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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

       

CHAPITRE 55

Du commerce des Athéniens.

Le port du Pirée est très fréquenté, non seulement par les vaisseaux grecs, mais encore par ceux des nations que les grecs appellent barbares. La république en attirerait un plus grand nombre, si elle profitait mieux de l’heureuse situation du pays, de la bonté de ses ports, de sa supériorité dans la marine, des mines d’argent et des autres avantages qu’elle possède ; et si elle récompensait par des honneurs, les négociants dont l’industrie et l’activité augmenteraient la richesse nationale. Mais quand les Athéniens sentirent la nécessité de la marine, trop remplis de l’esprit des conquêtes, ils n’aspirèrent à l’empire de la mer, que pour usurper celui du continent ; et depuis, leur commerce s’est borné à tirer des autres pays les denrées et les productions nécessaires à leur subsistance. Dans toute la Grèce, les lois ont mis des entraves au commerce. Celles de Carthage en ont mis quelquefois à la propriété des colons ; après s’être emparée d’une partie de la Sardaigne, et l’avoir peuplée de nouveaux habitants, elle leur défendit d’ensemencer leurs terres, et leur ordonna d’échanger les fruits de leur industrie contre les denrées trop abondantes de la métropole. Les colonies grecques ne se trouvent pas dans la même dépendance, et sont en général plus en état de fournir des vivres à leurs métropoles que d’en recevoir.
Platon compare l’or et la vertu à deux poids qu’on met dans une balance, et dont l’un ne peut monter sans que l’autre baisse. Suivant cette idée, une ville devrait être située loin de la mer, et ne recueillir ni trop ni trop peu de denrées. Outre qu’elle conserverait ses mœurs, il lui faudrait moitié moins de lois qu’il n’en faut aux autres états ; car plus le commerce est florissant, plus on doit les multiplier. Les Athéniens en ont un assez grand nombre relatives aux armateurs, aux marchands, aux douanes, aux intérêts usuraires, et aux différentes espèces de conventions qui se renouvellent sans cesse, soit au Pirée, soit chez les banquiers.
Dans plusieurs de ces lois, on s’est proposé d’écarter, autant qu’il est possible, les procès et les obstacles qui troublent les opérations du commerce. Elles infligent une amende de 1000 drachmes (1), et quelquefois la peine de la prison à celui qui dénonce un négociant, sans être en état de prouver le délit dont il l’accuse. Les vaisseaux marchands ne tenant la mer que depuis le mois de munychion (2) jusqu’au mois de boëdromion, les causes qui regardent le commerce, ne peuvent être jugées que pendant les six mois écoulés depuis le retour des vaisseaux jusqu’à leur nouveau départ. À des dispositions si sages, Xénophon proposait d’ajouter des récompenses pour les juges qui termineraient au plus tôt les contestations portées à leur tribunal.
Cette juridiction, qui ne connaît que de ces sortes d’affaires, veille avec beaucoup de soin sur la conduite des négociants. Le commerce se soutenant mieux par ceux qui prêtent, que par ceux qui empruntent, je vis punir de mort un citoyen, fils d’un Athénien qui avait commandé les armées, parce que, ayant emprunté de grandes sommes sur la place, il n’avait pas fourni des hypothèques suffisantes.
Comme l’Attique produit peu de blé, il est défendu d’en laisser sortir ; et ceux qui en vont chercher au loin, ne peuvent, sans s’exposer à des peines rigoureuses, le verser dans aucune autre ville. On en tire de l’Égypte et de la Sicile, en beaucoup plus grande quantité de Panticapée et de Théodosie, ville de la Chersonèse Taurique, parce que le souverain de ce pays, maître du Bosphore cimmérien, exempte les vaisseaux Athéniens du droit de trentième qu’il prélève sur l’exportation de cette denrée. À la faveur de ce privilège, ils naviguent par préférence au Bosphore cimmérien ; et Athènes en reçoit tous les ans 400.000 médimnes de blé. On apporte de Panticapée et des différentes côtes du Pont-Euxin, des bois de construction, des esclaves, de la saline, du miel, de la cire, de la laine, des cuirs, et des peaux de chèvre (3) ; de Byzance et de quelques autres cantons de la Thrace et de la Macédoine, du poisson salé, des bois de charpente et de construction ; de la Phrygie et de Milet, des tapis, des couvertures de lit, et de ces belles laines dont on fabrique des draps ; des îles de la mer Égée, du vin et toutes les espèces de fruits qu’elles produisent ; de la Thrace, de la Thessalie, de la Phrygie et de plusieurs autres pays, une assez grande quantité d’esclaves. L’huile est la seule denrée que Solon ait permis d’échanger contre les marchandises étrangères ; la sortie de toutes les autres productions de l’Attique est prohibée ; et l’on ne peut, sans payer de gros droits, exporter des bois de construction, tels que le sapin, le cyprès, le platane et d’autres arbres qui croissent aux environs d’Athènes.
Ses habitants trouvent une grande ressource pour leur commerce dans leurs mines d’argent. Plusieurs villes étant dans l’usage d’altérer leurs monnaies, celles des Athéniens, plus estimées que les autres, procurent des échanges avantageux. Pour l’ordinaire ils en achètent du vin dans les îles de la mer Égée, ou sur les côtes de la Thrace ; car c’est principalement par le moyen de cette denrée qu’ils trafiquent avec les peuples qui habitent autour du Pont-Euxin. Le goût qui brille dans les ouvrages sortis de leurs mains, fait rechercher partout les fruits de leur industrie. Ils exportent au loin des épées et des armes de différentes sortes, des draps, des lits et d’autres meubles. Les livres mêmes, sont pour eux un objet de commerce.
Ils ont des correspondants dans presque tous les lieux où l’espoir du gain les attire. De leur côté, plusieurs peuples de la Grèce en choisissent à Athènes, pour veiller aux intérêts de leur commerce.
Parmi les étrangers, les seuls domiciliés peuvent, après avoir payé l’impôt auquel ils sont assujettis, trafiquer au marché public ; les autres doivent exposer leurs marchandises au Pirée même ; et pour tenir le blé à son prix ordinaire, qui est de 5 drachmes par médimne (4), il est défendu, sous peine de mort, à tout citoyen d’en acheter au delà d’une certaine quantité (5). La même peine est prononcée contre les inspecteurs des blés, lorsque ils ne répriment pas le monopole, manœuvre toujours interdite aux particuliers, et en certains lieux employée par le gouvernement, lorsque il veut augmenter ses revenus.
La plupart des Athéniens font valoir leur argent dans le commerce, mais ils ne peuvent le prêter pour une autre place que pour celle d’Athènes. Ils en tirent un intérêt qui n’est pas fixé par les lois, et qui dépend des conventions exprimées dans un contrat qu’on dépose entre les mains d’un banquier, ou d’un ami commun. S’il s’agit, par exemple, d’une navigation au Bosphore cimmérien, on indique dans l’acte le temps du départ du vaisseau, les ports où il doit relâcher, l’espèce de denrées qu’il doit y prendre, la vente qu’il en doit faire dans le Bosphore, les marchandises qu’il en doit rapporter à Athènes ; et comme la durée du voyage est incertaine, les uns conviennent que l’intérêt ne sera exigible qu’au retour du vaisseau ; d’autres, plus timides, et contents d’un moindre profit, le retirent au Bosphore après la  vente des marchandises, soit qu’ils s’y rendent eux-mêmes à la suite de leur argent, soit qu’ils y envoient un homme de confiance, muni de leur pouvoir.
Le prêteur a son hypothèque ou sur les marchandises, ou sur les biens de l’emprunteur ; mais le péril de la mer étant en partie sur le compte du premier, et le profit du second pouvant être fort considérable, l’intérêt de l’argent prêté peut aller à 30 pour 100, plus ou moins, suivant la longueur et les risques du voyage. L’usure dont je parle est connue sous le nom de maritime. L’usure qu’on nomme terrestre est plus criante, et non moins variable.
Ceux qui, sans courir les risques de la mer, veulent tirer quelque profit de leur argent, le placent ou chez des banquiers, ou chez d’autres personnes, à 12 pour 100 par an, ou plutôt à 1 pour 100 à chaque nouvelle lune ; mais comme les lois de Solon ne défendent pas de demander le plus haut intérêt possible, on voit des particuliers tirer de leur argent plus de 16 pour 100 par mois ; et d’autres, surtout parmi le peuple, exiger tous les jours le quart du principal. Ces excès sont connus, et ne peuvent être punis que par l’opinion publique, qui condamne et ne méprise pas assez les coupables. Le commerce augmente la circulation des richesses, et cette circulation a fait établir des banquiers qui la facilitent encore. Un homme qui part pour un voyage, ou qui n’ose pas garder chez lui une trop grande somme, la remet entre leurs mains tantôt comme un simple dépôt et sans en exiger aucun intérêt, tantôt à condition de partager avec eux le profit qu’ils en retirent. Ils font des avances aux généraux qui vont commander les armées, ou à des particuliers forcés d’implorer leurs secours.
