RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE L'ABBE BARTHELEMY

Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

       

 

CHAPITRE 26

De l’éducation des Athéniens.

Les habitants de Mytilène ayant soumis quelques-uns de leurs alliés qui s’étaient séparés d’eux, leur défendirent de donner la moindre instruction à leurs enfants. Ils ne trouvèrent pas de meilleur moyen pour les tenir dans l’asservissement, que de les tenir dans l’ignorance.
L’objet de l’éducation est de procurer au corps la force qu’il doit avoir ; à l’âme la perfection dont elle est susceptible. Elle commence chez les Athéniens à la naissance de l’enfant, et ne finit qu’à sa vingtième année. Cette épreuve n’est pas trop longue pour former des citoyens ; mais elle n’est pas suffisante, par la négligence des parents, qui abandonnent l’espoir de l’état et de leur famille, d’abord à des esclaves, ensuite à des maîtres mercenaires.
Les législateurs n’ont pu s’expliquer sur ce sujet, que par des lois générales : les philosophes sont entrés dans de plus grands détails ; ils ont même porté leurs vues sur les soins qu’exige l’enfance, et sur les attentions quelquefois cruelles de ceux qui l’entourent. En m’occupant de cet objet essentiel, je montrerai les rapports de certaines pratiques avec la religion ou avec le gouvernement : à côté des abus, je placerai les conseils des personnes éclairées. Épicharis, femme d’Apollodore, chez qui j’étais logé, devait bientôt accoucher. Pendant les quarante premiers jours de sa grossesse, il ne lui avait pas été permis de sortir. On lui avait ensuite répété souvent que sa conduite et sa santé pouvant influer sur la constitution de son enfant, elle devait user d’une bonne nourriture, et entretenir ses forces par de légères promenades.
Parmi plusieurs de ces nations que les Grecs appellent barbares, le jour de la naissance d’un enfant est un jour de deuil pour sa famille. Assemblée autour de lui, elle le plaint d’avoir reçu le funeste présent de la vie. Ces plaintes effrayantes ne sont que trop conformes aux maximes des sages de la Grèce. Quand on songe, disent-ils, à la destinée qui attend l’homme sur la terre, il faudrait arroser de pleurs son berceau.
Cependant à la naissance du fils d’Apollodore, je vis la tendresse et la joie éclater dans les yeux de tous ses parents ; je vis suspendre sur la porte de la maison une couronne d’olivier, symbole de l’agriculture à laquelle l’homme est destiné. Si ç’avait été une fille, une bandelette de laine, mise à la place de la couronne, aurait désigné l’espèce de travaux dont les femmes doivent s’occuper. Cet usage qui retrace les moeurs anciennes, annonce à la république qu’elle vient d’acquérir un citoyen ; il annonçait autrefois les devoirs du père et de la mère de famille. Le père a le droit de condamner ses enfants à la vie ou à la mort. Dès qu’ils sont nés, on les étend à ses pieds. S’il les prend entre ses bras, ils sont sauvés. Quand il n’est pas assez riche pour les élever, ou qu’il désespère de pouvoir corriger en eux certains vices de conformation, il détourne les yeux, et l’on court au loin les exposer ou leur ôter la vie. À Thèbes les lois défendent cette barbarie ; dans presque toute la Grèce, elles l’autorisent ou la tolèrent. Des philosophes l’approuvent ; d’autres, contredits à la vérité par des moralistes plus rigides, ajoutent qu’une mère entourée déjà d’une famille trop nombreuse, est en droit de détruire l’enfant qu’elle porte dans son sein.
Pourquoi des nations éclairées et sensibles outragent-elles ainsi la nature ? C’est que, chez elles, le nombre des citoyens étant fixé par la constitution même, elles ne sont pas jalouses d’augmenter la population ; c’est que, chez elles encore, tout citoyen étant soldat, la patrie ne prend aucun intérêt au sort d’un homme qui ne lui serait jamais utile, et à qui elle serait souvent nécessaire.
On lava l’enfant avec de l’eau tiède, conformément au conseil d’Hippocrate. Parmi les peuples nommés barbares, on l’aurait plongé dans l’eau froide ; ce qui aurait contribué à le fortifier. Ensuite on le déposa dans une de ces corbeilles d’osier, dont on se sert pour séparer le grain de la paille. C’est le présage d’une grande opulence, ou d’une nombreuse postérité.
Autrefois le rang le plus distingué ne dispensait pas une mère de nourrir son enfant ; aujourd’hui elle se repose de ce devoir sacré sur une esclave. Cependant, pour corriger le vice de sa naissance, on l’attache à la maison, et la plupart des nourrices deviennent les amies et les confidentes des filles qu’elles ont élevées.
Comme les nourrices de Lacédémone sont très renommées dans la Grèce, Apollodore en avait fait venir une à laquelle il confia son fils. En le recevant, elle se garda bien de l’emmailloter, et d’enchaîner ses membres par des machines dont on use en certains pays, et qui ne servent souvent qu’à contrarier la nature.
Pour l’accoutumer de bonne heure au froid, elle se contenta de le couvrir de quelques vêtements légers ; pratique recommandée par les philosophes, et que je trouve en usage chez les celtes. C’est encore une de ces nations que les grecs appellent barbares. Le cinquième jour fut destiné à purifier l’enfant. Une femme le prit entre ses bras, et suivie de tous ceux de la maison, elle courut à plusieurs reprises autour du feu qui brûlait sur l’autel.
Comme beaucoup d’enfants meurent de convulsions d’abord après leur naissance, on attend le septième, et quelquefois le dixième jour, pour leur donner un nom. Apollodore ayant assemblé ses parents, ceux de sa femme, et leurs amis, dit en leur présence qu’il donnait à son fils le nom de son père Lysis ; car, suivant l’usage, l’aîné d’une famille porte le nom de son aïeul. Cette cérémonie fut accompagnée d’un sacrifice et d’un repas. Elle précéda de quelques jours une cérémonie plus sainte ; celle de l’initiation aux mystères d’Éleusis. Persuadés qu’elle procure de grands avantages après la mort, les Athéniens se hâtent de la faire recevoir à leurs enfants.
Le quarantième jour, Epicharis releva de couches. Ce fut un jour de fête dans la maison d’Apollodore. Ces deux époux, après avoir reçu de leurs amis de nouvelles marques d’intérêt, redoublèrent de soins pour l’éducation de leur fils. Leur premier objet fut de lui former un tempérament robuste, et de choisir parmi les pratiques en usage, les plus conformes aux vues de la nature, et aux lumières de la philosophie. Déidamie, c’était le nom de la nourrice ou gouvernante, écoutait leurs conseils, et les éclairait eux-mêmes de son expérience.
Dans les cinq premières années de l’enfance, la végétation du corps humain est si forte, que, suivant l’opinion de quelques naturalistes, il n’augmente pas du double en hauteur, dans les vingt années suivantes. Il a besoin alors de beaucoup de nourriture, de beaucoup d’exercice. La nature l’agite par une inquiétude secrète ; et les nourrices sont souvent obligées de le bercer entre leurs bras, et d’ébranler doucement son cerveau par des chants agréables et mélodieux. Il semble qu’une longue habitude les a conduites à regarder la musique et la danse comme les premiers éléments de notre éducation.
Ces mouvements favorisent la digestion, procurent un sommeil paisible, dissipent les terreurs soudaines, que les objets extérieurs produisent sur des organes trop faibles.
Dès que l’enfant put se tenir sur ses jambes, Déidamie le fit marcher, toujours prête à lui tendre une main secourable. Je la vis ensuite mettre dans ses mains de petits instruments, dont le bruit pouvait l’amuser ou le distraire : circonstance que je ne relèverais pas, si le plus commode de ces instruments n’était de l’invention du célèbre philosophe Archytas, qui écrivoit sur la nature de l’univers, et s’occupait de l’éducation des enfants.
Bientôt des soins plus importants occupèrent Déidamie, et des vues particulières l’écartèrent des règles les plus usitées. Elle accoutuma son élève à ne faire aucune différence entre les aliments qu’on lui présentait. Jamais la force ne fut employée pour empêcher ses pleurs. Ce n’est pas qu’à l’exemple de quelques philosophes, elle les regardât comme une espèce d’exercice utile pour les enfants. Il lui paraissait plus avantageux de les arrêter, dès qu’on en connaissait la cause ; de les laisser couler, quand on ne pouvoit la connaître. Aussi cessa-t-il d’en répandre, dès que par ses gestes il put expliquer ses besoins.
Elle était surtout attentive aux premières impressions qu’il recevrait : impressions quelquefois si fortes et si durables, qu’il en reste pendant toute la vie des traces dans le caractère ; et en effet, il est difficile qu’une âme qui dans l’enfance, est toujours agitée de vaines frayeurs, ne devienne pas de plus en plus susceptible de la lâcheté dont elle a fait l’apprentissage.
Déidamie épargnait à son élève tous les sujets de terreur, au lieu de les multiplier par les menaces et par les coups.
Je la vis un jour s’indigner de ce qu’une mère avait dit à son fils que c’était en punition de ses mensonges, qu’il avait des boutons au visage. Sur ce que je lui racontai que les Scythes maniaient également bien les armes de la main droite et de la gauche, je vis quelque temps après son jeune élève se servir indifféremment de l’une et de l’autre.
Il était sain et robuste ; on ne le traitait ni avec cet excès d’indulgence qui rend les enfants difficiles, prompts, impatients de la moindre contradiction, insupportables aux autres, ni avec cet excès de sévérité qui les rend craintifs, serviles, insupportables à eux-mêmes. On s’opposoit à ses goûts, sans lui rappeler sa dépendance ; et on le punissait de ses fautes, sans ajouter l’insulte à la correction. Ce qu’Apollodore défendait avec le plus de soin à son fils, c’était de fréquenter les domestiques de sa maison ; à ces derniers, de donner à son fils la moindre notion du vice, soit par leurs paroles, soit par leurs exemples.
Suivant le conseil des personnes sages, il ne faut prescrire aux enfants, pendant les cinq premières années, aucun travail qui les applique. Leurs jeux doivent seuls les intéresser et les animer. Ce temps accordé à l’accroissement et à l’affermissement du corps, Apollodore le prolongea d’une année en faveur de son fils ; et ce ne fut qu’à la fin de la sixième, qu’il le mit sous la garde d’un conducteur ou pédagogue. C’était un esclave de confiance, chargé de le suivre en tous lieux, et surtout chez les maîtres destinés à lui donner les premiers éléments des sciences.
Avant que de le remettre entre ses mains, il voulut lui assurer l’état de citoyen. J’ai dit plus haut (1) que les Athéniens sont partagés en dix tribus. La tribu se subdivise en trois confraternités ou curies ; la curie en trente classes. Ceux d’une même curie sont censés fraterniser entre eux, parce qu’ils ont des fêtes, des temples, des sacrifices qui leur sont communs. Un Athénien doit être inscrit dans l’une des curies, soit d’abord après sa naissance, soit à l’âge de trois ou quatre ans, rarement après la septième année. Cette cérémonie se fait avec solennité dans la fête des apaturies, qui tombe au mois puanepsion, et qui dure trois jours.
Le premier n’est distingué que par des repas qui réunissent les parents dans une même maison, et les membres d’une curie dans un même lieu. Le second est consacré à des actes de religion. Les magistrats offrent des sacrifices en public ; et plusieurs Athéniens, revêtus de riches habits, et tenant dans leurs mains des tisons enflammés, marchent à pas précipités autour des autels, chantent des hymnes en l’honneur de Vulcain, et célèbrent le dieu qui introduisit l’usage du feu parmi les mortels.
C’est le troisième jour que les enfants entrent dans l’ordre des citoyens. On devoit en présenter plusieurs de l’un et de l’autre sexe. Je suivis Apollodore dans une chapelle qui appartenait à sa curie. Là se trouvaient assemblés avec plusieurs de ses parents, les principaux de la curie, et de la classe particulière à laquelle il était associé. Il leur présenta son fils avec une brebis qu’on devoit immoler. On la pesa ; et j’entendis les assistans s’écrier en riant : Moindre! Moindre! c’est-à-dire, qu’elle n’avait pas le poids fixé par la loi. C’est une plaisanterie qu’on ne se refuse guère dans cette occasion. Pendant que la flamme dévorait une partie de la victime, Apollodore s’avança ; et tenant son fils d’une main, il prit les dieux à témoins que cet enfant était né de lui, et d’une femme athénienne, en légitime mariage. On recueillit les suffrages, et l’enfant aussitôt fut inscrit sous le nom de Lysis, fils d’Apollodore, dans le registre de la curie, nommé le registre public. Cet acte, qui place un enfant dans une telle tribu, dans une telle curie, dans une telle classe de la curie, est le seul qui constate la légitimité de sa naissance, et lui donne des droits à la succession de ses parents. Lorsque ceux de la curie refusent de l’agréger à leur corps, le père a la liberté de les poursuivre en justice.
L’éducation, pour être conforme au génie du gouvernement, doit imprimer dans les coeurs des jeunes citoyens, les mêmes sentiments et les mêmes principes. Aussi les anciens législateurs les avaient-ils assujétis à une institution commune. La plupart sont aujourd’hui élevés dans le sein de leur famille ; ce qui choque ouvertement l’esprit de la démocratie. Dans l’éducation particulière, un enfant lâchement abandonné aux flatteries de ses parents et de leurs esclaves, se croit distingué de la foule, parce qu’il en est séparé : dans l’éducation commune, l’émulation est plus générale ; les états s’égalisent ou se rapprochent. C’est là qu’un jeune homme apprend chaque jour, à chaque instant, que le mérite et les talents peuvent seuls donner une supériorité réelle. Cette question est plus facile à décider qu’une foule d’autres qui partagent inutilement les philosophes. On demande s’il faut employer plus de soins à cultiver l’esprit, qu’à former le coeur ; s’il ne faut donner aux enfants que des leçons de vertu, et aucune de relative aux besoins et aux agrémens de la vie ; jusqu’à quel point ils doivent être instruits des sciences et des arts.
Loin de s’engager dans de pareilles discussions, Apollodore résolut de ne pas s’écarter du système d’éducation établi par les anciens législateurs, et dont la sagesse attire des pays voisins et des peuples éloignés, quantité de jeunes élèves. Mais il se réserva d’en corriger les abus : il envoya tous les jours son fils aux écoles. La loi ordonne de les ouvrir au lever du soleil, et de les fermer à son coucher. Son conducteur l’y menoit le matin et allait le prendre le soir.
Parmi les instituteurs auxquels on confie la jeunesse d’Athènes, il n’est pas rare de rencontrer des hommes d’un mérite distingué. Tel fut autrefois Damon, qui donna des leçons de musique à Socrate, et de politique à Périclès. Tel était de mon temps Philotime. Il avait frequenté l’école de Platon, et joignait à la connaissance des arts, les lumières d’une saine philosophie. Apollodore qui l’aimait beaucoup, était parvenu à lui faire partager les soins qu’il donnait à l’éducation de son fils.
Ils étaient convenus qu’elle ne roulerait que sur un principe. Le plaisir et la douleur, me dit un jour Philotime, sont comme deux sources abondantes que la nature fait couler sur les hommes, et dans lesquelles ils puisent au hasard le bonheur et le malheur. Ce sont les deux premiers sentiments que nous recevons dans notre enfance, et qui dans un âge plus avancé dirigent toutes nos actions. Mais il est à craindre que de pareils guides ne nous entraînent dans leurs écarts. Il faut donc que Lysis apprenne de bonne heure à s’en défier, qu’il ne contracte dans ses premières années aucune habitude que la raison ne puisse justifier un jour, et qu’ainsi les exemples, les conversations, les sciences, les exercices du corps, tout concoure à lui faire aimer et haïr dès-à-présent, ce qu’il devra aimer et haïr toute sa vie.
Le cours des études comprend la musique et la gymnastique, c’est-à-dire, tout ce qui a rapport aux exercices de l’esprit et à ceux du corps. Dans cette division le mot musique est pris dans une acception très étendue.
Connaître la forme et la valeur des lettres, les tracer avec élégance et facilité, donner aux syllabes le mouvement et les intonations qui leur conviennent, tels furent les premiers travaux du jeune Lysis. Il allait tous les jours chez un grammatiste, dont la maison située auprès du temple de Thésée, dans un quartier fréquenté, attirait beaucoup de disciples. Tous les soirs il racontait à ses parents l’histoire de ses progrès : je le voyais, un style ou poinçon à la main, suivre à plusieurs reprises les contours des lettres que son maître avait figurées sur des tablettes. On lui recommandait d’observer exactement la ponctuation, en attendant qu’on pût lui en donner des règles.
Il lisait souvent les fables d’Ésope ; souvent il récitait les vers qu’il savait par coeur. En effet, pour exercer la mémoire de leurs élèves, les professeurs de grammaire leur font apprendre des morceaux tirés d’Homère, d’Hésiode et des poètes lyriques. Mais, disent les philosophes, rien n’est si contraire à l’objet de l’institution. Comme les poètes attribuent des passions aux dieux, et justifient celles des hommes, les enfants se familiarisent avec le vice avant de le connaître. Aussi a-t-on formé pour leur usage des recueils de pièces choisies, dont la morale est pure : et c’est un de ces recueils que le maître de Lysis avait mis entre ses mains. Il y joignit ensuite le dénombrement des troupes qui allérent au siège de Troie, tel qu’on le trouve dans l’Iliade. Quelques législateurs ont ordonné que dans les écoles on accoutumât les enfants à le réciter, parce qu’il contient les noms des villes et des maisons les plus anciennes de la Grèce.
Dans les commencements, lorsque Lysis parlait, qu’il lisait, ou qu’il déclamait quelque ouvrage, j’étais surpris de l’extrême importance qu’on mettait à diriger sa voix, tantôt pour en varier les inflexions, tantôt pour l’arrêter sur une syllabe, ou la précipiter sur une autre. Philotime, à qui je témoignai ma surprise, la dissipa de cette manière : nos premiers législateurs comprirent aisément que c’était par l’imagination qu’il fallait parler aux Grecs, et que la vertu se persuadait mieux par le sentiment que par les préceptes. Ils nous annoncèrent des vérités parées des charmes de la poésie et de la musique. Nous apprenions nos devoirs dans les amusements de notre enfance : nous chantions les bienfaits des dieux, les vertus des héros. Nos moeurs s’adoucirent à force de séductions ; et nous pouvons nous glorifier aujourd’hui de ce que les grâces elles-mêmes ont pris soin de nous former. La langue que nous parlons paroît être leur ouvrage. Quelle douceur ! Quelles richesses ! Quelle harmonie ! Fidèle interprète de l’esprit et du coeur, en même temps que par l’abondance et la hardiesse de ses expressions, elle suffit à toutes nos idées, et sait au besoin les revêtir de couleurs brillantes, sa mélodie fait couler la persuasion dans nos ames. Je veux moins vous expliquer cet effet que vous le laisser entrevoir.
Nous remarquons dans cette langue trois propriétés essentielles, la résonnance, l’intonation, le mouvement.
Chaque lettre, ou séparément, ou jointe avec une autre lettre, fait entendre un son ; et ces sons diffèrent par la douceur et la dureté, la force et la faiblesse, l’éclat et l’obscurité. J’indique à Lysis ceux qui flattent l’oreille, et ceux qui l’offensent : je lui fais observer qu’un son ouvert, plein, volumineux, produit plus d’effet qu’un son qui vient expirer sur les lèvres ou se briser contre les dents ; et qu’il est une lettre dont le fréquent retour opère un sifflement si désagréable, qu’on a vu des auteurs la bannir avec sévérité de leurs ouvrages.
Vous êtes étonné de cette espèce de mélodie, qui parmi nous anime non seulement la déclamation, mais encore la conversation familière. Vous la retrouverez chez presque tous les peuples du midi. Leur langue, ainsi que la nôtre, est dirigée par des accents qui sont inhérents à chaque mot, et qui donnent à la voix des inflexions d’autant plus fréquentes que les peuples sont plus sensibles, d’autant plus fortes qu’ils sont moins éclairés. Je crois même qu’anciennement les Grecs avaient non seulement plus d’aspirations, mais encore plus d’écarts dans leur intonation, que nous n’en avons aujourd’hui. Quoi qu’il en sait, parmi nous la voix s’élève et s’abaisse quelquefois jusqu’à l’intervalle d’une quinte, tantôt sur deux syllabes, tantôt sur la même. Plus souvent elle parcourt des espaces moindres, les uns très marqués, les autres à peine sensibles, ou même inappréciables. Dans l’écriture, les accents se trouvant attachés aux mots, Lysis distingue sans peine les syllabes sur lesquelles la voix doit monter ou descendre ; mais comme les degrés précis d’élévation et d’abaissement ne peuvent être déterminés par des signes, je l’accoutume à prendre les inflexions les plus convenables au sujet et aux circonstances. Vous avez dû vous appercevoir que son intonation acquiert de jour en jour de nouveaux agréments, parce qu’elle devient plus juste et plus variée.
