; et l’épée, de moitié. Le soldat lie et délie sa chaussure avec plus de facilité. J’ai voulu rendre les hoplites plus redoutables ; ils sont dans une armée ce qu’est la poitrine dans le corps humain. Comme Iphicrate étalait volontiers de l’éloquence, il suivit sa comparaison ; il assimila le général à la tête, la cavalerie aux pieds, les troupes légères aux mains. Timagène lui demanda pourquoi il n’avait pas adopté le casque béotien qui couvre le cou, en se prolongeant jusque sur la cuirasse. Cette question en amena d’autres sur la tenue des troupes, ainsi que sur la tactique des grecs et des perses. De mon côté, j’interrogeais Apollodore sur plusieurs objets que ses réponses feront connaître.
Au dessous des dix stratèges, disait-il, sont les dix taxiarques, qui, de même que les premiers, sont tous les ans nommés par le sort, et tirés de chaque tribu dans l’assemblée générale. Ce sont eux qui, sous les ordres des généraux, doivent approvisionner l’armée, régler et entretenir l’ordre de ses marches, l’établir dans un camp, maintenir la discipline, examiner si les armes sont en bon état. Quelquefois ils commandent l’aile droite ; d’autres fois le général les envoie pour annoncer la nouvelle d’une victoire, et rendre compte de ce qui s’est passé dans la bataille.
Dans ce moment nous vîmes un homme revêtu d’une tunique qui lui descendait jusqu’aux genoux, et sur laquelle il aurait dû mettre sa cuirasse, qu’il tenait dans ses bras avec ses autres armes. Il s’approcha du taxiarque de sa tribu, auprès de qui nous étions. Compagnon, lui dit cet officier, pourquoi n’endossez-vous pas votre cuirasse ? Il répondit : le temps de mon service est expiré ; hier je labourais mon champ quand vous fîtes l’appel. J’ai été inscrit dans le rôle de la milice, sous l’archontat de Callias ; consultez la liste des archontes, vous verrez qu’il s’est écoulé depuis ce temps-là plus de 42 ans. Cependant si ma patrie a besoin de moi, j’ai apporté mes armes. L’officier vérifia le fait ; et après en avoir conféré avec le général, il effaça le nom de cet honnête citoyen, et lui en substitua un autre.
Les places des dix taxiarques sont de ces charges d’état qu’on est plus jaloux de posséder que de remplir. La plupart d’entre eux se dispensent de suivre l’armée, et leurs fonctions sont partagées entre les chefs que le général met à la tête des divisions et des subdivisions. Ils sont en assez grand nombre. Les uns commandent 128 hommes ; d’autres, 256, 512, 1024, suivant une proportion qui n’a point de bornes en montant, mais qui en descendant aboutit à un terme qu’on peut regarder comme l’élément des différentes divisions de la phalange. Cet élément est la file quelquefois composée de huit hommes, plus souvent de seize.
J’interrompis Apollodore pour lui montrer un homme qui avait une couronne sur sa tête, et un caducée dans sa main. - J’en ai déjà vu passer plusieurs, lui dis-je. - Ce sont des hérauts, me répondit-il. Leur personne est sacrée ; ils exercent des fonctions importantes ; ils dénoncent la guerre, proposent la trêve ou la paix, publient les ordres du général, prononcent les commandements, convoquent l’armée, annoncent le moment du départ, l’endroit où il faut marcher, pour combien de jours il faut prendre des vivres. Si dans le moment de l’attaque ou de la retraite, le bruit étouffe la voix du héraut, on élève des signaux ; si la poussière empêche de les voir, on fait sonner la trompette ; si aucun de ces moyens ne réussit, un aide de camp court de rang en rang signifier les intentions du général. Dans ce moment, quelques jeunes-gens qui passaient comme des éclairs auprès de nous, pensèrent renverser de graves personnages qui marchaient à pas comptés. Les premiers, me dit Apollodore, sont des coureurs ; les seconds sont des devins : deux espèces d’hommes souvent employés dans nos armées ; les uns, pour porter au loin les ordres du général ; les autres, pour examiner dans les entrailles des victimes, s’ils sont conformes à la volonté des dieux. - Ainsi, repris-je, les opérations d’une campagne dépendent, chez les Grecs, de l’intérêt et de l’ignorance de ces prétendus interprètes du ciel. - Trop souvent, me répondit-il. Cependant, si la superstition les a établis parmi nous, il est peut-être de la politique de les maintenir. Nos soldats sont des hommes libres, courageux, mais impatients et incapables de supporter la prudente lenteur d’un général, qui, ne pouvant faire entendre la raison, n’a souvent d’autre ressource que de faire parler les dieux.
Comme nous errions autour de la phalange, je m’aperçus que chaque officier général avait auprès de lui un officier subalterne qui ne le quittait point. C’est son écuyer, me dit Apollodore. Il est obligé de le suivre dans le fort de la mêlée, et en certaines occasions, de garder son bouclier. Chaque hoplite, ou pesamment armé, a de même un valet qui, entre autres fonctions, remplit quelquefois celle d’écuyer ; mais avant le combat, on a soin de le renvoyer au bagage. Le déshonneur, parmi nous, est attaché à la perte du bouclier, et non à celle de l’épée et des autres armes offensives. - Pourquoi cette différence, lui dis-je ? - Pour nous donner une grande leçon, me répondit-il ; pour nous apprendre que nous devons moins songer à verser le sang de l’ennemi, qu’à l’empêcher de répandre le nôtre ; et qu’ainsi la guerre doit être plutôt un état de défense, que d’attaque.
Nous passâmes ensuite au lycée, où se faisait la revue de la cavalerie. Elle est commandée de droit par deux généraux nommés hipparques, et par dix chefs particuliers appelés phylarques ; les uns et les autres tirés au sort tous les ans dans l’assemblée de la nation. Quelques Athéniens sont inscrits de bonne heure dans ce corps, comme presque tous les autres le sont dans l’infanterie. Il n’est composé que de 1200 hommes. Chaque tribu en fournit 120, avec le chef qui doit les commander. Le nombre de ceux qu’on met sur pied, se règle pour l’ordinaire sur le nombre des soldats pesamment armés ; et cette proportion qui varie suivant les circonstances, est souvent d’un à dix ; c’est-à-dire, qu’on joint 200 chevaux à 2000 hoplites.
Ce n’est guère que depuis un siècle, me disait Apollodore, qu’on voit de la cavalerie dans nos armées. Celle de la Thessalie est nombreuse, parce que le pays abonde en pâturages. Les autres cantons de la Grèce sont si secs, si stériles, qu’il est très difficile d’y élever des chevaux : aussi n’y a-t-il que les gens riches qui entrent dans la cavalerie ; de là vient la considération qui est attachée à ce service.
On ne peut y être admis sans obtenir l’agrément des généraux, des chefs particuliers, et surtout du sénat qui veille spécialement à l’entretien et à l’éclat d’un corps si distingué. Il assiste à l’inspection des nouvelles levées.
Elles parurent en sa présence avec le casque, la cuirasse, le bouclier, l’épée, la lance ou le javelot, un petit manteau, etc. Pendant qu’on procédait à l’examen de leurs armes, Timagène qui avait fait une étude particulière de tout ce qui concerne l’art militaire, nous disait : une cuirasse trop large ou trop étroite devient un poids ou un lien insupportable ; le casque doit être fait de manière que le cavalier puisse dans le besoin s’en couvrir jusqu’au milieu du visage. Il faut appliquer sur le bras gauche, cette armure qu’on a récemment inventée, et qui s’étendant et se repliant avec facilité, couvre entièrement cette partie du corps, depuis l’épaule jusqu’à la main ; sur le bras droit, des brassards de cuir, des plaques d’airain ; et dans certains endroits, de la peau de veau, pourvu que ces moyens de défense ne contraignent pas les mouvements : les jambes et les pieds seront garantis par des bottes de cuir armées d’éperons. On préfère, avec raison, pour les cavaliers, le sabre à l’épée. Au lieu de ces longues lances, fragiles et pesantes, que vous voyez dans les mains de la plupart d’entre eux, j’aimerais mieux deux petites piques de bois de cormier, l’une pour lancer, l’autre pour se défendre. Le front et le poitrail du cheval seront protégés par des armures particulières ; les flancs et le ventre, par les couvertures que l’on étend sur son dos, et sur lesquelles le cavalier est assis.
Quoique les cavaliers Athéniens n’eussent pas pris toutes les précautions que Timagène venait d’indiquer, cependant il fut assez content de la manière dont ils étaient armés. Les sénateurs et les officiers généraux en congédièrent quelques-uns qui ne paraissaient pas assez robustes. Ils reprochèrent à d’autres de ne pas soigner leurs armes. On examinait ensuite si les chevaux étaient faciles au montoir, dociles au mors, capables de supporter la fatigue ; s’ils n’étaient pas ombrageux, trop ardents ou trop mous. Plusieurs furent réformés ; et pour exclure à jamais ceux qui étaient vieux ou infirmes, on leur appliquait, avec un fer chaud, une marque sur la mâchoire. Pendant le cours de cet examen, les cavaliers d’une tribu vinrent, avec de grands cris, dénoncer au sénat un de leurs compagnons, qui, quelques années auparavant, avait au milieu d’un combat passé de l’infanterie à la cavalerie, sans l’approbation des chefs. La faute était publique, la loi formelle. Il fut condamné à cette espèce d’infamie qui prive un citoyen de la plupart de ses droits. La même flétrissure est attachée à celui qui refuse de servir, et qu’on est obligé de contraindre par la voie des tribunaux. Elle l’est aussi contre le soldat qui fuit à l’aspect de l’ennemi, ou qui, pour éviter ses coups, se sauve dans un rang moins exposé. Dans tous ces cas, le coupable ne doit assister ni à l’assemblée générale, ni aux sacrifices publics ; et s’il y paraît, chaque citoyen a le droit de le traduire en justice. On décerne contre lui différentes peines ; et s’il est condamné à une amende, il est mis aux fers jusqu’à ce qu’il ait payé.
La trahison est punie de mort. La désertion l’est de même, parce que déserter, c’est trahir l’état. Le général a le pouvoir de reléguer dans un grade inférieur, et même d’assujettir aux plus viles fonctions, l’officier qui désobéit ou se déshonore.
Des lois si rigoureuses, dis-je alors, doivent entretenir l’honneur et la subordination dans vos armées. Apollodore me répondit : un état qui ne protège plus ses lois, n’en est plus protégé. La plus essentielle de toutes, celle qui oblige chaque citoyen à défendre sa patrie, est tous les jours indignement violée. Les plus riches se font inscrire dans la cavalerie, et se dispensent du service, sait par des contributions volontaires, sait en se substituant un homme à qui ils remettent leur cheval. Bientôt on ne trouvera plus d’Athéniens dans nos armées. Vous en vîtes hier enrôler un petit nombre. On vient de les associer à des mercenaires à qui nous ne rougissons pas de confier le salut de la république. Il s’est élevé depuis quelque temps, dans la Grèce, des chefs audacieux, qui, après avoir rassemblé des soldats de toutes les nations, courent de contrée en contrée, traînent à leur suite la désolation et la mort, prostituent leur valeur à la puissance qui les achète, prêts à combattre contre elle au moindre mécontentement. Voilà quelle est aujourd’hui la ressource et l’espérance d’Athènes. Dès que la guerre est déclarée, le peuple accoutumé aux douceurs de la paix, et redoutant les fatigues d’une campagne, s’écrie d’une commune voix : qu’on fasse venir dix mille, vingt mille étrangers. Nos pères auraient frémi à ces cris indécents ; mais l’abus est devenu un usage, et l’usage une loi.
Cependant, lui dis-je, si parmi ces troupes vénales, il s’en trouvait qui fussent capables de discipline, en les incorporant avec les vôtres, vous les obligeriez à se surveiller mutuellement ; et peut-être exciteriez-vous entre elles une émulation utile. - Si nos vertus ont besoin de spectateurs, me répondit-il, pourquoi en chercher ailleurs que dans le sein de la république ? Par une institution admirable, ceux d’une tribu, d’un canton, sont enrôlés dans la même cohorte, dans le même escadron ; ils marchent, ils combattent à côté de leurs parents, de leurs amis, de leurs voisins, de leurs rivaux. Quel soldat oserait commettre une lâcheté en présence de témoins si redoutables ? Comment à son retour soutiendrait-il des regards toujours prêts à le confondre ?