Dans la plupart des conventions que l’on passe avec eux, on n’appelle aucun témoin : ils se contentent, pour l’ordinaire, d’inscrire sur un registre, qu’un tel leur a remis une telle somme, et qu’ils doivent la rendre à un tel, si le premier vient à mourir. Il serait quelquefois très difficile de les convaincre d’avoir reçu un dépôt ; mais s’ils s’exposaient plus d’une fois à cette accusation, ils perdraient la confiance publique, de laquelle dépend le succès de leurs opérations.
En faisant valoir l’argent dont ils ne sont que les dépositaires, en prêtant à un plus gros intérêt qu’ils n’empruntent, ils acquièrent des richesses, qui attachent à leur fortune des amis dont ils achètent la protection par des services assidus. Mais tout disparaît, lorsque ne pouvant retirer leurs fonds, ils sont hors d’état de remplir leurs engagements ; obligés alors de se cacher, ils n’échappent aux rigueurs de la justice, qu’en cédant à leurs créanciers les biens qui leur restent.
Quand on veut changer des monnaies étrangères, comme les dariques, les cyzicènes, etc. Car ces sortes de monnaies ont cours dans le commerce, on s’adresse aux banquiers, qui par différents moyens, tels que la pierre de touche et le trébuchet, examinent si elles ne sont pas altérées, tant pour le titre que pour le poids.
Les Athéniens en ont de trois espèces. Il paraît qu’ils en frappèrent d’abord en argent, et ensuite en or. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’ils ont employé le cuivre à cet usage.
Celles en argent sont les plus communes ; il a fallu les diversifier, soit pour la solde peu constante des troupes, soit pour les libéralités successivement accordées au peuple, soit pour faciliter de plus en plus le commerce. Au dessus de la drachme (6), composée de 6 oboles, est le didrachme ou la double drachme, et le tétradrachme ou la quadruple drachme ; au dessous sont des pièces de 4, de 3 et de 2 oboles ; viennent ensuite l’obole et la demi obole (7). Ces dernières, quoique de peu de valeur, ne pouvant favoriser les échanges parmi le petit peuple, la monnaie de cuivre s’introduisit vers le temps de la guerre du Péloponnèse, et l’on fabriqua des pièces qui ne valaient que la huitième partie d’une obole (8). La plus forte pièce d’or pèse deux drachmes, et vaut 20 drachmes d’argent (9).
L’or était fort rare dans la Grèce, lorsque j’y arrivai. On en tirait de la Lydie et de quelques autres contrées de l’Asie Mineure ; de la Macédoine, où les paysans en ramassaient tous les jours des parcelles et des fragments que les pluies détachaient des montagnes voisines ; de l’île de Thasos, dont les mines, autrefois découvertes par les phéniciens, conservent encore dans leur sein les indices des travaux immenses qu’avait entrepris ce peuple industrieux. Dans certaines villes, une partie de cette matière précieuse était destinée à la fabrication de la monnaie ; dans presque toutes, on l’employait à de petits bijoux pour les femmes, ou à des offrandes pour les dieux.
Deux évènements dont je fus témoin, rendirent ce métal plus commun. Philippe, roi de Macédoine, ayant appris qu’il existait dans ses états des mines exploitées dans les temps les plus anciens, et de son temps abandonnées, fit fouiller celles qu’on avait ouvertes auprès du mont Pangée. Le succès remplit son attente, et ce prince, qui auparavant ne possédait en or, qu’une petite fiole qu’il plaçait la nuit sous son oreiller, tira tous les ans de ces souterrains plus de mille talents (10). Dans le même temps, les phocéens enlevèrent du trésor de Delphes les offrandes en or que les rois de Lydie avaient envoyées au temple d’Apollon. Bientôt la masse de ce métal augmenta au point que sa proportion avec l’argent ne fut plus d’un à treize, comme elle l’était il y a cent ans, ni d’un à douze, comme elle le fut quelque temps après, mais seulement d’un à dix.

CHAPITRE 56

Des impositions et des finances chez les Athéniens.

Les revenus de la république ont monté quelquefois jusqu’à la somme de 2.000 talents (11), et ces revenus sont de deux sortes : ceux qu’elle perçait dans le pays même, et ceux qu’elle tire des peuples tributaires.
Dans la première classe, il faut compter : 1° le produit des biens-fonds qui lui appartiennent, c’est à dire des maisons qu’elle loue, des terres et des bois qu’elle afferme ; 2° le vingt-quatrième qu’elle se réserve sur le produit des mines d’argent, lorsque elle accorde à des particuliers la permission de les exploiter ; 3° le tribut annuel qu’elle exige des affranchis et des dix mille étrangers établis dans l’Attique ; 4° les amendes et les confiscations, dont la plus grande partie est destinée au trésor de l’état ; 5° le cinquantième prélevé sur le blé et sur les autres marchandises qu’on apporte des pays étrangers, de même que sur plusieurs de celles qui sortent du Pirée (12) ; 6° quantité d’autres petits objets, tels que les droits établis sur certaines denrées exposées au marché, et l’impôt qu’on exige de ceux qui entretiennent chez eux des courtisanes.
On afferme la plupart de ces droits ; l’adjudication s’en fait dans un lieu public, en présence des dix magistrats qui président aux enchères. J’eus une fois la curiosité d’épier les menées des traitants. Les uns, pour écarter leurs rivaux, employaient les menaces ou les promesses ; les autres dissimulaient leur union, sous les apparences de la haine. Après des offres lentement couvertes et recouvertes, on allait continuer le bail aux anciens fermiers, lorsque un homme inconnu renchérit d’un talent. L’alarme se mit parmi eux ; ils demandèrent qu’il fournît des cautions, car c’est une condition nécessaire ; il les donna, et n’ayant plus de moyens de l’éloigner ils négocièrent secrètement avec lui, et finirent par se l’associer.
Les fermiers de l’état doivent, avant le neuvième mois de l’année, remettre la somme convenue aux receveurs des finances. Quand ils manquent à leurs engagements, ils sont traînés en prison, condamnés à payer le double, et privés d’une partie des privilèges des citoyens, jusqu’à ce qu’ils se soient acquittés. Ceux qui répondent pour eux courent les mêmes risques.
La seconde et la principale branche des revenus de l’état, consiste dans les tributs que lui paient quantité de villes et d’îles qu’il tient dans sa dépendance. Ses titres à cet égard sont fondés sur l’abus du pouvoir. Après la bataille de Platée, les vainqueurs ayant résolu de venger la Grèce des insultes de la Perse, les insulaires qui étaient entrés dans la ligue, consentirent à destiner tous les ans une somme considérable aux frais de la guerre. Les Athéniens, chargés d’en faire la recette, recueillirent en différents endroits 460 talents (13), qu’ils respectèrent, tant qu’ils n’eurent pas une supériorité marquée. Leur puissance s’étant accrue, ils changèrent en contributions humiliantes, les dons gratuits des villes alliées, et imposèrent aux unes l’obligation de fournir des vaisseaux, quand elles en seraient requises ; aux autres, celle de continuer à payer le tribut annuel, auquel elles s’étaient soumises autrefois. Ils taxèrent sur le même pied les nouvelles conquêtes ; et la somme totale des contributions étrangères, monta, au commencement de la guerre du Péloponnèse, à 600 talents (14), et vers le milieu de cette guerre à 1.200 ou 13.00. Pendant mon séjour en Grèce, les conquêtes de Philippe avaient réduit cette somme à 400 talents ; mais on se flattait de la ramener un jour à 1.200 (15).
Ces revenus, tout considérables qu’ils sont, n’étant pas proportionnés aux dépenses, on est souvent obligé de recourir à des moyens extraordinaires, tels que les dons gratuits et les contributions forcées.
Tantôt le sénat expose à l’assemblée générale, les besoins pressants de l’état. À cette proposition les uns cherchent à s’échapper, les autres gardent le silence, et les reproches du public les font rougir de leur avarice ou de leur pauvreté ; d’autres enfin annoncent tout haut la somme qu’ils offrent à la république, et reçoivent tant d’applaudissements, qu’on peut douter du mérite de leur générosité. Tantôt le gouvernement taxe chacune des dix tribus, et tous les citoyens qui la composent, à proportion de leurs biens, de façon qu’un particulier qui a des possessions dans le district de plusieurs tribus, doit payer en plusieurs endroits. La recette est souvent très difficile ; après avoir employé la contrainte par corps, on l’a proscrite comme opposée à la nature du gouvernement. Pour l’ordinaire, on accorde des délais ; et quand ils sont expirés, on saisit les biens, et on les vend à l’encan.
De toutes les charges, la plus onéreuse, sans doute, est l’entretien de la marine. Il n’y a pas longtemps que deux ou trois riches particuliers armaient une galère à frais communs ; il parut ensuite une loi qui subsistait encore à mon arrivée en Grèce, et qui, conformément au nombre des tribus, partageait en 10 classes, de 120 personnes chacune, tous les citoyens qui possèdent des terres, des fabriques, de l’argent placé dans le commerce ou sur la banque. Comme ils tiennent dans leurs mains presque toutes les richesses de l’Attique, on les obligeait de payer toutes les impositions, et surtout d’entretenir et d’augmenter au besoin les forces navales de la république. Chacun d’entre eux ne devant fournir son contingent que de deux années l’une, les 1.200 contribuables se subdivisaient en deux grandes classes, de 600 chacune, dont 300 des plus riches, et 300 de ceux qui l’étaient moins. Les premiers répondaient pour les seconds, et faisaient les avances dans un cas pressant.