La durée des syllabes se mesure par un certain intervalle de temps. Les unes se traînent avec plus ou moins de lenteur, les autres s’empressent de courir avec plus ou moins de vîtesse. Réunissez plusieurs syllabes brèves, vous serez malgré vous entraîné par la rapidité de la diction ; substituez-leur des syllabes longues, vous serez arrêté par sa pesanteur : combinez-les entre elles, suivant les rapports de leur durée, vous verrez votre style obéir à tous les mouvements de votre âme, et figurer toutes les impressions que je dois partager avec elle. Voilà ce qui constitue ce rhythme, cette cadence à laquelle on ne peut donner atteinte sans révolter l’oreille ; et c’est ainsi que des variétés que la nature, les passions et l’art ont mises dans l’exercice de la voix, il résulte des sons plus ou moins agréables, plus ou moins éclatans, plus ou moins rapides.
Quand Lysis sera plus avancé, je lui montrerai que le meilleur moyen de les assortir est de les contraster, parce que le contraste, d’où naît l’équilibre, est, dans toute la nature et principalement dans les arts imitatifs, la première source de l’ordre et de la beauté. Je lui montrerai par quel heureux balancement on peut les affaiblir et les fortifier. à l’appui des règles viendront les exemples. Il distinguera dans les ouvrages de Thucydide une mélodie austère, imposante, pleine de noblesse, mais la plupart du temps dénuée d’aménité ; dans ceux de Xénophon, une suite d’accords dont la douceur et la mollesse caractérisent les grâces qui l’inspirent ; dans ceux d’Homère, une ordonnance toujours savante, toujours variée. Voyez, lorsqu’il parle de Pénélope, comme les sons les plus doux et les plus brillants se réunissent pour déployer l’harmonie et la lumière de la beauté. Faut-il représenter le bruit des flots qui se brisent contre le rivage, son expression se prolonge, et mugit avec éclat. Veut-il peindre les tourments de Sisyphe, éternellement occupé à pousser un rocher sur le haut d’une montagne d’où il retombe aussitôt, son style, après une marche lente, pesante, fatigante, court et se précipite comme un torrent ; c’est ainsi que sous la plume du plus harmonieux des poëtes, les sons deviennent des couleurs, et les images des vérités. Nous n’enseignons point à nos élèves les langues étrangères, soit par mépris pour les autres nations, soit parce qu’ils n’ont pas trop de temps pour apprendre la nôtre. Lysis connaît les propriétés des éléments qui la composent. Ses organes flexibles saisissent avec facilité les nuances qu’une oreille exercée remarque dans la nature des sons, dans leur durée, dans les différents degrés de leur élévation et de leur renflement.
Ces notions qui n’ont encore été recueillies dans aucun ouvrage, vous paraîtront peut-être frivoles. Elles le seraient en effet, si, forcés de plaire aux hommes pour les émouvoir, nous n’étions souvent obligés de préférer le style à la pensée, et l’harmonie à l’expression. Mais elles sont nécessaires dans un gouvernement où le talent de la parole reçoit un prix infini des qualités accessoires qui l’accompagnent ; chez un peuple sur-tout dont l’esprit est très léger, et les sens très délicats ; qui pardonne quelquefois à l’orateur de s’opposer à ses volontés, et jamais d’insulter son oreille. De là les épreuves incroyables auxquelles se sont soumis certains orateurs pour rectifier leur organe ; de là leurs efforts pour distribuer dans leurs paroles la mélodie et la cadence qui préparent la persuasion ; de là résultent enfin ces charmes inexprimables, cette douceur ravissante que la langue grecque reçoit dans la bouche des Athéniens. La grammaire envisagée sous ce point de vue, a tant de rapports avec la musique, que le même instituteur est communément chargé d’enseigner à ses élèves les éléments de l’une et de l’autre.
Je rendrai compte dans une autre occasion des entretiens que j’eus avec Philotime, au sujet de la musique. J’assistais quelquefois aux leçons qu’il en donnait à son élève. Lysis apprit à chanter avec goût, en s’accompagnant de la lyre. On éloigna de lui les instruments qui agitent l’ame avec violence, ou qui ne servent qu’à l’amollir. La flûte qui excite et apaise tour à tour les passions, lui fut interdite. Il n’y a pas longtemps qu’elle faisait les délices des Athéniens les plus distingués. Alcibiade encore enfant essaya d’en jouer ; mais comme les efforts qu’il faisait pour en tirer des sons, altéraient la douceur et la régularité de ses traits, il mit sa flûte en mille morceaux. Dès ce moment, la jeunesse d’Athènes regarda le jeu de cet instrument comme un exercice ignoble, et l’abandonna aux musiciens de profession.
Ce fut vers ce temps-là que je partis pour l’Égypte : avant mon départ, je priai Philotime de mettre par écrit les suites de cette éducation, et c’est d’après son journal que je vais en continuer l’histoire.
Lysis passa successivement sous différents maîtres. Il apprit à-la-fois l’arithmétique par principes et en se jouant ; car pour en faciliter l’étude aux enfants, on les accoutume tantôt à partager entre eux, selon qu’ils sont en plus grand ou en plus petit nombre, une certaine quantité de pommes ou de couronnes ; tantôt à se mêler dans leurs exercices, suivant des combinaisons données, de manière que le même occupe chaque place à son tour (2). Apollodore ne voulut pas que son fils connût ni ces prétendues propriétés que les Pythagoriciens attribuent aux nombres, ni l’application qu’un intérêt sordide peut faire du calcul aux opérations du commerce. Il estimait l’arithmétique, parce qu’entre autres avantages elle augmente la sagacité de l’esprit, et le prépare à la connaissance de la géométrie et de l’astronomie. Lysis prit une teinture de ces deux sciences. Avec le secours de la première, placé un jour à la tête des armées, il pourrait plus aisément asseoir un camp, presser un siège, ranger des troupes en bataille, les faire rapidement mouvoir dans une marche ou dans une action. La seconde devait le garantir des frayeurs que les éclipses et les phénomènes extraordinaires inspiraient, il n’y a pas longtemps, aux soldats. Apollodore se rendit une fois chez un des professeurs de son fils. Il y trouva des instruments de mathématiques, des sphères, des globes et des tables où l’on avait tracé les limites des différents empires, et la position des villes les plus célèbres. Comme il avait appris que son fils parlait souvent à ses amis d’un bien que sa maison possédait dans le canton de Céphissie, il saisit cette occasion pour lui donner la même leçon qu’Alcibiade avait reçue de Socrate. Montrez-moi sur cette carte de la terre, lui dit-il, où sont l’Europe, la Grèce, l’Attique. Lysis satisfit à ces questions ; mais Apollodore ayant ensuite demandé où était le bourg de Céphissie, son fils répondit en rougissant qu’il ne l’avait pas trouvé. Ses amis sourirent, et depuis il ne parla plus des possessions de son père.
Il brûlait du desir de s’instruire ; mais Apollodore ne perdait pas de vue cette maxime d’un roi de Lacédémone : qu’il ne faut enseigner aux enfants que ce qui pourra leur être utile dans la suite ; ni cette autre maxime : que l’ignorance est préférable à une multitude de connoissances confusément entassées dans l’esprit.
En même temps Lysis apprenait à traverser les rivières à la nage, et à dompter un cheval. La danse réglait ses pas, et donnait de la grâce à tous ses mouvements. Il se rendait assidûment au gymnase du Lycée. Les enfants commencent leurs exercices de très bonne heure, quelquefois même à l’âge de sept ans. Ils les continuent jusqu’à celui de vingt. On les accoutume d’abord à supporter le froid, le chaud, toutes les intempéries des saisons ; ensuite à pousser des balles de différentes grosseurs, à se les renvoyer mutuellement. Ce jeu et d’autres semblables ne sont que les préludes des épreuves laborieuses qu’on leur fait subir à mesure que leurs forces augmentent. Ils courent sur un sable profond, lancent des javelots, sautent au-delà d’un fossé ou d’une borne, tenant dans leurs mains des masses de plomb, jetant en l’air ou devant eux des palets de pierre ou de bronze ; ils fournissent en courant une ou plusieurs fois la carrière du stade, souvent couverts d’armes pesantes. Ce qui les occupe le plus, c’est la lutte, le pugilat et les divers combats que je décrirai en parlant des jeux olympiques. Lysis qui s’y livrait avec passion, était obligé d’en user sobrement, et d’en corriger les effets par les exercices de l’esprit, auxquels son père le ramenait sans cesse.
Le soir, de retour à la maison, tantôt il s’accompagnait de la lyre, tantôt il s’occupait à dessiner ; car depuis quelques années, l’usage s’est introduit presque partout de faire apprendre le dessin aux enfants de condition libre. Souvent il lisait en présence de son père et de sa mère, les livres qui pouvaient l’instruire ou l’amuser. Apollodore remplissait auprès de lui les fonctions de ces grammairiens, qui, sous le nom de critiques, enseignent à résoudre les difficultés que présente le texte d’un auteur ; Épicharis, celles d’une femme de goût qui en sait apprécier les beautés. Lysis demandait un jour comment on jugeait du mérite d’un livre. Aristote qui se trouva présent répondit : « si l’auteur dit tout ce qu’il faut, s’il ne dit que ce qu’il faut, s’il le dit comme il faut. »
Ses parents le formaient à cette politesse noble dont ils étaient les modèles. Desir de plaire, facilité dans le commerce de la vie, égalité dans le caractère, attention à céder sa place aux personnes âgées, décence dans le maintien, dans l’extérieur, dans les expressions, dans les manières, tout était prescrit sans contrainte, exécuté sans effort.
Son père le menait souvent à la chasse des bêtes à quatre pieds, parce qu’elle est l’image de la guerre ; quelquefois à celle des oiseaux, mais toujours sur des terres incultes, pour ne pas détruire les espérances du laboureur.
On commença de bonne heure à le conduire au théâtre. Dans la suite, il se distingua plus d’une fois aux fêtes solennelles, dans les choeurs de musique et de danse. Il figurait aussi dans ces jeux publics où l’on admet les courses de chevaux. Il y remporta souvent la victoire : mais on ne le vit jamais, à l’exemple de quelques jeunes gens, se tenir debout sur un cheval, lancer des traits, et se donner en spectacle par des tours d’adresse. Il prit quelques leçons d’un maître d’armes : il s’instruisit de la tactique ; mais il ne fréquenta point ces professeurs ignorants chez qui les jeunes gens vont apprendre à commander les armées. Ces différents exercices avaient presque tous rapport à l’art militaire. Mais s’il devait défendre sa patrie, il devait aussi l’éclairer. La logique, la rhétorique, la morale, l’histoire, le droit civil, la politique l’occupèrent successivement. Des maîtres mercenaires se chargent de les enseigner, et mettent leurs leçons à très haut prix. On raconte ce trait d’Aristippe. Un Athénien le pria d’achever l’éducation de son fils. Aristippe demanda mille drachmes (3). « Mais, répondit le père, j’aurais un esclave pour une pareille somme. Vous en auriez deux, reprit le philosophe : votre fils d’abord, ensuite l’esclave que vous placeriez auprès de lui. »
Autrefois les sophistes se rendaient en foule dans cette ville. Ils dressaient la jeunesse athénienne à disserter superficiellement sur toutes les matières. Quoique leur nombre soit diminué, on en voit encore qui, entourés de leurs disciples, font retentir de leurs clameurs et de leurs disputes les salles du gymnase. Lysis assistait rarement à ces combats. Des instituteurs plus éclairés lui donnaient des leçons, et des esprits du premier ordre, des conseils. Ces derniers étaient Platon, Isocrate, Aristote, tous trois amis d’Apollodore.
La logique prêta de nouvelles forces, et la rhétorique de nouveaux charmes à sa raison. Mais on l’avertit que l’une et l’autre, destinées au triomphe de la vérité, ne servaient souvent qu’à celui du mensonge. Comme un orateur ne doit pas trop négliger les qualités extérieures, on le mit pendant quelque temps sous les yeux d’un acteur habile, qui prit soin de diriger sa voix et ses gestes.
L’histoire de la Grèce l’éclaira sur les prétentions et sur les fautes des peuples qui l’habitent ; il suivit le barreau, en attendant qu’il pût, à l’exemple de Thémistocle et d’autres grands hommes, y défendre la cause de l’innocence.
Un des principaux objets de l’éducation est de former le coeur d’un enfant. Pendant qu’elle dure, les parents, le gouverneur, les domestiques, les maîtres, le fatiguent de maximes communes dont ils affaiblissent l’impression par leurs exemples. Souvent même les menaces et les coups indiscrètement employés, lui donnent de l’éloignement pour des vérités qu’il devrait aimer.
L’étude de la morale ne coûta jamais de larmes à Lysis. Son père avait mis auprès de lui des gens qui l’instruisaient par leur conduite, et non par des remontrances importunes. Pendant son enfance, il l’avertissait de ses fautes avec douceur ; quand sa raison fut plus formée, il lui faisait entrevoir qu’elles étaient contraires à ses intérêts. Il était très difficile dans le choix des livres qui traitent de la morale, parce que leurs auteurs pour la plupart sont mal affermis dans leurs principes, ou n’ont que de fausses idées de nos devoirs. Un jour Isocrate nous lut une lettre qu’il avait autrefois adressée à
Démonicus (4). C’était un jeune homme qui vivait à la cour du roi de Chypre. La lettre pleine d’esprit, mais surchargée d’antithèses, contenait des règles de moeurs et de conduite, rédigées en forme de maximes, et relatives aux différentes circonstances de la vie. J’en citerai quelques traits. « Soyez envers vos parents, comme vous voudriez que vos enfants fussent un jour à votre égard. Dans vos actions les plus secrètes, figurez-vous que vous avez tout le monde pour témoin. N’espérez pas que des actions répréhensibles puissent rester dans l’oubli ; vous pourrez peut-être les cacher aux autres, mais jamais à vous-même. Dépensez votre loisir à écouter les discours des sages. Délibérez lentement, exécutez promptement. Soulagez la vertu malheureuse ; les bienfaits bien appliqués sont le trésor de l’honnête homme. Quand vous serez revêtu de quelque charge importante, n’employez jamais les malhonnêtes gens ; quand vous la quitterez, que ce soit avec plus de gloire que de richesses. »
Cet ouvrage était écrit avec la profusion et l’élégance qu’on apperçoit dans tous ceux d’Isocrate. On en félicita l’auteur, et quand il fut sorti, Apollodore adressant la parole à son fils ; je me suis aperçu, lui dit-il du plaisir que vous a fait cette lecture. Je n’en suis pas surpris ; elle a réveillé en vous des sentiments précieux à votre coeur, et l’on aime à retrouver ses amis partout. Mais avez-vous pris garde à l’endroit que je l’ai prié de répéter, et qui prescrit à Démonicus la conduite qu’il doit tenir à la cour de Chypre ? Je le sais par coeur, répondit Lysis : « Conformez-vous aux inclinations du prince. En paraissant les approuver, vous n’en aurez que plus de crédit auprès de lui, plus de considération parmi le peuple. Obéissez à ses lois, et regardez son exemple comme la première de toutes. »
Quelle étrange leçon dans la bouche d’un républicain, reprit Apollodore ! Et comment l’accorder avec le conseil que l’auteur avait donné à Démonicus de détester les flatteurs ? C’est qu’Isocrate n’a sur la morale qu’une doctrine d’emprunt, et qu’il en parle plutôt en rhéteur qu’en philosophe. D’ailleurs, est-ce par des préceptes si vagues qu’on éclaire l’esprit ? Les mots de sagesse, de justice, de tempérance, d’honnêteté, et beaucoup d’autres qui pendant cette lecture ont souvent frappé vos oreilles, ces mots que tant de gens se contentent de retenir et de proférer au hasard, croyez-vous que Démonicus fût en état de les entendre ? Vous-même en avez-vous une notion exacte ? Savez-vous que le plus grand danger des préjugés et des vices est de se déguiser sous le masque des vérités et des vertus, et qu’il est très difficile de suivre la voix d’un guide fidèle, lorsqu’elle est étouffée par celle d’une foule d’imposteurs qui marchent à ses côtés et qui imitent ses accents ?
Je n’ai fait aucun effort jusqu’à présent pour vous affermir dans la vertu. Je me suis contenté de vous en faire pratiquer les actes. Il fallait disposer votre âme, comme on prépare une terre avant que d’y jeter la semence destinée à l’enrichir. Vous devez aujourd’hui me demander compte des sacrifices que j’ai quelquefois exigés de vous, et vous mettre en état de justifier ceux que vous ferez un jour.
Quelques jours après, Aristote eut la complaisance d’apporter plusieurs ouvrages qu’il avait ébauchés ou finis, et dont la plupart traitaient de la science des moeurs. Il les éclaircissait en les lisant. Je vais tâcher d’exposer ses principes.
Tous les genres de vie, toutes nos actions se proposent une fin particulière, et toutes ces fins tendent à un but général, qui est le bonheur. Ce n’est pas dans la fin, mais dans le choix des moyens que nous nous trompons. Combien de fois les honneurs, les richesses, le pouvoir, la beauté, nous ont été plus funestes qu’utiles ! Combien de fois l’expérience nous a-t-elle appris que la maladie et la pauvreté ne sont pas nuisibles par elles-mêmes ! Ainsi, par la fausse idée que nous avons des biens ou des maux, autant que par l’inconstance de notre volonté, nous agissons presque toujours sans savoir précisément ce qu’il faut desirer et ce qu’il faut craindre.
Distinguer les vrais biens des biens apparents, tel est l’objet de la morale, qui malheureusement ne procède pas comme les sciences bornées à la théorie. Dans ces dernières, l’esprit voit sans peine les conséquences émaner de leurs principes. Mais quand il est question d’agir, il doit hésiter, délibérer, choisir, se garantir surtout des illusions qui viennent du dehors, et de celles qui s’élèvent du fond de nos coeurs. Voulez-vous éclairer ses jugemens, rentrez en vous-même, et prenez une juste idée de vos passions, de vos vertus et de vos vices.
L’âme, ce principe qui, entre autres facultés, a celle de connaître, conjecturer et délibérer, de sentir, désirer et craindre ; l’ame, indivisible peut-être en elle-même, est, relativement à ses diverses opérations, comme divisée en deux parties principales ; l’une possède la raison et les vertus de l’esprit ; l’autre, qui doit être gouvernée par la première, est le séjour des vertus morales.
Dans la première, résident l’intelligence, la sagesse et la science, qui ne s’occupent que des choses intellectuelles et invariables ; la prudence, le jugement et l’opinion, dont les objets tombent sous les sens et varient sans cesse ; la sagacité, la mémoire, et d’autres qualités que je passe sous silence.
L’intelligence, simple perception de l’âme (5), se borne à contempler l’essence et les principes éternels des choses ; la sagesse médite non seulement sur les principes, mais encore sur les conséquences qui en dérivent ; elle participe de l’intelligence qui voit, et de la science qui démontre. La prudence apprécie et combine les biens et les maux, délibère lentement, et détermine notre choix de la manière la plus conforme à nos vrais intérêts. Lorsqu’avec assez de lumières pour prononcer, elle n’a pas assez de force pour nous faire agir, elle n’est plus qu’un jugement sain. Enfin l’opinion s’enveloppe dans ses doutes, et nous entraîne souvent dans l’erreur.
De toutes les qualités de l’ame, la plus éminente est la sagesse, la plus utile est la prudence. Comme il n’y a rien de si grand dans l’univers que l’univers même, les sages, qui remontent à son origine et s’occupent de l’essence incorruptible des êtres, obtiennent le premier rang dans notre estime. Tels furent Anaxagore et Thalès. Ils nous ont transmis des notions admirables et sublimes, mais inutiles à notre bonheur ; car la sagesse n’influe qu’indirectement sur la morale. Elle est toute en théorie, la prudence toute en pratique (6). Vous voyez dans une maison le maître abandonner à un intendant fidèle les minutieux détails de l’administration domestique, pour s’occuper d’affaires plus importantes ; ainsi la sagesse, absorbée dans ses méditations profondes, se repose sur la prudence du soin de régler nos penchants, et de gouverner la partie de l’âme où j’ai dit que résident les vertus morales. Cette partie est à tout moment agitée par l’amour, la haine, la colère, le desir, la crainte, l’envie, et cette foule d’autres passions dont nous apportons le germe en naissant, et qui par elles-mêmes ne sont dignes ni de louange, ni de blâme. Leurs mouvements, dirigés par l’attrait du plaisir ou par la crainte de la douleur, sont presque toujours irréguliers et funestes ; or, de même que le défaut ou l’excès d’exercice détruit les forces du corps, et qu’un exercice modéré les rétablit, de même un mouvement passionné, trop violent ou trop faible, égare l’âme en deçà ou au delà du but qu’elle doit se proposer, tandis qu’un mouvement réglé l’y conduit naturellement. C’est donc le terme moyen entre deux affections vicieuses, qui constitue un sentiment vertueux. Citons un exemple. La lâcheté craint tout, et pèche par défaut ; l’audace ne craint rien, et pèche par excès ; le courage, qui tient le milieu entre l’une et l’autre, ne craint que lorsqu’il faut craindre. Ainsi les passions de même espèce produisent en nous trois affections différentes, deux vicieuses, et l’autre vertueuse. Ainsi, les vertus morales naissent du sein des passions, ou plutôt ne sont que les passions renfermées dans de justes limites.
Alors Aristote nous fit voir un écrit à trois colonnes, où la plupart des vertus étaient placées chacune entre ses extrêmes.
J’ai conservé cet extrait pour l’instruction de Lysis :

