Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
J’avais
souvent passé des saisons entières en différentes maisons de campagne.
J’avais souvent traversé l’Attique. Je rassemble ici les singularités qui
m’ont frappé dans mes courses. Les champs se trouvent séparés les uns des
autres par des haies ou par des murailles. C’est une sage institution que de désigner,
comme on fait, ceux qui sont hypothéqués, par de petites colonnes chargées
d’une inscription qui rappelle les obligations contractées avec un premier créancier.
De pareilles colonnes, placées devant les maisons, montrent à tous les yeux
qu’elles sont engagées ; et le prêteur n’a point à craindre que des créances
obscures fassent tort à la sienne.
Le possesseur d’un champ ne peut y creuser un puits, y construire une maison
ou une muraille, qu’à une certaine distance du champ voisin, distance fixée
par la loi.
Il ne doit pas non plus détourner sur la terre de son voisin, les eaux qui
tombent des hauteurs dont la sienne est entourée : mais il peut les conduire
dans le chemin public, et c’est aux propriétaires limitrophes de s’en
garantir. En certains endroits, les pluies sont reçues dans des canaux qui les
transportent au loin.
Apollodore avait une possession considérable auprès d’Eleusis. Il m’y
mena. C’était au temps de la moisson. La campagne était couverte d’épis
jaunissants, et d’esclaves qui les faisaient tomber sous la faux tranchante.
De jeunes enfants les ramassaient, et les présentaient à ceux qui en formaient
des gerbes. On s’était mis à l’ouvrage au lever de l’aurore. Tous ceux
de la maison devaient y participer. Dans un coin du champ, à l’ombre d’un
grand arbre, des hommes préparaient la viande, des femmes faisaient cuire des
lentilles, et versaient de la farine dans des vases pleins d’eau bouillante,
pour le dîné des moissonneurs, qui s’animaient au travail par des chansons
dont la plaine retentissait.
Courage, amis! point de repos;
Aux champs qu'on se disperse,
Sous la faux de Cérès que l'épi se renverse.
Déesse des moissons, préside à nos travauxl
Veux-tu grossir le grain de tes épis nouveaux.
Rassemble tes moissons dans la plaine étalées,
Et des gerbes amoncelées
Présente ii l'aquilon les fréles chalumeaux.
Travaillons, le jour luit, l'alouette s'éveille :
Il est temps de dormir alors qu'elle sommeille.
Dans les autres couplets, on enviait le sort de la grenouille qui a
toujours de quoi boire en abondance ; on plaisantait sur l’économie de
l’intendant des esclaves, et l’on exhortait les ouvriers à fouler le blé
à l’heure du midi, parce que le grain se détache alors plus aisément des
tuniques qui l’enveloppent.
Les gerbes transportées dans l’aire, y sont disposées en rond et par
couches. Un des travailleurs se place dans le centre, tenant d’une main un
fouet, et de l’autre une longe, avec laquelle il dirige les bœufs, chevaux ou
mulets, qu’il fait marcher ou trotter autour de lui. Quelques-uns de ses
compagnons retournent la paille, et la repoussent sous les pieds des animaux,
jusqu’à ce qu’elle soit entièrement brisée ; d’autres en jettent des
pelletées en l’air : un vent frais qui, dans cette saison, se lève communément
à la même heure transporte les brins de paille à une légère distance, et
laisse tomber à plomb les grains, que l’on renferme dans des vases de terre
cuite.
Quelques mois après nous retournâmes à la campagne d’Apollodore. Les
vendangeurs détachaient les raisins suspendus aux vignes, qui s’élevaient à
l’appui des échalas. De jeunes garçons et de jeunes filles en remplissaient
des paniers d’osier, et les portaient au pressoir. Avant de les fouler,
quelques fermiers font transporter chez eux les sarments chargés de grappes ;
ils ont soin de les exposer au soleil pendant dix jours, et de les tenir à
l’ombre pendant cinq autres jours.
Les uns conservent le vin dans des tonneaux, les autres dans des outres, ou dans
des vases de terre.
Pendant qu’on foulait la vendange, nous écoutions avec plaisir les chansons
du pressoir ; c’est ainsi qu’on les appelle. Nous en avions entendu
d’autres pendant le dîné des vendangeurs, et dans les différents
intervalles de la journée, où la danse se mêlait au chant.
La moisson et la vendange se terminent par des fêtes célébrées avec ces
mouvements rapides que produit l’abondance, et qui se diversifient suivant la
nature de l’objet. Le blé étant regardé comme le bienfait d’une déesse
qui pourvoit à nos besoins ; et le vin, comme le présent d’un dieu qui
veille sur nos plaisirs ; la reconnaissance pour Cérès s’annonce par une
joie vive et tempérée ; celle pour Bacchus, par tous les transports du délire.
Au temps des semailles et de la fenaison, on offre également des sacrifices ;
pendant la récolte des olives et des autres fruits, on pose de même sur les
autels, les prémices des présents qu’on a reçus du ciel. Les grecs ont
senti que dans ces occasions le cœur a besoin de se répandre, et d’adresser
des hommages aux auteurs du bienfait.
Outre ces fêtes générales, chaque bourg de l’Attique en a de particulières,
où l’on voit moins de magnificence, mais plus de gaieté que dans celles de
la capitale : car les habitants de la campagne ne connaissent guère les joies
feintes. Toute leur âme se déploie dans les spectacles rustiques et dans les
jeux innocents qui les rassemblent. Je les ai vus souvent autour de quelques
outres remplies de vin, et frottées d’huile à l’extérieur. De jeunes gens
sautaient dessus à cloche-pied ; et par des chutes fréquentes, excitaient un
rire universel. à côté, des enfants se poursuivaient courant sur un seul
pied. D’autres jouaient à pair ou non ; d’autres, à colin-maillard.
D’autres s’appuyant tour à tour sur les pieds et sur les mains, imitaient
en courant le mouvement d’une roue. Quelquefois une ligne tracée sur le
terrain, les divisait en deux bandes ; on jouait à jour ou nuit (1);
le parti qui avait perdu prenait la fuite, l’autre courait pour l’atteindre
et faire des prisonniers. Ces amusements ne sont qu’à l’usage des enfants
dans la ville ; mais à la campagne, les hommes faits ne rougissent pas de s’y
livrer.
Euthymène, un de nos amis, s’était toujours reposé, pour la régie de ses
biens, sur la vigilance et la fidélité d’un esclave qu’il avait mis à la
tête des autres. Convaincu enfin que l’œil du maître vaut mieux que celui
d’un intendant, il prit le parti de se retirer à sa maison de campagne, située
au bourg d’Acharnes, à 60 stades d’Athènes (2).
Nous allâmes le voir quelques années après. Sa santé, autrefois
languissante, s’était rétablie. Sa femme et ses enfants partageaient et
augmentaient son bonheur. Notre vie est active et n’est point agitée, nous
dit-il ; nous ne connaissons pas l’ennui, et nous savons jouir du présent.
Il nous montra sa maison récemment construite. Il l’avait exposée au midi,
afin qu’elle reçût en hiver la chaleur du soleil, et qu’elle en fût
garantie en été, lorsque cet astre est dans sa plus grande élévation.
L’appartement des femmes était séparé de celui des hommes par des bains,
qui empêchaient toute communication entre les esclaves de l’un et de
l’autre sexe. Chaque pièce répondait à sa destination ; on conservait le blé
dans un endroit sec, le vin dans un lieu frais. Nulle recherche dans les
meubles, mais partout une extrême propreté. Couronnes et encens pour les
sacrifices, habits pour les fêtes, armures et vêtements pour la guerre,
couvertures pour les différentes saisons, ustensiles de cuisine, instruments à
moudre le blé, vases à pétrir la farine, provisions pour l’année et pour
chaque mois en particulier, tout se trouvait avec facilité, parce que tout était
à sa place et rangé avec symétrie. Les habitants de la ville, disait Euthymène,
ne verraient qu’avec mépris un arrangement si méthodique. Ils ne savent pas
qu’il abrège le temps des recherches, et qu’un sage cultivateur doit dépenser
ses moments avec la même économie que ses revenus. J’ai établi dans ma
maison, ajouta-t-il, une femme de charge intelligente et active. Après m’être
assuré de ses mœurs, je lui ai remis un mémoire exact de tous les effets déposés
entre ses mains. Et comment récompensez-vous ses services, lui dis-je ? Par
l’estime et par la confiance, répondit-il ; depuis que nous l’avons mise
dans le secret de nos affaires, elles sont devenues les siennes. Nous donnons la
même attention à ceux de nos esclaves qui montrent du zèle et de la fidélité.
Ils sont mieux chauffés et mieux vêtus. Ces petites distinctions les rendent
sensibles à l’honneur, et les retiennent dans leur devoir, mieux que ne
ferait la crainte des supplices. Nous nous sommes partagé, ma femme et moi, les
soins de l’administration. Sur elle roulent les détails de l’intérieur,
sur moi ceux du dehors. Je me suis chargé de cultiver et d’améliorer le
champ que j’ai reçu de mes pères ; Laodice veille sur la recette et sur la dépense,
sur l’emplacement et sur la distribution du blé, du vin, de l’huile et des
fruits qu’on remet entre ses mains : c’est elle encore qui entretient la
discipline parmi nos domestiques, envoyant les uns aux champs, distribuant aux
autres la laine, et leur apprenant à la préparer, pour en faire des vêtements.
Son exemple adoucit leurs travaux ; et quand ils sont malades, ses attentions,
ainsi que les miennes, diminuent leurs souffrances. Le sort de nos esclaves nous
attendrit : ils ont tant de droits et de dédommagements à réclamer !
Après avoir traversé une basse-cour peuplée de poules, de canards et
d’autres oiseaux domestiques, nous visitâmes l’écurie, la bergerie, ainsi
que le jardin des fleurs, où nous vîmes successivement briller les narcisses,
les jacinthes, les anémones, les iris, les violettes de différentes couleurs,
les roses de diverses espèces, et toutes sortes de plantes odoriférantes. Vous
ne serez pas surpris, me dit-il, du soin que je prends de les cultiver : vous
savez que nous en parons les temples, les autels, les statues de nos dieux ; que
nous en couronnons nos têtes dans nos repas et dans nos cérémonies saintes ;
que nous les répandons sur nos tables et sur nos lits ; que nous avons même
l’attention d’offrir à nos divinités les fleurs qui leur sont les plus agréables.
D’ailleurs un agriculteur ne doit point négliger les petits profits ; toutes
les fois que j’envoie au marché d’Athènes, du bois, du charbon, des denrées
et des fruits, j’y joins quelques corbeilles de fleurs qui sont enlevées à
l’instant.
Euthymène nous conduisit ensuite dans son champ qui avait plus de 40 stades de
circuit (3), et dont il avait retiré l’année précédente,
plus de 1000 médimnes d’orge, et de 800 mesures de vin. Il avait 6 bêtes de
somme qui portaient tous les jours au marché, du bois et plusieurs sortes de
matériaux, et qui lui rendaient par jour 12 drachmes (4).
Comme il se plaignait des inondations qui emportaient quelquefois sa récolte,
nous lui demandâmes pourquoi il n’avait pas fixé sa demeure dans un canton
moins sujet à de pareils accidents. On m’a souvent proposé des échanges
avantageux, répondit-il, et vous allez voir pourquoi je les ai refusés. Il
ouvrit dans ce moment la porte d’une enceinte, où nous trouvâmes un gazon
entouré de cyprès. Voici les tombeaux de ma famille, nous dit-il. Là même,
sous ces pavots, je vis creuser la fosse où mon père fut déposé ; à côté,
celle de ma mère. Je viens quelquefois m’entretenir avec eux ; je crois les
voir et les entendre. Non, je n’abandonnerai jamais cette terre sacrée. Mon
fils, dit-il ensuite à un jeune enfant qui le suivait, après ma mort, vous me
placerez auprès des auteurs de mes jours ; et quand vous aurez le malheur de
perdre votre mère, vous la placerez auprès de moi ; souvenez-vous-en. Son fils
le promit, et fondit en larmes.
Le bourg d’Acharnes est plein de vignobles. Toute l’Attique est couverte
d’oliviers ; c’est l’espèce d’arbre qu’on y soigne le plus. Euthymène
en avait planté un très grand nombre, et surtout le long des chemins qui
bornaient sa terre : il les avait éloignés de neuf pieds l’un de l’autre ;
car il savait que leurs racines s’étendent au loin. Il n’est permis à
personne d’en arracher dans son fonds plus de deux par an, à moins que ce ne
soit pour quelque usage autorisé par la religion. Celui qui viole la loi, est
obligé de payer pour chaque pied d’arbre, cent drachmes (5)
à l’accusateur, et cent autres au fisc. On en prélève le dixième pour le
trésor de Minerve.
On trouve souvent des bouquets d’oliviers, laissés en réserve, et entourés
d’une haie. Ils n’appartiennent pas au propriétaire du champ, mais au
temple de cette déesse. On les afferme, et le produit en est uniquement destiné
au maintien de son culte. Si le propriétaire en coupait un seul, quand même ce
ne serait qu’un tronc inutile, il serait puni par l’exil et par la
confiscation de ses biens. C’est l’aréopage qui connaît des délits
relatifs aux diverses espèces d’oliviers, et qui envoie de temps en temps des
inspecteurs pour veiller à leur conservation.
En continuant notre tournée, nous vîmes défiler auprès de nous un nombreux
troupeau de moutons, précédés et suivis de chiens destinés à écarter les
loups. Chaque mouton était enveloppé d’une couverture de peau. Cette
pratique, empruntée des mégariens, garantit la toison des ordures qui la
saliraient, et la défend contre les haies qui pourraient la déchirer.
J’ignore si elle contribue à rendre la laine plus fine ; mais je puis dire
que celle de l’Attique est très belle, et j’ajoute que l’art de la
teinture est parvenu au point de la charger de couleurs qui ne s’effacent
jamais.
J’appris en cette occasion que les brebis s’engraissent d’autant plus
qu’elles boivent davantage ; que pour provoquer leur soif, on mêle souvent du
sel dans leur nourriture, et qu’en été surtout, on leur en distribue, chaque
cinquième jour, une mesure déterminée : c’est un médimne (6)
pour cent brebis. J’appris encore qu’en faisant usage de sel, elles donnent
plus de lait. Au pied d’un petit coteau qui terminait une prairie, on avait
placé, au milieu des romarins et des genets, quantité de ruches à miel.
Remarquez, nous disait Euthymène, avec quel empressement les abeilles exécutent
les ordres de leur souveraine : car c’est elle qui ne pouvant souffrir
qu’elles restent oisives, les envoie dans cette belle prairie, rassembler les
riches matériaux dont elle règle l’usage ; c’est elle qui veille à la
construction des cellules, et à l’éducation des jeunes abeilles ; et quand
les élèves sont en état de pourvoir à leur subsistance, c’est elle encore
qui en forme un essaim, et les oblige de s’expatrier sous la conduite d’une
abeille qu’elle a choisie (7).
Plus loin, entre des collines enrichies de vignobles, s’étendait une plaine où
nous vîmes plusieurs paires de bœufs, dont les uns traînaient des tombereaux
de fumier, dont les autres attelés à des charrues, traçaient de pénibles
sillons. On y sèmera de l’orge, disait Euthymène ; c’est l’espèce de blé
qui réussit le mieux dans l’Attique. Le froment qu’on y recueille, donne à
la vérité un pain très agréable au goût, mais moins nourrissant que celui
de la Béotie ; et l’on a remarqué plus d’une fois que les athlètes Béotiens,
quand ils séjournent à Athènes, consomment en froment deux cinquièmes de
plus qu’ils n’en consomment dans leur pays. Cependant ce pays confine à
celui que nous habitons ; tant il est vrai qu’il faut peu de chose pour
modifier l’influence du climat. En voulez-vous une autre preuve ? L’île de
Salamine touche à l’Attique, et les grains y mûrissent beaucoup plus tôt
que chez nous.
Les discours d’Euthymène, les objets qui s’offraient à mes regards, commençaient
à m’intéresser. J’entrevoyais déjà que la science de l’agriculture
n’est pas fondée sur une aveugle routine, mais sur une longue suite
d’observations. Il paraît, disait notre guide, que les Égyptiens nous en
communiquèrent autrefois les principes. Nous les fîmes passer aux autres
peuples de la Grèce, dont la plupart, en reconnaissance d’un si grand
bienfait, nous apportent tous les ans les prémices de leurs moissons. Je sais
que d’autres villes grecques ont les mêmes prétentions que nous. Mais à
quoi servirait de discuter leurs titres ? Les arts de première nécessité ont
pris naissance parmi les plus anciennes nations ; et leur origine est d’autant
plus illustre, qu’elle est plus obscure.
Celui du labourage, transmis aux grecs, s’éclaira par l’expérience ; et
quantité d’écrivains en ont recueilli les préceptes. Des philosophes célèbres,
tels que Démocrite, Archytas, Epicharme, nous ont laissé des instructions
utiles sur les travaux de la campagne ; et plusieurs siècles auparavant, Hésiode
les avait chantés dans un de ses poèmes : mais un agriculteur ne doit pas
tellement se conformer à leurs décisions, qu’il n’ose pas interroger la
nature, et lui proposer de nouvelles lois. Ainsi, lui dis-je alors, si j’avais
un champ à cultiver, il ne suffirait pas de consulter les auteurs dont vous
venez de faire mention. Non, me répondit-il ; ils indiquent des procédés
excellents, mais qui ne conviennent ni à chaque terrain, ni à chaque climat.
Supposons que vous vous destiniez un jour à la noble profession que j’exerce,
je tâcherais d’abord de vous convaincre que tous vos soins, tous vos moments
sont dus à la terre, et que plus vous ferez pour elle, plus elle fera pour vous
; car elle n’est si bienfaisante, que parce qu’elle est juste.
J’ajouterais à ce principe, tantôt les règles qu’a confirmées l’expérience
des siècles, tantôt des doutes que vous éclairciriez par vous-même ou par
les lumières des autres. Je vous dirais par exemple : choisissez une exposition
favorable ; étudiez la nature des terrains et des engrais propres à chaque
production ; sachez dans quelle occasion il faudra mêler des terres de différentes
espèces, dans quelle autre on doit mêler la terre avec le fumier, ou le fumier
avec la graine. S’il était question de la culture du blé en particulier,
j’ajouterais : multipliez les labours ; ne confiez pas à la terre le grain
que vous venez de récolter, mais celui de l’année précédente ; semez plus
tôt ou plus tard, suivant la température de la saison ; plus ou moins clair,
suivant que la terre est plus ou moins légère : mais semez toujours également.
Votre blé monte-t-il trop haut ? Ayez soin de le tondre, ou plutôt de le faire
brouter par des moutons ; car le premier de ces procédés est quelquefois
dangereux : le grain s’allonge et devient maigre. Avez-vous beaucoup de paille
? Ne la coupez qu’à moitié ; le chaume que vous laisserez sera brûlé sur
la terre, et lui servira d’engrais. Serrez votre blé dans un endroit bien sec
; et pour le garder longtemps, prenez la précaution, non de l’étendre, mais
de l’amonceler, et même de l’arroser.
Euthymène nous donna plusieurs autres détails sur la culture du blé, et s’étendit
encore plus sur celle de la vigne. C’est lui qui va parler. Il faut être
attentif à la nature du plant que l’on met en terre, aux labours qu’il
exige, aux moyens de le rendre fécond. Quantité de pratiques, relatives à ces
divers objets, et souvent contradictoires entre elles, se sont introduites dans
les différents cantons de la Grèce.
Presque partout on soutient les vignes avec des échalas. On ne les fume que
tous les quatre ans, et plus rarement encore ; des engrais plus fréquents
finiraient par les brûler. La taille fixe principalement l’attention des
vignerons. L’objet qu’on s’y propose est de rendre la vigne plus
vigoureuse, plus féconde et plus durable.
Dans un terrain nouvellement défriché, vous ne taillerez un jeune plant qu’à
la troisième année, et plus tard, dans un terrain cultivé depuis longtemps.
À l’égard de la saison, les uns soutiennent que cette opération doit s’exécuter
de bonne heure, parce qu’il résulte des inconvénients de la taille qu’on
fait soit en hiver, soit au printemps ; de la 1re, que la plaie ne
peut se fermer, et que les yeux risquent de se dessécher par le froid ; de la 2e,
que la sève s’épuise, et inonde les yeux laissés auprès de la plaie.
D’autres établissent des distinctions relatives à la nature du sol. Suivant
eux, il faut tailler en automne les vignes qui sont dans un terrain maigre et
sec ; au printemps, celles qui sont dans une terre humide et froide ; en hiver,
celles qui sont dans un terrain ni trop sec, ni trop humide. Par ces divers procédés,
les premières conservent la sève qui leur est nécessaire, les secondes
perdent celle qui leur est inutile, toutes produisent un vin plus exquis. Une
preuve, disent-ils, que dans les terres humides, il faut différer la taille
jusqu’au printemps, et laisser couler une partie de la sève, c’est
l’usage où l’on est de semer, à travers les vignes, de l’orge et des fèves,
qui absorbent l’humidité, et qui empêchent la vigne de s’épuiser en
rameaux inutiles.
Une autre question partage les vignerons : faut-il tailler long ou court ? Les
uns se règlent sur la nature du plant ou du terrain ; d’autres, sur la moelle
des sarments. Si cette moelle est abondante, il faut laisser plusieurs jets et
fort courts, afin que la vigne produise plus de raisins. Si la moelle est en
petite quantité, on laissera moins de jets, et on taillera plus long.
Les vignes qui portent beaucoup de rameaux et peu de grappes, exigent qu’on
taille long les jets qui sont au sommet, et court les jets les plus bas, afin
que la vigne se fortifie par le pied, et qu’en même temps les rameaux du
sommet produisent beaucoup de fruit.
Il est avantageux de tailler court les jeunes vignes, afin qu’elles se
fortifient ; car les vignes que l’on taille long, donnent à la vérité plus
de fruit, mais périssent plus tôt.
Je ne parlerai pas des différents labours qu’exige la vigne, ni de plusieurs
pratiques dont on a reconnu l’utilité. On voit souvent les vignerons répandre
sur les raisins une poussière légère, pour les garantir des ardeurs du
soleil, et pour d’autres raisons qu’il serait trop long de rapporter. On les
voit d’autres fois! Ôter une partie des feuilles, afin que le raisin plus
exposé au soleil, mûrisse plus tôt.
Voulez-vous rajeunir un sep de vigne près de périr de vétusté ? Déchaussez-le
d’un côté ; épluchez et nettoyez ses racines ; jetez dans la fosse diverses
espèces d’engrais que vous couvrirez de terre. Il ne vous rendra presque rien
la première année ; mais au bout de trois ou quatre ans, il aura repris son
ancienne vigueur. Si dans la suite vous le voyez s’affaiblir encore, faites la
même opération de l’autre côté ; et cette précaution, prise tous les dix
ans, suffira pour éterniser en quelque façon cette vigne.
Pour avoir des raisins sans pépins, il faut prendre un sarment, le fendre légèrement
dans la partie qui doit être enterrée, ôter la moelle de cette partie, réunir
les deux branches séparées par la fente, les couvrir de papier mouillé, et
les mettre en terre. L’expérience réussit mieux, si avant de planter le
sarment, on met sa partie inférieure, ainsi préparée, dans un oignon marin.
On connaît d’autres procédés pour parvenir au même but.
Désirez-vous tirer du même sep, des raisins, les uns blancs, les autres noirs,
d’autres dont les grappes présenteront des grains de l’une et de l’autre
couleur ? Prenez un sarment de chaque espèce ; écrasez-les dans leurs parties
supérieures, de manière qu’elles s’incorporent, pour ainsi dire, et
s’unissent étroitement ; liez-les ensemble, et dans cet état, mettez les
deux sarments en terre. Nous demandâmes ensuite à Euthymène quelques
instructions sur les potagers et sur les arbres fruitiers. Les plantes potagères,
nous dit-il, lèvent plus tôt, quand on se sert de graines de deux ou trois
ans. Il en est qu’il est avantageux d’arroser avec l’eau salée. Les
concombres (8) ont plus de douceur, quand leurs
graines ont été macérées dans du lait pendant deux jours. Ils réussissent
mieux dans les terrains naturellement un peu humides, que dans les jardins où
on les arrose fréquemment. Voulez-vous qu’ils viennent plus tôt ? Semez-les
d’abord dans des vases, et arrosez-les avec de l’eau tiède ; mais je vous
préviens qu’ils auront moins de goût que si vous les aviez arrosés avec de
l’eau froide. Pour qu’ils deviennent plus gros, on a l’attention, quand
ils commencent à se former, de les couvrir d’un vase, ou de les introduire
dans une espèce de tube. Pour les garder longtemps, vous aurez soin de les
couvrir, et de les tenir suspendus dans un puits. C’est en automne, ou plutôt
au printemps, qu’on doit planter les arbres : il faut creuser la fosse au
moins un an auparavant ; on la laisse longtemps ouverte, comme si l’air devait
la féconder. Suivant que le terrain est sec ou humide, les proportions de la
fosse varient ; communément on lui donne 2 pieds et demi de profondeur, et 2
pieds de largeur (9).
Je ne rapporte, disait Euthymène, que des pratiques connues et familières aux
peuples policés : et qui n’excitent pas assez leur admiration, repris-je
aussitôt. Que de temps, que de réflexions n’a-t-il pas fallu pour épier et
connaître les besoins, les écarts et les ressources de la nature ; pour la
rendre docile, et varier ou corriger ses productions ! Je fus surpris à mon
arrivée en Grèce, de voir fumer et émonder les arbres ; mais ma surprise fut
extrême, lorsque je vis des fruits dont on avait trouvé le secret de diminuer
le noyau, pour augmenter le volume de la chair ; d’autres fruits, et surtout
des grenades, qu’on faisait grossir sur l’arbre même, en les enfermant dans
un vase de terre cuite ; des arbres chargés de fruits de différentes espèces,
et forcés de se couvrir de productions étrangères à leur nature.
C’est par la greffe, me dit Euthymène, qu’on opère ce dernier prodige, et
qu’on a trouvé le secret d’adoucir l’amertume et l’âpreté des fruits
qui viennent dans les forêts. Presque tous les arbres des jardins ont éprouvé
cette opération, qui se fait pour l’ordinaire sur les arbres de même espèce.
Par exemple, on greffe un figuier sur un autre figuier, un pommier sur un
poirier, etc.
Les figues mûrissent plus tôt, quand elles ont été piquées par des
moucherons provenus du fruit d’un figuier sauvage, qu’on a soin de planter
tout auprès ; cependant on préfère celles qui mûrissent naturellement, et
les gens qui les vendent au marché ne manquent jamais d’avertir de cette différence.
On prétend que les grenades ont plus de douceur, quand on arrose l’arbre avec
de l’eau froide, et qu’on jette du fumier de cochon sur ses racines ; que
les amandes ont plus de goût, quand on enfonce des clous dans le tronc de
l’arbre, et qu’on en laisse couler la sève pendant quelque temps ; que les
oliviers ne prospèrent point, quand ils sont à plus de 300 stades de la mer.
On prétend encore, que certains arbres ont une influence marquée sur
d’autres arbres ; que les oliviers se plaisent dans le voisinage des
grenadiers sauvages, et les grenadiers des jardins dans celui des myrtes. On
ajoute enfin qu’il faut admettre la différence des sexes dans les arbres et
dans les plantes. Cette opinion est d’abord fondée sur l’analogie qu’on
suppose entre les animaux et d’autres productions de la nature ; ensuite, sur
l’exemple des palmiers, dont les femelles ne sont fécondées que par le duvet
ou la poussière qui est dans la fleur du mâle. C’est en Égypte et dans les
pays voisins, qu’on peut observer cette espèce de phénomène ; car en Grèce,
les palmiers élevés pour faire l’ornement des jardins, ne produisent point
de dattes, ou ne les amènent jamais à une parfaite maturité.
En général, les fruits ont dans l’Attique une douceur qu’ils n’ont pas
dans les contrées voisines. Ils doivent cet avantage moins à l’industrie des
hommes qu’à l’influence du climat. Nous ignorons encore si cette influence
corrigera l’aigreur de ces beaux fruits suspendus à ce citronnier ; c’est
un arbre qui a été récemment apporté de Perse à Athènes. Euthymène nous
parlait avec plaisir des travaux de la campagne, avec transport des agréments
de la vie champêtre.
Un soir, assis à table devant sa maison, sous de superbes platanes qui se
courbaient au dessus de nos têtes, il nous disait : quand je me promène dans
mon champ, tout rit, tout s’embellit à mes yeux. Ces moissons, ces arbres,
ces plantes, n’existent que pour moi, ou plutôt que pour les malheureux dont
je vais soulager les besoins. Quelquefois je me fais des illusions pour accroître
mes jouissances ; il me semble alors que la terre porte son attention jusqu’à
la délicatesse, et que les fruits sont annoncés par les fleurs, comme parmi
nous les bienfaits doivent l’être par les grâces. Une émulation sans
rivalité, forme les liens qui m’unissent avec mes voisins. Ils viennent
souvent se ranger autour de cette table, qui ne fut jamais entourée que de mes
amis. La confiance et la franchise règnent dans nos entretiens. Nous nous
communiquons nos découvertes ; car, bien différents des autres artistes, qui
ont des secrets, chacun de nous est aussi jaloux d’instruire les autres que de
s’instruire soi-même.
S’adressant ensuite à quelques habitants d’Athènes qui venaient
d’arriver, il ajoutait : vous croyez être libres dans l’enceinte de vos
murs ; mais cette indépendance que les lois vous accordent, la tyrannie de la
société vous la ravit sans pitié : des charges à briguer, et à remplir ;
des hommes puissants à ménager ; des noirceurs à prévoir, et à éviter ;
des devoirs de bienséance plus rigoureux que ceux de la nature ; une contrainte
continuelle dans l’habillement, dans la démarche, dans les actions, dans les
paroles ; le poids insupportable de l’oisiveté ; les lentes persécutions des
importuns : il n’est aucune sorte d’esclavage qui ne vous tienne enchaînés
dans ses fers.
Vos fêtes sont si magnifiques ! Et les nôtres si gaies ! Vos plaisirs si
superficiels et si passagers ! Les nôtres si vrais et si constants ! Les dignités
de la république imposent-elles des fonctions plus nobles que l’exercice
d’un art sans lequel l’industrie et le commerce tomberaient en décadence ?
Avez-vous jamais respiré dans vos riches appartements la fraîcheur de cet air
qui se joue sous cette voûte de verdure ? Et vos repas, quelquefois si
somptueux, valent-ils ces jattes de lait qu’on vient de traire, et ces fruits
délicieux que nous avons cueillis de nos mains ? Et quel goût ne prêtent pas
à nos aliments, des travaux qu’il est si doux d’entreprendre, même dans
les glaces de l’hiver, et dans les chaleurs de l’été ; dont il est si doux
de se délasser, tantôt dans l’épaisseur des bois, au souffle des zéphyrs,
sur un gazon qui invite au sommeil ; tantôt auprès d’une flamme étincelante,
nourrie par des troncs d’arbres que je tire de mon domaine, au milieu de ma
femme et de mes enfants, objets toujours nouveaux de l’amour le plus tendre ;
au mépris de ces vents impétueux qui grondent autour de ma retraite, sans en
troubler la tranquillité ! Ah ! Si le bonheur n’est que la santé de l’âme,
ne doit-on pas le trouver dans les lieux où règne une juste proportion entre
les besoins et les désirs, où le mouvement est toujours suivi du repos, et
l’intérêt toujours accompagné du calme ?
Nous eûmes plusieurs entretiens avec Euthymène. Nous lui dîmes que dans
quelques-uns de ses écrits, Xénophon proposait d’accorder, non des récompenses
en argent, mais quelques distinctions flatteuses à ceux qui cultiveraient le
mieux leurs champs. Ce moyen répondit-il, pourrait encourager l’agriculture ;
mais la république est si occupée à distribuer des grâces à des hommes
oisifs et puissants, qu’elle ne peut guère penser à des citoyens utiles et
ignorés.
Étant partis d’Acharnes, nous remontâmes vers la Béotie. Nous vîmes en
passant quelques châteaux entourés de murailles épaisses et de tours élevées,
tels que ceux de Phylé, de Décélie, de Rhamnonte. Les frontières de
l’Attique sont garanties de tous côtés par ces places fortes. On y
entretient des garnisons ; et en cas d’invasions, on ordonne aux habitants de
la campagne de s’y réfugier.