Quand il s’agissait d’un armement, chacune des dix tribus ordonnait de lever dans son district, la même quantité de talents qu’elle avait de galères à équiper, et les exigeait d’un pareil nombre de compagnies composées quelquefois de 16 de ses contribuables. Ces sommes perçues étaient distribuées aux triérarques ; c’est ainsi qu’on appelle les capitaines de vaisseaux. On en nommait deux pour chaque galère ; ils servaient six mois chacun, et devaient pourvoir à la subsistance de l’équipage ; car pour l’ordinaire la république ne fournissait que les agrès et les matelots.
L’arrangement dont je viens de parler était défectueux, en ce qu’il rendait l’exécution très lente ; en ce que, sans avoir égard à l’inégalité des fortunes, les plus riches ne contribuaient quelquefois que d’un seizième à l’armement d’une galère. Vers les dernières années de mon séjour en Grèce, Démosthène fit passer un décret qui rend la perception de l’impôt plus facile et plus conforme à l’équité ; en voici la substance.
Tout citoyen dont la fortune est de 10 talents, doit au besoin fournir à l’état une galère ; il en fournira deux, s’il a 20 talents ; mais possédât-il des richesses très considérables, on n’exigera de lui que trois galères et une chaloupe. Ceux qui auront moins de 10 talents, se réuniront pour contribuer d’une galère.
Cet impôt, dont on n’exempte que les archontes, est proportionné, autant qu’il est possible, aux facultés des citoyens ; le poids en retombe toujours sur les plus riches, et c’est une suite de ce principe : que l’on doit asseoir les impositions, non sur les personnes, mais sur les biens.
Comme certaines fortunes s’élèvent, tandis que d’autres s’abaissent, Démosthène laissa subsister la loi des échanges. Tous les ans, les magistrats chargés du département de la marine, permettent à chaque contribuable de se pourvoir contre un citoyen qui est moins taxé que lui, quoiqu’il soit devenu plus riche, ou qu’il l’ait toujours été. Si l’accusé convient de l’amélioration et de la supériorité de sa fortune, il est substitué à l’accusateur, sur le rôle des contribuables ; s’il n’en convient point, on ordonne les informations, et il se trouve souvent forcé d’échanger ses biens contre ceux de l’accusateur.
Les facilités accordées aux commandants des galères, soit par le gouvernement, soit par leur tribu, ne suffiraient pas, si le zèle et l’ambition n’y suppléaient. Comme il est de leur intérêt de se distinguer de leurs rivaux, on en voit qui ne négligent rien pour avoir les bâtiments les plus légers, et les meilleurs équipages ; d’autres qui augmentent à leurs dépens la paie des matelots, communément fixée à trois oboles par jour (16). Cette émulation excitée par l’espoir des honneurs et des récompenses, est très avantageuse dans un état dont la moindre guerre épuise le trésor et intercepte les revenus. Tant que dure cette guerre, les peuples tributaires, sans cesse menacés ou subjugués par les ennemis, ne peuvent fournir du secours à la république, ou sont contraints de lui en demander. Dans ces circonstances critiques, ses flottes portent la désolation sur les côtes éloignées, et reviennent quelquefois chargées de butin. Lorsqu’elles peuvent s’emparer du détroit de l’Hellespont, elles exigent de tous les vaisseaux qui font le commerce du Pont-Euxin, le dixième des marchandises qu’ils transportent ; et cette ressource a plus d’une fois sauvé l’état.
L’obligation de fournir des vaisseaux et des contributions en argent, cesse avec la guerre ; mais il est d’usage que les citoyens riches donnent, à certains jours, des repas à ceux de leur tribu, qu’ils concourent à l’entretien des gymnases, et procurent aux jeux publics les chœurs qui doivent se disputer le prix de la danse et de la musique. Les uns se chargent volontairement de ces dépenses ; les autres y sont condamnés par le choix de leur tribu, et ne peuvent s’y soustraire, à moins qu’ils n’en aient obtenu l’exemption par des services rendus à l’état ; tous ont des droits à la faveur du peuple, qui dédommage par des emplois et des honneurs, ceux qui se sont ruinés pour embellir ses fêtes.
Plusieurs compagnies d’officiers élus par le peuple, sont chargées de veiller à l’administration des finances ; et chacune des dix tribus nomme un officier à la plupart de ces compagnies. Les uns donnent à ferme les droits d’entrée ; délivrent, sous certaines redevances, les privilèges pour l’exploitation des mines ; président à la vente des biens confisqués etc. Les autres inscrivent sur un registre la somme dont chaque citoyen doit contribuer dans les besoins pressants. Les diverses espèces de revenus sont déposées tous les ans dans autant de caisses différentes, régies chacune en particulier, par dix receveurs ou trésoriers. Le sénat en règle avec eux la destination, conformément aux décrets du peuple, et en présence de deux contrôleurs qui en tiennent registre, l’un au nom du sénat, l’autre au nom des administrateurs.
Les receveurs chargés de la perception des deniers publics, conservent les rôles des sommes auxquelles sont taxés les citoyens. Ils effacent en présence du sénat, les noms de ceux qui ont satisfait à la dette, et dénoncent à l’un des tribunaux ceux qui ne l’ont pas acquittée.
Le tribunal nomme des inquisiteurs, chargés de poursuivre ces derniers par les voies ordinaires, qui vont, en cas de refus, jusqu’à la confiscation des biens. Cependant ce recours aux tribunaux n’a lieu que lorsque il est question d’un objet important ; quand il ne l’est pas, on laisse aux receveurs le soin de terminer les contestations qui s’élèvent dans leurs départements.
Ceux d’entre eux qui perçoivent les amendes, ont le droit singulier de revoir les sentences des premiers juges, et de modérer ou de remettre l’amende, s’ils la trouvent trop forte.
Les dépenses relatives à la guerre et à toutes les parties de l’administration, sont assignées sur les différentes caisses dont je viens de parler. Ainsi la ferme des droits d’entrée, est destinée à l’entretien du corps des chevaliers, au droit de présence pour ceux qui assistent aux assemblées du sénat et du peuple, aux frais qu’occasionnent les fêtes et les cérémonies religieuses etc. En temps de guerre, les lois ordonnent de verser dans la caisse militaire l’excédant des autres caisses ; mais il faut un décret du peuple pour intervertir l’ordre des assignations.
Tous les ans on dépose, dans une caisse régie par des officiers particuliers, des fonds considérables, qui doivent être publiquement distribués, pour mettre les citoyens pauvres en état de payer leurs places aux spectacles. Le peuple ne veut pas qu’on touche à ce dépôt, et nous l’avons vu de nos jours statuer la peine de mort contre l’orateur qui proposerait d’employer cet argent au service de l’état épuisé par une longue guerre. Les annales des nations n’offrent pas un second exemple d’un pareil délire.

CHAPITRE 57

Site de la bibliothèque d’un Athénien. La logique.

Avant mon voyage dans les provinces de la Grèce, j’avais passé plusieurs journées dans la bibliothèque d’Euclide : à mon retour, nous reprîmes nos séances.
Il me montra dans un corps de tablettes, les ouvrages qui traitent de la logique et de la rhétorique, placés les uns auprès des autres, parce que ces deux sciences ont beaucoup de rapports entre elles. Ils sont en petit nombre, me dit-il ; car ce n’est que depuis un siècle environ qu’on a médité sur l’art de penser et de parler. Nous en avons l’obligation aux grecs d’Italie et de Sicile, et ce fut une suite de l’essor que la philosophie de Pythagore avait donné à l’esprit humain.
Nous devons cette justice à Zénon d’Élée, de dire qu’il a publié le premier un essai de dialectique ; mais nous devons cet hommage à Aristote, d’ajouter qu’il a tellement perfectionné la méthode du raisonnement, qu’il pourrait en être regardé comme l’inventeur.
L’habitude nous apprend à comparer deux ou plusieurs idées, pour en connaître et en montrer aux autres la liaison ou l’opposition. Telle est la logique naturelle ; elle suffirait à un peuple qui, privé de la faculté de généraliser ses idées, ne verrait dans la nature et dans la vie civile que des choses individuelles. Il se tromperait fréquemment dans les principes, parce qu’il serait fort ignorant ; mais ses conséquences seraient justes, parce que ses notions seraient claires, et toujours exprimées par le mot propre.
Mais chez les nations éclairées, l’esprit humain, à force de s’exercer sur des généralités et sur des abstractions, a fait éclore un monde idéal, peut-être aussi difficile à connaître que le monde physique. À la quantité étonnante de perceptions reçues par les sens, s’est jointe la foule prodigieuse des combinaisons que forme notre esprit, dont la fécondité est telle, qu’il est impossible de lui assigner des bornes.