EXCÈS.

MILIEU.

DÉFAUT OU L'AUTRE EXTRÊME.

Audace.

Courage. 

 Crainte.

Intempérance. 

Tempérance.

Insensibilité.

Prodigalité.

 Libéralité. 

Avarice.

 Faste.

Magnificence.

Parcimonie

.........

 Magnanimité.

 Bassesse.

Apathie. 

Douceur. 

Colère.

Jactance. 

Vérité.

Dissimulation.

Bouffonnerie. 

Gaieté.

 Rusticité.

Flatterie.

 Amitié.

 Haine.

Stupeur. 

Modestie.

 Impudence.

Envie.

 ...........

 .........

Astuce.

 Prudence.

 Stupidité, etc.

Par exemple, la libéralité entre l’avarice et la prodigalité ; l’amitié entre l’aversion ou la haîne, et la complaisance ou la flatterie. Comme la prudence tient par sa nature à l’ame raisonnable, par ses fonctions à l’âme irraisonnable, elle était accompagnée de l’astuce, qui est un vice du coeur, et de la stupidité, qui est un défaut de l’esprit. Nous aperçûmes quelques lacunes dans ce tableau. La tempérance était opposée à l’intempérance, qui est son excès ; on avait choisi l’insensibilité pour l’autre extrême ; c’est, nous dit Aristote, qu’en fait de plaisir on ne pèche jamais par défaut, à moins qu’on ne soit insensible. Notre langue, ajouta-t-il, n’a pas de mot propre pour caractériser la vertu contraire à l’envie ; on pourrait la reconnaître à l’indignation qu’excitent dans une âme honnête les succès des méchants (7).
Quoi qu’il en soit, les deux vices correspondans à une vertu, peuvent en être plus ou moins éloignés, sans cesser d’être blâmables. On est plus ou moins lâche, plus ou moins prodigue ; on ne peut être que d’une seule manière parfaitement libéral ou courageux. Aussi avons-nous dans la langue très peu de mots pour désigner chaque vertu, et un assez grand nombre pour désigner chaque vice. Aussi les Pythagoriciens disent-ils que le mal participe de la nature de l’infini, et le bien du fini.
Mais qui discernera ce bien presque imperceptible au milieu des maux qui l’entourent ? La prudence, que j’appellerai quelquefois droite raison, parce qu’aux lumières naturelles de la raison, joignant celle de l’expérience, elle rectifie les unes par les autres. Sa fonction est de nous montrer le sentier où nous devons marcher, et d’arrêter, autant qu’il est possible, celles de nos passions qui voudraient nous égarer dans des routes voisines ; car elle a le droit de leur signifier ses ordres. Elle est à leur égard ce qu’un architecte est par rapport aux ouvriers qui travaillent sous lui.
La prudence délibère dans toutes les occasions, sur les biens que nous devons poursuivre, biens difficiles à connaître, et qui doivent être relatifs, non seulement à nous, mais encore à nos parents, nos amis, nos concitoyens. La délibération doit être suivie d’un choix volontaire ; s’il ne l’était pas, il ne serait digne que d’indulgence ou de pitié. Il l’est toutes les fois qu’une force extérieure ne nous contraint pas d’agir malgré nous, ou que nous ne sommes pas entraînés par une ignorance excusable. Ainsi, une action dont l’objet est honnête, doit être précédée par la délibération et par le choix, pour devenir, à proprement parler, un acte de vertu ; et cet acte, à force de se réitérer, forme dans notre ame une habitude que j’appelle vertu. Nous sommes à présent en état de distinguer ce que la nature fait en nous, et ce que la saine raison ajoute à son ouvrage. La nature ne nous donne et ne nous refuse aucune vertu. Elle ne nous accorde que des facultés dont elle nous abandonne l’usage. En mettant dans nos coeurs les germes de toutes les passions, elle y a mis les principes de toutes les vertus. En conséquence, nous recevons en naissant une aptitude plus ou moins prochaine à devenir vertueux, un penchant plus ou moins fort pour les choses honnêtes. De là s’établit une différence essentielle entre ce que nous appelons quelquefois vertu naturelle, et la vertu proprement dite. La première est cette aptitude, ce penchant dont j’ai parlé, espèce d’instinct qui n’étant point encore éclairé par la raison, se porte tantôt vers le bien, tantôt vers le mal. La seconde est ce même instinct constamment dirigé vers le bien par la droite raison, et toujours agissant avec connaissance, choix et persévérance. Je conclus de là que la vertu est une habitude formée d’abord, et ensuite dirigée par la prudence, ou, si l’on veut, c’est une impulsion naturelle vers les choses honnêtes, transformée en habitude par la prudence.
Plusieurs conséquences dérivent de ces notions. Il est en notre pouvoir d’être vertueux, puisque nous avons tous l’aptitude à le devenir ; mais il ne dépend d’aucun de nous d’être le plus vertueux des hommes, à moins qu’il n’ait reçu de la nature les dispositions qu’exige une pareille perfection.
La prudence formant en nous l’habitude de la vertu, toutes les vertus deviennent son ouvrage ; d’où il suit que dans une ame toujours docile à ses inspirations, il n’y a point de vertu qui ne vienne se placer à son rang, et il n’y en a pas une qui soit opposée à l’autre. On doit y découvrir aussi un parfait accord entre la raison et les passions, puisque l’une y commande, et que les autres obéissent. Mais comment vous assurer d’un tel accord, comment vous flatter que vous possédez une telle vertu ? D’abord par un sentiment intime, ensuite par la peine ou le plaisir que vous éprouverez. Si cette vertu est encore informe, les sacrifices qu’elle demande vous affligeront ; si elle est entière, ils vous rempliront d’une joie pure ; car la vertu a sa volupté. Les enfants ne sauraient être vertueux ; ils ne peuvent ni connaître, ni choisir leur véritable bien. Cependant comme il est essentiel de nourrir le penchant qu’ils ont à la vertu, il faut leur en faire exercer les actes.
La prudence se conduisant toujours par des motifs honnêtes, et chaque vertu exigeant de la persévérance, beaucoup d’actions qui paraissent dignes d’éloges, perdent leur prix dès qu’on en démêle le principe. Ceux-ci s’exposent au péril, par l’espoir d’un grand avantage ; ceux-là, de peur d’être blâmés : ils ne sont pas courageux. Ôtez aux premiers l’ambition, aux seconds la honte, ils seront peut-être les plus lâches des hommes.
Ne donnez pas ce nom à celui qui est entraîné par la vengeance ; c’est un sanglier qui se jette sur le fer dont il est blessé. Ne le donnez pas à ceux qui sont agités de passions désordonnées, et dont le courage s’enflamme et s’éteint avec elles. Quel est donc l’homme courageux ? Celui qui, poussé par un motif honnête, et guidé par la saine raison, connaît le danger, le craint, et s’y précipite.
Aristote appliqua les mêmes principes à la justice, à la tempérance et aux autres vertus. Il les parcourut toutes en particulier, et les suivit dans leurs subdivisions, en fixant l’étendue et les bornes de leur empire ; car il nous montrait de quelle manière, dans quelles circonstances, sur quels objets chacune devait agir ou s’arrêter. Il éclaircissait à mesure une foule de questions qui partagent les philosophes sur la nature de nos devoirs. Ces détails, qui ne sont souvent qu’indiqués dans ses ouvrages, et que je ne puis développer ici, le ramenèrent aux motifs qui doivent nous attacher inviolablement à la vertu.
Considérons-la, nous dit-il un jour, dans ses rapports avec nous et avec les autres. L’homme vertueux fait ses délices d’habiter et de vivre avec lui-même. Vous ne trouverez dans son ame ni les remords, ni les séditions qui agitent l’homme vicieux. Il est heureux par le souvenir des biens qu’il a faits, par l’espérance du bien qu’il peut faire. Il jouït de son estime, en obtenant celle des autres ; il semble n’agir que pour eux, il leur cédera même les emplois les plus brillans, s’il est persuadé qu’ils peuvent mieux s’en acquitter que lui. Toute sa vie est en action, et toutes ses actions naissent de quelque vertu particulière. Il possède donc le bonheur, qui n’est autre chose qu’une continuité d’actions conformes à la vertu.
Je viens de parler du bonheur qui convient à la vie active et consacrée aux devoirs de la société. Mais il en est un autre d’un ordre supérieur, exclusivement réservé au petit nombre des sages, qui, loin du tumulte des affaires, s’abandonnent à la vie contemplative. Comme ils se sont dépouillés de tout ce que nous avons de mortel, et qu’ils n’entendent plus que de loin le murmure des passions, dans leur âme tout est paisible, tout est en silence, excepté la partie d’elle-même qui a droit d’y commander, portion céleste, soit qu’on l’appelle intelligence ou de tout autre nom, sans cesse occupée à méditer sur la nature divine et sur l’essence des êtres. Ceux qui n’écoutent que sa voix, sont spécialement chéris de la divinité ; car s’il est vrai, comme tout nous porte à le croire, qu’elle prend quelque soin des choses humaines, de quel oeil doit-elle regarder ceux qui, à son exemple, ne placent leur bonheur que dans la contemplation des vérités éternelles ?
Dans les entretiens qu’on avait en présence de Lysis, Isocrate flattait ses oreilles, Aristote éclairait son esprit, Platon enflammait son ame. Ce dernier, tantôt lui expliquait la doctrine de Socrate, tantôt lui développait le plan de sa république ; d’autres fois, il lui faisait sentir qu’il n’existe de véritable élévation, d’entière indépendance, que dans une âme vertueuse. Plus souvent encore, il lui montrait en détail que le bonheur consiste dans la science du souverain bien, qui n’est autre chose que Dieu. Ainsi, tandis que d’autres philosophes ne donnent pour récompense à la vertu que l’estime publique et la félicité passagère de cette vie, Platon lui offrait un plus noble soutien.
La vertu, disait-il, vient de Dieu. Vous ne pouvez l’acquérir qu’en vous connaissant vous-même, qu’en obtenant la sagesse, qu’en vous préférant à ce qui vous appartient. Suivez-moi, Lysis. Votre corps, votre beauté, vos richesses sont à vous, mais ne sont pas vous. L’homme est tout entier dans son âme. Pour savoir ce qu’il est et ce qu’il doit faire, il faut qu’il se regarde dans son intelligence, dans cette partie de l’âme où brille un rayon de la sagesse divine, lumière pure qui conduira insensiblement ses regards à la source dont elle est émanée. Quand ils y seront parvenus, et qu’il aura contemplé cet exemplaire éternel de toutes les perfections, il sentira qu’il est de son plus grand intérêt de les retracer en lui-même, et de se rendre semblable à la divinité, du moins autant qu’une si foible copie peut approcher d’un si beau modèle. Dieu est la mesure de chaque chose ; rien de bon, ni d’estimable dans le monde, que ce qui a quelque conformité avec lui. Il est souverainement sage, saint et juste ; le seul moyen de lui ressembler et de lui plaire, est de se remplir de sagesse, de justice et de sainteté.
Appelé à cette haute destinée, placez-vous au rang de ceux qui, comme le disent les sages, unissent par leurs vertus les cieux avec la terre, les dieux avec les hommes. Que votre vie présente le plus heureux des systèmes pour vous, le plus beau des spectacles pour les autres, celui d’une ame où toutes les vertus sont dans un parfait accord.
Je vous ai parlé souvnt des conséquences qui dérivent de ces vérités, liées ensemble, si j’ose m’exprimer ainsi, par des raisons de fer et de diamant ; mais je dois vous rappeler, avant de finir, que le vice, outre qu’il dégrade notre ame, est tôt ou tard livré au supplice qu’il a mérité.
Dieu, comme on l’a dit avant nous, parcourt l’univers, tenant dans sa main le commencement, le milieu et la fin de tous les êtres (8). La justice suit ses pas, prête à punir les outrages faits à la loi divine. L’homme humble et modeste trouve son bonheur à la suivre. L’homme vain s’éloigne d’elle, et Dieu l’abandonne à ses passions. Pendant un temps il paraît être quelque chose aux yeux du vulgaire ; mais bientôt la vengeance fond sur lui : et si elle l’épargne dans ce monde, elle le poursuit avec plus de fureur dans l’autre. Ce n’est donc point dans le sein des honneurs, ni dans l’opinion des hommes, que nous devons chercher à nous distinguer, c’est devant ce tribunal redoutable qui nous jugera sévèrement après notre mort.
Lysis avait dix-sept ans : son ame était pleine de passions ; son imagination, vive et brillante. Il s’exprimait avec autant de grâce que de facilité. Ses amis ne cessaient de relever ces avantages, et l’avertissaient par leurs exemples ainsi que par leurs plaisanteries, de la contrainte dans laquelle il avait vécu jusqu’alors. Philotime lui disait un jour : les enfants et les jeunes gens étaient bien plus surveillés autrefois qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ils n’opposaient à la rigueur des saisons, que des vêtements légers ; à la faim qui les pressait, que les aliments les plus communs. Dans les rues, chez leurs maîtres et leurs parents, ils paraissaient les yeux baissés et avec un maintien modeste. Ils n’osaient ouvrir la bouche en présence des personnes âgées ; et on les asservissait tellement à la décence, qu’étant assis ils auraient rougi de mettre un genou au dessus de l’autre. Et que résultait-il de cette grossièreté de moeurs, demanda Lysis ? Ces hommes grossiers, répondit Philotime, battirent les perses et sauvèrent la Grèce. - nous les battrions encore. - j’en doute, lorsqu’aux fêtes de Minerve, je vois notre jeunesse, pouvant à peine soutenir le bouclier, exécuter nos danses guerrières avec tant d’élégance et de mollesse.
Philotime lui demanda ensuite ce qu’il pensait d’un jeune homme qui, dans ses paroles et dans son habillement, n’observait aucun des égards dus à la société. Tous ses camarades l’approuvent, dit Lysis ; et tous les gens sensés le condamnent, répliqua Philotime. Mais, reprit Lysis, par ces personnes sensées, entendez-vous ces vieillards qui ne connoissent que leurs anciens usages, et qui, sans pitié pour nos faiblesses, voudraient que nous fussions nés à l’âge de quatre-vingts ans ? Ils pensent d’une façon, et leurs petits-enfants d’une autre. Qui les jugera ? Vous-même, dit Philotime. Sans rappeler ici nos principes sur le respect et la tendresse que nous devons aux auteurs de nos jours, je suppose que vous êtes obligé de voyager en des pays lointains : choisirez-vous un chemin, sans savoir s’il est praticable, s’il ne traverse pas des déserts immenses, s’il ne conduit pas chez des nations barbares, s’il n’est pas en certains endroits infesté par des brigands ? - il serait imprudent de s’exposer à de pareils dangers. Je prendrais un guide. - Lysis, observez que les vieillards sont parvenus au terme de la carrière que vous allez parcourir, carrière si difficile et si dangereuse. Je vous entends, dit Lysis ; j’ai honte de mon erreur.
Cependant les succès des orateurs publics excitaient son ambition. Il entendit par hasard dans le Lycée, quelques sophistes disserter longuement sur la politique, et il se crut en état d’éclairer les Athéniens. Il blâmait avec chaleur l’administration présente ; il attendait, avec la même impatience que la plupart de ceux de son âge, le moment où il lui serait permis de monter à la tribune. Son père dissipa cette illusion, comme Socrate avait détruit celle du jeune frère de Platon.
Mon fils, lui dit-il, j’apprends que vous brûlez du désir de parvenir à la tête du gouvernement. - J’y pense en effet, répondit Lysis en tremblant. - C’est un beau projet. S’il réussit, vous serez à portée d’être utile à vos parents, à vos amis, à votre patrie : votre gloire s’étendra non-seulement parmi nous, mais encore dans toute la Grèce, et peut-être, à l’exemple de celle de Thémistocle, parmi les nations barbares.
À ces mots, le jeune homme tressaillit de joie. - Pour obtenir cette gloire, reprit Apollodore, ne faut-il pas rendre des services importants à la république ? - Sans doute. - Quel est donc le premier bienfait qu’elle recevra de vous ? Lysis se tut pour préparer sa réponse. Après un moment de silence, Apollodore continua : s’il s’agissait de relever la maison de votre ami, vous songeriez d’abord à l’enrichir ; de même vous tâcherez d’augmenter les revenus de l’état. - Telle est mon idée. - Dites-moi donc à quoi ils se montent, d’où ils proviennent, quelles sont les branches que vous trouvez susceptibles d’augmentation et celles qu’on a tout-à-fait négligées ? Vous y avez sans doute réfléchi ? - Non, mon père, je n’y ai jamais songé. - Vous savez du moins l’emploi qu’on fait des deniers publics ; et certainement votre intention est de diminuer les dépenses inutiles ? - Je vous avoue que je ne me suis pas plus occupé de cet article que de l’autre. - Eh bien ! Puisque nous ne sommes instruits ni de la recette, ni de la dépense, renonçons pour le présent au dessein de procurer de nouveaux fonds à la république. - Mais, mon père, il serait possible de les prendre sur l’ennemi. - J’en conviens, mais cela dépend des avantages que vous aurez sur lui ; et pour les obtenir, ne faut-il pas, avant de vous déterminer à la guerre, comparer les forces que vous emploierez avec celles qu’on vous opposera ? - Vous avez raison. - Apprenez-moi quel est l’état de notre armée et de notre marine, ainsi que celui des troupes et des vaisseaux de l’ennemi. - je ne pourrais pas vous le réciter tout de suite. - vous l’avez peut-être par écrit ; je serais bien aise de le voir. - Non, je ne l’ai pas.
Je conçois, reprit Apollodore, que vous n’avez pas encore eu le temps de vous appliquer à de pareils calculs : mais les places qui couvrent nos frontières, ont sans doute fixé votre attention. Vous savez combien nous entretenons de soldats dans ces différents postes ; vous savez encore que certains points ne sont pas assez défendus, que d’autres n’ont pas besoin de l’être ; et dans l’assemblée générale, vous direz qu’il faut augmenter telle garnison, et réformer telle autre. - Moi, je dirai qu’il faut les supprimer toutes ; car aussi bien remplissent-elles fort mal leur devoir. - Et comment vous êtes-vous assuré que nos défilés sont mal gardés ? Avez-vous été sur les lieux ? - Non, mais je le conjecture. - Il faudra donc reprendre cette matière, quand, au lieu de conjectures, nous aurons des notions certaines.
Je sais que vous n’avez jamais vu les mines d’argent qui appartiennent à la république, et vous ne pourriez pas me dire pourquoi elles rendent moins à présent qu’autrefois. -Non, je n’y suis jamais descendu. - Effectivement l’endroit est mal sain, et cette excuse vous justifiera, si jamais les Athéniens prennent cet objet en considération. En voici un du moins qui ne vous aura pas échappé. Combien l’Attique produit-elle de mesures de blé ? Combien en faut-il pour la subsistance de ses habitants ? Vous jugez aisément que cette connaissance est nécessaire à l’administration pour prévenir une disette. - Mais, mon père, on ne finirait point, s’il fallait entrer dans ces détails. - Est-ce qu’un chef
de maison ne doit pas veiller sans cesse aux besoins de sa famille, et aux moyens d’y remédier ? Au reste, si tous ces détails vous épouvantent, au lieu de vous charger du soin de plus de dix mille familles qui sont dans cette ville, vous devriez d’abord essayer vos forces, et mettre l’ordre dans la maison de votre oncle, dont les affaires sont en mauvais état. - Je viendrais à bout de les arranger, s’il voulait suivre mes avis. - Et croyez-vous de bonne foi que tous les Athéniens, votre oncle joint avec eux, seront plus faciles à persuader ? Craignez, mon fils, qu’un vain amour de la gloire ne vous fasse recueillir que de la honte. Ne sentez-vous pas combien il serait imprudent et dangereux de se charger de si grands intérêts sans les connaître ? Quantité d’exemples vous apprendront que dans les places les plus importantes, l’admiration et l’estime sont le partage des lumières et de la sagesse ; le blâme et le mépris, celui de l’ignorance et de la présomption.
Lysis fut effrayé de l’étendue des connaissance nécessaires à l’homme d’état, mais il ne fut pas découragé. Aristote l’instruisit de la nature des diverses espèces de gouvernemens dont les législateurs avaient conçu l’idée ; Apollodore, de l’administration, des forces et du commerce, tant de sa nation que des autres peuples. Il fut décidé qu’après avoir achevé son éducation, il voyagerait chez tous ceux qui avaient quelques rapports d’intérêt avec les Athéniens.
J’arrivai alors de Perse : je le trouvai dans sa 18 e année. C’est à cet âge que les enfants des Athéniens passent dans la classe des éphèbes, et sont enrôlés dans la milice. Mais pendant les deux années suivantes, ils ne servent pas hors de l’Attique. La patrie, qui les regarde désormais comme ses défenseurs, exige qu’ils confirment par un serment solennel, leur dévouement à ses ordres. Ce fut dans la chapelle d’Agraule, qu’en présence des autels, il promit, entre autres choses, de ne point déshonorer les armes de la république, de ne pas quitter son poste, de sacrifier ses jours pour sa patrie, et de la laisser plus florissante qu’il ne l’avait trouvée.
De toute cette année il ne sortit point d’Athènes ; il veillait à la conservation de la ville ; il montait la garde avec assiduité, et s’accoutumait à la discipline militaire. Au commencement de l’année suivante, s’étant rendu au théâtre où se tenait l’assemblée générale, le peuple donna des éloges à sa conduite, et lui remit la lance avec le bouclier Lysis partit tout de suite, et fut successivement employé dans les places qui sont sur les frontières de l’Attique.
Âgé de vingt ans à son retour, il lui restait une formalité essentielle à remplir. J’ai dit plus haut que dès son enfance on l’avait inscrit, en présence de ses parents, dans le registre de la curie à laquelle son père était associé. Cet acte prouvait la légitimité de sa naissance. Il en fallait un autre qui le mît en possession de tous les droits du citoyen.
On sait que les habitants de l’Attique sont distribués en un certain nombre de cantons ou de districts, qui, par leurs différentes réunions, forment les dix tribus. Â la tête de chaque district est un démarque, magistrat qui est chargé d’en convoquer les membres, et de garder le registre qui contient leurs noms. La famille d’Apollodore était agrégée au canton de Céphissie, qui fait partie de la tribu érechthéide. Nous trouvâmes dans ce bourg la plupart de ceux qui ont le droit d’opiner dans ses assemblées. Apollodore leur présenta son fils, et l’acte par lequel il avait été déja reconnu dans sa curie. Après les suffrages recueillis, on inscrivit Lysis dans le registre. Mais comme c’est ici le seul monument qui puisse constater l’âge d’un citoyen, au nom de Lysis fils d’Apollodore, on joignit celui du premier des archontes, non-seulement de l’année courante, mais encore de celle qui l’avait précédée. Dès ce moment Lysis eut le droit d’assister aux assemblées, d’aspirer aux magistratures, et d’administrer ses biens, s’il venait à perdre son père. étant retournés à Athènes, nous allâmes une seconde fois à la chapelle d’Agraule, où Lysis revêtu de ses armes, renouvela le serment qu’il y avait fait deux ans auparavant.
Je ne dirai qu’un mot sur l’éducation des filles. Suivant la différence des états, elles apprennent à lire, écrire, coudre, filer, préparer la laine dont on fait les vêtements, et veiller aux soins du ménage. Celles qui appartiennent aux premières familles de la république, sont élevées avec plus de recherche. Comme dès l’âge de 10 ans, et quelquefois de 7, elles paraissent dans les cérémonies religieuses, les unes portant sur leurs têtes les corbeilles sacrées, les autres chantant des hymnes, ou exécutant des danses, divers maîtres les accoutument auparavant à diriger leur voix et leurs pas. En général, les mères exhortent leurs filles à se conduire avec sagesse ; mais elles insistent beaucoup plus sur la nécessité de se tenir droites, d’effacer leurs épaules, de serrer leur sein avec un large ruban, d’être extrêmement sobres, et de prévenir, par toutes sortes de moyens, un embonpoint qui nuirait à l’élégance de la taille et à la grâce des mouvements. 