Rhamnonte est située auprès de la mer. Sur une éminence voisine, s’élève
le temple de l’implacable Némésis, déesse de la vengeance. Sa statue haute
de 10 coudées (10), est de la main de Phidias, et
mérite d’en être par la beauté du travail. Il employa un bloc de marbre de
Paros, que les perses avaient apporté en ces lieux pour dresser un trophée.
Phidias n’y fit point inscrire son nom, mais celui de son élève Agoracrite
qu’il aimait beaucoup.
De là nous descendîmes au bourg de Marathon. Ses habitants s’empressaient de
nous raconter les principales circonstances de la victoire que les athéniens,
sous la conduite de Miltiade, y remportèrent autrefois contre les perses. Ce célèbre
évènement a laissé une telle impression dans leurs esprits, qu’ils croient
entendre pendant la nuit, les cris des combattants et les hennissements des
chevaux. Ils nous montraient les tombeaux des grecs qui périrent dans la
bataille ; ce sont de petites colonnes sur lesquelles on s’est contenté de
graver leurs noms. Nous nous prosternâmes devant celle que les athéniens
consacrèrent à la mémoire de Miltiade, après l’avoir laissé mourir dans
un cachot. Elle n’est distinguée des autres, que parce qu’elle en est séparée.
Pendant que nous approchions de Brauron, l’air retentissait de cris de joie.
On y célébrait la fête de Diane, divinité tutélaire de ce bourg. Sa statue
nous parut d’une haute antiquité ; c’est la même, nous disait-on,
qu’Iphigénie rapporta de la Tauride. Toutes les filles des athéniens doivent
être vouées à la déesse, après qu’elles ont atteint leur cinquième année,
avant qu’elles aient passé leur dixième. Un grand nombre d’entre elles,
amenées par leurs parents, et ayant à leur tête la jeune prêtresse de Diane,
assistèrent aux cérémonies qu’elles embellissaient de leur présence, et
pendant lesquelles des rhapsodes chantaient des fragments de l’Iliade. Par une
suite de leur dévouement, elles viennent, avant que de se marier, offrir des
sacrifices à cette déesse.
On nous pressait d’attendre encore quelques jours, pour être témoins d’une
fête qui se renouvelle chaque cinquième année en l’honneur de Bacchus, et
qui, attirant dans ces lieux, la plupart des courtisanes d’Athènes, se célébrait
avec autant d’éclat que de licence. Mais la description qu’on nous en fit,
ne servit qu’à nous en dégoûter, et nous allâmes voir les carrières du
mont Pentélique, d’où l’on tire ce beau marbre blanc si renommé dans la
Grèce, et si souvent mis en œuvre par les plus habiles statuaires. Il semble
que la nature s’est fait un plaisir de multiplier dans le même endroit les
grands hommes, les grands artistes, et la matière la plus propre à conserver
le souvenir des uns et des autres. Le mont Hymette, et d’autres montagnes de
l’Attique, recèlent dans leur sein de semblables carrières.
Nous allâmes coucher à Prasies, petit bourg situé auprès de la mer. Son
port, nommé Panorme, offre aux vaisseaux un asile sûr et commode. Il est
entouré de vallées et de collines charmantes, qui, dès le rivage même, s’élèvent
en amphithéâtre, et vont s’appuyer sur des montagnes couvertes de pins et
d’autres espèces d’arbres.
De là nous entrâmes dans une belle plaine qui fait partie d’un canton nommé
Paralos (11). Elle est bordée de chaque côté d’un rang de collines, dont les
sommets arrondis et séparés les uns des autres, semblent être l’ouvrage
plutôt de l’art que de la nature. Elle nous conduisit à Thoricos, place
forte située sur les bords de la mer. Et quelle fut notre joie, en apprenant
que Platon était dans le voisinage, chez Théophile, un de ses anciens amis,
qui l’avait pressé pendant longtemps de venir à sa maison de campagne !
Quelques-uns de ses disciples l’avaient accompagné dans ces lieux solitaires.
Je ne sais quel tendre intérêt la surprise attache à ces rencontres fortuites
; mais notre entrevue eut l’air d’une reconnaissance, et Théophile en
prolongea la douceur en nous retenant chez lui.
Le lendemain à la pointe du jour, nous nous rendîmes au mont Laurium, où sont
des mines d’argent qu’on exploite depuis un temps immémorial. Elles sont si
riches, qu’on n’y parvient jamais à l’extrémité des filons, et qu’on
pourrait y creuser un plus grand nombre de puits, si de pareils travaux
n’exigeaient de fortes avances. Outre l’achat des instruments, et la
construction des maisons et des fourneaux, on a besoin de beaucoup d’esclaves,
dont le prix varie à tout moment. Suivant qu’ils sont plus ou moins forts,
plus ou moins âgés, ils coûtent 300 ou 600 drachmes, et quelquefois
davantage. Quand on n’est pas assez riche pour en acheter, on fait un marché
avec des citoyens qui en possèdent un grand nombre, et on leur donne pour
chaque esclave une obole par jour (12).
Tout particulier qui, par lui-même, ou à la tête d’une compagnie,
entreprend une nouvelle fouille, doit en acheter la permission, que la république
seule peut accorder. Il s’adresse aux magistrats chargés du département des
mines. Si sa proposition est acceptée, on l’inscrit dans un registre, et il
s’oblige à donner, outre l’achat du privilège, la 24e partie du
profit. S’il ne satisfait pas à ses obligations, la concession revient au
fisc qui la met à l’encan.
Autrefois les sommes provenues, soit de la vente, soit de la rétribution éventuelle
des mines, étaient distribuées au peuple. Thémistocle obtint de l’assemblée
générale qu’elles seraient destinées à construire des vaisseaux. Cette
ressource soutint la marine pendant la guerre du Péloponnèse. On vit alors des
particuliers s’enrichir par l’exploitation des mines.
Nicias, si malheureusement célèbre par l’expédition de Sicile, louait à un
entrepreneur 1.000 esclaves, dont il retirait par jour 1.000 oboles ou 166
drachmes deux tiers (13). Hipponicus, dans le même
temps, en avait 600 qui, sur le même pied, lui rendaient 600 oboles ou 100
drachmes par jour (14). Suivant ce calcul, Xénophon proposait au gouvernement de
faire le commerce des esclaves destinés aux mines. Il eût suffi d’une première
mise pour en acquérir 1.200, et en augmenter successivement le nombre jusqu’à
10000. Il en aurait alors résulté tous les ans pour l’état, un bénéfice
de 100 talents (15). Ce projet, qui pouvait exciter l’émulation des entrepreneurs,
ne fut point exécuté ; et vers la fin de cette guerre, on s’aperçut que les
mines rendaient moins qu’auparavant.
Divers accidents peuvent tromper les espérances des entrepreneurs, et j’en ai
vu plusieurs qui s’étaient ruinés, faute de moyens et d’intelligence.
Cependant les lois n’avaient rien négligé pour les encourager ; le revenu
des mines n’est point compté parmi les biens qui obligent un citoyen à
contribuer aux charges extraordinaires de l’état : des peines sont décernées
contre les concessionnaires qui l’empêcheraient d’exploiter sa mine, soit
en enlevant ses machines et ses instruments, soit en mettant le feu à sa
fabrique ou aux étais qu’on place dans les souterrains, soit en anticipant
sur son domaine ; car les concessions faites à chaque particulier, sont
circonscrites dans des bornes qu’il n’est pas permis de passer.
Nous pénétrâmes dans ces lieux humides et mal sains. Nous fûmes témoins de
ce qu’il en coûte de peines, pour arracher, des entrailles de la terre, ces métaux
qui sont destinés à n’être découverts et même possédés que par des
esclaves.
Sur les flancs de la montagne, auprès des puits, on a construit des forges et
des fourneaux, où l’on porte le minerai, pour séparer l’argent des matières
avec lesquelles il est combiné. Il l’est souvent avec une substance
sablonneuse, rouge, brillante, dont on a tiré, pour la première fois, dans ces
derniers temps, le cinabre artificiel (16).
On est frappé, quand on voyage dans l’Attique, du contraste que présentent
les deux classes d’ouvriers qui travaillent à la terre. Les uns sans crainte
et sans danger, recueillent sur sa surface le blé, le vin, l’huile et les
autres fruits auxquels il leur est permis de participer ; ils sont en général
bien nourris, bien vêtus ; ils ont des moments de plaisirs, et au milieu de
leurs peines, ils respirent un air libre, et jouissent de la clarté des cieux.
Les autres, enfouis dans les carrières de marbre, ou dans les mines d’argent,
toujours près de voir la tombe se fermer sur leurs têtes, ne sont éclairés
que par des clartés funèbres, et n’ont autour d’eux qu’une atmosphère
grossière et souvent mortelle. Ombres infortunées, à qui il ne reste de
sentiments que pour souffrir, et de forces, que pour augmenter le faste des maîtres
qui les tyrannisent ! Qu’on juge d’après ce rapprochement, quelles sont les
vraies richesses que la nature destinait à l’homme.
Nous n’avions pas averti Platon de notre voyage aux mines ; il voulut nous
accompagner au cap de Sunium, éloigné d’Athènes d’environ 330 stades (17). On
y voit un superbe temple consacré à Minerve, de marbre blanc, d’ordre
dorique, entouré d’un péristyle, ayant, comme celui de Thésée, auquel il
ressemble par sa disposition générale, 6 colonnes de front, et 13 de retour.
Du sommet du promontoire, on distingue au bas de la montagne le port et le bourg
de Sunium, qui est une des fortes places de l’Attique. Mais un plus grand
spectacle excitait notre admiration. Tantôt nous laissions nos yeux s’égarer
sur les vastes plaines de la mer, et se reposer ensuite sur les tableaux que
nous offraient les îles voisines ; tantôt d’agréables souvenirs semblaient
rapprocher de nous les îles qui se dérobaient à nos regards. Nous disions :
de ce côté de l’horizon, est Ténos, où l’on trouve des vallées si
fertiles ; et Délos, où l’on célèbre des fêtes si ravissantes.
Alexis me disait tout bas : voilà Céos, où je vis Glycère pour la première
fois. Philoxène me montrait en soupirant, l’île qui porte le nom d’Hélène.
C’était là que dix ans auparavant, ses mains avaient dressé, entre des
myrtes et des cyprès, un monument à la tendre Coronis ; c’était là que
depuis dix ans, il venait à certains jours arroser de larmes ces cendres éteintes,
et encore chères à son cœur. Platon sur qui les grands objets faisaient
toujours une forte impression, semblait attacher son âme sur les gouffres que
la nature a creusés au fond des mers.
Cependant l’horizon se chargeait au loin de vapeurs ardentes et sombres ; le
soleil commençait à pâlir ; la surface des eaux, unie et sans mouvement, se
couvrait de couleurs lugubres, dont les teintes variaient sans cesse. Déjà le
ciel, tendu et fermé de toutes parts, n’offrait à nos yeux qu’une voûte ténébreuse
que la flamme pénétrait, et qui s’appesantissait sur la terre. Toute la
nature était dans le silence, dans l’attente, dans un état d’inquiétude
qui se communiquait jusqu’au fond de nos âmes. Nous cherchâmes un asile dans
le vestibule du temple, et bientôt nous vîmes la foudre briser à coups
redoublés cette barrière de ténèbres et de feux suspendue sur nos têtes ;
des nuages épais rouler par masses dans les airs, et tomber en torrents sur la
terre ; les vents déchaînés fondre sur la mer, et la bouleverser dans ses abîmes.
Tout grondait, le tonnerre, les vents, les flots, les antres, les montagnes ; et
de tous ces bruits réunis, il se formait un bruit épouvantable qui semblait
annoncer la dissolution de l’univers. L’aquilon ayant redoublé ses efforts,
l’orage alla porter ses fureurs dans les climats brûlants de l’Afrique.
Nous le suivîmes des yeux, nous l’entendîmes mugir dans le lointain ; le
ciel brilla d’une clarté plus pure ; et cette mer, dont les vagues écumantes
s’étaient élevées jusqu’aux cieux, traînait à peine ses flots jusque
sur le rivage. à l’aspect de tant de changements inopinés et rapides, nous
restâmes quelque temps immobiles et muets. Mais bientôt ils nous rappelèrent
ces questions, sur lesquelles la curiosité des hommes s’exerce depuis tant de
siècles : pourquoi ces écarts et ces révolutions dans la nature ? Faut-il les
attribuer au hasard ? Mais d’où vient que sur le point de se briser mille
fois, la chaîne intime des êtres se conserve toujours ? Est-ce une cause
intelligente qui excite et apaise les tempêtes ? Mais quel but se
propose-t-elle ? D’où vient qu’elle foudroie les déserts, et qu’elle épargne
les nations coupables ? De là nous remontions à l’existence des dieux, au débrouillement
du chaos, à l’origine de l’univers. Nous nous égarions dans nos idées, et
nous conjurions Platon de les rectifier. Il était dans un recueillement profond
; on eût dit que la voix terrible et majestueuse de la nature retentissait
encore autour de lui. À la fin, pressé par nos prières, et par les vérités
qui l’agitaient intérieurement, il s’assit sur un siége rustique, et nous
ayant fait placer à ses côtés, il commença par ces mots : faibles mortels
que nous sommes ! Est-ce à nous de pénétrer les secrets de la divinité,
nous, dont les plus sages ne sont auprès d’elle, que ce qu’un singe est
auprès de nous ? Prosterné à ses pieds, je lui demande de mettre dans ma
bouche des discours qui lui soient agréables, et qui vous paraissent conformes
à la raison.
Si j’étais obligé de m’expliquer en présence de la multitude, sur le
premier auteur de toutes choses, sur l’origine de l’univers et sur la cause
du mal, je serais forcé de parler par énigmes ; mais dans ces lieux
solitaires, n’ayant que Dieu et mes amis pour témoins, j’aurai la douceur
de rendre hommage à la vérité. Le dieu que je vous annonce, est un dieu
unique, immuable, infini. Centre de toutes les perfections, source intarissable
de l’intelligence et de l’être, avant qu’il eût fait l’univers, avant
qu’il eût déployé sa puissance au dehors, il était ; car il n’a point eu
de commencement : il était en lui-même ; il existait dans les profondeurs de
l’éternité. Non, mes expressions ne répondent pas à la grandeur de mes idées,
ni mes idées à la grandeur de mon sujet.
Également éternelle, la matière subsistait dans une fermentation affreuse,
contenant les germes de tous les maux, pleine de mouvements impétueux, qui
cherchaient à réunir ses parties, et de principes destructifs, qui les séparaient
à l’instant ; susceptible de toutes les formes, incapable d’en conserver
aucune : l’horreur et la discorde erraient sur ses flots bouillonnants. La
confusion effroyable que vous venez de voir dans la nature, n’est qu’une
faible image de celle qui régnait dans le chaos.
De toute éternité, Dieu par sa bonté infinie, avait résolu de former
l’univers, suivant un modèle toujours présent à ses yeux, modèle immuable,
incréé, parfait ; idée semblable à celle que conçoit un artiste, lorsque il
convertit la pierre grossière en un superbe édifice ; monde intellectuel, dont
ce monde visible n’est que la copie et l’expression. Tout ce qui dans
l’univers tombe sous nos sens, tout ce qui se dérobe à leur activité, était
tracé d’une manière sublime dans ce premier plan ; et comme l’être suprême
ne conçoit rien que de réel, on peut dire qu’il produisait le monde, avant
qu’il l’eût rendu sensible.
Ainsi existaient de toute éternité, Dieu auteur de tout bien, la matière
principe de tout mal, et ce modèle suivant lequel Dieu avait résolu
d’ordonner la matière (18).
Quand l’instant de cette grande opération fut arrivé, la sagesse éternelle
donna ses ordres au chaos, et aussitôt toute la masse fut agitée d’un
mouvement fécond et inconnu. Ses parties, qu’une haine implacable divisait
auparavant, coururent se réunir, s’embrasser et s’enchaîner. Le feu brilla
pour la première fois dans les ténèbres ; l’air se sépara de la terre et
de l’eau. Ces quatre éléments furent destinés à la composition de tous les
corps.
Pour en diriger les mouvements, Dieu qui avait préparé une âme (19), composée en
partie de l’essence divine, et en partie de la substance matérielle, la revêtit
de la terre, des mers et de l’air grossier, au delà duquel il étendit les déserts
des cieux. De ce principe intelligent, attaché au centre de l’univers,
partent comme des rayons de flamme, qui sont plus ou moins purs, suivant
qu’ils sont plus ou moins éloignés de leur centre, qui s’insinuent dans
les corps, et animent leurs parties, et qui, parvenus aux limites du monde, se répandent
sur sa circonférence, et forment tout autour une couronne de lumière.
À peine l’âme universelle eut-elle été plongée dans cet océan de matière
qui la dérobe à nos regards, qu’elle essaya ses forces, en ébranlant ce
grand tout à plusieurs reprises, et que tournant rapidement sur elle-même,
elle entraîna tout l’univers docile à ses efforts.
Si cette âme n’eût été qu’une portion pure de la substance divine, son
action, toujours simple et constante, n’aurait imprimé qu’un mouvement
uniforme à toute la masse.
Mais comme la matière fait partie de son essence, elle jeta de la variété
dans la marche de l’univers. Ainsi, pendant qu’une impression générale,
produite par la partie divine de l’âme universelle, fait tout rouler
d’orient en occident dans l’espace de 24 heures, une impression particulière,
produite par la partie matérielle de cette âme, fait avancer d’occident en
orient, suivant certains rapports de célérité, cette partie des cieux où
nagent les planètes.
Pour concevoir la cause de ces deux mouvements contraires, il faut observer que
la partie divine de l’âme universelle est toujours en opposition avec la
partie matérielle ; que la première se trouve avec plus d’abondance vers les
extrémités du monde, et la seconde dans les couches d’air qui environnent la
terre ; et qu’enfin, lorsque il fallut mouvoir l’univers, la partie matérielle
de l’âme, ne pouvant résister entièrement à la direction générale donnée
par la partie divine, ramassa les restes du mouvement irrégulier qui
l’agitait dans le chaos, et parvint à le communiquer aux sphères qui
entourent notre globe.
Cependant l’univers était plein de vie. Ce fils unique, ce dieu engendré,
avait reçu la figure sphérique, la plus parfaite de toutes. Il était
assujetti au mouvement circulaire, le plus simple de tous, le plus convenable à
sa forme. L’être suprême jeta des regards de complaisance sur son ouvrage ;
et l’ayant rapproché du modèle qu’il suivait dans ses opérations, il
reconnut avec plaisir que les traits principaux de l’original se retraçaient
dans la copie.
Mais il en était un qu’elle ne pouvait recevoir, l’éternité, attribut
essentiel du monde intellectuel, et dont ce monde visible n’était pas
susceptible. Ces deux mondes ne pouvant avoir les mêmes perfections, Dieu
voulut qu’ils en eussent de semblables. Il fit le temps, cette image mobile de
l’immobile éternité (20) ; le temps qui, commençant et achevant sans cesse le
cercle des jours et des nuits, des mois et des années, semble ne connaître
dans sa course ni commencement, ni fin, et mesurer la durée du monde sensible,
comme l’éternité mesure celle du monde intellectuel ; le temps enfin, qui
n’aurait point laissé de traces de sa présence, si des signes visibles n’étaient
chargés de distinguer ses parties fugitives, et d’enregistrer, pour ainsi
dire, ses mouvements. Dans cette vue, l’être suprême alluma le soleil, et le
lança avec les autres planètes dans la vaste solitude des airs. C’est de là
que cet astre inonde le ciel de sa lumière, qu’il éclaire la marche des planètes,
et qu’il fixe les limites de l’année, comme la lune détermine celles des
mois. L’étoile de Mercure et celle de Vénus, entraînées par la sphère à
laquelle il préside, accompagnent toujours ses pas. Mars, Jupiter et Saturne
ont aussi des périodes particulières et inconnues au vulgaire.
Cependant l’auteur de toutes choses adressa la parole aux génies à qui il
venait de confier l’administration des astres. « Dieux, qui me devez la
naissance, écoutez mes ordres souverains. Vous n’avez pas de droits à
l’immortalité ; mais vous y participerez par le pouvoir de ma volonté, plus
forte que les liens qui unissent les parties dont vous êtes composés. Il
reste, pour la perfection de ce grand tout, à remplir d’habitants les mers,
la terre et les airs. S’ils me devaient immédiatement le jour, soustraits à
l’empire de la mort, ils deviendraient égaux aux dieux mêmes. Je me repose
donc sur vous du soin de les produire. Dépositaires de ma puissance, unissez à
des corps périssables, les germes d’immortalité que vous allez recevoir de
mes mains. Formez en particulier des êtres qui commandent aux autres animaux,
et vous soient soumis ; qu’ils naissent par vos ordres, qu’ils croissent par
vos bienfaits ; et qu’après leur mort, ils se réunissent à vous, et
partagent votre bonheur. » Il dit, et soudain versant dans la coupe où il
avait pétri l’âme du monde, les restes de cette âme tenus en réserve, il
en composa les âmes particulières ; et joignant à celles des hommes une
parcelle de l’essence divine, il leur attacha des destinées irrévocables.
Alors il fut réglé qu’il naîtrait des mortels capables de connaître la
divinité, et de la servir ; que l’homme aurait la prééminence sur la femme
; que la justice consisterait à triompher des passions, et l’injustice à y
succomber ; que les justes iraient, dans le sein des astres, jouir d’une félicité
inaltérable ; que les autres seraient métamorphosés en femmes ; que si leur
injustice continuait, ils reparaîtraient sous différentes formes d’animaux,
et qu’enfin ils ne seraient rétablis dans la dignité primitive de leur être,
que lorsque ils se seraient rendus dociles à la voix de la raison.
Après ces décrets immuables, l’être suprême sema les âmes dans les planètes
; et ayant ordonné aux dieux inférieurs de les revêtir successivement de
corps mortels, de pourvoir à leurs besoins, et de les gouverner, il rentra dans
le repos éternel.
Aussitôt les causes secondes ayant emprunté de la matière, des particules des
quatre éléments, les attachèrent entre elles par des liens invisibles, et
arrondirent, autour des âmes, les différentes parties des corps destinés à
leur servir de chars, pour les transporter d’un lieu dans un autre.
L’âme immortelle et raisonnable fut placée dans le cerveau, dans la partie
la plus éminente du corps, pour en régler les mouvements. Mais, outre ce
principe divin, les dieux inférieurs formèrent une âme mortelle, privée de
raison, où devaient résider la volupté qui attire les maux, la douleur qui
fait disparaître les biens, l’audace et la peur qui ne conseillent que des
imprudences, la colère si difficile à calmer, l’espérance si facile à séduire,
et toutes les passions fortes, apanage nécessaire de notre nature. Elle occupe
dans le corps humain, deux régions séparées par une cloison intermédiaire.
La partie irascible, revêtue de force et de courage, fut placée dans la
poitrine, où, plus voisine de l’âme immortelle, elle est plus à portée
d’écouter la voix de la raison ; où d’ailleurs tout concourt à modérer
ses transports fougueux, l’air que nous respirons, les boissons qui nous désaltèrent,
les vaisseaux même qui distribuent les liqueurs dans toutes les parties du
corps. En effet, c’est par leur moyen, que la raison, instruite des efforts
naissants de la colère, réveille tous les sens par ses menaces et par ses
cris, leur défend de seconder les coupables excès du cœur, et le retient,
malgré lui-même, dans la dépendance.
Plus loin, et dans la région de l’estomac, fut enchaînée cette autre partie
de l’âme mortelle, qui ne s’occupe que des besoins grossiers de la vie ;
animal avide et féroce, qu’on éloigna du séjour de l’âme immortelle,
afin que ses rugissements et ses cris n’en troublassent point les opérations.
Cependant elle conserve toujours ses droits sur lui ; et ne pouvant le gouverner
par la raison, elle le subjugue par la crainte. Comme il est placé près du
foie, elle peint, dans ce viscère brillant et poli, les objets les plus propres
à l’épouvanter. Alors il ne voit dans ce miroir, que des rides affreuses et
menaçantes, que des spectres effrayants qui le remplissent de chagrin et de dégoût.
D’autres fois, à ces tableaux funestes, succèdent des peintures plus douces
et plus riantes. La paix règne autour de lui ; et c’est alors que, pendant le
sommeil, il prévoit les événements éloignés. Car les dieux inférieurs,
chargés de nous donner toutes les perfections dont nous étions susceptibles,
ont voulu que cette portion aveugle et grossière de notre âme, fût éclairée
par un rayon de vérité. Ce privilège ne pouvait être le partage de l’âme
immortelle, puisque l’avenir ne se dévoile jamais à la raison, et ne se
manifeste que dans le sommeil, dans la maladie et dans l’enthousiasme.
Les qualités de la matière, les phénomènes de la nature, la sagesse qui
brille en particulier dans la disposition et dans l’usage des parties du corps
humain, tant d’autres objets dignes de la plus grande attention, me mèneraient
trop loin, et je reviens à celui que je m’étais d’abord proposé.
Dieu n’a pu faire, et n’a fait que le meilleur des mondes possibles, parce
qu’il travaillait sur une matière brute et désordonnée, qui sans cesse
opposait la plus forte résistance à sa volonté. Cette opposition subsiste
encore aujourd’hui ; et de là les tempêtes, les tremblements de terre, et
tous les bouleversements qui arrivent dans notre globe. Les dieux inférieurs en
nous formant, furent obligés d’employer les mêmes moyens que lui ; et de là
les maladies du corps, et celles de l’âme encore plus dangereuses. Tout ce
qui est bien dans l’univers en général, et dans l’homme en particulier, dérive
du Dieu suprême ; tout ce qui s’y trouve de défectueux, vient du vice inhérent
à la matière.
Événements remarquables arrivés en Grèce et en Sicile (depuis l’année 357, jusqu’à l’an 354 avant J.-C.). Expédition de Dion. Jugement des généraux Timothée et Iphicrate. Commencement de la guerre sacrée. (21)
J’ai
dit plus haut (22) que Dion, banni de
Syracuse par le roi Denys son neveu et son beau-frère, s’était enfin déterminé
à délivrer sa patrie du joug sous lequel elle gémissait. En sortant d’Athènes
il partit pour l’île de Zacynthe, rendez-vous des troupes qu’il rassemblait
depuis quelque temps.
Il y trouva 3.000 hommes, levés la plupart dans le Péloponnèse, tous d’une
valeur éprouvée et d’une hardiesse supérieure aux dangers. Ils ignoraient
encore leur destination, et quand ils apprirent qu’ils allaient attaquer une
puissance défendue par 100.000 hommes d’infanterie, 10.000 de cavalerie, 400
galères, des places très fortes, des richesses immenses, et des alliances
redoutables, ils ne virent plus dans l’entreprise projetée, que le désespoir
d’un proscrit qui veut tout sacrifier à sa vengeance. Dion leur représenta
qu’il ne marchait point contre le plus puissant empire de l’Europe, mais
contre le plus méprisable et le plus faible des souverains. « Au reste,
ajouta-t-il, je n’avais pas besoin de soldats ; ceux de Denys seront bientôt
à mes ordres. Je n’ai choisi que des chefs, pour leur donner des exemples de
courage, et des leçons de discipline. Je suis si certain de la révolution, et
de la gloire qui en doit rejaillir sur nous, que, dussé-je périr à notre
arrivée en Sicile, je m’estimerais heureux de vous y avoir conduits. »
Ces discours avaient déjà rassuré les esprits, lorsque une éclipse de lune
leur causa de nouvelles alarmes (23) ; mais elles
furent dissipées, et par la fermeté de Dion, et par la réponse du devin de
l’armée, qui, interrogé sur ce phénomène, déclara que la puissance du roi
de Syracuse était sur le point de s’éclipser. Les soldats s’embarquèrent
aussitôt au nombre de 800. Le reste des troupes devait les suivre sous la
conduite d’Héraclide. Dion n’avait que deux vaisseaux de charge, et trois bâtiments
plus légers, tous abondamment pourvus de provisions de guerre et de bouche.
Cette petite flotte, qu’une tempête violente poussa vers les côtes
d’Afrique, et sur des rochers où elle courut risque de se briser, aborda
enfin au port de Minoa, dans la partie méridionale de la Sicile. C’était une
place forte qui appartenait aux carthaginois. Le gouverneur, par amitié pour
Dion, peut-être aussi pour fomenter des troubles utiles aux intérêts de
Carthage, prévint les besoins des troupes fatiguées d’une pénible
navigation. Dion voulait leur ménager un repos nécessaire ; mais ayant appris
que Denys s’était, quelques jours auparavant, embarqué pour l’Italie,
elles conjurèrent leur général de les mener au plus tôt à Syracuse.
Cependant le bruit de son arrivée se répandant avec rapidité dans toute la
Sicile, la remplit de frayeur et d’espérance. Déjà ceux d’Agrigente, de Géla,
de Camarine, se sont rangés sous ses ordres. Déjà ceux de Syracuse et des
campagnes voisines accourent en foule. Il distribue à 5000 d’entre eux les
armes qu’il avait apportées du Péloponnèse. Les principaux habitants de la
capitale, revêtus de robes blanches, le reçoivent aux portes de la ville. Il
entre à la tête de ses troupes qui marchent en silence, suivi de 50.000
hommes, qui font retentir les airs de leurs cris. Au son bruyant des trompettes,
les cris s’apaisent, et le héraut qui le précède, annonce que Syracuse est
libre, et la tyrannie détruite. à ces mots, des larmes d’attendrissement
coulent de tous les yeux, et l’on n’entend plus qu’un mélange confus de
clameurs perçantes, et de vœux adressés au ciel. L’encens des sacrifices brûle
dans les temples et dans les rues. Le peuple, égaré par l’excès de ses
sentiments, se prosterne devant Dion, l’invoque comme une divinité
bienfaisante, répand sur lui des fleurs à pleines mains ; et ne pouvant
assouvir sa joie, il se jette avec fureur sur cette race odieuse d’espions et
de délateurs dont la ville était infectée, les saisit, se baigne dans leur
sang, et ces scènes d’horreur ajoutent à l’allégresse générale.
Dion continuait sa marche auguste, au milieu des tables dressées de chaque côté
dans les rues. Parvenu à la place publique, il s’arrête, et d’un endroit
élevé, il adresse la parole au peuple, lui présente de nouveau la liberté,
l’exhorte à la défendre avec vigueur, et le conjure de ne placer à la tête
de la république, que des chefs en état de la conduire dans des circonstances
si difficiles. On le nomme, ainsi que son frère Mégaclès : mais quelque
brillant que fût le pouvoir dont on voulait les revêtir, ils ne l’acceptèrent
qu’à condition qu’on leur donnerait pour associés vingt des principaux
habitants de Syracuse, dont la plupart avaient été proscrits par Denys.
Quelques jours après, ce prince informé trop tard de l’arrivée de Dion, se
rendit par mer à Syracuse, et entra dans la citadelle, autour de laquelle on
avait construit un mur qui la tenait bloquée. Il envoya aussitôt des députés
à Dion, qui leur enjoignit de s’adresser au peuple. Admis à l’assemblée générale,
ils cherchent à la gagner par les propositions les plus flatteuses. Diminution
dans les impôts, exemption du service militaire dans les guerres entreprises
sans son aveu ; Denys promettait tout, mais le peuple exigea l’abolition de la
tyrannie pour première condition du traité. Le roi, qui méditait une
perfidie, traîna la négociation en longueur, et fit courir le bruit qu’il
consentait à se dépouiller de son autorité ; en même temps, il manda les députés
du peuple, et les ayant retenus pendant toute la nuit, il ordonna une sortie à
la pointe du jour. Les barbares qui composaient la garnison, attaquèrent le mur
d’enceinte, en démolirent une partie, et repoussèrent les troupes de
Syracuse, qui, sur l’espoir d’un accommodement prochain, s’étaient laissé
surprendre.