Après qu’Apollodore m’eut entretenu du luxe révoltant que les officiers, et même les généraux, commençaient à introduire dans les armées, je voulus m’instruire de la solde des fantassins et des cavaliers. Elle a varié suivant les temps et les lieux, répondit Apollodore. J’ai ouï dire à des vieillards qui avaient servi au siège de Potidée, il y a 68 ans, qu’on y donnait aux hoplites, pour maître et valet, deux drachmes par jour (36) ; mais c’était une paye extraordinaire qui épuisa le trésor public. Environ 20 ans après, on fut obligé de renvoyer un corps de troupes légères qu’on avait fait venir de Thrace, parce qu’elles exigeaient la moitié de cette solde. Aujourd’hui la paye ordinaire pour l’hoplite est de quatre oboles par jour, de 20 drachmes par mois (37). On donne
communément le double au chef d’une cohorte, et le quadruple au général. Certaines circonstances obligent quelquefois de réduire la somme à la moitié. On suppose alors que cette légère rétribution suffit pour procurer des vivres au fantassin, et que le partage du butin complétera la solde. Celle du cavalier, en temps de guerre, est, suivant les occasions, le double, le triple, et même le quadruple de celle du fantassin.
En temps de paix, où toute solde cesse, il reçoit pour l’entretien d’un cheval, environ 16 drachmes par mois (38) ; ce qui fait une dépense annuelle de près de 40 talents (39) pour le trésor public.
Apollodore ne se lassait point de satisfaire à mes questions. Avant que de partir, me disait-il, on ordonne aux soldats de prendre des vivres pour quelques jours. C’est ensuite aux généraux à pourvoir le marché des provisions nécessaires. Pour porter le bagage, on a des caissons, des bêtes de somme, et des esclaves. Quelquefois les soldats sont obligés de s’en charger.
Vous voulez savoir quel est l’usage des Grecs à l’égard des dépouilles de l’ennemi. Le droit d’en disposer ou d’en faire la répartition, a toujours été regardé comme une des prérogatives du général. Pendant la guerre de Troie, elles étaient mises à ses pieds : il s’en réservait une partie, et distribuait l’autre, soit aux chefs, soit aux soldats. Huit cents ans après, les généraux réglèrent la répartition des dépouilles enlevées aux Perses à la bataille de Platée. Elles furent partagées entre les soldats, après en avoir prélevé une partie pour décorer les temples de la Grèce, et décerner de justes récompenses à ceux qui s’étaient distingués dans le combat.
Depuis cette époque jusqu’à nos jours, on a vu tour à tour les généraux de la Grèce remettre au trésor de la nation les sommes provenues de la vente du butin ; les destiner à des ouvrages publics, ou à l’ornement des temples ; en enrichir leurs amis ou leurs soldats ; s’en enrichir eux-mêmes, ou du moins en recevoir le tiers, qui, dans certains pays, leur est assigné par un usage constant. Parmi nous, aucune loi n’a restreint la prérogative du général. Il en use plus ou moins, suivant qu’il est plus ou moins désintéressé. Tout ce que l’état exige de lui, c’est que les troupes vivent, s’il est possible, aux dépens de l’ennemi, et qu’elles trouvent dans la répartition des dépouilles un supplément à la solde, lorsque des raisons d’économie obligent de la diminuer.
Les jours suivants furent destinés à exercer les troupes. Je me dispense de parler de toutes les manoeuvres dont je fus témoin ; je n’en donnerais qu’une description imparfaite et inutile à ceux pour qui j’écris ; voici seulement quelques observations générales. Nous trouvâmes près du mont Anchesmus, un corps de 1600 hommes d’infanterie pesamment armés, rangés sur 16 de hauteur et sur 100 de front, chaque soldat occupant un espace de 4 coudées (40). A ce corps était joint un certain nombre d’armés à la légère.
On avait placé les meilleurs soldats dans les premiers rangs et dans les derniers. Les chefs de files surtout, ainsi que les serre-files, étaient tous gens distingués par leur bravoure et par leur expérience. Un des officiers ordonnait les mouvements. « Prenez les armes !, s’écriait-il ; valets, sortez de la phalange ! haut la pique ! bas la pique ! serre-file, dressez les files ! prenez vos distances ! à droite ! à gauche ! la pique en dedans du bouclier ! marche ! halte ! ; doublez vos files ! remettez-vous ! Lacédémonienne évolution ! remettez-vous, etc. »
A la voix de cet officier, on voyait la phalange successivement ouvrir ses files et ses rangs, les serrer, les presser, de manière que le soldat n’occupant que l’espace d’une coudée (41), ne pouvait tourner ni à droite ni à gauche. On la voyait présenter une ligne tantôt pleine, tantôt divisée en des sections dont les intervalles étaient quelquefois remplis par des armés à la légère. On la voyait enfin, à la faveur des évolutions prescrites, prendre toutes les formes dont elle est susceptible, et marcher en avant disposée en colonne, en quarré parfait, en carré long, soit à centre vide, soit à centre plein, etc. Pendant ces mouvements, on infligeait des coups aux soldats indociles ou négligents. J’en fus d’autant plus surpris, que chez les Athéniens il est défendu de frapper même un esclave. Je conclus de là que, parmi les nations policées, le déshonneur dépend quelquefois plus de certaines circonstances, que de la nature des choses. Ces manoeuvres étaient à peine achevées, que nous vîmes au loin s’élever un nuage de poussière. Les postes avancés annoncèrent l’approche de l’ennemi. C’était un second corps d’infanterie qu’on venait d’exercer au lycée, et qu’on avait résolu de mettre aux mains avec le premier, pour offrir l’image d’un combat. Aussitôt on crie aux armes ; les soldats courent prendre leurs rangs, et les troupes légères sont placées en arrière. C’est de là qu’elles lancent sur l’ennemi, des flèches, des traits, des pierres, qui passent par dessus la phalange.
Cependant les ennemis venaient au pas redoublé, ayant la pique sur l’épaule droite. Leurs troupes légères s’approchent avec de grands cris, sont repoussées, mises en fuite, et remplacées par les hoplites, qui s’arrêtent à la portée du trait. Dans ce moment un silence profond règne dans les deux lignes. Bientôt la trompette donne le signal. Les soldats chantent en l’honneur de Mars, l’hymne du combat. Ils baissent leurs piques ; quelques-uns en frappent leurs boucliers. Tous courent alignés et en bon ordre. Le général, pour redoubler leur ardeur, pousse le cri du combat. Ils répètent mille fois, d’après lui, eleleu, eleleleu ! L’action parut très vive ; les ennemis furent dispersés, et nous entendîmes, dans notre petite armée, retentir de tous côtés ce mot, alalè (42) ! C’est le cri de victoire. Nos troupes légères poursuivirent l’ennemi, et amenèrent plusieurs prisonniers. Les soldats victorieux dressèrent un trophée ; et s’étant rangés en bataille à la tête d’un camp voisin, ils posèrent leurs armes à terre, mais tellement en ordre, qu’en les reprenant ils se trouvaient tout formés. Ils se retirèrent ensuite dans le camp, où, après avoir pris un léger repas, ils passèrent la nuit couchés sur des lits de feuillages. On ne négligea aucune des précautions que l’on prend en temps de guerre. Point de feu dans le camp ; mais on en plaçait en avant, pour éclairer les entreprises de l’ennemi. On posa les gardes du soir ; on les releva dans les différentes veilles de la nuit. Un officier fit plusieurs fois la ronde, tenant une sonnette dans sa main. Au son de cet instrument, la sentinelle déclarait l’ordre ou le mot dont on était convenu. Ce mot est un signe qu’on change souvent, et qui distingue ceux d’un même parti. Les officiers et les soldats le reçoivent avant le combat, pour se rallier dans la mêlée ; avant la nuit, pour se reconnaître dans l’obscurité. C’est au général à le donner ; et la plus grande distinction qu’il puisse accorder à quelqu’un, c’est de lui céder son drait. On emploie assez souvent ces formules ; Jupiter sauveur et Hercule conducteur ; Jupiter sauveur et la victoire ; Minerve-Pallas ; le soleil et la lune ; épée et poignard.
Iphicrate, qui ne nous avait pas quittés, nous dit qu’il avait supprimé la sonnette dans les rondes ; et que pour mieux dérober la connaissance de l’ordre à l’ennemi, il donnait deux mots différents pour l’officier et pour la sentinelle, de manière que l’un, par exemple, répondait, Jupiter sauveur ; et l’autre, Neptune.
Iphicrate aurait voulu qu’on eût entouré le camp d’une enceinte qui en défendît les approches. C’est une précaution, disait-il, dont on dait se faire une habitude, et que je n’ai jamais négligée, lors même que je me suis trouvé dans un pays ami. Vous voyez, ajoutait-il, ces lits de feuillages. Quelquefois je n’en fais construire qu’un pour deux soldats ; d’autres fois chaque soldat en a deux. Je quitte ensuite mon camp : l’ennemi survient, compte les lits ; et me supposant plus ou moins de forces que je n’en ai effectivement, ou il n’ose m’attaquer, ou il m’attaque avec désavantage.
J’entretiens la vigilance de mes troupes, en excitant sous main des terreurs paniques, tantôt par des alertes fréquentes, tantôt par la fausse rumeur d’une trahison, d’une embuscade, d’un renfort survenu à l’ennemi.
Pour empêcher que le temps du repos ne sait pour elles un temps d’oisiveté, je leur fais creuser des fossés, couper des arbres, transporter le camp et les bagages d’un lieu dans un autre. Je tâche surtout de les mener par la voie de l’honneur. Un jour, près de combattre, je vis des soldats pâlir ; je dis tout haut : si quelqu’un d’entre vous a oublié quelque chose dans le camp, qu’il aille et revienne au plus vîte. Les plus lâches profitèrent de cette permission. Je m’écriai alors : les esclaves ont disparu ; nous n’avons plus avec nous que de braves gens. Nous marchâmes, et l’ennemi prit la fuite.
Iphicrate nous raconta plusieurs autres stratagèmes qui lui avaient également bien réussi. Nous nous retirâmes vers le milieu de la nuit. Le lendemain, et pendant plusieurs jours de suite, nous vîmes les cavaliers s’exercer au Lycée et auprès de l’Académie : on les accoutumait à sauter sans aide sur le cheval, à lancer des traits, à franchir des fossés, à grimper sur des hauteurs, à courir sur un terrain en pente, à s’attaquer, à se poursuivre, à faire toutes sortes d’évolutions, tantôt séparément de l’infanterie, tantôt conjointement avec elle.
Timagène me disait : quelque excellente que sait cette cavalerie, elle sera battue, si elle en vient aux mains avec celle des Thébains. Elle n’admet qu’un petit nombre de frondeurs et de gens de trait dans les intervalles de sa ligne ; les Thébains en ont trois fois autant, et ils n’emplaient que des Thessaliens supérieurs pour ce genre d’armes, à tous les peuples de la Grèce. L’événement justifia la prédiction de Timagène. L’armée se disposait à partir. Plusieurs familles étaient consternées. Les sentimens de la nature et de l’amour se réveillaient avec plus de force dans le coeur des mères et des épouses. Pendant qu’elles se livraient à leurs craintes, des ambassadeurs récemment arrivés de Lacédémone, nous entretenaient du courage que les femmes Spartiates avaient fait paraître en cette occasion. Un jeune soldat disait à sa mère, en lui montrant son épée : elle est bien courte ! Eh bien, répondit-elle, vous ferez un pas de plus. Une autre Lacédémonienne, en donnant le bouclier à son fils, lui dit : revenez avec cela ou sur cela (43).
Les troupes assistèrent aux fêtes de Bacchus, dont le dernier jour amenait une cérémonie que les circonstances rendirent très intéressante. Elle eut pour témoins le sénat, l’armée, un nombre infini de citoyens de tous états, d’étrangers de tout pays. Après la dernière tragédie, nous vîmes paraître sur le théâtre un héraut suivi de plusieurs jeunes orphelins, couverts d’armes étincelantes. Il s’avança pour les présenter à cette auguste assemblée ; et d’une voix ferme et sonore il prononça lentement ces mots : « Voici des jeunes-gens dont les pères sont morts à la guerre, après avoir combattu avec courage. Le peuple qui les avait adoptés, les a fait élever jusqu’à l’âge de vingt ans. Il leur donne aujourd’hui une armure complette ; il les renvoie chez eux ; il leur assigne les premières places dans nos spectacles. »
Tous les coeurs furent émus. Les troupes versèrent des larmes d’attendrissement, et partirent le lendemain.

CHAPITRE 11

Séance au théâtre. (44)

Je viens de voir une tragédie ; et dans le désordre de mes idées, je jette rapidement sur le papier les impressions que j’en ai reçues. Le théâtre s’est ouvert à la pointe du jour. J’y suis arrivé avec Philotas. Rien de si imposant que le premier coup-d’oeil. D’un côté la scène ornée de décorations exécutées par d’habiles artistes ; de l’autre, un vaste amphithéâtre couvert de gradins qui s’élèvent les uns au-dessus des autres jusqu’à une très grande hauteur ; des paliers et des escaliers qui se prolongent et se croisent par intervalles, facilitent la communication, et divisent les gradins en plusieurs compartiments, dont quelques-uns sont réservés pour certains corps et certains états.