CHAPITRE 27

Entretiens sur la musique des Grecs.

J’allai voir un jour Philotime dans une petite maison qu’il avait hors des murs d’Athènes, sur la colline du Cynosarge, à trois stades de la porte Mélitide. La situation en était délicieuse. De toutes parts la vue se reposait sur des tableaux riches et variés. Après avoir parcouru les différentes parties de la ville et de ses environs, elle se prolongeait par-delà jusqu’aux montagnes de Salamine, de Corinthe, et même de l’Arcadie.
Nous passâmes dans un petit jardin que Philotime cultivait lui-même, et qui lui fournissait des fruits et des légumes en abondance : un bois de platanes, au milieu duquel était un autel consacré aux Muses, en faisait tout l’ornement. C’est toujours avec douleur, reprit Philotime en soupirant, que je m’arrache de cette retraite. Je veillerai à l’éducation du fils d’Apollodore, puisque je l’ai promis ; mais c’est le dernier sacrifice que je ferai de ma liberté. Comme je parus surpris de ce langage, il ajouta : les Athéniens n’ont plus besoin d’instructions ; ils sont si aimables ! Eh, que dire en effet à des gens qui tous les jours établissent pour principe, que l’agrément d’une sensation est préférable à toutes les vérités de la morale ?
La maison me parut ornée avec autant de décence que de goût. Nous trouvâmes dans un cabinet, des lyres, des flûtes, des instruments de diverses formes, dont quelques-uns avaient cessé d’être en usage. Des livres relatifs à la musique remplissaient plusieurs tablettes. Je priai Philotime de m’indiquer ceux qui pourraient m’en apprendre les principes. Il n’en existe point, me répondit-il ; nous n’avons qu’un petit nombre d’ouvrages assez superficiels sur le genre enharmonique, et un plus grand nombre sur la préférence qu’il faut donner, dans l’éducation, à certaines espèces de musique. Aucun auteur n’a jusqu’à présent entrepris d’éclaircir méthodiquement toutes les parties de cette science. Je lui témoignai alors un desir si vif d’en avoir au moins quelque notion, qu’il serendit à mes instances.

Premier entretien.

Sur la partie technique de la musique.

Vous pouvez juger, dit-il, de notre goût pour la musique, par la multitude des acceptions que nous donnons à ce mot : nous l’appliquons indifféremment à la mélodie, à la mesure, à la poésie, à la danse, au geste, à la réunion de toutes les sciences, à la connaissance de presque tous les arts. Ce n’est pas assez encore ; l’esprit de combinaison, qui, depuis environ deux siècles, s’est introduit parmi nous, et qui nous force à chercher par-tout des rapprochements, a voulu soumettre aux lois de l’harmonie les mouvements des corps célestes et ceux de notre âme.
Écartons ces objets étrangers. Il ne s’agit ici que de la musique proprement dite. Je tâcherai de vous en expliquer les éléments, si vous me promettez de supporter avec courage l’ennui des détails où je vais m’engager. Je le promis, et il continua de cette manière.
On distingue dans la musique, le son, les intervalles, les accords, les genres, les modes, le rythme, les mutations et la mélopée. Je négligerai les deux derniers articles, qui ne regardent que la composition ; je traiterai succintement des autres. Les sons que nous faisons entendre en parlant et en chantant, quoique formés par les mêmes organes, ne produisent pas le même effet. Cette différence viendrait-elle, comme quelques-uns le prétendent, de ce que dans le chant la voix procède par des intervalles plus sensibles, s’arrête plus longtemps sur une syllabe, est plus souvent suspendue par des repos marqués ? Chaque espace que la voix franchit, pourrait se diviser en une infinité de parties ; mais l’organe de l’oreille, quoique susceptible d’un très grand nombre de sensations, est moins délicat que celui de la parole, et ne peut saisir qu’une certaine quantité d’intervalles. Comment les déterminer ? Les Pythagoriciens emploient le calcul ; les musiciens, le jugement de l’oreille. Alors Philotime prit un monocorde, ou une règle sur laquelle était tendue une corde attachée par ses deux extrémités à deux chevalets immobiles. Nous fîmes couler un troisième chevalet sous la corde, et, l’arrêtant à des divisions tracées sur la règle, je m’aperçus aisément que les différentes parties de la corde rendaient des sons plus aigus que la corde entière ; que la moitié de cette corde donnait le diapason ou l’octave ; que ses trois quarts sonnaient la quarte, et ses deux tiers la quinte. Vous voyez, ajouta Philotime, que le son de la corde totale est au son de ses parties dans la même proportion que sa longueur à celle de ces mêmes parties ; et qu’ainsi l’octave est dans le rapport de 2 à 1, ou de 1 à un demi, la quarte dans celui de 4 à 3, et la quinte de 3 à 2.
Les divisions les plus simples du monocorde, nous ont donné les intervalles les plus agréables à l’oreille. En supposant que la corde totale sonne mi (9) , je les exprimerai de cette manière, mi la quarte, mi si quinte, mi mi octave.
Pour avoir la double octave, il suffira de diviser par 2 l’expression numérique de l’octave, qui est un demi, et vous aurez un quart. Il me fit voir en effet que le quart de la corde entière sonnait la double octave. Après qu’il m’eut montré la manière de tirer la quarte de la quarte, et la quinte de la quinte, je lui demandai comment il déterminait la valeur du ton. C’est, me dit-il, en prenant la différence de la quinte à la quarte, du si au la ; or, la quarte, c’est-à-dire, la fraction trois quarts, est à la quinte, c’est-à-dire, à la fraction deux tiers, comme 9 est à 8.
Enfin, ajouta Philotime, on s’est convaincu par une suite d’opérations, que le demi-ton, l’intervalle, par exemple, du mi au fa , est dans la proportion de 256 à 243. Au dessous du demi-ton, nous faisons usage des tiers et des quarts de ton, mais sans pouvoir fixer leurs rapports, sans oser nous flatter d’une précision rigoureuse ; j’avoue même que l’oreille la plus exercée a de la peine à les saisir.
Je demandai à Philotime si, à l’exception de ces sons presque imperceptibles, il pourrait successivement tirer d’un monocorde tous ceux dont la grandeur est déterminée, et qui forment l’échelle du système musical. Il faudrait pour cet effet, me dit-il, une corde d’une longueur démesurée ; mais vous pouvez y suppléer par le calcul. Supposez-en une qui soit divisée en 8192 parties égales, et qui sonne le si (10) . Le rapport du demi-ton, celui, par exemple, de si à ut , étant supposé de 256 à 243, vous trouverez que 256 est à 8192, comme 243 est à 7776, et qu’en conséquence ce dernier nombre doit vous donner l’ut .
Le rapport du ton étant, comme nous l’avons dit, de 9 à 8, il est visible qu’en retranchant le 9 e de 7776, il restera 6912 pour le re . En continuant d’opérer de la même manière sur les nombres restants, soit pour les tons, soit pour les demi-tons, vous conduirez facilement votre échelle fort au-delà de la portée des voix et des instruments, jusqu’à la cinquième octave du si , d’où vous êtes parti. Elle vous sera donnée par 256, et l’ut suivant par 243 ; ce qui vous fournira le rapport du demi-ton, que je n’avois fait que supposer. Philotime faisait tous ces calculs à mesure ; et quand il les eut terminés : il suit de là, me dit-il, que dans cette longue échelle, les tons et les demi-tons sont tous parfaitement égaux : vous trouverez aussi que les intervalles de même espèce sont parfaitement justes ; par exemple, que le ton et demi, ou tierce mineure, est toujours dans le rapport de 32 à 27 ; le diton, ou tierce majeure, dans celui de 81 à 64. Mais, lui dis-je, comment vous en assurer dans la pratique ? Outre une longue habitude, répondit-il, nous employons quelquefois, pour plus d’exactitude, la combinaison des quartes et des quintes obtenues par un ou plusieurs monocordes. La différence de la quarte à la quinte m’ayant fourni le ton, si je veux me procurer la tierce majeure au dessous d’un ton donné, tel que la , je monte à la quarte re , de là je descends à la quinte sol , je remonte à la quarte ut , je redescends à la quinte, et j’ai le fa , tierce majeure au dessous du la. Les intervalles sont consonants ou dissonants. Nous rangeons dans la première classe, la quarte, la quinte, l’octave, la onzième, la douzième et la double octave ; mais ces trois derniers ne sont que les répliques des premiers. Les autres intervalles, connus sous le nom de dissonants, se sont introduits peu à peu dans la mélodie. L’octave est la consonnance la plus agréable, parce qu’elle est la plus naturelle. C’est l’accord que fait entendre la voix des enfants, lorsqu’elle est mêlée avec celle des hommes ; c’est le même que produit une corde qu’on a pincée : le son, en expirant, donne lui-même son octave.
Philotime voulant prouver que les accords de quarte et de quinte n’étaient pas moins conformes à la nature, me fit voir sur son monocorde, que dans la déclamation soutenue, et même dans la conversation familière, la voix franchit plus souvent ces intervalles que les autres.
Je ne les parcours, lui dis-je, qu’en passant d’un ton à l’autre. Est-ce que dans le chant, les sons qui composent un accord, ne se font jamais entendre en même temps ?
Le chant, répondit-il, n’est qu’une succession de sons ; les voix chantent toujours à l’unisson ou à l’octave, qui n’est distinguée de l’unisson que parce qu’elle flatte plus l’oreille. Quant aux autres intervalles, elle juge de leurs rapports par la comparaison du son qui vient de s’écouler, avec celui qui l’occupe dans le moment. Ce n’est que dans les concerts où les instruments accompagnent la voix, qu’on peut discerner des sons différents et simultanés ; car la lyre et la flûte, pour corriger la simplicité du chant, y joignent quelquefois des traits et des variations, d’où résultent des parties distinctes du sujet principal. Mais elles reviennent bientôt de ces écarts, pour ne pas affliger trop long-temps l’oreille étonnée d’une pareille licence. Vous avez fixé, lui dis-je, la valeur des intervalles ; j’entrevois l’usage qu’on en fait dans la mélodie. Je voudrais savoir quel ordre vous leur assignez sur les instruments. Jetez les yeux, reprit-il, sur ce tétracorde ; vous y verrez de quelle manière les intervalles sont distribués dans notre échelle, et vous connaîtrez le systême de notre musique. Les quatre cordes de cette cithare sont disposées de façon que les deux extrêmes, toujours immobiles, sonnent la quarte en montant, mi, la. Les deux cordes moyennes, appelées mobiles, parce qu’elles reçoivent différens degrés de tension, constituent trois genres d’harmonie ; le diatonique, le chromatique, l’enharmonique. Dans le diatonique, les quatre cordes procèdent par un demi-ton et deux tons, mi, fa, sol, la ; dans le chromatique, par deux demi-tons et une tierce mineure, mi, fa, fa dièze, la ; dans l’enharmonique, par deux quarts de ton et une tierce majeure, mi, mi quart de ton, fa, la. Comme les cordes mobiles sont susceptibles de plus ou de moins de tension, et peuvent en conséquence produire des intervalles plus ou moins grands, il en a résulté une autre espèce de diatonique, où sont admis les trois quarts et les cinq quarts de ton, et deux autres espèces de chromatiques, dans l’un desquels le ton, à force de dissections, se résout, pour ainsi dire, en parcelles. Quant à l’enharmonique, je l’ai vu, dans ma jeunesse, quelquefois pratiqué suivant des proportions qui variaient dans chaque espèce d’harmonie ; mais il me paraît aujourd’hui déterminé : ainsi, nous nous en tiendrons aux formules que je viens de vous indiquer, et qui, malgré les réclamations de quelques musiciens, sont les plus généralement adoptées.
Pour tendre notre systême de musique, on se contenta de multiplier les tétracordes ; mais ces additions ne se sont faites que successivement. L’art trouvait des obstacles dans les lois qui lui prescrivaient des bornes, dans l’ignorance qui arrêtait son essor. De toutes parts on tentait des essais. En certains pays, on ajoutait des cordes à la lyre ; en d’autres, on les retranchait. Enfin l’heptacorde parut, et fixa pendant quelque temps l’attention. C’est cette lyre à sept cordes. Les quatre premières offrent à vos yeux l’ancien tétracorde, mi, fa, sol, la ; il est surmonté d’un second, la, si bémol, ut, re, qui procède par les mêmes intervalles, et dont la corde la plus basse se confond avec la plus haute du premier.
Ces deux tétracordes s’appellent conjoints, parce qu’ils sont unis par la moyenne la , que l’intervalle d’une quarte éloigne également de ses deux extrêmes, la, mi en descendant, la, re en montant.
Dans la suite, le musicien Terpandre, qui vivait il y a environ 300 ans, supprima la 5 e corde, le si bémol, et lui en substitua une nouvelle plus haute d’un ton ; il obtint cette série de sons, mi, fa, sol, la, ut, re, mi, dont les extrêmes sonnent l’octave. Ce second heptacorde ne donnant pas deux tétracordes complets, Pythagore, suivant les uns, Lycaon de Samos, suivant d’autres, en corrigea l’imperfection, en insérant une huitième corde à un ton au dessus du la .
Philotime prenant une cithare montée à huit cordes : voilà, me dit-il, l’octacorde qui résulta de l’addition de la huitième corde. Il est composé de deux tétracordes, mais disjoints , c’est-à-dire, séparés l’un de l’autre, mi, fa, sol, la, si, ut, re, mi. Dans le premier heptacorde, mi, fa, sol, la, si bémol, ut, re, toutes les cordes homologues sonnaient la quarte, mi la, fa si bémol, sol ut, la re. dans l’octacorde, elles font entendre la quinte, mi si, fa ut, sol re, la mi.
L’octave s’appelait alors harmonie , parce qu’elle renfermait la quarte et la quinte, c’est-à-dire, toutes les consonnances ; et comme ces intervalles se rencontrent plus souvent dans l’octacorde que dans les autres instruments, la lyre octacorde fut regardée, et l’est encore, comme le systême le plus parfait pour le genre diatonique ; et de là vient que Pythagore, ses disciples et les autres philosophes de nos jours, renferment la théorie de la musique dans les bornes d’une octave ou de deux tétracordes.
Après d’autres tentatives pour augmenter le nombre des cordes, on jouta un troisième tétracorde au dessous du premier, et l’on obtint l’hendécacorde, composé de onze cordes, qui donnent cette suite de sons, si, ut, re, mi, fa, sol, la, si, ut, re, mi. D’autres musiciens commencent à disposer sur leur lyre quatre et même jusqu’à cinq tétracordes (11).
Philotime me montra ensuite des cithares plus propres à exécuter certains chants, qu’à fournir le modèle d’un systême. Tel était le magadis dont Anacréon se servait quelquefois ; il était composé de vingt cordes qui se réduisaient à dix, parce que chacune était accompagnée de son octave. Tel était encore l’epigonium, inventé par Epigonus d’Ambracie, le premier qui pinça les cordes au lieu de les agiter avec l’archet ; autant que je puis me le rappeler, ses 40 cordes, réduites à 20 par la même raison, n’offraient qu’un triple heptacorde qu’on pouvait approprier aux trois genres, ou à trois modes différents.
Avez-vous évalué, lui dis-je, le nombre des tons et des demi-tons que la voix et les instruments peuvent parcourir, soit dans le grave, soit dans l’aigu ? La voix, répondit-il, ne parcourt pour l’ordinaire que deux octaves et une quinte. Les instruments embrassent une plus grande étendue. Nous avons des flûtes qui vont au delà de la troisième octave. En général, les changements qu’éprouve chaque jour le systême de notre musique, ne permettent pas de fixer le nombre des sons dont elle fait usage. Les deux cordes moyennes de chaque tétracorde, sujettes à différens degrés de tension, font entendre, à ce que prétendent quelques-uns, suivant la différence des trois genres et de leurs espèces, les trois quarts, le tiers, le quart, et d’autres moindres subdivisions du ton ; ainsi, dans chaque tétracorde, la deuxième corde donne quatre espèces d’ut ou de fa , et la troisième six espèces de re ou de sol . Elles en donneraient une infinité, pour ainsi dire, si l’on avait égard aux licences des musiciens, qui, pour varier leur harmonie, haussent ou baissent à leur gré les cordes mobiles de l’instrument, et en tirent des nuances de sons que l’oreille ne peut apprécier. La diversité des modes fait éclore de nouveaux sons. Élevez ou baissez d’un ton ou d’un demi-ton les cordes d’une lyre, vous passez dans un autre mode. Les nations qui, dans les siècles reculés, cultivèrent la musique, ne s’accordèrent point sur le ton fondamental du tétracorde, comme aujourd’hui encore des peuples voisins partent d’une époque différente, pour compter les jours de leurs mois. Les Doriens exécutaient le même chant à un ton plus bas que les Phrygiens ; et ces derniers, à un ton plus bas que les Lydiens : de là les dénominations des modes dorien, phrygien et lydien. Dans le premier, la corde la plus basse du tétracorde est mi ; dans le second, fa dièze ; dans le troisième, sol dièze. D’autres modes ont été dans la suite ajoutés aux premiers : tous ont plus d’une fois varié, quant à la forme. Nous en voyons paraître de nouveaux, à mesure que le système s’étend, ou que la musique éprouve des vicissitudes ; et comme dans un temps de révolution, il est difficile de conserver son rang, les musiciens cherchent à rapprocher d’un quart de ton, les modes phrygien et lydien, séparés de tout temps l’un de l’autre par l’intervalle d’un ton.
Des questions interminables s’élèvent sans cesse sur la position, l’ordre et le nombre des autres modes. J’écarte des détails dont je n’adoucirais pas l’ennui, en le partageant avec vous ; l’opinion qui commence à prévaloir, admet treize modes, à un demi-ton de distance l’un de l’autre, rangés dans cet ordre, en commençant par l’hypodorien, qui est le plus grave :
hypodorien, si .
Hypophrygien grave, ut .
Hypophrygien aigu, ut dièze.
Hypolydien grave, re .
Hypolydien aigu, re dièze.
Dorien, mi .
Ionien, fa .
Phrygien, fa dièze.
éolien ou lydien grave, sol .
Lydien aigu, sol dièze.
Mixolydien grave, la .
Mixolydien aigu, la dièze.
Hypermixolydien, si .
Tous ces modes ont un caractère particulier. Ils le reçoivent moins du ton principal, que de l’espèce de poésie et de mesure, des modulations et des traits de chant qui leur sont affectés, et qui les distinguent aussi essentiellement, que la différence des proportions et des ornemens distingue les ordres d’architecture.
La voix peut passer d’un mode ou d’un genre à l’autre ; mais ces transitions ne pouvant pas se faire sur les instruments, qui ne sont percés ou montés que pour certains genres ou certains modes, les musiciens emploient deux moyens. Quelquefois ils ont sous la main plusieurs flûtes ou plusieurs cithares, pour les substituer adroitement l’une à l’autre. Plus souvent ils tendent sur une lyre toutes les cordes qu’exige la diversité des genres et des modes (12). Il n’y a pas même longtemps qu’un musicien plaça sur les trois faces d’un trépied mobile, trois lyres montées, l’une sur le mode dorien ; la seconde, sur le phrygien ; la troisième, sur le lydien. à la plus légère impulsion, le trépied tournait sur son axe, et procurait à l’artiste la facilit de parcourir les trois modes sans interruption. Cet instrument qu’on avait admiré, tomba dans l’oubli après la mort de l’inventeur. Les tétracordes sont désignés par des noms relatifs à leur position dans l’échelle musicale ; et les cordes, par des noms relatifs à leur position dans chaque tétracorde. La plus grave de toutes, le si , s’appelle l’hypate , ou la principale ; celle qui la suit en montant, la parhypate , ou la voisine de la principale.
Je vous interromps, lui dis-je, pour vous demander si vous n’avez pas des mots plus courts, pour chanter un air dénué de paroles. Quatre voyelles, répondit-il, l’é bref, l’a , l’è grave, l’ô long, précédées de la consonne t , expriment les quatre sons de chaque tétracorde, excepté que l’on retranche le premier de ces monosyllabes, lorsqu’on rencontre un son commun à deux tétracordes. Je m’explique : si je veux solfier cette série de sons donnés par les deux premiers tétracordes, si, ut, re, mi, fa, sol, la, je dirai té, ta, tè, tô, ta, tè, tô , et ainsi de suite. J’ai vu quelquefois, repris-je, de la musique écrite ; je n’y démêlais que des lettres tracées horizontalement sur une même ligne, correspondantes aux syllabes des mots placés au dessous, les unes entières ou mutilées, les autres posées en différens sens. Il nous fallait des notes, répliqua-t-il, nous avons choisi les lettres ; il nous en fallait beaucoup à cause de la diversité des modes, nous avons donné aux lettres des positions ou des configurations différentes. Cette manière de noter est simple, mais défectueuse. On a négligé d’approprier une lettre à chaque son de la voix, à chaque corde de la lyre. Il arrive de là que le même caractère, étant commun à des cordes qui appartiennent à divers tétracordes, ne saurait spécifier leurs différents degrés d’élévation, et que les notes du genre diatonique sont les mêmes que celles du chromatique et de l’enharmonique. On les multipliera sans doute un jour ; mais il en faudra une si grande quantité, que la mémoire des commençants en sera peut-être surchargée (13).
En disant ces mots, Philotime traçait sur des tablettes un air que je savais par coeur. Après l’avoir examiné, je lui fis observer que les signes mis sous mes yeux pourraient suffire en effet pour diriger ma voix, mais qu’ils n’en réglaient pas les mouvements. Ils sont déterminés, répondit-il, par les syllabes longues et brèves dont les mots sont composés ; par le rythme, qui constitue une des plus essentielles parties de la musique et de la poésie.
Le rythme, en général, est un mouvement successif et soumis à certaines proportions. Vous le distinguez dans le vol d’un oiseau, dans les pulsations des artères, dans les pas d’un danseur, dans les périodes d’un discours. En poésie, c’est la durée relative des instants que l’on emploie à prononcer les syllabes d’un vers ; en musique, la durée relative des sons qui entrent dans la composition d’un chant. Dans l’origine de la musique, son rhythme se modela exactement sur celui de la poésie. Vous savez que dans notre langue, toute syllabe est brève ou longue. Il faut un instant pour prononcer une brève, deux pour une longue. De la réunion de plusieurs syllabes longues ou brèves se forme le pied ; et de la réunion de plusieurs pieds, la mesure du vers. Chaque pied a un mouvement, un rhythme, divisé en deux temps, l’un pour le frappé, l’autre pour le levé.
Homère et les poètes ses contemporains employaient communément le vers héroïque, dont six pieds mesurent l’étendue, et contiennent chacun deux longues, ou une longue suivie de deux brèves. Ainsi, quatre instants syllabiques constituent la durée du pied, et vingt-quatre de ces instans, la durée du vers. On s’était dès-lors aperçu qu’un mouvement trop uniforme réglait la marche de cette espèce de vers ; que plusieurs mots expressifs et sonores en étaient bannis, parce qu’ils ne pouvaient s’assujettir à son rythme ; que d’autres, pour y figurer, avaient besoin de s’appuyer sur un mot voisin. On essaya, en conséquence, d’introduire quelques nouveaux rythmes dans la poésie. Le nombre en est depuis considérablement augmenté, par les soins d’Archiloque, d’Alcée, de Sapho, et de plusieurs autres poètes. On les classe aujourd’hui sous trois genres principaux. Dans le premier, le levé est égal au frappé ; c’est la mesure à deux temps égaux. Dans le second, la durée du levé est double de celle du frappé ; c’est la mesure à deux temps inégaux, ou à trois temps égaux. Dans le troisième, le levé est à l’égard du frappé comme 3 est à 2, c’est-à-dire, qu’en supposant les notes égales, il en faut 3 pour un temps, et 2 pour l’autre. On connaît un quatrième genre où le rapport des temps est comme 3 à 4 ; mais on en fait rarement usage.
Outre cette différence dans les genres, il en résulte une plus grande encore du nombre des syllabes affectées à chaque temps d’un rythme. Ainsi, dans le premier genre, le levé et le frappé peuvent chacun être composés d’un instant syllabique, ou d’une syllabe brève ; mais ils peuvent l’être aussi de 2, de 4, de 6, et même de 8 instants syllabiques ; ce qui donne quelquefois, pour la mesure entière, une combinaison de syllabes longues et brèves, qui équivaut à 16 instants syllabiques. Dans le second genre, cette combinaison peut être de 18 de ces instants : enfin, dans le troisième, un des temps peut recevoir depuis 3 brèves jusqu’à 15 ; et l’autre, depuis 1 brève jusqu’à 10, ou leurs équivalens ; de manière que la mesure entière comprenant 25 instants syllabiques, excède d’un de ces instans la portée du vers épique, et peut embrasser jusqu’à 18 syllabes longues ou brèves.
Si à la variété que jette dans le rythme, ce courant plus ou moins rapide d’instants syllabiques, vous joignez celle qui provient du mélange et de l’entrelacement des rhythmes, et celle qui naît du goût du musicien, lorsque, selon le caractère des passions qu’il veut exprimer, il presse ou ralentit la mesure, sans néanmoins en altérer les proportions, vous en conclurez que dans un concert, notre oreille doit être sans cesse agitée par des mouvements subits qui la réveillent et l’étonnent.
Des lignes placées à la tête d’une pièce de musique, en indiquent le rhythme ; et le coryphée, du lieu le plus élevé de l’orchestre, l’annonce aux musiciens et aux danseurs attentifs à ses gestes. J’ai observé, lui dis-je, que les maîtres des choeurs battent la mesure, tantôt avec la main, tantôt avec le pied. J’en ai vu même dont la chaussure était armée de fer ; et je vous avoue que ces percussions bruyantes troublaient on attention et mon plaisir. Philotime sourit, et continua : Platon compare la poésie dépouillée du chant, à un visage qui perd sa beauté en perdant la fleur de la jeunesse. Je comparerais le chant dénué de rythme, à des traits réguliers, mais sans âme et sans expression. C’est surtout par ce moyen, que la musique excite les émotions qu’elle nous fait éprouver. Ici le musicien n’a, pour ainsi dire, que le mérite du choix ; tous les rythmes ont des propriétés inhérentes et distinctes. Que la trompette frappe à coups redoublés un rythme vif, impétueux, vous croirez entendre les cris des combattants, et ceux des vainqueurs ; vous vous rappellerez nos chants belliqueux et nos danses guerrières. Que plusieurs voix transmettent à votre oreille des sons qui se succèdent avec lenteur et d’une manière agréable, vous entrerez dans le recueillement. Si leurs chants contiennent les louanges des dieux, vous vous sentirez disposé au respect qu’inspire leur présence ; et c’est ce qu’opère le rhythme qui, dans nos cérémonies religieuses, dirige les hymnes et les danses. Le caractère des rhythmes est déterminé, au point que la transposition d’une syllabe suffit pour le changer. Nous admettons souvent dans la versification deux pieds, l’iambe et le trochée , également composés d’une longue et d’une brève, avec cette différence que l’iambe commence par une brève, et le trochée par une longue. Celui-ci convient à la pesanteur d’une danse rustique ; l’autre, à la chaleur d’un dialogue animé. Comme à chaque pas, l’iambe semble redoubler d’ardeur, et le trochée perdre de la sienne, c’est avec le premier que les auteurs satyriques poursuivent leurs ennemis ; avec le second, que les dramatiques font quelquefois mouvoir les choeurs des vieillards sur la scène.
Il n’est point de mouvements dans la nature et dans nos passions, qui ne retrouvent dans les diverses espèces de rythmes, des mouvements qui leur correspondent et qui deviennent leur image. Ces rapports sont tellement fixés, qu’un chant perd tous ses agréments, dès que sa marche est confuse, et que notre âme ne reçoit pas, aux termes convenus, la succession périodique des sensations qu’elle attend. Aussi les entrepreneurs de nos spectacles et de nos fêtes ne cessent-ils d’exercer les acteurs auxquels ils confient le soin de leur gloire. Je suis même persuadé que la musique doit une grande partie de ses succès à la beauté de l’exécution, et surtout à l’attention scrupuleuse avec laquelle les choeurs s’assujettissent au mouvement qu’on leur imprime. Mais, ajouta Philotime, il est temps de finir cet entretien ; nous le reprendrons demain, si vous le jugez à propos : je passerai chez vous avant que de me rendre chez Apollodore.