Dion, convaincu que le sort de l’empire dépend de cette fatale journée, ne
voit d’autre ressource pour encourager les troupes intimidées, que de pousser
la valeur jusqu’à la témérité. Il les appelle au milieu des ennemis, non
de sa voix qu’elles ne sont plus en état d’entendre, mais par son exemple
qui les étonne et qu’elles hésitent d’imiter. Il se jette seul à travers
les vainqueurs, en terrasse un grand nombre, est blessé, porté à terre, et
enlevé par des soldats syracusains, dont le courage ranimé, prête au sien de
nouvelles forces. Il monte aussitôt à cheval, rassemble les fuyards, et de sa
main qu’une lance a percée, il leur montre le champ fatal qui, dans
l’instant même, va décider de leur esclavage ou de leur liberté ; il vole
tout de suite au camp des troupes du Péloponnèse, et les amène au combat. Les
barbares, épuisés de fatigue, ne font bientôt plus qu’une faible résistance,
et vont cacher leur honte dans la citadelle. Les syracusains distribuèrent 100
mines (24) à chacun des soldats étrangers, qui
d’une commune voix, décernèrent une couronne d’or à leur général.
Denys comprit alors qu’il ne pouvait triompher de ses ennemis, qu’en les désunissant,
et résolut d’employer, pour rendre Dion suspect au peuple, les mêmes
artifices dont on s’était autrefois servi pour le noircir auprès de lui. De
là ces bruits sourds qu’il faisait répandre dans Syracuse, ces intrigues et
ces défiances dont il agitait les familles, ces négociations insidieuses et
cette correspondance funeste qu’il entretenait, soit avec Dion, soit avec le
peuple. Toutes ses lettres étaient communiquées à l’assemblée générale.
Un jour il s’en trouva une qui portait cette adresse : à mon père.
Les syracusains, qui la crurent d’Hipparinus fils de Dion, n’osaient en
prendre connaissance ; mais Dion l’ouvrit lui-même. Denys avait prévu que
s’il refusait de la lire publiquement, il exciterait de la défiance ; que
s’il la lisait, il inspirerait de la crainte. Elle était de la main du roi.
Il en avait mesuré les expressions ; il y développait tous les motifs qui
devaient engager Dion à séparer ses intérêts de ceux du peuple ; son épouse,
son fils, sa sœur étaient renfermés dans la citadelle ; Denys pouvait en
tirer une vengeance éclatante. À ces menaces succédaient des plaintes et des
prières également capables d’émouvoir une âme sensible et généreuse.
Mais le poison le plus amer était caché dans les paroles suivantes : « rappelez-vous
le zèle avec lequel vous souteniez la tyrannie, quand vous étiez auprès de
moi. Loin de rendre la liberté à des hommes qui vous haïssent, parce qu’ils
se souviennent des maux dont vous avez été l’auteur et l’instrument,
gardez le pouvoir qu’ils vous ont confié, et qui fait seul votre sûreté,
celle de votre famille et de vos amis. »
Denys n’eût pas retiré plus de fruit du gain d’une bataille que du succès
de cette lettre. Dion parut, aux yeux du peuple, dans l’étroite obligation de
ménager le tyran ou de le remplacer. Dès ce moment, il dut entrevoir la perte
de son crédit ; car dès que la confiance est entamée, elle est bientôt détruite.
Sur ces entrefaites arriva, sous la conduite d’Héraclide, la seconde division
des troupes du Péloponnèse. Héraclide qui jouissait d’une grande considération
à Syracuse, ne semblait destiné qu’à augmenter les troubles d’un état.
Son ambition formait des projets que sa légèreté ne lui permettait pas de
suivre. Il trahissait tous les partis, sans assurer le triomphe du sien, et il
ne réussit qu’à multiplier des intrigues inutiles à ses vues. Sous les
tyrans, il avait rempli avec distinction les premiers emplois de l’armée. Il
s’était ensuite uni avec Dion, éloigné, rapproché de lui. Il n’avait ni
les vertus, ni les talents de ce grand homme, mais il le surpassait dans l’art
de gagner les cœurs. Dion les repoussait par un froid accueil, par la sévérité
de son maintien et de sa raison ; ses amis l’exhortaient vainement à se
rendre plus liant et plus accessible ; c’était en vain que Platon lui disait
dans ses lettres, que pour être utile aux hommes il fallait commencer par leur
être agréable. Héraclide plus facile, plus indulgent, parce que rien n’était
sacré pour lui, corrompait les orateurs par ses largesses, et la multitude par
ses flatteries. Elle avait déjà résolu de se jeter entre ses bras ; et dès
la première assemblée, elle lui donna le commandement des armées navales.
Dion survint à l’instant ; il représenta que la nouvelle charge n’était
qu’un démembrement de la sienne, obtint la révocation du décret, et le fit
ensuite confirmer dans une assemblée plus régulière qu’il avait eu soin de
convoquer. Il voulut de plus qu’on ajoutât quelques prérogatives à la place
de son rival, et se contenta de lui faire des reproches en particulier. Héraclide
affecta de paraître sensible à ce généreux procédé.
Assidu, rampant auprès de Dion, il prévenait, épiait, exécutait ses ordres
avec l’empressement de la reconnaissance, tandis que par des brigues secrètes,
il opposait à ses desseins des obstacles invincibles. Dion proposait-il des
voies d’accommodement avec Denys ? On le soupçonnait d’intelligence avec ce
prince ; cessait-il d’en proposer ? On disait qu’il voulait éterniser la
guerre, afin de perpétuer son autorité.
Ces accusations absurdes éclatèrent avec plus de force, après que la flotte
des syracusains eut mis en fuite celle du roi, commandée par Philistus (25).
La galère de ce général ayant échoué sur la côte, il eut le malheur de
tomber entre les mains d’une populace irritée, qui fit précéder son
supplice de traitements barbares, jusqu’à le traîner ignominieusement dans
les rues. Denys eût éprouvé le même sort, s’il n’avait remis la
citadelle à son fils Apollocrate, et trouvé le moyen de se sauver en Italie,
avec ses femmes et ses trésors. Enfin Héraclide qui, en qualité d’amiral,
aurait dû s’opposer à sa fuite, voyant les habitants de Syracuse animés
contre lui, eut l’adresse de détourner l’orage sur Dion, en proposant tout
à coup le partage des terres.
Cette proposition, source éternelle de divisions dans plusieurs états républicains,
fut reçue avec avidité de la part de la multitude, qui ne mettait plus de
bornes à ses prétentions. La résistance de Dion excita une révolte, et dans
un instant effaça le souvenir de ses services. Il fut décidé qu’on procéderait
au partage des terres, qu’on réformerait les troupes du Péloponnèse, et que
l’administration des affaires serait confiée à 25 nouveaux magistrats, parmi
lesquels on nomma Héraclide.
Il ne s’agissait plus que de déposer et de condamner Dion. Comme on craignait
les troupes étrangères dont il était entouré, on tenta de les séduire par
les plus magnifiques promesses. Mais ces braves guerriers, qu’on avait humiliés
en les privant de leur solde, qu’on humiliait encore plus en les jugeant
capables d’une trahison, placèrent leur général au milieu d’eux, et
traversèrent la ville, poursuivis et pressés par tout le peuple ; ils ne répondirent
à ses outrages que par des reproches d’ingratitude et de perfidie, pendant
que Dion employait, pour le calmer, des prières et des marques de tendresse.
Les syracusains honteux de l’avoir laissé échapper, envoyèrent pour
l’inquiéter dans sa retraite, des troupes qui prirent la fuite, dès qu’il
eut donné le signal du combat. Il se retira sur les terres des léontins, qui
non seulement se firent un honneur de l’admettre, ainsi que ses compagnons, au
nombre de leurs concitoyens, mais qui, par une noble générosité, voulurent
encore lui ménager une satisfaction éclatante. Après avoir envoyé des
ambassadeurs à Syracuse, pour se plaindre de l’injustice exercée contre les
libérateurs de la Sicile, et reçu les députés de cette ville chargés
d’accuser Dion, ils convoquèrent leurs alliés. La cause fut discutée dans
la diète, et la conduite des syracusains, condamnée d’une commune voix.
Loin de souscrire à ce jugement, ils se félicitaient de s’être à la fois délivrés
des deux tyrans qui les avaient successivement opprimés ; et leur joie
s’accrut encore par quelques avantages remportés sur les vaisseaux du roi,
qui venaient d’approvisionner la citadelle, et d’y jeter des troupes commandées
par Nypsius de Naples.
Ce général habile crut s’apercevoir que le moment de subjuguer les rebelles
était enfin arrivé. Rassurés par leurs faibles succès, et encore plus par
leur insolence, les syracusains avaient brisé tous les liens de la
subordination et de la décence. Leurs jours se dissipaient dans les excès de
la table, et leurs chefs se livraient à des désordres qu’on ne pouvait plus
arrêter. Nypsius sort de la citadelle, renverse le mur dont on l’avait une
seconde fois entourée, s’empare d’un quartier de la ville, et le met au
pillage. Les troupes de Syracuse sont repoussées, les habitants égorgés,
leurs femmes et leurs enfants chargés de fers, et menés à la citadelle. On
s’assemble, on délibère en tumulte ; la terreur a glacé les esprits, et le
désespoir ne trouve plus de ressource. Dans ce moment quelques voix s’élèvent,
et proposent le rappel de Dion et de son armée. Le peuple aussitôt le demande
à grands cris : « qu’il paraisse ; que les dieux nous le ramènent,
qu’il vienne nous enflammer de son courage. »
Des députés choisis font une telle diligence, qu’ils arrivent avant la fin
du jour chez les léontins. Ils tombent aux pieds de Dion, le visage baigné de
larmes, et l’attendrissent par la peinture des maux qu’éprouve sa patrie.
Introduits devant le peuple, les deux principaux ambassadeurs conjurent les
assistants de sauver une ville trop digne de leur haine et de leur pitié.
Quand ils eurent achevé, un morne silence régna dans l’assemblée. Dion
voulut le rompre, mais les pleurs lui coupaient la parole. Encouragé par ses
troupes qui partageaient sa douleur : « guerriers du Péloponnèse,
dit-il, et vous, fidèles alliés, c’est à vous de délibérer sur ce qui
vous regarde. De mon côté, je n’ai pas la liberté du choix ; Syracuse va périr,
je dois la sauver ou m’ensevelir sous ses ruines ; je me range au nombre de
ses députés, et j’ajoute : nous fûmes les plus imprudents, et nous sommes
les plus infortunés des hommes. Si vous êtes touchés de nos remords, hâtez-vous
de secourir une ville que vous avez sauvée une première fois ; si vous n’êtes
frappés que de nos injustices, puissent du moins les dieux récompenser le zèle
et la fidélité dont vous m’avez donné des preuves si touchantes ! Et
n’oubliez jamais ce Dion, qui ne vous abandonna point quand sa patrie fut
coupable, et qui ne l’abandonne pas quand elle est malheureuse. »
Il allait poursuivre ; mais tous les soldats émus s’écrient à la fois :
« mettez-vous à notre tête ; allons délivrer Syracuse » ; les
ambassadeurs pénétrés de joie et de reconnaissance, se jettent à leur cou,
et bénissent mille fois Dion, qui ne donne aux troupes que le temps de prendre
un léger repas. à peine est-il en chemin, qu’il rencontre de nouveaux députés,
dont les uns le pressent d’accélérer sa marche, les autres de la suspendre.
Les premiers parlaient au nom de la plus saine partie des citoyens ; les
seconds, au nom de la faction opposée. Les ennemis s’étant retirés, les
orateurs avaient reparu, et semaient la division dans les esprits. D’un côté
le peuple, entraîné par leurs clameurs, avait résolu de ne devoir sa liberté
qu’à lui-même, et de se rendre maître des portes de la ville, pour exclure
tout secours étranger ; d’un autre côté, les gens sages, effrayés d’une
si folle présomption, sollicitaient vivement le retour des soldats du Péloponnèse.
Dion crut ne devoir ni s’arrêter ni se hâter. Il s’avançait lentement
vers Syracuse, et n’en était plus qu’à 60 stades (26),
lorsque il vit arriver coup sur coup des courriers de tous les partis, de tous
les ordres de citoyens, d’Héraclide même, son plus cruel ennemi. Les assiégés
avaient fait une nouvelle sortie ; les uns achevaient de détruire le mur de
circonvallation ; les autres, comme des tigres ardents, se jetaient sur les
habitants, sans distinction d’âge ni de sexe ; d’autres enfin pour opposer
une barrière impénétrable aux troupes étrangères, lançaient des tisons et
des dards enflammés sur les maisons voisines de la citadelle.
À cette nouvelle, Dion précipite ses pas. Il aperçoit déjà les tourbillons
de flamme et de fumée qui s’élèvent dans les airs ; il entend les cris
insolents des vainqueurs, les cris lamentables des habitants. Il paraît : son
nom retentit avec éclat dans tous les quartiers de la ville. Le peuple est à
ses genoux, et les ennemis étonnés se rangent en bataille au pied de la
citadelle. Ils ont choisi ce poste, afin d’être protégés par les débris
presque inaccessibles du mur qu’ils viennent de détruire, et encore plus par
cette enceinte épouvantable de feux que leur fureur s’est ménagée. Pendant
que les syracusains prodiguaient à leur général les mêmes acclamations, les
mêmes titres de sauveur et de dieu dont ils l’avaient accueilli dans son
premier triomphe, ses troupes divisées en colonnes, et entraînées par son
exemple, s’avançaient en ordre à travers les cendres brûlantes, les poutres
enflammées, le sang et les cadavres dont les places et les rues étaient
couvertes ; à travers l’affreuse obscurité d’une fumée épaisse, et la
lueur, encore plus affreuse, des feux dévorants ; parmi les ruines des maisons
qui s’écroulaient avec un fracas horrible à leurs côtés ou sur leurs têtes.
Parvenues au dernier retranchement, elles le franchirent avec le même courage,
malgré la résistance opiniâtre et féroce des soldats de Nypsius, qui furent
taillés en pièces, ou contraints de se renfermer dans la citadelle.
Le jour suivant, les habitants, après avoir arrêté les progrès de
l’incendie, se trouvèrent dans une tranquillité profonde. Les orateurs et
les autres chefs de factions s’étaient exilés d’eux-mêmes, à
l’exception d’Héraclide et de Théodote son oncle. Ils connaissaient trop
Dion, pour ignorer qu’ils le désarmeraient par l’aveu de leur faute. Ses
amis lui représentaient avec chaleur qu’il ne déracinerait jamais du sein de
l’état, l’esprit de sédition, pire que la tyrannie, s’il refusait
d’abandonner les deux coupables aux soldats, qui demandaient leur supplice ;
mais il répondit avec douceur : « les autres généraux passent leur vie
dans l’exercice des travaux de la guerre, pour se ménager un jour des succès
qu’ils ne doivent souvent qu’au hasard. Élevé dans l’école de Platon,
j’ai appris à dompter mes passions ; et pour m’assurer d’une victoire que
je ne puisse attribuer qu’à moi-même, je dois pardonner et oublier les
offenses. Eh quoi ! Parce qu’Héraclide a dégradé son âme par sa perfidie
et ses méchancetés, faut-il que la colère et la vengeance souillent
indignement la mienne ? Je ne cherche point à le surpasser par les avantages de
l’esprit et du pouvoir ; je veux le vaincre à force de vertus, et le ramener
à force de bienfaits. »
Cependant il serrait la citadelle de si près, que la garnison, faute de vivres,
n’observait plus aucune discipline. Apollocrate, obligé de capituler, obtint
la permission de se retirer avec sa mère, sa sœur et ses effets, qu’on
transporta sur cinq galères. Le peuple accourut sur le rivage pour contempler
un si doux spectacle, et jouir paisiblement de ce beau jour, qui éclairait
enfin la liberté de Syracuse, la retraite du rejeton de ses oppresseurs, et
l’entière destruction de la plus puissante des tyrannies.
Apollocrate alla joindre son père Denys qui était alors en Italie. Après son
départ, Dion entra dans la citadelle. Aristomaque sa sœur, Hipparinus son
fils, vinrent au devant de lui, et reçurent ses premières caresses. Arrêté
les suivait, tremblante, éperdue, désirant et craignant de lever sur lui ses
yeux couverts de larmes. Aristomaque, l’ayant prise par la main : « comment
vous exprimer, dit-elle à son frère, tout ce que nous avons souffert pendant
votre absence ? Votre retour et vos victoires nous permettent enfin de respirer.
Mais hélas ! Ma fille, contrainte aux dépens de son bonheur et du mien, de
contracter un nouvel engagement, ma fille est malheureuse au milieu de la joie
universelle. De quel œil regardez-vous la fatale nécessité où la réduisit
la cruauté du tyran ? Doit-elle vous saluer comme son oncle ou comme son époux
? » Dion ne pouvant retenir ses pleurs, embrassa tendrement son épouse,
et lui ayant remis son fils, il la pria de partager l’humble demeure qu’il
s’était choisie. Car il ne voulait pas habiter le palais des rois.
Mon dessein n’était pas de tracer l’éloge de Dion. Je voulais simplement
rapporter quelques-unes de ses actions. Quoique l’intérêt qu’elles
m’inspirent m’ait peut-être déjà mené trop loin, je ne puis cependant résister
au plaisir de suivre, jusqu’à la fin de sa carrière, un homme qui, placé
dans tous les états, dans toutes les situations, fut toujours aussi différent
des autres, que semblable à lui-même, et dont la vie fournirait les plus beaux
traits à l’histoire de la vertu.
Après tant de triomphes, il voulut s’acquitter en public et en particulier,
de ce qu’il devait aux compagnons de ses travaux et aux citoyens qui avaient hâté
la révolution. Il fit part aux uns de sa gloire, aux autres de ses richesses :
simple, modeste dans son habillement, à sa table, dans tout ce qui le
concernait, il ne se permettait d’être magnifique, que dans l’exercice de
sa générosité. Tandis qu’il forçait l’admiration, non seulement de la
Sicile, mais encore de Carthage et de la Grèce entière ; tandis que Platon
l’avertissait dans une de ses lettres, que toute la terre avait les yeux
attachés sur lui, il les fixait sur ce petit nombre de spectateurs éclairés,
qui, ne comptant pour rien, ni ses exploits, ni ses succès, l’attendaient au
moment de la prospérité, pour lui accorder leur estime ou leur mépris.
De son temps, en effet, les philosophes avaient conçu le projet de travailler sérieusement
à la réformation du genre humain. Le premier essai devait se faire en Sicile.
Dans cette vue, ils entreprirent d’abord de façonner l’âme du jeune Denys,
qui trompa leurs espérances. Dion les avait depuis relevées, et plusieurs
disciples de Platon l’avaient suivi dans son expédition. Déjà, d’après
leurs lumières, d’après les siennes, d’après celles de quelques
corinthiens attirés par ses soins à Syracuse, il traçait le plan d’une république
qui concilierait tous les pouvoirs et tous les intérêts. Il préférait un
gouvernement mixte, où la classe des principaux citoyens balancerait la
puissance du souverain et celle du peuple. Il voulait même que le peuple ne fût
appelé aux suffrages, que dans certaines occasions, comme on le pratique à
Corinthe. Il n’osait cependant commencer son opération, arrêté par un
obstacle presque invincible. Héraclide ne cessait, depuis leur réconciliation,
de le tourmenter par des intrigues ouvertes ou cachées. Comme il était adoré
de la multitude, il ne devait pas adopter un projet qui détruisait la démocratie.
Les partisans de Dion lui proposèrent plus d’une fois de se défaire de cet
homme inquiet et turbulent. Il avait toujours résisté ; mais à force
d’importunités, on lui arracha son aveu. Les syracusains se soulevèrent, et
quoiqu’il parvînt à les apaiser, ils lui surent mauvais gré d’un
consentement que les circonstances semblaient justifier aux yeux de la
politique, mais qui remplit son âme de remords, et répandit l’amertume sur
le reste de ses jours.
Délivré de cet ennemi, il en trouva bientôt un autre, plus perfide et plus
dangereux. Dans le séjour qu’il fit à Athènes, un des citoyens de cette
ville, nommé Callippe, le reçut dans sa maison, obtint son amitié dont il
n’était pas digne, et le suivit en Sicile. Parvenu aux premiers grades
militaires, il justifia le choix du général, et gagna la confiance des
troupes. Après la mort d’Héraclide, il s’aperçut qu’il ne lui en coûterait
qu’un forfait, pour se rendre maître de la Sicile. La multitude avait besoin
d’un chef qui flattât ses caprices. Elle craignait de plus en plus que Dion
ne la dépouillât de son autorité pour s’en revêtir, ou la transporter à
la classe des riches. Parmi les gens éclairés, les politiques conjecturaient
qu’il ne résisterait pas toujours à l’attrait d’une couronne, et lui
faisaient un crime de leurs soupçons. La plupart de ces guerriers qu’il avait
amenés du Péloponnèse, et que l’honneur attachait à sa suite, avaient péri
dans les combats. Enfin, tous les esprits, fatigués de leur inaction et de ses
vertus, regrettaient la licence et les factions qui avaient pendant si longtemps
exercé leur activité.
D’après ces notions, Callippe ourdit sa trame insidieuse. Il commença par
entretenir Dion des murmures vrais ou supposés que les troupes, disait-il,
laissaient quelquefois échapper ; il se fit même autoriser à sonder la
disposition des esprits. Alors il s’insinue auprès des soldats ; il les
anime, et communique ses vues à ceux qui répondent à ses avances. Ceux qui
les rejetaient avec indignation, avaient beau dénoncer à leur général les
menées secrètes de Callippe ; il n’en était que plus touché des démarches
d’un ami si fidèle.
La conjuration faisait tous les jours des progrès, sans qu’il daignât y prêter
la moindre attention. Il fut ensuite frappé des indices qui lui en venaient de
toutes parts, et qui, depuis quelque temps, alarmaient sa famille. Mais tourmenté
du souvenir toujours présent de la mort d’Héraclide, il répondit qu’il
aimait mieux périr mille fois, que d’avoir sans cesse à se prémunir contre
ses amis et ses ennemis. Il ne médita jamais assez sur le choix des premiers ;
et quand il se convainquit lui-même que la plupart d’entre eux étaient des
âmes lâches et corrompues, il ne fit aucun usage de cette découverte, soit
qu’il ne les jugeât pas capables d’un excès de scélératesse, soit
qu’il crût devoir s’abandonner à sa destinée. Il était sans doute alors
dans un de ces moments où la vertu même est découragée par l’injustice et
la méchanceté des hommes. Comme son épouse et sa sœur suivaient avec ardeur
les traces de la conspiration, Callippe se présenta devant elles, fondant en
larmes ; et pour les convaincre de son innocence, il demanda d’être soumis
aux plus rigoureuses épreuves. Elles exigèrent le grand serment.
C’est le seul qui inspire de l’effroi aux scélérats mêmes : il le fit à
l’instant. On le conduisit dans les souterrains du temple de Cérès et de
Proserpine. Après les sacrifices prescrits, revêtu du manteau de l’une de
ces déesses et tenant une torche ardente, il les prit à témoins de son
innocence, et prononça des imprécations horribles contre les parjures. La cérémonie
étant finie, il alla tout préparer pour l’exécution de son projet. Il
choisit le jour de la fête de Proserpine ; et s’étant assuré que Dion n’était
pas sorti de chez lui, il se mit à la tête de quelques soldats de l’île de
Zacynthe : les uns entourèrent la maison ; les autres pénétrèrent dans une
pièce au rez-de-chaussée, où Dion s’entretenait avec plusieurs de ses amis,
qui n’osèrent exposer leurs jours pour sauver les siens. Les conjurés, qui
s’étaient présentés sans armes, se précipitèrent sur lui, et le tourmentèrent
longtemps, dans le dessein de l’étouffer. Comme il respirait encore, on leur
jeta par la fenêtre un poignard qu’ils lui plongèrent dans le cœur.
Quelques-uns prétendent que Callippe avait tiré son épée, et n’avait pas
osé frapper son ancien bienfaiteur. C’est ainsi que mourut Dion, âgé
d’environ 55 ans, la 4e année après son retour en Sicile (27).
Sa mort produisit un changement soudain à Syracuse. Les habitants, qui commençaient
à le détester comme un tyran, le pleurèrent comme l’auteur de leur liberté.
On lui fit des funérailles aux dépens du trésor public, et son tombeau fut
placé dans le lieu le plus éminent de la ville.
Cependant, à l’exception d’une légère émeute, où il y eut du sang répandu,
qui ne fut pas celui des coupables, personne n’osa d’abord les attaquer, et
Callippe recueillit paisiblement le fruit de son crime. Peu de temps après, les
amis de Dion se réunirent pour le venger, et furent vaincus. Callippe, défait
à son tour par Hipparinus, frère de Denys, Callippe, partout haï et repoussé,
contraint de se réfugier en Italie, avec un reste de brigands attachés à sa
destinée, périt enfin accablé de misère, treize mois après la mort de Dion,
et fut, à ce qu’on prétend, percé du même poignard qui avait arraché la
vie à ce grand homme.
Pendant qu’on cherchait à détruire la tyrannie en Sicile, Athènes qui se
glorifie tant de sa liberté, s’épuisait en vains efforts pour remettre sous
le joug les peuples qui, depuis quelques années, s’étaient séparés de son
alliance (28). Elle résolut de s’emparer de
Byzance ; et dans ce dessein, elle fit partir 120 galères, sous le commandement
de Timothée, d’Iphicrate et de Charès. Ils se rendirent à l’Hellespont, où
la flotte des ennemis, qui était à peu près d’égale force, les atteignit
bientôt. On se disposait de part et d’autre au combat, lorsque il survint une
tempête violente : Charès n’en proposa pas moins d’attaquer ; et comme les
deux autres généraux, plus habiles et plus sages, s’opposèrent à son avis,
il dénonça hautement leur résistance à l’armée, et saisit cette occasion
pour les perdre. À la lecture des lettres où il les accusait de trahison, le
peuple, enflammé de colère, les rappela sur le champ, et fit instruire leur
procès.
Les victoires de Timothée, 75 villes qu’il avait réunies à la république,
les honneurs qu’on lui avait autrefois déférés, sa vieillesse, la bonté de
sa cause, rien ne put le dérober à l’iniquité des juges : condamné à une
amende de 100 talents (29), qu’il n’était pas
en état de payer, il se retira dans la ville de Chalcis en Eubée, plein
d’indignation contre des citoyens qu’il avait si souvent enrichis par ses
conquêtes, et qui, après sa mort, laissèrent éclater un repentir aussi
infructueux que tardif. Il paya, dans cette circonstance, le salaire du mépris
qu’il eut toujours pour Charès. Un jour qu’on procédait à l’élection
des généraux, quelques orateurs mercenaires, pour exclure Iphicrate et Timothée,
faisaient valoir Charès : ils lui attribuaient les qualités d’un robuste
athlète. Il est dans la vigueur de l’âge, disaient-ils, et d’une force à
supporter les plus rudes fatigues. « C’est un tel homme qu’il faut à
l’armée. Sans doute, dit Timothée, pour porter le bagage. »
La condamnation de Timothée n’assouvit pas la fureur des athéniens, et ne
put intimider Iphicrate, qui se défendit avec intrépidité. On remarqua
l’expression militaire qu’il employa pour ramener sous les yeux des juges,
la conduite du général qui avait conjuré sa perte : « mon sujet
m’entraîne, dit-il ; il vient de m’ouvrir un chemin à travers les actions
de Charès. » Dans la suite du discours, il apostropha l’orateur
Aristophon, qui l’accusait de s’être laissé corrompre à prix d’argent.
« Répondez-moi, lui dit-il d’un ton d’autorité : auriez-vous commis
une pareille infamie ? Non, certes ! répondit l’orateur. Et vous voulez,
reprit-il, qu’Iphicrate ait fait ce qu’Aristophon n’aurait pas osé faire
! » Aux ressources de l’éloquence, il en joignit une dont le succès
lui parut moins incertain. Le tribunal fut entouré de plusieurs jeunes
officiers attachés à ses intérêts ; et lui-même laissait entrevoir aux
juges un poignard qu’il tenait sous sa robe. Il fut absous, et ne servit plus.
Quand on lui reprocha la violence de ce procédé, il répondit : « j’ai
longtemps porté les armes pour le salut de ma patrie ; je serais bien dupe si
je ne les prenais pas quand il s’agit du mien. »
Cependant Charès ne se rendit pas à Byzance. Sous prétexte qu’il manquait
de vivres, il se mit avec son armée à la solde du satrape Artabaze, qui s’était
révolté contre Artaxerxés roi de Perse, et qui allait succomber sous des
forces supérieures aux siennes. L’arrivée des athéniens changea la face des
affaires. L’armée de ce prince fut battue ; et Charès écrivit aussitôt au
peuple d’Athènes, qu’il venait de remporter sur les perses, une victoire
aussi glorieuse que celle de Marathon : mais cette nouvelle n’excita qu’une
joie passagère. Les athéniens, effrayés des plaintes et des menaces du roi de
Perse, rappelèrent leur général, et se hâtèrent d’offrir la paix et
l’indépendance aux villes qui avaient entrepris de secouer leur joug. Ainsi
finit cette guerre (30), également funeste aux
deux partis. D’un côté, quelques-uns des peuples ligués, épuisés
d’hommes et d’argent, tombèrent sous la domination de Mausole, roi de Carie
; de l’autre, outre les secours qu’elle tirait de leur alliance, Athènes
perdit trois de ses meilleurs généraux, Chabrias, Timothée et Iphicrate.
Alors commença une autre guerre, qui produisit un embrasement général, et développa
les grands talents de Philippe, pour le malheur de la Grèce (31).
Les amphictyons, dont l’objet principal est de veiller aux intérêts du
temple d’Apollon à Delphes, s’étant assemblés, les Thébains, qui de
concert avec les Thessaliens, dirigeaient les opérations de ce tribunal, accusèrent
les Phocéens de s’être emparés de quelques terres consacrées à ce Dieu,
et les firent condamner à une forte amende. L’esprit de vengeance guidait les
accusateurs. Les Thessaliens rougissaient encore des victoires que les Phocéens
avaient autrefois remportées sur eux. Outre les motifs de rivalité qui
subsistent toujours entre des nations voisines, la ville de Thèbes était
indignée de n’avoir pu forcer un habitant de la Phocide, à rendre une femme Thébaine qu’il avait enlevée.
Le premier décret fut bientôt suivi d’un second, qui consacrait au dieu les
campagnes des Phocéens ; il autorisait de plus la ligue amphictyonique à sévir
contre les villes qui jusqu’alors avaient négligé d’obéir aux décrets du
tribunal. Cette dernière clause regardait les Lacédémoniens, contre lesquels
il existait depuis plusieurs années une sentence restée sans exécution.
Dans toute autre circonstance, les Phocéens auraient craint d’affronter les
maux dont ils étaient menacés. Mais on vit alors, combien les grandes révolutions
dépendent quelquefois de petites causes. Peu de temps auparavant, deux
particuliers de la Phocide, voulant obtenir, chacun pour son fils, une riche héritière,
intéressèrent toute la nation à leur querelle, et formèrent deux partis qui,
dans les délibérations publiques, n’écoutaient plus que les conseils de la
haine. Aussi, dès que plusieurs Phocéens eurent proposé de se soumettre aux décrets
des amphictyons, Philomèle, que ses richesses et ses talents avaient placé à
la tête de la faction opposée, soutint hautement, que céder à l’injustice
était la plus grande et la plus dangereuse des lâchetés, que les Phocéens
avaient des droits légitimes, non seulement sur les terres qu’on leur faisait
un crime de cultiver, mais sur le temple de Delphes, et qu’il ne demandait que
leur confiance, pour les soustraire au châtiment honteux décerné par le
tribunal des amphictyons.
Son éloquence rapide entraîne les Phocéens. Revêtu d’un pouvoir absolu, il
vole à Lacédémone, fait approuver ses projets au roi Archidamus, en obtient
15 talents (32), qui, joints à 15 autres qu’il fournit lui-même, le mettent en état
de soudoyer un grand nombre de mercenaires, de s’emparer du temple, de
l’entourer d’un mur, et d’arracher de ses colonnes les décrets infamants
que les amphictyons avaient lancés contre les peuples accusés de sacrilège.
Les Locriens accoururent vainement à la défense de l’asile sacré ; ils
furent mis en fuite, et leurs campagnes dévastées enrichirent les vainqueurs.
La guerre dura dix ans et quelques mois. J’en indiquerai dans la suite les
principaux événements (33).
Lettres sur les affaires générales de la Grèce, adressées à Anacharsis et à Philotas, pendant leur voyage en Égypte et en Perse.
Pendant
mon séjour en Grèce, j’avais si souvent entendu parler de l’Égypte et de
la Perse, que je ne pus résister au désir de parcourir ces deux royaumes.