Le peuple abordait en foule ; il allait, venait, montait, descendait, criait, riait, se pressait, se poussait, et bravait les officiers qui couraient de tous côtés pour maintenir le bon ordre. Au milieu de ce tumulte sont arrivés successivement les neuf archontes ou premiers magistrats de la république, les cours de justice, le sénat des cinq cents, les officiers généraux de l’armée, les ministres des autels. Ces divers corps ont occupé les gradins inférieurs. Au-dessus on rassemblait tous les jeunes-gens qui avaient atteint leur 18 e année. Les femmes se plaçaient dans un endrait qui les tenait éloignées des hommes et des courtisanes. L’orchestre était vide. On le destinait aux combats de poésie, de musique et de danse, qu’on donne après la représentation des pièces : car ici tous les arts se réunissent pour satisfaire tous les goûts. J’ai vu des Athénienss faire étendre sous leurs pieds des tapis de pourpre, et s’asseoir mollement sur des coussins apportés par leurs esclaves. D’autres, qui, avant et pendant la représentation, faisaient venir du vin, des fruits et des gâteaux. D’autres, qui se précipitaient sur des gradins pour choisir une place commode, et l’ôter à celui qui l’occupait. Ils en ont le drait, m’a dit Philotas ; c’est une distinction qu’ils ont reçue de la république pour récompense de leurs services.
Comme j’étais étonné du nombre des spectateurs : il peut se monter, m’a-t-il dit, à 30000. La solennité de ces fêtes en attire de toutes les parties de la Grèce, et répand un esprit de vertige parmi les habitants de cette ville. Pendant plusieurs jours, vous les verrez abandonner leurs affaires, se refuser au sommeil, passer ici une partie de la journée sans pouvoir se rassasier des divers spectacles qu’on y donne. C’est un plaisir d’autant plus vif pour eux, qu’ils le goûtent rarement. Le concours des pièces dramatiques n’a lieu que dans deux autres fêtes. Mais les auteurs réservent tous leurs efforts pour celle-ci. On nous a promis sept à huit pièces nouvelles. N’en soyez pas surpris. Tous ceux qui dans la Grèce travaillent pour le théâtre, s’empressent à nous offrir l’hommage de leurs talents. D’ailleurs nous reprenons quelquefois les pièces de nos anciens auteurs ; et la lice va s’ouvrir par l’Antigone de Sophocle. Vous aurez le plaisir d’entendre deux excellents acteurs, Théodore et Aristodème.
Philotas achevait à peine, qu’un héraut, après avoir imposé silence, s’est écrié : qu’on fasse avancer le choeur de Sophocle. C’était l’annonce de la pièce. Le théâtre représentait le vestibule du palais de Créon, roi de Thèbes. Antigone et Ismène, filles d’Oedipe, ont ouvert la scène, couvertes d’un masque. Leur déclamation m’a paru naturelle ; mais leur voix m’a surpris. - Comment nommez-vous ces actrices, ai-je dit ? - Théodore et Aristodème, a répondu Philotas : car ici les femmes ne montent pas sur le théâtre. Un moment après, un choeur de 15 vieillards thébains est entré, marchant à pas mesurés sur 3 de front et 5 de hauteur. Il a célébré, dans des chants mélodieux, la victoire que les Thébains venaient de remporter sur Polynice, frère d’Antigone. L’action s’est insensiblement développée. Tout ce que je voyois, tout ce que j’entendais, m’était si nouveau, qu’à chaque instant mon intérêt croissait avec ma surprise. Entraîné par les prestiges qui m’entouraient, je me suis trouvé au milieu de Thèbes. J’ai vu Antigone rendre les devoirs funèbres à Polynice, malgré la sévère défense de Créon. J’ai vu le tyran, sourd aux prières du vertueux Hémon son fils, qu’elle était sur le point d’épouser, la faire traîner avec violence dans une grotte obscure qui paraissait au fond du théâtre, et qui devait lui servir de tombeau. Bientôt effrayé des menaces du ciel, il s’est avancé vers la caverne, d’où sortaient des hurlements effroyables. C’étaient ceux de son fils. Il serrait entre ses bras la malheureuse Antigone, dont un noeud fatal avait terminé les jours. La présence de Créon irrite sa fureur ; il tire l’épée contre son père ; il s’en perce lui-même, et va tomber aux pieds de son amante, qu’il tient embrassés jusqu’à ce qu’il expire.
Ils se passaient presque tous à ma vue, ces événements cruels, ou plutôt un heureux éloignement en adoucissait l’horreur. Quel est donc cet art qui me fait éprouver à la fois tant de douleur et de plaisir, qui m’attache si vivement à des malheurs dont je ne pourrois pas soutenir l’aspect ? Quel merveilleux assortiment d’illusions et de réalités ! Je volais au secours des deux amants ; je détestais l’impitoyable auteur de leurs maux. Les passions les plus fortes déchiraient mon âme sans la tourmenter ; et pour la première fois je trouvais des charmes à la haine. Trente mille spectateurs fondant en larmes, redoublaient mes émotions et mon ivresse. Combien la princesse est-elle devenue intéressante, lorsque de barbares satellites l’entraînant vers la caverne, son coeur fier et indomptable, cédant à la voix impérieuse de la nature, a montré un instant de faiblesse, et fait entendre ces accents douloureux !
« Je vais donc toute en vie descendre lentement dans le séjour des morts ! Je ne reverrai donc plus la lumière des cieux ! ô tombeau, ô lit funèbre, demeure éternelle ! Il ne me reste qu’un espoir : vous me servirez de passage pour me rejoindre à ma famille, à cette famille désastreuse dont je péris la dernière et la plus misérable. Je reverrai les auteurs de mes jours ; ils me reverront avec plaisir ; et toi, Polynice, ô mon frère, tu sauras que pour te rendre des devoirs prescrits par la nature et par la religion, j’ai sacrifié ma jeunesse, ma vie, mon hymen, tout ce que j’avais de plus cher au monde. Hélas ! On m’abandonne en ce moment funeste. Les Thébains insultent à mes malheurs. Je n’ai pas un ami dont je puisse obtenir une larme. J’entends la mort qui m’appelle, et les dieux se taisent. Où sont mes forfaits ? Si ma piété fut un crime, je dois l’expier par mon trépas. Si mes ennemis sont coupables, je ne leur souhaite pas de plus affreux supplices que le mien. »
Ce n’est qu’après la représentation de toutes les pièces qu’on doit adjuger le prix. Celle de Sophocle a été suivie de quelques autres que je n’ai pas eu la force d’écouter. Je n’avais plus de larmes à répandre, ni d’attention à donner.
J’ai copié dans ce chapitre les propres paroles de mon journal. Je décrirai ailleurs tout ce qui concerne l’art dramatique, et les autres spectacles qui relèvent l’éclat des fêtes dionysiaques. 

CHAPITRE 12

Description d’Athènes.

Il n’y a point de ville dans la Grèce qui présente un si grand nombre de monumens, que celle d’Athènes. De toutes parts s’élèvent des édifices respectables par leur ancienneté, ou par leur élégance. Les chefs-d’oeuvre de la sculpture sont prodigués jusque dans les places publiques. Ils embellissent, de concert avec ceux de la peinture, les portiques et les temples. Ici tout s’anime, tout parle aux yeux du spectateur attentif. L’histoire des monuments de ce peuple serait l’histoire de ses exploits, de sa reconnaissance et de son culte. Je n’ai ni le projet de les décrire en particulier, ni la prétention de faire passer dans l’âme de mes lecteurs, l’impression que les beautés de l’art faisaient sur la mienne. C’est un bien pour un voyageur d’avoir acquis un fonds d’émotions douces et vives, dont le souvenir se renouvelle pendant toute sa vie ; mais il ne saurait les partager avec ceux qui, ne les ayant pas éprouvées, s’intéressent toujours plus au récit de ses peines, qu’à celui de ses plaisirs. J’imiterai ces interprètes qui montrent les singularités d’Olympie et de Delphes ; je conduirai mon lecteur dans les différents quartiers d’Athènes : nous nous placerons aux dernières années de mon séjour dans la Grèce, et nous commencerons par aborder au Pirée (45).
Ce port qui en contient trois autres plus petits, est à l’ouest de ceux de Munychie et de Phalère, presque abandonnés aujourd’hui. On y rassemble quelquefois jusqu’à 300 galères (46); il pourrait en contenir 400. Thémistocle en fit, pour ainsi dire, la découverte, quand il voulut donner une marine aux Athéniens. On y vit bientôt des marchés, des magasins, et un arsenal capable de fournir à l’armement d’un grand nombre de vaisseaux.
Avant que de mettre pied à terre, jetez les yeux sur le promontoire voisin. Une pierre carrée, sans ornements, et posée sur une simple base, est le tombeau de Thémistocle. Son corps fut apporté du lieu de son exil. Voyez ces vaisseaux qui arrivent, qui vont partir, qui partent ; ces femmes, ces enfans qui accourent sur le rivage, pour recevoir les premiers embrassements, ou les derniers adieux de leurs époux et de leurs pères ; ces commis de la douane qui s’empressent d’ouvrir les ballots qu’on vient d’apporter, et d’y apposer leurs cachets, jusqu’à ce qu’on ait payé le droit de cinquantième ; ces magistrats, ces inspecteurs qui courent de tous côtés ; les uns, pour fixer le prix du blé et de la farine ; les autres, pour en faire transporter les deux tiers à Athènes ; d’autres, pour empêcher la fraude, et maintenir l’ordre.
Entrons sous l’un de ces portiques qui entourent le port. Voilà des négociants qui, prêts à faire voile pour le Pont-Euxin ou pour la Sicile, empruntent à gros intérêts les sommes dont ils ont besoin, et rédigent l’acte qui comprend les conditions du marché. En voilà un qui déclare, en présence de témoins, que les effets qu’il vient d’embarquer, seront, en cas de naufrage, aux risques des prêteurs. Plus loin, sont exposées sur des tables, différentes marchandises du Bosphore et les montres des blés récemment apportés du Pont, de Thrace, de Syrie, d’égypte, de Libye et de Sicile. Allons à la place d’Hippodamus, ainsi nommée d’un architecte de Milet, qui l’a construite. Ici, les productions de tous les pays sont accumulées : ce n’est point le marché d’Athènes ; c’est celui de toute la Grèce.
Le Pirée est décoré d’un théâtre, de plusieurs temples, et de quantité de statues. Comme il devait assurer la subsistance d’Athènes, Thémistocle le mit à l’abri d’un coup de main, en faisant construire cette belle muraille qui embrasse et le bourg du Pirée, et le port de Munychie. Sa longueur est de 60 stades ; sa hauteur, de 40 coudées (47). Thémistocle voulait la porter jusqu’à 80. Sa largeur est plus grande que la voie de deux chariots. Elle fut construite de grosses pierres équarries, et liées à l’extérieur par des tenons de fer et de plomb.
Prenons le chemin d’Athènes, et suivons cette longue muraille, qui du Pirée s’étend jusqu’à la porte de la ville, dans une longueur de 40 stades. Ce fut encore Thémistocle qui forma le dessein de l’élever ; et son projet ne tarda pas à s’exécuter sous l’administration de Cimon et de Périclès. Quelques années après, ils en firent construire une semblable, quoiqu’un peu moins longue, depuis les murs de la ville, jusqu’au port de Phalère. Elle est à notre draite. Les fondements de l’une et de l’autre furent établis dans un terrain marécageux, qu’on eut soin de combler avec de gros rochers. Par ces deux murs de communication, appelés aujourd’hui longues murailles, le Pirée se trouve renfermé dans l’enceinte d’Athènes, dont il est devenu le boulevard. Après la prise de cette ville, on fut obligé de démolir en tout ou en partie ces différentes fortifications ; mais on les a presque entièrement rétablies de nos jours.
La route que nous suivons, est fréquentée dans tous les temps, à toutes les heures de la journée, par un grand nombre de personnes que la proximité du Pirée, ses fêtes et son commerce attirent dans ce lieu.
Nous voici en présence d’un cénotaphe. Les Athéniens l’ont élevé pour honorer la mémoire d’Euripide mort en Macédoine. Lisez les premiers mots de l’inscription : LA GLOIRE D’EURIPIDE A POUR MONUMENT LA GRÈCE ENTIÈRE. Voyez-vous ce concours
de spectateurs auprès de la porte de la ville, les litières qui s’arrêtent en cet endroit, et sur un échafaud cet homme entouré d’ouvriers ? C’est Praxitèle ; il va faire poser sur une base qui sert de tombeau, une superbe statue équestre qu’il vient de terminer.