Second entretien.

Sur la partie morale de la musique.

Le lendemain, je me levai au moment où les habitants de la campagne apportent des provisions au marché, et ceux de la ville se répandent tumultueusement dans les rues. Le ciel était calme et serein ; une fraîcheur délicieuse pénétrait mes sens interdits. L’orient étincelait de feux ; et toute la terre soupirait après la présence de cet astre, qui semble tous les jours la reproduire. Frappé de ce spectacle, je ne m’étais point aperçu de l’arrivée de Philotime. Je vous ai surpris, me dit-il, dans une espèce de ravissement. Je ne cesse de l’éprouver, lui répondis-je, depuis que je suis en Grèce : l’extrême pureté de l’air qu’on y respire, et les vives couleurs dont les objets s’y parent à mes yeux, semblent ouvrir mon ame à de nouvelles sensations. Nous prîmes de là occasion de parler de l’influence du climat. Philotime attribuait à cette cause l’étonnante sensibilité des Grecs, sensibilité, disait-il, qui est pour eux une source intarissable de plaisirs et d’erreurs, et qui semble augmenter de jour en jour. Je croyois au contraire, repris-je, qu’elle commençait à s’affoiblir. Si je me trompe, dites-moi donc pourquoi la musique n’opère plus les mêmes prodiges qu’autrefois. C’est, répondit-il, qu’elle était autrefois plus grossière ; c’est que les nations étaient encore dans l’enfance. Si à des hommes dont la joie n’éclaterait que par des cris tumultueux, une voix accompagnée de quelque instrument faisait entendre une mélodie très simple, mais assujettie à certaines règles, vous les verriez bientôt, transportés de joie, exprimer leur admiration par les plus fortes hyperboles : voilà ce qu’éprouvèrent les peuples de la Grèce avant la guerre de Troie. Amphion animait par ses chants les ouvriers qui construisaient la forteresse de Thèbes, comme on l’a pratiqué depuis, lorsqu’on a refait les murs de Messène ; on publia que les murs de Thèbes s’étaient élevés aux sons de sa lyre. Orphée tirait de la sienne un petit nombre de sons agréables ; on dit que les tigres déposaient leur fureur à ses pieds. Je ne remonte pas à ces siècles reculés, repris-je ; mais je vous cite les lacédémoniens divisés entre eux, et tout-à-coup réunis par les accords harmonieux de Terpandre ; les Athéniens entraînés par les chants de Solon dans l’île de Salamine, au mépris d’un décret qui condamnait l’orateur assez hardi pour proposer la conquête de cette île ; les moeurs des Arcadiens adoucies par la musique, et je ne sais combien d’autres faits qui n’auront point échappé à vos recherches. Je les connais assez, me dit-il, pour vous assurer que le merveilleux disparaît, dès qu’on les discute. Terpandre et Solon dûrent leurs succès plutôt à la poésie qu’à la musique, et peut-être encore moins à la poésie qu’à des circonstances particulières. Il fallait bien que les Lacédémoniens eussent commencé à se lasser de leurs divisions, puisqu’ils consentirent à écouter Terpandre. Quant à la révocation du décret obtenue par Solon, elle n’étonnera jamais ceux qui connaissent la légèreté des Athéniens.
L’exemple des Arcadiens est plus frappant. Ces peuples avaient contracté, dans un climat rigoureux et dans des travaux pénibles, une férocité qui les rendait malheureux. Leurs premiers législateurs s’aperçurent de l’impression que le chant faisait sur leurs âmes. Ils les jugèrent susceptibles du bonheur, puisqu’ils étaient sensibles. Les enfants apprirent à célébrer les dieux et les héros du pays. On établit des fêtes, des sacrifices publics, des pompes solennelles, des danses de jeunes garçons et de jeunes filles. Ces institutions, qui subsistent encore, rapprochèrent insensiblement ces hommes agrestes. Ils devinrent doux, humains, bienfaisants. Mais combien de causes contribuèrent à cette révolution ! La poésie, le chant, la danse, des assemblées, des fêtes, des jeux ; tous les moyens enfin qui, en les attirant par l’attrait du plaisir, pouvaient leur inspirer le goût des arts et l’esprit de société.
On dut s’attendre à des effets à peu près semblables, tant que la musique, étroitement unie à la poésie, grave et décente comme elle, fut destinée à conserver l’intégrité des moeurs. Mais depuis qu’elle a fait de si grands progrès, elle a perdu l’auguste privilège d’instruire les hommes, et de les rendre meilleurs. J’ai entendu plus d’une fois ces plaintes, lui dis-je, je les ai vu plus souvent traiter de chimériques. Les uns gémissent sur la corruption de la musique, les autres se félicitent de sa perfection. Vous avez encore des partisans de l’ancienne ; vous en avez un plus grand nombre de la nouvelle. Autrefois les législateurs regardaient la musique comme une partie essentielle de l’éducation : les philosophes ne la regardent presque plus aujourd’hui que comme un amusement honnête. Comment se fait-il qu’un art qui a tant de pouvoir sur nos âmes, devienne moins utile en devenant plus agréable ?
Vous le comprendrez peut-être, répondit-il, si vous comparez l’ancienne musique avec celle qui s’est introduite presque de nos jours. Simple dans son origine, plus riche et plus variée dans la suite, elle anima successivement les vers d’Hésiode, d’Homère, d’Archiloque, de Terpandre, de Simonide et de Pindare. Inséparable de la poésie, elle en empruntait les charmes, ou plutôt elle lui prêtait les siens ; car toute son ambition était d’embellir sa compagne. Il n’y a qu’une expression pour rendre dans toute sa force une image ou un sentiment. Elle excite en nous des émotions d’autant plus vives, qu’elle fait seule retentir dans nos coeurs la voix de la nature. D’où vient que les malheureux trouvent avec tant de facilité le secret d’attendrir et de déchirer nos âmes ? C’est que leurs accens et leurs cris sont le mot propre de la douleur. Dans la musique vocale, l’expression unique est l’espèce d’intonation qui convient à chaque parole, à chaque vers. Or, les anciens poètes, qui étaient tout à la fois musiciens, philosophes, législateurs, obligés de distribuer eux-mêmes dans leurs vers, l’espèce de chant dont ces vers étaient susceptibles, ne perdirent jamais de vue ce principe. Les paroles, la mélodie, le rythme, ces trois puissants agents dont la musique se sert pour imiter, confiés à la même main, dirigeaient leurs efforts de manière que tout concourait également à l’unité de l’expression.
Ils connurent de bonne heure les genres diatonique, chromatique, enharmonique ; et après avoir démêlé leur caractère, ils assignèrent à chaque genre l’espèce de poésie qui lui était la mieux assortie. Ils employèrent nos trois principaux modes, et les appliquèrent par préférence aux trois espèces de sujets qu’ils étaient presque toujours obligés de traiter. Il fallait animer au combat une nation guerrière, ou l’entretenir de ses exploits ; l’harmonie dorienne prêtait sa force et sa majesté. Il fallait, pour l’instruire dans la science du malheur, mettre sous ses yeux de grands exemples d’infortunes ; les élégies, les complaintes empruntèrent les tons perçants et pathétiques de l’harmonie lydienne. Il fallait enfin la remplir de respect et de reconnaissance envers les dieux ; la phrygienne (14) fut destinée aux cantiques sacrés.
La plupart de ces cantiques, appelés nomes , c’est-à-dire lois ou modèles, étaient divisés en plusieurs parties, et renfermaient une action. Comme on devait y reconnoître le caractèe immuable de la divinité particulière qui en recevait l’hommage, on leur avait prescrit des règles dont on ne s’écartait presque jamais.
Le chant, rigoureusement asservi aux paroles, était soutenu par l’espèce d’instrument qui leur convenait le mieux. Cet instrument faisait entendre le même son que la voix ; et lorsque la danse accompagnait le chant, elle peignait fidèlement aux yeux, le sentiment ou l’image qu’il transmettait à l’oreille.
La lyre n’avait qu’un petit nombre de sons, et le chant que très peu de variétés. La simplicité des moyens employés par la musique, assurait le triomphe de la poésie ; et la poésie, plus philosophique et plus instructive que l’histoire, parce qu’elle choisit de plus beaux modèles, traçait de grands caractères et donnait de grandes leçons de courage, de prudence et d’honneur. Philotime s’interrompit en cet endroit, pour me faire entendre quelques morceaux de cette ancienne musique, et sur-tout des airs d’un poète nommé Olympe, qui vivait il y a environ neuf siècles : ils ne roulent que sur un petit nombre de cordes, ajouta-t-il, et cependant ils font en quelque façon le désespoir de nos compositeurs modernes (15).
L’art fit des progrès ; il acquit plus de modes et de rythmes ; la lyre s’enrichit de cordes. Mais pendant longtemps les poètes, ou rejetèrent ces nouveautés, ou n’en usèrent que sobrement, toujours attachés à leurs anciens principes, et surtout extrêmement attentifs à ne pas s’écarter de la décence et de la dignité qui caractérisaient la musique.
De ces deux qualités si essentielles aux beaux arts, quand ils ne bornent pas leurs effets aux plaisirs des sens, la première tient à l’ordre, la seconde à la beauté. C’est la décence, ou convenance, qui établit une juste proportion entre le style et le sujet qu’on traite ; qui fait que chaque objet, chaque idée, chaque passion a sa couleur, son ton, son mouvement ; qui en conséquence rejette comme des défauts les beautés déplacées, et ne permet jamais que des ornements distribués au hasard, nuisent à l’intérêt principal. Comme la dignité tient à l’élévation des idées et des sentiments, le poète qui en porte l’empreinte dans son ame, ne s’abandonne pas à des imitations serviles. Ses conceptions sont hautes, et son langage est celui d’un médiateur qui doit parler aux dieux, et instruire les hommes. Telle était la double fonction dont les premiers poètes furent si jaloux de s’acquitter. Leurs hymnes inspiraient la piété ; leurs poèmes, le désir de la gloire ; leurs élégies, la fermeté dans les revers. Des chants faciles, nobles, expressifs, fixaient aisément dans la mémoire les exemples avec les préceptes ; et la jeunesse, accoutumée de bonne heure à répéter ces chants, y puisait avec plaisir l’amour du devoir, et l’idée de la vraie beauté. Il me semble, dis-je alors à Philotime, qu’une musique si sévère n’était guère propre à exciter les passions. Vous pensez donc, reprit-il en souriant, que les passions des grecs n’étaient pas assez actives ?
La nation était fière et sensible ; en lui donnant de trop fortes émotions, on risquait de pousser trop loin ses vices et ses vertus. Ce fut aussi une vue profonde dans ses législateurs, d’avoir fait servir la musique à modérer son ardeur dans le sein des plaisirs, ou sur le chemin de la victoire. Pourquoi dès les siècles les plus reculés, admit-on dans les repas l’usage de chanter les dieux et les héros, si ce n’est pour prévenir les excès du vin, alors d’autant plus funestes, que les ames étaient plus portées à la violence ? Pourquoi les généraux de Lacédémone jettent-ils parmi les soldats un certain nombre de joueurs de flûte, et les font-ils marcher à l’ennemi au son de cet instrument plutôt qu’au bruit éclatant de la trompette ? N’est-ce pas pour suspendre le courage impétueux des jeunes spartiates, et les obliger à garder leurs rangs ?
Ne soyez donc point étonné qu’avant même l’établissement de la philosophie, les états les mieux policés aient veillé avec tant de soin à l’immutabilité de la saine musique, et que depuis, les hommes les plus sages, convaincus de la nécessité de calmer, plutôt que d’exciter nos passions, aient reconnu que la musique dirigée par la philosophie, est un des plus beaux présents du ciel, une des plus belles institutions des hommes. Elle ne sert aujourd’hui qu’à nos plaisirs. Vous avez pu entrevoir que, sur la fin de son règne, elle était menacée d’une corruption prochaine, puisqu’elle acquérait de nouvelles richesses. Polymneste, tendant ou relâchant à son gré les cordes de la lyre, avait introduit des accords inconnus jusqu’à lui. Quelques musiciens s’étaient exercés à composer pour la flûte des airs dénués de paroles ; bientôt après on vit dans les jeux pythiques des combats où l’on n’entendait que le son de ces instruments : enfin, les poètes, et surtout les auteurs de cette poésie hardie et turbulente, connue sous le nom de dithyrambique, tourmentaient à la fois la langue, la mélodie et le rythme, pour les plier à leur fol enthousiasme.
Cependant l’ancien goût prédominait encore. Pindare, Pratinas, Lamprus, d’autres lyriques célèbres, le soutinrent dans sa décadence. Le premier florissait lors de l’expédition de Xerxès, il y a 120 ans environ. Il vécut assez de temps pour être le témoin de la révolution préparée par les innovations de ses prédécesseurs, favorisée par l’esprit d’indépendance que nous avoien inspiré nos victoires sur les Perses. Ce qui l’accéléra le plus, ce fut la passion effrénée que l’on prit tout-à-coup pour la musique instrumentale, et pour la poésie dithyrambique. La première nous apprit à nous passer des paroles ; la seconde, à les étouffer sous des ornements étrangers. La musique, jusqu’alors soumise à la poésie, en secoua le joug avec l’audace d’un esclave révolté ; les musiciens ne songèrent plus qu’à se signaler par des découvertes. Plus ils multipliaient les procédés de l’art, plus ils s’écartaient de la nature. La lyre et la cithare firent entendre un plus grand nombre de sons. On confondit les propriétés des genres, des modes, des voix et des instruments. Les chants, assignés auparavant aux diverses espèces de poésie, furent appliqués sans choix à chacune en particulier. On vit éclore des accords inconnus, des modulations inusitées, des inflexions de voix souvent dépourvues d’harmonie. La loi fondamentale et précieuse du rythme fut ouvertement violée, et la même syllabe fut affectée de plusieurs sons ; bizarrerie qui devrait être aussi révoltante dans la musique, qu’elle le serait dans la déclamation.
À l’aspect de tant de changemens rapides, Anaxilas disait, il n’y a pas longtemps, dans une de ses comédies, que la musique, ainsi que la Libye, produisait tous les ans quelque nouveau monstre. Les principaux auteurs de ces innovations ont vécu dans le siècle dernier, ou vivent encore parmi nous ; comme s’il était de la destinée de la musique de perdre son influence sur les moeurs, dans le temps où l’on parle le plus de philosophie et de morale. Plusieurs d’entre eux avaient beaucoup d’esprit et de grands talents. Je nommerai Mélanippide, Cinésias, Phrynis, Polyidès, si célèbre par sa tragédie d’Iphigénie, Timothée de Milet, qui s’est exercé dans tous les genres de poésie, et qui jouït encore de sa gloire dans un âge très avancé. C’est celui de tous qui a le plus outragé l’ancienne musique. La crainte de passer pour novateur l’avait d’abord arrêté ; il mêla dans ses premières compositions de vieux airs, pour tromper la vigilance des magistrats, et ne pas trop choquer le goût qui régnait alors ; mais bientôt, enhardi par le succès, il ne garda plus de mesures.
