Voyage du
jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy
(1788).
CHAPITRE 26
De l’éducation des Athéniens.
Les habitants de
Mytilène ayant soumis quelques-uns de leurs alliés qui s’étaient séparés
d’eux, leur défendirent de donner la moindre instruction à leurs enfants.
Ils ne trouvèrent pas de meilleur moyen pour les tenir dans l’asservissement,
que de les tenir dans l’ignorance.
L’objet de l’éducation est de procurer au corps la force qu’il doit avoir
; à l’âme la perfection dont elle est susceptible. Elle commence chez les
Athéniens à la naissance de l’enfant, et ne finit qu’à sa vingtième
année. Cette épreuve n’est pas trop longue pour former des citoyens ; mais
elle n’est pas suffisante, par la négligence des parents, qui abandonnent l’espoir
de l’état et de leur famille, d’abord à des esclaves, ensuite à des
maîtres mercenaires.
Les législateurs n’ont pu s’expliquer sur ce sujet, que par des lois
générales : les philosophes sont entrés dans de plus grands détails ; ils
ont même porté leurs vues sur les soins qu’exige l’enfance, et sur les
attentions quelquefois cruelles de ceux qui l’entourent. En m’occupant de
cet objet essentiel, je montrerai les rapports de certaines pratiques avec la
religion ou avec le gouvernement : à côté des abus, je placerai les conseils
des personnes éclairées. Épicharis, femme d’Apollodore, chez qui j’étais
logé, devait bientôt accoucher. Pendant les quarante premiers jours de sa
grossesse, il ne lui avait pas été permis de sortir. On lui avait ensuite
répété souvent que sa conduite et sa santé pouvant influer sur la
constitution de son enfant, elle devait user d’une bonne nourriture, et
entretenir ses forces par de légères promenades.
Parmi plusieurs de ces nations que les Grecs appellent barbares, le jour de la
naissance d’un enfant est un jour de deuil pour sa famille. Assemblée autour
de lui, elle le plaint d’avoir reçu le funeste présent de la vie. Ces
plaintes effrayantes ne sont que trop conformes aux maximes des sages de la
Grèce. Quand on songe, disent-ils, à la destinée qui attend l’homme sur la
terre, il faudrait arroser de pleurs son berceau.
Cependant à la naissance du fils d’Apollodore, je vis la tendresse et la joie
éclater dans les yeux de tous ses parents ; je vis suspendre sur la porte de la
maison une couronne d’olivier, symbole de l’agriculture à laquelle l’homme
est destiné. Si ç’avait été une fille, une bandelette de laine, mise à la
place de la couronne, aurait désigné l’espèce de travaux dont les femmes
doivent s’occuper. Cet usage qui retrace les moeurs anciennes, annonce à la
république qu’elle vient d’acquérir un citoyen ; il annonçait autrefois
les devoirs du père et de la mère de famille. Le père a le droit de condamner
ses enfants à la vie ou à la mort. Dès qu’ils sont nés, on les étend à
ses pieds. S’il les prend entre ses bras, ils sont sauvés. Quand il n’est
pas assez riche pour les élever, ou qu’il désespère de pouvoir corriger en
eux certains vices de conformation, il détourne les yeux, et l’on court au
loin les exposer ou leur ôter la vie. À Thèbes les lois défendent cette
barbarie ; dans presque toute la Grèce, elles l’autorisent ou la tolèrent.
Des philosophes l’approuvent ; d’autres, contredits à la vérité par des
moralistes plus rigides, ajoutent qu’une mère entourée déjà d’une
famille trop nombreuse, est en droit de détruire l’enfant qu’elle porte
dans son sein.
Pourquoi des nations éclairées et sensibles outragent-elles ainsi la nature ?
C’est que, chez elles, le nombre des citoyens étant fixé par la constitution
même, elles ne sont pas jalouses d’augmenter la population ; c’est que,
chez elles encore, tout citoyen étant soldat, la patrie ne prend aucun
intérêt au sort d’un homme qui ne lui serait jamais utile, et à qui elle
serait souvent nécessaire.
On lava l’enfant avec de l’eau tiède, conformément au conseil d’Hippocrate.
Parmi les peuples nommés barbares, on l’aurait plongé dans l’eau froide ;
ce qui aurait contribué à le fortifier. Ensuite on le déposa dans une de ces
corbeilles d’osier, dont on se sert pour séparer le grain de la paille. C’est
le présage d’une grande opulence, ou d’une nombreuse postérité.
Autrefois le rang le plus distingué ne dispensait pas une mère de nourrir son
enfant ; aujourd’hui elle se repose de ce devoir sacré sur une esclave.
Cependant, pour corriger le vice de sa naissance, on l’attache à la maison,
et la plupart des nourrices deviennent les amies et les confidentes des filles
qu’elles ont élevées.
Comme les nourrices de Lacédémone sont très renommées dans la Grèce,
Apollodore en avait fait venir une à laquelle il confia son fils. En le
recevant, elle se garda bien de l’emmailloter, et d’enchaîner ses membres
par des machines dont on use en certains pays, et qui ne servent souvent qu’à
contrarier la nature.
Pour l’accoutumer de bonne heure au froid, elle se contenta de le couvrir de
quelques vêtements légers ; pratique recommandée par les philosophes, et que
je trouve en usage chez les celtes. C’est encore une de ces nations que les
grecs appellent barbares. Le cinquième jour fut destiné à purifier l’enfant.
Une femme le prit entre ses bras, et suivie de tous ceux de la maison, elle
courut à plusieurs reprises autour du feu qui brûlait sur l’autel.
Comme beaucoup d’enfants meurent de convulsions d’abord après leur
naissance, on attend le septième, et quelquefois le dixième jour, pour leur
donner un nom. Apollodore ayant assemblé ses parents, ceux de sa femme, et
leurs amis, dit en leur présence qu’il donnait à son fils le nom de son
père Lysis ; car, suivant l’usage, l’aîné d’une famille porte le nom de
son aïeul. Cette cérémonie fut accompagnée d’un sacrifice et d’un repas.
Elle précéda de quelques jours une cérémonie plus sainte ; celle de l’initiation
aux mystères d’Éleusis. Persuadés qu’elle procure de grands avantages
après la mort, les Athéniens se hâtent de la faire recevoir à leurs enfants.
Le quarantième jour, Epicharis releva de couches. Ce fut un jour de fête dans
la maison d’Apollodore. Ces deux époux, après avoir reçu de leurs amis de
nouvelles marques d’intérêt, redoublèrent de soins pour l’éducation de
leur fils. Leur premier objet fut de lui former un tempérament robuste, et de
choisir parmi les pratiques en usage, les plus conformes aux vues de la nature,
et aux lumières de la philosophie. Déidamie, c’était le nom de la nourrice
ou gouvernante, écoutait leurs conseils, et les éclairait eux-mêmes de son
expérience.
Dans les cinq premières années de l’enfance, la végétation du corps humain
est si forte, que, suivant l’opinion de quelques naturalistes, il n’augmente
pas du double en hauteur, dans les vingt années suivantes. Il a besoin alors de
beaucoup de nourriture, de beaucoup d’exercice. La nature l’agite par une
inquiétude secrète ; et les nourrices sont souvent obligées de le bercer
entre leurs bras, et d’ébranler doucement son cerveau par des chants
agréables et mélodieux. Il semble qu’une longue habitude les a conduites à
regarder la musique et la danse comme les premiers éléments de notre
éducation.
Ces mouvements favorisent la digestion, procurent un sommeil paisible, dissipent
les terreurs soudaines, que les objets extérieurs produisent sur des organes
trop faibles.
Dès que l’enfant put se tenir sur ses jambes, Déidamie le fit marcher,
toujours prête à lui tendre une main secourable. Je la vis ensuite mettre dans
ses mains de petits instruments, dont le bruit pouvait l’amuser ou le
distraire : circonstance que je ne relèverais pas, si le plus commode de ces
instruments n’était de l’invention du célèbre philosophe Archytas, qui
écrivoit sur la nature de l’univers, et s’occupait de l’éducation des
enfants.
Bientôt des soins plus importants occupèrent Déidamie, et des vues
particulières l’écartèrent des règles les plus usitées. Elle accoutuma
son élève à ne faire aucune différence entre les aliments qu’on lui
présentait. Jamais la force ne fut employée pour empêcher ses pleurs. Ce n’est
pas qu’à l’exemple de quelques philosophes, elle les regardât comme une
espèce d’exercice utile pour les enfants. Il lui paraissait plus avantageux
de les arrêter, dès qu’on en connaissait la cause ; de les laisser couler,
quand on ne pouvoit la connaître. Aussi cessa-t-il d’en répandre, dès que
par ses gestes il put expliquer ses besoins.
Elle était surtout attentive aux premières impressions qu’il recevrait :
impressions quelquefois si fortes et si durables, qu’il en reste pendant toute
la vie des traces dans le caractère ; et en effet, il est difficile qu’une
âme qui dans l’enfance, est toujours agitée de vaines frayeurs, ne devienne
pas de plus en plus susceptible de la lâcheté dont elle a fait l’apprentissage.
Déidamie épargnait à son élève tous les sujets de terreur, au lieu de les
multiplier par les menaces et par les coups.
Je la vis un jour s’indigner de ce qu’une mère avait dit à son fils que c’était
en punition de ses mensonges, qu’il avait des boutons au visage. Sur ce que je
lui racontai que les Scythes maniaient également bien les armes de la main
droite et de la gauche, je vis quelque temps après son jeune élève se servir
indifféremment de l’une et de l’autre.
Il était sain et robuste ; on ne le traitait ni avec cet excès d’indulgence
qui rend les enfants difficiles, prompts, impatients de la moindre
contradiction, insupportables aux autres, ni avec cet excès de sévérité qui
les rend craintifs, serviles, insupportables à eux-mêmes. On s’opposoit à
ses goûts, sans lui rappeler sa dépendance ; et on le punissait de ses fautes,
sans ajouter l’insulte à la correction. Ce qu’Apollodore défendait avec le
plus de soin à son fils, c’était de fréquenter les domestiques de sa maison
; à ces derniers, de donner à son fils la moindre notion du vice, soit par
leurs paroles, soit par leurs exemples.
Suivant le conseil des personnes sages, il ne faut prescrire aux enfants,
pendant les cinq premières années, aucun travail qui les applique. Leurs jeux
doivent seuls les intéresser et les animer. Ce temps accordé à l’accroissement
et à l’affermissement du corps, Apollodore le prolongea d’une année en
faveur de son fils ; et ce ne fut qu’à la fin de la sixième, qu’il le mit
sous la garde d’un conducteur ou pédagogue. C’était un esclave de
confiance, chargé de le suivre en tous lieux, et surtout chez les maîtres
destinés à lui donner les premiers éléments des sciences.
Avant que de le remettre entre ses mains, il voulut lui assurer l’état de
citoyen. J’ai dit plus haut (1) que les Athéniens
sont partagés en dix tribus. La tribu se subdivise en trois confraternités ou
curies ; la curie en trente classes. Ceux d’une même curie sont censés
fraterniser entre eux, parce qu’ils ont des fêtes, des temples, des
sacrifices qui leur sont communs. Un Athénien doit être inscrit dans l’une
des curies, soit d’abord après sa naissance, soit à l’âge de trois ou
quatre ans, rarement après la septième année. Cette cérémonie se fait avec
solennité dans la fête des apaturies, qui tombe au mois puanepsion, et qui
dure trois jours.
Le premier n’est distingué que par des repas qui réunissent les parents dans
une même maison, et les membres d’une curie dans un même lieu. Le second est
consacré à des actes de religion. Les magistrats offrent des sacrifices en
public ; et plusieurs Athéniens, revêtus de riches habits, et tenant dans
leurs mains des tisons enflammés, marchent à pas précipités autour des
autels, chantent des hymnes en l’honneur de Vulcain, et célèbrent le dieu
qui introduisit l’usage du feu parmi les mortels.
C’est le troisième jour que les enfants entrent dans l’ordre des citoyens.
On devoit en présenter plusieurs de l’un et de l’autre sexe. Je suivis
Apollodore dans une chapelle qui appartenait à sa curie. Là se trouvaient
assemblés avec plusieurs de ses parents, les principaux de la curie, et de la
classe particulière à laquelle il était associé. Il leur présenta son fils
avec une brebis qu’on devoit immoler. On la pesa ; et j’entendis les
assistans s’écrier en riant : Moindre! Moindre! c’est-à-dire, qu’elle n’avait
pas le poids fixé par la loi. C’est une plaisanterie qu’on ne se refuse
guère dans cette occasion. Pendant que la flamme dévorait une partie de la
victime, Apollodore s’avança ; et tenant son fils d’une main, il prit les
dieux à témoins que cet enfant était né de lui, et d’une femme
athénienne, en légitime mariage. On recueillit les suffrages, et l’enfant
aussitôt fut inscrit sous le nom de Lysis, fils d’Apollodore, dans le
registre de la curie, nommé le registre public. Cet acte, qui place un enfant
dans une telle tribu, dans une telle curie, dans une telle classe de la curie,
est le seul qui constate la légitimité de sa naissance, et lui donne des
droits à la succession de ses parents. Lorsque ceux de la curie refusent de l’agréger
à leur corps, le père a la liberté de les poursuivre en justice.
L’éducation, pour être conforme au génie du gouvernement, doit imprimer
dans les coeurs des jeunes citoyens, les mêmes sentiments et les mêmes
principes. Aussi les anciens législateurs les avaient-ils assujétis à une
institution commune. La plupart sont aujourd’hui élevés dans le sein de leur
famille ; ce qui choque ouvertement l’esprit de la démocratie. Dans l’éducation
particulière, un enfant lâchement abandonné aux flatteries de ses parents et
de leurs esclaves, se croit distingué de la foule, parce qu’il en est
séparé : dans l’éducation commune, l’émulation est plus générale ; les
états s’égalisent ou se rapprochent. C’est là qu’un jeune homme apprend
chaque jour, à chaque instant, que le mérite et les talents peuvent seuls
donner une supériorité réelle. Cette question est plus facile à décider qu’une
foule d’autres qui partagent inutilement les philosophes. On demande s’il
faut employer plus de soins à cultiver l’esprit, qu’à former le coeur ; s’il
ne faut donner aux enfants que des leçons de vertu, et aucune de relative aux
besoins et aux agrémens de la vie ; jusqu’à quel point ils doivent être
instruits des sciences et des arts.
Loin de s’engager dans de pareilles discussions, Apollodore résolut de ne pas
s’écarter du système d’éducation établi par les anciens législateurs,
et dont la sagesse attire des pays voisins et des peuples éloignés, quantité
de jeunes élèves. Mais il se réserva d’en corriger les abus : il envoya
tous les jours son fils aux écoles. La loi ordonne de les ouvrir au lever du
soleil, et de les fermer à son coucher. Son conducteur l’y menoit le matin et
allait le prendre le soir.
Parmi les instituteurs auxquels on confie la jeunesse d’Athènes, il n’est
pas rare de rencontrer des hommes d’un mérite distingué. Tel fut autrefois
Damon, qui donna des leçons de musique à Socrate, et de politique à
Périclès. Tel était de mon temps Philotime. Il avait frequenté l’école de
Platon, et joignait à la connaissance des arts, les lumières d’une saine
philosophie. Apollodore qui l’aimait beaucoup, était parvenu à lui faire
partager les soins qu’il donnait à l’éducation de son fils.
Ils étaient convenus qu’elle ne roulerait que sur un principe. Le plaisir et
la douleur, me dit un jour Philotime, sont comme deux sources abondantes que la
nature fait couler sur les hommes, et dans lesquelles ils puisent au hasard le
bonheur et le malheur. Ce sont les deux premiers sentiments que nous recevons
dans notre enfance, et qui dans un âge plus avancé dirigent toutes nos
actions. Mais il est à craindre que de pareils guides ne nous entraînent dans
leurs écarts. Il faut donc que Lysis apprenne de bonne heure à s’en défier,
qu’il ne contracte dans ses premières années aucune habitude que la raison
ne puisse justifier un jour, et qu’ainsi les exemples, les conversations, les
sciences, les exercices du corps, tout concoure à lui faire aimer et haïr
dès-à-présent, ce qu’il devra aimer et haïr toute sa vie.
Le cours des études comprend la musique et la gymnastique, c’est-à-dire,
tout ce qui a rapport aux exercices de l’esprit et à ceux du corps. Dans
cette division le mot musique est pris dans une acception très étendue.
Connaître la forme et la valeur des lettres, les tracer avec élégance et
facilité, donner aux syllabes le mouvement et les intonations qui leur
conviennent, tels furent les premiers travaux du jeune Lysis. Il allait tous les
jours chez un grammatiste, dont la maison située auprès du temple de Thésée,
dans un quartier fréquenté, attirait beaucoup de disciples. Tous les soirs il
racontait à ses parents l’histoire de ses progrès : je le voyais, un style
ou poinçon à la main, suivre à plusieurs reprises les contours des lettres
que son maître avait figurées sur des tablettes. On lui recommandait d’observer
exactement la ponctuation, en attendant qu’on pût lui en donner des règles.
Il lisait souvent les fables d’Ésope ; souvent il récitait les vers qu’il
savait par coeur. En effet, pour exercer la mémoire de leurs élèves, les
professeurs de grammaire leur font apprendre des morceaux tirés d’Homère, d’Hésiode
et des poètes lyriques. Mais, disent les philosophes, rien n’est si contraire
à l’objet de l’institution. Comme les poètes attribuent des passions aux
dieux, et justifient celles des hommes, les enfants se familiarisent avec le
vice avant de le connaître. Aussi a-t-on formé pour leur usage des recueils de
pièces choisies, dont la morale est pure : et c’est un de ces recueils que le
maître de Lysis avait mis entre ses mains. Il y joignit ensuite le
dénombrement des troupes qui allérent au siège de Troie, tel qu’on le
trouve dans l’Iliade. Quelques législateurs ont ordonné que dans les écoles
on accoutumât les enfants à le réciter, parce qu’il contient les noms des
villes et des maisons les plus anciennes de la Grèce.
Dans les commencements, lorsque Lysis parlait, qu’il lisait, ou qu’il
déclamait quelque ouvrage, j’étais surpris de l’extrême importance qu’on
mettait à diriger sa voix, tantôt pour en varier les inflexions, tantôt pour
l’arrêter sur une syllabe, ou la précipiter sur une autre. Philotime, à qui
je témoignai ma surprise, la dissipa de cette manière : nos premiers
législateurs comprirent aisément que c’était par l’imagination qu’il
fallait parler aux Grecs, et que la vertu se persuadait mieux par le sentiment
que par les préceptes. Ils nous annoncèrent des vérités parées des charmes
de la poésie et de la musique. Nous apprenions nos devoirs dans les amusements
de notre enfance : nous chantions les bienfaits des dieux, les vertus des
héros. Nos moeurs s’adoucirent à force de séductions ; et nous pouvons nous
glorifier aujourd’hui de ce que les grâces elles-mêmes ont pris soin de nous
former. La langue que nous parlons paroît être leur ouvrage. Quelle douceur !
Quelles richesses ! Quelle harmonie ! Fidèle interprète de l’esprit et du
coeur, en même temps que par l’abondance et la hardiesse de ses expressions,
elle suffit à toutes nos idées, et sait au besoin les revêtir de couleurs
brillantes, sa mélodie fait couler la persuasion dans nos ames. Je veux moins
vous expliquer cet effet que vous le laisser entrevoir.
Nous remarquons dans cette langue trois propriétés essentielles, la
résonnance, l’intonation, le mouvement.
Chaque lettre, ou séparément, ou jointe avec une autre lettre, fait entendre
un son ; et ces sons diffèrent par la douceur et la dureté, la force et la
faiblesse, l’éclat et l’obscurité. J’indique à Lysis ceux qui flattent
l’oreille, et ceux qui l’offensent : je lui fais observer qu’un son
ouvert, plein, volumineux, produit plus d’effet qu’un son qui vient expirer
sur les lèvres ou se briser contre les dents ; et qu’il est une lettre dont
le fréquent retour opère un sifflement si désagréable, qu’on a vu des
auteurs la bannir avec sévérité de leurs ouvrages.
Vous êtes étonné de cette espèce de mélodie, qui parmi nous anime non
seulement la déclamation, mais encore la conversation familière. Vous la
retrouverez chez presque tous les peuples du midi. Leur langue, ainsi que la
nôtre, est dirigée par des accents qui sont inhérents à chaque mot, et qui
donnent à la voix des inflexions d’autant plus fréquentes que les peuples
sont plus sensibles, d’autant plus fortes qu’ils sont moins éclairés. Je
crois même qu’anciennement les Grecs avaient non seulement plus d’aspirations,
mais encore plus d’écarts dans leur intonation, que nous n’en avons aujourd’hui.
Quoi qu’il en sait, parmi nous la voix s’élève et s’abaisse quelquefois
jusqu’à l’intervalle d’une quinte, tantôt sur deux syllabes, tantôt sur
la même. Plus souvent elle parcourt des espaces moindres, les uns très
marqués, les autres à peine sensibles, ou même inappréciables. Dans l’écriture,
les accents se trouvant attachés aux mots, Lysis distingue sans peine les
syllabes sur lesquelles la voix doit monter ou descendre ; mais comme les
degrés précis d’élévation et d’abaissement ne peuvent être déterminés
par des signes, je l’accoutume à prendre les inflexions les plus convenables
au sujet et aux circonstances. Vous avez dû vous appercevoir que son intonation
acquiert de jour en jour de nouveaux agréments, parce qu’elle devient plus
juste et plus variée.
La durée des syllabes se mesure par un certain intervalle de temps. Les unes se
traînent avec plus ou moins de lenteur, les autres s’empressent de courir
avec plus ou moins de vîtesse. Réunissez plusieurs syllabes brèves, vous
serez malgré vous entraîné par la rapidité de la diction ; substituez-leur
des syllabes longues, vous serez arrêté par sa pesanteur : combinez-les entre
elles, suivant les rapports de leur durée, vous verrez votre style obéir à
tous les mouvements de votre âme, et figurer toutes les impressions que je dois
partager avec elle. Voilà ce qui constitue ce rhythme, cette cadence à
laquelle on ne peut donner atteinte sans révolter l’oreille ; et c’est
ainsi que des variétés que la nature, les passions et l’art ont mises dans l’exercice
de la voix, il résulte des sons plus ou moins agréables, plus ou moins
éclatans, plus ou moins rapides.