Nous voilà dans la ville, et auprès d’un édifice qui se nomme pompeïon. C’est de là que partent ces pompes ou processions de jeunes garçons et de jeunes filles, qui vont par intervalles figurer dans les fêtes que célèbrent les autres nations. Dans un temple voisin, consacré à Cérès, on admire la statue de la déesse, celle de Proserpine, et celle du jeune Iacchus ; toutes trois de la main de Praxitèle.
Parcourons rapidement ces portiques qui se présentent le long de la rue, et qu’on a singulièrement multipliés dans la ville. Les uns sont isolés ; d’autres, appliqués à des bâtimens auxquels ils servent de vestibules. Les philosophes et les gens oisifs y passent une partie de la journée. On voit dans presque tous, des peintures et des statues d’un travail excellent. Dans celui où l’on vend la farine, vous trouverez un tableau d’Hélène, peint par Zeuxis. Prenons la rue que nous avons à gauche : elle nous conduira au quartier du Pnyx, et près de l’endroit où le peuple tient quelques-unes de ses assemblées. Ce quartier qui est très fréquenté, confine à celui du Céramique ou des Tuileries, ainsi nommé des ouvrages en terre cuite, qu’on y fabriquait autrefois. Ce vaste emplacement est divisé en deux parties ; l’une au-delà des murs, où se trouve l’académie ; l’autre en dedans, où est la grande place.
Arrêtons-nous un moment au portique royal, qui, sous plusieurs rapports, mérite notre attention. Le second des archontes, nommé l’archonte-roi, y tient son tribunal. Celui de l’aréopage s’y assemble quelquefois. Les statues dont le toit est couronné, sont en terre cuite, et représentent Thésée qui précipite Sciron dans la mer, et l’Aurore qui enlève Céphale. La figure de bronze que vous voyez à la porte, est celle de Pindare couronné d’un diadême, ayant un livre sur ses genoux, et une lyre dans sa main. Thèbes, sa patrie, offensée de l’éloge qu’il avait fait des Athéniens, eut la lâcheté de le condamner à une amende, et Athènes lui décerna ce monument, moins peut-être par estime pour ce grand poète, que par haine contre les Thébains. Non loin de Pindare, sont les statues de Conon, de son fils Timothée, et d’Evagoras, roi de Chypre.
Près du portique royal, est celui de Jupiter libérateur, où le peintre Euphranor vient de représenter dans une suite de tableaux, les douze dieux, Thésée, le peuple d’Athènes, et ce combat de cavalerie où Grillus, fils de Xénophon, attaqua les thébains commandés par Épaminondas. On les reconnoît aisément l’un et l’autre ; et le peintre a rendu avec des traits de feu, l’ardeur dont ils étaient animés. L’Apollon du temple voisin est de la même main.
Du portique royal partent deux rues qui aboutissent à la place publique. Prenons celle de la droite. Elle est décorée, comme vous voyez, par quantité d’Hermès. C’est le nom qu’on donne à ces gaines surmontées d’une tête de Mercure. Les uns ont été placés par de simples particuliers ; les autres, par ordre des magistrats. Presque tous rappellent des faits glorieux ; d’autres des leçons de sagesse. On doit ces derniers à Hipparque, fils de Pisistrate. Il avait mis en vers les plus beaux préceptes de la morale ; il les fit graver sur autant d’Hermès élevés par ses ordres dans les places, dans les carrefours, dans plusieurs rues d’Athènes et dans les bourgs de l’Attique. Sur celui-ci, par exemple, est écrit : prenez toujours la justice pour guide ; sur celui-là : ne violez jamais les draits de l’amitié. Ces maximes ont contribué sans doute à rendre sentencieux le langage des habitans de la campagne. Cette rue se termine par deux portiques qui donnent sur la place. L’un est celui des Hermès ; l’autre qui est le plus beau de tous, se nomme Poecile. On voit dans le premier trois Hermès sur lesquels, après quelques avantages remportés sur les Mèdes, on inscrivit autrefois l’éloge que le peuple décernait, non aux généraux, mais aux soldats qui avaient vaincu sous leurs ordres. A la porte du Poecile est la statue de Solon. Les murs de l’intérieur, chargés de boucliers enlevés aux Lacédémoniens et à d’autres peuples, sont enrichis des ouvrages de Polygnote, de Micon, de Panoenus, et de plusieurs autres peintres célèbres. Dans ces tableaux dont il est plus aisé de sentir les beautés que de les décrire, vous verrez la prise de Troie, les secours que les Athéniens donnèrent aux Héraclides, la bataille qu’ils livrèrent aux Lacédémoniens à Oenoé, aux Perses à Marathon, aux Amazones dans Athènes même.
Cette place, qui est très vaste, est ornée d’édifices destinés au culte des dieux, ou au service de l’état ; d’autres qui servent d’asyle quelquefois aux malheureux, trop souvent aux coupables ; de statues décernées à des rois et à des particuliers qui ont bien mérité de la république.
Suivez-moi, et à l’ombre des platanes qui embellissent ces lieux, parcourons un des côtés de la place. Cette grande enceinte renferme un temple en l’honneur de la mère des dieux, et le palais où s’assemble le sénat. Dans ces édifices et tout autour sont placés des cippes et des colonnes, où l’on a gravé plusieurs des lois de Solon et des décrets du peuple. C’est dans cette rotonde entourée d’arbres, que les prytanes en exercice vont tous les jours prendre leurs repas, et quelquefois offrir des sacrifices pour la prospérité du peuple.
Au milieu de dix statues, qui donnèrent leurs noms aux tribus d’Athènes, le premier des archontes tient son tribunal. Ici les ouvrages du génie arrêtent à tous moments les regards. Dans le temple de la mère des dieux, vous avez vu une statue faite par Phidias ; dans le temple de Mars que nous avons devant les yeux, vous trouverez celle du dieu exécutée par Alcamène, digne élève de Phidias. Tous les côtés de la place offrent de pareils monuments. Dans son intérieur, voilà le camp des Scythes que la république entretient pour maintenir l’ordre. Voilà l’enceinte où le peuple s’assemble quelquefois, et qui est maintenant couverte de tentes, sous lesquelles on étale différentes marchandises. Plus loin vous voyez cette foule qu’il est difficile de percer. C’est là qu’on trouve les provisions nécessaires à la subsistance d’un si grand peuple. C’est le marché général, divisé en plusieurs marchés particuliers, fréquenté à toutes les heures du jour, et surtout depuis neuf heures jusqu’à midi. Des receveurs y viennent pour retirer les draits imposés sur tout ce qui s’y vend, et des magistrats pour veiller sur tout ce qui s’y fait. Je vous citerai deux lois très sages, concernant cette populace indocile et tumultueuse. L’une défend de reprocher au moindre citoyen le gain qu’il fait au marché. On n’a pas voulu qu’une profession utile pût devenir une profession méprisable. L’autre défend au même citoyen de surfaire, en employant le mensonge. La vanité maintient la première, et l’intérêt a fait tomber la seconde. Comme la place est l’endrait le plus fréquenté de la ville, les ouvriers cherchent à s’en rapprocher ; et les maisons s’y louent à plus haut prix que partout ailleurs.
Je vais maintenant vous conduire au temple de Thésée, qui fut construit par Cimon, quelques années après la bataille de Salamine. Plus petit que celui de Minerve, dont je vous parlerai bientôt, et auquel il parait avoir servi de modèle, il est, comme ce dernier, d’ordre dorique et d’une forme très élégante. Des peintres habiles l’ont enrichi de leurs ouvrages immortels.
Après avoir passé devant le temple de Castor et de Pollux, devant la chapelle d’Agraule fille de Cécrops, devant le prytanée, où la république entretient à ses dépens quelques citoyens qui lui ont rendu des services signalés, nous voilà dans la rue des Trépieds, qu’il faudrait plutôt nommer la rue des triomphes. C’est ici, en effet, que tous les ans on dépose, pour ainsi dire, la gloire des vainqueurs aux combats qui embellissent nos fêtes. Ces combats se livrent entre des musiciens ou des danseurs de différents âges. Chaque tribu nomme les siens. Celle qui a remporté la victoire, consacre un trépied de bronze, tantôt dans un temple, quelquefois dans une maison qu’elle a fait construire dans cette rue.
Vous voyez ces offrandes multipliées sur les sommets ou dans l’intérieur des édifices élégants que nous avons de chaque côté. Elles y sont accompagnées d’inscriptions qui, suivant les circonstances, contiennent le nom du premier des archontes, de la tribu qui a remporté la victoire, du citoyen qui, sous le titre de chorège, s’est chargé de l’entretien de la troupe, du poète qui a fait les vers, du maître qui a exercé le choeur, et du musicien qui a dirigé les chants au son de sa flûte. Approchons ; voilà les vainqueurs des Perses célébrés pour avoir paru à la tête des choeurs. Lisez sous ce trépied : LA TRIBU ANTIOCHIDE A REMPORTÉ LE PRIX ; ARISTIDE ÉTAIT CHORÈGE ; ARCHESTRATE AVAIT COMPOSÉ LA PIÈCE. Sous cet autre : THÉMISTOCLE ÉTAIT CHORÈGE ; PHRYNICUS AVAIT FAIT LA TRAGÉDIE ; ADIMANTE ÉTAIT ARCHONTE (48).
Les ouvrages d’architecture et de sculpture dont nous sommes entourés, étonnent autant par l’excellence du travail que par les motifs qui les ont produits ; mais toutes leurs beautés disparoissent à l’aspect du satyre que vous allez voir dans cet édifice, que Praxitèle met parmi ses plus beaux ouvrages, et que le public place parmi les chefs-d’oeuvre de l’art.
La rue des Trépieds conduit au théâtre de Bacchus. Il convenait que les trophées fussent élevés auprès du champ de bataille ; car c’est au théâtre que les choeurs des tribus se disputent communément la victoire.
C’est là aussi que le peuple s’assemble quelquefois, sait pour délibérer sur les affaires de l’état, sait pour assister à la représentation des tragédies et des comédies. à Marathon, à Salamine, à Platée, les Athéniens ne triomphèrent que des perses. Ici ils ont triomphé de toutes les nations qui existent aujourd’hui, peut-être de celles qui existeront un jour ; et les noms d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, ne seront pas moins célèbres dans la suite des temps, que ceux de Miltiade, d’Aristide et de Thémistocle.
En face du théâtre est un des plus anciens temples d’Athènes, celui de Bacchus, surnommé le dieu des pressoirs. Il est situé dans le quartier des marais, et ne s’ouvre qu’une fois l’année. C’est dans cette vaste enceinte qui l’entoure, qu’en certaines fêtes on donnait autrefois des spectacles, avant la construction du théâtre.
Nous arrivons enfin au pied de l’escalier qui conduit à la citadelle. Observez en montant comme la vue s’étend et s’embellit de tous côtés. Jetez les yeux à gauche sur l’antre creusé dans le rocher, et consacré à Pan, auprès de cette fontaine. Apollon y reçut les faveurs de Créuse, fille du roi Érechthée. Il y reçoit aujourd’hui l’hommage des Athéniens, toujours attentifs à consacrer les faiblesses de leurs dieux.
Arrêtons-nous devant ce superbe édifice, d’ordre dorique, qui se présente à nous. C’est ce qu’on appelle les Propylées ou vestibules de la citadelle. Périclès les fit construire en marbre, sur les dessins et sous la conduite de l’architecte Mnésiclès. Commencés sous l’archontat d’Eutyménès (49), ils ne furent achevés que cinq ans après ; ils coûtèrent, dit-on, 2012 talents (50), somme exorbitante, et qui excède le revenu annuel de la république. Le temple que nous avons à gauche, est consacré à la victoire. Entrons dans le bâtiment qui est à notre droite, pour admirer les peintures qui en décorent les murs, et dont la plupart sont de la main de Polygnote. Revenons au corps du milieu. Considérez les six belles colonnes qui soutiennent le fronton. Parcourez le vestibule divisé en trois pièces par deux rangs de colonnes ioniques, terminé à l’opposite par cinq portes, à travers desquelles nous distinguons les colonnes du péristyle qui regarde l’intérieur de la citadelle (51). Observez, en passant, ces grandes pièces de marbre qui composent le plafond, et soutiennent la couverture. Nous voilà dans la citadelle. Voyez cette quantité de statues que la religion et la reconnaissance ont élevées en ces lieux, et que le ciseau des Myrons, des Phidias, des Alcamènes et des plus célèbres artistes, semble avoir animées. Ici revivront à jamais Périclès, Phormion, Iphicrate, Timothée, et plusieurs autres généraux Athéniens. Leurs nobles images sont mêlées confusément avec celles des dieux. Ces sortes d’apothéoses me frappèrent vivement à mon arrivée dans la Grèce. Je croyais voir dans chaque ville deux espèces de citoyens ; ceux que la mort destinait à l’oubli, et ceux à qui les arts donnaient une existence éternelle. Je regardais les uns comme les enfants des hommes, les seconds comme les enfants de la gloire. Dans la suite, à force de voir des statues, j’ai confondu ces deux peuples. Approchons de ces deux autels. Respectez le premier ; c’est celui de la pudeur : embrassez tendrement le second ; c’est celui de l’amitié. Lisez sur cette colonne de bronze un décret qui proscrit, avec des notes infamantes, un citoyen et sa postérité, parce qu’il avait reçu l’or des Perses pour corrompre les Grecs. Ainsi les mauvaises actions sont immortalisées pour en produire de bonnes, et les bonnes pour en produire de meilleures. Levez les yeux, admirez l’ouvrage de Phidias. Cette statue colossale de bronze, est celle qu’après la bataille de Marathon, les Athéniens consacrèrent à Minerve.