Outre la licence dont je viens de parler, des musiciens inquiets veulent arracher de nouveaux sons au tétracorde. Les uns s’efforcent d’insérer dans le chant une suite de quarts de ton ; ils fatiguent les cordes, redoublent les coups d’archet, approchent l’oreille pour surprendre au passage une nuance de son qu’ils regardent comme le plus petit intervalle commensurable. La même expérience en affermit d’autres dans une opinion diamétralement opposée. On se partage sur la nature du son, sur les accords dont il faut faire usage, sur les formes introduites dans le chant, sur les talents et les ouvrages de chaque chef de parti. Epigonus, Erastoclès, Pythagore de Zacynthe, Agénor de Mitylène, Antigénide, Dorion, Timothée, ont des disciples qui en viennent tous les jours aux mains, et qui ne se réunissent que dans leur souverain mépris pour la musique ancienne qu’ils traitent de surannée. Savez-vous qui a le plus contribué à nous inspirer ce mépris ? Ce sont des ioniens ; c’est ce peuple qui n’a pu défendre sa liberté contre les perses, et qui, dans un pays fertile et sous le plus beau ciel du monde, se console de cette perte, dans le sein des arts et de la volupté. Sa musique, légère, brillante, parée de grâces, se ressent en même temps de la mollesse qu’on respire dans ce climat fortuné. Nous eûmes quelque peine à nous accoutumer à ses accents. Un de ces Ioniens, Timothée dont je vous ai parlé, fut d’abord sifflé sur notre théâtre : mais Euripide qui connaissait le génie de sa nation, lui prédit qu’il régnerait bientôt sur la scène ; et c’est ce qui est arrivé. Enorgueilli de ce succès, il se rendit chez les Lacédémoniens avec sa cithare de onze cordes, et ses chants efféminés. Ils avaient déja réprimé deux fois l’audace des nouveaux musiciens ; aujourd’hui même, dans les pièces que l’on présente aux concours, ils exigent que la modulation, exécutée sur un instrument à sept cordes, ne roule que sur un ou deux modes. Quelle fut leur surprise aux accords de Timothée ! Quelle fut la sienne à la lecture d’un décret émané des rois et des éphores ! On l’accusait d’avoir, par l’indécence, la variété et la mollesse de ses chants, blessé la majesté de l’ancienne musique, et entrepris de corrompre les jeunes spartiates. On lui prescrivait de retrancher quatre cordes de sa lyre, en ajoutant qu’un tel exemple devait à jamais écarter les nouveautés qui donnent atteinte à la sévérité des moeurs. Il faut observer que le décret est à peu près du temps où les Lacédémoniens remportèrent à Aegos-Potamos cette célèbre victoire qui les rendit maîtres d’Athènes.
Parmi nous, des ouvriers, des mercenaires décident du sort de la musique ; ils remplissent le théâtre, assistent aux combats de musique, et se constituent les arbitres du goût. Comme il leur faut des secousses plutôt que des émotions, plus la musique devint hardie, enluminée, fougueuse, plus elle excita leurs transports. Des philosophes eurent beau s’écrier qu’adopter de pareilles innovations, c’était ébranler les fondements de l’état ; en vain les auteurs dramatiques percèrent de mille traits ceux qui cherchaient à les introduire. Comme ils n’avaient point de décret à lancer en faveur de l’ancienne musique, les charmes de son ennemie ont fini par tout subjuguer. L’une et l’autre ont eu le même sort que la vertu et la volupté, quand elles entrent en concurrence.
- Parlez de bonne foi, dis-je alors à Philotime ; n’avez-vous pas quelquefois éprouvé la séduction générale ? - Très souvent, répondit-il ; je conviens que la musique actuelle est supérieure à l’autre par ses richesses et par ses agréments ; mais je soutiens qu’elle n’a pas d’objet moral. J’estime dans les productions des anciens, un poète qui me fait aimer mes devoirs ; j’admire dans celles des modernes, un musicien qui me procure du plaisir. - Et ne pensez-vous pas, repris-je avec chaleur, qu’on doit juger de la musique par le plaisir qu’on en retire ? - Non, sans doute, répliqua-t-il, si ce plaisir est nuisible, ou s’il en remplace d’autres moins vifs, mais plus utiles. Vous êtes jeune, et vous avez besoin d’émotions fortes et fréquentes. Cependant, comme vous rougiriez de vous y livrer, si elles n’étaient pas conformes à l’ordre, il est visible que vous devez soumettre à l’examen de la raison vos plaisirs et vos peines, avant que d’en faire la règle de vos jugemens et de votre conduite. Je crois devoir établir ce principe : un objet n’est digne de notre empressement, que lorsqu’au-delà des agréments qui le parent à nos yeux, il renferme en lui une bonté, une utilité réelles. Ainsi, la nature qui veut nous conduire à ses fins par l’attrait du plaisir, et qui jamais ne borna la sublimité de ses vues à nous procurer des sensations agréables, a mis dans les aliments une douceur qui nous attire, et une vertu qui opère la conservation de notre espèce. Ici le plaisir est un premier effet, et devient un moyen pour lier la cause à un second effet plus noble que le premier. Il peut arriver que la nourriture étant également saine, et le plaisir également vif, l’effet ultérieur oit nuisible ; enfin, si certains aliments propres à flatter le goût, ne produisaient ni bien ni mal, le plaisir serait passager, et n’aurait aucune suite. Il résulte de là que c’est moins par le premier effet que par le second, qu’il fau décider si nos plaisirs sont utiles, funestes ou indifférents. Appliquons ce principe. L’imitation que les arts ont pour objet, nous affecte de diverses manières ; tel est son premier effet. Il en existe quelquefois un second plus essentiel, souvent ignoré du spectateur et de l’artiste lui-même : elle modifie l’âme au point de la plier insensiblement à des habitudes qui l’embellissent ou la défigurent. Si vous n’avez jamais réfléchi sur l’immense pouvoir de l’imitation, considérez jusqu’à quelle profondeur deux de nos sens, l’ouïe et la vue, transmettent à notre âme les impressions qu’ils reçoivent ; avec quelle facilité un enfant entouré d’esclaves copie leurs discours et leurs gestes, s’approprie leurs inclinations et leur bassesse.
Quoique la peinture n’ait pas, à beaucoup près, la même force que la réalité, il n’en est pas moins vrai que ses tableaux sont des scènes où j’assiste, ses images des exemples qui s’offrent à mes yeux. La plupart des spectateurs n’y cherchent que la fidélité de l’imitation, et l’attrait d’une sensation passagère ; mais les philosophes y découvrent souvent, à travers les prestiges de l’art, le germe d’un poison caché. Il semble à les entendre que nos vertus sont si pures ou si foibles, que le moindre souffle de la contagion peut les flétrir ou les détruire. Aussi en permettant aux jeunes gens de contempler à loisir les tableaux de Denys, les exhortent-ils à ne pas arrêter leurs regards sur ceux de Pauson, à les ramener fréquemment sur ceux de Polygnote. Le premier a peint les hommes tels que nous les voyons ; son imitation est fidèle, agréable à la vue, sans danger, sans utilité pour les moeurs. Le second, en donnant à ses personnages des caractères et des fonctions ignobles, a dégradé l’homme ; il l’a peint plus petit qu’il n’est : ses images ôtent à l’héroïsme son éclat, à la vertu sa dignité. Polygnote, en représentant les hommes plus grands et plus vertueux que nature, élève nos pensées et nos sentiments vers des modèles sublimes, et laisse fortement empreinte dans nos ames l’idée de la beauté morale, avec l’amour de la décence et de l’ordre.
Les impressions de la musique sont plus immédiates, plus profondes et plus durables que celles de la peinture ; mais ses imitations, rarement d’accord avec nos vrais besoins, ne sont presque plus instructives. Et en effet, quelle leçon me donne ce joueur de flûte, lorsqu’il contrefait sur le théâtre le chant du rossignol, et dans nos jeux le sifflement du serpent ; lorsque dans un morceau d’exécution il vient heurter mon oreille d’une multitude de sons, rapidement accumulés l’un sur l’autre ? J’ai vu Platon demander ce que ce bruit signifiait, et pendant que la plupart des spectateurs applaudissaient avec transport aux hardiesses du musicien, le taxer d’ignorance et d’ostentation ; de l’une, parce qu’il n’avait aucune notion de la vraie beauté ; de l’autre, parce qu’il n’ambitionnait que la vaine gloire de vaincre une difficulté (17).
Quel effet encore peuvent opérer des paroles qui, traînées à la suite du chant, brisées dans leur tissu, contrariées dans leur marche, ne peuvent partager l’attention que les inflexions et les agrémens de la voix fixent uniquement sur la mélodie ? Je parle surtout de la musique qu’on entend au théâtre et dans nos jeux ; car dans plusieurs de nos cérémonies religieuses, elle conserve encore son ancien caractère. En ce moment, des chants mélodieux frappèrent nos oreilles. On célébrait ce jour-là une fête en l’honneur de Thésée. Des choeurs composés de la plus brillante jeunesse d’Athènes se rendaient au temple de ce héros. Ils rappelaient sa victoire sur le Minotaure, son arrivée dans cette ville, et le retour des jeunes Athéniens dont il avait brisé les fers. Après avoir écouté avec attention, je dis à Philotime : je ne sais si c’est la poésie, le chant, la précision du rhythme, l’intérêt du sujet, ou la beauté ravissante des voix, que j’admire le plus ; mais il me semble que cette musique remplit et élève mon âme.
C’est, reprit vivement Philotime, qu’au lieu de s’amuser à remuer nos petites passions, elle va réveiller jusqu’au fond de nos coeurs, les sentiments les plus honorables à l’homme, les plus utiles à la société, le courage, la reconnaissance, le dévouement à la patrie ; c’est que de son heureux assortiment avec la poésie, le rythme et tous les moyens dont vous venez de parler, elle reçoit un caractère imposant de grandeur et de noblesse ; qu’un tel caractère ne manque jamais son effet, et qu’il attache d’autant plus ceux qui sont faits pour le saisir, qu’il leur donne une plus haute opinion d’eux-mêmes. Et voilà ce qui justifie la doctrine de Platon. Il desirerait que les arts, les jeux, les spectacles, tous les objets extérieurs, s’il était possible, nous entourassent de tableaux qui fixeraient sans cesse nos regards sur la véritable beauté. L’habitude de la contempler deviendrait pour nous une sorte d’instinct, et notre âme serait contrainte de diriger ses efforts suivant l’ordre et l’harmonie qui brillent dans ce divin modèle.
Ah, que nos artistes sont éloignés d’atteindre à la hauteur de ces idées ! Peu satisfaits d’avoir anéanti les propriétés affectées aux différentes parties de la musique, ils violent encore les règles des convenances les plus communes. Déja la danse, soumise à leurs caprices, devient tumultueuse, impétueuse, quand elle devrait être grave et décente ; déjà on insère dans les entre-actes de nos tragédies, des fragments de poésie et de musique étrangers à la pièce, et les choeurs ne se lient plus à l’action. Je ne dis pas que de pareils désordres soient la cause de notre corruption ; mais ils l’entretiennent et la fortifient. Ceux qui les regardent comme indifférents, ne savent pas qu’on maintient la règle autant par les rites et les manières que par les principes ; que les moeurs ont leurs formes comme les lois, et que le mépris de formes détruit peu à peu tous les liens qui unissent les hommes.
On doit reprocher encore à la musique actuelle cette douce mollesse, ces sons enchanteurs qui transportent la multitude, et dont l’expression, n’ayant pas d’objet déterminé, est toujours interprétée en faveur de la passion dominante. Leur unique effet est d’énerver de plus en plus une nation où les âmes sans vigueur, sans caractère, ne sont distinguées que par les différents degrés de leur pusillanimité.
Mais, dis-je à Philotime, puisque l’ancienne musique a de si grands avantages, et la moderne de si grands agréments, pourquoi n’a-t-on pas essayé de les concilier ? Je connais un musicien nommé Télésias, me répondit-il, qui en forma le projet, il y a quelques années. Dans sa jeunesse, il s’était nourri des beautés sévères qui règnent dans les ouvrages de Pindare et de quelques autres poètes lyriques. Depuis entraîné par les productions de Philoxène, de Timothée et des poètes modernes, il voulut rapprocher ces différentes manières. Mais malgré ses efforts, il retombait toujours dans celle de ses premiers maîtres, et ne retira d’autre fruit de ses veilles, que de mécontenter les deux partis.
Non, la musique ne se relevera plus de sa chute. Il faudrait changer nos idées, et nous rendre nos vertus. Or il est plus difficile de réformer une nation que de la policer. Nous n’avons plus de moeurs, ajouta-t-il, nous aurons des plaisirs. L’ancienne musique convenait aux Athéniens vainqueurs à Marathon, la nouvelle convient à des Athéniens vaincus à Aegos-Potamos.
Je n’ai plus qu’une question à vous faire, lui dis-je : pourquoi apprendre à votre élève un art si funeste ? à quoi sert-il en effet ? à quoi il sert, reprit-il en riant ! De hochet aux enfants de tout âge, pour les empêcher de briser les meubles de la maison. Il occupe ceux dont l’oisiveté serait à craindre dans un gouvernement tel que le nôtre ; il amuse ceux qui, n’étant redoutables que par l’ennui qu’ils traînent avec eux, ne savent à quoi dépenser leur vie.
Lysis apprendra la musique, parce que, destiné à remplir les premières places de la république, il doit se mettre en état de donner son avis sur les pièces que l’on présente au concours, soit au théâtre, soit aux combats de musique. Il connoîtra toutes les espèces d’harmonie, et n’accordera son estime qu’à celles qui pourront influer sur ses moeurs. Car malgré sa dépravation, la musique peut nous donner encore quelques leçons utiles. Ces procédés pénibles, ces chants de difficile exécution, qu’on se contentait d’admirer autrefois dans nos spectacles, et dans lesquels on exerce si laborieusement aujourd’hui les enfants, ne fatigueront jamais mon élève. Je mettrai quelques instruments entre ses mains, à condition qu’il ne s’y rendra jamais aussi habile que les maîtres de l’art. Je veux qu’une musique choisie remplisse agréablement ses loisirs, s’il en a ; le délasse de ses travaux, au lieu de les augmenter, et modère ses passions, s’il est trop sensible. Je veux enfin qu’il ait toujours cette maxime devant les yeux : que la musique nous appelle au plaisir ; la philosophie, à la vertu ; mais que c’est par le plaisir et par la vertu que la nature nous invite au bonheur. 

CHAPITRE 28

Suite des moeurs des Athéniens.