Apollodore me donna Philotas pour m’accompagner : il nous promit de nous
instruire de tout ce qui se passerait pendant notre absence ; d’autres amis
nous firent la même promesse. Leurs lettres, que je vais rapporter en entier,
ou par fragments, n’étaient quelquefois qu’un simple journal ; quelquefois
elles étaient accompagnées de réflexions. Nous partîmes à la fin de la 2e
année de la 106e olympiade (34). Le midi de la Grèce jouissait alors
d’un calme profond ; le nord était troublé par la guerre des Phocéens, et
par les entreprises de Philippe roi de Macédoine. Philomèle, chef des Phocéens,
s’était fortifié à Delphes. Il envoyait de tous côtés des ambassadeurs ;
mais l’on était bien loin de présumer que de si légères dissensions entraîneraient
la ruine de cette Grèce qui, cent vingt-six ans auparavant, avait résisté à
toutes les forces de la Perse.
Philippe avait de fréquents démêlés avec les thraces, les illyriens, et
d’autres peuples barbares. Il méditait la conquête des villes grecques, situées
sur les frontières de son royaume, et dont la plupart étaient alliées, ou
tributaires des athéniens. Ceux-ci, offensés de ce qu’il retenait Amphipolis
qui leur avait appartenu, essayaient des hostilités contre lui, et n’osaient
pas en venir à une rupture ouverte.
Diotime
étant archonte à Athènes.
La 3e année de la 106e olympiade.
Depuis le 26 juin de l’année julienne proleptique 354, jusqu’au 14 juillet
de l’année 353 avant J.-C.
Lettre d’Apollodore.
La
Grèce est pleine de divisions. Les uns condamnent l’entreprise de Philomèle,
les autres la justifient. Les Thébains, avec tout le corps des Béotiens, les Locriens, les différentes nations de la
Thessalie, tous ces peuples ayant des
injures particulières à venger, menacent de venger l’outrage fait à la
divinité de Delphes. Les athéniens, les Lacédémoniens, et quelques villes du
Péloponnèse, se déclarent pour les Phocéens en haine des Thébains...
Philomèle protestait au commencement, qu’il ne toucherait pas aux trésors du
temple. Effrayé des préparatifs des Thébains, il s’est approprié une
partie de ces richesses. Elles l’ont mis en état d’augmenter la solde des
mercenaires, qui de toutes parts accourent à Delphes.
Il a battu successivement les Locriens, les Béotiens et les Thessaliens...
Ces jours passés, l’armée des Phocéens s’étant engagée dans un pays
couvert, rencontra tout à coup celle des Béotiens, supérieure en nombre. Les
derniers ont remporté une victoire éclatante. Philomèle couvert de blessures,
poussé sur une hauteur, enveloppé de toutes parts, a mieux aimé se précipiter
du haut d’un rocher, que de tomber entre les mains de l’ennemi...
Sous
l’archonte Eudémus.
La 4e année de la 106e olympiade.
Depuis le 14 juillet de l’an 353, jusqu’au 3 juillet de l’an 352 avant
J.-C.
Lettre d’Apollodore.
Dans
la dernière assemblée des Phocéens, les plus sages opinaient pour la paix :
mais Onomarque, qui avait recueilli les débris de l’armée, a si bien fait,
par son éloquence et son crédit, qu’on a résolu de continuer la guerre, et
de lui confier le même pouvoir qu’à Philomèle. Il lève de nouvelles
troupes. L’or et l’argent tirés du trésor sacré, ont été convertis en
monnaie, et plusieurs de ces belles statues de bronze qu’on voyait à Delphes,
en casques et en épées...
Le bruit a couru que le roi de Perse, Artaxerxés, allait tourner ses armes
contre la Grèce. On ne parlait que de ses immenses préparatifs. Il ne lui faut
pas moins, disait-on, de 1.200 chameaux, pour porter l’or destiné à la solde
des troupes.
On s’est assemblé en tumulte ; au milieu de l’alarme publique, des voix ont
proposé d’appeler à la défense de la Grèce toutes les nations qui
l’habitent, et même le roi de Macédoine, de prévenir Artaxerxés, et de
porter la guerre dans ses états. Démosthène, qui, après avoir plaidé avec
distinction dans les tribunaux de justice, se mêle, depuis quelque temps, des
affaires publiques, s’est élevé contre cet avis ; mais il a fortement insisté
sur la nécessité de se mettre en état de défense. Combien nous faut-il de
galères ? Combien de fantassins et de cavaliers ? Quels sont les fonds nécessaires
? Où les trouver ? Il a tout prévu, tout réglé d’avance. On a fort
applaudi aux vues de l’orateur. En effet, de si sages mesures nous serviraient
contre Artaxerxés, s’il attaquait la Grèce ; contre nos ennemis actuels,
s’il ne l’attaquait pas. On a su depuis que ce prince ne pensait point à
nous, et nous ne pensons plus à rien.
Je ne saurais m’accoutumer à ces excès périodiques de découragement et de
confiance. Nos têtes se renversent et se replacent dans un clin d’œil. On
abandonne à sa légèreté un particulier qui n’acquiert jamais l’expérience
de ses fautes : mais que penser d’une nation entière pour qui le présent
n’a ni passé ni avenir, et qui oublie ses craintes, comme on oublie un éclair
et un coup de tonnerre ?...
La plupart ne parlent du roi de Perse qu’avec terreur, du roi de Macédoine
qu’avec mépris. Ils ne voient pas que ce dernier prince n’a cessé, depuis
quelque temps, de faire des incursions dans nos états ; qu’après s’être
emparé de nos îles d’Imbros et de Lemnos, il a chargé de fers ceux de nos
citoyens établis dans ces contrées ; qu’il a pris plusieurs de nos vaisseaux
sur les côtes de l’Eubée, et que, dernièrement encore, il a fait une
descente chez nous à Marathon, et s’est rendu maître de la galère sacrée.
Cet affront, reçu dans le lieu même qui fut autrefois le théâtre de notre
gloire, nous a fait rougir ; mais chez nous, les couleurs de la honte
s’effacent bientôt.
Philippe est présent en tout temps, en tous lieux. À peine a-t-il quitté nos
rivages, qu’il vole dans la Thrace maritime ; il y prend la forte place de Méthone,
la détruit, et en distribue les campagnes fertiles à ses soldats, dont il est
adoré.
Pendant le siége de cette ville, il passait une rivière à la nage. Une flèche,
lancée par un archer ou par une machine, l’atteignit à l’œil droit ; et
malgré les douleurs aiguës qu’il éprouvait, il regagna tranquillement le
rivage d’où il était parti. Son médecin Critobule a retiré très
habilement la flèche ; l’œil n’est pas difforme, mais il est privé de la
lumière (35).
Cet accident n’a point ralenti son ardeur ; il assiége maintenant le château
d’Hérée, sur lequel nous avons des droits légitimes. Grande rumeur dans Athènes.
Il en est résulté un décret de l’assemblée générale : on doit lever une
contribution de 60 talents (36), armer 40 galères, enrôler ceux qui n’ont pas
atteint leur 45e année (37). Ces préparatifs demandent du temps ;
l’hiver approche, et l’expédition sera remise à l’été prochain.
Pendant qu’on avait à redouter les projets du roi de Perse, et les
entreprises du roi de Macédoine, il nous arrivait des ambassadeurs du roi de
Lacédémone, et d’autres de la part des Mégalopolitains, qu’il tient assiégés.
Archidamus proposait de nous joindre aux Lacédémoniens, pour remettre les
villes de la Grèce sur le pied où elles étaient avant les dernières guerres.
Toutes les usurpations devaient être restituées, tous les nouveaux établissements
détruits. Les Thébains nous ont enlevé Orope, ils seront forcés de nous la
rendre ; ils ont rasé Thespies et Platée, on les rétablira ; ils ont
construit Mégalopolis en Arcadie, pour arrêter les incursions des Lacédémoniens,
elle sera démolie. Les orateurs, les citoyens étaient partagés. Démosthène
a montré clairement que l’exécution de ce projet affaiblirait, à la vérité,
les Thébains nos ennemis, mais augmenterait la puissance des Lacédémoniens
nos alliés, et que notre sûreté dépendait uniquement de l’équilibre que
nous aurions l’art de maintenir entre ces deux républiques. Les suffrages se
sont réunis en faveur de son avis.
Cependant les Phocéens ont fourni des troupes aux Lacédémoniens ; les Thébains
et d’autres peuples, aux Mégalopolitains ; on a déjà livré plusieurs
combats ; on conclura bientôt la paix, et l’on aura répandu beaucoup de
sang.
On n’en a pas moins versé dans nos provinces septentrionales. Les Phocéens,
les Béotiens, les Thessaliens, tour à tour vainqueurs et vaincus, perpétuent
une guerre que la religion et la jalousie rendent extrêmement cruelle. Un
nouvel incident ne laisse entrevoir qu’un avenir déplorable. Lycophron, tyran
de Phères en Thessalie, s’est ligué avec les Phocéens, pour assujettir les Thessaliens. Ces derniers ont imploré l’assistance de Philippe, qui est bien
vite accouru à leur secours : après quelques actions peu décisives, deux échecs
consécutifs l’ont forcé de se retirer en Macédoine. On le croyait réduit
aux dernières extrémités ; ses soldats commençaient à l’abandonner, quand
tout à coup on l’a vu reparaître en Thessalie. Ses troupes, et celles des Thessaliens ses alliés, montaient à plus de 23.000 fantassins, et à 3.000
chevaux. Onomarque à la tête de 20.000 hommes de pied et de 300 cavaliers,
s’était joint à Lycophron. Les Phocéens, après une défense opiniâtre,
ont été battus et poussés vers le rivage de la mer, d’où l’on
apercevait, à une certaine distance, la flotte des athéniens commandée par
Charès. La plupart s’étant jetés à la nage, ont péri avec Onomarque leur
chef, dont Philippe a fait retirer le corps, pour l’attacher à un gibet. La
perte des Phocéens est très considérable : 6.000 ont perdu la vie dans le
combat ; 3.000 s’étant rendus à discrétion, ont été précipités dans la
mer, comme des sacrilèges. Les Thessaliens, en s’associant avec Philippe, ont
détruit les barrières qui s’opposaient à son ambition. Depuis quelques années
il laissait les grecs s’affaiblir, et du haut de son trône, comme d’une guérite,
il épiait le moment où l’on viendrait mendier son assistance. Le voilà désormais
autorisé à se mêler des affaires de la Grèce. Partout le peuple, qui ne pénètre
pas ses vues, le croit animé du zèle de la religion ; partout on s’écrie
qu’il doit sa victoire à la sainteté de la cause qu’il soutient, et que
les dieux l’ont choisi pour venger leurs autels. Il l’avait prévu lui-même
; avant la bataille, il fit prendre à ses soldats des couronnes de laurier,
comme s’ils marchaient au combat, au nom de la divinité de Delphes à qui cet
arbre est consacré.
Des intentions si pures, des succès si brillants, portent l’admiration des
grecs jusqu’à l’enthousiasme ; on ne parle que de ce prince, de ses
talents, de ses vertus. Voici un trait qu’on m’a raconté de lui.
Il avait dans son armée un soldat renommé pour sa bravoure, mais d’une
insatiable avidité. Le soldat s’embarqua pour une expédition lointaine ; et,
son vaisseau ayant péri, il fut jeté mourant sur le rivage. À cette nouvelle,
un macédonien, qui cultivait un petit champ aux environs, accourt à son
secours, le rappelle à la vie, le mène dans sa maison, lui cède son lit, lui
donne pendant un mois entier, tous les soins et toutes les consolations que la
pitié et l’humanité peuvent inspirer, lui fournit enfin l’argent nécessaire
pour se rendre auprès de Philippe. Vous entendrez parler de ma reconnaissance,
lui dit le soldat en partant : qu’il me soit seulement permis de rejoindre le
roi mon maître. Il arrive, raconte à Philippe son infortune, ne dit pas un mot
de celui qui l’a soulagé, et demande, en indemnité, une petite maison
voisine des lieux où les flots l’avaient porté. C’était celle de son
bienfaiteur. Le roi accorde la demande sur le champ. Mais bientôt instruit de
la vérité des faits, par une lettre pleine de noblesse qu’il reçoit du
propriétaire, il frémit d’indignation, et ordonne au gouverneur de la
province de remettre ce dernier en possession de son bien, et de faire
appliquer, avec un fer chaud, une marque déshonorante sur le front du soldat.
On élève cette action jusqu’aux nues : je l’approuve sans l’admirer.
Philippe méritait plus d’être puni qu’un vil mercenaire ; car le sujet qui
sollicite une injustice est moins coupable, que le prince qui l’accorde sans
examen. Que devait donc faire Philippe après avoir flétri le soldat ? Renoncer
à la funeste prérogative d’être si généreux du bien d’autrui, et
promettre à tout son empire de n’être plus si léger dans la distribution de
ses grâces.
Sous
l’archonte Aristodème.
La 1re année de la 107e olympiade.
Depuis le 3 juillet de l’an 352,
jusqu’au 22 juillet de l’an 351 avant J.-C.
Lettre d’Apollodore.
Je
vous ai marqué dans une de mes précédentes lettres, que pour prévenir les
excursions de Philippe, et l’arrêter dans ses états, on avait résolu de
lever 60 talents (38), et d’envoyer en Thrace 40 galères avec une forte armée.
Après environ 11 mois de préparatifs, on était enfin venu à bout de
recueillir 5 talents (39), et d’armer 10 galères ; Charidème les devait
commander. Il était prêt à partir, lorsque le bruit s’est répandu que
Philippe était malade, qu’il était mort. Nous avons désarmé aussitôt, et
Philippe a pris sa marche vers les Thermopyles. Il allait tomber sur la Phocide
; il pouvait de là se rendre ici. Heureusement nous avions sur la côte
voisine, une flotte qui conduisait aux Phocéens un corps de troupes. Nausiclès,
qui était à leur tête, s’est hâté de les mettre à terre, et de se placer
dans le détroit. Philippe a suspendu ses projets, et repris le chemin de la Macédoine.
Nous nous sommes enorgueillis de cet événement ; nos alliés nous en ont félicités
; nous avons décerné des actions de grâces aux dieux, des éloges aux
troupes. Misérable ville ! Où, s’emparer sans obstacle d’un poste, est un
acte de bravoure, et n’être pas vaincu, un sujet de triomphe !... Ces jours
passés, l’assemblée générale s’occupa de nos démêlés avec le roi de
Macédoine. Démosthène parut à la tribune ; il peignit avec les plus fortes
couleurs l’indolence et la frivolité des athéniens, l’ignorance et les
fausses mesures de leurs chefs, l’ambition et l’activité de Philippe.
Il proposa d’équiper une flotte, de mettre sur pied un corps de troupes,
composé, du moins en partie, de citoyens, d’établir le théâtre de la
guerre en Macédoine, et de ne la terminer que par un traité avantageux, ou par
une victoire décisive. Car, disait-il, si nous n’allons pas au plutôt
attaquer Philippe chez lui, il viendra peut-être bientôt nous attaquer chez
nous. Il fixa le nombre des soldats qu’il fallait enrôler, et s’occupa des
moyens de leur subsistance. Ce projet déconcerterait les vues de Philippe, et
l’empêcherait de nous combattre aux dépens de nos alliés, dont il enlève
impunément les vaisseaux. Il réveillerait en même temps le courage des
peuples, qui, obligés de se jeter entre ses bras, portent le joug de son
alliance, avec la crainte et la haine qu’inspire l’orgueil d’un prince
ambitieux.
Démosthène développa ces vues avec autant d’énergie que de clarté. Il a
cette éloquence qui force les auditeurs à se reconnaître dans l’humiliante
peinture de leurs fautes passées, et de leur situation présente.
« Voyez, s’écriait-il, jusqu’à quel point d’audace Philippe est
enfin parvenu. Il vous! Ôte le choix de la guerre et de la paix ; il vous
menace ; il tient, à ce qu’on dit, des discours insolents : peu satisfait de
ses premières conquêtes, il en médite de nouvelles ; et tandis que vous êtes
ici tranquillement assis, il vous enveloppe et vous enferme de tous côtés.
Qu’attendez-vous donc pour agir ? La nécessité ! Eh justes dieux ! En fut-il
jamais une plus pressante pour des âmes libres, que l’instant du déshonneur
? Irez-vous toujours dans la place publique vous demander s’il y a quelque
chose de nouveau ? Eh ! Quoi de plus nouveau qu’un homme de Macédoine qui
gouverne la Grèce et veut subjuguer Athènes ?... Philippe est-il mort ? Non,
mais il est malade. Eh ! Que vous importe ? Si celui-ci mourait, vous vous en
feriez bientôt un autre par votre négligence et votre lâcheté.
Vous perdez le temps d’agir, en délibérations frivoles. Vos généraux, au
lieu de paraître à la tête des armées, se traînent pompeusement à la suite
de vos prêtres, pour augmenter l’éclat des cérémonies publiques. Les armées
ne sont plus composées que de mercenaires, la lie des nations étrangères,
vils brigands qui mènent leurs chefs, tantôt chez vos alliés dont ils sont la
terreur, tantôt chez les barbares qui vous les enlèvent au moment où leur
secours vous est nécessaire. Incertitude et confusion dans vos préparatifs ;
nul plan, nulle prévoyance dans vos projets et dans leur exécution. Les
conjonctures vous commandent, et l’occasion vous échappe sans cesse. Athlètes
mal adroits, vous ne pensez à vous garantir des coups, qu’après les avoir reçus.
Vous dit-on que Philippe est dans la Chersonèse ? Aussitôt un décret pour la
secourir : qu’il est aux Thermopyles ? Autre décret pour y marcher. Vous
courez à droite, à gauche, partout où il vous conduit lui-même, le suivant
toujours, et n’arrivant jamais que pour être témoins de ses succès. »
Toute la harangue est semée de pareils traits. On a reconnu dans le style de
l’auteur, celui de Thucydide, qui lui a servi de modèle. En sortant
j’entendis plusieurs athéniens lui prodiguer des éloges, et demander des
nouvelles des Phocéens.
Vous me ferez peut-être la même question. On les croyait sans ressource après
la victoire de Philippe ; mais ils ont le trésor de Delphes à leur disposition
; et comme ils ont augmenté la solde des troupes, ils attirent tous les
mercenaires qui courent la Grèce. Cette dernière campagne n’a rien décidé.
Ils ont perdu des batailles, ils en ont gagné ; ils ont ravagé les terres des Locriens, et les leurs ont été dévastées par les
Thébains. Nos amis, qui
vous regrettent sans cesse, continuent à s’assembler de temps en temps chez
moi. Hier au soir, on demandait pourquoi les grands hommes sont si rares, et ne
se montrent que par intervalles. La question fut longtemps débattue.
Chrysophile nia le fait, et soutint que la nature ne favorise pas plus un siècle
et un pays qu’un autre. Parlerait-on de Lycurgue, ajouta-t-il, s’il était né
dans une condition servile ? D’Homère, s’il avait vécu dans ces temps où
la langue n’était pas encore formée ? Qui nous a dit que de nos jours, parmi
les nations policées ou barbares, on ne trouverait pas des Homère et des
Lycurgue, occupés des plus viles fonctions ? La nature, toujours libre,
toujours riche dans ses productions, jette au hasard les génies sur la terre ;
c’est aux circonstances à les développer.
Sous
l’archonte Thessalus.
La 2e année de la 107e olympiade.
Depuis le 22 juillet de l’an 351, jusqu’au 11 juillet de l’an 350 avant
J.-C.
Lettre
d’Apollodore.
Artémise,
reine de Carie, est morte. Elle n’a survécu que deux ans à Mausole, son frère
et son époux. Vous savez que Mausole était un de ces rois que la cour de Suze
tient en garnison sur les frontières de l’empire, pour en défendre les
approches. On dit que son épouse, qui le gouvernait, ayant recueilli ses
cendres, les avait, par un excès de tendresse, mêlées avec la boisson
qu’elle prenait. On dit que sa douleur l’a conduite au tombeau. Elle n’en
a pas suivi avec moins d’ardeur les projets d’ambition qu’elle lui avait
inspirés. Il ajouta la trahison au concours de quelques circonstances
heureuses, pour s’emparer des îles de Cos, de Rhodes, et de plusieurs villes
grecques ; Artémise les a maintenues sous son obéissance.
Voyez, je vous prie, combien sont fausses et funestes les idées qui gouvernent
ce monde, et surtout celles que les souverains se font du pouvoir et de la
gloire. Si Artémise avait connu les véritables intérêts de son époux, elle
lui aurait appris à céder la mauvaise foi et les vexations aux grands empires
; à fonder sa considération sur le bonheur de sa province, et à se laisser
aimer du peuple, qui ne demande au gouvernement que de n’être pas traité en
ennemi. Mais elle en voulut faire une espèce de conquérant. L’un et
l’autre épuisèrent le sang et les fortunes de leurs sujets ; dans quelle vue
? Pour décorer la petite ville d’Halicarnasse, et illustrer la mémoire
d’un petit lieutenant du roi de Perse.
Artémise ne négligea aucun moyen pour la perpétuer : elle excita par des récompenses
les talents les plus distingués, à s’exercer sur les actions de Mausole. On
composa des vers, des tragédies en son honneur. Les orateurs de la Grèce
furent invités à faire son éloge. Plusieurs d’entre eux entrèrent en lice
; et Isocrate concourut avec quelques-uns de ses disciples. Théopompe, qui
travaille à l’histoire de la Grèce, l’emporta sur son maître, et eut la
faiblesse de s’en vanter. Je lui demandais un jour si, en travaillant au panégyrique
d’un homme dont la sordide avarice avait ruiné tant de familles, la plume ne
lui tombait pas souvent des mains ? Il me répondit : j’ai parlé en orateur,
une autre fois je parlerai en historien. Voilà de ces forfaits que se permet
l’éloquence, et que nous avons la lâcheté de pardonner.
Artémise faisait en même temps construire pour Mausole un tombeau qui, suivant
les apparences, n’éternisera que la gloire des artistes. J’en ai vu les
plans. C’est un quarré long, dont le pourtour est de 411 pieds. La principale
partie de l’édifice, entourée de 36 colonnes, sera décorée, sur ses quatre
faces, par quatre des plus fameux sculpteurs de la Grèce, Briaxis, Scopas, Léocharès
et Timothée. Au dessus s’élèvera une pyramide, surmontée d’un char à
quatre chevaux. Ce char doit être de marbre, et de la main de Pythis. La
hauteur totale du monument sera de 140 pieds (40). Il est déjà fort avancé ; et
comme Idrieus, qui succède à sa sœur Artémise, ne prend pas le même intérêt
à cet ouvrage, les artistes ont déclaré qu’ils se feraient un honneur et un
devoir de le terminer, sans exiger aucun salaire. Les fondements en ont été
jetés au milieu d’une place construite par les soins de Mausole, sur un
terrain qui, naturellement disposé en forme de théâtre, descend et se
prolonge jusqu’à la mer. Quand on entre dans le port, on est frappé de
l’aspect imposant des lieux. Vous avez d’un côté le palais du roi ; de
l’autre, le temple de Vénus et de Mercure, situé auprès de la fontaine
Salmacis. En face, le marché public s’étend le long du rivage ; au dessus,
est la place, et plus loin, dans la partie supérieure, la vue se porte sur la
citadelle et sur le temple de Mars, d’où s’élève une statue colossale. Le
tombeau de Mausole, destiné à fixer les regards, après qu’ils se seront
reposés un moment sur ces magnifiques édifices, sera sans doute un des plus
beaux monuments de l’univers ; mais il devrait être consacré au bienfaiteur
du genre humain.
Idrieus, en montant sur le trône, a reçu ordre d’Artaxerxés d’envoyer un
corps d’auxiliaires contre les rois de Chypre, qui se sont révoltés. Phocion
les commande, conjointement avec Evagoras, qui régnait auparavant dans cette île.
Leur projet est de commencer par le siége de Salamine.
Le roi de Perse a de plus grandes vues ; il se prépare à la conquête de l’Égypte.
J’espère que vous aurez déjà pris des mesures pour vous mettre en sûreté.
Il nous a demandé des troupes ; il en a demandé aux autres peuples de la Grèce.
Nous l’avons refusé ; les Lacédémoniens ont fait de même. C’est bien
assez pour nous de lui avoir cédé Phocion. Les villes grecques de l’Asie lui
avaient déjà promis 6000 hommes ; les Thébains en donnent 1000, et ceux
d’Argos 3000, qui seront commandés par Nicostrate. C’est un général
habile, et dont la manie est d’imiter Hercule. Il se montre dans les combats
avec une peau de lion sur les épaules, et une massue à la main. Artaxerxès
lui-même a désiré de l’avoir. Depuis quelque temps nous louons nos généraux,
nos soldats, nos matelots aux rois de Perse, toujours jaloux d’avoir à leur
service des grecs qu’ils paient chèrement. Différents motifs forcent nos républiques
de se prêter à ce trafic : le besoin de se débarrasser des mercenaires étrangers,
que la paix rend inutiles, et qui chargent l’état ; le désir de procurer à
des citoyens appauvris par la guerre, une solde qui rétablisse leur fortune ;
la crainte de perdre la protection ou l’alliance du grand roi ;
l’espérance enfin d’en obtenir des gratifications qui suppléent à
l’épuisement du trésor public.
C’est ainsi qu’en dernier lieu, les Thébains ont tiré d’Artaxerxés une
somme de 300 talents (41). Un roi de Macédoine nous outrage ; un roi de Perse nous
achète. Sommes-nous assez humiliés ?
Sous
l’archonte Apollodore.
La 3e année de la 107e olympiade.
Depuis le 11 juillet de l’an 350, jusqu’au 30 juin de l’an 349 avant J.-C.
Nous reçûmes les trois lettres suivantes dans le même jour.
Lettre de Nicétas.
Je
ris des craintes qu’on veut nous inspirer. La puissance de Philippe ne saurait
être durable : elle n’est fondée que sur le parjure, le mensonge et la
perfidie. Il est détesté de ses alliés, qu’il a souvent trompés ; de ses
sujets et de ses soldats, tourmentés par des expéditions qui les épuisent, et
dont ils ne retirent aucun fruit ; des principaux officiers de son armée, qui
sont punis s’ils ne réussissent pas, humiliés s’ils réussissent : car il
est si jaloux, qu’il leur pardonnerait plutôt une défaite honteuse qu’un
succès trop brillant. Ils vivent dans des frayeurs mortelles, toujours exposés
aux calomnies des courtisans, et aux soupçons ombrageux d’un prince qui
s’est réservé toute la gloire qu’on peut recueillir en Macédoine. Ce
royaume est dans une situation déplorable. Plus de moissons, plus de commerce.
Pauvre et faible de soi-même, il s’affaiblit encore en s’agrandissant. Le
moindre revers détruira cette prospérité, que Philippe ne doit qu’à
l’incapacité de nos généraux, et à la voie de corruption qu’il a
honteusement introduite dans toute la Grèce.
Ses partisans exaltent ses qualités personnelles ; mais voici ce que m’en ont
dit des gens qui l’ont vu de près. La régularité des mœurs n’a point de
droits sur son estime ; les vices en ont presque toujours sur son amitié ; il dédaigne
le citoyen qui n’a que des vertus, repousse l’homme éclairé qui lui donne
des conseils, et court après la flatterie avec autant d’empressement, que la
flatterie court après les autres princes. Voulez-vous lui plaire, en obtenir
des grâces, être admis à sa société ? Ayez assez de santé pour partager
ses débauches, assez de talents pour l’amuser et le faire rire. Des bons
mots, des traits de satire, des facéties, des vers, quelques couplets bien obscènes,
tout cela suffit pour parvenir auprès de lui à la plus haute faveur. Aussi, à
l’exception d’Antipater, de Parménion, et de quelques gens de mérite
encore, sa cour n’est qu’un amas impur de brigands, de musiciens, de poètes
et de bouffons, qui l’applaudissent dans le mal et dans le bien. Ils accourent
en Macédoine de toutes les parties de la Grèce.
Callias, qui contrefait si bien les ridicules, ce Callias, naguère esclave
public de cette ville, dont il a été chassé, est maintenant un de ses
principaux courtisans : un autre esclave, Agathocle, s’est élevé par les mêmes
moyens ; Philippe, pour le récompenser, l’a mis à la tête d’un détachement
de ses troupes ; enfin Thrasydée, le plus imbécile et le plus intrépide des
flatteurs, vient d’obtenir une souveraineté en Thessalie.
Ces hommes sans principes et sans mœurs, sont publiquement appelés les amis du
prince, et les fléaux de la Macédoine. Leur nombre est excessif, leur crédit
sans bornes. Peu contents des trésors qu’il leur prodigue, ils poursuivent
les citoyens honnêtes, les dépouillent de leurs biens, ou les immolent à leur
vengeance. C’est avec eux qu’il se plonge dans la plus horrible crapule,
passant les nuits à table, presque toujours ivre, presque toujours furieux,
frappant à droite et à gauche, se livrant à des excès qu’on ne peut
rappeler sans rougir. Ce n’est pas seulement dans l’intérieur de son
palais, c’est à la face des nations qu’il dégrade la majesté du trône.
Dernièrement encore, chez les Thessaliens, si renommés pour leur intempérance,
ne l’a-t-on pas vu les inviter à des repas fréquents, s’enivrer avec eux,
les égayer par ses saillies, sauter, danser, et jouer tour à tour le rôle de
bouffon et de pantomime ?
Non, je ne saurais croire, Anacharsis, qu’un tel histrion soit fait pour
subjuguer la Grèce.
Lettre
d’Apollodore,
du même jour que la précédente.
Je
ne puis me rassurer sur l’état de la Grèce. On a beau me vanter le nombre de
ses habitants, la valeur de ses soldats, l’éclat de ses anciennes victoires ;
on a beau me dire que Philippe bornera ses conquêtes, et que ses entreprises
ont été jusqu’à présent colorées de spécieux prétextes ; je me méfie
de nos moyens, et me défie de ses vues.
Les peuples de la Grèce sont affaiblis et corrompus. Plus de lois, plus de
citoyens, nulle idée de la gloire, nul attachement au bien public. Partout de
vils mercenaires pour soldats, et des brigands pour généraux.
Nos républiques ne se réuniront jamais contre Philippe. Les unes sont engagées
dans une guerre qui achève de les détruire ; les autres n’ont de commun
entre elles, que des jalousies et des prétentions qui les empêchent de se
rapprocher. L’exemple d’Athènes pourrait peut-être leur faire plus
d’impression que leurs propres intérêts ; mais on ne se distingue plus ici
que par des spectacles et des fêtes. Nous supportons les outrages de Philippe
avec le même courage que nos pères bravaient les périls. L’éloquence impétueuse
de Démosthène ne saurait nous tirer de notre assoupissement. Quand je le vois
à la tribune, je crois l’entendre s’écrier, au milieu des tombeaux qui
renferment les restes de nos anciens guerriers : cendres éteintes, ossements
arides, levez-vous, et venez venger la patrie !
D’un autre côté, observez que Philippe, unique confident de ses secrets,
seul dispensateur de ses trésors, le plus habile général de la Grèce, le
plus brave soldat de son armée, conçoit, prévoit, exécute tout lui-même, prévient
les événements, en profite quand il le peut, et leur cède quand il le faut.
Observez que ses troupes sont très bien disciplinées, qu’il les exerce sans
cesse, qu’en temps de paix, il leur fait faire des marches de 300 stades, avec
armes et bagages ; que dans tout temps, il est à leur tête ; qu’il les
transporte avec une célérité effrayante d’une extrémité de son royaume à
l’autre ; qu’elles ont appris de lui à ne pas mettre plus de différence
entre l’hiver et l’été, qu’entre la fatigue et le repos. Observez que si
l’intérieur de la Macédoine se ressent des malheurs de la guerre, il trouve
des ressources abondantes dans les mines d’or qui lui appartiennent, dans les
dépouilles des peuples qu’il subjugue, dans le commerce des nations qui
commencent à fréquenter les ports dont il s’est emparé en Thessalie.
Observez que depuis qu’il est sur le trône, il n’a qu’un objet ; qu’il
a le courage de le suivre avec lenteur ; qu’il ne fait pas une démarche sans
la méditer ; qu’il n’en fait pas une seconde sans s’être assuré du succès
de la première ; qu’il est de plus avide, insatiable de gloire ; qu’il va
la chercher dans les dangers, dans la mêlée, dans les endroits où elle se
vend à plus haut prix. Observez enfin que ses opérations sont toujours dirigées
suivant les temps et les lieux : il oppose aux fréquentes révoltes des
thraces, illyriens et autres barbares, des combats et des victoires ; aux
nations de la Grèce, des tentatives pour essayer leurs forces ; des apologies,
pour justifier ses entreprises ; l’art de les diviser, pour les affaiblir, et
celui de les corrompre, pour les soumettre.