Toutes les régions de l’Attique sont sous la protection de cette déesse ; mais on dirait qu’elle a établi sa demeure dans la citadelle. Combien de statues, d’autels et d’édifices en son honneur !
Parmi ces statues, il en est trois dont la matière et le travail attestent les progrès du luxe et des arts. La première est si ancienne, qu’on la dit être descendue du ciel. Elle est informe, et de bois d’olivier. La seconde, que je viens de vous montrer, est d’un temps où de tous les métaux, les Athéniens n’employaient que le fer pour obtenir des succès, et le bronze pour les éterniser. La troisième que nous verrons bientôt, fut ordonnée par Périclès : elle est d’or et d’ivoire.
Voici un temple composé de deux chapelles consacrées, l’une à Minerve Poliade, l’autre à Neptune, surnommé Érechthée. Observons la manière dont les traditions fabuleuses se sont quelquefois conciliées avec les faits historiques. C’est ici que l’on montre d’un côté l’olivier que la déesse fit sortir de la terre, et qui s’est multiplié dans l’Attique ; de l’autre, le puits d’où l’on prétend que Neptune fit jaillir l’eau de la mer. C’était par de pareils bienfaits, que ces divinités aspiraient à donner leur nom à cette ville naissante. Les dieux décidèrent en faveur de Minerve ; et pendant longtemps les Athéniens préférèrent l’agriculture au commerce. Depuis qu’ils ont réuni ces deux sources de richesses, ils partagent dans un même lieu leur hommage entre leurs bienfaiteurs ; et pour achever de les concilier, ils leur ont élevé un autel commun, qu’ils appellent l’autel de l’oubli. Devant la statue de la déesse, est suspendue une lampe d’or, surmontée d’une palme de même métal, qui se prolonge jusqu’au plafond. Elle brûle jour et nuit ; on n’y met de l’huile qu’une fois l’an. La mèche qui est d’amiante ne se consume jamais ; et la fumée s’échappe par un tuyau caché sous la feuille de palmier. Cet ouvrage est de Callimaque. Le travail en est si achevé, qu’on y désire les grâces de la négligence ; mais c’était le défaut de cet artiste trop soigneux. Il s’éloignait de la perfection pour y atteindre ; et à force d’être mécontent de lui-même, il mécontentait les connaisseurs.
On conservait dans cette chapelle le riche cimeterre de Mardonius, qui commandait l’armée des Perses à la bataille de Platée ; et la cuirasse de Masistius, qui était à la tête de la cavalerie. On voyait aussi dans le vestibule du Parthénon, le trône aux pieds d’argent, sur lequel Xerxès se plaça pour être témoin du combat de Salamine ; et dans le trésor sacré, les restes du butin trouvé au camp des Perses. Ces dépouilles, la plupart enlevées de notre temps par des mains sacrilèges, étaient des trophées dont les Athéniens d’aujourd’hui s’enorgueillissent, comme s’ils les devaient à leur valeur ; semblables à ces familles qui ont autrefois produit de grands hommes, et qui tâchent de faire oublier ce qu’elles sont, par le souvenir de ce qu’elles ont été.
Cet autre édifice nommé Opisthodome, est le trésor public. Il est entouré d’un double mur. Des trésoriers, tous les ans tirés au sort, y déposent les sommes que le sénat remet entre leurs mains ; et le chef des prytanes, lequel change tous les jours, en garde la clef.
Vos yeux se tournent depuis longtemps vers ce fameux temple de Minerve, un des plus beaux ornements d’Athènes. Il est connu sous le nom de Parthénon. Avant que d’en approcher, permettez que je vous lise une lettre que j’écrivis à mon retour de Perse,
au mage Othanès, avec qui j’avais eu d’étroites liaisons pendant mon séjour à Suze. Il connaissait l’histoire de la Grèce, et aimait à s’instruire des usages des nations. Il me demanda quelques éclaircissements sur les temples des grecs. Voici ma réponse :
« Vous prétendez qu’on ne doit pas représenter la divinité sous une forme humaine ; qu’on ne doit pas circonscrire sa présence dans l’enceinte d’un édifice. Mais vous n’auriez pas conseillé à Cambyse d’outrager en égypte les objets du culte public, ni à Xerxès de détruire les temples et les statues des Grecs. Ces princes, superstitieux jusqu’à la folie, ignoraient qu’une nation pardonne plus facilement la violence que le mépris, et qu’elle se croit avilie quand on avilit ce qu’elle respecte. La Grèce a defendu de rétablir les monuments sacrés, autrefois renversés par les Perses. Ces ruines attendent le moment de la vengeance : si jamais les Grecs portent leurs armes victorieuses dans les états du grand roi, ils se souviendront de Xerxès, et mettront vos villes en cendres. Les Grecs ont emprunté des Égyptiens l’idée et la forme des temples ; mais ils ont donné à ces édifices des proportions plus agréables, ou du moins plus assorties à leur goût.
Je n’entreprendrai pas de vous en décrire les différentes parties ; j’aime mieux vous envoyer le plan de celui qui fut construit en l’honneur de Thésée. Quatre murs disposés en forme de parallélogramme ou de carré long, constituent la nef ou le corps du temple. Ce qui le décore, et fait son principal mérite, est extérieur, et lui est aussi étranger que les vêtemens qui distinguent les différentes classes des citoyens. C’est un portique qui règne tout autour, et dont les colonnes établies sur un soubassement composé de quelques marches, soutiennent un entablement surmonté d’un fronton dans les parties antérieure et postérieure. Ce portique ajoute autant de grâce que de majesté à l’édifice ; il contribue à la beauté des cérémonies, par l’affluence des spectateurs qu’il peut contenir, et qu’il met à l’abri de la pluie. Dans le vestibule sont des vases d’eau lustrale, et des autels sur lesquels on offre ordinairement les sacrifices. De là on entre dans le temple où se trouvent la statue de la divinité, et les offrandes consacrées par la piété des peuples. Il ne tire du jour que de la porte (52).
Le plan que vous avez sous les yeux, peut se diversifier suivant les règles de l’art et le goût de l’artiste. Variété dans les dimensions du temple. Celui de Jupiter à Olympie a 230 pieds de longueur, 95 de largeur, 68 de hauteur. Celui de Jupiter à Agrigente en Sicile, a 340 pieds de long, 160 de large, 120 de haut (53).
Variété dans le nombre des colonnes. Tantôt on en voit 2, 4, 6, 8, et jusqu’à dix, aux deux façades ; tantôt on n’en a placé qu’à la façade antérieure. Quelquefois deux files de colonnes forment tout autour un double portique.
Variété dans les ornements et les proportions des colonnes et de l’entablement. C’est ici que brille le génie des grecs. Après différents essais, ayant réuni leurs idées et leurs découvertes en systèmes, ils composèrent deux genres ou deux ordres d’architecture, qui ont chacun un caractère distinctif, et des beautés particulières : l’un, plus ancien, plus mâle et plus solide, nommé dorique ; l’autre, plus léger et plus élégant, nommé ionique. Je ne parle pas du corinthien, qui ne diffère pas essentiellement des deux autres. Variété enfin dans l’intérieur des temples. Quelques-uns renferment un sanctuaire interdit aux profanes. D’autres sont divisés en plusieurs parties. Il en est dans lesquels, outre la porte d’entrée, on en a pratiqué une à l’extrémité opposée, ou dont le tait est soutenu par un ou deux rangs de colonnes (54).
Pour vous mettre en état de mieux juger de la forme des temples de cette nation, je joins à ma lettre deux dessins, où vous trouverez la façade et la vue du Parthénon, qui est à la citadelle d’Athènes. J’y joins aussi l’ouvrage qu’Ictinus composa sur ce beau monument. Ictinus fut un des deux architectes que Périclès chargea du soin de le construire ; l’autre s’appelait Callicrate.
De quelque côté qu’on arrive, par mer, par terre, on le vait de loin s’élever au dessus de la ville et de la citadelle. Il est d’ordre dorique, et de ce beau marbre blanc qu’on tire des carrières du Pentélique, montagne de l’Attique. Sa largeur est de 100 pieds ; sa longueur, d’environ 227 ; sa hauteur, d’environ 69 (55). Le portique est double aux deux façades, simple aux deux côtés. Tout le long de la face extérieure de la nef, règne une frise, où l’on a représenté une procession en l’honneur de Minerve. Ces bas-reliefs ont accru la gloire de ceux qui les exécutèrent. Dans le temple est cette statue célèbre par sa grandeur, par la richesse de la matière et la beauté du travail. à la majesté sublime qui brille dans les traits et dans toute la figure de Minerve, on reconnaît aisément la main de Phidias. Les idées de cet artiste avaient un si grand caractère, qu’il a encore mieux réussi à représenter les dieux que les hommes. On eût dit qu’il voyait les seconds de trop haut, et les premiers de fort près. La hauteur de la figure est de 26 coudées. Elle est debout, couverte de l’égide et d’une longue tunique. Elle tient d’une main la lance, et de l’autre une victoire haute de près de 4 coudées (56). Son casque surmonté d’un sphinx, est orné, dans les parties latérales, de deux griffons. Sur la face extérieure du bouclier posé aux pieds de la déesse, Phidias a représenté le combat des amazones ; sur l’intérieure, celui des dieux et des géants ; sur la chaussure, celui des Lapithes et des Centaures ; sur le piédestal, la naissance de Pandore, et quantité d’autres sujets. Les parties apparentes du corps sont en ivoire, excepté les yeux, où l’iris est figuré par une pierre particulière. Cet habile artiste mit dans l’exécution une recherche infinie, et montra que son génie conservait sa supériorité jusque dans les plus petits détails. Avant que de commencer cet ouvrage, il fut obligé de s’expliquer dans l’assemblée du peuple, sur la matière qu’on emploierait. Il préférait le marbre, parce que son éclat subsiste plus longtemps. On l’écoutait avec attention : mais quand il ajouta qu’il en coûterait moins, on lui ordonna de se taire ; et il fut décidé que la statue serait en or et en ivoire. On choisit l’or le plus pur ; il en fallut une masse du poids de 40 talents (57). Phidias, suivant le conseil de Périclès, l’appliqua de telle manière, qu’on pouvait aisément le détacher.
Deux motifs engagèrent Périclès à donner ce conseil. Il prévoyait le moment où l’on pourrait faire servir cet or aux besoins pressans de l’état ; et c’est en effet ce qu’il proposa au commencement de la guerre du Péloponnèse. Il prévoyait encore qu’on pourrait l’accuser, ainsi que Phidias, d’en avoir détourné une partie ; et cette accusation eut lieu : mais par la précaution qu’ils avaient prise, elle ne tourna qu’à la honte de leurs ennemis (58). On reprochait encore à Phidias d’avoir gravé son portrait et celui de son protecteur, sur le bouclier de Minerve. Il s’est représenté sous les traits d’un vieillard prêt à lancer une grosse pierre ; et l’on prétend que par un ingénieux mécanisme, cette figure tient tellement à l’ensemble, qu’on ne peut l’enlever sans décomposer et détruire toute la statue. Périclès combat contre une Amazone. Son bras étendu et armé d’un javelot, dérobe aux yeux la moitié de son visage. L’artiste ne l’a caché en partie que pour inspirer le desir de le reconnaître.