Quand Lysis sera plus avancé, je lui montrerai que le meilleur moyen de les
assortir est de les contraster, parce que le contraste, d’où naît l’équilibre,
est, dans toute la nature et principalement dans les arts imitatifs, la
première source de l’ordre et de la beauté. Je lui montrerai par quel
heureux balancement on peut les affaiblir et les fortifier. à l’appui des
règles viendront les exemples. Il distinguera dans les ouvrages de Thucydide
une mélodie austère, imposante, pleine de noblesse, mais la plupart du temps
dénuée d’aménité ; dans ceux de Xénophon, une suite d’accords dont la
douceur et la mollesse caractérisent les grâces qui l’inspirent ; dans ceux
d’Homère, une ordonnance toujours savante, toujours variée. Voyez, lorsqu’il
parle de Pénélope, comme les sons les plus doux et les plus brillants se
réunissent pour déployer l’harmonie et la lumière de la beauté. Faut-il
représenter le bruit des flots qui se brisent contre le rivage, son expression
se prolonge, et mugit avec éclat. Veut-il peindre les tourments de Sisyphe,
éternellement occupé à pousser un rocher sur le haut d’une montagne d’où
il retombe aussitôt, son style, après une marche lente, pesante, fatigante,
court et se précipite comme un torrent ; c’est ainsi que sous la plume du
plus harmonieux des poëtes, les sons deviennent des couleurs, et les images des
vérités. Nous n’enseignons point à nos élèves les langues étrangères,
soit par mépris pour les autres nations, soit parce qu’ils n’ont pas trop
de temps pour apprendre la nôtre. Lysis connaît les propriétés des
éléments qui la composent. Ses organes flexibles saisissent avec facilité les
nuances qu’une oreille exercée remarque dans la nature des sons, dans leur
durée, dans les différents degrés de leur élévation et de leur renflement.
Ces notions qui n’ont encore été recueillies dans aucun ouvrage, vous
paraîtront peut-être frivoles. Elles le seraient en effet, si, forcés de
plaire aux hommes pour les émouvoir, nous n’étions souvent obligés de
préférer le style à la pensée, et l’harmonie à l’expression. Mais elles
sont nécessaires dans un gouvernement où le talent de la parole reçoit un
prix infini des qualités accessoires qui l’accompagnent ; chez un peuple
sur-tout dont l’esprit est très léger, et les sens très délicats ; qui
pardonne quelquefois à l’orateur de s’opposer à ses volontés, et jamais d’insulter
son oreille. De là les épreuves incroyables auxquelles se sont soumis certains
orateurs pour rectifier leur organe ; de là leurs efforts pour distribuer dans
leurs paroles la mélodie et la cadence qui préparent la persuasion ; de là
résultent enfin ces charmes inexprimables, cette douceur ravissante que la
langue grecque reçoit dans la bouche des Athéniens. La grammaire envisagée
sous ce point de vue, a tant de rapports avec la musique, que le même
instituteur est communément chargé d’enseigner à ses élèves les
éléments de l’une et de l’autre.
Je rendrai compte dans une autre occasion des entretiens que j’eus avec
Philotime, au sujet de la musique. J’assistais quelquefois aux leçons qu’il
en donnait à son élève. Lysis apprit à chanter avec goût, en s’accompagnant
de la lyre. On éloigna de lui les instruments qui agitent l’ame avec
violence, ou qui ne servent qu’à l’amollir. La flûte qui excite et apaise
tour à tour les passions, lui fut interdite. Il n’y a pas longtemps qu’elle
faisait les délices des Athéniens les plus distingués. Alcibiade encore
enfant essaya d’en jouer ; mais comme les efforts qu’il faisait pour en
tirer des sons, altéraient la douceur et la régularité de ses traits, il mit
sa flûte en mille morceaux. Dès ce moment, la jeunesse d’Athènes regarda le
jeu de cet instrument comme un exercice ignoble, et l’abandonna aux musiciens
de profession.
Ce fut vers ce temps-là que je partis pour l’Égypte : avant mon départ, je
priai Philotime de mettre par écrit les suites de cette éducation, et c’est
d’après son journal que je vais en continuer l’histoire.
Lysis passa successivement sous différents maîtres. Il apprit à-la-fois l’arithmétique
par principes et en se jouant ; car pour en faciliter l’étude aux enfants, on
les accoutume tantôt à partager entre eux, selon qu’ils sont en plus grand
ou en plus petit nombre, une certaine quantité de pommes ou de couronnes ;
tantôt à se mêler dans leurs exercices, suivant des combinaisons données, de
manière que le même occupe chaque place à son tour (2).
Apollodore ne voulut pas que son fils connût ni ces prétendues propriétés
que les Pythagoriciens attribuent aux nombres, ni l’application qu’un
intérêt sordide peut faire du calcul aux opérations du commerce. Il estimait
l’arithmétique, parce qu’entre autres avantages elle augmente la sagacité
de l’esprit, et le prépare à la connaissance de la géométrie et de l’astronomie.
Lysis prit une teinture de ces deux sciences. Avec le secours de la première,
placé un jour à la tête des armées, il pourrait plus aisément asseoir un
camp, presser un siège, ranger des troupes en bataille, les faire rapidement
mouvoir dans une marche ou dans une action. La seconde devait le garantir des
frayeurs que les éclipses et les phénomènes extraordinaires inspiraient, il n’y
a pas longtemps, aux soldats. Apollodore se rendit une fois chez un des
professeurs de son fils. Il y trouva des instruments de mathématiques, des
sphères, des globes et des tables où l’on avait tracé les limites des
différents empires, et la position des villes les plus célèbres. Comme il
avait appris que son fils parlait souvent à ses amis d’un bien que sa maison
possédait dans le canton de Céphissie, il saisit cette occasion pour lui
donner la même leçon qu’Alcibiade avait reçue de Socrate. Montrez-moi sur
cette carte de la terre, lui dit-il, où sont l’Europe, la Grèce, l’Attique.
Lysis satisfit à ces questions ; mais Apollodore ayant ensuite demandé où
était le bourg de Céphissie, son fils répondit en rougissant qu’il ne l’avait
pas trouvé. Ses amis sourirent, et depuis il ne parla plus des possessions de
son père.
Il brûlait du desir de s’instruire ; mais Apollodore ne perdait pas de vue
cette maxime d’un roi de Lacédémone : qu’il ne faut enseigner aux enfants
que ce qui pourra leur être utile dans la suite ; ni cette autre maxime : que l’ignorance
est préférable à une multitude de connoissances confusément entassées dans
l’esprit.
En même temps Lysis apprenait à traverser les rivières à la nage, et à
dompter un cheval. La danse réglait ses pas, et donnait de la grâce à tous
ses mouvements. Il se rendait assidûment au gymnase du Lycée. Les enfants
commencent leurs exercices de très bonne heure, quelquefois même à l’âge
de sept ans. Ils les continuent jusqu’à celui de vingt. On les accoutume d’abord
à supporter le froid, le chaud, toutes les intempéries des saisons ; ensuite
à pousser des balles de différentes grosseurs, à se les renvoyer
mutuellement. Ce jeu et d’autres semblables ne sont que les préludes des
épreuves laborieuses qu’on leur fait subir à mesure que leurs forces
augmentent. Ils courent sur un sable profond, lancent des javelots, sautent
au-delà d’un fossé ou d’une borne, tenant dans leurs mains des masses de
plomb, jetant en l’air ou devant eux des palets de pierre ou de bronze ; ils
fournissent en courant une ou plusieurs fois la carrière du stade, souvent
couverts d’armes pesantes. Ce qui les occupe le plus, c’est la lutte, le
pugilat et les divers combats que je décrirai en parlant des jeux olympiques.
Lysis qui s’y livrait avec passion, était obligé d’en user sobrement, et d’en
corriger les effets par les exercices de l’esprit, auxquels son père le
ramenait sans cesse.
Le soir, de retour à la maison, tantôt il s’accompagnait de la lyre, tantôt
il s’occupait à dessiner ; car depuis quelques années, l’usage s’est
introduit presque partout de faire apprendre le dessin aux enfants de condition
libre. Souvent il lisait en présence de son père et de sa mère, les livres
qui pouvaient l’instruire ou l’amuser. Apollodore remplissait auprès de lui
les fonctions de ces grammairiens, qui, sous le nom de critiques, enseignent à
résoudre les difficultés que présente le texte d’un auteur ; Épicharis,
celles d’une femme de goût qui en sait apprécier les beautés. Lysis
demandait un jour comment on jugeait du mérite d’un livre. Aristote qui se
trouva présent répondit : « si l’auteur dit tout ce qu’il faut, s’il ne
dit que ce qu’il faut, s’il le dit comme il faut. »
Ses parents le formaient à cette politesse noble dont ils étaient les
modèles. Desir de plaire, facilité dans le commerce de la vie, égalité dans
le caractère, attention à céder sa place aux personnes âgées, décence dans
le maintien, dans l’extérieur, dans les expressions, dans les manières, tout
était prescrit sans contrainte, exécuté sans effort.
Son père le menait souvent à la chasse des bêtes à quatre pieds, parce qu’elle
est l’image de la guerre ; quelquefois à celle des oiseaux, mais toujours sur
des terres incultes, pour ne pas détruire les espérances du laboureur.
On commença de bonne heure à le conduire au théâtre. Dans la suite, il se
distingua plus d’une fois aux fêtes solennelles, dans les choeurs de musique
et de danse. Il figurait aussi dans ces jeux publics où l’on admet les
courses de chevaux. Il y remporta souvent la victoire : mais on ne le vit
jamais, à l’exemple de quelques jeunes gens, se tenir debout sur un cheval,
lancer des traits, et se donner en spectacle par des tours d’adresse. Il prit
quelques leçons d’un maître d’armes : il s’instruisit de la tactique ;
mais il ne fréquenta point ces professeurs ignorants chez qui les jeunes gens
vont apprendre à commander les armées. Ces différents exercices avaient
presque tous rapport à l’art militaire. Mais s’il devait défendre sa
patrie, il devait aussi l’éclairer. La logique, la rhétorique, la morale, l’histoire,
le droit civil, la politique l’occupèrent successivement. Des maîtres
mercenaires se chargent de les enseigner, et mettent leurs leçons à très haut
prix. On raconte ce trait d’Aristippe. Un Athénien le pria d’achever l’éducation
de son fils. Aristippe demanda mille drachmes (3). «
Mais, répondit le père, j’aurais un esclave pour une pareille somme. Vous en
auriez deux, reprit le philosophe : votre fils d’abord, ensuite l’esclave
que vous placeriez auprès de lui. »
Autrefois les sophistes se rendaient en foule dans cette ville. Ils dressaient
la jeunesse athénienne à disserter superficiellement sur toutes les matières.
Quoique leur nombre soit diminué, on en voit encore qui, entourés de leurs
disciples, font retentir de leurs clameurs et de leurs disputes les salles du
gymnase. Lysis assistait rarement à ces combats. Des instituteurs plus
éclairés lui donnaient des leçons, et des esprits du premier ordre, des
conseils. Ces derniers étaient Platon, Isocrate, Aristote, tous trois amis d’Apollodore.
La logique prêta de nouvelles forces, et la rhétorique de nouveaux charmes à
sa raison. Mais on l’avertit que l’une et l’autre, destinées au triomphe
de la vérité, ne servaient souvent qu’à celui du mensonge. Comme un orateur
ne doit pas trop négliger les qualités extérieures, on le mit pendant quelque
temps sous les yeux d’un acteur habile, qui prit soin de diriger sa voix et
ses gestes.
L’histoire de la Grèce l’éclaira sur les prétentions et sur les fautes
des peuples qui l’habitent ; il suivit le barreau, en attendant qu’il pût,
à l’exemple de Thémistocle et d’autres grands hommes, y défendre la cause
de l’innocence.
Un des principaux objets de l’éducation est de former le coeur d’un enfant.
Pendant qu’elle dure, les parents, le gouverneur, les domestiques, les
maîtres, le fatiguent de maximes communes dont ils affaiblissent l’impression
par leurs exemples. Souvent même les menaces et les coups indiscrètement
employés, lui donnent de l’éloignement pour des vérités qu’il devrait
aimer.
L’étude de la morale ne coûta jamais de larmes à Lysis. Son père avait mis
auprès de lui des gens qui l’instruisaient par leur conduite, et non par des
remontrances importunes. Pendant son enfance, il l’avertissait de ses fautes
avec douceur ; quand sa raison fut plus formée, il lui faisait entrevoir qu’elles
étaient contraires à ses intérêts. Il était très difficile dans le choix
des livres qui traitent de la morale, parce que leurs auteurs pour la plupart
sont mal affermis dans leurs principes, ou n’ont que de fausses idées de nos
devoirs. Un jour Isocrate nous lut une lettre qu’il avait autrefois adressée
à
Démonicus (4). C’était un jeune homme qui vivait
à la cour du roi de Chypre. La lettre pleine d’esprit, mais surchargée d’antithèses,
contenait des règles de moeurs et de conduite, rédigées en forme de maximes,
et relatives aux différentes circonstances de la vie. J’en citerai quelques
traits. « Soyez envers vos parents, comme vous voudriez que vos enfants fussent
un jour à votre égard. Dans vos actions les plus secrètes, figurez-vous que
vous avez tout le monde pour témoin. N’espérez pas que des actions
répréhensibles puissent rester dans l’oubli ; vous pourrez peut-être les
cacher aux autres, mais jamais à vous-même. Dépensez votre loisir à écouter
les discours des sages. Délibérez lentement, exécutez promptement. Soulagez
la vertu malheureuse ; les bienfaits bien appliqués sont le trésor de l’honnête
homme. Quand vous serez revêtu de quelque charge importante, n’employez
jamais les malhonnêtes gens ; quand vous la quitterez, que ce soit avec plus de
gloire que de richesses. »
Cet ouvrage était écrit avec la profusion et l’élégance qu’on apperçoit
dans tous ceux d’Isocrate. On en félicita l’auteur, et quand il fut sorti,
Apollodore adressant la parole à son fils ; je me suis aperçu, lui dit-il du
plaisir que vous a fait cette lecture. Je n’en suis pas surpris ; elle a
réveillé en vous des sentiments précieux à votre coeur, et l’on aime à
retrouver ses amis partout. Mais avez-vous pris garde à l’endroit que je l’ai
prié de répéter, et qui prescrit à Démonicus la conduite qu’il doit tenir
à la cour de Chypre ? Je le sais par coeur, répondit Lysis : « Conformez-vous
aux inclinations du prince. En paraissant les approuver, vous n’en aurez que
plus de crédit auprès de lui, plus de considération parmi le peuple.
Obéissez à ses lois, et regardez son exemple comme la première de toutes. »
Quelle étrange leçon dans la bouche d’un républicain, reprit Apollodore !
Et comment l’accorder avec le conseil que l’auteur avait donné à
Démonicus de détester les flatteurs ? C’est qu’Isocrate n’a sur la
morale qu’une doctrine d’emprunt, et qu’il en parle plutôt en rhéteur qu’en
philosophe. D’ailleurs, est-ce par des préceptes si vagues qu’on éclaire l’esprit
? Les mots de sagesse, de justice, de tempérance, d’honnêteté, et beaucoup
d’autres qui pendant cette lecture ont souvent frappé vos oreilles, ces mots
que tant de gens se contentent de retenir et de proférer au hasard, croyez-vous
que Démonicus fût en état de les entendre ? Vous-même en avez-vous une
notion exacte ? Savez-vous que le plus grand danger des préjugés et des vices
est de se déguiser sous le masque des vérités et des vertus, et qu’il est
très difficile de suivre la voix d’un guide fidèle, lorsqu’elle est
étouffée par celle d’une foule d’imposteurs qui marchent à ses côtés et
qui imitent ses accents ?
Je n’ai fait aucun effort jusqu’à présent pour vous affermir dans la
vertu. Je me suis contenté de vous en faire pratiquer les actes. Il fallait
disposer votre âme, comme on prépare une terre avant que d’y jeter la
semence destinée à l’enrichir. Vous devez aujourd’hui me demander compte
des sacrifices que j’ai quelquefois exigés de vous, et vous mettre en état
de justifier ceux que vous ferez un jour.
Quelques jours après, Aristote eut la complaisance d’apporter plusieurs
ouvrages qu’il avait ébauchés ou finis, et dont la plupart traitaient de la
science des moeurs. Il les éclaircissait en les lisant. Je vais tâcher d’exposer
ses principes.
Tous les genres de vie, toutes nos actions se proposent une fin particulière,
et toutes ces fins tendent à un but général, qui est le bonheur. Ce n’est
pas dans la fin, mais dans le choix des moyens que nous nous trompons. Combien
de fois les honneurs, les richesses, le pouvoir, la beauté, nous ont été plus
funestes qu’utiles ! Combien de fois l’expérience nous a-t-elle appris que
la maladie et la pauvreté ne sont pas nuisibles par elles-mêmes ! Ainsi, par
la fausse idée que nous avons des biens ou des maux, autant que par l’inconstance
de notre volonté, nous agissons presque toujours sans savoir précisément ce
qu’il faut desirer et ce qu’il faut craindre.
Distinguer les vrais biens des biens apparents, tel est l’objet de la morale,
qui malheureusement ne procède pas comme les sciences bornées à la théorie.
Dans ces dernières, l’esprit voit sans peine les conséquences émaner de
leurs principes. Mais quand il est question d’agir, il doit hésiter,
délibérer, choisir, se garantir surtout des illusions qui viennent du dehors,
et de celles qui s’élèvent du fond de nos coeurs. Voulez-vous éclairer ses
jugemens, rentrez en vous-même, et prenez une juste idée de vos passions, de
vos vertus et de vos vices.
L’âme, ce principe qui, entre autres facultés, a celle de connaître,
conjecturer et délibérer, de sentir, désirer et craindre ; l’ame,
indivisible peut-être en elle-même, est, relativement à ses diverses
opérations, comme divisée en deux parties principales ; l’une possède la
raison et les vertus de l’esprit ; l’autre, qui doit être gouvernée par la
première, est le séjour des vertus morales.
Dans la première, résident l’intelligence, la sagesse et la science, qui ne
s’occupent que des choses intellectuelles et invariables ; la prudence, le
jugement et l’opinion, dont les objets tombent sous les sens et varient sans
cesse ; la sagacité, la mémoire, et d’autres qualités que je passe sous
silence.
L’intelligence, simple perception de l’âme (5),
se borne à contempler l’essence et les principes éternels des choses ; la
sagesse médite non seulement sur les principes, mais encore sur les
conséquences qui en dérivent ; elle participe de l’intelligence qui voit, et
de la science qui démontre. La prudence apprécie et combine les biens et les
maux, délibère lentement, et détermine notre choix de la manière la plus
conforme à nos vrais intérêts. Lorsqu’avec assez de lumières pour
prononcer, elle n’a pas assez de force pour nous faire agir, elle n’est plus
qu’un jugement sain. Enfin l’opinion s’enveloppe dans ses doutes, et nous
entraîne souvent dans l’erreur.
De toutes les qualités de l’ame, la plus éminente est la sagesse, la plus
utile est la prudence. Comme il n’y a rien de si grand dans l’univers que l’univers
même, les sages, qui remontent à son origine et s’occupent de l’essence
incorruptible des êtres, obtiennent le premier rang dans notre estime. Tels
furent Anaxagore et Thalès. Ils nous ont transmis des notions admirables et
sublimes, mais inutiles à notre bonheur ; car la sagesse n’influe qu’indirectement
sur la morale. Elle est toute en théorie, la prudence toute en pratique (6).
Vous voyez dans une maison le maître abandonner à un intendant fidèle les
minutieux détails de l’administration domestique, pour s’occuper d’affaires
plus importantes ; ainsi la sagesse, absorbée dans ses méditations profondes,
se repose sur la prudence du soin de régler nos penchants, et de gouverner la
partie de l’âme où j’ai dit que résident les vertus morales. Cette partie
est à tout moment agitée par l’amour, la haine, la colère, le desir, la
crainte, l’envie, et cette foule d’autres passions dont nous apportons le
germe en naissant, et qui par elles-mêmes ne sont dignes ni de louange, ni de
blâme. Leurs mouvements, dirigés par l’attrait du plaisir ou par la crainte
de la douleur, sont presque toujours irréguliers et funestes ; or, de même que
le défaut ou l’excès d’exercice détruit les forces du corps, et qu’un
exercice modéré les rétablit, de même un mouvement passionné, trop violent
ou trop faible, égare l’âme en deçà ou au delà du but qu’elle doit se
proposer, tandis qu’un mouvement réglé l’y conduit naturellement. C’est
donc le terme moyen entre deux affections vicieuses, qui constitue un sentiment
vertueux. Citons un exemple. La lâcheté craint tout, et pèche par défaut ; l’audace
ne craint rien, et pèche par excès ; le courage, qui tient le milieu entre l’une
et l’autre, ne craint que lorsqu’il faut craindre. Ainsi les passions de
même espèce produisent en nous trois affections différentes, deux vicieuses,
et l’autre vertueuse. Ainsi, les vertus morales naissent du sein des passions,
ou plutôt ne sont que les passions renfermées dans de justes limites.
Alors Aristote nous fit voir un écrit à trois colonnes, où la plupart des
vertus étaient placées chacune entre ses extrêmes.