Si nous considérons ensuite que parmi les objets de nos pensées, un très grand nombre ont entre eux des rapports sensibles qui semblent les identifier, et des différences légères qui les distinguent en effet, nous serons frappés du courage et de la sagacité de ceux qui, les premiers, formèrent et exécutèrent le projet d’établir l’ordre et la subordination dans cette infinité d’idées que les hommes avaient conçues jusqu’alors, et qu’ils pourraient concevoir dans la suite.
Et c’est ici peut-être un des plus grands efforts de l’esprit humain ; c’est du moins une des plus grandes découvertes dont les grecs puissent se glorifier. Nous avons reçu des Égyptiens, des Chaldéens, peut-être encore de quelque nation plus éloignée, les éléments de presque toutes les sciences, de presque tous les arts : la postérité nous devra cette méthode, dont l’heureux artifice assujettit le raisonnement à des règles. Nous allons jeter un coup d’œil rapide sur ses principales parties.
Il y a des choses qu’on se contente d’indiquer, sans en rien nier, sans en rien affirmer. C’est ainsi que je dis : homme, cheval, animal à deux pieds ; il en est d’autres qu’on désigne par des mots qui contiennent affirmation ou négation. Quelque nombreuses que soient les premières, on trouva le moyen de les distribuer en dix classes, dont l’une renferme la substance, et les autres ses modes. Dans la première, on plaça toutes les substances, comme homme, cheval etc. ; dans la seconde, la quantité, de quelque nature qu’elle soit, comme le nombre, le temps, l’étendue etc. ; dans la troisième, la qualité, et sous ce nom on comprit, 1° les habitudes, telles que les vertus, les sciences ; 2° les dispositions naturelles qui rendent un homme plus propre qu’un autre à certains exercices ; 3° les qualités sensibles, comme douceur, amertume, froid, chaud, couleur ; 4° la forme, la figure, comme rond, quarré etc.
Les autres classes renferment les différentes sortes de relations, d’actions, de situations, de possessions etc. ; de manière que ces dix ordres de choses contiennent tous les êtres et toutes les manières d’être. Ils sont nommés catégories  ou attributs, parce qu’on ne peut rien attribuer à un sujet, qui ne soit substance, ou qualité, ou quantité etc.
C’était beaucoup que d’avoir réduit les objets de nos pensées à un si petit nombre de classes, mais ce n’était pas assez encore. Qu’on examine avec attention chaque catégorie, on verra bientôt qu’elle est susceptible d’une multitude de subdivisions que nous concevons comme subordonnées les unes aux autres. Expliquons ceci par un exemple tiré de la première catégorie.
Dans l’enfance, notre esprit ne voit, ne conçoit que des individus  (17); nous les appelons encore aujourd’hui premières substances, soit parce qu’ils attirent nos premiers regards, soit parce qu’ils sont en effet les substances les plus réelles.
Dans la suite, ceux qui ont des ressemblances plus frappantes, se présentant à nous sous une même espèce, c’est à dire, sous une même forme, sous une même apparence, nous en avons fait plusieurs classes séparées. Ainsi, d’après tel et tel homme, tel et tel cheval, nous avons eu l’idée spécifique de l’homme et du cheval.
Comme les différentes branches d’une famille remontent à une origine commune, de même plusieurs espèces rapprochées par de grands traits de conformité, se rangent sous un même genre. Ainsi, des idées spécifiques de l’homme, du cheval, du bœuf, de tous les êtres qui ont vie et sentiment, a résulté l’idée générique de l’animal ou de l’être vivant ; car ces expressions, dans notre langue, désignent la même chose. Au dessus de ce genre, on en conçoit de plus universels, tels que la substance  etc. ; et l’on parvient enfin au genre suprême, qui est l’être.
Dans cette échelle, dont l’être occupe le sommet, et par laquelle on descend aux individus, chaque degré intermédiaire peut être genre à l’égard du degré inférieur, espèce à l’égard du degré supérieur.
Les philosophes se plaisent à dresser de pareilles filiations pour tous les objets de la nature, pour toutes les perceptions de l’esprit ; elles leur facilitent les moyens de suivre les générations des idées et d’en parcourir de rang en rang les différentes classes, comme on parcourt une armée en bataille. Quelquefois, considérant le genre comme l’unité ou le fini, les espèces comme plusieurs, et les individus comme l’infini, ils agitent diverses questions sur le fini et l’infini, sur le un et le plusieurs ; questions qui ne roulent alors que sur la nature du genre, des espèces et des individus.
Chaque espèce est distinguée de son genre par un attribut essentiel qui la caractérise, et qui se nomme différence. La raison étant pour l’homme le plus beau et le plus incommunicable de ses privilèges, elle le sépare des autres animaux (18). Joignez donc à l’idée générique de l’animal celle de raisonnable, c’est à dire, de sa différence, vous aurez l’idée spécifique de l’homme. Il est aussi difficile qu’important de fixer les différences comprises sous un même genre, et celles des espèces subordonnées à des genres qui ont entre eux quelque affinité. En se livrant à ce travail, on démêle bientôt, dans chaque espèce, des propriétés qui lui sont inhérentes, des modifications qui lui sont accidentelles. Il ne s’agit pas ici de la propriété qui se confond avec l’essence d’une chose, mais de celle qui en est distinguée. Sous cet aspect, c’est un attribut qui ne convient qu’à l’espèce, et qui émane de cet attribut principal que nous avons nommé différence. L’homme est capable d’apprendre certaines sciences ; c’est une de ses propriétés : elle naît du pouvoir qu’il a de raisonner, et ne convient qu’à ceux de son espèce. La faculté de dormir, de se mouvoir etc., ne saurait être pour lui une propriété, parce qu’elle lui est commune avec d’autres animaux.
L’accident est un mode, un attribut que l’esprit sépare aisément de la chose ; être assis est un accident pour l’homme, la blancheur pour un corps.
Les idées dont nous avons parlé jusqu’ici, n’étant accompagnées ni d’affirmation ni de négation, ne sont ni vraies ni fausses. Passons à celles qui peuvent recevoir l’un de ces caractères. L’énonciation est une proposition qui affirme ou nie quelque chose. Il n’y a donc que l’énonciation qui soit susceptible de vérité ou de fausseté. Les autres formes du discours, telles que la prière, le commandement, ne renferment ni fausseté ni vérité.
Dans toute énonciation, on unit ou l’on sépare plusieurs idées. On y distingue le sujet, le verbe, l’attribut. Dans celle-ci, par exemple : Socrate est sage, Socrate sera le sujet, est le verbe, sage l’attribut.
Le sujet signifie ce qui est placé au dessous. On l’appelle ainsi, parce qu’il exprime la chose dont on parle et qu’on met sous les yeux ; peut-être aussi, parce qu’étant moins universel que les attributs qu’il doit recevoir, il leur est en quelque façon subordonné. Le sujet exprime, tantôt une idée universelle et qui convient à plusieurs individus, comme celles d’homme, d’animal ; tantôt une idée singulière, et qui ne convient qu’à un individu, comme celles de Callias, de Socrate : suivant qu’il est universel ou singulier, l’énonciation qui le renferme, est universelle ou singulière.
Pour qu’un sujet universel soit pris dans toute son étendue, il faut y joindre ces mots tout ou nul. Le mot homme est un terme universel : si je dis, tout homme, nul homme, je le prends dans toute son étendue, parce que je n’exclus aucun homme ; si je dis simplement, quelque homme, je restreins son universalité.
Le verbe est un signe qui annonce qu’un tel attribut convient à tel sujet. Il fallait un lien pour les unir, et c’est le verbe être, toujours exprimé ou sous-entendu. Je dis sous-entendu, parce qu’il est renfermé dans l’emploi des autres verbes. En effet, ces mots je vais, signifient je suis allant.
À l’égard de l’attribut, on a déjà vu qu’il est pris de l’une des catégories qui contiennent les genres de tous les attributs.
Ainsi nos jugements ne sont que des opérations par lesquelles nous affirmons ou nous nions une chose d’une autre ; ou plutôt ce ne sont que des regards de l’esprit, qui découvrent que telle propriété ou telle qualité peut s’attribuer ou non à tel objet ; car l’intelligence qui fait cette découverte, est à l’âme ce que la vue est à l’œil.
On distingue différentes espèces d’énonciations. Nous dirons un mot de celles qui, roulant sur un même sujet, sont opposées par l’affirmation et par la négation. Il semble que la vérité de l’une doit établir la fausseté de l’autre. Mais cette règle ne saurait être générale, parce que l’opposition qui règne entre elles, s’opère de plusieurs manières.
Si, dans l’une et dans l’autre, le sujet étant universel, est pris dans toute son étendue, alors les deux énonciations s’appellent contraires, et peuvent être toutes deux fausses. Exemple : tous les hommes sont blancs, nul homme n’est blanc. Si son étendue n’a point de limites dans l’une, et en a dans l’autre, alors elles se nomment contradictoires : l’une est vraie, et l’autre fausse. Exemple : tous les hommes sont blancs, quelques hommes ne sont pas blancs ;  ou bien : nul homme n’est blanc, quelques hommes sont blancs. Les énonciations singulières éprouvent le même genre d’opposition que les contradictoires ; de toute nécessité l’une sera vraie, et l’autre fausse : Socrate est blanc, Socrate n’est pas blanc.