Il a fait couler au milieu d’elles cette grande et fatale contagion, qui dessèche
l’honneur jusque dans ses racines. Il y tient à ses gages, et les orateurs
publics, et les principaux citoyens, et des villes entières. Quelquefois il cède
ses conquêtes à des alliés, qui par là deviennent les instruments de sa
grandeur, jusqu’à ce qu’ils en soient les victimes. Comme les gens à
talents ont quelque influence sur l’opinion publique, il entretient avec eux
une correspondance suivie, et leur offre un asile à sa cour, quand ils ont à
se plaindre de leur patrie.
Ses partisans sont en si grand nombre, et dans l’occasion, si bien secondés
par ses négociations secrètes, que malgré les doutes qu’on peut répandre
sur la sainteté de sa parole et de ses serments, malgré la persuasion où
l’on devrait être que sa haine est moins funeste que son amitié, les Thessaliens n’ont pas hésité à se jeter entre ses bras ; et plusieurs
autres peuples n’attendent que le moment de suivre leur exemple.
Cependant on attache encore une idée de faiblesse à sa puissance, parce
qu’on l’a vue dans son berceau. Vous entendriez dire à des gens même éclairés,
que les projets attribués à Philippe, sont trop au dessus des forces de son
royaume. Il s’agit bien ici de la Macédoine ! Il est question d’un empire
formé pendant dix ans par des accroissements progressifs et consolidés ; il
est question d’un prince dont le génie centuple les ressources de l’état,
et dont l’activité, non moins étonnante, multiplie, dans la même
proportion, le nombre de ses troupes, et les moments de sa vie.
Nous nous flattons en vain que ces moments s’écoulent dans la débauche et la
licence. C’est vainement que la calomnie nous le représente comme le plus méprisable
et le plus dissolu des hommes. Le temps que les autres souverains perdent à
s’ennuyer, il l’accorde aux plaisirs ; celui qu’ils donnent aux plaisirs,
il le consacre aux soins de son royaume. Eh ! Plût aux dieux, qu’au lieu des
vices qu’on lui attribue, il eût des défauts ! Qu’il fût borné dans ses
vues, obstiné dans ses opinions, sans attention au choix de ses ministres et de
ses généraux, sans vigilance et sans suite dans ses entreprises ! Philippe a
peut-être le défaut d’admirer les gens d’esprit, comme s’il n’en avait
pas plus que tous les autres.
Un trait le séduit, mais ne le gouverne pas. Enfin nos orateurs, pour inspirer
de la confiance au peuple, lui disent sans cesse qu’une puissance fondée sur
l’injustice et la perfidie, ne saurait subsister. Sans doute, si les autres
nations n’étaient pas aussi perfides, aussi injustes qu’elle. Mais le règne
des vertus est passé, et c’est à la force qu’il appartient maintenant de
gouverner les hommes. Mon cher Anacharsis, quand je réfléchis à l’immense
carrière que Philippe a parcourue dans un si petit nombre d’années, quand je
pense à cet assemblage de qualités éminentes et de circonstances favorables
dont je viens d’esquisser le tableau, je ne puis m’empêcher de conclure que
Philippe est fait pour asservir la Grèce.
Lettre
de Callimédon,
du même jour que les deux précédentes.
J’adore
Philippe. Il aime la gloire, les talents, les femmes et le vin. Sur le trône,
le plus grand des rois ; dans la société, le plus aimable des hommes. Comme il
fait valoir l’esprit des autres ! Comme les autres sont enchantés du sien !
Quelle facilité dans le caractère ! Quelle politesse dans les manières ! Que
de goût dans tout ce qu’il dit ! Que de grâces dans tout ce qu’il fait !
Le roi de Macédoine est quelquefois obligé de traiter durement les vaincus ;
mais Philippe est humain, doux, affable, essentiellement bon : j’en suis
certain, car il veut être aimé ; et de plus, j’ai ouï dire à je ne sais
qui, c’est peut-être à moi, qu’on n’est pas méchant quand on est si
gai.
Sa colère s’allume et s’éteint dans un moment. Sans fiel, sans rancune, il
est au dessus de l’offense comme de l’éloge. Nos orateurs l’accablent
d’injures à la tribune ; ses sujets mêmes lui disent quelquefois des vérités
choquantes. Il répond qu’il a des obligations aux premiers, parce qu’ils le
corrigent de ses faiblesses ; aux seconds, parce qu’ils l’instruisent de ses
devoirs. Une femme du peuple se présente et le prie de terminer son affaire.
« Je n’en ai pas le temps. — Pourquoi donc restez-vous sur le trône ? »
Ce mot l’arrête, et sur le champ il se fait rapporter tous les procès qui étaient
en souffrance. Une autre fois, il s’endort pendant la plaidoirie, et n’en
condamne pas moins une des parties à payer une certaine somme. « J’en
appelle, s’écrie-t-elle aussitôt. — À qui donc ? — Au roi plus
attentif. » À l’instant il rêvait l’affaire, reconnaît son erreur,
et paie lui-même l’amende.
Voulez-vous savoir s’il oublie les services ? Il en avait reçu de Philon,
pendant qu’il était en otage à Thèbes, il y a dix ans au moins. Dernièrement
les Thébains lui envoyèrent des députés. Philon était du nombre. Le roi
voulut le combler de biens ; et n’essuyant que des refus, pourquoi, lui
dit-il, m’enviez-vous la gloire et le plaisir de vous vaincre en bienfaits ?
À la prise d’une ville, un des prisonniers qu’on exposait en vente, réclamait
son amitié. Le roi surpris le fit approcher ; il était assis. L’inconnu lui
dit à l’oreille : laissez tomber votre robe, vous n’êtes pas dans une
position décente. Il a raison, s’écria Philippe, il est de mes amis ;
qu’on lui ! Ôte ses fers.
J’aurais mille traits à vous raconter de sa douceur et de sa modération. Ses
courtisans voulaient qu’il sévît contre Nicanor, qui ne cessait de blâmer
son administration et sa conduite. Il leur répondit : « cet homme n’est
pas le plus méchant des macédoniens ; c’est peut-être moi qui ai tort de
l’avoir négligé. » Il prit des informations ; il sut que Nicanor était
aigri par le besoin, et vint à son secours. Comme Nicanor ne parlait plus de
son bienfaiteur qu’avec éloge, Philippe dit aux délateurs : « vous
voyez bien qu’il dépend d’un roi d’exciter ou d’arrêter les plaintes
de ses sujets. » Un autre se permettait contre lui des plaisanteries amères
et pleines d’esprit. On lui proposait de l’exiler. « Je n’en ferai
rien, répondit-il ; il irait dire partout ce qu’il dit ici. »
Au siége d’une place, il eut la clavicule cassée d’un coup de pierre. Son
chirurgien le pansait, et lui demandait une grâce. « Je ne puis pas la
refuser, lui dit Philippe en riant ; tu me tiens à la gorge (42). »
Sa cour est l’asile des talents et des plaisirs. La magnificence brille dans
ses fêtes, la gaieté dans ses soupers. Voilà des faits. Je me soucie fort peu
de son ambition. Croyez-vous qu’on soit bien malheureux de vivre sous un tel
prince ? S’il vient nous attaquer, nous nous battrons ; si nous sommes
vaincus, nous en serons quittes pour rire et boire avec lui.
Sous
l’archonte Callimaque.
Dans la 4e année de la 107e olympiade.
Depuis le 30 juin de l’an 349, jusqu’au 18 juillet de l’an 348 avant J.-C.
Pendant que nous étions en Égypte et en Perse, nous profitions de toutes les occasions pour instruire nos amis d’Athènes, des détails de notre voyage. Je n’ai trouvé dans mes papiers, que ce fragment d’une lettre que j’écrivis à Apollodore, quelque temps après notre arrivée à Suze, une des capitales de la Perse.
Fragment d’une lettre d’Anacharsis.
Nous
avons parcouru plusieurs provinces de ce vaste empire. À Persépolis, outre des
tombeaux creusés dans le roc, à une très grande élévation, le palais des
rois a étonné nos regards, familiarisés, depuis quelques années, avec les
monuments de l’Égypte. Il fut construit, dit-on, il y a près de deux siècles,
sous le règne de Darius, fils d’Hystaspe, par des ouvriers Égyptiens, que
Cambyse avait amenés en Perse. Une triple enceinte de murs, dont l’une a 60
coudées de hauteur (43) ; des portes d’airain ; des colonnes sans nombre,
quelques-unes hautes de 70 pieds (44); de grands quartiers de marbre, chargés
d’une infinité de figures en bas-relief ; des souterrains où sont déposées
des sommes immenses : tout y respire la magnificence et la crainte ; car ce
palais sert en même temps de citadelle.
Les rois de Perse en ont fait élever d’autres, moins somptueux, à la vérité,
mais d’une beauté surprenante, à Suze, à Ecbatane, dans toutes les villes où
ils passent les différentes saisons de l’année.
Ils ont aussi de grands parcs, qu’ils nomment paradis, et qui sont divisés en
deux parties. Dans l’une, armés de flèches et de javelots, ils poursuivent
à cheval, à travers les forêts, les bêtes fauves qu’ils ont soin d’y
renfermer. Dans l’autre, où l’art du jardinage a épuisé ses efforts, ils
cultivent les plus belles fleurs, et recueillent les meilleurs fruits : ils ne
sont pas moins jaloux d’y élever des arbres superbes, qu’ils disposent
communément en quinconces. On trouve en différents endroits, de semblables
paradis, appartenants aux satrapes ou à de grands seigneurs.
Cependant nous avons encore été plus frappés de la protection éclatante que
le souverain accorde à la culture des terres, non par des volontés passagères,
mais par cette vigilance éclairée, qui a plus de pouvoir que les édits et les
lois. De district en district, il établit deux intendants, l’un pour le
militaire, l’autre pour le civil. Le premier est chargé de maintenir la
tranquillité publique ; le second, de hâter les progrès de l’industrie et
de l’agriculture. Si l’un ne s’acquitte pas de ses devoirs, l’autre a le
droit de s’en plaindre au gouverneur de la province, ou au souverain lui-même,
qui, de temps en temps, parcourt une partie de ses états. Apperçoit-il des
campagnes couvertes d’arbres, de moissons, et de toutes les productions dont
le sol est susceptible ? Il comble d’honneur les deux chefs, et augmente leur
département. Trouve-t-il des terres incultes ? Ils sont aussitôt révoqués et
remplacés. Des commissaires incorruptibles, et revêtus de son autorité,
exercent la même justice dans les cantons où il ne voyage pas.
En Égypte, nous entendions souvent parler, avec les plus grands éloges, de cet
Arsame que le roi de Perse avait, depuis plusieurs années, appelé à son
conseil. Dans les ports de Phénicie, on nous montrait des citadelles
nouvellement construites, quantité de vaisseaux de guerre sur le chantier, des
bois et des agrès qu’on apportait de toutes parts : on devait ces avantages
à la vigilance d’Arsame. Des citoyens utiles nous disaient : notre commerce
était menacé d’une ruine prochaine ; le crédit d’Arsame l’a soutenu. On
apprenait en même temps que l’île importante de Chypre, après avoir
longtemps éprouvé les maux de l’anarchie, venait de se soumettre à la Perse
; et c’était le fruit de la politique d’Arsame.
Dans l’intérieur du royaume, de vieux officiers nous disaient, les larmes aux
yeux : nous avions bien servi le roi ; mais dans la distribution des grâces, on
nous avait oubliés : nous nous sommes adressés à Arsame, sans le connaître ;
il nous a procuré une vieillesse heureuse, et ne l’a dit à personne. Un
particulier ajoutait : Arsame, prévenu par mes ennemis, crut devoir employer
contre moi la voie de l’autorité ; bientôt convaincu de mon innocence, il
m’appela : je le trouvai plus affligé que je ne l’étais moi-même ; il me
pria de l’aider à réparer une injustice dont son âme gémissait, et me fit
promettre de recourir à lui toutes les fois que j’aurais besoin de
protection. Je ne l’ai jamais implorée en vain.
Partout son influence secrète donnait de l’activité aux esprits ; les
militaires se félicitaient de l’émulation qu’il entretenait parmi eux ; et
les peuples, de la paix qu’il leur avait ménagée, malgré des obstacles
presque insurmontables. Enfin la nation était remontée, par ses soins, à
cette haute considération que des guerres malheureuses lui avaient fait perdre
parmi les puissances étrangères. Arsame n’est plus dans le ministère. Il
coule des jours tranquilles dans son paradis, éloigné de Suze d’environ 40
parasanges (45). Ses amis lui sont restés ; ceux, dont il faisait si bien valoir le
mérite, se sont souvenus de ses bienfaits ou de ses promesses. Tous se rendent
auprès de lui avec plus d’empressement que s’il était encore en place.
Le hasard nous a conduits dans sa charmante retraite. Ses bontés nous y
retiennent depuis plusieurs mois, et je ne sais si nous pourrons nous arracher
d’une société qu’Athènes seule aurait pu rassembler dans le temps que la
politesse, la décence et le bon goût régnaient le plus dans cette ville.
Elle fait le bonheur d’Arsame ; il en fait les délices. Sa conversation est
animée, facile, intéressante, souvent relevée par des saillies qui lui échappent
comme des éclairs, toujours embellie par les grâces, et par une gaieté qui se
communique, ainsi que son bonheur, à tout ce qui l’entoure. Jamais aucune prétention
dans ce qu’il dit : jamais d’expressions impropres ni recherchées, et
cependant la plus parfaite bienséance au milieu du plus grand abandon : c’est
le ton d’un homme qui possède, au plus haut degré, le don de plaire, et le
sentiment exquis des convenances. Cet heureux accord le frappe vivement, quand
il le retrouve ou qu’il le suppose dans les autres. Il écoute avec une
attention obligeante ; il applaudit avec transport à un trait d’esprit,
pourvu qu’il soit rapide ; à une pensée neuve, pourvu qu’elle soit juste ;
à un grand sentiment, dès qu’il n’est pas exagéré.
Dans le commerce de l’amitié, ses agréments plus développés encore,
semblent, à chaque moment, se montrer pour la première fois. Il apporte, dans
les liaisons moins étroites, une facilité de mœurs, dont Aristote avait conçu
le modèle. On rencontre souvent, me disait un jour ce philosophe, des caractères
si faibles, qu’ils approuvent tout pour ne blesser personne ; d’autres si
difficiles, qu’ils n’approuvent rien, au risque de déplaire à tout le
monde. Il est un milieu qui n’a point de nom dans notre langue, parce que très
peu de gens savent le saisir. C’est une disposition naturelle, qui, sans avoir
la réalité de l’amitié, en a les apparences, et en quelque façon les
douceurs : celui qui en est doué, évite également de flatter et de choquer
l’amour-propre de qui que ce soit ; il pardonne les faiblesses, supporte les défauts,
ne se fait pas un mérite de relever les ridicules, n’est point empressé à
donner des avis, et soit mettre tant de proportion et de vérité dans les égards
et l’intérêt qu’il témoigne, que tous les cœurs croient avoir obtenu
dans le sien, le degré d’affection ou d’estime qu’ils désirent.
Tel est le charme qui les attire et les fixe auprès d’Arsame ; espèce de
bienveillance générale, d’autant plus attrayante chez lui, qu’elle
s’unit sans effort à l’éclat de la gloire et à la simplicité de la
modestie. Une fois, en sa présence, l’occasion s’offrit d’indiquer
quelques-unes de ses grandes qualités ; il se hâta de relever ses défauts.
Une autre fois, il s’agissait des opérations qu’il dirigea pendant son
ministère : nous voulûmes lui parler de ses succès ; il nous parla de ses
fautes.
Son cœur, aisément ému, s’enflamme au récit d’une belle action, et
s’attendrit sur le sort du malheureux, dont il excite la reconnaissance sans
l’exiger. Dans sa maison, autour de sa demeure, tout se ressent de cette bonté
généreuse qui prévient tous les vœux, et suffit à tous les besoins. Déjà
des terres abandonnées se sont couvertes de moissons ; déjà les pauvres
habitants des campagnes voisines, prévenus par ses bienfaits, lui offrent un
tribut d’amour qui le touche plus que leur respect.
Mon cher Apollodore, c’est à l’histoire qu’il appartient de mettre à sa
place un ministre qui, dépositaire de toute la faveur, et n’ayant aucune espèce
de flatteurs à ses gages, n’ambitionna jamais que la gloire et le bonheur de
sa nation. Je vous ai fait part des premières impressions que nous avons reçues
auprès de lui. Je rappellerai peut-être dans la suite, d’autres traits de
son caractère. Vous me le pardonnerez sans doute : des voyageurs ne doivent
point négliger de si riches détails ; car enfin la description d’un grand
homme vaut bien celle d’un grand édifice.
Lettre d’Apollodore.
Vous
savez qu’au voisinage des états de Philippe, dans la Thrace maritime, s’étend,
le long de la mer, la Chalcidique, où s’établirent autrefois plusieurs
colonies grecques, dont Olynthe est la principale. C’est une ville forte,
opulente, très peuplée, et qui, placée en partie sur une hauteur, attire de
loin les regards par la beauté de ses édifices et la grandeur de son enceinte.
Ses habitants ont donné plus d’une fois des preuves éclatantes de leur
valeur. Quand Philippe monta sur le trône, ils étaient sur le point de
conclure une alliance avec nous. Il sut la détourner, en nous séduisant par
des promesses, eux par des bienfaits ; il augmenta leurs domaines par la cession
d’Anthémonte et de Potidée, dont il s’était rendu maître. Touchés de
ces avances généreuses, ils l’ont laissé, pendant plusieurs années,
s’agrandir impunément ; et si par hasard ils en concevaient de l’ombrage,
il faisait partir aussitôt des ambassadeurs qui, soutenus des nombreux
partisans qu’il avait eu le temps de se ménager dans la ville, calmaient
facilement ces alarmes passagères.
Ils avaient enfin ouvert les yeux, et résolu de se jeter entre nos bras ;
d’ailleurs ils refusaient depuis longtemps de livrer au roi deux de ses frères
d’un autre lit, qui s’étaient réfugiés chez eux, et qui pouvaient avoir
des prétentions au trône de Macédoine. Il se sert aujourd’hui de ces prétextes
pour effectuer le dessein, conçu depuis longtemps, d’ajouter la Chalcidique
à ses états. Il s’est emparé sans effort de quelques villes de la contrée
; les autres tomberont bientôt entre ses mains. Olynthe est menacée d’un siége
; ses députés ont imploré notre secours.
Démosthène a parlé pour eux ; et son avis a prévalu, malgré l’opposition
de Démade, orateur éloquent, mais soupçonné d’intelligence avec Philippe.
Charès est parti avec 30 galères et 2.000 hommes armés à la légère ; il a
trouvé sur la côte voisine d’Olynthe, un petit corps de mercenaires, au
service du roi de Macédoine ; et content de l’avoir mis en fuite, et
d’avoir pris le chef surnommé le Coq, il est venu jouir de son triomphe au
milieu de nous. Les olynthiens n’ont pas été secourus ; mais après des
sacrifices en actions de grâces, notre général a donné dans la place
publique un repas au peuple, qui, dans l’ivresse de sa joie, lui a décerné
une couronne d’or.
Cependant Olynthe nous ayant envoyé de nouveaux députés, nous avons fait
partir 18 galères, 4.000 soldats étrangers armés à la légère, et 150
chevaux, sous la conduite de Charidême, qui ne surpasse Charès qu’en scélératesse.
Après avoir ravagé la contrée voisine, il est entré dans la ville, où tous
les jours il se signale par son intempérance et ses débauches.
Quoique bien des gens soutiennent ici que cette guerre nous est étrangère, je
suis persuadé que rien n’est si essentiel pour les athéniens, que la
conservation d’Olynthe. Si Philippe s’en empare, qui l’empêchera de venir
dans l’Attique ? Il ne reste plus entre lui et nous, que les Thessaliens qui
sont ses alliés, les Thébains qui sont nos ennemis, et les Phocéens trop
faibles pour se défendre eux-mêmes.
Lettre de Nicétas.
Je
n’attendais qu’une imprudence de Philippe : il craignait et ménageait les
olynthiens ; tout à coup on l’a vu s’approcher de leurs murailles, à la
distance de 40 stades (45a). Ils lui ont envoyé des députés. « Il faut que
vous sortiez de la ville, ou moi de la Macédoine. » Voilà sa réponse.
Il a donc oublié que dans ces derniers temps, ils contraignirent son père
Amyntas à leur céder une partie de son royaume, et qu’ils opposèrent
ensuite la plus longue résistance à l’effort de ses armes, jointes à celles
des Lacédémoniens, dont il avait imploré l’assistance ?
On dit qu’en arrivant il les a mis en fuite. Mais comment pourra-t-il franchir
ces murs que l’art a fortifiés, et qui sont défendus par une armée entière
? Il faut compter d’abord plus de 10.000 hommes d’infanterie et 1.000 de
cavalerie, levés dans la Chalcidique ; ensuite quantité de braves guerriers
que les assiégés ont reçus de leurs anciens alliés ; joignez-y les troupes
de Charidême, et le nouveau renfort de 2.000 hommes pesamment armés, et de 300
cavaliers, tous athéniens, que nous venons de faire partir.
Philippe n’eût jamais entrepris cette expédition, s’il en eût prévu les
suites ; il a cru tout emporter d’emblée. Une inquiétude le dévore en
secret. Les Thessaliens ses alliés seront bientôt au nombre de ses ennemis ;
il leur avait enlevé la ville de Pagase, ils la demandent ; il comptait
fortifier Magnésie, ils s’y opposent ; il perçait des droits dans leurs
ports et dans leurs marchés, ils veulent se les réserver. S’il en est privé,
comment paiera-t-il cette armée nombreuse de mercenaires qui fait toute sa
force ? On présume d’un autre côté, que les illyriens et les péoniens, peu
façonnés à la servitude, secoueront bientôt le joug d’un prince que ses
victoires ont rendu insolent.
Que n’eussions-nous pas donné pour susciter les olynthiens contre lui ? L’évènement
a surpassé notre attente. Vous apprendrez bientôt que la puissance et la
gloire de Philippe se sont brisées contre les remparts d’Olynthe.
Lettre d’Apollodore.
Philippe
entretenait des intelligences dans l’Eubée ; il y faisait passer secrètement
des troupes ; déjà la plupart des villes étaient gagnées. Maître de cette
île, il l’eût été bientôt de la Grèce entière. À la prière de
Plutarque d’Érétrie, nous fîmes partir Phocion avec un petit nombre de
cavaliers et de fantassins. Nous comptions sur les partisans de la liberté, et
sur les étrangers que Plutarque avait à sa solde. Mais la corruption avait
fait de si grands progrès, que toute l’île se souleva contre nous, que
Phocion courut le plus grand danger, et que nous fîmes marcher le reste de la
cavalerie. Phocion occupait une éminence qu’un ravin profond séparait de la
plaine de Tamynes. Les ennemis, qui le tenaient assiégé depuis quelque temps,
résolurent enfin de le déposter. Il les vit s’avancer, et resta tranquille.
Mais Plutarque, au mépris de ses ordres, sortit des retranchements à la tête
des troupes étrangères ; il fut suivi de nos cavaliers ; les uns et les autres
attaquèrent en désordre, et furent mis en fuite. Tout le camp frémissait
d’indignation ; mais Phocion contenait la valeur des soldats, sous prétexte
que les sacrifices n’étaient pas favorables. Dès qu’il vit les ennemis
abattre l’enceinte du camp, il donna le signal, les repoussa vivement et les
poursuivit dans la plaine ; le combat fut meurtrier, et la victoire complète.
L’orateur Eschine en a apporté la nouvelle. Il s’était distingué dans
l’action.
Phocion a chassé d’Érétrie ce Plutarque qui la tyrannisait, et de l’Eubée,
tous ces petits despotes qui s’étaient vendus à Philippe. Il a mis une
garnison dans le fort de Zarétra, pour assurer l’indépendance de l’île ;
et après une campagne que les connaisseurs admirent, il est venu se confondre
avec les citoyens d’Athènes. Vous jugerez de sa sagesse et de son humanité,
par les deux traits suivants. Avant la bataille, il défendit aux officiers
d’empêcher la désertion, qui les délivrait d’une foule de lâches et de
mutins ; après la victoire, il ordonna de relâcher tous les prisonniers grecs,
de peur que le peuple n’exerçât sur eux des actes de vengeance et de cruauté...
Dans une de nos dernières conversations, Théodore nous entretint de la nature
et du mouvement des astres. Pour tout compliment, Diogène lui demanda s’il y
avait longtemps qu’il était descendu du ciel. Panthion nous lut ensuite un
ouvrage d’une excessive longueur. Diogène, assis auprès de lui, jetait par
intervalles les yeux sur le manuscrit, et s’étant aperçu qu’il tendait à
sa fin : terre, terre ! s’écria-t-il ; mes amis, encore un moment de
patience.
Un instant après, on demandait à quelles marques un étranger arrivant dans
une ville, reconnaîtrait qu’on y néglige l’éducation. Platon répondit :
« si l’on y a besoin de médecins et de juges. »
Sous
l’archonte Théophile.
La 1re année de la 108e olympiade.
Depuis le 18 juillet de l’an 348, jusqu’au 8 juillet de l’an 347 avant
J.-C.
Lettre d’Apollodore.
Ces
jours passés, nous promenant hors de la porte de Thrace, nous vîmes un homme
à cheval arriver à toute bride. Nous l’arrêtâmes : d’où venez-vous ?
Savez-vous quelque chose du siège d’Olynthe ? J’étais allé à Potidée,
nous dit-il ; à mon retour, je n’ai plus vu Olynthe. À ces mots, il nous
quitte et disparaît. Nous rentrâmes ; et quelques moments après, le désastre
de cette ville répandit partout la consternation.
Olynthe n’est plus ; ses richesses, ses forces, ses alliés, 14.000 hommes que
nous lui avions envoyés à diverses reprises, rien n’a pu la sauver.
Philippe, repoussé à tous les assauts, perdait journellement du monde. Mais
des traîtres qu’elle renfermait dans son sein, hâtaient tous les jours
l’instant de sa ruine. Il avait acheté ses magistrats et ses généraux. Les
principaux d’entre eux, Euthycrate et Lasthène, lui livrèrent une fois 500
cavaliers qu’ils commandaient, et après d’autres trahisons non moins
funestes, l’introduisirent dans la ville, qui fut aussitôt abandonnée au
pillage. Maisons, portiques, temples, la flamme et le fer ont tout détruit ; et
bientôt on se demandera où elle était située. Philippe a fait vendre les
habitants, et mettre à mort deux de ses frères, retirés depuis plusieurs années
dans cet asile.
La Grèce est dans l’épouvante ; elle craint pour sa puissance et pour sa
liberté. On se voit partout entouré d’espions et d’ennemis. Comment se
garantir de la vénalité des âmes ? Comment se défendre contre un prince qui
dit souvent, et qui prouve par les faits, qu’il n’y a point de murailles
qu’une bête de somme, chargée d’or, ne puisse aisément franchir ? Les
autres nations ont applaudi aux décrets foudroyants que nous avons portés
contre ceux qui ont trahi les olynthiens. Il faut rendre justice aux vainqueurs
: indignés de cette perfidie, ils l’ont reprochée ouvertement aux coupables.
Euthycrate et Lasthène s’en sont plaints à Philippe, qui leur a répondu :
« les soldats macédoniens sont encore bien grossiers ; ils nomment chaque
chose par son nom. »
Tandis que les olynthiens, chargés de fers, pleuraient assis sur les cendres de
leur patrie, ou se traînaient par troupeaux dans les chemins publics, à la
suite de leurs nouveaux maîtres, Philippe osait remercier le ciel des maux dont
il était l’auteur, et célébrait des jeux superbes en l’honneur de Jupiter
olympien. Il avait appelé les artistes les plus distingués, les acteurs les
plus habiles. Ils furent admis au repas qui termina ces fêtes odieuses. Là,
dans l’ivresse de la victoire et des plaisirs, le roi s’empressait de prévenir
ou de satisfaire les vœux des assistants, de leur prodiguer ses bienfaits ou
ses promesses. Satyrus, cet acteur qui excelle dans le comique, gardait un morne
silence. Philippe s’en aperçut, et lui en fit des reproches : « eh
quoi, lui disait-il ! Doutez-vous de ma générosité, de mon estime ?
N’avez-vous point de grâce à solliciter ? » « Il en est une, répondit
Satyrus, qui dépend uniquement de vous ; mais je crains un refus. »
« Parlez, dit Philippe, et soyez sûr d’obtenir tout ce que vous
demanderez. »
« J’avais, reprit l’acteur, des liaisons étroites d’hospitalité et
d’amitié avec Apollophane de Pydna. On le fit mourir sur de fausses
imputations. Il ne laissa que deux filles, très jeunes encore. Leurs parents,
pour les mettre en lieu de sûreté, les firent passer à Olynthe. Elles sont
dans les fers ; elles sont à vous, et j’ose les réclamer. Je n’ai
d’autre intérêt que celui de leur honneur. Mon dessein est de leur
constituer des dots, de leur choisir des époux, et d’empêcher qu’elles ne
fassent rien qui soit indigne de leur père et de son ami. »
Toute la salle retentit des applaudissements que méritait Satyrus ; et
Philippe, plus ému que les autres, lui fit remettre à l’instant les deux
jeunes captives. Ce trait de clémence est d’autant plus beau,
qu’Apollophane fut accusé d’avoir, avec d’autres conjurés, privé de la
vie et de la couronne Alexandre, frère de Philippe.
Je ne vous parle pas de la guerre des Phocéens. Elle se perpétue sans
incidents remarquables. Fasse le ciel qu’elle ne se termine pas comme celle
d’Olynthe !
Lettre de Nicétas.
Je
ne m’attendais pas au malheur des olynthiens, parce que je ne devais pas
m’attendre à leur aveuglement. S’ils ont péri, c’est pour n’avoir pas
étouffé dans son origine le parti de Philippe. Ils avaient à la tête de leur
cavalerie, Apollonide, habile général, excellent citoyen : on le bannit tout
à coup, parce que les partisans de Philippe étaient parvenus à le rendre
suspect. Lasthène qu’on met à sa place, Euthycrate qu’on lui associe,
avaient reçu de la Macédoine des bois de construction, des troupeaux de bœufs
et d’autres richesses, qu’ils n’étaient pas en état d’acquérir ; leur
liaison avec Philippe était avérée, et les olynthiens ne s’en aperçoivent
pas. Pendant le siége, les mesures des chefs sont visiblement concertées avec
le roi, et les olynthiens persistent dans leur aveuglement. On savait partout
qu’il avait soumis les villes de la Chalcidique, plutôt à force de présents
que par la valeur de ses troupes, et cet exemple est perdu pour les olynthiens.
Celui d’Euthycrate et de Lasthène effraiera désormais les lâches qui
seraient capables d’une pareille infamie. Ces deux misérables ont péri misérablement.
Philippe, qui emploie les traîtres, et les méprise, a cru devoir livrer
ceux-ci aux outrages de ses soldats, qui ont fini par les mettre en pièces.
La prise d’Olynthe, au lieu de détruire nos espérances, ne sert qu’à les
relever. Nos orateurs ont enflammé les esprits. Nous avons envoyé un grand
nombre d’ambassadeurs. Ils iront partout chercher des ennemis à Philippe, et
indiquer une diète générale, pour y délibérer sur la guerre. Elle doit se
tenir ici. Eschine s’est rendu chez les arcadiens, qui ont promis d’accéder
à la ligue. Les autres nations commencent à se remuer ; toute la Grèce sera
bientôt sous les armes.
La république ne ménage plus rien. Outre les décrets portés contre ceux qui
ont perdu Olynthe, nous avons publiquement accueilli ceux de ses habitants qui
avaient échappé aux flammes et à l’esclavage. À tant d’actes de vigueur,
Philippe reconnaîtra qu’il ne s’agit plus entre nous et lui d’attaques
furtives, de plaintes, de négociations et de projets de paix.
Lettre
d’Apollodore.