J’ai conservé cet extrait pour l’instruction de Lysis :
EXCÈS. |
MILIEU. |
DÉFAUT OU L'AUTRE EXTRÊME. |
Audace. |
Courage. |
Crainte. |
Intempérance. |
Tempérance. |
Insensibilité. |
Prodigalité. |
Libéralité. |
Avarice. |
Faste. |
Magnificence. |
Parcimonie |
......... |
Magnanimité. |
Bassesse. |
Apathie. |
Douceur. |
Colère. |
Jactance. |
Vérité. |
Dissimulation. |
Bouffonnerie. |
Gaieté. |
Rusticité. |
Flatterie. |
Amitié. |
Haine. |
Stupeur. |
Modestie. |
Impudence. |
Envie. |
........... |
......... |
Astuce. |
Prudence. |
Stupidité, etc. |
Par exemple, la
libéralité entre l’avarice et la prodigalité ; l’amitié entre l’aversion
ou la haîne, et la complaisance ou la flatterie. Comme la prudence tient par sa
nature à l’ame raisonnable, par ses fonctions à l’âme irraisonnable, elle
était accompagnée de l’astuce, qui est un vice du coeur, et de la
stupidité, qui est un défaut de l’esprit. Nous aperçûmes quelques lacunes
dans ce tableau. La tempérance était opposée à l’intempérance, qui est
son excès ; on avait choisi l’insensibilité pour l’autre extrême ; c’est,
nous dit Aristote, qu’en fait de plaisir on ne pèche jamais par défaut, à
moins qu’on ne soit insensible. Notre langue, ajouta-t-il, n’a pas de mot
propre pour caractériser la vertu contraire à l’envie ; on pourrait la
reconnaître à l’indignation qu’excitent dans une âme honnête les succès
des méchants (7).
Quoi qu’il en soit, les deux vices correspondans à une vertu, peuvent en
être plus ou moins éloignés, sans cesser d’être blâmables. On est plus ou
moins lâche, plus ou moins prodigue ; on ne peut être que d’une seule
manière parfaitement libéral ou courageux. Aussi avons-nous dans la langue
très peu de mots pour désigner chaque vertu, et un assez grand nombre pour
désigner chaque vice. Aussi les Pythagoriciens disent-ils que le mal participe
de la nature de l’infini, et le bien du fini.
Mais qui discernera ce bien presque imperceptible au milieu des maux qui l’entourent
? La prudence, que j’appellerai quelquefois droite raison, parce qu’aux
lumières naturelles de la raison, joignant celle de l’expérience, elle
rectifie les unes par les autres. Sa fonction est de nous montrer le sentier où
nous devons marcher, et d’arrêter, autant qu’il est possible, celles de nos
passions qui voudraient nous égarer dans des routes voisines ; car elle a le
droit de leur signifier ses ordres. Elle est à leur égard ce qu’un
architecte est par rapport aux ouvriers qui travaillent sous lui.
La prudence délibère dans toutes les occasions, sur les biens que nous devons
poursuivre, biens difficiles à connaître, et qui doivent être relatifs, non
seulement à nous, mais encore à nos parents, nos amis, nos concitoyens. La
délibération doit être suivie d’un choix volontaire ; s’il ne l’était
pas, il ne serait digne que d’indulgence ou de pitié. Il l’est toutes les
fois qu’une force extérieure ne nous contraint pas d’agir malgré nous, ou
que nous ne sommes pas entraînés par une ignorance excusable. Ainsi, une
action dont l’objet est honnête, doit être précédée par la délibération
et par le choix, pour devenir, à proprement parler, un acte de vertu ; et cet
acte, à force de se réitérer, forme dans notre ame une habitude que j’appelle
vertu. Nous sommes à présent en état de distinguer ce que la nature fait en
nous, et ce que la saine raison ajoute à son ouvrage. La nature ne nous donne
et ne nous refuse aucune vertu. Elle ne nous accorde que des facultés dont elle
nous abandonne l’usage. En mettant dans nos coeurs les germes de toutes les
passions, elle y a mis les principes de toutes les vertus. En conséquence, nous
recevons en naissant une aptitude plus ou moins prochaine à devenir vertueux,
un penchant plus ou moins fort pour les choses honnêtes. De là s’établit
une différence essentielle entre ce que nous appelons quelquefois vertu
naturelle, et la vertu proprement dite. La première est cette aptitude, ce
penchant dont j’ai parlé, espèce d’instinct qui n’étant point encore
éclairé par la raison, se porte tantôt vers le bien, tantôt vers le mal. La
seconde est ce même instinct constamment dirigé vers le bien par la droite
raison, et toujours agissant avec connaissance, choix et persévérance. Je
conclus de là que la vertu est une habitude formée d’abord, et ensuite
dirigée par la prudence, ou, si l’on veut, c’est une impulsion naturelle
vers les choses honnêtes, transformée en habitude par la prudence.
Plusieurs conséquences dérivent de ces notions. Il est en notre pouvoir d’être
vertueux, puisque nous avons tous l’aptitude à le devenir ; mais il ne
dépend d’aucun de nous d’être le plus vertueux des hommes, à moins qu’il
n’ait reçu de la nature les dispositions qu’exige une pareille perfection.
La prudence formant en nous l’habitude de la vertu, toutes les vertus
deviennent son ouvrage ; d’où il suit que dans une ame toujours docile à ses
inspirations, il n’y a point de vertu qui ne vienne se placer à son rang, et
il n’y en a pas une qui soit opposée à l’autre. On doit y découvrir aussi
un parfait accord entre la raison et les passions, puisque l’une y commande,
et que les autres obéissent. Mais comment vous assurer d’un tel accord,
comment vous flatter que vous possédez une telle vertu ? D’abord par un
sentiment intime, ensuite par la peine ou le plaisir que vous éprouverez. Si
cette vertu est encore informe, les sacrifices qu’elle demande vous
affligeront ; si elle est entière, ils vous rempliront d’une joie pure ; car
la vertu a sa volupté. Les enfants ne sauraient être vertueux ; ils ne peuvent
ni connaître, ni choisir leur véritable bien. Cependant comme il est essentiel
de nourrir le penchant qu’ils ont à la vertu, il faut leur en faire exercer
les actes.
La prudence se conduisant toujours par des motifs honnêtes, et chaque vertu
exigeant de la persévérance, beaucoup d’actions qui paraissent dignes d’éloges,
perdent leur prix dès qu’on en démêle le principe. Ceux-ci s’exposent au
péril, par l’espoir d’un grand avantage ; ceux-là, de peur d’être
blâmés : ils ne sont pas courageux. Ôtez aux premiers l’ambition, aux
seconds la honte, ils seront peut-être les plus lâches des hommes.
Ne donnez pas ce nom à celui qui est entraîné par la vengeance ; c’est un
sanglier qui se jette sur le fer dont il est blessé. Ne le donnez pas à ceux
qui sont agités de passions désordonnées, et dont le courage s’enflamme et
s’éteint avec elles. Quel est donc l’homme courageux ? Celui qui, poussé
par un motif honnête, et guidé par la saine raison, connaît le danger, le
craint, et s’y précipite.
Aristote appliqua les mêmes principes à la justice, à la tempérance et aux
autres vertus. Il les parcourut toutes en particulier, et les suivit dans leurs
subdivisions, en fixant l’étendue et les bornes de leur empire ; car il nous
montrait de quelle manière, dans quelles circonstances, sur quels objets
chacune devait agir ou s’arrêter. Il éclaircissait à mesure une foule de
questions qui partagent les philosophes sur la nature de nos devoirs. Ces
détails, qui ne sont souvent qu’indiqués dans ses ouvrages, et que je ne
puis développer ici, le ramenèrent aux motifs qui doivent nous attacher
inviolablement à la vertu.
Considérons-la, nous dit-il un jour, dans ses rapports avec nous et avec les
autres. L’homme vertueux fait ses délices d’habiter et de vivre avec
lui-même. Vous ne trouverez dans son ame ni les remords, ni les séditions qui
agitent l’homme vicieux. Il est heureux par le souvenir des biens qu’il a
faits, par l’espérance du bien qu’il peut faire. Il jouït de son estime,
en obtenant celle des autres ; il semble n’agir que pour eux, il leur cédera
même les emplois les plus brillans, s’il est persuadé qu’ils peuvent mieux
s’en acquitter que lui. Toute sa vie est en action, et toutes ses actions
naissent de quelque vertu particulière. Il possède donc le bonheur, qui n’est
autre chose qu’une continuité d’actions conformes à la vertu.
Je viens de parler du bonheur qui convient à la vie active et consacrée aux
devoirs de la société. Mais il en est un autre d’un ordre supérieur,
exclusivement réservé au petit nombre des sages, qui, loin du tumulte des
affaires, s’abandonnent à la vie contemplative. Comme ils se sont
dépouillés de tout ce que nous avons de mortel, et qu’ils n’entendent plus
que de loin le murmure des passions, dans leur âme tout est paisible, tout est
en silence, excepté la partie d’elle-même qui a droit d’y commander,
portion céleste, soit qu’on l’appelle intelligence ou de tout autre nom,
sans cesse occupée à méditer sur la nature divine et sur l’essence des
êtres. Ceux qui n’écoutent que sa voix, sont spécialement chéris de la
divinité ; car s’il est vrai, comme tout nous porte à le croire, qu’elle
prend quelque soin des choses humaines, de quel oeil doit-elle regarder ceux
qui, à son exemple, ne placent leur bonheur que dans la contemplation des
vérités éternelles ?
Dans les entretiens qu’on avait en présence de Lysis, Isocrate flattait ses
oreilles, Aristote éclairait son esprit, Platon enflammait son ame. Ce dernier,
tantôt lui expliquait la doctrine de Socrate, tantôt lui développait le plan
de sa république ; d’autres fois, il lui faisait sentir qu’il n’existe de
véritable élévation, d’entière indépendance, que dans une âme vertueuse.
Plus souvent encore, il lui montrait en détail que le bonheur consiste dans la
science du souverain bien, qui n’est autre chose que Dieu. Ainsi, tandis que d’autres
philosophes ne donnent pour récompense à la vertu que l’estime publique et
la félicité passagère de cette vie, Platon lui offrait un plus noble soutien.
La vertu, disait-il, vient de Dieu. Vous ne pouvez l’acquérir qu’en vous
connaissant vous-même, qu’en obtenant la sagesse, qu’en vous préférant à
ce qui vous appartient. Suivez-moi, Lysis. Votre corps, votre beauté, vos
richesses sont à vous, mais ne sont pas vous. L’homme est tout entier dans
son âme. Pour savoir ce qu’il est et ce qu’il doit faire, il faut qu’il
se regarde dans son intelligence, dans cette partie de l’âme où brille un
rayon de la sagesse divine, lumière pure qui conduira insensiblement ses
regards à la source dont elle est émanée. Quand ils y seront parvenus, et qu’il
aura contemplé cet exemplaire éternel de toutes les perfections, il sentira qu’il
est de son plus grand intérêt de les retracer en lui-même, et de se rendre
semblable à la divinité, du moins autant qu’une si foible copie peut
approcher d’un si beau modèle. Dieu est la mesure de chaque chose ; rien de
bon, ni d’estimable dans le monde, que ce qui a quelque conformité avec lui.
Il est souverainement sage, saint et juste ; le seul moyen de lui ressembler et
de lui plaire, est de se remplir de sagesse, de justice et de sainteté.
Appelé à cette haute destinée, placez-vous au rang de ceux qui, comme le
disent les sages, unissent par leurs vertus les cieux avec la terre, les dieux
avec les hommes. Que votre vie présente le plus heureux des systèmes pour
vous, le plus beau des spectacles pour les autres, celui d’une ame où toutes
les vertus sont dans un parfait accord.
Je vous ai parlé souvnt des conséquences qui dérivent de ces vérités,
liées ensemble, si j’ose m’exprimer ainsi, par des raisons de fer et de
diamant ; mais je dois vous rappeler, avant de finir, que le vice, outre qu’il
dégrade notre ame, est tôt ou tard livré au supplice qu’il a mérité.
Dieu, comme on l’a dit avant nous, parcourt l’univers, tenant dans sa main
le commencement, le milieu et la fin de tous les êtres (8).
La justice suit ses pas, prête à punir les outrages faits à la loi divine. L’homme
humble et modeste trouve son bonheur à la suivre. L’homme vain s’éloigne d’elle,
et Dieu l’abandonne à ses passions. Pendant un temps il paraît être quelque
chose aux yeux du vulgaire ; mais bientôt la vengeance fond sur lui : et si
elle l’épargne dans ce monde, elle le poursuit avec plus de fureur dans l’autre.
Ce n’est donc point dans le sein des honneurs, ni dans l’opinion des hommes,
que nous devons chercher à nous distinguer, c’est devant ce tribunal
redoutable qui nous jugera sévèrement après notre mort.
Lysis avait dix-sept ans : son ame était pleine de passions ; son imagination,
vive et brillante. Il s’exprimait avec autant de grâce que de facilité. Ses
amis ne cessaient de relever ces avantages, et l’avertissaient par leurs
exemples ainsi que par leurs plaisanteries, de la contrainte dans laquelle il
avait vécu jusqu’alors. Philotime lui disait un jour : les enfants et les
jeunes gens étaient bien plus surveillés autrefois qu’ils ne le sont aujourd’hui.
Ils n’opposaient à la rigueur des saisons, que des vêtements légers ; à la
faim qui les pressait, que les aliments les plus communs. Dans les rues, chez
leurs maîtres et leurs parents, ils paraissaient les yeux baissés et avec un
maintien modeste. Ils n’osaient ouvrir la bouche en présence des personnes
âgées ; et on les asservissait tellement à la décence, qu’étant assis ils
auraient rougi de mettre un genou au dessus de l’autre. Et que résultait-il
de cette grossièreté de moeurs, demanda Lysis ? Ces hommes grossiers,
répondit Philotime, battirent les perses et sauvèrent la Grèce. - nous les
battrions encore. - j’en doute, lorsqu’aux fêtes de Minerve, je vois notre
jeunesse, pouvant à peine soutenir le bouclier, exécuter nos danses
guerrières avec tant d’élégance et de mollesse.
Philotime lui demanda ensuite ce qu’il pensait d’un jeune homme qui, dans
ses paroles et dans son habillement, n’observait aucun des égards dus à la
société. Tous ses camarades l’approuvent, dit Lysis ; et tous les gens
sensés le condamnent, répliqua Philotime. Mais, reprit Lysis, par ces
personnes sensées, entendez-vous ces vieillards qui ne connoissent que leurs
anciens usages, et qui, sans pitié pour nos faiblesses, voudraient que nous
fussions nés à l’âge de quatre-vingts ans ? Ils pensent d’une façon, et
leurs petits-enfants d’une autre. Qui les jugera ? Vous-même, dit Philotime.
Sans rappeler ici nos principes sur le respect et la tendresse que nous devons
aux auteurs de nos jours, je suppose que vous êtes obligé de voyager en des
pays lointains : choisirez-vous un chemin, sans savoir s’il est praticable, s’il
ne traverse pas des déserts immenses, s’il ne conduit pas chez des nations
barbares, s’il n’est pas en certains endroits infesté par des brigands ? -
il serait imprudent de s’exposer à de pareils dangers. Je prendrais un guide.
- Lysis, observez que les vieillards sont parvenus au terme de la carrière que
vous allez parcourir, carrière si difficile et si dangereuse. Je vous entends,
dit Lysis ; j’ai honte de mon erreur.
Cependant les succès des orateurs publics excitaient son ambition. Il entendit
par hasard dans le Lycée, quelques sophistes disserter longuement sur la
politique, et il se crut en état d’éclairer les Athéniens. Il blâmait avec
chaleur l’administration présente ; il attendait, avec la même impatience
que la plupart de ceux de son âge, le moment où il lui serait permis de monter
à la tribune. Son père dissipa cette illusion, comme Socrate avait détruit
celle du jeune frère de Platon.
Mon fils, lui dit-il, j’apprends que vous brûlez du désir de parvenir à la
tête du gouvernement. - J’y pense en effet, répondit Lysis en tremblant. - C’est
un beau projet. S’il réussit, vous serez à portée d’être utile à vos
parents, à vos amis, à votre patrie : votre gloire s’étendra non-seulement
parmi nous, mais encore dans toute la Grèce, et peut-être, à l’exemple de
celle de Thémistocle, parmi les nations barbares.
À ces mots, le jeune homme tressaillit de joie. - Pour obtenir cette gloire,
reprit Apollodore, ne faut-il pas rendre des services importants à la
république ? - Sans doute. - Quel est donc le premier bienfait qu’elle
recevra de vous ? Lysis se tut pour préparer sa réponse. Après un moment de
silence, Apollodore continua : s’il s’agissait de relever la maison de votre
ami, vous songeriez d’abord à l’enrichir ; de même vous tâcherez d’augmenter
les revenus de l’état. - Telle est mon idée. - Dites-moi donc à quoi ils se
montent, d’où ils proviennent, quelles sont les branches que vous trouvez
susceptibles d’augmentation et celles qu’on a tout-à-fait négligées ?
Vous y avez sans doute réfléchi ? - Non, mon père, je n’y ai jamais songé.
- Vous savez du moins l’emploi qu’on fait des deniers publics ; et
certainement votre intention est de diminuer les dépenses inutiles ? - Je vous
avoue que je ne me suis pas plus occupé de cet article que de l’autre. - Eh
bien ! Puisque nous ne sommes instruits ni de la recette, ni de la dépense,
renonçons pour le présent au dessein de procurer de nouveaux fonds à la
république. - Mais, mon père, il serait possible de les prendre sur l’ennemi.
- J’en conviens, mais cela dépend des avantages que vous aurez sur lui ; et
pour les obtenir, ne faut-il pas, avant de vous déterminer à la guerre,
comparer les forces que vous emploierez avec celles qu’on vous opposera ? -
Vous avez raison. - Apprenez-moi quel est l’état de notre armée et de notre
marine, ainsi que celui des troupes et des vaisseaux de l’ennemi. - je ne
pourrais pas vous le réciter tout de suite. - vous l’avez peut-être par
écrit ; je serais bien aise de le voir. - Non, je ne l’ai pas.
Je conçois, reprit Apollodore, que vous n’avez pas encore eu le temps de vous
appliquer à de pareils calculs : mais les places qui couvrent nos frontières,
ont sans doute fixé votre attention. Vous savez combien nous entretenons de
soldats dans ces différents postes ; vous savez encore que certains points ne
sont pas assez défendus, que d’autres n’ont pas besoin de l’être ; et
dans l’assemblée générale, vous direz qu’il faut augmenter telle
garnison, et réformer telle autre. - Moi, je dirai qu’il faut les supprimer
toutes ; car aussi bien remplissent-elles fort mal leur devoir. - Et comment
vous êtes-vous assuré que nos défilés sont mal gardés ? Avez-vous été sur
les lieux ? - Non, mais je le conjecture. - Il faudra donc reprendre cette
matière, quand, au lieu de conjectures, nous aurons des notions certaines.
Je sais que vous n’avez jamais vu les mines d’argent qui appartiennent à la
république, et vous ne pourriez pas me dire pourquoi elles rendent moins à
présent qu’autrefois. -Non, je n’y suis jamais descendu. - Effectivement l’endroit
est mal sain, et cette excuse vous justifiera, si jamais les Athéniens prennent
cet objet en considération. En voici un du moins qui ne vous aura pas
échappé. Combien l’Attique produit-elle de mesures de blé ? Combien en
faut-il pour la subsistance de ses habitants ? Vous jugez aisément que cette
connaissance est nécessaire à l’administration pour prévenir une disette. -
Mais, mon père, on ne finirait point, s’il fallait entrer dans ces détails.
- Est-ce qu’un chef
de maison ne doit pas veiller sans cesse aux besoins de sa famille, et aux
moyens d’y remédier ? Au reste, si tous ces détails vous épouvantent, au
lieu de vous charger du soin de plus de dix mille familles qui sont dans cette
ville, vous devriez d’abord essayer vos forces, et mettre l’ordre dans la
maison de votre oncle, dont les affaires sont en mauvais état. - Je viendrais
à bout de les arranger, s’il voulait suivre mes avis. - Et croyez-vous de
bonne foi que tous les Athéniens, votre oncle joint avec eux, seront plus
faciles à persuader ? Craignez, mon fils, qu’un vain amour de la gloire ne
vous fasse recueillir que de la honte. Ne sentez-vous pas combien il serait
imprudent et dangereux de se charger de si grands intérêts sans les connaître
? Quantité d’exemples vous apprendront que dans les places les plus
importantes, l’admiration et l’estime sont le partage des lumières et de la
sagesse ; le blâme et le mépris, celui de l’ignorance et de la présomption.
Lysis fut effrayé de l’étendue des connaissance nécessaires à l’homme d’état,
mais il ne fut pas découragé. Aristote l’instruisit de la nature des
diverses espèces de gouvernemens dont les législateurs avaient conçu l’idée
; Apollodore, de l’administration, des forces et du commerce, tant de sa
nation que des autres peuples. Il fut décidé qu’après avoir achevé son
éducation, il voyagerait chez tous ceux qui avaient quelques rapports d’intérêt
avec les Athéniens.
J’arrivai alors de Perse : je le trouvai dans sa 18 e année. C’est à cet
âge que les enfants des Athéniens passent dans la classe des éphèbes, et
sont enrôlés dans la milice. Mais pendant les deux années suivantes, ils ne
servent pas hors de l’Attique. La patrie, qui les regarde désormais comme ses
défenseurs, exige qu’ils confirment par un serment solennel, leur dévouement
à ses ordres. Ce fut dans la chapelle d’Agraule, qu’en présence des
autels, il promit, entre autres choses, de ne point déshonorer les armes de la
république, de ne pas quitter son poste, de sacrifier ses jours pour sa patrie,
et de la laisser plus florissante qu’il ne l’avait trouvée.
De toute cette année il ne sortit point d’Athènes ; il veillait à la
conservation de la ville ; il montait la garde avec assiduité, et s’accoutumait
à la discipline militaire. Au commencement de l’année suivante, s’étant
rendu au théâtre où se tenait l’assemblée générale, le peuple donna des
éloges à sa conduite, et lui remit la lance avec le bouclier Lysis partit tout
de suite, et fut successivement employé dans les places qui sont sur les
frontières de l’Attique.
Âgé de vingt ans à son retour, il lui restait une formalité essentielle à
remplir. J’ai dit plus haut que dès son enfance on l’avait inscrit, en
présence de ses parents, dans le registre de la curie à laquelle son père
était associé. Cet acte prouvait la légitimité de sa naissance. Il en
fallait un autre qui le mît en possession de tous les droits du citoyen.