Deux propositions particulières, l’une affirmative, l’autre négative, ne sont pas, à proprement parler, opposées entre elles ; l’opposition n’est que dans les termes. Quand je dis : quelques hommes sont justes ; quelques hommes ne sont pas justes, je ne parle pas des mêmes hommes.
Les notions précédentes, celles que je supprime en plus grand nombre, furent le fruit d’une longue suite d’observations. Cependant on n’avait pas tardé à s’apercevoir que la plupart de nos erreurs tirent leur source de l’incertitude de nos idées et de leurs signes représentatifs. Ne connaissant les objets extérieurs que par nos sens, et ne pouvant, en conséquence, les distinguer que par leurs apparences, nous confondons souvent leur nature avec leurs qualités et leurs accidents. Quant aux objets intellectuels, ils ne réveillent dans le commun des esprits, que des lueurs sombres, que des images vagues et mobiles. La confusion augmente encore par cette quantité de mots équivoques et métaphoriques, dont les langues fourmillent, et surtout par le grand nombre de termes universels, que nous employons souvent sans les entendre.
La méditation seule peut rapprocher des objets que cette obscurité semble éloigner de nous. Aussi la seule différence qui se trouve entre un esprit éclairé et celui qui ne l’est pas, c’est que l’un voit les choses à une juste distance, et l’autre ne les voit que de loin.
Heureusement les hommes n’ont besoin que d’une certaine analogie dans les idées, d’une certaine approximation dans le langage, pour satisfaire aux devoirs de la société. En changeant leurs idées, les esprits justes trafiquent avec une bonne monnaie, dont souvent ils ne connaissent pas le titre ; les autres, avec de fausses espèces, qui n’en sont pas moins bien reçues dans le commerce.
Le philosophe doit employer les expressions les plus usitées, mais en distinguant leurs acceptions, quand elles en ont plusieurs ; il doit ensuite déterminer l’idée qu’il attache à chaque mot. Définir une chose, c’est faire connaître sa nature par des caractères qui ne permettent pas de la confondre avec toute autre chose. Autrefois on n’avait point de règles pour parvenir à cette exactitude, ou pour s’en assurer. Avant d’en établir, on observa qu’il n’y a qu’une bonne définition pour chaque chose ; qu’une telle définition ne doit convenir qu’au défini ; qu’elle doit embrasser tout ce qui est compris dans l’idée du défini ; qu’elle doit de plus s’étendre à tous les êtres de même espèce, celle de l’homme, par exemple, à tous les hommes ; qu’elle doit être précise : tout mot qu’on en peut retrancher est superflu ; qu’elle doit être claire : il faut donc en exclure les expressions équivoques, figurées, peu familières, et que pour l’entendre, on ne soit pas obligé de recourir au défini, sans quoi elle ressemblerait aux figures des anciens tableaux, qui ne sont reconnaissables qu’à leurs noms tracés auprès d’elles.
Comment parvint-on à remplir ces conditions ? Nous avons parlé plus haut de ces échelles d’idées qui nous conduisent, depuis les individus jusqu’à l’être général. Nous avons vu que chaque espèce est immédiatement surmontée d’un genre, dont elle est distinguée par la différence. Une définition exacte sera composée du genre immédiat et de la différence de la chose définie, et renfermera par conséquent ses deux principaux attributs. Je définis l’homme un animal raisonnable ; le genre animal rapproche l’homme de tous les êtres vivants ; la différence raisonnable l’en sépare.
Il suit de là qu’une définition indique la ressemblance de plusieurs choses diverses, par son genre, et leur diversité, par sa différence. Or rien n’est si important que de saisir cette ressemblance et cette diversité, quand on s’exerce dans l’art de penser et de raisonner. J’omets quantité de remarques très fines sur la nature du genre et de la différence, ainsi que sur les diverses espèces d’assertions qu’on a coutume d’avancer en raisonnant. Comme je ne veux présenter que des essais sur les progrès de l’esprit humain, je ne dois pas recueillir toutes les traces de lumière qu’il a laissées sur sa route ; mais la découverte du syllogisme mérite de nous arrêter un instant.
Nous avons dit que dans cette proposition : Socrate est sage, Socrate est le sujet, sage l’attribut ; et que par le verbe substantif qui les unit, on affirme que l’idée de la sagesse convient à celle de Socrate.
Mais comment s’assurer de la vérité ou de la fausseté d’une proposition, lorsque le rapport de l’attribut avec le sujet n’est pas assez marqué ? C’est en passant du connu à l’inconnu ; c’est en recourant à une troisième idée, dont le double rapport avec le sujet et l’attribut soit plus sensible.
Pour me faire mieux entendre, je n’examinerai que la proposition affirmative. Je doute si a est égal à b ; s’il se trouve que a soit égal à c, et c à b, j’en conclurai, sans hésiter, que a est égal à b.
Ainsi, pour prouver que la justice est une habitude, il suffit de montrer que la justice est une vertu, et toute vertu une habitude. Mais pour donner à cette preuve la forme du syllogisme, plaçons le mot vertu, entre le sujet et l’attribut de la proposition, et nous aurons ces trois termes : justice, vertu, habitude. Celui du milieu s’appelle moyen, soit à cause de sa position, soit parce qu’il sert d’objet intermédiaire pour comparer les deux autres, nommés les extrêmes. Il est démontré que le moyen doit être pris au moins une fois universellement, et qu’une des propositions doit être universelle. Je dirai donc d’abord : toute vertu est une habitude ; je dirai ensuite : or la justice est une vertu ; donc la justice est une habitude.
Il suit de là : 1° qu’un syllogisme est composé de trois termes, que le dernier est l’attribut du second, et le second du premier. Ici habitude est attribut à l’égard de vertu, et vertu à l’égard de justice. L’attribut étant toujours pris dans l’une des catégories, ou dans les séries d’êtres qui les composent, les rapports du moyen avec l’un et l’autre des extrêmes, seront des rapports tantôt de substances, de qualités, de quantité etc. Tantôt de genres et d’espèces, de propriétés etc. Dans l’exemple précédent, ils sont de genres et d’espèces ; car habitude est genre relativement à vertu, et vertu  relativement à justice. Or, il est certain que tout ce qui se dit d’un genre supérieur, doit se dire des genres et des espèces qui sont dans la ligne descendante.
Il suit, 2° qu’un syllogisme est composé de trois propositions. Dans les deux premières, on compare le moyen avec chacun des extrêmes ; dans la troisième, on conclut que l’un des extrêmes doit être l’attribut de l’autre ; et c’était ce qu’il fallait prouver.
Il suit, 3° qu’un syllogisme est un raisonnement par lequel, en posant certaines assertions, on en dérive une autre, différente des premières. Les diverses combinaisons des trois termes produisent différentes sortes de syllogismes, qui la plupart se réduisent à celle que nous avons proposée pour modèle.
Les résultats varient encore suivant que les propositions sont affirmatives ou négatives, suivant qu’on leur donne, ainsi qu’aux termes, plus ou moins d’universalité ; et de là sont émanées quantité de règles qui font découvrir, au premier aspect, la justesse ou le défaut d’un raisonnement.
On se sert d’inductions et d’exemples pour persuader la multitude, de syllogismes pour convaincre les philosophes. Rien de si pressant, de si impérieux, que la conclusion déduite de deux vérités dont un adversaire a été forcé de convenir.
Ce mécanisme ingénieux n’est que le développement des opérations de notre esprit. On avait observé qu’à l’exception des premiers principes qui persuadent par eux-mêmes, toutes nos assertions ne sont que des conclusions, et qu’elles sont fondées sur un raisonnement qui se fait dans notre esprit avec une promptitude surprenante. Quand j’ai dit : la justice est une habitude, je faisais mentalement le syllogisme que j’ai étendu plus haut.
On supprime quelquefois une des propositions, facile à suppléer. Le syllogisme s’appelle alors enthymème, et quoique imparfait, il n’en est pas moins concluant.
Exemple : toute vertu est une habitude ; donc la justice est une habitude : ou bien, la justice est une vertu ; donc elle est une habitude. Je parviendrais aisément à la même conclusion, si je disais simplement : la justice étant une vertu, est une habitude ; ou bien, la justice est une habitude, parce que toute vertu est une habitude, etc.
Tel est cet autre exemple tiré d’un de nos poètes : mortel ne garde pas une haine immortelle. Veut-on convertir cette sentence en syllogisme ? On dira : nul mortel ne doit garder une haine immortelle ; or, vous êtes mortel : donc, etc. Voulez-vous en faire un enthymème ? Supprimez une des deux premières propositions. Ainsi toute sentence, toute réflexion, soit qu’elle entraîne sa preuve avec elle, soit qu’elle se montre sans cet appui, est un véritable syllogisme, avec cette différence, que dans le premier cas la preuve est le moyen qui rapproche ou éloigne l’attribut du sujet, et que dans le second il faut substituer le moyen.
C’est en étudiant avec attention l’enchaînement de nos idées, que les philosophes trouvèrent l’art de rendre plus sensibles les preuves de nos raisonnements, de développer et de classer les syllogismes imparfaits que nous employons sans cesse. On sent bien que le succès exigeait une constance obstinée, et ce génie observateur qui, à la vérité, n’invente rien parce qu’il n’ajoute rien à la nature, mais qui y découvre ce qui échappe aux esprits ordinaires.