Le 15 de thargélion (46).
Vous
partagerez notre douleur. Une mort imprévue vient de nous enlever Platon. Ce
fut le 7 de ce mois (47), le jour même de sa naissance. Il n’avait pu se dispenser
de se trouver à un repas de noce : j’étais auprès de lui : il ne mangea,
comme il faisait souvent, que quelques olives. Jamais il ne fut si aimable ;
jamais sa santé ne nous avait donné de si belles espérances. Dans le temps
que je l’en félicitais, il se trouve mal, perd connaissance, et tombe entre
mes bras. Tous les secours furent inutiles ; nous le fîmes transporter chez
lui. Nous vîmes sur sa table les dernières lignes qu’il avait écrites
quelques moments auparavant, et les corrections qu’il faisait par intervalles
à son traité de la république ; nous les arrosâmes de nos pleurs. Les
regrets du public, les larmes de ses amis, l’ont accompagné au tombeau. Il
est inhumé auprès de l’académie. Il avait 81 ans révolus.
Son testament contient l’état de ses biens : deux maisons de campagne ; trois
mines en argent comptant (48) ; quatre esclaves ; deux vases d’argent, pesant
l’un 165 drachmes, l’autre 45 ; un anneau d’or ; la boucle d’oreille de
même métal, qu’il portait dans son enfance. Il déclare n’avoir aucune
dette. Il lègue une de ses maisons de campagne au fils d’Adimante son frère,
et donne la liberté à Diane, dont le zèle et les soins méritaient cette
marque de reconnaissance. Il règle de plus tout ce qui concerne ses funérailles
et son tombeau. Speusippe son neveu est nommé parmi les exécuteurs de ses
dernières volontés, et doit le remplacer à l’académie.
Parmi ses papiers, on a trouvé des lettres qui roulent sur des matières de
philosophie. Il nous avait dit plus d’une fois, qu’étant en Sicile, il
avait eu avec le jeune Denys, roi de Syracuse, quelques légers entretiens sur
la nature du premier principe et sur l’origine du mal ; que Denys, joignant à
de si faibles notions, ses propres idées, et celles de quelques autres
philosophes, les avait exposées dans un ouvrage qui ne dévoile que son
ignorance.
Quelque temps après le retour de Platon, le roi lui envoya le philosophe Archédémus,
pour le prier d’éclaircir des doutes qui l’inquiétaient. Platon, dans sa réponse
que je viens de lire, n’ose pas s’expliquer sur le premier principe ; il
craint que sa lettre ne s’égare. Ce qu’il ajoute m’a singulièrement étonné
; je vais vous le rapporter en substance :
« Vous me demandez, fils de Denys, quelle est la cause des maux qui
affligent l’univers. Un jour, dans votre jardin, à l’ombre de ces lauriers,
vous me dîtes que vous l’aviez découverte. Je vous répondis que je m’étais
occupé toute ma vie de ce problème, et que je n’avais trouvé jusqu’à présent
personne qui l’eût pu résoudre. Je soupçonne que frappé d’un premier
trait de lumière, vous vous êtes depuis livré avec une nouvelle ardeur à ces
recherches ; mais que n’ayant pas de principes fixes, vous avez laissé votre
esprit courir sans frein et sans guide après de fausses apparences. Vous n’êtes
pas le seul à qui cela soit arrivé ; tous ceux à qui j’ai communiqué ma
doctrine, ont été dans les commencements plus ou moins tourmentés de
pareilles incertitudes. Voici le moyen de dissiper les vôtres. Archédémus
vous porte ma première réponse. Vous la méditerez à loisir ; vous la
comparerez avec celles des autres philosophes. Si elle vous présente de
nouvelles difficultés, Archédémus reviendra, et n’aura pas fait deux ou
trois voyages, que vous verrez vos doutes disparaître. »
« Mais gardez-vous de parler de ces matières devant tout le monde. Ce qui
excite l’admiration et l’enthousiasme des uns, serait pour les autres un
sujet de mépris et de risée. Mes dogmes, soumis à un long examen, en sortent
comme l’or purifié dans le creuset. J’ai vu de bons esprits qui, après
trente ans de méditations, ont enfin avoué qu’ils ne trouvaient plus qu’évidence
et certitude, où ils n’avaient, pendant si longtemps, trouvé
qu’incertitude et obscurité. Mais je vous l’ai déjà dit : il ne faut
traiter que de vive voix un sujet si relevé. Je n’ai jamais exposé, je
n’exposerai jamais par écrit, mes vrais sentiments. Je n’ai publié que
ceux de Socrate. Adieu ; soyez docile à mes conseils, et brûlez ma lettre après
l’avoir lue plusieurs fois. »
Quoi ! Les écrits de Platon ne contiennent pas ses vrais sentiments sur
l’origine du mal ? Quoi ! Il s’est fait un devoir de les cacher au public,
lorsque il a développé avec tant d’éloquence le système de Timée De
Locres ? Vous savez bien que dans cet ouvrage Socrate n’enseigne point, et ne
fait qu’écouter. Quelle est donc cette doctrine mystérieuse dont parle
Platon ? à quels disciples l’a-t-il confiée ? Vous en a-t-il jamais parlé ?
Je me perds dans une foule de conjectures...
La perte de Platon m’en occasionne une autre à laquelle je suis très
sensible. Aristote nous quitte. C’est pour quelques dégoûts que je vous
raconterai à votre retour. Il se retire auprès de l’eunuque Hermias, à qui
le roi de Perse a confié le gouvernement de la ville d’Atarnée en Mysie. Je
regrette son amitié, ses lumières, sa conversation. Il m’a promis de revenir
; mais quelle différence entre jouir et attendre ! Hélas ! Il disait lui-même,
d’après Pindare, que l’espérance n’est que le rêve d’un homme qui
veille. J’applaudissais alors à sa définition ; je veux la trouver fausse
aujourd’hui.
Je suis fâché de n’avoir pas recueilli ses réparties. C’est lui qui dans
un entretien sur l’amitié, s’écria tout à coup si plaisamment : « oh
mes amis ! Il n’y a pas d’amis. » On lui demandait à quoi servait la
philosophie ? « À faire librement, dit-il, ce que la crainte des lois
obligerait de faire. » D’où vient, lui disait hier quelqu’un, chez
moi, qu’on ne peut s’arracher d’auprès des belles personnes ? « Question
d’aveugle, répondit-il. » Mais vous avez vécu avec lui, et vous savez
que, bien qu’il ait plus de connaissances que personne au monde, il a peut-être
encore plus d’esprit que de connaissances.
Sous
l’archonte Thémistocle.
La 2e année de la 108e olympiade.
Depuis le 8 juillet de l’an 347, jusqu’au 27 juin de l’an 346 avant J.-C.
Lettre de Callimédon.
Philippe,
instruit de la gaieté qui règne dans nos assemblées (49), vient de nous faire
remettre un talent (50). Il nous invite à lui communiquer le résultat de chaque séance.
La société n’oubliera rien pour exécuter ses ordres. J’ai proposé de lui
envoyer le portrait de quelques-uns de nos ministres et de nos généraux.
J’en ai fourni sur le champ nombre de traits. Je cherche à me les rappeler.
Démade a, pendant quelque temps, brillé dans la chiourme de nos galères ; il
maniait la rame avec la même adresse et la même force, qu’il manie
aujourd’hui la parole. Il a retiré de son premier état l’honneur de nous
avoir enrichis d’un proverbe. de la rame à la tribune désigne
à présent le chemin qu’a fait un parvenu.
Il a beaucoup d’esprit, et surtout le ton de la bonne plaisanterie :
quoiqu’il vive avec la dernière classe des courtisanes, on cite de lui
quantité de bons mots (51). Tout ce qu’il dit semble venir par inspiration ;
l’idée et l’expression propre lui apparaissent dans un même instant :
aussi ne se donne-t-il pas la peine d’écrire ses discours, et rarement celle
de les méditer. S’agit-il dans l’assemblée générale d’une affaire imprévue,
où Démosthène même n’ose pas rompre le silence ? On appelle Démade ; il
parle alors avec tant d’éloquence, qu’on n’hésite pas à le mettre au
dessus de tous nos orateurs. Il est supérieur dans d’autres genres : il
pourrait défier tous les athéniens de s’enivrer aussi souvent que lui, et
tous les rois de la terre de le rassasier de biens. Comme il est très facile
dans le commerce, il se vendra, même pour quelques années, à qui voudra
l’acheter. Il disait à quelqu’un, que lorsque il constituera une dot à sa
fille, ce sera aux dépens des puissances étrangères.
Philocrate est moins éloquent, aussi voluptueux, et beaucoup plus intempérant.
À table, tout disparaît devant lui ; il semble s’y multiplier ; et c’est
ce qui fait dire au poète Eubulus, dans une de ses pièces : nous avons deux
convives invincibles, Philocrate et Philocrate. C’est encore un de ces hommes
sur le front desquels on croit lire, comme sur la porte d’une maison, ces mots
tracés en gros caractères : à louer, à vendre.
Il n’en est pas de même de Démosthène. Il montre un zèle ardent pour
la patrie. Il a besoin de ces dehors pour supplanter ses rivaux, et gagner la
confiance du peuple. Il nous trahira peut-être
quand il ne pourra plus empêcher les autres de nous trahir.
Son éducation fut négligée ; il ne connut point ces arts agréables qui
pouvaient corriger les disgrâces dont il était abondamment pourvu. Je voudrais
pouvoir vous le peindre tel qu’il parut les premières fois à la tribune.
Figurez-vous un homme l’air austère et chagrin, se grattant la tête, remuant
les épaules, la voix aigre et faible, la respiration entrecoupée, des tons à
déchirer les oreilles, une prononciation barbare, un style plus barbare encore,
des périodes intarissables, interminables, inconcevables, hérissées en outre
de tous les arguments de l’école. Il nous excéda, nous le lui rendîmes : il
fut sifflé, hué, obligé de se cacher pendant quelque temps. Mais il usa de
son infortune en homme supérieur : des efforts inouïs ont fait disparaître
une partie de ses défauts ; et chaque jour ajoute un nouveau rayon à sa
gloire. Elle lui coûte cher ; il faut qu’il médite longtemps un sujet, et
qu’il retourne son esprit de toutes les manières, pour le forcer à produire.
Ses ennemis prétendent que ses ouvrages sentent la lampe. Les gens de goût
trouvent quelque chose d’ignoble dans son action ; ils lui reprochent des
expressions dures et des métaphores bizarres. Pour moi, je le trouve aussi
mauvais plaisant, que ridiculement jaloux de sa parure : la femme la plus délicate
n’a pas de plus beau linge ; et cette recherche fait un contraste singulier
avec l’âpreté de son caractère.
Je ne répondrais pas de sa probité. Dans un procès, il écrivit pour les deux
parties. Je citais ce fait à un de ses amis, homme de beaucoup d’esprit ; il
me dit en riant : il était bien jeune alors.
Ses mœurs, sans être pures, ne sont pas indécentes.
On dit, à la vérité, qu’il voit des courtisanes, qu’il s’habille
quelquefois comme elles, et que dans sa jeunesse, un seul rendez-vous lui coûta
tout ce que ses plaidoyers lui avaient valu pendant une année entière. Tout
cela n’est rien. On ajoute qu’il vendit une fois sa femme au jeune Cnosion ;
ceci est plus sérieux ; mais ce sont des affaires domestiques dont je ne veux
pas me mêler.
Pendant les dernières fêtes de Bacchus, en qualité de Chorège de sa tribu,
il était à la tête d’une troupe de jeunes gens qui disputaient le prix de
la danse. Au milieu de la cérémonie, Midias, homme riche et couvert de
ridicules, lui en donna un des plus vigoureux, en lui appliquant un soufflet en
présence d’un nombre infini de spectateurs. Démosthène porta sa plainte au
tribunal ; l’affaire s’est terminée à la satisfaction de l’un et de
l’autre : Midias a donné de l’argent ; Démosthène en a reçu. On soit à
présent qu’il n’en coûte que 3000 drachmes (52), pour insulter la joue d’un
chorège.
Peu de temps après, il accusa un de ses cousins de l’avoir blessé
dangereusement ; il montrait une incision à la tête, qu’on le soupçonnait
de s’être faite lui-même. Comme il voulait avoir des dommages et intérêts,
on disait que la tête de Démosthène était d’un excellent rapport.
On peut rire de son amour-propre ; on n’en est pas choqué, il est trop à découvert.
J’étais l’autre jour avec lui dans la rue ; une porteuse d’eau, qui
l’aperçut, le montrait du doigt à une autre femme : « tiens, regarde,
voilà Démosthène. » Je fis semblant de ne pas l’entendre, mais il me
la fit remarquer.
Eschine s’accoutuma dès sa jeunesse à parler en public. Sa mère l’avait
mis de bonne heure dans le monde ; il allait avec elle dans les maisons initier
les gens de la lie du peuple aux mystères de Bacchus ; il paraissait dans les
rues à la tête d’un chœur de bacchants couronnés de fenouil et de branches
de peuplier, et faisait avec eux, mais avec une grâce infinie, toutes les
extravagances de leur culte bizarre. Il chantait, dansait, hurlait, serrant dans
ses mains des serpents qu’il agitait au dessus de sa tête. La populace le
comblait de bénédictions, et les vieilles femmes lui donnaient de petits gâteaux.
Ce succès excita son ambition : il s’enrôla dans une troupe de comédiens,
mais seulement pour les troisièmes rôles. Malgré la beauté de sa voix, le
public lui déclara une guerre éternelle. Il quitta sa profession, fut greffier
dans un tribunal subalterne, ensuite ministre d’état. Sa conduite a depuis
toujours été régulière et décente. Il apporte dans la société, de
l’esprit, du goût, de la politesse, la connaissance des égards. Son éloquence
est distinguée par l’heureux choix des mots, par l’abondance et la clarté
des idées, par une grande facilité qu’il doit moins à l’art qu’à la
nature. Il ne manque pas de vigueur, quoiqu’il n’en ait pas autant que Démosthène.
D’abord il éblouit, ensuite il entraîne ; c’est du moins ce que
j’entends dire à gens qui s’y connaissent. Il a la faiblesse de rougir de
son premier état, et la mal adresse de le rappeler aux autres. Lorsqu’il se
promène dans la place publique, à pas comptés, la robe traînante, la tête
levée, et boursouflant ses joues, on entend de tous côtés : n’est-ce pas là
ce petit greffier d’un petit tribunal, ce fils de Tromès le maître d’école,
et de Glaucothée, qu’on nommait auparavant le lutin ? N’est-ce pas lui qui
frottait les bancs de l’école, quand nous étions en classe, et qui, pendant
les bacchanales, criait de toutes ses forces dans les rues : évoé, saboé
(53) ?
On s’aperçoit aisément de la jalousie qui règne entre Démosthène et lui.
Ils ont dû s’en apercevoir les premiers ; car ceux qui ont les mêmes prétentions
se devinent d’un coup d’œil. Je ne sais pas si Eschine se laisserait
corrompre ; mais on est bien faible quand on est si aimable.
Je dois ajouter qu’il est très brave homme. Il s’est distingué dans
plusieurs combats, et Phocion a rendu témoignage à sa valeur. Personne n’a
autant de ridicules que ce dernier ; c’est de Phocion que je parle. Il n’a
jamais su qu’il vivait dans ce siècle et dans cette ville. Il est pauvre, et
n’en est pas humilié ; il fait le bien, et ne s’en vante point ; il donne
des conseils, quoique très persuadé qu’ils ne seront pas suivis. Il a des
talents sans ambition, et sert l’état sans intérêt. À la tête de l’armée,
il se contente de rétablir la discipline, et de battre l’ennemi ; à la
tribune, il n’est ni ébranlé par les cris de la multitude, ni flatté de ses
applaudissements. Dans une de ses harangues, il proposait un plan de campagne ;
une voix l’interrompit et l’accabla d’injures. Phocion se tut, et quand
l’autre eut achevé, il reprit froidement : « je vous ai parlé de la
cavalerie et de l’infanterie : il me reste à vous parler etc. » Une
autre fois, il s’entendit applaudir. J’étais par hasard auprès de lui ; il
se tourna et me dit : « est-ce qu’il m’est échappé quelque sottise ? »
Nous rions de ses saillies ; mais nous avons trouvé un secret admirable pour
nous venger de ses mépris. C’est le seul général qui nous reste, et nous ne
l’employons presque jamais ; c’est le plus intègre et peut-être le plus éclairé
de nos orateurs, et nous l’écoutons encore moins. Il est vrai que nous ne
lui! Ôterons pas ses principes ; mais, par les dieux ! Il ne nous ôtera pas
les nôtres ; et certes il ne sera pas dit qu’avec ce cortège de vertus
surannées, et ces rhapsodies de mœurs antiques, Phocion sera assez fort pour
corriger la plus aimable nation de l’univers.
Voyez ce Charès, qui, par ses exemples, apprend à nos jeunes gens à faire
profession ouverte de corruption : c’est le plus fripon et le plus mal adroit
de nos généraux ; mais c’est le plus accrédité. Il s’est mis sous la
protection de Démosthène et de quelques autres orateurs. Il donne des fêtes
au peuple. Est-il question d’équiper une flotte ? C’est Charès qui la
commande et qui en dispose à son gré. On lui ordonne d’aller d’un côté,
il va d’un autre. Au lieu de garantir nos possessions, il se joint aux
corsaires, et de concert avec eux, il rançonne les îles, et s’empare de tous
les bâtiments qu’il trouve : en peu d’années, il nous a perdu plus de 100
vaisseaux ; il a consumé 1500 talents (54) dans des expéditions inutiles à l’état,
mais fort lucratives pour lui et pour ses principaux officiers. Quelquefois il
ne daigne pas nous donner de ses nouvelles : mais nous en avons malgré lui ; et
dernièrement nous fîmes partir un bâtiment léger, avec ordre de courir les
mers, et de s’informer de ce qu’étaient devenus la flotte et le général.
Lettre de Nicétas.
Les
Phocéens, épuisés par une guerre qui dure depuis près de 10 ans, ont imploré
notre secours. Ils consentent de nous livrer Thronium, Nicée, Alpénus, places
fortes et situées à l’entrée du détroit des Thermopyles. Proxène, qui
commande notre flotte aux environs, s’est avancé pour les recevoir de leurs
mains. Il y mettra des garnisons, et Philippe doit renoncer désormais au projet
de forcer le défilé.
Nous avons résolu en même temps d’équiper une autre flotte de 50 vaisseaux.
L’élite de notre jeunesse est prête à marcher : nous avons enrôlé tous
ceux qui n’ont pas passé leur 30e année ; et nous apprenons
qu’Archidamus, roi de Lacédémone, vient d’offrir aux Phocéens toutes les
forces de sa république. La guerre est inévitable, et la perte de Philippe ne
l’est pas moins.
Lettre d’Apollodore.
Nos
plus aimables athéniennes sont jalouses des éloges que vous donnez à l’épouse
et à la sœur d’Arsame ; nos plus habiles politiques conviennent que nous
aurions besoin d’un génie tel que le sien, pour l’opposer à celui de
Philippe. Tout retentissait ici du bruit des armes ; un mot de ce prince les a
fait tomber de nos mains.
Pendant le siège d’Olynthe, il avait, à ce qu’on dit, témoigné plus
d’une fois le désir de vivre en bonne intelligence avec nous. À cette
nouvelle, que le peuple reçut avec transport, il fut résolu d’entamer une négociation
que divers obstacles suspendirent. Il prit Olynthe, et nous ne respirâmes que
la guerre. Bientôt après, deux de nos acteurs, Aristodème et Néoptolème,
que le roi traite avec beaucoup de bonté, nous assurèrent à leur retour,
qu’il persistait dans ses premières dispositions, et nous ne respirons que la
paix.
Nous venons d’envoyer en Macédoine dix députés, tous distingués par leurs
talents, Ctésiphon, Aristodème, Iatrocle, Cimon et Nausiclès, qui se sont
associé Dercyllus, Phrynon, Philocrate, Eschine et Démosthène ; il faut y
joindre Aglaocréon de Ténédos, qui se charge des intérêts de nos alliés.
Ils doivent convenir avec Philippe des principaux articles de la paix, et
l’engager à nous envoyer des plénipotentiaires pour la terminer ici.
Je ne connais plus rien à notre conduite. Ce prince laisse échapper quelques
protestations d’amitié, vagues et peut-être insidieuses ; aussitôt, sans écouter
les gens sages qui se défient de ses intentions, sans attendre le retour des députés
envoyés aux peuples de la Grèce, pour les réunir contre l’ennemi commun,
nous interrompons nos préparatifs, et nous faisons des avances dont il abusera,
s’il les accepte ; qui nous aviliront, s’il les refuse. Il faut, pour
obtenir sa bienveillance, que nos députés aient le bonheur de lui plaire.
L’acteur Aristodème avait pris des engagements avec quelques villes qui
devaient donner des spectacles ; on va chez elles de la part du sénat, les
prier à mains jointes de ne pas condamner Aristodème à l’amende, parce que
la république a besoin de lui en Macédoine. Et c’est Démosthène qui est
l’auteur de ce décret, lui qui, dans ses harangues, traitait ce prince avec
tant de hauteur et de mépris !
Lettre de Callimédon.
Nos
ambassadeurs ont fait une diligence incroyable : les voilà de retour. Ils
paraissent agir de concert ; mais Démosthène n’est pas content de ses collègues,
qui de leur côté se plaignent de lui. Je vais vous raconter quelques anecdotes
sur leur voyage ; je les appris hier dans un souper où se trouvèrent les
principaux d’entre eux, Ctésiphon, Eschine, Aristodème et Philocrate.
Il faut vous dire d’abord que pendant tout le voyage, ils eurent infiniment à
souffrir de la vanité de Démosthène ; mais ils prenaient patience : on
supporte si aisément dans la société les gens insupportables ! Ce qui les
inquiétait le plus, c’était le génie et l’ascendant de Philippe.
Ils sentaient bien qu’ils n’étaient pas aussi forts que lui en politique.
Tous les jours ils se distribuaient les rôles. On disposa les attaques. Il fut
réglé que les plus âgés monteraient les premiers à l’assaut ; Démosthène,
comme le plus jeune, devait s’y présenter le dernier. Il leur promettait
d’ouvrir les sources intarissables de son éloquence. Ne craignez point
Philippe, ajoutait-il ; je lui coudrai si bien la bouche, qu’il sera
forcé de nous rendre Amphipolis.
Quand ils furent à l’audience du prince, Ctésiphon et les autres s’exprimèrent
en peu de mots ; Eschine, éloquemment et longuement ; Démosthène... vous
l’allez voir. Il se leva, mourant de peur. Ce n’était point ici la tribune
d’Athènes, ni cette multitude d’ouvriers qui composent nos assemblées.
Philippe était environné de ses courtisans, la plupart gens d’esprit : on y
voyait, entre autres, Python de Byzance, qui se pique de bien écrire, et Léosthène,
que nous avons banni, et qui, dit-on, est un des plus grands orateurs de la Grèce.
Tous avaient entendu parler des magnifiques promesses de Démosthène ; tous en
attendaient l’effet avec une impatience qui acheva de le déconcerter. Il bégaie,
en tremblant, un exorde obscur ; il s’en aperçoit, se trouble, s’égare et
se tait. Le roi cherchait vainement à l’encourager ; il ne se releva que pour
retomber plus vite. Quand on eut joui pendant quelques moments de son silence,
le héraut fit retirer nos députés.
Démosthène aurait dû rire le premier de cet accident ; il n’en fit rien, et
s’en prit à Eschine. Il lui reprochait avec amertume d’avoir parlé au roi
avec trop de liberté, et d’attirer à la république une guerre qu’elle
n’est pas en état de soutenir. Eschine allait se justifier, lorsque on les
fit rentrer. Quand ils furent assis, Philippe discuta par ordre leurs prétentions,
répondit à leurs plaintes, s’arrêta au discours d’Eschine, et lui adressa
plusieurs fois la parole ; ensuite prenant un ton de douceur et de bonté, il témoigna
le désir le plus sincère de conclure la paix.
Pendant tout ce temps, Démosthène, avec l’inquiétude d’un courtisan menacé
de sa disgrâce, s’agitait, pour attirer l’attention du prince ; mais il
n’obtint pas un seul mot, pas même un regard.
Il sortit de la conférence avec un dépit qui produisit les scènes les plus
extravagantes. Il était comme un enfant gâté par les caresses de ses parents,
et tout à coup humilié par les succès de ses collègues. L’orage dura
plusieurs jours. Il s’aperçut enfin que l’humeur ne réussit jamais. Il
voulut se rapprocher des autres députés. Ils étaient alors en chemin pour
revenir. Il les prenait séparément, leur promettait sa protection auprès du
peuple. Il disait à l’un : je rétablirai votre fortune ; à l’autre : je
vous ferai commander l’armée. Il jouait tout son jeu à l’égard
d’Eschine, et soulageait sa jalousie en exagérant le mérite de son rival.
Ses louanges devaient être bien outrées ; Eschine prétend qu’il en était
importuné.
Un soir, dans je ne sais quelle ville de Thessalie, le voilà qui plaisante,
pour la première fois, de son aventure ; il ajoute que, sous le ciel, personne
ne possède comme Philippe le talent de la parole. Ce qui m’a le plus étonné,
répond Eschine, est cette exactitude avec laquelle il a récapitulé tous nos
discours ; et moi, reprend Ctésiphon, quoique je sois bien vieux, je n’ai
jamais vu un homme si aimable et si gai. Démosthène battait des mains,
applaudissait. Fort bien, disait-il ; mais vous n’oseriez pas vous en
expliquer de même en présence du peuple ; et pourquoi pas, répondirent les
autres ? Il en douta, ils insistèrent ; il exigea leur parole, ils la donnèrent.
On ne soit pas l’usage qu’il en veut faire ; nous le verrons à la première
assemblée. Toute notre société compte y assister ; car il nous doit revenir
de tout ceci quelque scène ridicule. Si Démosthène réservait ses folies pour
la Macédoine, je ne le lui pardonnerois de la vie. Ce qui m’alarme, c’est
qu’il s’est bien conduit à l’assemblée du sénat. La lettre de Philippe
ayant été remise à la compagnie, Démosthène a félicité la république
d’avoir confié ses intérêts à des députés aussi recommandables pour leur
éloquence que pour leur probité : il a proposé de leur décerner une couronne
d’olivier, et de les inviter le lendemain à souper au prytanée. Le sénatus-consulte
est conforme à ses conclusions. Je ne cachetterai ma lettre qu’après
l’assemblée générale.
J’en sors à l’instant ; Démosthène a fait des merveilles. Les députés
venaient de rapporter, chacun à leur tour, différentes circonstances de
l’ambassade. Eschine avait dit un mot de l’éloquence de Philippe, et de son
heureuse mémoire ; Ctésiphon, de la beauté de sa figure, des agréments de
son esprit et de sa gaieté quand il a le verre à la main. Ils avaient eu des
applaudissements. Démosthène est monté à la tribune, le maintien plus
imposant qu’à l’ordinaire. Après s’être longtemps gratté le front, car
il commence toujours par là : « j’admire, a-t-il dit, et ceux qui
parlent, et ceux qui écoutent. Comment peut-on s’entretenir de pareilles
minuties dans une affaire si importante ? Je vais de mon côté vous rendre
compte de l’ambassade. Qu’on lise le décret du peuple qui nous a fait
partir, et la lettre que le roi nous a remise. » Cette lecture achevée :
« voilà nos instructions, a-t-il dit ; nous les avons remplies. Voilà ce
qu’a répondu Philippe ; il ne reste plus qu’à délibérer. »
Ces mots ont excité une espèce de murmure dans l’assemblée. Quelle précision,
quelle adresse ! Disaient les uns. Quelle envie, quelle méchanceté ! Disaient
les autres. Pour moi, je riais de la contenance embarrassée de Ctésiphon et
d’Eschine. Sans leur donner le temps de respirer, il a repris : « on
vous a parlé de l’éloquence et de la mémoire de Philippe ; tout autre, revêtu
du même pouvoir, obtiendrait les mêmes éloges. On a relevé ses autres qualités
; mais il n’est pas plus beau que l’acteur Aristodème, et ne boit pas mieux
que Philocrate. Eschine vous a dit qu’il m’avait réservé, du moins en
partie, la discussion de nos droits sur Amphipolis ; mais cet orateur ne
laissera jamais ni à vous, ni à moi, la liberté de parler. Au surplus, ce ne
sont là que des misères. Je vais proposer un décret. Le héraut de Philippe
est arrivé, ses ambassadeurs le suivront de près. Je demande qu’il soit
permis de traiter avec eux, et que les prytanes convoquent une assemblée qui se
tiendra deux jours de suite, et dans laquelle on délibérera sur la paix et sur
l’alliance. Je demande encore qu’on donne des éloges aux députés, s’ils
en méritent, et qu’on les invite pour demain à souper au prytanée. »
Ce décret a passé presque tout d’une voix, et l’orateur a repris sa supériorité.
Je fais grand cas de Démosthène ; mais ce n’est pas assez d’avoir des
talents, il ne faut pas être ridicule. Il subsiste entre les hommes célèbres
et notre société, une convention tacite : nous leur payons notre estime ; ils
doivent nous payer leurs sottises.
Lettre d’Apollodore.
Je
vous envoie le journal de ce qui s’est passé dans nos assemblées, jusqu’à
la conclusion de la paix.
Le 8 d’élaphébolion, jour de la fête d’Esculape (55). Les
prytanes se sont assemblés ; et conformément au décret du peuple, ils ont
indiqué deux assemblées générales, pour délibérer sur la paix. Elles se
tiendront le 18 et le 19.
Le 12 d’élaphébolion, premier jour des fêtes de Bacchus (56). Antipater,
Parménion, Euryloque sont arrivés. Ils viennent de la part de Philippe, pour
conclure le traité, et recevoir le serment qui en doit garantir l’exécution.
Antipater est, après Philippe, le plus habile politique de la Grèce ; actif,
infatigable, il étend ses soins sur presque toutes les parties de
l’administration. Le roi dit souvent : « nous pouvons nous livrer au
repos ou aux plaisirs ; Antipater veille pour nous. »
Parménion, chéri du souverain, plus encore des soldats, s’est déjà signalé
par un grand nombre d’exploits : il serait le premier général de la Grèce,
si Philippe n’existait pas. On peut juger par les talents de ces deux députés,
du mérite d’Euryloque leur associé.
Le 15 d’élaphébolion (57). Les
ambassadeurs de Philippe assistent régulièrement aux spectacles que nous
donnons dans ces fêtes. Démosthène leur avait fait décerner par le sénat
une place distinguée. Il a soin qu’on leur apporte des coussins et des tapis
de pourpre. Dès le point du jour, il les conduit lui-même au théâtre ; il
les loge chez lui. Bien des gens murmurent de ces attentions, qu’ils regardent
comme des bassesses. Ils prétendent que n’ayant pu gagner en Macédoine la
bienveillance de Philippe, il veut aujourd’hui lui montrer qu’il en était
digne.
Le 18 d’élaphébolion (58). Le peuple
s’est assemblé. Avant de vous faire part de la délibération, je dois vous
en rappeler les principaux objets.
La possession d’Amphipolis est la première source de nos différends avec
Philippe. Cette ville nous appartient ; il s’en est emparé ; nous demandons
qu’il nous la restitue.
Il a déclaré la guerre à quelques-uns de nos alliés ; il serait honteux et
dangereux pour nous de les abandonner. De ce nombre sont les villes de la
Chersonèse de Thrace, et celles de la Phocide. Le roi Cotys nous avait enlevé
les premières ; Cersoblepte son fils nous les a rendues depuis quelques mois ;
mais nous n’en avons pas encore pris possession ; il est de notre intérêt de
les conserver, parce qu’elles assurent notre navigation dans l’Hellespont,
et notre commerce dans le Pont-Euxin. Nous devons protéger les secondes, parce
qu’elles défendent le pas des Thermopyles, et sont le boulevard de
l’Attique par terre, comme celles de la Thrace le sont du côté de la mer.
Lorsque nos députés prirent congé du roi, il s’acheminait vers la Thrace ;
mais il leur promit de ne pas attaquer Cersoblepte, pendant les négociations de
la paix. Nous ne sommes pas aussi tranquilles à l’égard des Phocéens. Ses
ambassadeurs ont annoncé qu’il refuse de les comprendre dans le traité :
mais ses partisans assurent que s’il ne se déclare pas ouvertement pour eux,
c’est pour ménager encore les Thébains et les Thessaliens leurs ennemis. Il
prétend aussi exclure les habitants de Hale en Thessalie, qui sont dans notre
alliance, et qu’il assiège maintenant, pour venger de leurs incursions ceux
de Pharsale qui sont dans la sienne.