A ce temple est attaché un trésor où les particuliers mettent en dépôt les sommes d’argent qu’ils n’osent pas garder chez eux. On y conserve aussi les offrandes que l’on a faites à la déesse. Ce sont des couronnes, des vases, de petites figures de divinités, en or ou en argent. Les Athéniennes y consacrent souvent leurs anneaux, leurs bracelets, leurs colliers. Ces objets sont confiés aux trésoriers de la déesse, qui en ont l’inspection pendant l’année de leur exercice. En sortant de place, ils en remettent à leurs successeurs un état, qui contient le poids de chaque article, et le nom de la personne qui en a fait présent. Cet état, gravé aussitôt sur le marbre, atteste la fidélité des gardes, et excite la générosité des particuliers.
Ce temple, celui de Thésée, et quelques autres encore sont le triomphe de l’architecture et de la sculpture. Je n’ajouterais rien à cet éloge, quand je m’étendrois sur les beautés de l’ensemble, et sur l’élégance des détails. Ne soyez pas étonné de cette multitude d’édifices élevés en l’honneur des dieux. à mesure que les moeurs se sont corrompues, on a multiplié les lois pour prévenir les crimes, et les autels pour les expier. Au surplus, de pareils monuments embellissent une ville, hâtent les progrès des arts, et sont la plupart construits aux dépens de l’ennemi. Car une partie du butin est toujours destinée à la magnificence du culte public. »
Telle fut la réponse que je fis au mage Othanès.
Maintenant, sans sortir de la citadelle, nous allons prendre différentes stations, qui développeront successivement la ville à nos yeux. Elle s’est prolongée, dans ces derniers temps, vers le sud-ouest ; parce que le commerce force, tous les jours, les habitans à se rapprocher du Pirée. C’est de ce côté-là, et du côté de l’ouest, qu’aux environs de la citadelle, s’élèvent par intervalles des rochers, et des éminences la plupart couvertes de maisons. Nous avons à draite la colline de l’aréopage ; à gauche celle du musée ; vers le milieu, celle du Pnyx, où j’ai dit que se tient quelquefois l’assemblée générale. Voyez jusqu’à quel point se surveillent les deux partis qui divisent les Athéniens ; comme du haut de cette colline on aperçoit distinctement le Pirée, il fut un temps où les orateurs, les yeux tournés vers ce port, n’oubliaient rien pour engager le peuple à tout sacrifier à la marine. Les partisans de l’aristocratie en étaient souverainement blessés. Ils disaient que les premiers législateurs n’avaient favorisé que l’agriculture, et que Thémistocle, en liant la ville au Pirée, et la mer à la terre, avait accru le nombre des matelots, et le pouvoir de la multitude. Aussi après la prise d’Athènes, les trente tyrans établis par Lysander, n’eurent rien de plus pressé que de tourner vers la campagne la tribune aux harangues, auparavant dirigée vers la mer.
Je n’ai pas fait mention de plusieurs édifices situés sur les flancs et aux environs de la citadelle. Tels sont, entr’autres, l’Odeum et le temple de Jupiter olympien. Le premier est cette espèce de théâtre que Périclès fit élever pour donner des combats de musique, et dans lequel les six derniers archontes tiennent quelquefois leurs séances. Le comble soutenu par des colonnes, est construit des débris de la flotte des Perses vaincus à Salamine. Le second fut commencé par Pisistrate, et serait, dit-on, le plus magnifique
des temples, s’il était achevé. Vos pas étaient souvent arrêtés, et vos regards surpris dans la route que nous avons suivie depuis le port du Pirée jusqu’au lieu où nous sommes. Il est peu de rues, peu de places dans cette ville, qui n’offrent de semblables objets de curiosité. Mais ne vous en rapportez pas aux apparences. Tel édifice dont l’extérieur est négligé, renferme dans son sein un trésor précieux. Vers le nord, au quartier de Mélite, tâchez de démêler quelques arbres autour d’une maison qu’on apperçait à peine, c’est la demeure de Phocion ; de ce côté-ci, au milieu de ces maisons, un petit temple consacré à Vénus, c’est là que se trouve un tableau de Zeuxis, représentant l’amour couronné de roses ; là-bas, auprès de cette colline, un autre édifice où le rival de Zeuxis a fait un de ces essais qui décèlent le génie. Parrhasius, persuadé que, sait par l’expression du visage, sait par l’attitude et le mouvement des figures, son art pouvait rendre sensibles aux yeux les qualités de l’esprit et du coeur, entreprit, en faisant le portrait du peuple d’Athènes, de tracer le caractère ou plutôt les différents caractères de ce peuple violent, injuste, doux, compatissant, glorieux, rampant, fier et timide. Mais comment a-t-il exécuté cet ingénieux projet ? Je ne veux pas vous ôter le plaisir de la surprise ; vous en jugerez vous-même.
Je vous ai fait courir à perte d’haleine dans l’intérieur de la ville ; vous allez d’un coup-d’oeil en embrasser les dehors. Au levant est le mont Hymette, que les abeilles enrichissent de leur miel, que le thym remplit de ses parfums. L’Ilissus, qui coule à ses pieds, serpente autour de nos murailles. Au dessus vous voyez les gymnases du Cynosarge et du lycée. Au nord-ouest vous découvrez l’Académie ; et un peu plus loin, une colline nommée Colone, où Sophocle a établi la scène de l’Oedipe qui porte le même nom. Le Céphise, après avoir enrichi cette contrée du tribut de ses eaux, vient les mêler avec celles de l’Ilissus. Les unes et les autres tarissent quelquefois dans les grandes chaleurs. La vue est embellie par les jolies maisons de campagne qui s’offrent à nous de tous côtés.
Je finis en vous rappelant ce que dit Lysippe dans une de ses comédies : « Qui ne desire pas de voir Athènes, est stupide ; qui la voit sans s’y plaire, est plus stupide encore ; mais le comble de la stupidité, est de la voir, de s’y plaire et de la quitter. »

 

1.   Cléarque de Solos, cité par Athénée. rapportait un fait propre à jeter des soupçons sur la pureté des moeurs d'Épaminondas; mais ce fait, à peine indiqué contredirait les témoignages de toute l'antiquité, et ne pourrait nullement s'allier avec les principes sévères dont ce grand homme ne s'était point départi dans les circonstances même les plus critiques.
2
.   Quarante cinq livres.
3
.     Le 13 mars de l’an 362 avant J.-C.
4
.    Deux lieues 670 toises.
5
.    Une lieue 807 toises.
6
.   Une lieue 1290 toises.
7
.    Sept lieues 1400 toises.
8
.    Environ treize lieues et demie.
9
.   Près de neuf lieues.
10
.  15 lieues 767 stades.
11
.  76 lieues carrées.   
12
.  Environ 4 lieues carrées.
13
.  Les esclaves étrangers portaient parmi les Grecs le nom de leurs nations : l’un s’appelait Carien, l’autre Thrace, etc.
14
.  270 livres.
15
.  540 livres.
16
.  2700 livres.
17
.  90 livres.
18
.  108 livres.
19
.  Les esclaves étaient obligés de raser leur tête (Aristoph. in Av. v. 912, Schel. ibid.) ; mais ils la couvraient d'un bonnet (id. in Vesp., v. 443.). Leurs habillements devaient n'aller que jusqu'aux genoux (id. in Iay., v. 1163. Schel. ibid.), mais bien des citoyens en portaient de semblables.
20
. Dix livres seize sous.  
21
. Cinq livres huit sous.
22
. Un quart de lieue.
23
. En les jetant au feu il parodia ce vers d'Homère
A moi, Vulcain ! Thétis a besoin de ton aide.
Platon dit à son tour :
A moi, Vulcain ! Platon a besoin de ton aide.
(Homer, Iliad., lib. XVIII, v. 392. Eustath., t. II, p. 1149. Diog. Laert, ibid.)
24.    Antisthène et Diogène ont été les chefs de l'école des Cyniques, et de cette école est sortie celle des Stoïciens. (Cicer,. De orat. lib. III, cap. 17, t. I, p. 295)
25
.  129 toises.
26.   Neuf livres
27
.  108.000 livres. 
28
.   900 livres.
29
.  Environ 18 livres.
30
.   Environ 15 pintes.
31
.  Ces cierges étaient faits de joncs ou d'écorces de papyrus. en forme de rouleaux couverts d'une couche de cire. (Aristoph. in Eccles. v 1027; not. Kust. in v 1022. Brunck. in Aristoph. ibid. v. 1035).
32
.   Mois qui répondait à nos mois de février et de mars.
33
.  10.800 livres.

34
.  
Le 1er avril de l’an 362 avant J.-C.
35
.  
On présume que les grandes Dionysiaques, ou Dionysiaques de la ville, commençaient le 12 du mois élaphébolion dans la deuxième année de la cent quatrième olympiade, année dont il s'agit ici, le 12 du mois élaphébolion tomba au 8 avril de l'année julienne proleptique 362 avant J.-C
36
.  
Une livre seize sous.
37
.  Par jour, environ 12 sous ; par mois 18 livres.

38
.  
Environ 14 livres 8 sous.
39
.  
Environ 216.000 livres.
40
.  
5 pieds 8 pouces.
41
.  
Dix-sept pouces. Onosander (Inst., cap. 10) dit que dans ces combats simulés les hoplites avaient des bâtons et des courroies; les armés à la légère, des mottes de terre. 
42
.  
Dans les anciens temps , la dernière lettre du mot alalè, se prononçait comme un i (Platon, Cratyle, t. I, p. 418). On disait en conséquence alali.
43
.  
A Sparte c'était un déshonneur de perdre son bouclier; et c'était sur leurs boucliers qu'on rapportait les soldats morts.
44
.  
Dans la deuxième année de la cent quatrième olympiade, le premier jour des Dionysiaques ou grandes fêtes de Bacchus, lequel concourant toujours, suivant Dodwel, avec le 12 d'élaphébolion, tombait cette année au 8 avril de l'an 382 avant J.-C.
45
.  
J'ai cru devoir mettre sous les yeux du lecteur l'esquisse d'un plan d’Athènes, relatif au temps où je place le voyage du jeune Anacharsis. Il est très imparfait, je suis fort éloigné d'en garantir l'exactitude. Après avoir comparé ce que les anciens auteurs ont dit sur la topographie de cette ville et ce que les voyageurs modernes ont cru découvrir dans ses ruines, je me suis borné à fixer, le mieux que j'ai pu, la position de quelques monuments remarquables. Pour y parvenir, il fallait d'abord déterminer dans quel quartier se trouvait la place publique que les Grecs nommaient Agora c'est-à-dire marché.
Dans toutes les villes de la Grèce il y avait une place décorée de statues, d'autels, de temples et d'autres édifices publics, entourée de boutiques, couverte, en certaines heures de la journée, des provisions nécessaires à la subsistance du peuple. Les habitants s'y rendaient tous les jours. Les vingt mille citoyens Athènes, dit Démosthène, ne cessant de fréquenter la place, occupés de leurs affaires ou de celles de l'état.
Parmi les anciens auteurs, j'ai préféré les témoignages de Platon, de Xénophon, de Démosthène, d'Eschine qui vivaient à l'époque que j'ai choisie. Si Pausanias paraît ne pas s'accorder entièrement avec eux, j'avertis qu'il s'agit ici de la place qui existait de leur temps, et non de celle dont il a parlé. Je ferais la même réponse à ceux qui m'opposeraient des passages relatifs à des temps trop éloignés de mon époque.
PLACE PUBLIQUE ou AGORA. Sa position est déterminée par les passages suivants. Eschine dit : « Transportes-vous en esprit au Poecile (c'était un célèbre portique) ; car c'est dans la place publique que sont les monuments de vos grands exploits.» Lucien introduit plusieurs philosophes dans un de ses dialogues, et fait dire à Platon : « Il n'est pas nécessaire d'aller à la maison de cette femme (la Philosophie). A son retour de l'Académie elle viendra, suivant sa coutume, au Céramique, pour se promener au Poecile.... » « A la prise d'Athènes par Sylla, dit Plutarque, le sang versé dans la place publique inonda le Céramique, qui est au dedans de la porte Dipyle ; et plusieurs assurent qu'il sortit par la porte, et se répandit dans le faubourg.» Il suit delà: 1° que cette place était dans le quartier du Céramique ; 2° qu'elle était près de la porte Dipyle, c'est celle par où l'on allait à l'Académie; 3° que le Poecile était dans la place.
Eschine, dans l'endroit que je viens de citer, fait entendre clairement que le Métroon se trouvait dans la place. C'était une enceinte et un temple en l'honneur de la mère des dieux. L'enceinte renfermait aussi le palais du sénat : et cela est confirmé par plusieurs passages.
Après le Métroon j'ai placé les monuments indiqués tout de suite par Pausanias, comme le Tholus, les statues des Eponymes, etc. J'y ai mis, avec Hérodote, le temple d'Eacus. et, d'après Démosthène, le Léocorion, temple construit en l'honneur de ces filles de Léos qui se sacrifièrent autrefois pour éloigner la peste.