Toute démonstration est un syllogisme ; mais tout syllogisme n’est pas une démonstration. Il est démonstratif, lorsque il est établi sur les premiers principes, ou sur ceux qui découlent des premiers ; dialectique, lorsque il est fondé sur des opinions qui paraissent probables à tous les hommes, ou du moins aux sages les plus éclairés ; contentieux, lorsque il conclut d’après des propositions qu’on veut faire passer pour probables, et qui ne le sont pas.
Le premier fournit des armes aux philosophes qui s’attachent au vrai ; le second, aux dialecticiens, souvent obligés de s’occuper du vraisemblable ; le troisième, aux sophistes, à qui les moindres apparences suffisent.
Comme nous raisonnons plus fréquemment d’après des opinions que d’après des principes certains, les jeunes gens s’appliquent de bonne heure à la dialectique ; c’est le nom qu’on donne à la logique, quand elle ne conclut que d’après des probabilités. En leur proposant des problèmes ou thèses sur la physique, sur la morale, sur la logique, on les accoutume à essayer leurs forces sur divers sujets, à balancer les conjectures, à soutenir alternativement des opinions opposées, à s’engager dans les détours du sophisme pour les reconnaître.
Comme nos disputes viennent souvent de ce que les uns, séduits par quelques exemples, généralisent trop, et les autres, frappés de quelques exemples contraires, ne généralisent pas assez, les premiers apprennent qu’on ne doit pas conclure du particulier au général, les seconds qu’une exception ne détruit pas la règle.
La question est quelquefois traitée par demandes et par réponses. Son objet étant d’éclaircir un doute, et de diriger la raison naissante, la solution ne doit en être ni trop claire, ni trop difficile. On doit éviter avec soin de soutenir des thèses tellement improbables, qu’on soit bientôt réduit à l’absurde, et de traiter des sujets sur lesquels il est dangereux d’hésiter, comme, s’il faut honorer les dieux, aimer ses parents.
Quoiqu’il soit à craindre que des esprits ainsi habitués à une précision rigoureuse, n’en conservent le goût, et n’y joignent même celui de la contradiction, il n’en est pas moins vrai qu’ils ont un avantage réel sur les autres. Dans l’acquisition des sciences, ils sont plus disposés à douter ; et dans le commerce de la vie, à découvrir le vice d’un raisonnement.

CHAPITRE 58

Suite de la bibliothèque d’un Athénien. La rhétorique.

Pendant que l’on construisait avec effort l’édifice de la logique, me dit Euclide, s’élevait à côté celui de la rhétorique, moins solide, à la vérité, mais plus élégant et plus magnifique.
Le premier, lui dis-je, pouvait être nécessaire ; je ne conçois pas l’utilité du second. L’éloquence n’exerçait-elle pas auparavant son empire sur les nations de la Grèce ? Dans les siècles héroïques, ne disputait-elle pas le prix à la valeur ? Toutes les beautés ne se trouvent-elles pas dans les écrits de cet Homère qu’on doit regarder comme le premier des orateurs ainsi que des poètes ? Ne se montrent-elles pas dans les ouvrages des hommes de génie qui ont suivi ses traces ? Quand on a tant d’exemples, pourquoi tant de préceptes ? Ces exemples, répondit Euclide, il les fallait choisir ; et c’est ce que fait la rhétorique. Je répliquai : se trompaient-ils dans le choix, les Pisistrate, les Solon, et ces orateurs qui, dans les assemblées de la nation, ou dans les tribunaux de justice, s’abandonnaient aux mouvements d’une éloquence naturelle ? Pourquoi substituer l’art de parler au talent de la parole ?
On a voulu seulement, reprit Euclide, arrêter les écarts du génie, et l’obliger, en le contraignant, à réunir ses forces. Vous doutez des avantages de la rhétorique, et vous savez qu’Aristote, quoique prévenu contre l’art oratoire, convient néanmoins qu’il peut être utile ! Vous en doutez, et vous avez entendu Démosthène ! Sans les leçons de ses maîtres, répondis-je, Démosthène aurait partout maîtrisé les esprits. Peut-être que sans le secours des siens, Eschine ne se serait pas exprimé avec tant de charmes. Vous avouez donc, reprit Euclide, que l’art peut donner au talent des formes plus agréables ? Je ne serai pas moins sincère que vous ; et je conviendrai que c’est à peu près là tout son mérite.
Alors s’approchant de ses tablettes : voici, me dit-il, les auteurs qui nous fournissent des préceptes sur l’éloquence, et ceux qui nous en ont laissé des modèles. Presque tous ont vécu dans le siècle dernier ou dans le nôtre. Parmi les premiers sont Corax de Syracuse, Tisias, Thrasymaque, Protagoras, Prodicus, Gorgias, Polus, Lycimnius, Alcidamas, Théodore, Evénus, Callippe etc. ; parmi les seconds, ceux qui jouissent d’une réputation méritée, tels que Lysias, Antiphon, Andocide, Isée, Callistrate, Isocrate ; ajoutons y ceux qui ont commencé à se distinguer, tels que Démosthène, Eschine, Hypéride, Lycurgue etc.
J’ai lu les ouvrages des orateurs, lui dis-je ; je ne connais point ceux des rhéteurs. Dans nos précédents entretiens vous avez daigné m’instruire des progrès et de l’état actuel de quelques genres de littérature ; oserais-je exiger de vous la même complaisance par rapport à la rhétorique ?
La marche des sciences exactes peut être facilement connue, répondit Euclide, parce que n’ayant qu’une route pour parvenir au terme, on voit d’un coup d’œil le point d’où elles partent, et celui où elles arrivent. Il n’en est pas de même des arts de l’imagination : le goût qui les juge étant arbitraire, l’objet qu’ils se proposent souvent indéterminé, et la carrière qu’ils parcourent divisée en plusieurs sentiers voisins les uns des autres, il est impossible, ou du moins très difficile de mesurer exactement leurs efforts et leurs succès. Comment, en effet, découvrir les premiers pas du talent, et, la règle à la main, suivre le génie lorsque il franchit des espaces immenses ? Comment encore séparer la lumière, des fausses lueurs qui l’environnent, définir ces grâces légères qui disparaissent dès qu’on les analyse, apprécier enfin cette beauté suprême qui fait la perfection de chaque genre ? Je vais, puisque vous l’exigez, vous donner des mémoires pour servir à l’histoire de la rhétorique ; mais dans une matière si susceptible d’agréments, n’attendez de moi qu’un petit nombre de faits, et des notions assez communes.
Nos écrivains n’avaient, pendant plusieurs siècles, parlé que le langage de la poésie ; celui de la prose leur paraissait trop familier et trop borné, pour satisfaire aux besoins de l’esprit, ou plutôt de l’imagination : car c’était la faculté que l’on cultivait alors avec le plus de soin. Le philosophe Phérécyde de Syros, et l’historien Cadmus de Milet commencèrent, il y a deux siècles environ, à s’affranchir des lois sévères qui enchaînaient la diction.
Quoiqu’ils eussent ouvert une route nouvelle et plus facile, on avait tant de peine à quitter l’ancienne, qu’on vit Solon entreprendre de traduire ses lois en vers ; et les philosophes Empédocle et Parménide, parer leurs dogmes des charmes de la poésie.
L’usage de la prose ne servit d’abord qu’à multiplier les historiens. Quantité d’écrivains publièrent les annales de différentes nations ; et leur style présente des défauts que les révolutions de notre goût rendent extrêmement sensibles. Il est clair et concis, mais dénué d’agréments et d’harmonie. De petites phrases s’y succèdent sans soutien ; et l’œil se lasse de les suivre, parce qu’il y cherche vainement les liens qui devraient les unir. D’autres fois, et surtout dans les premiers historiens, elles fourmillent de tours poétiques, ou plutôt elles n’offrent plus que les débris des vers dont on a rompu la mesure. Partout on reconnaît que ces auteurs n’avaient eu que des poètes pour modèles, et qu’il a fallu du temps pour former le style de la prose, ainsi que pour découvrir les préceptes de la rhétorique.
C’est en Sicile qu’on fit les premiers essais de cet art. Environ cent ans après la mort de Cadmus, un syracusain, nommé Corax, assembla des disciples, et composa sur la rhétorique un traité encore estimé de nos jours, quoiqu’il ne fasse consister le secret de l’éloquence que dans le calcul trompeur de certaines probabilités. Voici, par exemple, comme il procède : un homme fortement soupçonné d’en avoir battu un autre, est traduit en justice ; il est plus faible ou plus fort que son accusateur : comment supposer, dit Corax, que dans le premier cas il puisse être coupable, que dans le second il ait pu s’exposer à le paraître ? Ce moyen, et d’autres semblables, Tisias, élève de Corax, les étendit dans un ouvrage que nous avons encore, et s’en servit pour frustrer son maître du salaire qu’il lui devait. De pareilles ruses s’étaient déjà introduites dans la logique, dont on commençait à rédiger les principes ; et de l’art de penser, elles passèrent sans obstacle dans l’art de parler. Ce dernier se ressentit aussi du goût des sophismes et de l’esprit de contradiction, qui dominaient dans les écarts du premier.