On sait que les habitants de l’Attique sont distribués en un certain nombre
de cantons ou de districts, qui, par leurs différentes réunions, forment les
dix tribus. Â la tête de chaque district est un démarque, magistrat qui est
chargé d’en convoquer les membres, et de garder le registre qui contient
leurs noms. La famille d’Apollodore était agrégée au canton de Céphissie,
qui fait partie de la tribu érechthéide. Nous trouvâmes dans ce bourg la
plupart de ceux qui ont le droit d’opiner dans ses assemblées. Apollodore
leur présenta son fils, et l’acte par lequel il avait été déja reconnu
dans sa curie. Après les suffrages recueillis, on inscrivit Lysis dans le
registre. Mais comme c’est ici le seul monument qui puisse constater l’âge
d’un citoyen, au nom de Lysis fils d’Apollodore, on joignit celui du premier
des archontes, non-seulement de l’année courante, mais encore de celle qui l’avait
précédée. Dès ce moment Lysis eut le droit d’assister aux assemblées, d’aspirer
aux magistratures, et d’administrer ses biens, s’il venait à perdre son
père. étant retournés à Athènes, nous allâmes une seconde fois à la
chapelle d’Agraule, où Lysis revêtu de ses armes, renouvela le serment qu’il
y avait fait deux ans auparavant.
Je ne dirai qu’un mot sur l’éducation des filles. Suivant la différence
des états, elles apprennent à lire, écrire, coudre, filer, préparer la laine
dont on fait les vêtements, et veiller aux soins du ménage. Celles qui
appartiennent aux premières familles de la république, sont élevées avec
plus de recherche. Comme dès l’âge de 10 ans, et quelquefois de 7, elles
paraissent dans les cérémonies religieuses, les unes portant sur leurs têtes
les corbeilles sacrées, les autres chantant des hymnes, ou exécutant des
danses, divers maîtres les accoutument auparavant à diriger leur voix et leurs
pas. En général, les mères exhortent leurs filles à se conduire avec sagesse
; mais elles insistent beaucoup plus sur la nécessité de se tenir droites, d’effacer
leurs épaules, de serrer leur sein avec un large ruban, d’être extrêmement
sobres, et de prévenir, par toutes sortes de moyens, un embonpoint qui nuirait
à l’élégance de la taille et à la grâce des mouvements.
Entretiens sur la musique des Grecs.
J’allai voir un jour Philotime dans une petite maison qu’il avait hors
des murs d’Athènes, sur la colline du Cynosarge, à trois stades de la porte
Mélitide. La situation en était délicieuse. De toutes parts la vue se
reposait sur des tableaux riches et variés. Après avoir parcouru les
différentes parties de la ville et de ses environs, elle se prolongeait
par-delà jusqu’aux montagnes de Salamine, de Corinthe, et même de l’Arcadie.
Nous passâmes dans un petit jardin que Philotime cultivait lui-même, et qui
lui fournissait des fruits et des légumes en abondance : un bois de platanes,
au milieu duquel était un autel consacré aux Muses, en faisait tout l’ornement.
C’est toujours avec douleur, reprit Philotime en soupirant, que je m’arrache
de cette retraite. Je veillerai à l’éducation du fils d’Apollodore,
puisque je l’ai promis ; mais c’est le dernier sacrifice que je ferai de ma
liberté. Comme je parus surpris de ce langage, il ajouta : les Athéniens n’ont
plus besoin d’instructions ; ils sont si aimables ! Eh, que dire en effet à
des gens qui tous les jours établissent pour principe, que l’agrément d’une
sensation est préférable à toutes les vérités de la morale ?
La maison me parut ornée avec autant de décence que de goût. Nous
trouvâmes dans un cabinet, des lyres, des flûtes, des instruments de diverses
formes, dont quelques-uns avaient cessé d’être en usage. Des livres relatifs
à la musique remplissaient plusieurs tablettes. Je priai Philotime de m’indiquer
ceux qui pourraient m’en apprendre les principes. Il n’en existe point, me
répondit-il ; nous n’avons qu’un petit nombre d’ouvrages assez
superficiels sur le genre enharmonique, et un plus grand nombre sur la
préférence qu’il faut donner, dans l’éducation, à certaines espèces de
musique. Aucun auteur n’a jusqu’à présent entrepris d’éclaircir
méthodiquement toutes les parties de cette science. Je lui témoignai alors un
desir si vif d’en avoir au moins quelque notion, qu’il serendit à mes
instances.
Premier entretien.
Sur la partie technique de la musique.
Vous pouvez juger, dit-il, de notre goût pour la musique, par la multitude
des acceptions que nous donnons à ce mot : nous l’appliquons indifféremment
à la mélodie, à la mesure, à la poésie, à la danse, au geste, à la
réunion de toutes les sciences, à la connaissance de presque tous les arts. Ce
n’est pas assez encore ; l’esprit de combinaison, qui, depuis environ deux
siècles, s’est introduit parmi nous, et qui nous force à chercher par-tout
des rapprochements, a voulu soumettre aux lois de l’harmonie les mouvements
des corps célestes et ceux de notre âme.
Écartons ces objets étrangers. Il ne s’agit ici que de la musique
proprement dite. Je tâcherai de vous en expliquer les éléments, si vous me
promettez de supporter avec courage l’ennui des détails où je vais m’engager.
Je le promis, et il continua de cette manière.
On distingue dans la musique, le son, les intervalles, les accords, les
genres, les modes, le rythme, les mutations et la mélopée. Je négligerai les
deux derniers articles, qui ne regardent que la composition ; je traiterai
succintement des autres. Les sons que nous faisons entendre en parlant et en
chantant, quoique formés par les mêmes organes, ne produisent pas le même
effet. Cette différence viendrait-elle, comme quelques-uns le prétendent, de
ce que dans le chant la voix procède par des intervalles plus sensibles, s’arrête
plus longtemps sur une syllabe, est plus souvent suspendue par des repos
marqués ? Chaque espace que la voix franchit, pourrait se diviser en une
infinité de parties ; mais l’organe de l’oreille, quoique susceptible d’un
très grand nombre de sensations, est moins délicat que celui de la parole, et
ne peut saisir qu’une certaine quantité d’intervalles. Comment les
déterminer ? Les Pythagoriciens emploient le calcul ; les musiciens, le
jugement de l’oreille. Alors Philotime prit un monocorde, ou une règle sur
laquelle était tendue une corde attachée par ses deux extrémités à deux
chevalets immobiles. Nous fîmes couler un troisième chevalet sous la corde,
et, l’arrêtant à des divisions tracées sur la règle, je m’aperçus
aisément que les différentes parties de la corde rendaient des sons plus aigus
que la corde entière ; que la moitié de cette corde donnait le diapason ou l’octave
; que ses trois quarts sonnaient la quarte, et ses deux tiers la quinte. Vous
voyez, ajouta Philotime, que le son de la corde totale est au son de ses parties
dans la même proportion que sa longueur à celle de ces mêmes parties ; et qu’ainsi
l’octave est dans le rapport de 2 à 1, ou de 1 à un demi, la quarte dans
celui de 4 à 3, et la quinte de 3 à 2.
Les divisions les plus simples du monocorde, nous ont donné les intervalles
les plus agréables à l’oreille. En supposant que la corde totale sonne mi
(9) , je les exprimerai de cette manière, mi la quarte, mi
si quinte, mi mi octave.
Pour avoir la double octave, il suffira de diviser par 2 l’expression
numérique de l’octave, qui est un demi, et vous aurez un quart. Il me fit
voir en effet que le quart de la corde entière sonnait la double octave. Après
qu’il m’eut montré la manière de tirer la quarte de la quarte, et la
quinte de la quinte, je lui demandai comment il déterminait la valeur du ton. C’est,
me dit-il, en prenant la différence de la quinte à la quarte, du si au la
; or, la quarte, c’est-à-dire, la fraction trois quarts, est à la
quinte, c’est-à-dire, à la fraction deux tiers, comme 9 est à 8.
Enfin, ajouta Philotime, on s’est convaincu par une suite d’opérations,
que le demi-ton, l’intervalle, par exemple, du mi au fa , est
dans la proportion de 256 à 243. Au dessous du demi-ton, nous faisons usage des
tiers et des quarts de ton, mais sans pouvoir fixer leurs rapports, sans oser
nous flatter d’une précision rigoureuse ; j’avoue même que l’oreille la
plus exercée a de la peine à les saisir.
Je demandai à Philotime si, à l’exception de ces sons presque
imperceptibles, il pourrait successivement tirer d’un monocorde tous ceux dont
la grandeur est déterminée, et qui forment l’échelle du système musical.
Il faudrait pour cet effet, me dit-il, une corde d’une longueur démesurée ;
mais vous pouvez y suppléer par le calcul. Supposez-en une qui soit divisée en
8192 parties égales, et qui sonne le si (10) . Le rapport du demi-ton,
celui, par exemple, de si à ut , étant supposé de 256 à 243,
vous trouverez que 256 est à 8192, comme 243 est à 7776, et qu’en
conséquence ce dernier nombre doit vous donner l’ut .
Le rapport du ton étant, comme nous l’avons dit, de 9 à 8, il est visible
qu’en retranchant le 9 e de 7776, il restera 6912 pour le re . En
continuant d’opérer de la même manière sur les nombres restants, soit pour
les tons, soit pour les demi-tons, vous conduirez facilement votre échelle fort
au-delà de la portée des voix et des instruments, jusqu’à la cinquième
octave du si , d’où vous êtes parti. Elle vous sera donnée par 256,
et l’ut suivant par 243 ; ce qui vous fournira le rapport du demi-ton,
que je n’avois fait que supposer. Philotime faisait tous ces calculs à mesure
; et quand il les eut terminés : il suit de là, me dit-il, que dans cette
longue échelle, les tons et les demi-tons sont tous parfaitement égaux : vous
trouverez aussi que les intervalles de même espèce sont parfaitement justes ;
par exemple, que le ton et demi, ou tierce mineure, est toujours dans le rapport
de 32 à 27 ; le diton, ou tierce majeure, dans celui de 81 à 64. Mais, lui
dis-je, comment vous en assurer dans la pratique ? Outre une longue habitude,
répondit-il, nous employons quelquefois, pour plus d’exactitude, la
combinaison des quartes et des quintes obtenues par un ou plusieurs monocordes.
La différence de la quarte à la quinte m’ayant fourni le ton, si je veux me
procurer la tierce majeure au dessous d’un ton donné, tel que la , je
monte à la quarte re , de là je descends à la quinte sol , je
remonte à la quarte ut , je redescends à la quinte, et j’ai le fa ,
tierce majeure au dessous du la. Les intervalles sont consonants ou
dissonants. Nous rangeons dans la première classe, la quarte, la quinte, l’octave,
la onzième, la douzième et la double octave ; mais ces trois derniers ne sont
que les répliques des premiers. Les autres intervalles, connus sous le nom de
dissonants, se sont introduits peu à peu dans la mélodie. L’octave est la
consonnance la plus agréable, parce qu’elle est la plus naturelle. C’est l’accord
que fait entendre la voix des enfants, lorsqu’elle est mêlée avec celle des
hommes ; c’est le même que produit une corde qu’on a pincée : le son, en
expirant, donne lui-même son octave.
Philotime voulant prouver que les accords de quarte et de quinte n’étaient
pas moins conformes à la nature, me fit voir sur son monocorde, que dans la
déclamation soutenue, et même dans la conversation familière, la voix
franchit plus souvent ces intervalles que les autres.
Je ne les parcours, lui dis-je, qu’en passant d’un ton à l’autre.
Est-ce que dans le chant, les sons qui composent un accord, ne se font jamais
entendre en même temps ?
Le chant, répondit-il, n’est qu’une succession de sons ; les voix
chantent toujours à l’unisson ou à l’octave, qui n’est distinguée de l’unisson
que parce qu’elle flatte plus l’oreille. Quant aux autres intervalles, elle
juge de leurs rapports par la comparaison du son qui vient de s’écouler, avec
celui qui l’occupe dans le moment. Ce n’est que dans les concerts où les
instruments accompagnent la voix, qu’on peut discerner des sons différents et
simultanés ; car la lyre et la flûte, pour corriger la simplicité du chant, y
joignent quelquefois des traits et des variations, d’où résultent des
parties distinctes du sujet principal. Mais elles reviennent bientôt de ces
écarts, pour ne pas affliger trop long-temps l’oreille étonnée d’une
pareille licence. Vous avez fixé, lui dis-je, la valeur des intervalles ; j’entrevois
l’usage qu’on en fait dans la mélodie. Je voudrais savoir quel ordre vous
leur assignez sur les instruments. Jetez les yeux, reprit-il, sur ce tétracorde
; vous y verrez de quelle manière les intervalles sont distribués dans notre
échelle, et vous connaîtrez le systême de notre musique. Les quatre cordes de
cette cithare sont disposées de façon que les deux extrêmes, toujours
immobiles, sonnent la quarte en montant, mi, la. Les deux cordes
moyennes, appelées mobiles, parce qu’elles reçoivent différens degrés de
tension, constituent trois genres d’harmonie ; le diatonique, le chromatique,
l’enharmonique. Dans le diatonique, les quatre cordes procèdent par un
demi-ton et deux tons, mi, fa, sol, la ; dans le chromatique, par deux
demi-tons et une tierce mineure, mi, fa, fa dièze, la ; dans l’enharmonique,
par deux quarts de ton et une tierce majeure, mi, mi quart de ton, fa,
la. Comme les cordes mobiles sont susceptibles de plus ou de moins de
tension, et peuvent en conséquence produire des intervalles plus ou moins
grands, il en a résulté une autre espèce de diatonique, où sont admis les
trois quarts et les cinq quarts de ton, et deux autres espèces de chromatiques,
dans l’un desquels le ton, à force de dissections, se résout, pour ainsi
dire, en parcelles. Quant à l’enharmonique, je l’ai vu, dans ma jeunesse,
quelquefois pratiqué suivant des proportions qui variaient dans chaque espèce
d’harmonie ; mais il me paraît aujourd’hui déterminé : ainsi, nous nous
en tiendrons aux formules que je viens de vous indiquer, et qui, malgré les
réclamations de
quelques musiciens, sont les plus généralement adoptées.
Pour tendre notre systême de musique, on se contenta de multiplier les
tétracordes ; mais ces additions ne se sont faites que successivement. L’art
trouvait des obstacles dans les lois qui lui prescrivaient des bornes, dans l’ignorance
qui arrêtait son essor. De toutes parts on tentait des essais. En certains
pays, on ajoutait des cordes à la lyre ; en d’autres, on les retranchait.
Enfin l’heptacorde parut, et fixa pendant quelque temps l’attention. C’est
cette lyre à sept cordes. Les quatre premières offrent à vos yeux l’ancien
tétracorde, mi, fa, sol, la ; il est surmonté d’un second, la, si bémol,
ut, re, qui procède par les mêmes intervalles, et dont la corde la plus
basse se confond avec la plus haute du premier.
Ces deux tétracordes s’appellent conjoints, parce qu’ils sont
unis par la moyenne la , que l’intervalle d’une quarte éloigne
également de ses deux extrêmes, la, mi en descendant, la, re en
montant.
Dans la suite, le musicien Terpandre, qui vivait il y a environ 300 ans,
supprima la 5 e corde, le si bémol, et lui en substitua une
nouvelle plus haute d’un ton ; il obtint cette série de sons, mi, fa, sol,
la, ut, re, mi, dont les extrêmes sonnent l’octave. Ce second heptacorde
ne donnant pas deux tétracordes complets, Pythagore, suivant les uns, Lycaon de
Samos, suivant d’autres, en corrigea l’imperfection, en insérant une
huitième corde à un ton au dessus du la .
Philotime prenant une cithare montée à huit cordes : voilà, me dit-il, l’octacorde
qui résulta de l’addition de la huitième corde. Il est composé de deux
tétracordes, mais disjoints , c’est-à-dire, séparés l’un de l’autre,
mi, fa, sol, la, si, ut, re, mi. Dans le premier heptacorde, mi, fa,
sol, la, si bémol, ut, re, toutes les cordes homologues sonnaient la
quarte, mi la, fa si bémol, sol ut, la re. dans l’octacorde,
elles font entendre la quinte, mi si, fa ut, sol re, la mi.
L’octave s’appelait alors harmonie , parce qu’elle renfermait la
quarte et la quinte, c’est-à-dire, toutes les consonnances ; et comme ces
intervalles se rencontrent plus souvent dans l’octacorde que dans les autres
instruments, la lyre octacorde fut regardée, et l’est encore, comme le
systême le plus parfait pour le genre diatonique ; et de là vient que
Pythagore, ses disciples et les autres philosophes de nos jours, renferment la
théorie de la musique dans les bornes d’une octave ou de deux tétracordes.
Après d’autres tentatives pour augmenter le nombre des cordes, on jouta un
troisième tétracorde au dessous du premier, et l’on obtint l’hendécacorde,
composé de onze cordes, qui donnent cette suite de sons, si, ut, re, mi, fa,
sol, la, si, ut, re, mi. D’autres musiciens commencent à disposer sur
leur lyre quatre et même jusqu’à cinq tétracordes (11).
Philotime me montra ensuite des cithares plus propres à exécuter certains
chants, qu’à fournir le modèle d’un systême. Tel était le magadis dont
Anacréon se servait quelquefois ; il était composé de vingt cordes qui se
réduisaient à dix, parce que chacune était accompagnée de son octave. Tel
était encore l’epigonium, inventé par Epigonus d’Ambracie, le premier qui
pinça les cordes au lieu de les agiter avec l’archet ; autant que je puis me
le rappeler, ses 40 cordes, réduites à 20 par la même raison, n’offraient
qu’un triple heptacorde qu’on pouvait approprier aux trois genres, ou à
trois modes différents.
Avez-vous évalué, lui dis-je, le nombre des tons et des demi-tons que la
voix et les instruments peuvent parcourir, soit dans le grave, soit dans l’aigu
? La voix, répondit-il, ne parcourt pour l’ordinaire que deux octaves et une
quinte. Les instruments embrassent une plus grande étendue. Nous avons des
flûtes qui vont au delà de la troisième octave. En général, les changements
qu’éprouve chaque jour le systême de notre musique, ne permettent pas de
fixer le nombre des sons dont elle fait usage. Les deux cordes moyennes de
chaque tétracorde, sujettes à différens degrés de tension, font entendre, à
ce que prétendent quelques-uns, suivant la différence des trois genres et de
leurs espèces, les trois quarts, le tiers, le quart, et d’autres moindres
subdivisions du ton ; ainsi, dans chaque tétracorde, la deuxième corde donne
quatre espèces d’ut ou de fa , et la troisième six espèces de
re ou de sol . Elles en donneraient une infinité, pour ainsi
dire, si l’on avait égard aux licences des musiciens, qui, pour varier leur
harmonie, haussent ou baissent à leur gré les cordes mobiles de l’instrument,
et en tirent des nuances de sons que l’oreille ne peut apprécier. La
diversité des modes fait éclore de nouveaux sons. Élevez ou baissez d’un
ton ou d’un demi-ton les cordes d’une lyre, vous passez dans un autre mode.
Les nations qui, dans les siècles reculés, cultivèrent la musique, ne s’accordèrent
point sur le ton fondamental du tétracorde, comme aujourd’hui encore des
peuples voisins partent d’une époque différente, pour compter les jours de
leurs mois. Les Doriens exécutaient le même chant à un ton plus bas que les
Phrygiens ; et ces derniers, à un ton plus bas que les Lydiens : de là les
dénominations des modes dorien, phrygien et lydien. Dans le premier, la corde
la plus basse du tétracorde est mi ; dans le second, fa dièze ;
dans le troisième, sol dièze. D’autres modes ont été dans la suite
ajoutés aux premiers : tous ont plus d’une fois varié, quant à la forme.
Nous en voyons paraître de nouveaux, à mesure que le système s’étend, ou
que la musique éprouve des vicissitudes ; et comme dans un temps de
révolution, il est difficile de conserver son rang, les musiciens cherchent à
rapprocher d’un quart de ton, les modes phrygien et lydien, séparés de tout
temps l’un de l’autre par l’intervalle d’un ton.
Des questions interminables s’élèvent sans cesse sur la position, l’ordre
et le nombre des autres modes. J’écarte des détails dont je n’adoucirais
pas l’ennui, en le partageant avec vous ; l’opinion qui commence à
prévaloir, admet treize modes, à un demi-ton de distance l’un de l’autre,
rangés dans cet ordre, en commençant par l’hypodorien, qui est le plus grave
:
hypodorien, si .
Hypophrygien grave, ut .
Hypophrygien aigu, ut dièze.
Hypolydien grave, re .
Hypolydien aigu, re dièze.
Dorien, mi .
Ionien, fa .
Phrygien, fa dièze.
éolien ou lydien grave, sol .
Lydien aigu, sol dièze.
Mixolydien grave, la .
Mixolydien aigu, la dièze.
Hypermixolydien, si .
Tous ces modes ont un caractère particulier. Ils le reçoivent moins du ton
principal, que de l’espèce de poésie et de mesure, des modulations et des
traits de chant qui leur sont affectés, et qui les distinguent aussi
essentiellement, que la différence des proportions et des ornemens distingue
les ordres d’architecture.
La voix peut passer d’un mode ou d’un genre à l’autre ; mais ces
transitions ne pouvant pas se faire sur les instruments, qui ne sont percés ou
montés que pour certains genres ou certains modes, les musiciens emploient deux
moyens. Quelquefois ils ont sous la main plusieurs flûtes ou plusieurs
cithares, pour les substituer adroitement l’une à l’autre. Plus souvent ils
tendent sur une lyre toutes les cordes qu’exige la diversité des genres et
des modes (12). Il n’y a pas même longtemps qu’un musicien plaça sur les
trois faces d’un trépied mobile, trois lyres montées, l’une sur le mode
dorien ; la seconde, sur le phrygien ; la troisième, sur le lydien. à la plus
légère impulsion, le trépied tournait sur son axe, et procurait à l’artiste
la facilit de parcourir les trois modes sans interruption. Cet instrument qu’on
avait admiré, tomba dans l’oubli après la mort de l’inventeur. Les
tétracordes sont désignés par des noms relatifs à leur position dans l’échelle
musicale ; et les cordes, par des noms relatifs à leur position dans chaque
tétracorde. La plus grave de toutes, le si , s’appelle l’hypate ,
ou la principale ; celle qui la suit en montant, la parhypate , ou la
voisine de la principale.