PORTIQUE DU ROI. Je l'ai placé dans un point où se réunissaient deux rues qui conduisaient à la place publique : la première est indiquée par Pausanias, qui va de ce portique au Métoon ; la seconde par un ancien auteur, qui dit positivement que, depuis le Poecile et le Portique du Roi, c'est-à-dire depuis l'un de ces Portiques jusqu'à l'autre, on trouve plusieurs Hermès ou statues de Mercure, terminées en gaine.
POECILE et PORTIQUE DES HERMÈS. D'après ce dernier passage, j'ai mis le Poecile au bout d'une rue qui va du Portique du Roi jusqu'à la plaie publique. Il occupe sur la place un des coins de la rue. Au coin opposé devait se trouver un édifice nommé tantôt Portique des Hermès et tantôt simplement les Hermès. Pour prouver qu'il était dans la place publique, deux témoignages suffiront. Mnésimaque disait dans une de ses comédies : « Allez-vous-en à l'Agora, aux Hermès.... » « En certaines fêtes, dit Xénophon, il convient que les cavaliers rendent des honneurs aux temples et aux statues qui sont dans l'Agora. Ils commenceront aux Hermès, feront le tour de l'Agora, et reviendront aux Hermès. » J'ai pensé, en conséquence, que ce portique devait terminer la rue où se trouvait une suite d'Hermès.
Le Poecile était dans la place du temps d'Eschine ; il n'y était plus du temps de Pausanias, qui parle de ce portique avant de se rendre A la place. Il s'était donc fait des changements dans ce quartier. Je suppose qu'au siècle où vivait Pausanias une partie de l'ancienne place était couverte de maisons, que vers sa partie méridionale il ne restait qu'une rue où se trouvaient le sénat, le Tholus, etc. ; que sa partie opposée s'était étendue vers le nord, et que le Poecile en avait été séparé par des édifices; car les changements dont je parle n'avaient pas transporté la place dans un autre quartier. Pausanias la met auprès du Poecile ; et nous avons vu que du temps de Scylla elle était encore dans la Céramique, auprès de la porte Dipyle.
A la faveur de cet arrangement, il est assez facile de tracer la route de Pausanias. Du portique du Roi il suit une rue qui se prolonge dans la partie méridionale de l'ancienne place ; il revient par le même chemin ; il visite quelques monuments qui sont au sud-ouest de la citadelle, tels qu'un édifice qu'il prend pour l'ancien Odéum (p. 20), l'Eleusinium (p. 35), etc. Il revient au portique du Roi (p. 36) et, prenant par la rue des Hermès, il ne rend d'abord au Poecile, et ensuite à la place qui existait de son temps (p. 39), laquelle avait, suivant les apparences, fait partie de l'ancienne, ou du moins n'en était pas fort éloignée. J'attribuerais volontiers à l'empereur Adrien la plupart des changements qu'elle avait éprouvés, en sortant de l'Agora, Pausanias va au gymnase de Ptolémée (p.39), qui n'existait pas à l'époque dont il s'agit dans mon ouvrage ; et de là au temple de Thésée, qui existe encore aujourd'hui. La distance de ce temple à l'un des points de la citadelle m'a été donnée par M. Foucherot, habile ingénieur qui avait accompagné en Grèce M. le comte Choiseuil-Gouffier, et qui depuis, ayant visité une seconde fois les antiquités d'Athènes, a bien voulu me communiquer les lumières qu'il avait tirées de l'inspection des lieux.
J'ai suivi Pausanias jusqu'au Prytanée (p. 41). De là il m'a paru remonter vers le nord-est. Il y trouve plusieurs temples, ceux de Sérapis, de Lucine, de Jupiter Olympien (p. 42). Il tourne à l'est et parcourt un quartier qui, dans mon plan, est au dehors de la ville, et qui de son temps y tenait, puisque les murailles étaient détruites. Il y visite les jardins de Vénus, le Cynosarge, le Lycée (p. 44). Il passe l'Ilissus, et va au Stade (p. 40 et 46).Je n'ai pas suivi Pausanias dans cette route, parce que plusieurs des monuments qu'on y rencontrait étalent postérieurs à mon époque, et que les autres ne pouvaient entrer dans le plan de l'intérieur de la ville ; mais je le prends de nouveau pour guide lorsque, de retour au Prytanée, il se rend à la citadelle par la rue des Trépieds.
RUE DES TRÉPIEDS. Elle était ainsi nommée, suivant Pausanias, parce qu'on y voyait plusieurs temples où l'on avait placé des trépieds de bronze en l'honneur des dieux. Quel fut le motif de ces consécrations! Des victoires remportées par les tribus d'Athènes aux combats de musique et de danse. Or, au pied de la citadelle, du côté de l'est, on a découvert plusieurs inscriptions qui font mention de pareilles victoires. Ce joli édifice, connu maintenant sous le nom de Lanterne de Démosthène, faisait un des ornements de la rue. Il fut construit en marbre, à l'occasion du prix décerné à la tribu Amacantide (sous l'archontat d'Evaenète , l'an 330 avant J.-C.), un an après qu'Anacharsis eut quitté Athènes. Près de ce monument fut trouvée, dans ces derniers temps, une inscription rapportée parmi celles de M. Chandler. La tribu Pandionide y prescrivait d'élever, dans la maison qu'elle possédait en cette rue, une colonne pour un Athénien nommé Nicias, qui avait été son chorège, et qui avait remporté le prix aux fêtes de Bacchus et à celles qu'on nommait Thargélles. II y était dit encore que désormais (depuis l'archontat d'Euclide, l'an 403 avant J.-C.), on inscrirait sur la même colonne les noms de ceux de la tribu qui, en certaines fêtes mentionnées dans le décret, remporteraient de semblables avantages.
D'après ce que je viens de dire, il est visible que la rue des Trépieds longeait le côté oriental de la citadelle.
ODEUM DE PÉRICLÈS. Au bout de la rue dont je viens de parler, et avant que de parvenir au théâtre de Bacchus, Pausanias trouva un édifice dont il ne nous apprend pas la destination. Il observe seulement qu'il fut construit sur le modèle de la tente de Xerxès, et qu’ayant été brûlé pendant le siège d’Athènes par Sylla, il fut refait depuis. Rapprochons de ce témoignage les notions que d'autres auteurs nous ont laissées sur l'ancien Odéum d'Athènes. Cette espèce de théâtre fut élevé par Périclès, et destiné au concours des pièces de musique ; des calonnes de pierre et de marbre en soutenaient le comble, qui était construit des antennes et des mâts enlevés aux vaisseaux des Perses, et dont la forme imitait celle de la tente de Xerxès. Cette forme avait donné lieu à des plaisanteries. Le poète Cratinus, dans une de ses comédies, voulant faite entendre que la tête de Périclès se terminait en pointe, disait que Périclès portait l'Odéum sur sa tête. L'Odéum fut brûlé en siège d'Athènes par Sylla, et réparé bientôt après par Ariobarzane, roi de Cappadoce.
Par ces passages réunis de différents auteurs, on voit clairement que l'édifice dont parle Pausanias est le même quo l'Odéum de Périclès ; et, par le passage de Pausanias que cet Odéum était placé entre la rue des Trépieds et le théâtre de Bacchus. Cette position est encore confirmée pat l'autorité de Vitruve, qui met l'Odéum à la gauche du théâtre. Mais Pausanias avait déjà donné le nom d'Odéum à un autre édifice. Je répondrai bientôt à cette difficulté.
THÉÂTRE DE BACCHUS. A l'angle sud-ouest de la citadelle existent encore les murs d'un théâtre, qu'on avait pris jusqu'à présent pour celui de Bacchus, et l'on représentait des tragédies et des comédies. Cependant M. Chandler a placé le théâtre de Bacchus à l'angle sud-est de la citadelle ; et j'ai suivi son opinion, fondée sur plusieurs raisons.1° A l'inspection du terrain, M. Chandler a jugé qu'on avait autrefois construit un théâtre en cet endroit ; et M. Foucherot a depuis vérifié le fait.2° Pausanias rapporte qu'au-dessus du théâtre on voyait de son temps un trépied, dans une grotte taillée dans le roc ; et justement au-dessus de la forme théâtrale reconnue par M. Chandler, est une grotte creusée dans le roc, et convertie depuis en une église, sous le titre de Panagia spiliotissa, qu'on peut rendre par Notre-Danse de la Grotte. Observons que le mot spilotissa désigne clairement le mot
sp®laion, que Pausanias donne à la caverne (voyez ce que les voyageurs ont dit de cette grotte). Il est vrai qu'au-dessus da théâtre du sud-ouest sont deux espèces de niches; mais elles ne sauraient, en aucune manière être confondues avec la grotte dont parle Pausanias.3° Xénophon, en parlant de l'exercice de la cavalerie qui se faisait au Lycée, ou plutôt auprès du Lycée, dit : « Lorsque la cavaliers auront passé l'angle du théâtre qui est à l'opposite, etc.; » donc le théâtre était du côté du Lycée.4° J'ai dit que , dans les principales fêtes des athéniens, des choeurs, tirés de chaque tribu, se disputaient le prix de la danse et de la musique; qu'on donnait à la tribu victorieuse un trépied qu'elle consacrait aux dieux; qu'au-dessous de cette offrande on gravait son nom, celui du citoyen qui avait entretenu le chœur à ses dépens, quelquefois celui du poète qui avait composé les vers, ou de l'instituteur qui avait exercé les acteurs. J'ai dit aussi que, du temps de Pausanias, il existait un trépied dans la grotte qui était au-dessus du théâtre. Aujourd'hui même ou voit, à l'entrée de cette grotte, une espèce d'arc-de-triomphe, chargé de trois inscriptions tracées en différents temps, en l'honneur de deux tribus qui avaient remporté le prix. Une de ces inscription est de l'an 320 avant J.-C., et n'est postérieure que de quelques années an voyage d'Anacharsis.
Dès qu'on trouve à l'extrémité de la citadelle, du côté du sud-est, la monuments élevés pour ceux qui avaient été couronnés dans les combats que l'on donnait communément au théâtre, on est fondé à penser que le théâtre de Bacchus était placé à la suite de la rue des Trépieds, et précisément à l’endroit où M. Chandler le suppose. En effet, comme je le dis dans ce deuxième chapitre, les trophées des vainqueurs devaient être auprès du champ de bataille.
Les auteurs qui vivaient à l'époque que j'ai choisie ne parlent que d'un théâtre. Celui dont on voit les ruines à l'angle sud-ouest de la citadelle n'existait donc pas de leur temps. Je le prends, avec M. Chandler, pour l'Odéum qu'Hérode, fils d'Atticus, fit construire environ cinq cents ans après, et auquel Philostrate donne le nom de théâtre. « L'Odéum de Patras, dit Pausanias, serait le plus beau de tous, s'il n'était effacé par celui d'Athènes, qui surpasse toue les autres en grandeur et un magnificence. C'est Hérode l'Athénien qui l'a fait après la mort et en l'honneur de sa femme. Je n'en ai pas parlé dans ma description de l'Attique, parce qu'il n'était pas commencé quand Je composai cet ouvrage. » Philostrate remarque aussi que le théâtre d'Hérode était un des plus beaux ouvrages du monde.
M. Chandler supposa que l'Odéum ou théâtre d'Hérode avait été construit sur les ruines de l'Odéum de Périclès. Je ne puis être de son avis. Pausanias qui place ailleurs ce dernier édifice, ne dit pas, en parlant du premier, qu'Hérode le rebâtit, mais qu'il le fit,
¤poi®sen. Dans la supposition de M. Chandler, l'ancien Odéum aurait été à droite du théâtre de Bacchus, tandis que, suivant Vitruve, il était à gauche. Enfin J'ai fait voir plus haut que l'Odéum de Périclès était à l'angle sud-est de la citadelle.
On conçoit à présent pourquoi Pausanias, en longeant le côté méridional de la citadelle, depuis l'angle sud-est où il a vu le théâtre de Bacchus, ne parle ni de l'Odéum ni d'aucune espèce de théâtre; c'est qu'en effet il n'y en avait point dans l'angle sud-ouest quand il fit son premier livre qui traite de l'Attique.
PNYX. Sur une colline peu éloignée de la citadelle on voit encore les restes d'un monument qu'on a pris tantôt pont l'Aréopage, tentôt pour le Pnyx, d'autres fois pour l'Odéum. C'est un grand espace dont l'enceinte est en partie pratiquée dans le roc, et en partie formée de gros quartiers de pierres taillées en pointes de diamant. Je le prends, avec M. Chandler. pour la place du Pnyx, où le peuple tenait quelquefois ses assemblées. En effet, le Pnyx était entouré d'une muraille; il se trouvait en face de l'Aréopage. De ce lieu on pouvait voir le port du Pirée. Tous ces caractères conviennent au monument dont il s'agit. Mais il en est un encore plus décisif. « Quand le peuple est assis sur ce rocher, dit Aristophane, etc., » et c'est du Pnyx qu'il parle. J'omets d'autres preuves qui viendraient à l'appui de celle-là.