Protagoras, disciple de Démocrite, fut témoin, pendant son séjour en Sicile, de la gloire que Corax avait acquise. Il s’était jusqu’alors distingué par de profondes recherches sur la nature des êtres, il le fut bientôt par les ouvrages qu’il publia sur la grammaire et sur les différentes parties de l’art oratoire. On lui fait honneur d’avoir le premier rassemblé ces propositions générales, qu’on appelle lieux communs, et qu’emploie un orateur, soit pour multiplier ses preuves, soit pour discourir avec facilité sur toutes sortes de matières.
Ces lieux, quoique très abondants, se réduisent à un petit nombre de classes. On examine, par exemple, une action relativement à la cause, à l’effet, aux circonstances, aux personnes etc. ; et de ces rapports naissent des séries de maximes et de propositions contradictoires, accompagnées de leurs preuves, et presque toutes exposées par demandes et par réponses dans les écrits de Protagoras et des autres rhéteurs qui ont continué son travail. Après avoir réglé la manière de construire l’exorde, de disposer la narration, et de soulever les passions des juges, on étendit le domaine de l’éloquence, renfermé jusqu’alors dans l’enceinte de la place publique et du barreau. Rivale de la poésie, elle célébra d’abord les dieux, les héros, et les citoyens qui avaient péri dans les combats. Ensuite Isocrate composa des éloges pour des particuliers d’un rang distingué. Depuis on a loué indifféremment des hommes utiles ou inutiles à leur patrie ; l’encens a fumé de toutes parts, et l’on a décidé que la louange ainsi que le blâme, ne devaient garder aucune mesure.
Ces diverses tentatives ont à peine rempli l’espace d’un siècle, et dans cet intervalle on s’appliquait avec le même soin à former le style. Non seulement on lui conserva les richesses qu’il avait, dès son origine, empruntées de la poésie, mais on cherchait encore à les augmenter ; on le parait tous les jours de nouvelles couleurs et de sons mélodieux. Ces brillants matériaux étaient auparavant jetés au hasard les uns auprès des autres, comme ces pierres qu’on rassemble pour construire un édifice ; l’instinct et le sentiment prirent soin de les assortir et de les exposer dans une belle ordonnance. Au lieu de ces phrases isolées qui, faute de nerf et d’appui, tombaient presque à chaque mot, des groupes d’expressions choisies formèrent, en se rapprochant, un tout dont les parties se soutenaient sans peine. Les oreilles les plus délicates furent ravies d’entendre l’harmonie de la prose ; et les esprits les plus justes, de voir une pensée se développer avec majesté dans une seule période. Cette forme heureuse, découverte par des rhéteurs estimables, tels que Gorgias, Alcidamas et Thrasymaque, fut perfectionnée par Isocrate, disciple du premier. Alors on distribua les périodes d’un discours en des intervalles à peu près égaux ; leurs membres s’enchaînèrent et se contrastèrent par l’entrelacement des mots ou des pensées ; les mots eux-mêmes, par de fréquentes inversions, semblèrent serpenter dans l’espace qui leur était assigné, de manière pourtant que, dès le commencement de la phrase, ils en laissaient entrevoir la fin aux esprits attentifs. Cet artifice adroitement ménagé, était pour eux une source de plaisirs ; mais trop souvent employé, il les fatiguait au point qu’on a vu quelquefois, dans nos assemblées, des voix s’élever, et achever avant l’orateur la longue période qu’il parcourait avec complaisance.
Des efforts redoublés ayant enfin rendu l’élocution nombreuse, coulante, harmonieuse, propre à tous les sujets, susceptible de toutes les passions, on distingua trois sortes de langages parmi les grecs : celui de la poésie, noble et magnifique ; celui de la conversation, simple et modeste ; celui de la prose relevée, tenant plus ou moins de l’un ou de l’autre, suivant la nature des matières auxquelles on l’appliquait.
On distingua aussi deux espèces d’orateurs : ceux qui consacraient l’éloquence à éclairer le peuple dans ses assemblées, tels que Périclès ; à défendre les intérêts des particuliers au barreau, comme Antiphon et Lysias ; à répandre sur la philosophie les couleurs brillantes de la poésie, comme Démocrite et Platon. Je comprends dans la seconde classe, ceux qui ne cultivant la rhétorique que par un sordide intérêt, ou par une vaine ostentation, déclamaient en public, sur la nature du gouvernement ou des lois, sur les mœurs, les sciences et les arts, des discours superbes, et dans lesquels les pensées étaient offusquées par le langage.
La plupart de ces derniers, connus sous le nom de sophistes, se répandirent dans la Grèce. Ils erraient de ville en ville, partout accueillis, partout escortés d’un grand nombre de disciples, qui, jaloux de s’élever aux premières places par le secours de l’éloquence, payaient chèrement leurs leçons, et s’approvisionnaient à leur suite, de ces notions générales ou lieux communs, dont je vous ai déjà parlé. Leurs ouvrages que j’ai rassemblés, sont écrits avec tant de symétrie et d’élégance ; on y voit une telle abondance de beautés, qu’on est soi-même fatigué des efforts qu’ils coûtèrent à leurs auteurs. S’ils séduisent quelquefois, ils ne remuent jamais, parce que le paradoxe y tient lieu de la vérité, et la chaleur de l’imagination de celle de l’âme.
Ils considèrent la rhétorique, tantôt comme un instrument de persuasion, dont le jeu demande plus d’esprit que de sentiment ; tantôt comme une espèce de tactique, dont l’objet est de rassembler une grande quantité de mots, de les presser, les étendre, les soutenir les uns par les autres, et les faire marcher fièrement à l’ennemi. Ils ont aussi des ruses et des corps de réserve ; mais leur principale ressource est dans le bruit et dans l’éclat des armes.
Cet éclat brille surtout dans les éloges ou panégyriques d’Hercule et les demi-dieux. Ce sont les sujets qu’ils choisissent par préférence ; et la fureur de louer s’est tellement accrue, qu’elle s’étend jusque sur les êtres inanimés. J’ai un livre qui a pour titre : l’éloge du sel ; toutes les richesses de l’imagination y sont épuisées pour exagérer les services que le sel rend aux mortels.
L’impatience que causent la plupart de ces ouvrages, va jusqu’à l’indignation, lorsque leurs auteurs insinuent, ou tâchent de montrer que l’orateur doit être en état de faire triompher le crime et l’innocence, le mensonge et la vérité. Elle va jusqu’au dégoût, lorsque ils fondent leurs raisonnements sur les subtilités de la dialectique. Les meilleurs esprits, dans la vue d’essayer leurs forces, s’engageaient volontiers dans ces détours captieux. Xanthippe, fils de Périclès, se plaisait à raconter que pendant la célébration de certains jeux, un trait lancé par mégarde ayant tué un cheval, son père et Protagoras passèrent une journée entière à découvrir la cause de cet accident. Était-ce le trait ? La main qui l’avait lancé ? Les ordonnateurs des jeux ?
Vous jugerez, par l’exemple suivant, de l’enthousiasme qu’excitait autrefois l’éloquence factice. Pendant la guerre du Péloponnèse, il vint dans cette ville un sicilien, qui remplit la Grèce d’étonnement et d’admiration ; c’était Gorgias, que les habitants de Léonte, sa patrie, nous avaient envoyé pour implorer notre assistance. Il parut à la tribune, et récita une harangue dans laquelle il avait entassé les figures les plus hardies, et les expressions les plus pompeuses. Ces frivoles ornements étaient distribués dans des périodes, tantôt assujetties à la même mesure, tantôt distinguées par la même chute ; et quand ils étincelèrent devant la multitude, ce fut avec un si grand éclat, que les Athéniens éblouis, secoururent les Léontins, forcèrent l’orateur à s’établir parmi eux, et s’empressèrent de prendre chez lui des leçons de rhétorique. On le combla de louanges, lorsque il prononça l’éloge des citoyens morts pour le service de la patrie ; lorsque étant monté sur le théâtre, il déclara qu’il était prêt à parler sur toutes sortes de matières ; lorsque dans les jeux publics, il prononça un discours pour réunir contre les barbares les divers peuples de la Grèce. Une autre fois les grecs assemblés aux jeux pythiques, lui décernèrent une statue, qui fut placée, en sa présence, au temple d’Apollon. Un succès plus flatteur avait couronné ses talents en Thessalie. Les peuples de ce canton ne connaissaient encore que l’art de dompter un cheval, ou de s’enrichir par le commerce : Gorgias parut au milieu d’eux, et bientôt ils cherchèrent à se distinguer par les qualités de l’esprit.