J’ai dit plus haut (18) qu’en certaines heures de la journée, les Athéniens s’assemblaient dans la place publique, ou dans les boutiques dont elle est entourée. Je m’y rendais souvent, soit pour apprendre quelque nouvelle, soit pour étudier le caractère de ce peuple.
J’y rencontrai un jour un des principaux de la ville qui se promenait à grands pas. Sa vanité ne pouvait être égalée que par sa haîne contre la démocratie ; de tous les vers d’Homère il n’avait retenu que cette sentence : rien n’est si dangereux que d’avoir tant de chefs.
Il venait de recevoir une légère insulte : non, disait-il en fureur, il faut que cet homme ou moi abandonnions la ville ; car, aussi bien n’y a-t-il plus moyen d’y tenir : si je siége à quelque tribunal, j’y suis accablé par la foule des plaideurs, ou par les cris des avocats. à l’assemblée générale, un homme de néant, sale et mal vêtu, a l’insolence de se placer auprès de moi. Nos orateurs sont vendus à ce peuple, qui tous les jours met à la tête de ses affaires, des gens que je ne voudrais pas mettre à la tête des miennes. Dernièrementil était question d’élire un général ; je me lève ; je parle des emplois que j’ai remplis à l’armée ; je montre mes blessures, et l’on choisit un homme sans expérience et sans talents. C’est Thésée qui, en établissant l’égalité, est l’auteur de tous ces maux. Homère avait bien plus de raison : rien n’est si dangereux que d’avoir tant de chefs. En disant cela, il repoussait fièrement ceux qu’il trouvait sur ses pas, refusait le salut presque à tout le monde ; et s’il permettait à quelqu’un de ses clients de l’aborder, c’était pour lui rappeler hautement les services qu’il lui avait rendus. Dans ce moment, un de ses amis s’approcha de lui : eh bien, s’écria-t-il, dira-t-on encore que je suis un esprit chagrin, que j’ai de l’humeur ? Je viens de gagner mon procès, tout d’une voix à la vérité ; mais mon avocat n’avait-il pas oublié dans son plaidoyer les meilleurs moyens d ma cause ! Ma femme accoucha hier d’un fils, et l’on m’en félicite, comme si cette augmentation de famille n’apportait pas une diminution réelle dans mon bien. Un de mes amis, après les plus tendres sollicitations, consent à me céder le meilleur de ses esclaves. Je m’en rapporte à son estimation. Savez-vous ce qu’il fait ? Il me le donne à un prix fort au dessous de la mienne. Sans doute cet esclave a quelque vice caché. Je ne sais quel poison secret se mêle toujours à mon bonheur.
Je laissai cet homme déplorer ses infortunes, et je parcourus les différents cercles que je voyais autour de la place. Ils étaient composés de gens de tout âge et de tout état. Des tentes les garantissaient des ardeurs du soleil.
Je m’assis auprès d’un riche Athénien, nommé Philandre. Son parasite Criton cherchait à l’intéresser par des flatteries outrées, et à l’égayer par des traits de méchanceté. Il imposait silence, il applaudissait avec transport quand Philandre parlait, et mettait un pan de sa robe sur sa bouche pour ne pas éclater, quand il échappait à Philandre quelque fade plaisanterie. Voyez, lui disait-il, comme tout le monde a les yeux fixés sur vous : hier dans le portique on ne tarissait point sur vos louanges ; il fut question du plus honnête homme de la ville ; nous étions plus de trente, tous les suffrages se réunirent en votre faveur. Cet homme, dit alors Philandre, que je vois là-bas, vêtu d’une robe si brillante, et suivi de trois esclaves, n’est-ce pas Apollodore, fils de Pasion, ce riche banquier ? C’est lui-même, répondit le parasite ; son faste est révoltant, et il ne se souvient plus que son père avait été esclave. Et cet autre, reprit Philandre, qui marche après lui la tête levée ? Son père s’appelait d’abord Sosie, répondit Criton, et comme il avait été à l’armée, il se fit nommer Sosistrate (19). Il fut ensuite inscrit au nombre des citoyens. Sa mère est de Thrace, et sans doute d’une illustre origine ; car les femmes qui viennent de ce pays éloigné, ont autant de prétentions à la naissance, que de facilité dans les moeurs. Le fils est un fripon, moins cependant qu’Hermogène, Corax et Thersite, qui causent ensemble à quatre pas de nous. Le premier est si avare, que même en hiver sa femme ne peut se baigner qu’à l’eau froide ; le second si variable, qu’il représente vingt hommes dans un même jour ; le troisiéme si vain, qu’il n’a jamais eu de complice dans les louanges qu’il se donne, ni de rival dans l’amour qu’il a pour lui-même.
Pendant que je me tournais pour voir une partie de dés, un homme vint à moi d’un air empressé : - Savez-vous la nouvelle, me dit-il ? - Non, répondis-je. - Quoi, vous l’ignorez ? Je suis ravi de vous l’apprendre. Je la tiens de Nicératès qui arrive de Macédoine. Le roi Philippe a été battu par les illyriens ; il est prisonnier ; il est mort. - Comment est-il possible ? - Rien n’est si certain. Je viens de rencontrer deux de nos archontes ; j’ai vu la joie peinte sur leurs visages. Cependant n’en dites rien, et surtout ne me citez pas. Il me quitte aussitôt pour communiquer ce secret à tout le monde. Cet homme passe sa vie à forger des nouvelles, me dit alors un gros Athénien qui était assis auprès de moi. Il ne s’occupe que de choses qui ne le touchent point. Pour moi, mon intérieur me suffit. J’ai une femme que j’aime beaucoup ; et il me fit l’éloge de sa femme. Hier, je ne pus pas souper avec elle, j’étais prié chez un de mes amis ; et il me fit la description du repas. Je me retirai chez moi assez content. Mais j’ai fait cette nuit un rêve qui m’inquiète ; et il me raconta son rêve : ensuite il me dit pesamment, que la ville fourmillait d’étrangers, que les hommes d’aujourd’hui ne valaient pas ceux d’autrefois ; que les denrées étaient à bas prix ; qu’on pourrait espérer une bonne récolte, s’il venait à pleuvoir. Après m’avoir demandé le quantième du mois, il se leva pour aller souper avec sa femme.
Eh quoi ! me dit un Athénien qui survint tout-à-coup, et que je cherchais depuis longtemps, vous avez la patience d’écouter cet ennuyeux personnage ! Que ne faisiez-vous comme Aristote ? Un grand parleur s’empara de lui, et le fatiguait par des récits étranges. Eh bien ; lui disait-il, n’êtes-vous pas étonné ? Ce qui m’étonne, répondit Aristote, c’est qu’on ait des oreilles pour vous entendre, quand on a des pieds pour vous échapper. Je lui dis alors que j’avois une affaire à lui communiquer, et je voulus la lui expliquer. Mais lui, de m’arrêter à chaque mot. Oui, je sais de quoi il s’agit ; je pourrais vous le raconter au long ; continuez, n’omettez aucune circonstance ; fort bien ; vous y êtes ; c’est cela même. Voyez combien il était nécessaire d’en conférer ensemble. À la fin, je l’avertis qu’il ne cessait de m’interrompre : je le sais, répondit-il ; mais j’ai un extrême besoin de parler. Cependant je ne ressemble point à l’homme qui vient de vous quitter. Il parle sans réflexion, et je crois être à l’abri de ce reproche ; témoin le discours que je fis dernièrement à l’assemblée : vous n’y étiez pas ; je vais vous le reciter. à ces mots, je voulus profiter du conseil d’Aristote. Mais il me suivit, toujours parlant, toujours déclamant. Je me jetai au milieu d’un groupe formé autour d’un devin qui se plaignait de l’incrédulité des Athéniens. Il s’écriait : lorsque dans l’assemblée générale je parle des choses divines, et que je vous dévoile l’avenir, vous vous moquez de moi, comme d’un fou ; cependant l’événement a toujours justifié mes prédictions. Mais vous portez envie à ceux qui ont des lumières supérieures aux vôtres.
Il allait continuer, lorsque nous vîmes paraître Diogène. Il arrivait de Lacédémone. « D’où venez-vous, lui demanda quelqu’un ? - De l’appartement des hommes à celui des femmes, répondit-il. - Y avait-il beaucoup de monde aux jeux olympiques, lui dit un autre ? - Beaucoup de spectateurs, et peu d’hommes. » Ces réponses furent applaudies ; et à l’instant il se vit entouré d’une foule d’Athéniens qui cherchaient à tirer de lui quelque repartie. « Pourquoi, lui disait celui-ci, mangez-vous dans le marché ? - c’est que j’ai faim dans le marché. » Un autre lui fit cette question : « comment puis-je me venger de mon ennemi ? - En devenant plus vertueux. - Diogène, lui dit un
troisième, on vous donne bien des ridicules. - Mais je ne les reçois pas. » Un étranger né à Mynde, voulut savoir comment il avait trouvé cette ville : « J’ai conseillé aux habitants, répondit-il, d’en fermer les portes, de peur qu’elle ne s’enfuie. » C’est qu’en
effet cette ville, qui est très petite, a de très grandes portes. Le parasite Criton étant monté sur une chaise, lui demanda pourquoi on l’appelait chien. - « Parce que je caresse ceux qui me donnent de quoi vivre, que j’aboie contre ceux dont j’essuie des refus, et que je mords les méchants. - Et quel est, reprit le parasite, l’animal le plus dangereux ?
- Parmi les animaux sauvages, le calomniateur ; parmi les domestiques, le flatteur. » ces mots, les assistants firent des éclats de rire ; le parasite disparut, et les attaques continuèrent avec plus de chaleur. « Diogène, d’où êtes-vous, lui dit quelqu’un ? - Je suis citoyen de l’univers, répondit-il. - Eh non, reprit un autre, il est de Sinope ; les habitants l’ont condamné à sortir de leur ville. - Et moi je les ai condamnés à y rester. » Un jeune homme, d’une jolie figure, s’étant avancé, se servit d’une expression, dont l’indécence fit rougir un de ses amis de même âge que lui. Diogène dit au second : « Courage, mon enfant ; voilà les couleurs de la vertu. » Et s’adressant au premier : « N’avez-vous pas de honte, lui dit-il, de tirer une lame de plomb d’un fourreau d’ivoire ? » Le jeune homme en fureur lui ayant appliqué un soufflet : « Eh bien ! Reprit-il sans s’émouvoir, vous m’apprenez une chose ; c’est que j’ai besoin d’un casque. - Quelfruit, lui demanda-t-on tout de suite, avez-vous retiré de votre philosophie ? - Vous le voyez, d’être préparé à tous les événements. »
dans ce moment, Diogène, sans vouloir quitter sa place, recevait sur sa tête, de l’eau qui tombait du haut d’une maison : comme quelques-uns des assistants paraissaient le plaindre, Platon qui passait par hasard, leur dit : « Voulez-vous que votre pitié lui soit utile ? Faites semblant de ne le pas voir. »
Je trouvai un jour, au portique de Jupiter, quelques Athéniens qui agitaient des questions de philosophie. Non, disait tristement un vieux disciple d’Héraclite, je ne puis contempler la nature sans un secret effroi. Les êtres insensibles ne sont que dans un état de guerre ou de ruine ; ceux qui vivent dans les airs, dans les eaux et sur la terre, n’ont reçu la force ou la ruse, que pour se poursuivre et se détruire. J’égorge et je dévore moi-même l’animal que j’ai nourri de mes mains, en attendant que de vils insectes me dévorent à leur tour. Je repose ma vue sur des tableaux plus riants, dit un jeune partisan de Démocrite. Le flux et le reflux des générations ne m’afflige pas plus que la succession périodique des flots de la mer ou des feuilles des arbres. Qu’importe que tels individus paraissent ou disparaissent ? La terre est une scène qui change à tous moments de décoration. Ne se couvre-t-elle pas tous les ans de nouvelles fleurs, de nouveaux fruits ? Les atomes dont je suis composé, après s’être séparés, se réuniront un jour, et je revivrai sous une autre forme.
Hélas ! Dit un troisième, le degré d’amour ou de haine, de joie ou de tristesse dont nous sommes affectés, n’influe que trop sur nos jugements. Malade, je ne vois dans la nature qu’un systême de destruction ; en santé, qu’un systême de reproduction.
Elle est l’un et l’autre, répondit un quatrième. Quand l’univers sortit du chaos, les êtres intelligents durent se flatter que la sagesse suprême daignerait leur dévoiler le motif de leur existence ; mais elle renferma son secret dans son sein, et adressant la parole aux causes secondes, elle ne prononça que ces deux mots : détruisez, reproduisez. Ces mots ont fixé pour jamais la destinée du monde.
Je ne sais pas, reprit le premier, si c’est pour se jouer, ou pour un dessein sérieux, que les dieux nous ont formés ; mais je sais que le plus grand des malheurs est de naître ; le plus grand des bonheurs, de mourir. La vie, disait Pindare, n’est que le rêve d’une ombre ; image sublime, et qui d’un seul trait peint tout le néant de l’homme. La vie, disait Socrate, ne doit être que la méditation de la mort ; paradoxe étrange, de supposer qu’on nous oblige de vivre, pour nous apprendre à mourir.
L’homme naît, vit et meurt dans un même instant ; et dans cet instant si fugitif, quelle complication de souffrances ! Son entrée dans la vie s’annonce par des cris et par des pleurs ; dans l’enfance et dans l’adolescence, des maîtres qui le tyrannisent, des devoirs qui l’accablent ; vient ensuite une succession effrayante de travaux pénibles, de soins dévorants, de chagrins amers, de combats de toute espèce ; et tout cela se termine par une vieillesse qui le fait mépriser, et un tombeau qui le fait oublier. Vous n’avez qu’à l’étudier. Ses vertus ne sont que l’échange de ses vices ; il ne se soustrait à l’un que pour obéir à l’autre. S’il néglige son expérience, c’est un enfant qui commence tous les jours à naître ; s’il la consulte, c’est un vieillard qui se plaint d’avoir trop vécu.
Il avait par dessus les animaux deux insignes avantages, la prévoyance et l’espérance. Qu’a fait la nature ? Elle les a cruellement empoisonnés par la crainte.
Quel vide dans tout ce qu’il fait ! Que de variétés et d’inconséquences dans ses penchans et dans ses projets ! Je vous le demande : qu’est-ce que l’homme ?
Je vais vous le dire, répondit un jeune étourdi qui entra dans ce moment. Il tira de dessous sa robe, une petite figure de bois ou de carton, dont les membres obéissaient à des fils qu’il tendait et relâchait à son gré. Ces fils, dit-il, sont les passions qui nous entraînent tantôt d’un côté et tantôt de l’autre. Voilà tout ce que j’en sais, et il sortit.
Notre vie, disait un disciple de Platon, est tout-à-la-fois une comédie et une tragédie ; sous le premier aspect, elle ne pouvait avoir d’autre noeud que notre folie ; sous le second, d’autre dénouement que la mort ; et comme elle participe de la nature de ces deux drames, elle est mêlée de plaisirs et de douleurs.
La conversation variait sans cesse. L’un niait l’existence du mouvement ; l’autre, celle des objets qui nous entourent. Tout au dehors de nous, disait-on, n’est que prestige et mensonge ; au dedans, qu’erreur et illusion. Nos sens, nos passions, notre raison nous égarent ; des sciences, ou plutôt de vaines opinions nous arrachent au repos de l’ignorance, pour nous livrer au tourment de l’incertitude ; et les plaisirs de l’esprit ont des retours mille fois plus amers que ceux des sens.
J’osai prendre la parole. Les hommes, dis-je, s’éclairent de plus en plus. N’est-il pas à présumer qu’après avoir épuisé toutes les erreurs, ils découvriront enfin le secret de ces mystères qui les tourmentent ? Et savez-vous ce qui arrive, me répondit-on ? Quand ce secret est sur le point d’être enlevé, la nature est tout-à-coup attaquée d’une épouvantable maladie. Un déluge, un incendie détruit les nations, avec les monumens de leur intelligence et de leur vanité. Ces fléaux terribles ont souvent bouleversé notre globe. Le flambeau des sciences s’est plus d’une fois éteint et rallumé. À chaque révolution, quelques individus épargnés par hasard, renouent le fil des générations ; et voilà une nouvelle race de malheureux, laborieusement occupée, pendant une longue suite de siècles, à se former en société, à se donner des lois, à inventer les arts et à perfectionner ses connaissances, jusqu’à ce qu’une autre catastrophe l’engloutisse dans l’abyme de l’oubli.
Il n’était pas en mon pouvoir de soutenir plus longtemps une conversation si étrange et si nouvelle pour moi. Je sortis avec précipitation du portique ; et sans savoir où porter mes pas, je me rendis sur les bords de l’Ilissus. Les pensées les plus tristes, les sentiments les plus douloureux agitaient mon ame avec violence. C’était donc pour acquérir des lumières si odieuses, que j’avois quitté mon pays et mes parents ! Tous les efforts de l’esprit humain ne servent donc qu’à montrer que nous sommes les plus misérables des êtres ! Mais d’où vient qu’ils existent, d’où vient qu’ils périssent ces êtres ? Que signifient ces changements périodiques qu’on amène éternellement sur le théâtre du monde ? à qui destine-t-on un spectacle si terrible ? Est-ce aux dieux qui n’en ont aucun besoin ? Est-ce aux hommes qui en sont les victimes ? Et moi-même sur ce théâtre, pourquoi m’a-t-on forcé de prendre un rôle ? Pourquoi me tirer du néant sans mon aveu, et me rendre malheureux, sans me demander si je consentais à l’être ? J’interroge les cieux, la terre, l’univers entier. Que pourraient-ils répondre ? Ils exécutent en silence des ordres dont ils ignorent les motifs. J’interroge les sages. Les cruels ! Ils m’ont répondu. Ils m’ont appris à me connaître ; ils m’ont dépouillé de tous les droits que j’avais à mon estime, et déja je suis injuste envers les dieux, et bientôt peut-être je serai barbare envers les hommes.
Jusqu’à quel point d’activité et d’exaltation se porte une imagination fortement ébranlée ! D’un coup-d’oeil, j’avais parcouru toutes les conséquences de ces fatales opinions. Les moindres apparences étaient devenues pour moi des réalités ; les moindres craintes, des supplices. Mes idées, semblables à des fantômes effrayants, se poussaient et se repoussaient dans mon esprit, comme les flots d’une mer agitée par une horrible tempête. Au milieu de cet orage, je m’étais jeté, sans m’en apercevoir, au pied d’un platane, sous lequel Socrate venait quelquefois s’entretenir avec ses disciples. Le souvenir de cet homme si sage et si heureux, ne servit qu’à augmenter mon délire. Je l’invoquais à haute voix ; j’arrosais de mes pleurs le lieu où il s’était assis, lorsque j’aperçus au loin Phocus, fils de Phocion, Ctesippe, fils de Chabrias, accompagnés de quelques jeunes gens avec qui j’avais des liaisons. Je n’eus que le temps de reprendre l’usage de mes sens ; ils s’approchèrent, et me forcèrent de les suivre.
Nous allâmes à la place publique ; on nous montra des épigrammes et des chansons contre ceux qui étaient à la tête des affaires, et l’on décida que le meilleur des gouvernements était celui de Lacédémone. Nous nous rendîmes au théâtre ; on y jouait des pièces nouvelles que nous sifflâmes, et qui réussirent. Nous montâmes à cheval. Au retour, après nous être baignés, nous soupâmes avec des chanteuses et des joueuses de flûte. J’oubliai le portique, le platane et Socrate ; je m’abandonnai sans réserve au plaisir et à la licence. Nous passâmes une partie de la nuit à boire, et l’autre moitié à courir les rues pour insulter les passants. À mon réveil, la paix régnait dans mon âme, et je reconnus aisément le principe des terreurs qui m’avaient agité la veille. N’étant pas encore aguerri contre les incertitudes du savoir, ma peur avait été celle d’un enfant qui se trouve pour la première fois dans les ténèbres. Je résolus dès ce moment, de fixer mes idées à l’égard des opinions qu’on avait traitées dans le portique, de fréquenter la bibliothèque d’un Athénien de mes amis, et de profiter de cette occasion pour connaître en détail les différentes branches de la littérature grecque.

CHAPITRE 29

Bibliothèque d’un athénien. Classe de philosophie.