Je vous interromps, lui dis-je, pour vous demander si vous n’avez pas des
mots plus courts, pour chanter un air dénué de paroles. Quatre voyelles,
répondit-il, l’é bref, l’a , l’è grave, l’ô long,
précédées de la consonne t , expriment les quatre sons de chaque
tétracorde, excepté que l’on retranche le premier de ces monosyllabes,
lorsqu’on rencontre un son commun à deux tétracordes. Je m’explique : si
je veux solfier cette série de sons donnés par les deux premiers tétracordes,
si, ut, re, mi, fa, sol, la, je dirai té, ta, tè, tô, ta, tè, tô ,
et ainsi de suite. J’ai vu quelquefois, repris-je, de la musique écrite ; je
n’y démêlais que des lettres tracées horizontalement sur une même ligne,
correspondantes aux syllabes des mots placés au dessous, les unes entières ou
mutilées, les autres posées en différens sens. Il nous fallait des notes,
répliqua-t-il, nous avons choisi les lettres ; il nous en fallait beaucoup à
cause de la diversité des modes, nous avons donné aux lettres des positions ou
des configurations différentes. Cette manière de noter est simple, mais
défectueuse. On a négligé d’approprier une lettre à chaque son de la voix,
à chaque corde de la lyre. Il arrive de là que le même caractère, étant
commun à des cordes qui appartiennent à divers tétracordes, ne saurait
spécifier leurs différents degrés d’élévation, et que les notes du genre
diatonique sont les mêmes que celles du chromatique et de l’enharmonique. On
les multipliera sans doute un jour ; mais il en faudra une si grande quantité,
que la mémoire des commençants en sera peut-être surchargée (13).
En disant ces mots, Philotime traçait sur des tablettes un air que je savais
par coeur. Après l’avoir examiné, je lui fis observer que les signes mis
sous mes yeux pourraient suffire en effet pour diriger ma voix, mais qu’ils n’en
réglaient pas les mouvements. Ils sont déterminés, répondit-il, par les
syllabes longues et brèves dont les mots sont composés ; par le rythme, qui
constitue une des plus essentielles parties de la musique et de la poésie.
Le rythme, en général, est un mouvement successif et soumis à certaines
proportions. Vous le distinguez dans le vol d’un oiseau, dans les pulsations
des artères, dans les pas d’un danseur, dans les périodes d’un discours.
En poésie, c’est la durée relative des instants que l’on emploie à
prononcer les syllabes d’un vers ; en musique, la durée relative des sons qui
entrent dans la composition d’un chant. Dans l’origine de la musique, son
rhythme se modela exactement sur celui de la poésie. Vous savez que dans notre
langue, toute syllabe est brève ou longue. Il faut un instant pour prononcer
une brève, deux pour une longue. De la réunion de plusieurs syllabes longues
ou brèves se forme le pied ; et de la réunion de plusieurs pieds, la mesure du
vers. Chaque pied a un mouvement, un rhythme, divisé en deux temps, l’un pour
le frappé, l’autre pour le levé.
Homère et les poètes ses contemporains employaient communément le vers
héroïque, dont six pieds mesurent l’étendue, et contiennent chacun deux
longues, ou une longue suivie de deux brèves. Ainsi, quatre instants
syllabiques constituent la durée du pied, et vingt-quatre de ces instans, la
durée du vers. On s’était dès-lors aperçu qu’un mouvement trop uniforme
réglait la marche de cette espèce de vers ; que plusieurs mots expressifs et
sonores en étaient bannis, parce qu’ils ne pouvaient s’assujettir à son
rythme ; que d’autres, pour y figurer, avaient besoin de s’appuyer sur un
mot voisin. On essaya, en conséquence, d’introduire quelques nouveaux rythmes
dans la poésie. Le nombre en est depuis considérablement augmenté, par les
soins d’Archiloque, d’Alcée, de Sapho, et de plusieurs autres poètes. On
les classe aujourd’hui sous trois genres principaux. Dans le premier, le levé
est égal au frappé ; c’est la mesure à deux temps égaux. Dans le second,
la durée du levé est double de celle du frappé ; c’est la mesure à deux
temps inégaux, ou à trois temps égaux. Dans le troisième, le levé est à l’égard
du frappé comme 3 est à 2, c’est-à-dire, qu’en supposant les notes
égales, il en faut 3 pour un temps, et 2 pour l’autre. On connaît un
quatrième genre où le rapport des temps est comme 3 à 4 ; mais on en fait
rarement usage.
Outre cette différence dans les genres, il en résulte une plus grande
encore du nombre des syllabes affectées à chaque temps d’un rythme. Ainsi,
dans le premier genre, le levé et le frappé peuvent chacun être composés d’un
instant syllabique, ou d’une syllabe brève ; mais ils peuvent l’être aussi
de 2, de 4, de 6, et même de 8 instants syllabiques ; ce qui donne quelquefois,
pour la mesure entière, une combinaison de syllabes longues et brèves, qui
équivaut à 16 instants syllabiques. Dans le second genre, cette combinaison
peut être de 18 de ces instants : enfin, dans le troisième, un des temps peut
recevoir depuis 3 brèves jusqu’à 15 ; et l’autre, depuis 1 brève jusqu’à
10, ou leurs équivalens ; de manière que la mesure entière comprenant 25
instants syllabiques, excède d’un de ces instans la portée du vers épique,
et peut embrasser jusqu’à 18 syllabes longues ou brèves.
Si à la variété que jette dans le rythme, ce courant plus ou moins rapide
d’instants syllabiques, vous joignez celle qui provient du mélange et de l’entrelacement
des rhythmes, et celle qui naît du goût du musicien, lorsque, selon le
caractère des passions qu’il veut exprimer, il presse ou ralentit la mesure,
sans néanmoins en altérer les proportions, vous en conclurez que dans un
concert, notre oreille doit être sans cesse agitée par des mouvements subits
qui la réveillent et l’étonnent.
Des lignes placées à la tête d’une pièce de musique, en indiquent le
rhythme ; et le coryphée, du lieu le plus élevé de l’orchestre, l’annonce
aux musiciens et aux danseurs attentifs à ses gestes. J’ai observé, lui
dis-je, que les maîtres des choeurs battent la mesure, tantôt avec la main,
tantôt avec le pied. J’en ai vu même dont la chaussure était armée de fer
; et je vous avoue que ces percussions bruyantes troublaient on attention et mon
plaisir. Philotime sourit, et continua : Platon compare la poésie dépouillée
du chant, à un visage qui perd sa beauté en perdant la fleur de la jeunesse.
Je comparerais le chant dénué de rythme, à des traits réguliers, mais sans
âme et sans expression. C’est surtout par ce moyen, que la musique excite les
émotions qu’elle nous fait éprouver. Ici le musicien n’a, pour ainsi dire,
que le mérite du choix ; tous les rythmes ont des propriétés inhérentes et
distinctes. Que la trompette frappe à coups redoublés un rythme vif,
impétueux, vous croirez entendre les cris des combattants, et ceux des
vainqueurs ; vous vous rappellerez nos chants belliqueux et nos danses
guerrières. Que plusieurs voix transmettent à votre oreille des sons qui se
succèdent avec lenteur et d’une manière agréable, vous entrerez dans le
recueillement. Si leurs chants contiennent les louanges des dieux, vous vous
sentirez disposé au respect qu’inspire leur présence ; et c’est ce qu’opère
le rhythme qui, dans nos cérémonies religieuses, dirige les hymnes et les
danses. Le caractère des rhythmes est déterminé, au point que la
transposition d’une syllabe suffit pour le changer. Nous admettons souvent
dans la versification deux pieds, l’iambe et le trochée ,
également composés d’une longue et d’une brève, avec cette différence
que l’iambe commence par une brève, et le trochée par une
longue. Celui-ci convient à la pesanteur d’une danse rustique ; l’autre, à
la chaleur d’un dialogue animé. Comme à chaque pas, l’iambe semble
redoubler d’ardeur, et le trochée perdre de la sienne, c’est avec le
premier que les auteurs satyriques poursuivent leurs ennemis ; avec le second,
que les dramatiques font quelquefois mouvoir les choeurs des vieillards sur la
scène.
Il n’est point de mouvements dans la nature et dans nos passions, qui ne
retrouvent dans les diverses espèces de rythmes, des mouvements qui leur
correspondent et qui deviennent leur image. Ces rapports sont tellement fixés,
qu’un chant perd tous ses agréments, dès que sa marche est confuse, et que
notre âme ne reçoit pas, aux termes convenus, la succession périodique des
sensations qu’elle attend. Aussi les entrepreneurs de nos spectacles et de nos
fêtes ne cessent-ils d’exercer les acteurs auxquels ils confient le soin de
leur gloire. Je suis même persuadé que la musique doit une grande partie de
ses succès à la beauté de l’exécution, et surtout à l’attention
scrupuleuse avec laquelle les choeurs s’assujettissent au mouvement qu’on
leur imprime. Mais, ajouta Philotime, il est temps de finir cet entretien ; nous
le reprendrons demain, si vous le jugez à propos : je passerai chez vous avant
que de me rendre chez Apollodore.
Second entretien.
Sur la partie morale de la musique.
Le lendemain, je me levai au moment où les habitants de la campagne
apportent des provisions au marché, et ceux de la ville se répandent
tumultueusement dans les rues. Le ciel était calme et serein ; une fraîcheur
délicieuse pénétrait mes sens interdits. L’orient étincelait de feux ; et
toute la terre soupirait après la présence de cet astre, qui semble tous les
jours la reproduire. Frappé de ce spectacle, je ne m’étais point aperçu de
l’arrivée de Philotime. Je vous ai surpris, me dit-il, dans une espèce de
ravissement. Je ne cesse de l’éprouver, lui répondis-je, depuis que je suis
en Grèce : l’extrême pureté de l’air qu’on y respire, et les vives
couleurs dont les objets s’y parent à mes yeux, semblent ouvrir mon ame à de
nouvelles sensations. Nous prîmes de là occasion de parler de l’influence du
climat. Philotime attribuait à cette cause l’étonnante sensibilité des
Grecs, sensibilité, disait-il, qui est pour eux une source intarissable de
plaisirs et d’erreurs, et qui semble augmenter de jour en jour. Je croyois au
contraire, repris-je, qu’elle commençait à s’affoiblir. Si je me trompe,
dites-moi donc pourquoi la musique n’opère plus les mêmes prodiges qu’autrefois.
C’est, répondit-il, qu’elle était autrefois plus grossière ; c’est que
les nations étaient encore dans l’enfance. Si à des hommes dont la joie n’éclaterait
que par des cris tumultueux, une voix accompagnée de quelque instrument faisait
entendre une mélodie très simple, mais assujettie à certaines règles, vous
les verriez bientôt, transportés de joie, exprimer leur admiration par les
plus fortes hyperboles : voilà ce qu’éprouvèrent les peuples de la Grèce
avant la guerre de Troie. Amphion animait par ses chants les ouvriers qui
construisaient la forteresse de Thèbes, comme on l’a pratiqué depuis, lorsqu’on
a refait les murs de Messène ; on publia que les murs de Thèbes s’étaient
élevés aux sons de sa lyre. Orphée tirait de la sienne un petit nombre de
sons agréables ; on dit que les tigres déposaient leur fureur à ses pieds. Je
ne remonte pas à ces siècles reculés, repris-je ; mais je vous cite les
lacédémoniens divisés entre eux, et tout-à-coup réunis par les accords
harmonieux de Terpandre ; les Athéniens entraînés par les chants de Solon
dans l’île de Salamine, au mépris d’un décret qui condamnait l’orateur
assez hardi pour proposer la conquête de cette île ; les moeurs des Arcadiens
adoucies par la musique, et je ne sais combien d’autres faits qui n’auront
point échappé à vos recherches. Je les connais assez, me dit-il, pour vous
assurer que le merveilleux disparaît, dès qu’on les discute. Terpandre et
Solon dûrent leurs succès plutôt à la poésie qu’à la musique, et
peut-être encore moins à la poésie qu’à des circonstances particulières.
Il fallait bien que les Lacédémoniens eussent commencé à se lasser de leurs
divisions, puisqu’ils consentirent à écouter Terpandre. Quant à la
révocation du décret obtenue par Solon, elle n’étonnera jamais ceux qui
connaissent la légèreté des Athéniens.
L’exemple des Arcadiens est plus frappant. Ces peuples avaient contracté,
dans un climat rigoureux et dans des travaux pénibles, une férocité qui les
rendait malheureux. Leurs premiers législateurs s’aperçurent de l’impression
que le chant faisait sur leurs âmes. Ils les jugèrent susceptibles du bonheur,
puisqu’ils étaient sensibles. Les enfants apprirent à célébrer les dieux
et les héros du pays. On établit des fêtes, des sacrifices publics, des
pompes solennelles, des danses de jeunes garçons et de jeunes filles. Ces
institutions, qui subsistent encore, rapprochèrent insensiblement ces hommes
agrestes. Ils devinrent doux, humains, bienfaisants. Mais combien de causes
contribuèrent à cette révolution ! La poésie, le chant, la danse, des
assemblées, des fêtes, des jeux ; tous les moyens enfin qui, en les attirant
par l’attrait du plaisir, pouvaient leur inspirer le goût des arts et l’esprit
de société.
On dut s’attendre à des effets à peu près semblables, tant que la
musique, étroitement unie à la poésie, grave et décente comme elle, fut
destinée à conserver l’intégrité des moeurs. Mais depuis qu’elle a fait
de si grands progrès, elle a perdu l’auguste privilège d’instruire les
hommes, et de les rendre meilleurs. J’ai entendu plus d’une fois ces
plaintes, lui dis-je, je les ai vu plus souvent traiter de chimériques. Les uns
gémissent sur la corruption de la musique, les autres se félicitent de sa
perfection. Vous avez encore des partisans de l’ancienne ; vous en avez un
plus grand nombre de la nouvelle. Autrefois les législateurs regardaient la
musique comme une partie essentielle de l’éducation : les philosophes ne la
regardent presque plus aujourd’hui que comme un amusement honnête. Comment se
fait-il qu’un art qui a tant de pouvoir sur nos âmes, devienne moins utile en
devenant plus agréable ?
Vous le comprendrez peut-être, répondit-il, si vous comparez l’ancienne
musique avec celle qui s’est introduite presque de nos jours. Simple dans son
origine, plus riche et plus variée dans la suite, elle anima successivement les
vers d’Hésiode, d’Homère, d’Archiloque, de Terpandre, de Simonide et de
Pindare. Inséparable de la poésie, elle en empruntait les charmes, ou plutôt
elle lui prêtait les siens ; car toute son ambition était d’embellir sa
compagne. Il n’y a qu’une expression pour rendre dans toute sa force une
image ou un sentiment. Elle excite en nous des émotions d’autant plus vives,
qu’elle fait seule retentir dans nos coeurs la voix de la nature. D’où
vient que les malheureux trouvent avec tant de facilité le secret d’attendrir
et de déchirer nos âmes ? C’est que leurs accens et leurs cris sont le mot
propre de la douleur. Dans la musique vocale, l’expression unique est l’espèce
d’intonation qui convient à chaque parole, à chaque vers. Or, les anciens
poètes, qui étaient tout à la fois musiciens, philosophes, législateurs,
obligés de distribuer eux-mêmes dans leurs vers, l’espèce de chant dont ces
vers étaient susceptibles, ne perdirent jamais de vue ce principe. Les paroles,
la mélodie, le rythme, ces trois puissants agents dont la musique se sert pour
imiter, confiés à la même main, dirigeaient leurs efforts de manière que
tout concourait également à l’unité de l’expression.
Ils connurent de bonne heure les genres diatonique, chromatique, enharmonique
; et après avoir démêlé leur caractère, ils assignèrent à chaque genre l’espèce
de poésie qui lui était la mieux assortie. Ils employèrent nos trois
principaux modes, et les appliquèrent par préférence aux trois espèces de
sujets qu’ils étaient presque toujours obligés de traiter. Il fallait animer
au combat une nation guerrière, ou l’entretenir de ses exploits ; l’harmonie
dorienne prêtait sa force et sa majesté. Il fallait, pour l’instruire dans
la science du malheur, mettre sous ses yeux de grands exemples d’infortunes ;
les élégies, les complaintes empruntèrent les tons perçants et pathétiques
de l’harmonie lydienne. Il fallait enfin la remplir de respect et de
reconnaissance envers les dieux ; la phrygienne (14) fut destinée aux cantiques
sacrés.
La plupart de ces cantiques, appelés nomes , c’est-à-dire lois ou
modèles, étaient divisés en plusieurs parties, et renfermaient une action.
Comme on devait y reconnoître le caractèe immuable de la divinité
particulière qui en recevait l’hommage, on leur avait prescrit des règles
dont on ne s’écartait presque jamais.
Le chant, rigoureusement asservi aux paroles, était soutenu par l’espèce
d’instrument qui leur convenait le mieux. Cet instrument faisait entendre le
même son que la voix ; et lorsque la danse accompagnait le chant, elle peignait
fidèlement aux yeux, le sentiment ou l’image qu’il transmettait à l’oreille.
La lyre n’avait qu’un petit nombre de sons, et le chant que très peu de
variétés. La simplicité des moyens employés par la musique, assurait le
triomphe de la poésie ; et la poésie, plus philosophique et plus instructive
que l’histoire, parce qu’elle choisit de plus beaux modèles, traçait de
grands caractères et donnait de grandes leçons de courage, de prudence et d’honneur.
Philotime s’interrompit en cet endroit, pour me faire entendre quelques
morceaux de cette ancienne musique, et sur-tout des airs d’un poète nommé
Olympe, qui vivait il y a environ neuf siècles : ils ne roulent que sur un
petit nombre de cordes, ajouta-t-il, et cependant ils font en quelque façon le
désespoir de nos compositeurs modernes (15).
L’art fit des progrès ; il acquit plus de modes et de rythmes ; la lyre s’enrichit
de cordes. Mais pendant longtemps les poètes, ou rejetèrent ces nouveautés,
ou n’en usèrent que sobrement, toujours attachés à leurs anciens principes,
et surtout extrêmement attentifs à ne pas s’écarter de la décence et de la
dignité qui caractérisaient la musique.
De ces deux qualités si essentielles aux beaux arts, quand ils ne bornent
pas leurs effets aux plaisirs des sens, la première tient à l’ordre, la
seconde à la beauté. C’est la décence, ou convenance, qui établit une
juste proportion entre le style et le sujet qu’on traite ; qui fait que chaque
objet, chaque idée, chaque passion a sa couleur, son ton, son mouvement ; qui
en conséquence rejette comme des défauts les beautés déplacées, et ne
permet jamais que des ornements distribués au hasard, nuisent à l’intérêt
principal. Comme la dignité tient à l’élévation des idées et des
sentiments, le poète qui en porte l’empreinte dans son ame, ne s’abandonne
pas à des imitations serviles. Ses conceptions sont hautes, et son langage est
celui d’un médiateur qui doit parler aux dieux, et instruire les hommes.
Telle était la double fonction dont les premiers poètes furent si jaloux de s’acquitter.
Leurs hymnes inspiraient la piété ; leurs poèmes, le désir de la gloire ;
leurs élégies, la fermeté dans les revers. Des chants faciles, nobles,
expressifs, fixaient aisément dans la mémoire les exemples avec les préceptes
; et la jeunesse, accoutumée de bonne heure à répéter ces chants, y puisait
avec plaisir l’amour du devoir, et l’idée de la vraie beauté. Il me
semble, dis-je alors à Philotime, qu’une musique si sévère n’était
guère propre à exciter les passions. Vous pensez donc, reprit-il en souriant,
que les passions des grecs n’étaient pas assez actives ?
La nation était fière et sensible ; en lui donnant de trop fortes
émotions, on risquait de pousser trop loin ses vices et ses vertus. Ce fut
aussi une vue profonde dans ses législateurs, d’avoir fait servir la musique
à modérer son ardeur dans le sein des plaisirs, ou sur le chemin de la
victoire. Pourquoi dès les siècles les plus reculés, admit-on dans les repas
l’usage de chanter les dieux et les héros, si ce n’est pour prévenir les
excès du vin, alors d’autant plus funestes, que les ames étaient plus
portées à la violence ? Pourquoi les généraux de Lacédémone jettent-ils
parmi les soldats un certain nombre de joueurs de flûte, et les font-ils
marcher à l’ennemi au son de cet instrument plutôt qu’au bruit éclatant
de la trompette ? N’est-ce pas pour suspendre le courage impétueux des jeunes
spartiates, et les obliger à garder leurs rangs ?
Ne soyez donc point étonné qu’avant même l’établissement de la
philosophie, les états les mieux policés aient veillé avec tant de soin à l’immutabilité
de la saine musique, et que depuis, les hommes les plus sages, convaincus de la
nécessité de calmer, plutôt que d’exciter nos passions, aient reconnu que
la musique dirigée par la philosophie, est un des plus beaux présents du ciel,
une des plus belles institutions des hommes. Elle ne sert aujourd’hui qu’à
nos plaisirs. Vous avez pu entrevoir que, sur la fin de son règne, elle était
menacée d’une corruption prochaine, puisqu’elle acquérait de nouvelles
richesses. Polymneste, tendant ou relâchant à son gré les cordes de la lyre,
avait introduit des accords inconnus jusqu’à lui. Quelques musiciens s’étaient
exercés à composer pour la flûte des airs dénués de paroles ; bientôt
après on vit dans les jeux pythiques des combats où l’on n’entendait que
le son de ces instruments : enfin, les poètes, et surtout les auteurs de cette
poésie hardie et turbulente, connue sous le nom de dithyrambique, tourmentaient
à la fois la langue, la mélodie et le rythme, pour les plier à leur fol
enthousiasme.
Cependant l’ancien goût prédominait encore. Pindare, Pratinas, Lamprus, d’autres
lyriques célèbres, le soutinrent dans sa décadence. Le premier florissait
lors de l’expédition de Xerxès, il y a 120 ans environ. Il vécut assez de
temps pour être le témoin de la révolution préparée par les innovations de
ses prédécesseurs, favorisée par l’esprit d’indépendance que nous avoien
inspiré nos victoires sur les Perses. Ce qui l’accéléra le plus, ce fut la
passion effrénée que l’on prit tout-à-coup pour la musique instrumentale,
et pour la poésie dithyrambique. La première nous apprit à nous passer des
paroles ; la seconde, à les étouffer sous des ornements étrangers. La
musique, jusqu’alors soumise à la poésie, en secoua le joug avec l’audace
d’un esclave révolté ; les musiciens ne songèrent plus qu’à se signaler
par des découvertes. Plus ils multipliaient les procédés de l’art, plus ils
s’écartaient de la nature. La lyre et la cithare firent entendre un plus
grand nombre de sons. On confondit les propriétés des genres, des modes, des
voix et des instruments. Les chants, assignés auparavant aux diverses espèces
de poésie, furent appliqués sans choix à chacune en particulier. On vit
éclore des accords inconnus, des modulations inusitées, des inflexions de voix
souvent dépourvues d’harmonie. La loi fondamentale et précieuse du rythme
fut ouvertement violée, et la même syllabe fut affectée de plusieurs sons ;
bizarrerie qui devrait être aussi révoltante dans la musique, qu’elle le
serait dans la déclamation.