Je supprime d’autres articles moins importants. Dans l’assemblée
d’aujourd’hui, on a commencé par lire le décret que les agents de nos alliés
avaient eu la précaution de dresser. Il porte en substance, « que le
peuple d’Athènes délibérant sur la paix avec Philippe, ses alliés ont
statué qu’après que les ambassadeurs, envoyés par les athéniens aux différentes
nations de la Grèce, seraient de retour, et auraient fait leur rapport en présence
des athéniens et des alliés, les prytanes convoqueraient deux assemblées pour
y traiter de la paix ; que les alliés ratifiaient d’avance tout ce qu’on y
déciderait, et qu’on accorderait trois mois aux autres peuples qui voudraient
accéder au traité. »
Après cette lecture, Philocrate a proposé un décret, dont un des articles
excluait formellement du traité les habitants de Hale et de la Phocide. Le
peuple en a rougi de honte. Les esprits se sont échauffés. Des orateurs
rejetaient toute voie de conciliation. Ils nous exhortaient à porter nos
regards sur les monuments de nos victoires, et sur les tombeaux de nos pères.
« Imitons nos ancêtres, répondait Eschine, lorsque ils défendirent leur
patrie contre les troupes innombrables des perses ; mais ne les imitons pas,
lorsque au mépris de ses intérêts, ils eurent l’imprudence d’envoyer
leurs armées en Sicile, pour secourir les léontins leurs alliés. » Il a
conclu pour la paix ; les autres orateurs ont fait de même, et l’avis a passé.
Pendant qu’on discutait les conditions, on a présenté des lettres de notre général
Proxène. Nous l’avions chargé de prendre possession de quelques places
fortes qui sont à l’entrée des Thermopyles. Les Phocéens nous les avaient
offertes. Dans l’intervalle il est survenu des divisions entre eux. Le parti
dominant a refusé de remettre les places à Proxène. C’est ce que
contenaient ses lettres.
Nous avons plaint l’aveuglement des Phocéens, sans néanmoins les abandonner.
L’on a supprimé, dans le décret de Philocrate, la clause qui les excluait du
traité, et l’on a mis qu’Athènes stipulait en son nom et au nom de tous
ses alliés. Tout le monde disait en sortant, que nos différends avec Philippe
seraient bientôt terminés ; mais que, suivant les apparences, nous ne
songerions à contracter une alliance avec lui, qu’après en avoir conféré
avec les députés de la Grèce qui doivent se rendre ici.
Le 19 d’élaphébolion (58a). Démosthène
s’étant emparé de la tribune, a dit que la république prendrait en vain des
arrangements, si ce n’était de concert avec les ambassadeurs de Macédoine ;
qu’on ne devait pas arracher l’alliance de la paix, c’est
l’expression dont il s’est servi ; qu’il ne fallait pas attendre les
lenteurs des peuples de la Grèce ; que c’était à eux de se déterminer,
chacun en particulier, pour la paix ou pour la guerre. Les ambassadeurs de Macédoine
étaient présents. Antipater a répondu conformément à l’avis de Démosthène
qui lui avait adressé la parole. La matière n’a point été approfondie. Un
décret précédent ordonnait que dans la première assemblée, chaque citoyen
pourrait s’expliquer sur les objets de la délibération, mais que le
lendemain, les présidents prendraient tout de suite les suffrages. Ils les ont
recueillis. Nous faisons à la fois un traité de paix et un traité
d’alliance.
En voici les principaux articles. Nous cédons à Philippe nos droits sur
Amphipolis : mais on nous fait espérer en dédommagement, ou l’île d’Eubée,
dont il peut, en quelque manière, disposer, ou la ville d’Orope que les Thébains
nous ont enlevée. Nous nous flattons aussi qu’il nous laissera jouir de la
Chersonèse de Thrace. Nous avons compris tous nos alliés dans le traité, et
par là nous sauvons le roi de Thrace, les habitants de Hale, et les Phocéens.
Nous garantissons à Philippe tout ce qu’il possède actuellement, et nous
regarderons comme ennemis ceux qui voudraient l’en dépouiller.
Des objets si importants auraient dû se régler dans une diète générale de
la Grèce. Nous l’avions convoquée, et nos alliés la désiraient ; mais
l’affaire a pris tout à coup un mouvement si rapide, qu’on a tout précipité,
tout conclu. Philippe nous avait écrit que si nous nous joignions à lui, il
s’expliquerait plus clairement sur les cessions qu’il pourrait nous faire.
Cette promesse vague a séduit le peuple, et le désir de lui plaire, nos
orateurs. Quoique ses ambassadeurs n’aient rien promis, nous nous sommes hâtés
de prêter serment entre leurs mains, et de nommer des députés pour aller au
plus tôt recevoir le sien.
Ils sont au nombre de dix, sans compter celui de nos alliés. Quelques-uns
avaient été de la première ambassade, tels que Démosthène et Eschine. Leurs
instructions portent, entre autres choses, que le traité s’étend sur les
alliés d’Athènes et sur ceux de Philippe ; que les députés se rendront
auprès de ce prince, pour en exiger la ratification ; qu’ils éviteront toute
conférence particulière avec lui ; qu’ils demanderont la liberté des athéniens
qu’il retient dans ses fers ; que dans chacune des villes qui lui sont alliées,
ils prendront le serment de ceux qui se trouvent à la tête de
l’administration ; qu’au surplus les députés feront, suivant les
circonstances, ce qu’ils jugeront de plus convenable aux intérêts de la république.
Le sénat est chargé de presser leur départ.
Le 25 d’élaphébolion (59). Les agents,
ou représentants de quelques-uns de nos alliés, ont aujourd’hui prêté leur
serment entre les mains des ambassadeurs de Philippe.
Le 3 de munychion (60). L’intérêt de
Philippe est de différer la ratification du traité ; le nôtre, de la hâter :
car nos préparatifs sont suspendus, et lui n’a jamais été si actif. Il présume
avec raison qu’on ne lui disputera pas les conquêtes qu’il aura faites dans
l’intervalle. Démosthène a prévu ses desseins. Il a fait passer dans le sénat,
dont il est membre, un décret qui ordonne à nos députés de partir au plus tôt.
Ils ne tarderont pas à se mettre en chemin.
Le 15 de targélion (61). Philippe n’a pas
encore signé le traité ; nos députés ne se hâtent pas de le joindre : ils
sont en Macédoine ; il est en Thrace. Malgré la parole qu’il avait donnée
de ne pas toucher aux états du roi Cersoblepte, il en a pris une partie, et se
dispose à prendre l’autre. Ils augmenteront considérablement ses forces et
son revenu. Outre que le pays est riche et peuplé, les droits que le roi de
Thrace lève tous les ans dans ses ports, se montent à 200 talents (62). Il nous était
aisé de prévenir cette conquête. Nos députés pouvaient se rendre à
l’Hellespont en moins de dix jours, peut-être en moins de trois ou quatre.
Ils auraient trouvé Philippe aux environs, et lui auraient offert
l’alternative, ou de se soumettre aux conditions de la paix, ou de les
rejeter. Dans le premier cas, il s’engageait à ménager les possessions de
nos alliés, et par conséquent celles du roi de Thrace ; dans le second, notre
armée, jointe à celle des Phocéens, l’arrêtait aux Thermopyles ; nos
flottes, maîtresses de la mer, empêchaient les siennes de faire une descente
dans l’Attique ; nous lui fermions nos ports ; et plutôt que de laisser
ruiner son commerce, il aurait respecté nos prétentions et nos droits.
Tel était le plan de Démosthène. Il voulait aller par mer ; Eschine,
Philocrate, et la plupart des députés ont préféré la route par terre, et
marchant à petites journées, ils en ont mis 23 pour arriver à Pella, capitale
de la Macédoine. Ils auraient pu se rendre tout de suite au camp de Philippe,
ou du moins aller de côté et d’autre recevoir le serment de ses alliés ;
ils ont pris le parti d’attendre tranquillement, dans cette ville, que son expédition
fût achevée.
À son retour, il comprendra ses nouvelles acquisitions parmi les possessions
que nous lui avons garanties ; et si nous lui reprochons, comme une infraction
au traité, l’usurpation des états de Cersoblepte, il répondra que lors de
la conquête, il n’avait pas encore vu nos ambassadeurs, ni ratifié le traité
qui pouvait borner le cours de ses exploits.
Cependant les Thébains ayant imploré son secours contre les Phocéens, peu
content de leur envoyer des troupes, il a saisi cette occasion pour rassembler
dans sa capitale les députés des principales villes de la Grèce. Le prétexte
de cette espèce de diète, est de terminer la guerre des Phocéens et des Thébains
; et l’objet de Philippe est de tenir la Grèce dans l’inaction, jusqu’à
ce qu’il ait exécuté les projets qu’il médite.
Le 13 de scirophorion (63). Nos députés
viennent enfin d’arriver. Ils rendront compte de leur mission au sénat après-demain
; dans l’assemblée du peuple, le jour d’après.
Le 15 de scirophorion (64). Rien de plus
criminel et de plus révoltant que la conduite de nos députés, si l’on en
croit Démosthène. Il les accuse de s’être vendus à Philippe, d’avoir
trahi la république et ses alliés. Il les pressait vivement de se rendre auprès
de ce prince ; ils se sont obstinés à l’attendre pendant 27 jours à Pella,
et ne l’ont vu que 50 jours après leur départ d’Athènes.
Il a trouvé les députés des premières villes de la Grèce, réunis dans sa
capitale, alarmés de ses nouvelles victoires, plus inquiets encore du dessein
qu’il a de s’approcher incessamment des Thermopyles. Tous ignoraient ses
vues, et cherchaient à les pénétrer. Les courtisans du prince disaient à
quelques-uns de nos députés, que les villes de Béotie seraient rétablies ;
et l’on en devait conclure que celle de Thèbes était menacée. Les
ambassadeurs de Lacédémone accréditaient ce bruit, et se joignant aux nôtres,
pressaient Philippe de le réaliser. Ceux de Thessalie disaient que l’expédition
les regardait uniquement.
Pendant qu’ils se consumaient en craintes et en espérances, Philippe
employait, pour se les attirer, tantôt des présents, qui ne semblaient être
que des témoignages d’estime, tantôt des caresses qu’on eût prises pour
des épanchements d’amitié. On soupçonne Eschine et Philocrate de n’avoir
pas été insensibles à ces deux genres de séduction.
Le jour de l’audience publique, il se fit attendre. Il était encore au lit.
Les ambassadeurs murmuraient. « Ne soyez pas surpris, leur dit Parménion,
que Philippe dorme pendant que vous veillez ; il veillait pendant que vous
dormiez. » Il parut enfin ; et ils exposèrent, chacun à leur tour,
l’objet de leur mission. Eschine s’étendit sur la résolution, prise par le
roi, de terminer la guerre des Phocéens. Il le conjura, quand il serait à
Delphes, de rendre la liberté aux villes de Béotie, et de rétablir celles que
les Thébains avaient détruites ; de ne pas livrer à ces derniers
indistinctement les malheureux habitants de la Phocide, mais de soumettre le
jugement de ceux qui avaient profané le temple et le trésor d’Apollon, à la
décision des peuples amphictyoniques, de tous temps chargés de poursuivre ces
sortes de crimes. Philippe ne s’expliqua pas ouvertement sur ces demandes.
Il congédia les autres députés, partit avec les nôtres pour la Thessalie ;
et ce ne fut que dans une auberge de la ville de Phères, qu’il signa le traité
dont il jura l’observation. Il refusa d’y comprendre les Phocéens, pour ne
pas violer le serment qu’il avait prêté aux Thessaliens et aux Thébains ;
mais il donna des promesses et une lettre. Nos députés prirent congé de lui,
et les troupes du roi s’avancèrent vers les Thermopyles.
Le sénat s’est assemblé ce matin. La salle était pleine de monde. Démosthène
a tâché de prouver que ses collègues ont agi contre leurs instructions,
qu’ils sont d’intelligence avec Philippe, et que notre unique ressource est
de voler au secours des Phocéens, et de nous emparer du pas des Thermopyles.
La lettre du roi n’était pas capable de calmer les esprits. « J’ai prêté
le serment, dit-il, entre les mains de vos députés. Vous y verrez inscrits les
noms de ceux de mes alliés qui étaient présents. Je vous enverrai à mesure
le serment des autres. » Et plus bas : « vos députés auraient été
le prendre sur les lieux ; je les ai retenus auprès de moi ; j’en avais
besoin pour réconcilier ceux de Hale avec ceux de Pharsale. »
La lettre ne dit pas un mot des Phocéens, ni des espérances qu’on nous avait
données de sa part, et qu’il nous laissait entrevoir quand nous conclûmes la
paix. Il nous mandait alors, que si nous consentions à nous allier avec lui, il
s’expliquerait plus clairement sur les services qu’il pourrait nous rendre ;
mais dans sa dernière lettre, il dit froidement qu’il ne soit en quoi il peut
nous obliger. Le sénat indigné a porté un décret conforme à l’avis de Démosthène.
Il n’a point décerné d’éloges aux députés, et ne les a point invités
au repas du prytanée ; sévérité qu’il n’avait jamais exercée contre des
ambassadeurs, et qui sans doute préviendra le peuple contre Eschine et ses adhérents.
Lettre de Callimédon.
Le
16 de scirophorion (65). Me voilà chez le
grave Apollodore. Je venais le voir ; il allait vous écrire : je lui arrache la
plume des mains, et je continue son
journal.
Je sais à présent mon Démosthène par cœur. Voulez-vous un génie vigoureux
et sublime ? Faites-le monter à la tribune ; un homme lourd, gauche, de mauvais
ton ? Vous n’avez qu’à le transporter à la cour de Macédoine. Il s’est
hâté de parler le premier, quand nos députés ont reparu devant Philippe.
D’abord des invectives contre ses collègues ; ensuite un long étalage des
services qu’il avait rendus à ce prince ; la lecture ennuyeuse des décrets
qu’il avait portés pour accélérer la paix ; son attention à loger chez lui
les ambassadeurs de Macédoine, à leur procurer de bons coussins aux
spectacles, à leur choisir trois attelages de mulets quand ils sont partis, à
les accompagner lui-même à cheval, et tout cela en dépit des envieux, à découvert,
dans l’unique intention de plaire au monarque. Ses collègues se couvraient le
visage pour cacher leur honte : il continuait toujours. » Je n’ai pas
parlé de votre beauté, c’est le mérite d’une femme ; ni de votre mémoire,
c’est celui d’un rhéteur ; ni de votre talent pour boire, c’est celui
d’une éponge. » Enfin il en a tant dit, que tout le monde a fini par éclater
de rire.
J’ai une autre scène à vous raconter. Je viens de l’assemblée générale.
On s’attendait qu’elle serait orageuse et piquante. Nos députés ne
s’accordent point sur la réponse de Philippe. Ce n’était pourtant que
l’objet principal de leur ambassade. Eschine a parlé des avantages sans
nombre que le roi veut nous accorder ; il en a détaillé quelques-uns ; il
s’est expliqué sur les autres en fin politique, à demi-mot, comme un homme
honoré de la confiance du prince, et l’unique dépositaire de ses secrets.
Après avoir donné une haute idée de sa capacité, il est descendu gravement
de la tribune. Démosthène l’a remplacé ; il a nié tout ce que l’autre
avait avancé. Eschine et Philocrate s’étaient mis auprès de lui, à droite
et à gauche ; ils l’interrompaient à chaque phrase, par des cris ou par des
plaisanteries. La multitude en faisait autant. « Puisque vous craignez,
a-t-il ajouté, que je ne détruise vos espérances, je proteste contre ces
vaines promesses, et je me retire. Pas si vite, a repris Eschine ; encore un
moment : affirmez du moins, que dans la suite vous ne vous attribuerez pas les
succès de vos collègues. Non, non, a répondu Démosthène avec un sourire
amer, je ne vous ferai jamais cette injustice. » Alors Philocrate prenant
la parole, a commencé ainsi : « athéniens, ne soyez pas surpris que Démosthène
et moi ne soyons pas du même avis. Il ne boit que de l’eau, et moi que du
vin. » Ces mots ont excité un rire excessif ; et Philocrate est resté maître
du champ de bataille.
Apollodore vous instruira du dénouement de cette farce ; car notre tribune
n’est plus qu’une scène de comédie, et nos orateurs que des histrions qui
détonnent dans leurs discours ou dans leur conduite. On dit qu’en cette
occasion, quelques-uns d’entre eux ont porté ce privilège un peu loin. Je
l’ignore, mais je vois clairement que Philippe s’est moqué d’eux,
qu’ils se moquent du peuple, et que le meilleur parti est de se moquer du
peuple et de ceux qui le gouvernent.
Lettre d’Apollodore.
Je
vais ajouter ce qui manque au récit de ce fou de Callimédon.
Le peuple était alarmé de l’arrivée de Philippe aux Thermopyles. Si ce
prince allait se joindre aux Thébains nos ennemis, et détruire les Phocéens
nos alliés, quel serait l’espoir de la république ? Eschine a répondu des
dispositions favorables du roi, et du salut de la Phocide. Dans deux ou trois
jours, a-t-il dit, sans sortir de chez nous, sans être obligés de recourir aux
armes, nous apprendrons que la ville de Thèbes est assiégée, que la Béotie
est libre, qu’on travaille au rétablissement de Platée et de Thespies démolies
par les Thébains. Le sacrilège commis contre le temple d’Apollon, sera jugé
par le tribunal des amphictyons ; le crime de quelques particuliers ne retombera
plus sur la nation entière des Phocéens. Nous cédons Amphipolis, mais nous
aurons un dédommagement qui nous consolera de ce sacrifice.
Après ce discours, le peuple, ivre d’espérance et de joie, a refusé
d’entendre Démosthène ; et Philocrate a proposé un décret qui a passé
sans contradiction. Il contient des éloges pour Philippe, une alliance étroite
avec sa postérité, plusieurs autres articles dont celui-ci est le plus
important : « si les Phocéens ne livrent pas le temple de Delphes aux
amphictyons, les athéniens feront marcher des troupes contre eux. »
Cette résolution prise, on a choisi de nouveaux députés qui se rendront auprès
de Philippe, et veilleront à l’exécution de ses promesses. Démosthène
s’est excusé ; Eschine a prétexté une maladie ; on les a remplacés tout de
suite. Étienne, Dercyllus et les autres partent à l’instant. Encore quelques
jours, et nous saurons si l’orage est tombé sur nos amis ou sur nos ennemis,
sur les Phocéens ou sur les Thébains.
Le 27 de scirophorion (66). C’en est fait
de la Phocide et de ses habitants. L’assemblée générale se tenait
aujourd’hui au Pirée ; c’était au sujet de nos arsenaux. Dercyllus, un de
nos députés, a paru tout à coup. Il avait appris à Chalcis en Eubée, que
peu de jours auparavant les Phocéens s’étaient livrés à Philippe, qui va
les livrer aux Thébains. Je ne saurais vous peindre la douleur, la
consternation et l’épouvante qui se sont emparées de tous les esprits.
Le 28 de scirophorion (67). Nous sommes dans
une agitation que le sentiment de notre faiblesse rend insupportable. Les généraux,
de l’avis du sénat, ont convoqué une assemblée extraordinaire. Elle ordonne
de transporter au plus tôt de la campagne, les femmes, les enfants, les
meubles, tous les effets ; ceux qui sont en deçà de 120 stades (68), dans la ville
et au Pirée ; ceux qui sont au delà, dans éleusis, Phylé, Aphidné,
Rhamnonte et Sunium ; de réparer les murs d’Athènes et des autres places
fortes, et d’offrir des sacrifices en l’honneur d’Hercule, comme c’est
notre usage dans les calamités publiques.
Le 30 de scirophorion (69). Voici quelques détails
sur les malheurs des Phocéens. Dans le temps qu’Eschine et Philocrate nous
faisaient de si magnifiques promesses de la part de Philippe, il avait déjà
passé les Thermopyles. Les Phocéens, incertains de ses vues, et flottant entre
la crainte et l’espérance, n’avaient pas cru devoir se saisir de ce poste
important ; ils occupaient les places qui sont à l’entrée du détroit ; le
roi cherchait à traiter avec eux ; ils se défiaient de ses intentions, et
voulaient connaître les nôtres. Bientôt, instruits par les députés qu’ils
nous avaient envoyés récemment, de ce qui s’était passé dans notre assemblée
du 16 de ce mois (70), ils furent persuadés que Philippe, d’intelligence avec
nous, n’en voulait qu’aux Thébains, et ne crurent pas devoir se défendre.
Phalécus leur général lui remit Nicée, et les forts qui sont aux environs
des Thermopyles. Il obtint la permission de se retirer de la Phocide avec les
8.000 hommes qu’il avait sous ses ordres. À cette nouvelle, les Lacédémoniens,
qui venaient sous la conduite d’Archidamus au secours des Phocéens, reprirent
tranquillement le chemin du Péloponnèse ; et Philippe, sans le moindre
obstacle, sans efforts, sans avoir perdu un seul homme, tient entre ses mains la
destinée d’un peuple qui, depuis dix ans, résistait aux attaques des Thébains
et des Thessaliens acharnés à sa perte. Elle est résolue sans doute ;
Philippe la doit et l’a promise à ses alliés ; il croira se la devoir à
lui-même. Il va poursuivre les Phocéens comme sacrilèges. S’il exerce
contre eux des cruautés, il sera partout condamné par un petit nombre de
sages, mais partout adoré de la multitude.
Comme il nous a trompés ! Ou plutôt comme nous avons voulu l’être ! Quand
il faisait attendre si longtemps nos députés à Pella, n’était-il pas
visible qu’il voulait paisiblement achever son expédition de Thrace ? Quand
il les retenait chez lui, après avoir congédié les autres, n’était-il pas
clair que son intention était de finir ses préparatifs, et de suspendre les nôtres
? Quand il nous les renvoyait avec des paroles qui promettaient tout, et une
lettre qui ne promettait rien, n’était-il pas démontré qu’il n’avait
pris aucun engagement avec nous ?
J’ai oublié de vous dire que dans cette lettre, il nous proposait de faire
avancer nos troupes, et de terminer, de concert avec lui, la guerre des Phocéens
; mais il savait bien que la lettre ne nous serait remise, que lorsque il serait
maître de la Phocide.
Nous n’avons à présent d’autre ressource que l’indulgence ou la pitié
de ce prince. La pitié ! Mânes de Thémistocle et d’Aristide !... en nous
alliant avec lui, en concluant tout à coup la paix, dans le temps que nous
invitions les autres peuples à prendre les armes, nous avons perdu nos
possessions et nos alliés. à qui nous adresser maintenant ? Toute la Grèce
septentrionale est dévouée à Philippe. Dans le Péloponnèse, l’Élide,
l’Arcadie et l’Argolide, pleines de ses partisans, ne sauraient, non plus
que les autres peuples de ces cantons, nous pardonner notre alliance avec les
Lacédémoniens. Ces derniers, malgré l’ardeur bouillante d’Archidamus leur
roi, préfèrent la paix à la guerre. De notre côté, quand je jette les yeux
sur l’état de la marine, de l’armée et des finances, je n’y vois que les
débris d’une puissance autrefois si redoutable.
Un cri général s’est élevé contre nos députés ; ils sont bien coupables,
s’ils nous ont trahis ; bien malheureux, s’ils sont innocents. Je demandais
à Eschine, pourquoi ils s’étaient arrêtés en Macédoine ? Il répondit :
nous n’avions pas ordre d’aller plus loin. — Pourquoi il nous avait bercés
de si belles espérances ? — J’ai rapporté ce qu’on m’a dit et ce que
j’ai vu, comme on me l’a dit et comme je l’ai vu. Cet orateur, instruit
des succès de Philippe, est parti subitement pour se joindre à la troisième députation
que nous envoyons à ce prince, et dont il avait refusé d’être quelques
jours auparavant.
Sous
l’archonte Archias.
La 3e année de la 108e olympiade.
Depuis le 27 juin de l’an 346, jusqu’au 15 juillet de l’an 345 avant J.-C.
Lettre d’Apollodore.
Le
7 de métagéitnion (71). Il nous est encore
permis d’être libres. Philippe ne tournera point ses armes contre nous. Les
affaires de la Phocide l’ont occupé jusqu’à présent, et bientôt
d’autres intérêts le rappelleront en Macédoine.
Dès qu’il fut à Delphes, il assembla les amphictyons. C’était pour décerner
une peine éclatante à ceux qui s’étaient emparés du temple et du trésor
sacré. La forme était légale ; nous l’avions indiquée nous-mêmes par
notre décret du 16 de scirophorion (72) : cependant comme les
Thébains et les Thessaliens, par le nombre de leurs suffrages, entraînent à leur gré les décisions
de ce tribunal, la haine et la cruauté devaient nécessairement influer sur le
jugement. Les principaux auteurs du sacrilège sont dévoués à l’exécration
publique ; il est permis de les poursuivre en tous lieux. La nation, comme
complice de leur crime, puisqu’elle en a pris la défense, perd le double
suffrage qu’elle avait dans l’assemblée des amphictyons, et ce privilège
est à jamais dévolu aux rois de Macédoine. À l’exception de trois villes,
dont on se contente de détruire les fortifications, toutes seront rasées et réduites
en des hameaux de cinquante petites maisons, placés à une certaine distance
l’un de l’autre. Les habitants de la Phocide, privés du droit d’offrir
des sacrifices dans le temple, et d’y participer aux cérémonies saintes,
cultiveront leurs terres, déposeront tous les ans, dans le trésor sacré, 60
talents (73), jusqu’à ce qu’ils aient restitué en entier les sommes qu’ils en
ont enlevées ; ils livreront leurs armes et leurs chevaux, et n’en pourront
avoir d’autres, jusqu’à ce que le trésor soit indemnisé. Philippe, de
concert avec les Béotiens et les Thessaliens, présidera aux jeux pythiques, à
la place des corinthiens, accusés d’avoir favorisé les Phocéens. D’autres
articles ont pour objet de rétablir l’union parmi les peuples de la Grèce,
et la majesté du culte dans le temple d’Apollon.
L’avis des Œtéens de Thessalie fut cruel, parce qu’il fut conforme aux
lois portées contre les sacrilèges ; ils proposèrent d’exterminer la race
impie des Phocéens, en précipitant leurs enfants du haut d’un rocher.
Eschine prit hautement leur défense, et sauva l’espérance de tant de
malheureuses familles. Philippe a fait exécuter le décret, suivant les uns,
avec une rigueur barbare ; suivant d’autres, avec plus de modération que
n’en ont montré les Thébains et les Thessaliens. Vingt-deux villes entourées
de murailles, faisaient l’ornement de la Phocide ; la plupart ne présentent
que des amas de cendres et de décombres. On ne voit dans les campagnes que des
vieillards, des femmes, des enfants, des hommes infirmes, dont les mains faibles
et tremblantes arrachent à peine de la terre quelques aliments grossiers. Leurs
fils, leurs époux, leurs pères ont été forcés de les abandonner. Les uns,
vendus à l’encan, gémissent dans les fers : les autres, proscrits ou
fugitifs, ne trouvent point d’asile dans la Grèce. Nous en avons reçu
quelques-uns, et déjà les Thessaliens nous en font un crime. Quand même des
circonstances plus heureuses les ramèneraient dans leur patrie, quel temps ne
leur faudra-t-il pas, pour restituer au temple de Delphes, l’or et l’argent
dont leurs généraux l’ont dépouillé pendant le cours de la guerre ? On en
fait monter la valeur à plus de 10.000 talents (74).
Après l’assemblée, Philippe offrit des sacrifices en actions de grâces ; et
dans un repas splendide, où se trouvèrent 200 convives, y compris les députés
de la Grèce, et les nôtres en particulier, on n’entendit que des hymnes en
l’honneur des dieux, des chants de victoire en l’honneur du prince.
Le 1er de puanepsion (75). Philippe,
avant de retourner dans ses états, a rempli les engagements qu’il avait
contractés avec les Thébains et les Thessaliens. Il a donné aux premiers
Orchomène, Coronée, et d’autres villes de la Béotie, qu’ils ont démantelées
; aux seconds, Nicée, et les places qui sont à l’issue des Thermopyles, et
que les Phocéens avaient enlevées aux Locriens. Ainsi les Thessaliens restent
maîtres du détroit ; mais ils sont si faciles à tromper, que Philippe ne
risque rien à leur en confier la garde. Pour lui, il a retiré de son expédition
le fruit qu’il en attendait, la liberté de passer les Thermopyles quand il le
jugerait à propos, l’honneur d’avoir terminé une guerre de religion, le
droit de présider aux jeux pythiques, et le droit plus important de séance et
de suffrage dans l’assemblée des amphictyons.
Comme cette dernière prérogative peut lui donner une très grande prépondérance
sur les affaires de la Grèce, il est très jaloux de se la conserver. Il présent
que des Thébains et des Thessaliens ; pour la rendre légitime, le consentement
des autres peuples de la ligue est nécessaire. Ses ambassadeurs et ceux des Thessaliens, sont venus dernièrement solliciter le nôtre ; ils ne l’ont pas
obtenu, quoique Démosthène fût d’avis de l’accorder : il craignait
qu’un refus n’irritât les nations amphictyoniques, et ne fît de
l’Attique une seconde Phocide.
Nous sommes si mécontents de la dernière paix, que nous avons été bien aises
de donner ce dégoût à Philippe. S’il est blessé de notre opposition, nous
devons l’être de ses procédés. En effet, nous lui avons tout cédé, et il
ne s’est relâché que sur l’article des villes de Thrace qui nous
appartenaient. On va rester de part et d’autre dans un état de défiance ; et
de là résulteront des infractions et des raccommodements qui se termineront
par quelque éclat funeste.
Vous êtes étonné de notre audace. Le peuple ne craint plus Philippe, depuis
qu’il est éloigné ; nous l’avons trop redouté, quand il était dans les
contrées voisines. La manière dont il a conduit et terminé la guerre des Phocéens,
son désintéressement dans le partage de leurs dépouilles, enfin ses démarches
mieux approfondies, nous doivent autant rassurer sur le présent, que nous
effrayer pour un avenir qui n’est peut-être pas éloigné. Les autres conquérants
se hâtent de s’emparer d’un pays, sans songer à ceux qui l’habitent, et
n’ont pour nouveaux sujets que des esclaves prêts à se révolter : Philippe
veut conquérir les grecs avant la Grèce ; il veut nous attirer, gagner notre
confiance, nous accoutumer aux fers, nous forcer peut-être à lui en demander,
et par des voies lentes et douces, devenir insensiblement notre arbitre, notre défenseur
et notre maître. Je finis par deux traits qu’on m’a racontés de lui.
Pendant qu’il était à Delphes, il apprit qu’un achéen, nommé Arcadion,
homme d’esprit, et prompt à la répartie, le haïssait, et affectait d’éviter
sa présence ; il le rencontra par hasard. « Jusqu’à quand me
fuirez-vous, lui dit-il avec bonté. Jusqu’à ce que, répondit Arcadion, je
parvienne en des lieux où votre nom n’est pas connu. » Le roi se prit
à rire, et l’engagea, par ses caresses, à venir souper avec lui.
Ce prince est si grand, que j’attendais de lui quelque faiblesse. Mon attente
n’a point été trompée : il vient de défendre l’usage des chars dans ses
états. Savez-vous pourquoi ? Un devin lui a prédit qu’il périrait par un
char (76).
Sous
l’archonte Eubulus.
La 4e année de la 108e olympiade.
Depuis le 15 juillet de l’an 345, jusqu’au 4 juillet de l’an 344 avant
J.-C.
Lettre d’Apollodore.
Timonide
de Leucade est arrivé depuis quelques jours. Vous le connûtes à l’académie.
Vous savez qu’il accompagna Dion en Sicile, il y a treize ans, et qu’il
combattit toujours à ses côtés. L’histoire à laquelle il travaille,
contiendra les détails de cette célèbre expédition.
Rien de plus déplorable que l’état où il a laissé cette île, autrefois si
florissante. Il semble que la fortune ait choisi ce théâtre pour y montrer en
un petit nombre d’années toutes les vicissitudes des choses humaines. Elle y
fait d’abord paraître deux tyrans qui l’oppriment pendant un demi-siècle.