Cependant Pausanias parait avoir pris ce monument pour l'Odéum. Qu'en doit-on conclure ? Que de son temps le Pnyx, dont il ne parle pas, avait changé de nom, parce que, le peuple ayant cessé de s'y assembler, on y avait établi le concours des musiciens. En rapprochant toutes les notions qu'on peut avoir sur cet article, on en conclura que ce concours se fit d'abord dans un édifice construit à l'angle sud-est de la citadelle; c'est l'Odéum de Périclès : ensuite dans le Pnyx; c'est l'Odéum dont parle Pausanias : enfin sur le théâtre, dont il reste encore une partie à l'angle sud-ouest de la citadelle ; c'est l'Odéum d'Hérode, fils d'Atticus.
TEMPLE DE JUPITER OLYMPIEN. Au nord de la citadelle subsistent encore des ruines magnifiques qui ont fixé l'attention des voyageurs. Quelques-uns ont cru y reconnaître les restes de ce superbe temple de Jupiter Olympien, que Pisistrate avait commencé, qu'on tenta plus d'une fois d'achever, dont Sylla fit transporter les colonnes à Rome, et qui fut enfin rétabli par Adrien. Ils s'étaient fondés sur le récit de Pausanias, qui semble en effet indiquer cette position ; mais Thucydide dit formellement que ce temple était au sud de la citadelle, et son témoignage est accompagné de détails qui ne permettent pas d'adopter la correction que Valla et Paulmier proposent de faire au texte de Thucydide. M. Stuart s'est prévalu de l'autorité de cet historien pour placer le temple de Jupiter Olympien au sud-est de la citadelle, dans un endroit où il existe encore de grandes colonnes, que l'on appelle communément colonnes d'Adrien. Son opinion n été combattue par M. Leroi, qui prend pour un reste du Panthéon de cet empereur leu colonnes dont il s'agit. Malgré la déférence que j'ai pour les lumières de ces deux savants voyageurs, j'avais d'abord soupçonné que le temple de Jupiter Olympien, placé par Thucydide au sud de la citadelle, était un vieux temple qui suivant une tradition rapportée par Pausanias, fut, dans tes plus ancien temps, élevé par Deucalion, et que celui de la partie du nord avait été fondé par Pisistrate. De cette manière, on concilierait Thucydide avec Pausanias; mais, comme il en résulterait de nouvelles difficultés, j'ai pris le parti de tracer au hasard, dans mon plan, un temple de Jupiter Olympien au sud de la citadelle.
M. Stuart a pris les ruines qui sont au nord pour les restes du Poecile, mais je crois avoir prouvé que ce célèbre portique tenait à la place publique située auprès de la porte Dipyle. D'ailleurs, l'édifice dont ces ruines faisaient partie paraît avoir été construit du temps d'Adrien, et devient par là étranger à mon plan.
STADE. Je ne l'ai pas figuré dans ce plan, parce que je le crois postérieur au temps dont je parle. Il paraît en effet qu'au siècle de Xénophon on s'exerçait à la course dans un espace, peut-être dans un chemin qui commençait au Lycée , et qui se prolongeait vers le sud sous les murs de la ville. Peu de temps après, l'orateur Lycurgue fit aplanir et entourer de chaussées un terrain qu'un de ses amis avait cédé à la république. Dans la suite, Hérode, fils d Atticus, reconstruisit et revêtit presque entièrement de marbre le Stade, dont les ruines subsistent encore.
MURS DE LA VILLE. Je supprime plusieurs questions qu'on pourrait élever sur les murailles qui entouraient le Pirée et Munychie, sur celles qui, du Pirée et de Phalère. aboutissaient aux murs d'Athènes. Je ne dirai qu'un mot de l'enceinte de la ville. Nous ne pouvons en déterminer la forme, mais nous avons quelques secours pour en connaître à peu près l'étendue. Thucydide, faisant l'énumération des troupes nécessaires pour garder les murailles, dit que la partie de l'enceinte qu'il fallait détendre était de quarante-trois stades ; c'est-à-dire quatre mille soixante-trois toises et demie, et qu'il restait une partie qui n'avait pas besoin d'être défendue : c'était celle qui se trouvait entre les deux points où venaient aboutir, d'un côté le mur de Phalère, et de l'autre celui du Pirée. Le scoliaste de Thucydide donne à cette partie dix-sept stades de longueur, et compte en conséquence pour toute l'enceinte de la ville soixante stades (c'est-à-dire cinq mille six cent soixante-dix toises; ce qui ferait de tour à peu près deux lieues et un quart, en donnant à la lieue deux mille cinq cents toises). Si l'on voulait suivre cette indication, le mur de Phalère remonterait jusqu'auprès du Lycée, ce qui n'est pas possible. Il doit s'être glissé une faute considérable dans le scoliaste.
Je m'en suis rapporté à cet égard, ainsi que sur la disposition des longues murailles et des environs d Athènes, aux lumières de M. Barbié, qui, après avoir étudié avec soin la topographie de cette ville, a bien voulu exécuter le faible essai que je présente au public. Comme nous différons sur quelques points principaux de l'intérieur, il ne doit pas répondre des erreurs qu'on trouvera dans cette partie du plan. Je pouvais le couvrir de maisons, mais il était impossible d'en diriger les rues.

46
.   Spon et Wheler observent que quarante ou quarante-cinq de nos vaisseaux auraient de la peine à tenir dans ce port.
47
.  La longueur était de cinq mille six cent soixante -dix toises, et par conséquent de deux de nos lieues de deux mille cinq cents toises, avec un excédant de six cent-soixante dix toises, environ un quart de lieues La hauteur étant de quarante coudées , ou soixante pieds grec, équivalait à cinquante-six pieds-de-roi deux tiers.
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.   J'ai rendu le mot
EDIDASKE, qui se trouve dans le texte grec, parces mots : avait composé la pièce, avait fait la tragédie. Cependant , comme il signifie quelquefois avait dressé les acteurs, je ne réponds pas de ma traduction. On peut voir sur ce mot les notes de Casaubon sur Athénée (lib. VI, cap. 7, p. 280) ; celles de Taylor sur le marbre de Sandwich (p. 71); Van Dale sur les Gymnases (p. 886); et d'autres encore.
49
L’an 437 avant J.-C.
50
.10.864.800 livres.
51
. Voyez la note à la fin de l’introduction, page 160.
52
.   Les temples n'avaient point de fenêtres: les uns ne recevaient de jour que par la porte; en d'autres on suspendait des lampes devant la statue principale; d'autres étaient divisés en trois nefs par deux rangs de colonnes : celle du milieu était entièrement découverte, et suffisait peur éclairer les bas-côtés, qui étaient couverts. Les grandes arcades qu'on aperçoit dans les parties latérales d'un temple qui subsiste encore parmi les ruines Agrigente ont été ouvertes longtemps après sa construction.
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.   Longueur du temple d'Olympie. deux cent dix-sept de nos pieds deux pouces huit lignes ; sa largeur, quatre-vingt-neuf pieds huit ponces huit lignes ; sa hauteur, soixante-quatre pieds deux pouces huit lignes. Longueur du temple d'Agrigente, trois cent vingt-un pieds un pouce quatre lignes ; sa largeur, cent cinquante-un pieds un pouce quatre lignes; sa hauteur, cent treize pieds quatre lignes. Winckelmann (Rec. de ses lett., t. I, p. 182) présume avec raison que la largeur de ce temple était de cent soixante pieds grecs, au lieu de soixante que porte le texte de Diodore tel qu'il est aujourd'hui.
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. Il paraît que parmi les Grecs, les temples furent d'abord très petits. Quand on leur donna de plus grandes proportions, on imagina d'en soutenir le toit par un seul rang de colonnes placées dans l'intérieur, et surmontées d'autres colonnes qui s'élevaient jusqu'au comble. C'est ce qu'on avait pratiqué dans un de ces anciens temples dont j'ai vu les ruines à Pestum.Dans la suite, au lieu d'un seul rang de colonnes , on en plaça deux, et alors les temples furent divisés en trois nefs. Tels étalent celui de Jupiter à Olympie. comme le témoigne Pausanias; et celui de Minerve à Athènes, comme M. Foucherot s'en est assuré. Le temple de Minerve à Tégée en Arcadie, construit par Scopas, était du même genre : Pausanias dit que, dans les colonnes de l'intérieur, le premier ordre était dorique, et le second corinthien.
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.   Suivant M. Leroi, la longueur de ce temple est de deux cent quatorze de nos pieds dix ponces quatre lignes, et sa hauteur de soixante-cinq pieds. Evaluons ces mesures en pieds grecs, nous aurons pour la longueur environ deux cent vingt-sept pieds, et pour la hauteur environ soixante-huit pieds sept pouces. Quant à la largeur, elle paraît désignée par le nom d'hécatompédon (cent pieds), que les anciens donnaient à ce temple. M..Leroi a trouvé en effet que la frise de la façade avait quatre-vingt-quatorze de nos pieds et dix pouces, ce qui revient aux cent pieds grecs.
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. La coudée parmi les Grecs étant d'un de leurs pieds et d'un demi-pied en sus. la hauteur de la figure était de trente-six de nos pieds et dix pouces en sus ; et celle de la Victoire, de cinq de nos pieds et huit pouces.
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.  La proportion de l'or à l'argent était alors de un à treize : ainsi quarante talents d'or faisaient cinq cent vingt talents d'argent, c'est-à-dire deux millions huit cent huit mille de nos livres.
Thucydide dit quarante talents : d'autres auteurs disent quarante-quatre ; d'autres enfin, cinquante. Je m'en rapporte au témoignage de Thucydide. En supposant que, de son temps, la proportion de l'or à l'argent était de un à treize, comme elle l'était da temps d'Hérodote, les quarante talents d'or donneraient cinq cent vingt talents d'argent, qui, à cinq mille quatre cents livres le talent, formeraient un total de deux millions huit cent huit mille livres. Mais comme au siècle de Périclès la drachme valait au moins dix-neuf sous, et le talent cinq mille sept cents livres, les quarante talents dont il s'agit valaient au moins deux millions deux cent soixante-quatre mille livres.
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.  La déesse était vêtue d'une longue tunique, qui devait être en ivoire. L'égide ou la peau de la chèvre Amalthée couvrait sa poitrine, et peut-être son bras gauche, comme on le voit sur quelques-unes de ses statues. Sur le bord de l'égide étaient attachés des serpents : dans le champ couvert d'écailles de serpents, paraissait la tête de Méduse. C'est ainsi que l'égide est représentée dans les monuments et dans les auteurs anciens. Or Isocrate, qui vivait encore dans le temps où je suppose le jeune Anacharsis en Grèce, observe qu'on avait volé le Gorgonium ; et Suidas, en parlant du même fait, ajoute qu'il avait été arraché de la statue de Minerve. Il parait, par un passage de Plutarque, que par ce mot il faut entendre l'égide.
Voyons à présent de quoi était faite l'égide enlevée à la statue. Outre qu'on ne l'aurait pas volée si elle n'avait pas été d'une matière précieuse, Philochorus nous apprend que le larcin dont on se plaignait concernait les écailles et les serpents. Il ne s'agit pas ici d'un serpent que l’artiste avait placé aux pieds de la déesse.. Il n’était qu’un accessoire, un attribut, qui n'exigeait aucune magnificence. D'ailleurs, Philochorus parle de serpents au pluriel.
Je conclus, de ce que je viens de dire, que Phidias avait fait en or les écailles qui couvraient l'égide et les serpents qui étaient suspendus tout autour. C'est ce qui est confirmé par Pausanias. Il dit que Minerve avait sur sa poitrine une tête Méduse en ivoire : remarque inutile si l'égide était de la même matière, et si sa tête n'était pas relevée par le fond d'or sur lequel on l'avait appliquée. Les ailes de la Victoire que Minerve tenait dans ces mains étaient aussi en or. Des voleurs qui s'introduisirent dans le temple trouvèrent les moyens de les détacher, et, s'étant divisés pour en partager le prix, ils se trahirent eux-mêmes.
D'après différents indices que je supprime, on peut présumer que les bas-reliefs du casque, du bouclier, de la chaussure et peut-être du piédestal, étaient du même métal. La plupart de ces ornements subsistaient encore à l'époque que j'ai choisie. Ils furent enlevés quelque temps après par un nommé Lacharès.