À l’aspect de tant de changemens rapides, Anaxilas disait, il n’y a pas
longtemps, dans une de ses comédies, que la musique, ainsi que la Libye,
produisait tous les ans quelque nouveau monstre. Les principaux auteurs de ces
innovations ont vécu dans le siècle dernier, ou vivent encore parmi nous ;
comme s’il était de la destinée de la musique de perdre son influence sur
les moeurs, dans le temps où l’on parle le plus de philosophie et de morale.
Plusieurs d’entre eux avaient beaucoup d’esprit et de grands talents. Je
nommerai Mélanippide, Cinésias, Phrynis, Polyidès, si célèbre par sa
tragédie d’Iphigénie, Timothée de Milet, qui s’est exercé dans tous les
genres de poésie, et qui jouït encore de sa gloire dans un âge très avancé.
C’est celui de tous qui a le plus outragé l’ancienne musique. La crainte de
passer pour novateur l’avait d’abord arrêté ; il mêla dans ses premières
compositions de vieux airs, pour tromper la vigilance des magistrats, et ne pas
trop choquer le goût qui régnait alors ; mais bientôt, enhardi par le
succès, il ne garda plus de mesures.
Outre la licence dont je viens de parler, des musiciens inquiets veulent
arracher de nouveaux sons au tétracorde. Les uns s’efforcent d’insérer
dans le chant une suite de quarts de ton ; ils fatiguent les cordes, redoublent
les coups d’archet, approchent l’oreille pour surprendre au passage une
nuance de son qu’ils regardent comme le plus petit intervalle commensurable.
La même expérience en affermit d’autres dans une opinion diamétralement
opposée. On se partage sur la nature du son, sur les accords dont il faut faire
usage, sur les formes introduites dans le chant, sur les talents et les ouvrages
de chaque chef de parti. Epigonus, Erastoclès, Pythagore de Zacynthe, Agénor
de Mitylène, Antigénide, Dorion, Timothée, ont des disciples qui en viennent
tous les jours aux mains, et qui ne se réunissent que dans leur souverain
mépris pour la musique ancienne qu’ils traitent de surannée. Savez-vous qui
a le plus contribué à nous inspirer ce mépris ? Ce sont des ioniens ; c’est
ce peuple qui n’a pu défendre sa liberté contre les perses, et qui, dans un
pays fertile et sous le plus beau ciel du monde, se console de cette perte, dans
le sein des arts et de la volupté. Sa musique, légère, brillante, parée de
grâces, se ressent en même temps de la mollesse qu’on respire dans ce climat
fortuné. Nous eûmes quelque peine à nous accoutumer à ses accents. Un de ces
Ioniens, Timothée dont je vous ai parlé, fut d’abord sifflé sur notre
théâtre : mais Euripide qui connaissait le génie de sa nation, lui prédit qu’il
régnerait bientôt sur la scène ; et c’est ce qui est arrivé. Enorgueilli
de ce succès, il se rendit chez les Lacédémoniens avec sa cithare de onze
cordes, et ses chants efféminés. Ils avaient déja réprimé deux fois l’audace
des nouveaux musiciens ; aujourd’hui même, dans les pièces que l’on
présente aux concours, ils exigent que la modulation, exécutée sur un
instrument à sept cordes, ne roule que sur un ou deux modes. Quelle fut leur
surprise aux accords de Timothée ! Quelle fut la sienne à la lecture d’un
décret émané des rois et des éphores ! On l’accusait d’avoir, par l’indécence,
la variété et la mollesse de ses chants, blessé la majesté de l’ancienne
musique, et entrepris de corrompre les jeunes spartiates. On lui prescrivait de
retrancher quatre cordes de sa lyre, en ajoutant qu’un tel exemple devait à
jamais écarter les nouveautés qui donnent atteinte à la sévérité des
moeurs. Il faut observer que le décret est à peu près du temps où les
Lacédémoniens remportèrent à Aegos-Potamos cette célèbre victoire qui les
rendit maîtres d’Athènes.
Parmi nous, des ouvriers, des mercenaires décident du sort de la musique ;
ils remplissent le théâtre, assistent aux combats de musique, et se
constituent les arbitres du goût. Comme il leur faut des secousses plutôt que
des émotions, plus la musique devint hardie, enluminée, fougueuse, plus elle
excita leurs transports. Des philosophes eurent beau s’écrier qu’adopter de
pareilles innovations, c’était ébranler les fondements de l’état ; en
vain les auteurs dramatiques percèrent de mille traits ceux qui cherchaient à
les introduire. Comme ils n’avaient point de décret à lancer en faveur de l’ancienne
musique, les charmes de son ennemie ont fini par tout subjuguer. L’une et l’autre
ont eu le même sort que la vertu et la volupté, quand elles entrent en
concurrence.
- Parlez de bonne foi, dis-je alors à Philotime ; n’avez-vous pas
quelquefois éprouvé la séduction générale ? - Très souvent, répondit-il ;
je conviens que la musique actuelle est supérieure à l’autre par ses
richesses et par ses agréments ; mais je soutiens qu’elle n’a pas d’objet
moral. J’estime dans les productions des anciens, un poète qui me fait aimer
mes devoirs ; j’admire dans celles des modernes, un musicien qui me procure du
plaisir. - Et ne pensez-vous pas, repris-je avec chaleur, qu’on doit juger de
la musique par le
plaisir qu’on en retire ? - Non, sans doute, répliqua-t-il, si ce plaisir est
nuisible, ou s’il en remplace d’autres moins vifs, mais plus utiles. Vous
êtes jeune, et vous avez besoin d’émotions fortes et fréquentes. Cependant,
comme vous rougiriez de vous y livrer, si elles n’étaient pas conformes à l’ordre,
il est visible que vous devez soumettre à l’examen de la raison vos plaisirs
et vos peines, avant que d’en faire la règle de vos jugemens et de votre
conduite. Je crois devoir établir ce principe : un objet n’est digne de notre
empressement, que lorsqu’au-delà des agréments qui le parent à nos yeux, il
renferme en lui une bonté, une utilité réelles. Ainsi, la nature qui veut
nous conduire à ses fins par l’attrait du plaisir, et qui jamais ne borna la
sublimité de ses vues à nous procurer des sensations agréables, a mis dans
les aliments une douceur qui nous attire, et une vertu qui opère la
conservation de notre espèce. Ici le plaisir est un premier effet, et devient
un moyen pour lier la cause à un second effet plus noble que le premier. Il
peut arriver que la nourriture étant également saine, et le plaisir également
vif, l’effet
ultérieur oit nuisible ; enfin, si certains aliments propres à flatter le
goût, ne produisaient ni bien ni mal, le plaisir serait passager, et n’aurait
aucune suite. Il résulte de là que c’est moins par le premier effet que par
le second, qu’il fau décider si nos plaisirs sont utiles, funestes ou
indifférents. Appliquons ce principe. L’imitation que les arts ont pour
objet, nous affecte de diverses manières ; tel est son premier effet. Il en
existe quelquefois un second plus essentiel, souvent ignoré du spectateur et de
l’artiste lui-même : elle modifie l’âme au point de la plier
insensiblement à des habitudes qui l’embellissent ou la défigurent. Si vous
n’avez jamais réfléchi sur l’immense pouvoir de l’imitation, considérez
jusqu’à quelle profondeur deux de nos sens, l’ouïe et la vue, transmettent
à notre âme les impressions qu’ils reçoivent ; avec quelle facilité un
enfant entouré d’esclaves copie leurs discours et leurs gestes, s’approprie
leurs inclinations et leur bassesse.
Quoique la peinture n’ait pas, à beaucoup près, la même force que la
réalité, il n’en est pas moins vrai que ses tableaux sont des scènes où j’assiste,
ses images des exemples qui s’offrent à mes yeux. La plupart des spectateurs
n’y cherchent que la fidélité de l’imitation, et l’attrait d’une
sensation passagère ; mais les philosophes y découvrent souvent, à travers
les prestiges de l’art, le germe d’un poison caché. Il semble à les
entendre que nos vertus sont si pures ou si foibles, que le moindre souffle de
la contagion peut les flétrir ou les détruire. Aussi en permettant aux jeunes
gens de contempler à loisir les tableaux de Denys, les exhortent-ils à ne pas
arrêter leurs regards sur ceux de Pauson, à les ramener fréquemment sur ceux
de Polygnote. Le premier a peint les hommes tels que nous les voyons ; son
imitation est fidèle, agréable à la vue, sans danger, sans utilité pour les
moeurs. Le second, en donnant à ses personnages des caractères et des
fonctions ignobles, a dégradé l’homme ; il l’a peint plus petit qu’il n’est
: ses images ôtent à l’héroïsme son éclat, à la vertu sa dignité.
Polygnote, en représentant les hommes plus grands et plus vertueux que nature,
élève nos pensées et nos sentiments vers des modèles sublimes, et laisse
fortement empreinte dans nos ames l’idée de la beauté morale, avec l’amour
de la décence et de l’ordre.
Les impressions de la musique sont plus immédiates, plus profondes et plus
durables que celles de la peinture ; mais ses imitations, rarement d’accord
avec nos vrais besoins, ne sont presque plus instructives. Et en effet, quelle
leçon me donne ce joueur de flûte, lorsqu’il contrefait sur le théâtre le
chant du rossignol, et dans nos jeux le sifflement du serpent ; lorsque dans un
morceau d’exécution il vient heurter mon oreille d’une multitude de sons,
rapidement accumulés l’un sur l’autre ? J’ai vu Platon demander ce que ce
bruit signifiait, et pendant que la plupart des spectateurs applaudissaient avec
transport aux hardiesses du musicien, le taxer d’ignorance et d’ostentation
; de l’une, parce qu’il n’avait aucune notion de la vraie beauté ; de l’autre,
parce qu’il n’ambitionnait que la vaine gloire de vaincre une difficulté (17).
Quel effet encore peuvent opérer des paroles qui, traînées à la suite du
chant, brisées dans leur tissu, contrariées dans leur marche, ne peuvent
partager l’attention que les inflexions et les agrémens de la voix fixent
uniquement sur la mélodie ? Je parle surtout de la musique qu’on entend au
théâtre et dans nos jeux ; car dans plusieurs de nos cérémonies religieuses,
elle conserve encore son ancien caractère. En ce moment, des chants mélodieux
frappèrent nos oreilles. On célébrait ce jour-là une fête en l’honneur de
Thésée. Des choeurs composés de la plus brillante jeunesse d’Athènes se
rendaient au temple de ce héros. Ils rappelaient sa victoire sur le Minotaure,
son arrivée dans cette ville, et le retour des jeunes Athéniens dont il avait
brisé les fers. Après avoir écouté avec attention, je dis à Philotime : je
ne sais si c’est la poésie, le chant, la précision du rhythme, l’intérêt
du sujet, ou la beauté ravissante des voix, que j’admire le plus ; mais il me
semble que cette musique remplit et élève mon âme.
C’est, reprit vivement Philotime, qu’au lieu de s’amuser à remuer nos
petites passions, elle va réveiller jusqu’au fond de nos coeurs, les
sentiments les plus honorables à l’homme, les plus utiles à la société, le
courage, la reconnaissance, le dévouement à la patrie ; c’est que de son
heureux assortiment avec la poésie, le rythme et tous les moyens dont vous
venez de parler, elle reçoit un caractère imposant de grandeur et de noblesse
; qu’un tel caractère ne manque jamais son effet, et qu’il attache d’autant
plus ceux qui sont faits pour le saisir, qu’il leur donne une plus haute
opinion d’eux-mêmes. Et voilà ce qui justifie la doctrine de Platon. Il
desirerait que les arts, les jeux, les spectacles, tous les objets extérieurs,
s’il était possible, nous entourassent de tableaux qui fixeraient sans cesse
nos regards sur la véritable beauté. L’habitude de la contempler deviendrait
pour nous une sorte d’instinct, et notre âme serait contrainte de diriger ses
efforts suivant l’ordre et l’harmonie qui brillent dans ce divin modèle.
Ah, que nos artistes sont éloignés d’atteindre à la hauteur de ces
idées ! Peu satisfaits d’avoir anéanti les propriétés affectées aux
différentes parties de la musique, ils violent encore les règles des
convenances les plus communes. Déja la danse, soumise à leurs caprices,
devient tumultueuse, impétueuse, quand elle devrait être grave et décente ;
déjà on insère dans les entre-actes de nos tragédies, des fragments de
poésie et de musique étrangers à la pièce, et les choeurs ne se lient plus
à l’action. Je ne dis pas que de pareils désordres soient la cause de notre
corruption ; mais ils l’entretiennent et la fortifient. Ceux qui les regardent
comme indifférents, ne savent pas qu’on maintient la règle autant par les
rites et les manières que par les principes ; que les moeurs ont leurs formes
comme les lois, et que le mépris de formes détruit peu à peu tous les liens
qui unissent les hommes.
On doit reprocher encore à la musique actuelle cette douce mollesse, ces
sons enchanteurs qui transportent la multitude, et dont l’expression, n’ayant
pas d’objet déterminé, est toujours interprétée en faveur de la passion
dominante. Leur unique effet est d’énerver de plus en plus une nation où les
âmes sans vigueur, sans caractère, ne sont distinguées que par les
différents degrés de leur pusillanimité.
Mais, dis-je à Philotime, puisque l’ancienne musique a de si grands
avantages, et la moderne de si grands agréments, pourquoi n’a-t-on pas
essayé de les concilier ? Je connais un musicien nommé Télésias, me
répondit-il, qui en forma le projet, il y a quelques années. Dans sa jeunesse,
il s’était nourri des beautés sévères qui règnent dans les ouvrages de
Pindare et de quelques autres poètes lyriques. Depuis entraîné par les
productions de Philoxène, de Timothée et des poètes modernes, il voulut
rapprocher ces différentes manières. Mais malgré ses efforts, il retombait
toujours dans celle de ses premiers maîtres, et ne retira d’autre fruit de
ses veilles, que de mécontenter les deux partis.
Non, la musique ne se relevera plus de sa chute. Il faudrait changer nos
idées, et nous rendre nos vertus. Or il est plus difficile de réformer une
nation que de la policer. Nous n’avons plus de moeurs, ajouta-t-il, nous
aurons des plaisirs. L’ancienne musique convenait aux Athéniens vainqueurs à
Marathon, la nouvelle convient à des Athéniens vaincus à Aegos-Potamos.
Je n’ai plus qu’une question à vous faire, lui dis-je : pourquoi
apprendre à votre élève un art si funeste ? à quoi sert-il en effet ? à
quoi il sert, reprit-il en riant ! De hochet aux enfants de tout âge, pour les
empêcher de briser les meubles de la maison. Il occupe ceux dont l’oisiveté
serait à craindre dans un gouvernement tel que le nôtre ; il amuse ceux qui, n’étant
redoutables que par l’ennui qu’ils traînent avec eux, ne savent à quoi
dépenser leur vie.
Lysis apprendra la musique, parce que, destiné à remplir les premières
places de la république, il doit se mettre en état de donner son avis sur les
pièces que l’on présente au concours, soit au théâtre, soit aux combats de
musique. Il connoîtra toutes les espèces d’harmonie, et n’accordera son
estime qu’à celles qui pourront influer sur ses moeurs. Car malgré sa
dépravation, la musique peut nous donner encore quelques leçons utiles. Ces
procédés pénibles, ces chants de difficile exécution, qu’on se contentait
d’admirer autrefois dans nos spectacles, et dans lesquels on exerce si
laborieusement aujourd’hui les enfants, ne fatigueront jamais mon élève. Je
mettrai quelques instruments entre ses mains, à condition qu’il ne s’y
rendra jamais aussi habile que les maîtres de l’art. Je veux qu’une musique
choisie remplisse agréablement ses loisirs, s’il en a ; le délasse de ses
travaux, au lieu de les augmenter, et modère ses passions, s’il est trop
sensible. Je veux enfin qu’il ait toujours cette maxime devant les yeux : que
la musique nous appelle au plaisir ; la philosophie, à la vertu ; mais que c’est
par le plaisir et par la vertu que la nature nous invite au bonheur.
Suite des moeurs des Athéniens.
J’ai
dit plus haut (18) qu’en certaines heures de la
journée, les Athéniens s’assemblaient dans la place publique, ou dans les
boutiques dont elle est entourée. Je m’y rendais souvent, soit pour apprendre
quelque nouvelle, soit pour étudier le caractère de ce peuple.
J’y rencontrai un jour un des principaux de la ville qui se promenait à
grands pas. Sa vanité ne pouvait être égalée que par sa haîne contre la
démocratie ; de tous les vers d’Homère il n’avait retenu que cette
sentence : rien n’est si dangereux que d’avoir tant de chefs.
Il venait de recevoir une légère insulte : non, disait-il en fureur, il faut
que cet homme ou moi abandonnions la ville ; car, aussi bien n’y a-t-il plus
moyen d’y tenir : si je siége à quelque tribunal, j’y suis accablé par la
foule des plaideurs, ou par les cris des avocats. à l’assemblée générale,
un homme de néant, sale et mal vêtu, a l’insolence de se placer auprès de
moi. Nos orateurs sont vendus à ce peuple, qui tous les jours met à la tête
de ses affaires, des gens que je ne voudrais pas mettre à la tête des miennes.
Dernièrementil était question d’élire un général ; je me lève ; je parle
des emplois que j’ai remplis à l’armée ; je montre mes blessures, et l’on
choisit un homme sans expérience et sans talents. C’est Thésée qui, en
établissant l’égalité, est l’auteur de tous ces maux. Homère avait bien
plus de raison : rien n’est si dangereux que d’avoir tant de chefs. En
disant cela, il repoussait fièrement ceux qu’il trouvait sur ses pas,
refusait le salut presque à tout le monde ; et s’il permettait à quelqu’un
de ses clients de l’aborder, c’était pour lui rappeler hautement les
services qu’il lui avait rendus. Dans ce moment, un de ses amis s’approcha
de lui : eh bien, s’écria-t-il, dira-t-on encore que je suis un esprit
chagrin, que j’ai de l’humeur ? Je viens de gagner mon procès, tout d’une
voix à la vérité ; mais mon avocat n’avait-il pas oublié dans son
plaidoyer les meilleurs moyens d ma cause ! Ma femme accoucha hier d’un fils,
et l’on m’en félicite, comme si cette augmentation de famille n’apportait
pas une diminution réelle dans mon bien. Un de mes amis, après les plus
tendres sollicitations, consent à me céder le meilleur de ses esclaves. Je m’en
rapporte à son estimation. Savez-vous ce qu’il fait ? Il me le donne à un
prix fort au dessous de la mienne. Sans doute cet esclave a quelque vice caché.
Je ne sais quel poison secret se mêle toujours à mon bonheur.
Je laissai cet homme déplorer ses infortunes, et je parcourus les différents
cercles que je voyais autour de la place. Ils étaient composés de gens de tout
âge et de tout état. Des tentes les garantissaient des ardeurs du soleil.
Je m’assis auprès d’un riche Athénien, nommé Philandre. Son parasite
Criton cherchait à l’intéresser par des flatteries outrées, et à l’égayer
par des traits de méchanceté. Il imposait silence, il applaudissait avec
transport quand Philandre parlait, et mettait un pan de sa robe sur sa bouche
pour ne pas éclater, quand il échappait à Philandre quelque fade
plaisanterie. Voyez, lui disait-il, comme tout le monde a les yeux fixés sur
vous : hier dans le portique on ne tarissait point sur vos louanges ; il fut
question du plus honnête homme de la ville ; nous étions plus de trente, tous
les suffrages se réunirent en votre faveur. Cet homme, dit alors Philandre, que
je vois là-bas, vêtu d’une robe si brillante, et suivi de trois esclaves, n’est-ce
pas Apollodore, fils de Pasion, ce riche banquier ? C’est lui-même, répondit
le parasite ; son faste est révoltant, et il ne se souvient plus que son père
avait été esclave. Et cet autre, reprit Philandre, qui marche après lui la
tête levée ? Son père s’appelait d’abord Sosie, répondit Criton, et
comme il avait été à l’armée, il se fit nommer Sosistrate (19).
Il fut ensuite inscrit au nombre des citoyens. Sa mère est de Thrace, et sans
doute d’une illustre origine ; car les femmes qui viennent de ce pays
éloigné, ont autant de prétentions à la naissance, que de facilité dans les
moeurs. Le fils est un fripon, moins cependant qu’Hermogène, Corax et
Thersite, qui causent ensemble à quatre pas de nous. Le premier est si avare,
que même en hiver sa femme ne peut se baigner qu’à l’eau froide ; le
second si variable, qu’il représente vingt hommes dans un même jour ; le
troisiéme si vain, qu’il n’a jamais eu de complice dans les louanges qu’il
se donne, ni de rival dans l’amour qu’il a pour lui-même.
Pendant que je me tournais pour voir une partie de dés, un homme vint à moi d’un
air empressé : - Savez-vous la nouvelle, me dit-il ? - Non, répondis-je. -
Quoi, vous l’ignorez ? Je suis ravi de vous l’apprendre. Je la tiens de
Nicératès qui arrive de Macédoine. Le roi Philippe a été battu par les
illyriens ; il est prisonnier ; il est mort. - Comment est-il possible ? - Rien
n’est si certain. Je viens de rencontrer deux de nos archontes ; j’ai vu la
joie peinte sur leurs visages. Cependant n’en dites rien, et surtout ne me
citez pas. Il me quitte aussitôt pour communiquer ce secret à tout le monde.