Elle soulève contre le dernier de ces princes, Dion son oncle ; contre Dion,
Callippe son ami ; contre cet infâme assassin, Hipparinus qu’elle fait périr
deux ans après, d’une mort violente ; elle le remplace par une succession
rapide de despotes moins puissants, mais aussi cruels que les premiers. Ces différentes
éruptions de la tyrannie, précédées, accompagnées et suivies de terribles
secousses, se distinguent toutes comme celles de l’Etna, par des traces
effrayantes. Les mêmes scènes se renouvellent à chaque instant dans les
principales villes de la Sicile. La plupart ont brisé les liens qui faisaient
leur force, en les attachant à la capitale, et se sont livrées à des chefs
qui les ont asservies en leur promettant la liberté. Hippon s’est rendu maître
de Messine ; Mamercus, de Catane ; Icétas, de Léonte ; Niséus, de Syracuse ;
Leptine, d’Apollonie : d’autres villes gémissent sous le joug de Nicodème,
d’Apolloniade, etc. Ces révolutions ne se sont opérées qu’avec des
torrents de sang, qu’avec des haines implacables et des crimes atroces. Les
carthaginois qui occupent plusieurs places en Sicile, étendent leurs conquêtes,
et font journellement des incursions sur les domaines des villes grecques, dont
les habitants éprouvent, sans la moindre interruption, les horreurs d’une
guerre étrangère et d’une guerre civile ; sans cesse exposés aux attaques
des barbares, aux entreprises du tyran de Syracuse, aux attentats de leurs
tyrans particuliers, à la rage des partis, parvenue au point d’armer les gens
de bien les uns contre les autres.
Tant de calamités n’ont fait de la Sicile qu’une solitude profonde, qu’un
vaste tombeau. Les hameaux, les bourgs ont disparu. Les campagnes incultes, les
villes à demi détruites et désertes, sont glacées d’effroi à l’aspect
menaçant de ces citadelles qui renferment leurs tyrans, entourés des ministres
de la mort. Vous le voyez, Anacharsis, rien n’est si funeste pour une nation
qui n’a plus de mœurs, que d’entreprendre de briser ses fers. Les grecs
deSicile étaient trop corrompus pour conserver leur liberté, trop vains pour
supporter la servitude. Leurs divisions, leurs guerres ne viennent que de
l’alliance monstrueuse qu’ils ont voulu faire de l’amour de l’indépendance
avec le goût excessif des plaisirs. À force de se tourmenter, ils sont devenus
les plus infortunés des hommes, et les plus vils des esclaves.
Timonide sort d’ici dans le moment : il a reçu des lettres de Syracuse. Denys
est remonté sur le trône ; il en a chassé Niséus, fils du même père que
lui, mais d’une autre mère. Niséus régnait depuis quelques années, et perpétuait
avec éclat la tyrannie de ses prédécesseurs. Trahi des siens, jeté dans un
cachot, condamné à perdre la vie, il en a passé les derniers jours dans une
ivresse continuelle ; il est mort comme son frère Hipparinus, qui avait régné
avant lui, comme vécut un autre de ses frères, nommé Apollocrate.
Denys a de grandes vengeances à exercer contre ses sujets. Ils l’avaient dépouillé
du pouvoir suprême ; il a traîné, pendant plusieurs années, en Italie, le
poids de l’ignominie et du mépris. On craint l’altière impétuosité de
son caractère ; on craint un esprit effarouché par le malheur : c’est une
nouvelle intrigue pour la grande tragédie que la fortune représente en Sicile.
Lettre d’Apollodore.
On
vient de recevoir des nouvelles de Sicile. Denys se croyait heureux sur un trône
plusieurs fois souillé du sang de sa famille. C’était le moment fatal où
l’attendait sa destinée : son épouse, ses filles, le plus jeune de ses fils
viennent de périr tous ensemble de la mort la plus lente et la plus
douloureuse. Lorsqu’il partit d’Italie pour la Sicile, il les laissa dans la
capitale des Locriens épizéphyriens, qui profitèrent de son absence pour les
assiéger dans la citadelle. S’en étant rendus maîtres, ils les dépouillèrent
de leurs vêtements, et les exposèrent à la brutalité des désirs d’une
populace effrénée, dont la fureur ne fut pas assouvie par cet excès
d’indignité. On les fit expirer, en leur enfonçant des aiguilles sous les
ongles ; on brisa leurs os dans un mortier ; les restes de leurs corps, mis en
morceaux, furent jetés dans les
flammes ou dans la mer, après que chaque citoyen eut été forcé d’en goûter.
Denys était accusé d’avoir, de concert avec les médecins, abrégé par le
poison la vie de son père ; il l’était d’avoir fait périr quelques-uns de
ses frères et de ses parents, qui faisaient ombrage à son autorité. Il a fini
par être le bourreau de son épouse et de ses enfants. Lorsque les peuples se
portent à de si étranges barbaries, il faut remonter plus haut pour trouver le
coupable. Examinez la conduite des Locriens ; ils vivaient tranquillement sous
des lois qui maintenaient l’ordre et la décence dans leur ville. Denys, chassé
de Syracuse, leur demande un asile ; ils l’accueillent avec d’autant plus
d’égards, qu’ils avaient un traité d’alliance avec lui, et que sa mère
avait reçu le jour parmi eux. Leurs pères, en permettant, contre les lois
d’une sage politique, qu’une famille particulière donnât une reine à la
Sicile, n’avaient pas prévu que la Sicile leur rendrait un tyran. Denys, par
le secours de ses parents et de ses troupes, s’empare de la citadelle, saisit
les biens des riches citoyens, presque tous massacrés par ses ordres, expose
leurs épouses et leurs filles à la plus infâme prostitution, et dans un petit
nombre d’années, détruit pour jamais les lois, les mœurs, le repos et le
bonheur d’une nation que tant d’outrages ont rendue féroce.
Le malheur affreux qu’il vient d’essuyer, a répandu la terreur dans tout
l’empire. Il n’en faut pas douter, Denys va renchérir sur les cruautés de
son père, et réaliser une prédiction qu’un sicilien m’a racontée ces
jours passés.
Pendant que tous les sujets de Denys l’ancien faisaient des imprécations
contre lui, il apprit avec surprise, qu’une femme de Syracuse, extrêmement âgée,
demandait tous les matins aux dieux de ne pas survivre à ce prince. Il la fit
venir, et voulut savoir la raison d’un si tendre intérêt. « Je vais
vous la dire, répondit-elle : dans mon enfance, il y a bien longtemps de cela,
j’entendais tout le monde se plaindre de celui qui nous gouvernait, et je désirois
sa mort avec tout le monde ; il fut massacré. Il en vint un second qui, s’étant
rendu maître de la citadelle, fit regretter le premier ; nous conjurions les
dieux de nous en délivrer ; ils nous exaucèrent. Vous parûtes, et vous nous
avez fait plus de mal que les deux autres. Comme je pense que le quatrième
serait encore plus cruel que vous, j’adresse tous les jours des vœux au ciel
pour votre conservation. » Denys, frappé de la franchise de cette femme,
la traita fort bien ; il ne la fit pas mourir.
Sous
l’archonte Lyciscus.
La 1re année de la 109e olympiade.
Depuis le 4 juillet de l’an 344, jusqu’au 23 juillet de l’an 343 avant
J.-C.
Lettre d’Apollodore.
Les
rois de Macédoine haïssaient les illyriens, qui les avaient souvent battus ;
Philippe ne hait aucun peuple, parce qu’il n’en craint aucun. Il veut
simplement les subjuguer tous.
Suivez, si vous le pouvez, les opérations rapides de sa dernière campagne. Il
rassemble une forte armée, tombe sur l’Illyrie, s’empare de plusieurs
villes, fait un butin immense, revient en Macédoine, pénètre en Thessalie où
l’appellent ses partisans, la délivre de tous les petits tyrans qui
l’opprimaient, la partage en quatre grands districts, place à leur tête les
chefs qu’elle désire et qui lui sont dévoués, s’attache par de nouveaux
liens les peuples qui l’habitent, se fait confirmer les droits qu’il
percevait dans leurs ports, et retourne paisiblement dans ses états.
Qu’arrive-t-il de là ? Tandis que les barbares traînent, en frémissant de
rage, les fers qu’il leur a donnés, les grecs aveuglés courent au devant de
la servitude. Ils le regardent comme l’ennemi de la tyrannie, comme leur ami,
leur bienfaiteur, leur sauveur. Les uns briguent son alliance ; les autres
implorent sa protection. Actuellement même il prend avec hauteur la défense
des messéniens et des Argiens ; il leur fournit des troupes et de l’argent ;
il fait dire aux Lacédémoniens, que s’ils s’avisent de les attaquer, il
entrera dans le Péloponnèse. Démosthène est allé en Messénie et dans
l’Argolide ; il a vainement tâché d’éclairer ces nations sur leurs intérêts...
du même.
Il nous est arrivé des ambassadeurs de Philippe. Il se plaint des calomnies que
nous semons contre lui, au sujet de la dernière paix. Il soutient qu’il
n’avait pris aucun engagement, qu’il n’avait fait aucune promesse : il
nous défie de prouver le contraire. Nos députés nous ont donc indignement
trompés ; il faut donc qu’ils se justifient, ou qu’ils soient punis.
C’est ce que Démosthène avait proposé. Ils le seront bientôt. L’orateur
Hypéride dénonça dernièrement Philocrate, et dévoila ses indignes manœuvres.
Tous les esprits étaient soulevés contre l’accusé, qui demeurait
tranquille. Il attendait que la fureur de la multitude fût calmée. « Défendez-vous
donc, lui dit quelqu’un ; — Il n’est pas temps. — Et qu’attendez-vous
? — Que le peuple ait condamné quelque autre orateur. » À la fin
pourtant, convaincu d’avoir reçu de riches présents de Philippe, il a pris
la fuite pour se dérober au supplice.
Lettre de Callimédon.
Vous
avez ouï dire que du temps de nos pères, il y a dix à douze siècles, les
dieux, pour se délasser de leur bonheur, venaient quelquefois sur la terre
s’amuser avec les filles des mortels. Vous croyez qu’ils se sont depuis dégoûtés
de ce commerce ; vous vous trompez. Il n’y a pas longtemps que je vis un athlète,
nommé Attalus, né à Magnésie, ville située sur le Méandre en Phrygie. Il
arrivait des jeux olympiques, et n’avait remporté du combat que des blessures
assez considérables. J’en témoignai ma surprise, parce qu’il me paraissait
d’une force invincible. Son père, qui était avec lui, me dit :
On ne doit attribuer sa défaite qu’à son ingratitude ; en se faisant
inscrire, il n’a pas déclaré son véritable père, qui s’en est vengé, en
le privant de la victoire. — Il n’est donc pas votre fils ? — Non, c’est
le Méandre qui lui a donné le jour. — Il est fils d’un fleuve ? — Sans
doute ; ma femme me l’a dit, et tout Magnésie en fut témoin. Suivant un
usage très ancien, nos filles, avant de se marier, se baignent dans les eaux du
Méandre, et ne manquent pas d’offrir au dieu leurs premières faveurs : il
les dédaigne souvent ; il accepta celles de ma femme. Nous vîmes de loin cette
divinité, sous la figure d’un beau jeune homme, la conduire dans des buissons
épais, dont le rivage est couvert. — Et comment savez-vous que c’était le
fleuve ? — Il le fallait bien ; il avait la tête couronnée de roseaux. —
Je me rends à cette preuve. Je fis part à plusieurs de mes amis de cette étrange
conversation ; ils me citèrent un musicien d’Épidamne, nommé Carion, qui prétend
qu’un de ses enfants est fils d’Hercule. Eschine me raconta le fait suivant
(77).
Je rapporte ses paroles :
J’étais dans la Troade avec le jeune Cimon. J’étudiais l’Iliade sur les
lieux mêmes ; Cimon étudiait toute autre chose. On devait marier un certain
nombre de filles. Callirhoé, la plus belle de toutes, alla se baigner dans le
Scamandre. Sa nourrice se tenait sur le rivage, à une certaine distance.
Callirhoé fut à peine dans le fleuve, qu’elle dit à haute voix : Scamandre,
recevez l’hommage que nous vous devons. Je le reçois, répondit un jeune
homme, qui se leva du milieu de quelques arbrisseaux.
J’étais avec tout le peuple, dans un si grand éloignement, que nous ne pûmes
distinguer les traits de son visage ; d’ailleurs sa tête était couverte de
roseaux. Le soir, je riais avec Cimon, de la simplicité de ces gens-là. Quatre
jours après, les nouvelles mariées parurent avec tous leurs ornements, dans
une procession que l’on faisait en l’honneur de Vénus. Pendant qu’elle défilait,
Callirhoé apercevant Cimon à mes côtés, tombe tout à coup à ses pieds, et
s’écrie avec une joie naïve : oh ma nourrice, voilà le dieu Scamandre, mon
premier époux ! La nourrice jette les hauts cris ; l’imposture est découverte
; Cimon disparaît ; je le suis de près : arrivé à la maison, je le traite
d’imprudent, de scélérat. Mais lui de me rire au nez. Il me cite l’exemple
de l’athlète Attalus, du musicien Carion. Après tout, ajoute-t-il, Homère a
mis le Scamandre en tragédie, et je l’ai mis en comédie. J’irai plus loin
encore : je veux donner un enfant à Bacchus, un autre à Apollon. Fort bien, répondis-je
; mais en attendant, nous allons être brûlés vifs, car je vois le peuple
s’avancer avec des tisons ardents. Nous n’eûmes que le temps de nous sauver
par une porte de derrière, et de nous rembarquer au plus vite.
Mon cher Anacharsis, quand on dit qu’un siècle est éclairé, cela signifie
qu’on trouve plus de lumières dans certaines villes que dans d’autres ; et
que dans les premières, la principale classe des citoyens est plus instruite
qu’elle ne l’était autrefois. La multitude, je n’en excepte pas celle
d’Athènes, tient d’autant plus à ses superstitions, qu’on fait plus
d’efforts pour l’en arracher. Pendant les dernières fêtes d’Éleusis, la
jeune et charmante Phryné, s’étant dépouillée de ses habits, et laissant
tomber ses beaux cheveux sur ses épaules, entra dans la mer, et se joua
longtemps au milieu des flots. Un nombre infini de spectateurs couvrait le
rivage ; quand elle sortit, ils s’écrièrent tous : c’est Vénus qui sort
des eaux. Le peuple l’aurait prise pour la déesse, si elle n’était pas si
connue, et peut-être même, si les gens éclairés avaient voulu favoriser une
pareille illusion.
N’en doutez pas, les hommes ont deux passions favorites, que la philosophie ne
détruira jamais ; celle de l’erreur, et celle de l’esclavage. Mais laissons
la philosophie, et revenons à Phryné. La scène qu’elle nous donna et qui
fut trop applaudie pour ne pas se réitérer, tournera sans doute à
l’avantage des arts. Le peintre Apelle, et le sculpteur Praxitèle étaient
sur le rivage. L’un et l’autre ont résolu de représenter la naissance de Vénus,
d’après le modèle qu’ils avaient sous les yeux.
Vous la verrez à votre retour, cette Phryné, et vous conviendrez qu’aucune
des beautés de l’Asie n’a offert à vos yeux tant de grâces à la fois.
Praxitèle en est éperdument amoureux. Il se connaît en beauté ; il avoue
qu’il n’a jamais rien trouvé de si parfait. Elle voulait avoir le plus bel
ouvrage de cet artiste. Je vous le donne avec plaisir, lui dit-il, à condition
que vous le choisirez vous-même. Mais comment se déterminer au milieu de tant
de chefs-d’œuvre ? Pendant qu’elle hésitait, un esclave secrètement gagné,
vint en courant annoncer à son maître, que le feu avait pris à l’atelier,
que la plupart des statues étaient détruites, que les autres étaient sur le
point de l’être. Ah ! C’en est fait de moi, s’écrie Praxitèle, si
l’on ne sauve pas l’amour et le satyre ! Rassurez-vous, lui dit Phryné en
riant ; j’ai voulu, par cette fausse nouvelle, vous forcer à m’éclairer
sur mon choix. Elle prit la figure de l’amour, et son projet est d’en
enrichir la ville de Thespies, lieu de sa naissance. On dit aussi que cette
ville veut lui consacrer une statue dans l’enceinte du temple de Delphes, et
la placer à côté de celle de Philippe. Il convient en effet qu’une
courtisane soit auprès d’un conquérant.
Je pardonne à Phryné de ruiner ses amants ; mais je ne lui pardonne pas de les
renvoyer ensuite. Nos lois plus indulgentes fermaient les yeux sur ses fréquentes
infidélités, et sur la licence de ses mœurs : mais on la soupçonna
d’avoir, à l’exemple d’Alcibiade, profané les mystères d’Éleusis.
Elle fut déférée au tribunal des héliastes ; elle y comparut, et à mesure
que les juges entraient, elle arrosait leurs mains de ses larmes. Euthias, qui
la poursuivait, conclut à la mort. Hypéride parla pour elle. Ce célèbre
orateur, qui l’avait aimée, qui l’aimait encore, s’apercevant que son éloquence
ne faisait aucune impression, s’abandonna tout à coup au sentiment qui
l’animait. Il fait approcher Phryné, déchire les voiles qui couvraient son
sein, et représente fortement que ce serait une impiété de condamner à mort
la prêtresse de Vénus. Les juges, frappés d’une crainte religieuse, et plus
éblouis encore des charmes exposés à leurs yeux, reconnurent l’innocence de
Phryné.
Depuis quelque temps la solde des troupes étrangères nous a coûté plus de
mille talents (78) ; nous avons perdu soixante-quinze villes qui étaient dans notre
dépendance : mais nous avons peut-être acquis autant de beautés plus aimables
les unes que les autres. Elles augmentent sans doute les agréments de la société
; mais elles en multiplient les ridicules. Nos orateurs, nos philosophes, les
personnages les plus graves se piquent de galanterie. Nos petites-maîtresses
apprennent les mathématiques. Gnathène n’a pas besoin de cette ressource
pour plaire. Diphilus, qui l’aime beaucoup, donna dernièrement une comédie
dont il ne put attribuer la chute à la cabale.
J’arrivai un moment après chez son amie : il y vint pénétré de douleur ;
en entrant, il la pria de lui laver les pieds (79). Vous n’en avez pas besoin, lui
dit-elle, tout le monde vous a porté sur les épaules.
Le même, dînant un jour chez elle, lui demandait comment elle faisait pour
avoir du vin si frais. Je le fais rafraîchir, répondit-elle, dans un puits où
j’ai jeté les prologues de vos pièces.
Avant de finir, je veux vous rapporter un jugement que Philippe vient de
prononcer. On lui avait présenté deux scélérats également coupables ; ils méritaient
la mort : mais il n’aime pas à verser le sang. Il a banni l’un de ses états,
et condamné l’autre à poursuivre le premier, jusqu’à ce qu’il le ramène
en Macédoine.
Lettre d’Apollodore.
Isocrate
vient de me montrer une lettre qu’il écrit à Philippe. Un vieux courtisan ne
serait pas plus adroit à flatter un prince. Il s’excuse d’oser lui donner
des conseils ; mais il s’y trouve contraint ; l’intérêt d’Athènes et de
la Grèce l’exige : il s’agit d’un objet important, du soin que le roi de
Macédoine devrait prendre de sa conservation. Tout le monde vous blâme,
dit-il, de vous précipiter dans le danger avec moins de précaution qu’un
simple soldat. Il est beau de mourir pour sa patrie, pour ses enfants, pour ceux
qui nous ont donné le jour ; mais rien de si condamnable, que d’exposer une
vie d’où dépend le sort d’un empire, et de ternir, par une funeste témérité,
le cours brillant de tant d’exploits. Il lui cite l’exemple des rois de Lacédémone,
entourés dans la mêlée de plusieurs guerriers qui veillent sur leurs jours ;
de Xerxès, roi de Perse, qui, malgré sa défaite, sauva son royaume en
veillant sur les siens ; de tant de généraux qui, pour ne s’être pas ménagés,
ont entraîné la perte de leurs armées.
Il voudrait établir entre Philippe et les athéniens, une amitié sincère, et
diriger leurs forces contre l’empire des perses. Il fait les honneurs de la république
: il convient que nous avons des torts, mais les dieux mêmes ne sont pas irréprochables
à nos yeux.
Je m’arrête, et ne suis point surpris qu’un homme âgé de plus de
quatre-vingt-dix ans, rampe encore, après avoir rampé toute sa vie. Ce qui
m’afflige, c’est que beaucoup d’Athéniens pensent comme lui ; et vous
devez en conclure que, depuis votre départ, nos idées sont bien changées.
1. Ce
jeu ressemblait à celui de croix ou pile
2.
Environ deux lieues et un quart.
3. Environ
une lieue et demie.
4. Dix
livres dix sous. Démosthène
parle d'un particulier d'Athènes, sommé Phénippe, qui, avant recueilli la
quantité d'orge et de vin que j'ai mentionnée dans le texte, avait vendu
chaque médimne d'orge dix-huit drachmes (seize livres quatre sous} , chaque métrète
de vin douze drachmes (dix livres seize sous); mais, comme il dit plus bas que ce
prix, peut-être à cause de quelque disette, était le triple du prix
ordinaire, il s'ensuit que, de son temps, le prix commun du médimne d'orge était
de six drachmes, celui de la métrète de vin de quatre drachmes. Mille médimnes
d'orge (un peu plus de quatre mille boisseaux) faisaient donc six mille
drachmes, c'est-à-dire cinq mille quatre cents livres; huit cents métrètes de
vin, trois mille deux cents drachmes, ou deux mille huit cent quatre-vingts
livres. Total, huit mille deux cent quatre-vingts livres.
Phénippe avait de pus six bêtes de somme, qui transportaient continuellement
à la ville du bois et diverses espèces de matériaux, et qui lui rendaient par
jour douze drachmes (dix livres seize sous). Les fêtes, le mauvais temps, des
travaux pressants, interrompaient souvent ce petit commerce : en supposant qu'il
n'eat lieu que pour deux cents jours, nous trouverons que Phénippe en retirait
tous les ans un profit de deux mille cent soixante livres. Ajoutons-les aux huit
mille deux cent quatre-vingts livres, et nous aurons dix mille quatre cent
quarante livres pour le produit d'une terre qui avait de circuit un peu plus
d'une lieue et demie.
5. Quatre-vingt-dix livres
6. Environ
quatre boisseaux.
7. Il
paraît, par le passage de Xénophon cité dans le texte, que cet auteur
regardait la principale abeille comme une femelle. Les naturalistes se partagérent
ensuite : les uns croyaient que toutes les abeilles étaient femelles, tous les
bourdons des mâles ; les autres soutenaient le contraire. Aristote, qui réfute
leurs opinions, admettait dans chaque ruche une classe de rois qui se
reproduisaient d'eux-mêmes. Il avoue pourtant qu'on n'avait pas assez
d'observations pour rien statuer. Les observations ont été faites depuis, et
l'on est retenu de l'opinion que j'attribue à Xénophon.
8. D'après
quelques expressions échappées aux anciens écrivains, on pourrait croire
qu'au temps dont je parle les Grecs connaissaient les melons, et les rangeaient
dans la classe des concombres ; mais, ces expressions n'étant pas assez
claires, je me contente de renvoyer aux critiques modernes, tels que Jules
Scaliger in Théophr. Hist. plant. lib. VII, cap. 3, p. 741), Bod, (a
Stapel. in cap. 4; ejusd. lib. p. 782), et d'autres encore.
9. Onze
lieues huit cent cinquante toises.
10. Environ
quatorze de nos pieds.
11. C'est-à-dire
maritime.
12. Deux
cent soixante-dix livres, on cinq cent quarante livres
13. Cent
cinquante livres.
14. Quatre-vingt-dix
livres.
15. Cent
quarante mille livres
16. Cette
découverte fut faite vers l'an 405, avant J.-C.
17. Environ
douze lieues et demie.
18. Archytas,
avant Platon, avait admis trois principes: Dieu, la matière, et la forme.
19. Les
interprètes de Platon, anciens et modernes, se sont partagés sur la nature le
l'âme da monde. Suivant les uns, Platon supposait que, de tout temps, il
existait dans le chaos une force vitale, une âme grossière, qui agitait irrégulièrement
la matière dont elle était distinguée : en conséquence, l'âme du monde fut
composée de l'essence divine, de la matière, et du principe vicieux, de tout
temps uni acte la matière : ex divinae naturae portione quadam, et ex re
quadam alia, disticta a Deo et cum materia sociata.
D'autres, pour laver Platon du reproche d'avoir admis deux principes éternels,
l'un auteur du bien, et l'autre du mal, ont avancé que, suivant ce philosophe,
le mouvement désordonné du chaos ne procédait pas d'une âme particulière,
mais était inhérent à la matière. On leur oppose que, dans son Phédon
et dans son livre des Lois, il a dit nettement que tout mouvement suppose
une âme qui l'opère. On répond : "Sans doute, quand c'est un mouvement régulier
et productif ; mais celui le chaos, étant aveugle et stérile, n'était point
dirigé par une intelligence." Ainsi. Platon ne se contredit point.
Ceux qui voudront éclaircir ce point pourront consulter, entre autre, Cudworth
(cap. 4, § 13) ; Mushem (ibid. not. k); Bruck. (Hist. philos. t.
I, p. 685 et 701).
20. J
-B. Rousseau, dans son Ode au prince Eugène, a pris cette expression de Platon.
21. Sous
l'archontat d'Agathocle, l'an 336 avant J: C.
22. Voyez
le chapitre XXXIII de cet ouvrage.
23. Cette
éclipse arriva le 9 août de l'an 337 avant J.- C. - La note que je joins ici
peut être regardée comme la suite de celle que j''ai faite plus haut sur les
voyages de Platon, et qui se rapporte au trente-troisième chapitre de cet
ouvrage.
Plutarque observe que Dion allait partir de Zacinthe pour se rendre en Sicile,
lorsque les troupes furent alarmées par une éclipse de lune. On était,
dit-il, au plus fort de l'été ; Dion mit douze jours pour arriver sur les eûtes
de la Sicile ; le treizième, ayant voulu doubler. le promontoire Pachynum, il
fut accueilli d'une violente tempête ; car, ajoute l'historien, c'était au
lever de l'Arcturus. On sait que, sous l'époque dont il s'agit, l'Arcturus
commençait à paraître en Sicile vers le milieu de notre mois de septembre.
Ainsi suivant Plutarque, Dion partit de Zacinthe vers le milieu du mois d'août.
D'un autre côté, Diodore de Sicile place l'expédition de Dion sous
l'archontat d'Agathocle, qui entra en charge au commencement de la quatrième
année de la cent cinquième olympiade, et par conséquent au 27 juin de l'année
357 avant J.-C. Or, suivant les calculs que M. Lalande a eu la bonté de me
communiquer, le 9 août de l'an 357 avant J.- C., il arriva une éclipse de lune
visible à Zacithe.
C'est donc la même que celle dont Plutarque a parlé ; et nous avons peu de
points de chronologie établis d'une manière aussi certaine. Je dois avertir
que M. Pingré a fixé le milieu de l'éclipse du 9 août à six heures trois
quarts du soir. Voyez la chronologie des éclipses, dans le volume XLII des Mém.
de l'Académie des Belles-Lettres, Hist. p. 130)
24. 9000 livres.
25. Sous
l'archontat d'Elpinès, qui répond aux années 356 et 355 avant J.- C. (Diod,
lib. XVI, p. 419.)
26. Environ
deux lieues et un quart.
27. L'an
353 avant J.-C.
28. Voyez
le chapitre XXIII de cet ouvrage.
29. Cinq
cent quarante mille livres.
30. Sous
l'archontat d'Elpinès, qui répond aux années 356 et 355 avant J.- C.
31. Sous
l'archontat d'Agathocle, l'an 356 avant J.-C.
32. Quatre-vingt-un
mille livres
33. Voyez
le chapitre suivant.
34. Dans
le printemps de l'an 354 avant .J.- C
35. Un
parasite de Philippe, nommé Clidémus, parut, depuis la blessure de ce prince,
avec un emplâtre sur l'oeil.
36. Trois
cent vingt-quatre mille livres.
37. C'était
vers le mois d'octobre de l'an 353 avant J.- C.
38. Trois
cent vingt-quatre mille livres.
39. Vingt-sept
mille livres.
40. Si
Pline, dans la description de ce monument, emploie des mesures grecques, les
quatre cent onze pieds du pourtour se réduiront à trois cent quatre-vingt-huit
de nos pieds, et deux pouces en sus ; les cent quarante pieds d'élévation, à
cent trente-deux de nos pieds, plus deux pouces huit lignes.
41. Un
million six cent vingt mille livres.
42. Le
texte dit: "Prends tout ce que tu voudras, tu tiens la clef dans ta main
". Lemot grec qui signifie clavicule désigne aussi une clef.
43. Quatre-vingt-cinq
de nos pieds.
44. Soixante-six
de nos pieds un pouce quatre lieues.
45. Environ
quarante-cinq lieues et un tiers.
45a Environ une
lieu et demie.
46.
Le 25 mai 347 avant J.-C.
47.
Le 17 mai 317 avant J.-C. Je ne donne pas cette date comme certaine ; on sait
que les chronalogistes se partagent sur l'année et sur le jour où mourut
Platon ; mais il paraît que la différence ne peut être que ils quelques mois.
Voyez Dodwell, le Cycle, dissert. 10, p. 609 ; ainsi qu'une
dissert. du P. Coraint insérée dans un recueil de pièces intitulé Symbolae
litterariae, t. VI, p. 80.)
48. Deux
cent soixante-dix livres.
49. Elles
étaient composées de gens d'esprit et de goût, au nombre de soixante, qui se
réunissaient de temps en temps pour porter des décrets sur les ridicules fiant
on leur faisait le rapport. J'en ai parlé plus haut. (Voyez le chap. XX.)
50. Cinq mille quatre cents livres.
51. Démade,
femme de beaucoup d'esprit, et l'un des plus grands orateurs d'Athènes, vivait
du temps de Démosthène. On cite de lui quantité de réponses heureuses et
pleines de force ; mais parmi ses bons mots il en est que nous trouverions précieux.
Tel est celui-ci comme les Athéniens se levaient au chant du coq, Démade
appelait la trompette qui les invitait à l'assemblée, le coq public d'Athènes.
Si les Athéniens n'ont pas été choqués de cette métaphore, il est à présumer
qu'ils ne l'auraient pas été de celle du greffier solaire, hasardée par
Lamotte pour désigner
un cadran
52. Deux
mille sept cents livres.
53. Expressions
barbares pour invoquer Bacchus.
54. Huit
millions cent mille livres.
55. Le
8 de ce mois répondait, pour l'année dont il s'agit, au 8 mars 346 avant J.-
C.
56. Le
12 mars de la même année.
57. Le
15 mars 316 avant J.- C.
58. Le
18 mars 316 avant J.- C.
58a Le 19 mars 313 avant J.- C.
59. Le 26
mars de l'an 346 avant J.-C.
60. Le
1er avril de l'an 346 avant J.-C
61. Le
13 mai de la même année.
62. Le
9 juin de l'an 346 avant J.-C.
63. Un
million quatre-vingt mille livres.
64. Le
11 juin de la même année.
65. Le
12 juin de l'an 346 avant J.-C.
66. Le
23 juin de l'an 346 avant J.- C.
67. Le 24
juin même année.
(68) Environ
quatre lieues et demie
(69) Le
26 juin de l'an 346 avant J.-C
(70) Du
13 juin même année.
(71) Le
1er août de l'an 346 avant J.-C
(72) Le
12 juin de l'an 346 avant J. -C.
(73) Trois
cent vingt-quatre mille livres.
(74) Plus
de cinquante-quatre millions
(75) Le
23 octobre de l'an 346 avant J.- C.
(76). Les
auteurs qui rapportent cette anecdote ajoutent qu'on avait gravé un visa sur le
manche du poignard dont ce prince fut assassiné.
(77) Le
fait n'arriva que quelques années après; mais comme il s'agit ici des moeurs,
j'ai cru qu'on me pardonnerait l'anachronisme, et qu'il suffirait d'en avertir.
(78) Plus
de cinq millions quatre cent mille livres.
(79) Plusieurs
Athéniens allaient pieds nus.