Pisistrate s’était fait, il y a deux siècles, une bibliothèque qu’il avait rendue publique, et qui fut ensuite enlevée par Xerxès, et transportée en Perse. De mon temps plusieurs Athéniens avaient des collections de livres. La plus considérable appartenait à Euclide. Il l’avait reçue de ses pères ; il méritait de la posséder, puisqu’il en connaissait le prix.
En y entrant, je frissonnai d’étonnement et de plaisir. Je me trouvais au milieu des plus beaux génies de la Grèce. Ils vivaient, ils respiraient dans leurs ouvrages rangés autour de moi. Leur silence même augmentait mon respect. L’assemblée de tous les souverains de la terre m’eût paru moins imposante. Quelques moments après je m’écriai : hélas, que de connaissances refusées aux Scythes ! Dans la suite j’ai dit plus d’une fois : que de connoissances inutiles aux hommes !
Je ne parlerai point ici de toutes les matières sur lesquelles on a tracé l’écriture. Les peaux de chèvre et de mouton, différentes espèces de toile furent successivement employées ; on a fait depuis usage du papier tissu des couches intérieures de la tige d’une plante qui croît dans les marais de l’Égypte, ou au milieu des eaux dormantes que le Nil laisse après son inondation. On en fait des rouleaux, à l’extrémité desquels est suspendue une étiquette contenant le titre du livre. L’écriture n’est tracée que sur une des faces de chaque rouleau ; et pour en faciliter la lecture, elle s’y trouve divisée en plusieurs compartiments ou pages (20).
Des copistes de profession passent leur vie à transcrire les ouvrages qui tombent entre leurs mains ; et d’autres particuliers, par le desir de s’instruire, se chargent du même soin. Démosthène me disait un jour, que pour se former le style, il avait huit fois transcrit de sa main l’histoire de Thucydide. Par là les exemplaires se multiplient ; mais à cause des frais de copie (21), ils ne sont jamais fort communs, et c’est ce qui fait que les lumières se répandent avec tant de lenteur. Un livre devient encore plus rare, lorsqu’il paroît dans un pays éloigné, et lorsqu’il traite de matières qui ne sont pas à la portée de tout le monde. J’ai vu Platon, malgré les correspondances qu’il entretenait en Italie, obtenir avec beaucoup de peine certains ouvrages de philosophie, et donner 100 mines (22) de trois petits traités de Philolaüs. Les libraires d’Athènes ne peuvent ni se donner les mêmes soins, ni faire de pareilles avances. Ils s’assortissent pour l’ordinaire en livres de pur agrément, dont ils envoient une partie dans les contrées voisines, et quelquefois même dans les colonies grecques établies sur les côtes du Pont-Euxin. La fureur d’écrire fournit sans cesse de nouveaux aliments à ce commerce. Les Grecs se sont exercés dans tous les genres de littérature. On en pourra juger par les diverses notices que je donnerai de la bibliothèque d’Euclide. Je commencerai par la classe de philosophie. Elle ne remontait qu’au siècle de Solon, qui florissait il y a 250 ans environ. Auparavant les Grecs avaient des théologiens, et n’avaient point de philosophes. Peu soigneux d’étudier la nature, les poètes recueillaient et accréditaient par leurs ouvrages les mensonges et les superstitions qui régnaient parmi le peuple. Mais au temps de ce législateur, et vers la 50 e olympiade (23), il se fit tout-à-coup une révolution
surprenante dans les esprits. Thalès et Pythagore jetèrent les fondements de leur philosophie ; Cadmus de Milet écrivit l’histoire en prose ; Thespis donna une première forme à la tragédie ; et Susarion, à la comédie.
Thalès, de Milet en Ionie, l’un des sept sages de la Grèce, naquit dans la 1 ere année de la 35 e olympiade (24). Il remplit d’abord avec distinction les emplois auxquels sa naissance et sa sagesse l’avaient appelé. Le besoin de s’instruire le força bientôt de voyager parmi les nations étrangères. à son retour, s’étant dévoué sans partage à l’étude de la nature, il étonna la Grèce, en prédisant une éclipse de soleil ; il l’instruisit, en lui communiquant les lumières qu’il avait acquises en égypte sur la géométrie et sur l’astronomie. Il vécut libre ; il jouït en paix de sa réputation, et mourut sans regret (25). Dans sa jeunesse, sa mère le pressa de se marier ; elle l’en pressa de nouveau plusieurs années après. La première fois il dit : il n’est pas temps encore. La seconde : il n’est plus temps. On cite de lui plusieurs réponses que je vais rapporter, parce qu’elles peuvent donner une idée de sa philosophie, et montrer avec quelle précision les sages de ce siècle tâchaient de satisfaire aux questions qu’on leur proposait. Qu’y a-t-il de plus beau ? - L’univers ; car il est l’ouvrage de Dieu. - De plus vaste ? - L’espace, parce qu’il contient tout. - De plus fort ? - La nécessité, parce qu’elle triomphe de tout. - De plus
difficile ? - De se connaître. - De plus facile ? - De donner des avis. - De plus rare ? - Un tyran qui parvient à la vieillesse. - Quelle différence y a-t-il entre vivre et mourir ? - Tout cela est égal. - Pourquoi donc ne mourez-vous pas ? - C’est que tout cela est égal. - Qu’est-ce qui peut nous consoler dans le malheur ? - La vue d’un ennemi plus malheureux que nous. - Que faut-il pour mener une vie irréprochable ? - Ne pas faire ce qu’on blâme dans les autres. - Que faut-il pour être heureux ? - Un corps sain, une fortune aisée, un esprit éclairé etc. Etc.
Rien de si célèbre que le nom de Pythagore, rien de si peu connu que les détails de sa vie. Il paraît que dans sa jeunesse il prit des leçons de Thalès et de Phérécyde de Syros, qu’il fit ensuite un long séjour en Égypte, et que, s’il ne parcourut pas les royaumes de la haute Asie, il eut du moins quelques notions des sciences qu’on y cultivait. La profondeur des mystères des Egyptiens, les longues méditations des sages de l’Orient, eurent autant d’attraits pour son imagination ardente, qu’en avait pour son caractère ferme, le régime sévère que la plupart d’entre eux avaient embrassé.
À son retour, ayant trouvé sa patrie opprimée par un tyran, il alla, loin de la servitude, s’établir à Crotone en Italie. Cette ville était alors dans un état déplorable. Les habitants vaincus par les Locriens, avaient perdu le sentiment de leurs forces, et ne trouvaient d’autre ressource à leurs malheurs que l’excès des plaisirs. Pythagore entreprit de relever leur courage en leur donnant leurs anciennes vertus. Ses instructions et ses exemples hâtèrent tellement les progrès de la réformation, qu’on vit un jour les femmes de Crotone, entraînées par son éloquence, consacrer dans un temple les riches ornements dont elles avaient soin de se parer. Peu content de ce triomphe, il voulut le perpétuer, en élevant la jeunesse dans les principes qui le lui avaient procuré. Comme il savait que dans un état rien ne donne plus de force que la sagesse des moeurs, et dans un particulier que l’absolu renoncement à soi-même, il conçut un systême d’éducation qui, pour rendre les âmes capables de la vérité, devait les rendre indépendantes des sens. Ce fut alors qu’il forma ce fameux institut qui jusqu’en ces derniers temps s’est distingué parmi les autres sectes philosophiques. J’aurai l’occasion d’en parler par la suite (26).
Sur la fin de ses jours, et dans une extrême vieillesse, il eut la douleur de voir son ouvrage presqu’anéanti par la jalousie des principaux citoyens de Crotone. Obligé de prendre la fuite, il erra de ville en ville, jusqu’au moment où la mort, en terminant ses infortunes, fit taire l’envie, et restituer à sa mémoire des honneurs que le souvenir de la persécution rendit excessifs.
L’école d’Ionie doit son origine à Thalès ; celle d’Italie, à Pythagore : ces deux écoles en ont formé d’autres, qui toutes ont produit de grands hommes. Euclide en rassemblant leurs écrits, avait eu soin de les distribuer relativement aux différents systèmes de philosophie. À la suite de quelques traités, peut-être faussement attribués à Thalès, on voyait les ouvrages de ceux qui se sont transmis sa doctrine, et qui ont été successivement placés à la tête de son école. Ce sont Anaximandre, Anaximène, Anaxagore qui le premier enseigna la philosophie à Athènes, Archélaüs qui fut le maître de Socrate. Leurs ouvrages traitent de la formation de l’univers, de la nature des choses, de la géométrie et de l’astronomie.
Les traités suivans avaient beaucoup plus de rapport à la morale ; car Socrate, ainsi que ses disciples, se sont moins occupés de la nature en général, que de l’homme en particulier. Socrate n’a laissé par écrit qu’un hymne en l’honneur d’Apollon, et quelques fables d’Ésope, qu’il mit en vers pendant qu’il était en prison. Je trouvai chez Euclide ces deux petites pièces et les ouvrages qui sont sortis de l’école de ce philosophe. Ils sont presque tous en forme de dialogues, et Socrate en est le principal interlocuteur, parce qu’on s’est proposé d’y rappeler ses conversations. Je vis les dialogues de Platon, ceux d’Alexamène antérieurs à ceux de Platon, ceux de Xénophon, ceux d’Eschine, ceux de Criton, de Simon, de Glaucon, de Simmias, de Cébès, de Phaedon et d’Euclide, qui a fondé l’école de Mégare, dirigée aujourd’hui par Eubulide son disciple. Il est sorti de l’école d’Italie un beaucoup plus grand nombre d’écrivains que de celle d’Ionie ; outre quelques traités qu’on attribue à Pythagore, et qui ne paraissent point authentiques, la bibliothèque d’Euclide renfermait presque tous les écrits des philosophes qui ont suivi ou modifié sa doctrine.
Tel fut Empédocle d’Agrigente, à qui les habitants de cette grande ville offrirent la couronne, et qui aima mieux établir l’égalité parmi eux. Avec des talents qui le rapprochaient d’Homère, il prêta les charmes de la poésie aux matières les plus abstraites, et s’acquit tant de célébrité qu’il fixa sur lui les regards des grecs assemblés aux jeux olympiques. Il disait aux Agrigentins : « Vous courez après les plaisirs, comme si vous deviez mourir demain ; vous bâtissez vos maisons, comme si vous ne deviez jamais mourir. » Tels furent encore Épicharme, homme d’esprit, comme le sont beaucoup de Siciliens, qui s’attira la disgrâce du roi Hiéron, pour s’être servi d’une expression indécente en présence de l’épouse de ce prince, et l’inimitié des autres philosophes, pour avoir révélé le secret de leurs dogmes dans ses comédies ; Ocellus de Lucanie, Timée de Locres, auteurs moins brillants, mais plus profonds et plus précis que les précédens ; Archytas de Tarente, célèbre par des découvertes importantes dans les mécaniques ; Philolaüs de Crotone, l’un des premiers parmi les Grecs, qui firent mouvoir la terre autour du centre de l’univers ; Eudoxe que j’ai vu souvent chez Platon, et qui fut à-la-fois géomètre, astronome, médecin et législateur ; sans parler d’un Ecphantus, d’un Almaeon, d’un Hippasus, et d’une foule d’autres, tant anciens que modernes, qui ont vécu dans l’obscurité, et sont devenus célèbres après leur mort.
Une des tablettes fixa mon attention. Elle renfermait une suite de livres de philosophie, tous composés par des femmes, dont la plupart furent attachées à la doctrine de Pythagore. J’y trouvai le traité de la sagesse par Périctione, ouvrage où brille une métaphysique lumineuse. Euclide me dit qu’Aristote en faisait grand cas, et qu’il comptait en emprunter des notions sur la nature de l’être et de ses accidents. Il ajouta que l’école d’Italie avait répandu sur la terre plus de lumières que celle d’Ionie ; mais qu’elle avait fait des écarts dont sa rivale devait naturellement se garantir. En effet, les deux grands hommes qui les fondèrent, mirent dans leurs ouvrages l’empreinte de leur génie. Thalès, distingué par un sens profond, eut pour disciples des sages qui étudièrent la nature par des voies simples. Son école finit par produire Anaxagore, et la plus saine théologie ; Socrate, et la morale la plus pure. Pythagore dominé par une imagination forte, établit une secte de pieux enthousiastes qui ne virent d’abord dans la nature que des proportions et des harmonies, et qui, passant ensuite d’un genre de fictions à un autre, donnèrent naissance à l’école d’Élée et à la métaphysique la plus abstraite. Les philosophes de cette dernière école peuvent se diviser en deux classes ; les uns, tels que Xénophanès, Parménide, Mélissus et Zénon, s’attachèrent à la métaphysique ; les autres, tels que Leucippe, Démocrite, Protagoras, etc. Se sont plus occupés de la physique. L’école d’Élée doit son origine à Xénophanès de Colophon en Ionie (27). Exilé de sa patrie qu’il avait célébrée par ses vers, il vint s’établir en Sicile, où, pour soutenir sa famille, il n’eut d’autre ressource que de chanter ses poésies en public, comme faisaient les premiers philosophes. Il condamnait les jeux de hasard ; et quelqu’un l’ayant en conséquence traité d’esprit faible et plein de préjugés, il répondit : « je suis le plus faible des hommes pour les actions dont j’aurais à rougir. »
Parménide, son disciple, était d’une des plus anciennes et des plus riches familles d’Élée. Il donna des lois si excellentes à sa patrie, que les magistrats obligent tous les ans chaque citoyen d’en jurer l’observation. Dans la suite, dégoûté du crédit et de l’autorité, il se livra tout entier à la philosophie, et passa le reste de ses jours dans le silence et dans la méditation. La plupart de ses écrits sont en vers.
Zénon d’élée qui fut son disciple et qu’il adopta, vit un tyran s’élever dans une ville libre, conspira contre lui, et mourut sans avoir voulu déclarer ses complices. Ce philosophe estimait le public autant qu’il s’estimait lui-même. Son âme, si ferme dans le danger, ne pouvait soutenir la calomnie. Il disait : « Pour être insensible au mal qu’on dit de moi, il faudrait que je le fusse au bien qu’on en dit. » On voit parmi les philosophes, et surtout parmi ceux de l’école d’Élée, des hommes qui se sont mêlés de l’administration de l’état, tels que Parménide et Zénon. On en voit d’autres qui ont commandé des armées. Archytas remporta plusieurs avantages à la tête des troupes des Tarentins. Mélissus, disciple de Parménide, vainquit les Athéniens dans un combat naval. Ces exemples, et d’autres qu’on pourrait citer, ne prouvent pas que la philosophie suffise pour former des hommes d’état ou de grands généraux ; ils montrent seulement qu’un homme d’état et un grand général peuvent cultiver la philosophie. Leucippe s’écarta des principes de Zénon son maître, et communiqua les siens à Démocrite d’Abdère en Thrace.
Ce dernier était né dans l’opulence ; mais il ne se réserva qu’une partie de ses biens, pour voyager, à l’exemple de Pythagore, chez les peuples que les Grecs traitent de barbares, et qui avaient le dépôt des sciences. à son retour, un de ses frères qu’il avait enrichi de ses dépouilles, pourvut à ses besoins réduits au pur nécessaire ; et pour prévenir l’effet d’une loi qui privait de la sépulture le citoyen convaincu d’avoir dissipé l’héritage de ses pères, Démocrite lut, en présence des habitants d’Abdère, un ouvrage qui lui concilia leur estime et leur admiration. Il passa le reste de sa vie dans une retraite profonde ; heureux, parce qu’il avait une grande passion qu’il pouvait toujours satisfaire, celle de s’instruire par ses réflexions, et d’instruire les autres par ses écrits.
Protagoras, né de parents pauvres et occupés d’ouvrages serviles, fut découvert et élevé par Démocrite, qui démêla et étendit son génie. C’est ce même Protagoras qui devint un des plus illustres sophistes d’Athènes, où il s’était établi ; il donna des lois aux thuriens d’Italie, écrivit sur la philosophie, fut accusé d’athéisme, et banni de l’Attique. Ses ouvrages, dont on fit une perquisition sévère dans les maisons des particuliers, furent brûlés dans la place publique. Je ne sais si c’est aux circonstances des temps, ou à la nature de l’esprit humain, qu’on doit attribuer une singularité qui m’a toujours frappé. C’est que dès qu’il paraît dans une ville un homme de génie ou de talent, aussitôt on y voit des génies et des talents, qui sans lui ne se seraient peut-être jamais développés. Cadmus et Thalès dans Milet, Pythagore en Italie, Parménide dans la ville d’Élée, Eschyle et Socrate dans Athènes, ont créé, pour ainsi dire, dans ces différentes contrées, des générations d’esprits jaloux d’atteindre ou de surpasser leurs modèles. Abdère même, cette petite ville si renommée jusqu’ici pour la stupidité de ses habitants, eut à peine produit Démocrite, qu’elle vit paraître Protagoras ; et ce dernier sera remplacé par un citoyen de la même ville, par Anaxarque, qui annonce déja les plus grandes dispositions. Parmi les auteurs qui ont écrit sur la philosophie, je ne dois pas omettre le ténébreux Héraclite d’Éphèse ; car c’est le nom qu’il a mérité par l’obscurité de son style. Cet homme, d’un caractère sombre et d’un orgueil insupportable, commença par avouer qu’il ne savait rien, et finit par dire qu’il savait tout. Les Éphésiens voulurent le placer à la tête de leur république ; il s’y refusa, outré de ce qu’ils avaient exilé Hermodore son ami. Ils lui demandèrent des lois ; il répondit qu’ils étaient trop corrompus. Devenu odieux à tout le monde, il sortit d’éphèse, et se retira sur les montagnes voisines, ne se nourrissant que d’herbes sauvages, et ne retirant d’autre plaisir de ses méditations, que de haïr plus vigoureusement les hommes.
Socrate ayant achevé la lecture d’un ouvrage d’Héraclite, dit à Euripide qui le lui avait prêté : « Ce que j’en ai compris est excellent ; je crois que le reste l’est aussi : mais on risque de s’y noyer, si l’on n’est aussi habile qu’un plongeur de Délos. »
Les ouvrages de ces écrivains célèbres étaient accompagnés de quantité d’autres, dont les auteurs sont moins connus. Pendant que je félicitais Euclide d’une si riche collection, je vis entrer dans la bibliothèque un homme vénérable par la figure, l’âge et le maintien. Ses cheveux tombaient sur ses épaules ; son front était ceint d’un diadème et d’une couronne de myrte. C’était Callias l’hiérophante, ou le grand-prêtre de Cérès, l’intime ami d’Euclide, qui eut l’attention de me présenter à lui, et de le prévenir en ma faveur. Après quelques moments d’entretien, je retournai à mes livres. Je les parcourais avec un saisissement dont Callias s’aperçut. Il me demanda si je serais bien aise d’avoir quelque notion de la doctrine qu’ils renferment. Je vous répondrai, lui dis-je avec chaleur, comme autrefois un de mes ancêtres à Solon : « Je n’ai quitté la Scythie, je n’ai traversé des régions immenses, et affronté les tempêtes du Pont-Euxin, que pour venir m’instruire parmi vous. »
C’en est fait, je ne sors plus d’ici ; je vais dévorer les écrits de vos sages ; car sans doute il doit résulter de leurs travaux de grandes vérités pour le bonheur des hommes. Callias sourit de ma résolution, et peut-être en eut-il pitié. On peut en juger par le discours suivant.

       

1.   Voyez chapitre XIV de cet ouvrage.
2
.   Ces jeux servaient à graver dans leur mémoire le calcul de certaines permutations : ils apprenaient, par exemple, que 3 nombres. 3 lettres pouvaient se combiner de 6 façons différentes; 4, de 24 façons; 5, de 120; 6,de 720. et ainsi de suite, en multipliant la somme des combinaisons données par le nombre suivant.
3
.   900 livres.   
4
.    Quelques savants critiques ont prétendu que tette lettre n'était pas d'Isocrate ; mais leur opinion n'est fondée que sur des conjectures. (Voyez Fabricius, et les Mémoires de l'Académie des belles-lettres.)
5
.    Il paraît que dans l'origine ce mot désignait la vue. Dans Homère, le mot
nñv signifie quelquefois je vois. La même signification s'est conservée dans le mut pronoÛa, que les Latins ont rendu par provisio, providentia. C'est ce qui fait dire à Aristote que l'intelligence, noèw, est dans l'âme ce quela vue est dans l'oeil.
6
.   Xénophon, d'après Socrate, donne le nom de sagesse à la vertu qu'Aristote appelle larudence. Platon lui donne aussi quelquefois la même acception. Archytas, avant eux, avait dit que la prudence est la science des biens qui conviennent à 'homme.
7
.     Aristote dit que Platon avait emprunté des pythagoriciens une partie de sa doctrine sur les principes. C'est d'après eux aussi qu'Aristote avait composé cette échelle ingénieuse qui plaçait chaque vertu entre deux vices, dont l'un pèche par défaut, et l'autré par excès. (Voyez ce que dit Théagès.)
Le tableau que je présente dans ce chapitre est composé d'une partie de l'échelle d'Aristote et de quelques définitions répandues dans ses trois traités de morale: l'un adressé à Nieomaque, le second appelé les Grandes Morales, le troisième adressé à Eudème. Une étude réfléchie de ces traités peut donner la véritable acception des mots employés par les péripatéticiens pour désigner les vertus et les vices; mets je ne prétends pas l'avoir bien fixée en français, quand je vois ces mêmes mots pris en différents sens par les autres sectes philosophiques, et surtout par celle du Portique.
8
.    Ces philosophes, ayant observé que tout ce qui tombe sous les sens suppose génération, accroissement et destruction, ont dit que toutes choses ont un commencement, un milieu et une fin; en conséquence Archytas avait dit avant Platon, que le sage, marchant par la voie droite, parvient à Dieu, qui est le principe, le milieu et la fin de tout ce qui se fait avec justice.
9
.   Je suis obligé pour me faire entendre, d'employer les syllabes dont nous nous servons pour solifier. Aulieu de mi, les Grecs auraient dit, suivant la différence des temps, ou l'hypale, ou la mèse, ou l'hypale des mèses
10
.  J'ai choisi pour premier degré de cette échelle le si, et non la proslambanomène la, comme ont fait les écrivains postérieurs à l'époque de ces entretiens. Le silence de Platon, d'Aristote et d'Aristoméne me persuade que de leur temps la proslambanomène n'était pas encore introduite dans le système musical.  
11
.   Aristoxène parle des cinq tétracordes qui formaient de son temps le grand système des Grecs. Il m'a paru que, du temps de Platon et d'Aristote, ce système était moins étendu ; mais comme Aristoxène était disciple d'Aristote j'ai cru pouvoir avancer que cette multiplicité de tétracordes commençait à s'introduire du temps de ce dernier.   
12
.  Platon dit qu'en bannissant la plupart des modes la lyre aura moins de cordes. On multipliait donc les cordes suivant le nombre des modes. 
13
. M. Burette prétend que les anciens avalent seize cent vingt notes tant pour la tablature des voix que pour celle des instruments. Il ajoute qu'après quelques années on pouvait à peine chanter ou solfier sur tous les tons et dans tous les genres, eu s'accompagnant de la lyre. M. Rousseau et M. Duclos ont dit la même thèse d'après M. Burette.   
Ce dernier n'a pas donné son calcul ; mais on voit comment il a opéré. Il part du temps où la musique avait 16 modes. Dans chaque mode chacune des 18 cordes de la lyre était affectée de deux notes : l'une pour la voix l'autre pour l’instrument, ce qui faisait pour chaque mode 36 notes ; or il y avait 15 modes; il faut donc multiplier 36 par 15, et l'on a 540. Chaque mode, suivant qu'il était exécuté dans l'un des tois genres, avait des notes différentes. Il faut donc multiplier encore 540 par 3, ce qui donne en effet 1620.
M. Burette ne s'est pas rappelé que, dans une lyre de 18 cordes, 8 de ces cordes étalent stables, et par conséquent affectées des mêmes signes, sur quelque genre qu'on voulût monter la lyre.
Il m'a paru que toutes les notes employées dans les trois genres de chaque mode montaient au nombre de 33 pour les voix, et autant pour les instruments, en tout 66. Multiplions à présent le nombre des notes par celui des modes, c’est-à-dire 66 par 15; au lieu de 1620 notes que supposait M. Burette, nous n'en aurons que 990 dont 495 pour les voix, et autant pour les instruments.
Malgré cette réduction. on sera d'abord effrayé de cette quantité de signes autrefois employés dans la musique, et l'on ne se souviendra pas que nous en avons un très grand nombre nous-mêmes, puisque nos clefs, nos dièses et nos bémols changent la valeur d'une note posée sur chaque ligne et dans chaque intervalle. Les Grecs en avaient plus que nous ; leur tablature exigeait donc plus d'étude que la nôtre. Mais je suis bien éloigné de croire avec M. Burette qu'il fallût des années entières pour s'y familiariser.
14
.  On ne s'accorde pas tout à fait sur le caractère de l'harmonie phrygienne. Suivant Platon, plus tranquille que la dorienne, elle inspirait la modération et convenait à un homme qui invoque les dieux. Suivant Aristote, elle était turbulente et propre à l'enthousiasme. Il cite les airs d'Olympe, qui remplissaient l'âme d'une fureur divine. Cependant Olympe avait composé sur ce mode un nome pour la sage Minerve. Hyagnis, plus ancien qu'Olympe, auteur de plusieurs hymnes sacrés, y avait employé l'harmonie phrygienne.  
15
.  Plutarque dit que les musiciens de son temps feraient de vains efforts pour imiter la manière d'Olympe. Le célèbre Tartini s'exprime dans les mêmes termes lorsqu'il parle des anciens chants d'église : « Bisogna, dit-il, confessar certamente esservene qualcheduna (cantilena) talmente piena di gravita, maesta e dolcezzà congiunta a somma simplicita musicale, che noi moderni duraremmo fatica molta ».  
16
.  Pour justifier cette expression, il faut se rappeler l'extrême licence qui, du temps de Platon, existait dans la plupart des républiques de la Grèce. Après avoir altéré les institutions dent elle ignorait l'objet, elle détruisit par dés entreprises successives les liens les plus sacrés du corps politique. On commença par varier les chants consacrés aux cultes des dieux ; on finit par se jouer des serments faits en leur présence. À l'aspect de la corruption générale, quelques philosophes ne craignirent pas d'avancer que, dans un état qui se conduit encore plus par les moeurs que par les lois, les moindres innovations sont dangereuses, parce qu'elles en entraînent bientôt de plus grandes; aussi n'est-ce pas à la musique seule qu'ils ordonnèrent de ne pas toucher. La défense devait s'étendre aux jeux, aux spectacles, aux exercices du Gymnase, etc. Au reste, ces idées avaient été empruntées des Égyptiens. Ce peuple, ou plutôt ceux qui le gouvernaient, jaloux de maintenir leur autorité, ne conçurent pas d'autre moyen, pour réprimer l'inquiétude des esprits, que de les arrêter dans leurs premiers écarts; de là ces lois qui défendaient aux artistes de prendre le moindre essor, et les obligeaient à copier servilement ceux oui les avaient précédés.  
17
.   Voici une remarque de Tartini : " La musique n'est plus que l'art de combiner des sons; il ne lui reste que sa parte matérielle, absolument dépouillée de l'esprit dont elle était autrefois animée ; en secouant les règles qui dirigeaient son action sur un seul point, elle ne l'a portée que sut des généralités. Si elle me donne des impressions de joie ou de douleur, elles sont vagues et incertaines. Or l'effet de l'art n'est entier que lorsqu'il est particulier et individuel ? »
18
.   Voyez le chapitre XX de cet ouvrage.  
19
.  Sosie est le nom d’un esclave, Sosistrate celui d’un homme libre. Stratia signifie armée.
20
.   Voyez les manuscrits d'Herculanum.
21
.  Après la mort de Speusippe, disciple de Platon, Aristote acheta ses livres, qui étaient en petit nombre, et en donna trois talents, c'est-à-dire seize mille deux cents livres (Diog. Laërt. lib. IV, § 5. Aul. Gell. lib. III, cap. 17.
22
. Neuf mille livres.
23
.  L’an 580 avant J.-C. 
24.  Vers l’an 640 avant J.-C  
25
. Vers l’an 548 avant J.-C.  
26
.  Voyez le chapitre LXXV. 
27
.  Né vers l’an 556 avant J.-C. (Bruck. Hist. philos. P. 1144)