Cet homme passe sa vie à forger des nouvelles, me dit alors un gros Athénien
qui était assis auprès de moi. Il ne s’occupe que de choses qui ne le
touchent point. Pour moi, mon intérieur me suffit. J’ai une femme que j’aime
beaucoup ; et il me fit l’éloge de sa femme. Hier, je ne pus pas souper avec
elle, j’étais prié chez un de mes amis ; et il me fit la description du
repas. Je me retirai chez moi assez content. Mais j’ai fait cette nuit un
rêve qui m’inquiète ; et il me raconta son rêve : ensuite il me dit
pesamment, que la ville fourmillait d’étrangers, que les hommes d’aujourd’hui
ne valaient pas ceux d’autrefois ; que les denrées étaient à bas prix ; qu’on
pourrait espérer une bonne récolte, s’il venait à pleuvoir. Après m’avoir
demandé le quantième du mois, il se leva pour aller souper avec sa femme.
Eh quoi ! me dit un Athénien qui survint tout-à-coup, et que je cherchais
depuis longtemps, vous avez la patience d’écouter cet ennuyeux personnage !
Que ne faisiez-vous comme Aristote ? Un grand parleur s’empara de lui, et le
fatiguait par des récits étranges. Eh bien ; lui disait-il, n’êtes-vous pas
étonné ? Ce qui m’étonne, répondit Aristote, c’est qu’on ait des
oreilles pour vous entendre, quand on a des pieds pour vous échapper. Je lui
dis alors que j’avois une affaire à lui communiquer, et je voulus la lui
expliquer. Mais lui, de m’arrêter à chaque mot. Oui, je sais de quoi il s’agit
; je pourrais vous le raconter au long ; continuez, n’omettez aucune
circonstance ; fort bien ; vous y êtes ; c’est cela même. Voyez combien il
était nécessaire d’en conférer ensemble. À la fin, je l’avertis qu’il
ne cessait de m’interrompre : je le sais, répondit-il ; mais j’ai un
extrême besoin de parler. Cependant je ne ressemble point à l’homme qui
vient de vous quitter. Il parle sans réflexion, et je crois être à l’abri
de ce reproche ; témoin le discours que je fis dernièrement à l’assemblée
: vous n’y étiez pas ; je vais vous le reciter. à ces mots, je voulus
profiter du conseil d’Aristote. Mais il me suivit, toujours parlant, toujours
déclamant. Je me jetai au milieu d’un groupe formé autour d’un devin qui
se plaignait de l’incrédulité des Athéniens. Il s’écriait : lorsque dans
l’assemblée générale je parle des choses divines, et que je vous dévoile l’avenir,
vous vous moquez de moi, comme d’un fou ; cependant l’événement a toujours
justifié mes prédictions. Mais vous portez envie à ceux qui ont des lumières
supérieures aux vôtres.
Il allait continuer, lorsque nous vîmes paraître Diogène. Il arrivait de
Lacédémone. « D’où venez-vous, lui demanda quelqu’un ? - De l’appartement
des hommes à celui des femmes, répondit-il. - Y avait-il beaucoup de monde aux
jeux olympiques, lui dit un autre ? - Beaucoup de spectateurs, et peu d’hommes.
» Ces réponses furent applaudies ; et à l’instant il se vit entouré d’une
foule d’Athéniens qui cherchaient à tirer de lui quelque repartie. «
Pourquoi, lui disait celui-ci, mangez-vous dans le marché ? - c’est que j’ai
faim dans le marché. » Un autre lui fit cette question : « comment puis-je me
venger de mon ennemi ? - En devenant plus vertueux. - Diogène, lui dit un
troisième, on vous donne bien des ridicules. - Mais je ne les reçois pas. »
Un étranger né à Mynde, voulut savoir comment il avait trouvé cette ville :
« J’ai conseillé aux habitants, répondit-il, d’en fermer les portes, de
peur qu’elle ne s’enfuie. » C’est qu’en
effet cette ville, qui est très petite, a de très grandes portes. Le parasite
Criton étant monté sur une chaise, lui demanda pourquoi on l’appelait chien.
- « Parce que je caresse ceux qui me donnent de quoi vivre, que j’aboie
contre ceux dont j’essuie des refus, et que je mords les méchants. - Et quel
est, reprit le parasite, l’animal le plus dangereux ?
- Parmi les animaux sauvages, le calomniateur ; parmi les domestiques, le
flatteur. » ces mots, les assistants firent des éclats de rire ; le parasite
disparut, et les attaques continuèrent avec plus de chaleur. « Diogène, d’où
êtes-vous, lui dit quelqu’un ? - Je suis citoyen de l’univers,
répondit-il. - Eh non, reprit un autre, il est de Sinope ; les habitants l’ont
condamné à sortir de leur ville. - Et moi je les ai condamnés à y rester. »
Un jeune homme, d’une jolie figure, s’étant avancé, se servit d’une
expression, dont l’indécence fit rougir un de ses amis de même âge que lui.
Diogène dit au second : « Courage, mon enfant ; voilà les couleurs de la
vertu. » Et s’adressant au premier : « N’avez-vous pas de honte, lui
dit-il, de tirer une lame de plomb d’un fourreau d’ivoire ? » Le jeune
homme en fureur lui ayant appliqué un soufflet : « Eh bien ! Reprit-il sans s’émouvoir,
vous m’apprenez une chose ; c’est que j’ai besoin d’un casque. -
Quelfruit, lui demanda-t-on tout de suite, avez-vous retiré de votre
philosophie ? - Vous le voyez, d’être préparé à tous les événements. »
dans ce moment, Diogène, sans vouloir quitter sa place, recevait sur sa tête,
de l’eau qui tombait du haut d’une maison : comme quelques-uns des
assistants paraissaient le plaindre, Platon qui passait par hasard, leur dit :
« Voulez-vous que votre pitié lui soit utile ? Faites semblant de ne le pas
voir. »
Je trouvai un jour, au portique de Jupiter, quelques Athéniens qui agitaient
des questions de philosophie. Non, disait tristement un vieux disciple d’Héraclite,
je ne puis contempler la nature sans un secret effroi. Les êtres insensibles ne
sont que dans un état de guerre ou de ruine ; ceux qui vivent dans les airs,
dans les eaux et sur la terre, n’ont reçu la force ou la ruse, que pour se
poursuivre et se détruire. J’égorge et je dévore moi-même l’animal que j’ai
nourri de mes mains, en attendant que de vils insectes me dévorent à leur
tour. Je repose ma vue sur des tableaux plus riants, dit un jeune partisan de
Démocrite. Le flux et le reflux des générations ne m’afflige pas plus que
la succession périodique des flots de la mer ou des feuilles des arbres. Qu’importe
que tels individus paraissent ou disparaissent ? La terre est une scène qui
change à tous moments de décoration. Ne se couvre-t-elle pas tous les ans de
nouvelles fleurs, de nouveaux fruits ? Les atomes dont je suis composé, après
s’être séparés, se réuniront un jour, et je revivrai sous une autre forme.
Hélas ! Dit un troisième, le degré d’amour ou de haine, de joie ou de
tristesse dont nous sommes affectés, n’influe que trop sur nos jugements.
Malade, je ne vois dans la nature qu’un systême de destruction ; en santé,
qu’un systême de reproduction.
Elle est l’un et l’autre, répondit un quatrième. Quand l’univers sortit
du chaos, les êtres intelligents durent se flatter que la sagesse suprême
daignerait leur dévoiler le motif de leur existence ; mais elle renferma son
secret dans son sein, et adressant la parole aux causes secondes, elle ne
prononça que ces deux mots : détruisez, reproduisez. Ces mots ont fixé pour
jamais la destinée du monde.
Je ne sais pas, reprit le premier, si c’est pour se jouer, ou pour un dessein
sérieux, que les dieux nous ont formés ; mais je sais que le plus grand des
malheurs est de naître ; le plus grand des bonheurs, de mourir. La vie, disait
Pindare, n’est que le rêve d’une ombre ; image sublime, et qui d’un seul
trait peint tout le néant de l’homme. La vie, disait Socrate, ne doit être
que la méditation de la mort ; paradoxe étrange, de supposer qu’on nous
oblige de vivre, pour nous apprendre à mourir.
L’homme naît, vit et meurt dans un même instant ; et dans cet instant si
fugitif, quelle complication de souffrances ! Son entrée dans la vie s’annonce
par des cris et par des pleurs ; dans l’enfance et dans l’adolescence, des
maîtres qui le tyrannisent, des devoirs qui l’accablent ; vient ensuite une
succession effrayante de travaux pénibles, de soins dévorants, de chagrins
amers, de combats de toute espèce ; et tout cela se termine par une vieillesse
qui le fait mépriser, et un tombeau qui le fait oublier. Vous n’avez qu’à
l’étudier. Ses vertus ne sont que l’échange de ses vices ; il ne se
soustrait à l’un que pour obéir à l’autre. S’il néglige son
expérience, c’est un enfant qui commence tous les jours à naître ; s’il
la consulte, c’est un vieillard qui se plaint d’avoir trop vécu.
Il avait par dessus les animaux deux insignes avantages, la prévoyance et l’espérance.
Qu’a fait la nature ? Elle les a cruellement empoisonnés par la crainte.
Quel vide dans tout ce qu’il fait ! Que de variétés et d’inconséquences
dans ses penchans et dans ses projets ! Je vous le demande : qu’est-ce que l’homme
?
Je vais vous le dire, répondit un jeune étourdi qui entra dans ce moment. Il
tira de dessous sa robe, une petite figure de bois ou de carton, dont les
membres obéissaient à des fils qu’il tendait et relâchait à son gré. Ces
fils, dit-il, sont les passions qui nous entraînent tantôt d’un côté et
tantôt de l’autre. Voilà tout ce que j’en sais, et il sortit.
Notre vie, disait un disciple de Platon, est tout-à-la-fois une comédie et une
tragédie ; sous le premier aspect, elle ne pouvait avoir d’autre noeud que
notre folie ; sous le second, d’autre dénouement que la mort ; et comme elle
participe de la nature de ces deux drames, elle est mêlée de plaisirs et de
douleurs.
La conversation variait sans cesse. L’un niait l’existence du mouvement ; l’autre,
celle des objets qui nous entourent. Tout au dehors de nous, disait-on, n’est
que prestige et mensonge ; au dedans, qu’erreur et illusion. Nos sens, nos
passions, notre raison nous égarent ; des sciences, ou plutôt de vaines
opinions nous arrachent au repos de l’ignorance, pour nous livrer au tourment
de l’incertitude ; et les plaisirs de l’esprit ont des retours mille fois
plus amers que ceux des sens.
J’osai prendre la parole. Les hommes, dis-je, s’éclairent de plus en plus.
N’est-il pas à présumer qu’après avoir épuisé toutes les erreurs, ils
découvriront enfin le secret de ces mystères qui les tourmentent ? Et
savez-vous ce qui arrive, me répondit-on ? Quand ce secret est sur le point d’être
enlevé, la nature est tout-à-coup attaquée d’une épouvantable maladie. Un
déluge, un incendie détruit les nations, avec les monumens de leur
intelligence et de leur vanité. Ces fléaux terribles ont souvent bouleversé
notre globe. Le flambeau des sciences s’est plus d’une fois éteint et
rallumé. À chaque révolution, quelques individus épargnés par hasard,
renouent le fil des générations ; et voilà une nouvelle race de malheureux,
laborieusement occupée, pendant une longue suite de siècles, à se former en
société, à se donner des lois, à inventer les arts et à perfectionner ses
connaissances, jusqu’à ce qu’une autre catastrophe l’engloutisse dans l’abyme
de l’oubli.
Il n’était pas en mon pouvoir de soutenir plus longtemps une conversation si
étrange et si nouvelle pour moi. Je sortis avec précipitation du portique ; et
sans savoir où porter mes pas, je me rendis sur les bords de l’Ilissus. Les
pensées les plus tristes, les sentiments les plus douloureux agitaient mon ame
avec violence. C’était donc pour acquérir des lumières si odieuses, que j’avois
quitté mon pays et mes parents ! Tous les efforts de l’esprit humain ne
servent donc qu’à montrer que nous sommes les plus misérables des êtres !
Mais d’où vient qu’ils existent, d’où vient qu’ils périssent ces
êtres ? Que signifient ces changements périodiques qu’on amène
éternellement sur le théâtre du monde ? à qui destine-t-on un spectacle si
terrible ? Est-ce aux dieux qui n’en ont aucun besoin ? Est-ce aux hommes qui
en sont les victimes ? Et moi-même sur ce théâtre, pourquoi m’a-t-on forcé
de prendre un rôle ? Pourquoi me tirer du néant sans mon aveu, et me rendre
malheureux, sans me demander si je consentais à l’être ? J’interroge les
cieux, la terre, l’univers entier. Que pourraient-ils répondre ? Ils
exécutent en silence des ordres dont ils ignorent les motifs. J’interroge les
sages. Les cruels ! Ils m’ont répondu. Ils m’ont appris à me connaître ;
ils m’ont dépouillé de tous les droits que j’avais à mon estime, et déja
je suis injuste envers les dieux, et bientôt peut-être je serai barbare envers
les hommes.
Jusqu’à quel point d’activité et d’exaltation se porte une imagination
fortement ébranlée ! D’un coup-d’oeil, j’avais parcouru toutes les
conséquences de ces fatales opinions. Les moindres apparences étaient devenues
pour moi des réalités ; les moindres craintes, des supplices. Mes idées,
semblables à des fantômes effrayants, se poussaient et se repoussaient dans
mon esprit, comme les flots d’une mer agitée par une horrible tempête. Au
milieu de cet orage, je m’étais jeté, sans m’en apercevoir, au pied d’un
platane, sous lequel Socrate venait quelquefois s’entretenir avec ses
disciples. Le souvenir de cet homme si sage et si heureux, ne servit qu’à
augmenter mon délire. Je l’invoquais à haute voix ; j’arrosais de mes
pleurs le lieu où il s’était assis, lorsque j’aperçus au loin Phocus,
fils de Phocion, Ctesippe, fils de Chabrias, accompagnés de quelques jeunes
gens avec qui j’avais des liaisons. Je n’eus que le temps de reprendre l’usage
de mes sens ; ils s’approchèrent, et me forcèrent de les suivre.
Nous allâmes à la place publique ; on nous montra des épigrammes et des
chansons contre ceux qui étaient à la tête des affaires, et l’on décida
que le meilleur des gouvernements était celui de Lacédémone. Nous nous
rendîmes au théâtre ; on y jouait des pièces nouvelles que nous sifflâmes,
et qui réussirent. Nous montâmes à cheval. Au retour, après nous être
baignés, nous soupâmes avec des chanteuses et des joueuses de flûte. J’oubliai
le portique, le platane et Socrate ; je m’abandonnai sans réserve au plaisir
et à la licence. Nous passâmes une partie de la nuit à boire, et l’autre
moitié à courir les rues pour insulter les passants. À mon réveil, la paix
régnait dans mon âme, et je reconnus aisément le principe des terreurs qui m’avaient
agité la veille. N’étant pas encore aguerri contre les incertitudes du
savoir, ma peur avait été celle d’un enfant qui se trouve pour la première
fois dans les ténèbres. Je résolus dès ce moment, de fixer mes idées à l’égard
des opinions qu’on avait traitées dans le portique, de fréquenter la
bibliothèque d’un Athénien de mes amis, et de profiter de cette occasion
pour connaître en détail les différentes branches de la littérature grecque.
Bibliothèque d’un athénien. Classe de philosophie.
Pisistrate
s’était fait, il y a deux siècles, une bibliothèque qu’il avait rendue
publique, et qui fut ensuite enlevée par Xerxès, et transportée en Perse. De
mon temps plusieurs Athéniens avaient des collections de livres. La plus
considérable appartenait à Euclide. Il l’avait reçue de ses pères ; il
méritait de la posséder, puisqu’il en connaissait le prix.
En y entrant, je frissonnai d’étonnement et de plaisir. Je me trouvais au
milieu des plus beaux génies de la Grèce. Ils vivaient, ils respiraient dans
leurs ouvrages rangés autour de moi. Leur silence même augmentait mon respect.
L’assemblée de tous les souverains de la terre m’eût paru moins imposante.
Quelques moments après je m’écriai : hélas, que de connaissances refusées
aux Scythes ! Dans la suite j’ai dit plus d’une fois : que de connoissances
inutiles aux hommes !
Je ne parlerai point ici de toutes les matières sur lesquelles on a tracé l’écriture.
Les peaux de chèvre et de mouton, différentes espèces de toile furent
successivement employées ; on a fait depuis usage du papier tissu des couches
intérieures de la tige d’une plante qui croît dans les marais de l’Égypte,
ou au milieu des eaux dormantes que le Nil laisse après son inondation. On en
fait des rouleaux, à l’extrémité desquels est suspendue une étiquette
contenant le titre du livre. L’écriture n’est tracée que sur une des faces
de chaque rouleau ; et pour en faciliter la lecture, elle s’y trouve divisée
en plusieurs compartiments ou pages (20).
Des copistes de profession passent leur vie à transcrire les ouvrages qui
tombent entre leurs mains ; et d’autres particuliers, par le desir de s’instruire,
se chargent du même soin. Démosthène me disait un jour, que pour se former le
style, il avait huit fois transcrit de sa main l’histoire de Thucydide. Par
là les exemplaires se multiplient ; mais à cause des frais de copie (21),
ils ne sont jamais fort communs, et c’est ce qui fait que les lumières se
répandent avec tant de lenteur. Un livre devient encore plus rare, lorsqu’il
paroît dans un pays éloigné, et lorsqu’il traite de matières qui ne sont
pas à la portée de tout le monde. J’ai vu Platon, malgré les
correspondances qu’il entretenait en Italie, obtenir avec beaucoup de peine
certains ouvrages de philosophie, et donner 100 mines (22)
de trois petits traités de Philolaüs. Les libraires d’Athènes ne peuvent ni
se donner les mêmes soins, ni faire de pareilles avances. Ils s’assortissent
pour l’ordinaire en livres de pur agrément, dont ils envoient une partie dans
les contrées voisines, et quelquefois même dans les colonies grecques
établies sur les côtes du Pont-Euxin. La fureur d’écrire fournit sans cesse
de nouveaux aliments à ce commerce. Les Grecs se sont exercés dans tous les
genres de littérature. On en pourra juger par les diverses notices que je
donnerai de la bibliothèque d’Euclide. Je commencerai par la classe de
philosophie. Elle ne remontait qu’au siècle de Solon, qui florissait il y a
250 ans environ. Auparavant les Grecs avaient des théologiens, et n’avaient
point de philosophes. Peu soigneux d’étudier la nature, les poètes
recueillaient et accréditaient par leurs ouvrages les mensonges et les
superstitions qui régnaient parmi le peuple. Mais au temps de ce législateur,
et vers la 50 e olympiade (23), il se fit
tout-à-coup une révolution
surprenante dans les esprits. Thalès et Pythagore jetèrent les fondements de
leur philosophie ; Cadmus de Milet écrivit l’histoire en prose ; Thespis
donna une première forme à la tragédie ; et Susarion, à la comédie.
Thalès, de Milet en Ionie, l’un des sept sages de la Grèce, naquit dans la 1
ere année de la 35 e olympiade (24). Il remplit d’abord
avec distinction les emplois auxquels sa naissance et sa sagesse l’avaient
appelé. Le besoin de s’instruire le força bientôt de voyager parmi les
nations étrangères. à son retour, s’étant dévoué sans partage à l’étude
de la nature, il étonna la Grèce, en prédisant une éclipse de soleil ; il l’instruisit,
en lui communiquant les lumières qu’il avait acquises en égypte sur la
géométrie et sur l’astronomie. Il vécut libre ; il jouït en paix de sa
réputation, et mourut sans regret (25). Dans sa
jeunesse, sa mère le pressa de se marier ; elle l’en pressa de nouveau
plusieurs années après. La première fois il dit : il n’est pas temps
encore. La seconde : il n’est plus temps. On cite de lui plusieurs réponses
que je vais rapporter, parce qu’elles peuvent donner une idée de sa
philosophie, et montrer avec quelle précision les sages de ce siècle
tâchaient de satisfaire aux questions qu’on leur proposait. Qu’y a-t-il de
plus beau ? - L’univers ; car il est l’ouvrage de Dieu. - De plus vaste ? -
L’espace, parce qu’il contient tout. - De plus fort ? - La nécessité,
parce qu’elle triomphe de tout. - De plus
difficile ? - De se connaître. - De plus facile ? - De donner des avis. - De
plus rare ? - Un tyran qui parvient à la vieillesse. - Quelle différence y
a-t-il entre vivre et mourir ? - Tout cela est égal. - Pourquoi donc ne
mourez-vous pas ? - C’est que tout cela est égal. - Qu’est-ce qui peut nous
consoler dans le malheur ? - La vue d’un ennemi plus malheureux que nous. -
Que faut-il pour mener une vie irréprochable ? - Ne pas faire ce qu’on blâme
dans les autres. - Que faut-il pour être heureux ? - Un corps sain, une fortune
aisée, un esprit éclairé etc. Etc.
Rien de si célèbre que le nom de Pythagore, rien de si peu connu que les
détails de sa vie. Il paraît que dans sa jeunesse il prit des leçons de
Thalès et de Phérécyde de Syros, qu’il fit ensuite un long séjour en
Égypte, et que, s’il ne parcourut pas les royaumes de la haute Asie, il eut
du moins quelques notions des sciences qu’on y cultivait. La profondeur des
mystères des Egyptiens, les longues méditations des sages de l’Orient,
eurent autant d’attraits pour son imagination ardente, qu’en avait pour son
caractère ferme, le régime sévère que la plupart d’entre eux avaient
embrassé.
À son retour, ayant trouvé sa patrie opprimée par un tyran, il alla, loin de
la servitude, s’établir à Crotone en Italie. Cette ville était alors dans
un état déplorable. Les habitants vaincus par les Locriens, avaient perdu le
sentiment de leurs forces, et ne trouvaient d’autre ressource à leurs
malheurs que l’excès des plaisirs. Pythagore entreprit de relever leur
courage en leur donnant leurs anciennes vertus. Ses instructions et ses exemples
hâtèrent tellement les progrès de la réformation, qu’on vit un jour les
femmes de Crotone, entraînées par son éloquence, consacrer dans un temple les
riches ornements dont elles avaient soin de se parer. Peu content de ce
triomphe, il voulut le perpétuer, en élevant la jeunesse dans les principes
qui le lui avaient procuré. Comme il savait que dans un état rien ne donne
plus de force que la sagesse des moeurs, et dans un particulier que l’absolu
renoncement à soi-même, il conçut un systême d’éducation qui, pour rendre
les âmes capables de la vérité, devait les rendre indépendantes des sens. Ce
fut alors qu’il forma ce fameux institut qui jusqu’en ces derniers temps s’est
distingué parmi les autres sectes philosophiques. J’aurai l’occasion d’en
parler par la suite (26).
Sur la fin de ses jours, et dans une extrême vieillesse, il eut la douleur de
voir son ouvrage presqu’anéanti par la jalousie des principaux citoyens de
Crotone. Obligé de prendre la fuite, il erra de ville en ville, jusqu’au
moment où la mort, en terminant ses infortunes, fit taire l’envie, et
restituer à sa mémoire des honneurs que le souvenir de la persécution rendit
excessifs.
L’école d’Ionie doit son origine à Thalès ; celle d’Italie, à
Pythagore : ces deux écoles en ont formé d’autres, qui toutes ont produit de
grands hommes. Euclide en rassemblant leurs écrits, avait eu soin de les
distribuer relativement aux différents systèmes de philosophie. À la suite de
quelques traités, peut-être faussement attribués à Thalès, on voyait les
ouvrages de ceux qui se sont transmis sa doctrine, et qui ont été
successivement placés à la tête de son école. Ce sont Anaximandre,
Anaximène, Anaxagore qui le premier enseigna la philosophie à Athènes,
Archélaüs qui fut le maître de Socrate. Leurs ouvrages traitent de la
formation de l’univers, de la nature des choses, de la géométrie et de l’astronomie.
Les traités suivans avaient beaucoup plus de rapport à la morale ; car
Socrate, ainsi que ses disciples, se sont moins occupés de la nature en
général, que de l’homme en particulier. Socrate n’a laissé par écrit qu’un
hymne en l’honneur d’Apollon, et quelques fables d’Ésope, qu’il mit en
vers pendant qu’il était en prison. Je trouvai chez Euclide ces deux petites
pièces et les ouvrages qui sont sortis de l’école de ce philosophe. Ils sont
presque tous en forme de dialogues, et Socrate en est le principal
interlocuteur, parce qu’on s’est proposé d’y rappeler ses conversations.
Je vis les dialogues de Platon, ceux d’Alexamène antérieurs à ceux de
Platon, ceux de Xénophon, ceux d’Eschine, ceux de Criton, de Simon, de
Glaucon, de Simmias, de Cébès, de Phaedon et d’Euclide, qui a fondé l’école
de Mégare, dirigée aujourd’hui par Eubulide son disciple. Il est sorti de l’école
d’Italie un beaucoup plus grand nombre d’écrivains que de celle d’Ionie ;
outre quelques traités qu’on attribue à Pythagore, et qui ne paraissent
point authentiques, la bibliothèque d’Euclide renfermait presque tous les
écrits des philosophes qui ont suivi ou modifié sa doctrine.
Tel fut Empédocle d’Agrigente, à qui les habitants de cette grande ville
offrirent la couronne, et qui aima mieux établir l’égalité parmi eux. Avec
des talents qui le rapprochaient d’Homère, il prêta les charmes de la
poésie aux matières les plus abstraites, et s’acquit tant de célébrité qu’il
fixa sur lui les regards des grecs assemblés aux jeux olympiques. Il disait aux
Agrigentins : « Vous courez après les plaisirs, comme si vous deviez mourir
demain ; vous bâtissez vos maisons, comme si vous ne deviez jamais mourir. »
Tels furent encore Épicharme, homme d’esprit, comme le sont beaucoup de
Siciliens, qui s’attira la disgrâce du roi Hiéron, pour s’être servi d’une
expression indécente en présence de l’épouse de ce prince, et l’inimitié
des autres philosophes, pour avoir révélé le secret de leurs dogmes dans ses
comédies ; Ocellus de Lucanie, Timée de Locres, auteurs moins brillants, mais
plus profonds et plus précis que les précédens ; Archytas de Tarente,
célèbre par des découvertes importantes dans les mécaniques ; Philolaüs de
Crotone, l’un des premiers parmi les Grecs, qui firent mouvoir la terre autour
du centre de l’univers ; Eudoxe que j’ai vu souvent chez Platon, et qui fut
à-la-fois géomètre, astronome, médecin et législateur ; sans parler d’un
Ecphantus, d’un Almaeon, d’un Hippasus, et d’une foule d’autres, tant
anciens que modernes, qui ont vécu dans l’obscurité, et sont devenus
célèbres après leur mort.
Une des tablettes fixa mon attention. Elle renfermait une suite de livres de
philosophie, tous composés par des femmes, dont la plupart furent attachées à
la doctrine de Pythagore. J’y trouvai le traité de la sagesse par
Périctione, ouvrage où brille une métaphysique lumineuse. Euclide me dit qu’Aristote
en faisait grand cas, et qu’il comptait en emprunter des notions sur la nature
de l’être et de ses accidents. Il ajouta que l’école d’Italie avait
répandu sur la terre plus de lumières que celle d’Ionie ; mais qu’elle
avait fait des écarts dont sa rivale devait naturellement se garantir. En
effet, les deux grands hommes qui les fondèrent, mirent dans leurs ouvrages l’empreinte
de leur génie. Thalès, distingué par un sens profond, eut pour disciples des
sages qui étudièrent la nature par des voies simples. Son école finit par
produire Anaxagore, et la plus saine théologie ; Socrate, et la morale la plus
pure. Pythagore dominé par une imagination forte, établit une secte de pieux
enthousiastes qui ne virent d’abord dans la nature que des proportions et des
harmonies, et qui, passant ensuite d’un genre de fictions à un autre,
donnèrent naissance à l’école d’Élée et à la métaphysique la plus
abstraite. Les philosophes de cette dernière école peuvent se diviser en deux
classes ; les uns, tels que Xénophanès, Parménide, Mélissus et Zénon, s’attachèrent
à la métaphysique ; les autres, tels que Leucippe, Démocrite, Protagoras,
etc. Se sont plus occupés de la physique. L’école d’Élée doit son
origine à Xénophanès de Colophon en Ionie (27).
Exilé de sa patrie qu’il avait célébrée par ses vers, il vint s’établir
en Sicile, où, pour soutenir sa famille, il n’eut d’autre ressource que de
chanter ses poésies en public, comme faisaient les premiers philosophes. Il
condamnait les jeux de hasard ; et quelqu’un l’ayant en conséquence traité
d’esprit faible et plein de préjugés, il répondit : « je suis le plus
faible des hommes pour les actions dont j’aurais à rougir. »
Parménide, son disciple, était d’une des plus anciennes et des plus riches
familles d’Élée. Il donna des lois si excellentes à sa patrie, que les
magistrats obligent tous les ans chaque citoyen d’en jurer l’observation.
Dans la suite, dégoûté du crédit et de l’autorité, il se livra tout
entier à la philosophie, et passa le reste de ses jours dans le silence et dans
la méditation. La plupart de ses écrits sont en vers.
Zénon d’élée qui fut son disciple et qu’il adopta, vit un tyran s’élever
dans une ville libre, conspira contre lui, et mourut sans avoir voulu déclarer
ses complices. Ce philosophe estimait le public autant qu’il s’estimait
lui-même. Son âme, si ferme dans le danger, ne pouvait soutenir la calomnie.
Il disait : « Pour être insensible au mal qu’on dit de moi, il faudrait que
je le fusse au bien qu’on en dit. » On voit parmi les philosophes, et surtout
parmi ceux de l’école d’Élée, des hommes qui se sont mêlés de l’administration
de l’état, tels que Parménide et Zénon. On en voit d’autres qui ont
commandé des armées. Archytas remporta plusieurs avantages à la tête des
troupes des Tarentins. Mélissus, disciple de Parménide, vainquit les
Athéniens dans un combat naval. Ces exemples, et d’autres qu’on pourrait
citer, ne prouvent pas que la philosophie suffise pour former des hommes d’état
ou de grands généraux ; ils montrent seulement qu’un homme d’état et un
grand général peuvent cultiver la philosophie. Leucippe s’écarta des
principes de Zénon son maître, et communiqua les siens à Démocrite d’Abdère
en Thrace.
Ce dernier était né dans l’opulence ; mais il ne se réserva qu’une partie
de ses biens, pour voyager, à l’exemple de Pythagore, chez les peuples que
les Grecs traitent de barbares, et qui avaient le dépôt des sciences. à son
retour, un de ses frères qu’il avait enrichi de ses dépouilles, pourvut à
ses besoins réduits au pur nécessaire ; et pour prévenir l’effet d’une
loi qui privait de la sépulture le citoyen convaincu d’avoir dissipé l’héritage
de ses pères, Démocrite lut, en présence des habitants d’Abdère, un
ouvrage qui lui concilia leur estime et leur admiration. Il passa le reste de sa
vie dans une retraite profonde ; heureux, parce qu’il avait une grande passion
qu’il pouvait toujours satisfaire, celle de s’instruire par ses réflexions,
et d’instruire les autres par ses écrits.
Protagoras, né de parents pauvres et occupés d’ouvrages serviles, fut
découvert et élevé par Démocrite, qui démêla et étendit son génie. C’est
ce même Protagoras qui devint un des plus illustres sophistes d’Athènes, où
il s’était établi ; il donna des lois aux thuriens d’Italie, écrivit sur
la philosophie, fut accusé d’athéisme, et banni de l’Attique. Ses
ouvrages, dont on fit une perquisition sévère dans les maisons des
particuliers, furent brûlés dans la place publique. Je ne sais si c’est aux
circonstances des temps, ou à la nature de l’esprit humain, qu’on doit
attribuer une singularité qui m’a toujours frappé. C’est que dès qu’il
paraît dans une ville un homme de génie ou de talent, aussitôt on y voit des
génies et des talents, qui sans lui ne se seraient peut-être jamais
développés. Cadmus et Thalès dans Milet, Pythagore en Italie, Parménide dans
la ville d’Élée, Eschyle et Socrate dans Athènes, ont créé, pour ainsi
dire, dans ces différentes contrées, des générations d’esprits jaloux d’atteindre
ou de surpasser leurs modèles. Abdère même, cette petite ville si renommée
jusqu’ici pour la stupidité de ses habitants, eut à peine produit
Démocrite, qu’elle vit paraître Protagoras ; et ce dernier sera remplacé
par un citoyen de la même ville, par Anaxarque, qui annonce déja les plus
grandes dispositions. Parmi les auteurs qui ont écrit sur la philosophie, je ne
dois pas omettre le ténébreux Héraclite d’Éphèse ; car c’est le nom qu’il
a mérité par l’obscurité de son style. Cet homme, d’un caractère sombre
et d’un orgueil insupportable, commença par avouer qu’il ne savait rien, et
finit par dire qu’il savait tout. Les Éphésiens voulurent le placer à la
tête de leur république ; il s’y refusa, outré de ce qu’ils avaient
exilé Hermodore son ami. Ils lui demandèrent des lois ; il répondit qu’ils
étaient trop corrompus. Devenu odieux à tout le monde, il sortit d’éphèse,
et se retira sur les montagnes voisines, ne se nourrissant que d’herbes
sauvages, et ne retirant d’autre plaisir de ses méditations, que de haïr
plus vigoureusement les hommes.
Socrate ayant achevé la lecture d’un ouvrage d’Héraclite, dit à Euripide
qui le lui avait prêté : « Ce que j’en ai compris est excellent ; je crois
que le reste l’est aussi : mais on risque de s’y noyer, si l’on n’est
aussi habile qu’un plongeur de Délos. »
Les ouvrages de ces écrivains célèbres étaient accompagnés de quantité d’autres,
dont les auteurs sont moins connus. Pendant que je félicitais Euclide d’une
si riche collection, je vis entrer dans la bibliothèque un homme vénérable
par la figure, l’âge et le maintien. Ses cheveux tombaient sur ses épaules ;
son front était ceint d’un diadème et d’une couronne de myrte. C’était
Callias l’hiérophante, ou le grand-prêtre de Cérès, l’intime ami d’Euclide,
qui eut l’attention de me présenter à lui, et de le prévenir en ma faveur.
Après quelques moments d’entretien, je retournai à mes livres. Je les
parcourais avec un saisissement dont Callias s’aperçut. Il me demanda si je
serais bien aise d’avoir quelque notion de la doctrine qu’ils renferment. Je
vous répondrai, lui dis-je avec chaleur, comme autrefois un de mes ancêtres à
Solon : « Je n’ai quitté la Scythie, je n’ai traversé des régions
immenses, et affronté les tempêtes du Pont-Euxin, que pour venir m’instruire
parmi vous. »
C’en est fait, je ne sors plus d’ici ; je vais dévorer les écrits de vos
sages ; car sans doute il doit résulter de leurs travaux de grandes vérités
pour le bonheur des hommes. Callias sourit de ma résolution, et peut-être en
eut-il pitié. On peut en juger par le discours suivant.
1. Voyez
chapitre XIV de cet ouvrage.
2. Ces jeux servaient à graver dans leur mémoire le
calcul de certaines permutations : ils apprenaient, par exemple, que 3 nombres.
3 lettres pouvaient se combiner de 6 façons différentes; 4, de 24 façons; 5,
de 120; 6,de 720. et ainsi de suite, en multipliant la somme des combinaisons
données par le nombre suivant.
3. 900 livres.
4. Quelques savants critiques ont prétendu que
tette lettre n'était pas d'Isocrate ; mais leur opinion n'est fondée que sur
des conjectures. (Voyez Fabricius, et les Mémoires de l'Académie des
belles-lettres.)
5. Il paraît que dans l'origine ce mot
désignait la vue. Dans Homère, le mot nñv
signifie quelquefois je vois. La même signification s'est conservée dans le
mut pronoÛa,
que les Latins ont rendu par provisio, providentia. C'est ce qui
fait dire à Aristote que l'intelligence, noèw,
est dans l'âme ce quela vue est dans l'oeil.
6. Xénophon, d'après Socrate, donne le nom de sagesse
à la vertu qu'Aristote appelle larudence. Platon lui donne aussi quelquefois la
même acception. Archytas, avant eux, avait dit que la prudence est la science
des biens qui conviennent à 'homme.
7. Aristote dit que Platon avait emprunté des
pythagoriciens une partie de sa doctrine sur les principes. C'est d'après eux
aussi qu'Aristote avait composé cette échelle ingénieuse qui plaçait chaque
vertu entre deux vices, dont l'un pèche par défaut, et l'autré par excès.
(Voyez ce que dit Théagès.)
Le tableau que je présente dans ce chapitre est composé d'une partie de
l'échelle d'Aristote et de quelques définitions répandues dans ses trois
traités de morale: l'un adressé à Nieomaque, le second appelé les Grandes
Morales, le troisième adressé à Eudème. Une étude réfléchie de ces
traités peut donner la véritable acception des mots employés par les
péripatéticiens pour désigner les vertus et les vices; mets je ne prétends
pas l'avoir bien fixée en français, quand je vois ces mêmes mots pris en
différents sens par les autres sectes philosophiques, et surtout par celle du
Portique.
8. Ces philosophes, ayant observé que tout ce
qui tombe sous les sens suppose génération, accroissement et destruction, ont
dit que toutes choses ont un commencement, un milieu et une fin; en conséquence
Archytas avait dit avant Platon, que le sage, marchant par la voie droite,
parvient à Dieu, qui est le principe, le milieu et la fin de tout ce qui se
fait avec justice.
9. Je suis obligé pour me faire entendre, d'employer
les syllabes dont nous nous servons pour solifier. Aulieu de mi, les Grecs
auraient dit, suivant la différence des temps, ou l'hypale, ou la mèse, ou
l'hypale des mèses
10. J'ai choisi pour premier degré de cette échelle le si,
et non la proslambanomène la, comme ont fait les écrivains postérieurs
à l'époque de ces entretiens. Le silence de Platon, d'Aristote et
d'Aristoméne me persuade que de leur temps la proslambanomène n'était pas
encore introduite dans le système musical.
11. Aristoxène parle des cinq tétracordes qui formaient de
son temps le grand système des Grecs. Il m'a paru que, du temps de Platon et
d'Aristote, ce système était moins étendu ; mais comme Aristoxène était
disciple d'Aristote j'ai cru pouvoir avancer que cette multiplicité de
tétracordes commençait à s'introduire du temps de ce dernier.
12. Platon dit qu'en bannissant la plupart des modes la lyre
aura moins de cordes. On multipliait donc les cordes suivant le nombre des
modes.
13. M. Burette prétend que les anciens avalent seize cent vingt
notes tant pour la tablature des voix que pour celle des instruments. Il ajoute
qu'après quelques années on pouvait à peine chanter ou solfier sur tous les
tons et dans tous les genres, eu s'accompagnant de la lyre. M. Rousseau et M.
Duclos ont dit la même thèse d'après M. Burette.
Ce dernier n'a pas donné son calcul ; mais on voit comment il a opéré. Il
part du temps où la musique avait 16 modes. Dans chaque mode chacune des 18
cordes de la lyre était affectée de deux notes : l'une pour la voix l'autre
pour l’instrument, ce qui faisait pour chaque mode 36 notes ; or il y avait 15
modes; il faut donc multiplier 36 par 15, et l'on a 540. Chaque mode, suivant
qu'il était exécuté dans l'un des tois genres, avait des notes différentes.
Il faut donc multiplier encore 540 par 3, ce qui donne en effet 1620.
M. Burette ne s'est pas rappelé que, dans une lyre de 18 cordes, 8 de ces
cordes étalent stables, et par conséquent affectées des mêmes signes, sur
quelque genre qu'on voulût monter la lyre.
Il m'a paru que toutes les notes employées dans les trois genres de chaque mode
montaient au nombre de 33 pour les voix, et autant pour les instruments, en tout
66. Multiplions à présent le nombre des notes par celui des modes, c’est-à-dire
66 par 15; au lieu de 1620 notes que supposait M. Burette, nous n'en aurons que
990 dont 495 pour les voix, et autant pour les instruments.
Malgré cette réduction. on sera d'abord effrayé de cette quantité de signes
autrefois employés dans la musique, et l'on ne se souviendra pas que nous en
avons un très grand nombre nous-mêmes, puisque nos clefs, nos dièses et nos
bémols changent la valeur d'une note posée sur chaque ligne et dans chaque
intervalle. Les Grecs en avaient plus que nous ; leur tablature exigeait donc
plus d'étude que la nôtre. Mais je suis bien éloigné de croire avec M.
Burette qu'il fallût des années entières pour s'y familiariser.
14. On ne s'accorde pas tout à fait sur le caractère de
l'harmonie phrygienne. Suivant Platon, plus tranquille que la dorienne, elle
inspirait la modération et convenait à un homme qui invoque les dieux. Suivant
Aristote, elle était turbulente et propre à l'enthousiasme. Il cite les airs
d'Olympe, qui remplissaient l'âme d'une fureur divine. Cependant Olympe avait
composé sur ce mode un nome pour la sage Minerve. Hyagnis, plus ancien
qu'Olympe, auteur de plusieurs hymnes sacrés, y avait employé l'harmonie
phrygienne.
15. Plutarque dit que les musiciens de son temps feraient de
vains efforts pour imiter la manière d'Olympe. Le célèbre Tartini s'exprime
dans les mêmes termes lorsqu'il parle des anciens chants d'église : «
Bisogna, dit-il, confessar certamente esservene qualcheduna (cantilena) talmente
piena di gravita, maesta e dolcezzà congiunta a somma simplicita musicale, che
noi moderni duraremmo fatica molta ».
16. Pour justifier cette expression, il faut se rappeler
l'extrême licence qui, du temps de Platon, existait dans la plupart des
républiques de la Grèce. Après avoir altéré les institutions dent elle
ignorait l'objet, elle détruisit par dés entreprises successives les liens les
plus sacrés du corps politique. On commença par varier les chants consacrés
aux cultes des dieux ; on finit par se jouer des serments faits en leur
présence. À l'aspect de la corruption générale, quelques philosophes ne
craignirent pas d'avancer que, dans un état qui se conduit encore plus par les
moeurs que par les lois, les moindres innovations sont dangereuses, parce
qu'elles en entraînent bientôt de plus grandes; aussi n'est-ce pas à la
musique seule qu'ils ordonnèrent de ne pas toucher. La défense devait
s'étendre aux jeux, aux spectacles, aux exercices du Gymnase, etc. Au reste,
ces idées avaient été empruntées des Égyptiens. Ce peuple, ou plutôt ceux
qui le gouvernaient, jaloux de maintenir leur autorité, ne conçurent pas
d'autre moyen, pour réprimer l'inquiétude des esprits, que de les arrêter
dans leurs premiers écarts; de là ces lois qui défendaient aux artistes de
prendre le moindre essor, et les obligeaient à copier servilement ceux oui les
avaient précédés.
17. Voici une remarque de Tartini : " La musique n'est
plus que l'art de combiner des sons; il ne lui reste que sa parte matérielle,
absolument dépouillée de l'esprit dont elle était autrefois animée ; en
secouant les règles qui dirigeaient son action sur un seul point, elle ne l'a
portée que sut des généralités. Si elle me donne des impressions de joie ou
de douleur, elles sont vagues et incertaines. Or l'effet de l'art n'est entier
que lorsqu'il est particulier et individuel ? »
18. Voyez le chapitre XX de cet ouvrage.
19. Sosie est le nom d’un esclave, Sosistrate celui d’un
homme libre. Stratia signifie armée.
20. Voyez les manuscrits d'Herculanum.
21. Après la mort de Speusippe, disciple de Platon, Aristote
acheta ses livres, qui étaient en petit nombre, et en donna trois talents,
c'est-à-dire seize mille deux cents livres (Diog. Laërt. lib. IV, § 5. Aul.
Gell. lib. III, cap. 17.
22. Neuf mille livres.
23. L’an 580 avant J.-C.
24. Vers l’an 640 avant J.-C
25. Vers l’an 548 avant J.-C.
26. Voyez le chapitre LXXV.
27. Né vers l’an 556 avant J.-C. (Bruck. Hist. philos. P.
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