Gorgias acquit une fortune égale à sa réputation ; mais la révolution qu’il fit dans les esprits, ne fut qu’une ivresse passagère. Écrivain froid, tendant au sublime par des efforts qui l’en éloignent, la magnificence de ses expressions ne sert bien souvent qu’à manifester la stérilité de ses idées. Cependant il étendit les bornes de l’art ; et ses défauts mêmes ont servi de leçon. Euclide, en me montrant plusieurs harangues de Gorgias, et différents ouvrages composés par ses disciples, Polus, Lycimnius, Alcidamas etc., ajoutait : je fais moins de cas du fastueux appareil qu’ils étalent dans leurs écrits, que de l’éloquence noble et simple qui caractérise ceux de Prodicus de Céos. Cet auteur a un grand attrait pour les esprits justes ; il choisit presque toujours le terme propre, et découvre des distinctions très fines entre les mots qui paraissent synonymes.
Cela est vrai, lui dis-je, mais il n’en laisse passer aucun sans le peser avec une exactitude aussi scrupuleuse que fatigante. Vous rappelez-vous ce qu’il disait un jour à Socrate et à Protagoras dont il voulait concilier les opinions ? « Il s’agit entre vous de discuter et non de disputer ; car on discute avec ses amis, et l’on dispute  avec ses ennemis. Par là vous obtiendrez notre estime et non pas nos louanges ; car l’estime est dans le cœur, et la louange n’est souvent que sur les lèvres. De notre côté, nous en ressentirons de la satisfaction et non du plaisir ; car la satisfaction est le partage de l’esprit qui s’éclaire, et le plaisir celui des sens qui jouissent. »
Si Prodicus s’était exprimé de cette manière, me dit Euclide, qui jamais eût eu la patience de l’écouter et de le lire ? Parcourez ses ouvrages, et vous serez étonné de la sagesse ainsi que de l’élégance de son style. C’est Platon qui lui prêta la réponse que vous venez de citer. Il s’égayait de même aux dépens de Protagoras, de Gorgias et des plus célèbres rhéteurs de son temps. Il les mettait, dans ses dialogues, aux prises avec son maître ; et de ces prétendues conversations, il tirait des scènes assez plaisantes.
Est-ce que Platon, lui dis-je, n’a pas rapporté fidèlement les entretiens de Socrate ? Je ne le crois pas, répondit-il ; je pense même que la plupart de ces entretiens n’ont jamais eu lieu. — Et comment ne se récriait-on pas contre une pareille supposition ? — Phaedon après avoir lu le dialogue qui porte son nom, protesta qu’il ne se reconnaissait pas aux discours que Platon mettait dans sa bouche. Gorgias dit la même chose, en lisant le sien ; il ajouta seulement que le jeune auteur avait beaucoup de talent pour la satire, et remplacerait bientôt le poète Archiloque. — Vous conviendrez du moins que ses portraits sont en général assez ressemblants. — Comme on ne juge pas de Périclès et de Socrate d’après les comédies d’Aristophane, on ne doit pas juger des trois sophistes dont j’ai parlé, d’après les dialogues de Platon.
Il eut raison sans doute de s’élever contre leurs dogmes ; mais devait-il les représenter comme des hommes sans idées, sans lumières, incapables de suivre un raisonnement, toujours près de tomber dans les piéges les plus grossiers, et dont les productions ne méritent que le mépris ? S’ils n’avaient pas eu de grands talents, ils n’auraient pas été si dangereux. Je ne dis pas qu’il fut jaloux de leur réputation, comme quelques-uns l’en soupçonneront peut-être un jour ; mais il semble que dans sa jeunesse, il se livra trop au goût des fictions et de la plaisanterie.
Quoi qu’il en soit, les abus introduits de son temps dans l’éloquence, occasionnèrent entre la philosophie et la rhétorique, jusqu’alors occupées du même objet, et désignées sous le même nom, une espèce de divorce qui subsiste encore, et qui les a souvent privées des secours qu’elles pouvaient mutuellement se prêter. La première reproche à la seconde, quelquefois avec un ton de mépris, d’usurper ses droits, et d’oser traiter en détail de la religion, de la politique et de la morale, sans en connaître les principes. Mais on peut lui répondre que ne pouvant elle-même terminer nos différends par la sublimité de ses dogmes et la précision de son langage, elle doit souffrir que sa rivale devienne son interprète, la pare de quelques attraits et nous la rende plus familière.
C’est en effet ce qu’ont exécuté dans ces derniers temps, les orateurs qui, en profitant des progrès et des faveurs de l’une et de l’autre, ont consacré leurs talents à l’utilité publique.
Je place sans hésiter Périclès à leur tête ; il dut aux leçons des rhéteurs et des philosophes, cet ordre et ces lumières, qui, de concert avec la force du génie, portèrent l’art oratoire presque à sa perfection. Alcibiade, Critias, Théramène marchèrent sur ses traces. Ceux qui sont venus depuis, les ont égalés et quelquefois surpassés, en cherchant à les imiter ; et l’on peut avancer que le goût de la vraie éloquence est maintenant fixé dans tous les genres.
Vous connaissez les auteurs qui s’y distinguent de nos jours, et vous êtes en état de les apprécier. Comme je n’en ai jugé, répondis-je, que par sentiment, je voudrais savoir si les règles justifieraient l’impression que j’en ai reçue. Ces règles, fruits d’une longue expérience, me dit Euclide, se formèrent d’après les ouvrages et les succès des grands poètes et des premiers orateurs. L’empire de cet art est très étendu. Il s’exerce dans les assemblées générales, où l’on délibère sur les intérêts d’une nation ; devant les tribunaux, où l’on juge les causes des particuliers ; dans les discours, où l’on doit représenter le vice et la vertu sous leurs véritables couleurs ; enfin dans toutes les occasions où il s’agit d’instruire les hommes. De là trois genres d’éloquence, le délibératif, le judiciaire, le démonstratif ; ainsi, hâter ou empêcher la décision du peuple, défendre l’innocent et poursuivre le coupable, louer la vertu et blâmer le vice, telles sont les fonctions augustes de l’orateur. Comment s’en acquitter ? Par la voie de la persuasion. Comment opérer cette persuasion ? Par une profonde étude, disent les philosophes ; par le secours des règles, disent les rhéteurs.
Le mérite de la rhétorique, suivant les premiers, ne consiste pas dans l’heureux enchaînement de l’exorde, de la narration et des autres parties du discours, ni dans les artifices du style, de la voix et du geste, avec lesquels on cherche à séduire un peuple corrompu. Ce ne sont là que des accessoires quelquefois utiles, presque toujours dangereux. Qu’exigeons-nous de l’orateur ? Qu’aux dispositions naturelles il joigne la science et la méditation.
Si la nature vous destine au ministère de l’éloquence, attendez que la philosophie vous y conduise à pas lents ; qu’elle vous ait démontré que l’art de la parole devant convaincre avant de persuader, il doit tirer sa principale force de l’art du raisonnement ; qu’elle vous ait appris, en conséquence, à n’avoir que des idées saines, à ne les exprimer que d’une manière claire, à saisir tous les rapports et tous les contrastes de leurs objets, à connaître, à faire connaître aux autres ce que chaque chose est en elle-même. En continuant d’agir sur vous, elle vous remplira des lumières qui conviennent à l’homme d’état, au juge intègre, au citoyen excellent ; vous étudierez sous ses yeux, les différentes espèces de gouvernements et de lois, les intérêts des nations, la nature de l’homme, et le jeu mobile de ses passions. Mais cette science achetée par de longs travaux céderait facilement au souffle contagieux de l’opinion, si vous ne la souteniez, non seulement par une probité reconnue, et une prudence consommée, mais encore par un zèle ardent pour la justice, et un respect profond pour les dieux, témoins de vos intentions et de vos paroles.
Alors votre discours, devenu l’organe de la vérité, aura la simplicité, l’énergie, la chaleur et l’imposante dignité qui la caractérisent ; il s’embellira moins de l’éclat de votre éloquence, que de celui de vos vertus ; et tous vos traits porteront, parce qu’on sera persuadé qu’ils viennent d’une main qui n’a jamais tramé de perfidies.
Alors seulement, vous aurez le droit de nous développer, à la tribune, ce qui est véritablement utile ; au barreau, ce qui est véritablement juste ; dans les discours consacrés à la mémoire des grands hommes ou au triomphe des mœurs, ce qui est véritablement honnête.
Nous venons de voir ce que pensent les philosophes à l’égard de la rhétorique ; il faudrait à présent examiner la fin que se proposent les rhéteurs, et les règles qu’ils nous ont prescrites. Mais Aristote a entrepris de les recueillir dans un ouvrage, où il traitera son sujet avec cette supériorité qu’on a remarquée dans ses premiers écrits.
Ceux qui l’ont précédé s’étaient bornés, tantôt à distribuer avec intelligence les parties du discours, sans songer à le fortifier par des preuves convaincantes ; tantôt à rassembler des maximes générales ou lieux communs ; d’autres fois à nous laisser quelques préceptes sur le style, ou sur les moyens d’exciter les passions ; d’autres fois encore, à multiplier les ruses pour faire prévaloir la vraisemblance sur la vérité, et la mauvaise cause sur la bonne : tous avaient négligé des parties essentielles, comme de régler l’action et la voix de celui qui parle ; tous s’étaient attachés à former un avocat, sans dire un seul mot de l’orateur public. J’en suis surpris, lui dis-je ; car les fonctions du dernier sont plus utiles, plus nobles et plus difficiles que celles du premier. On a sans doute pensé, répondit Euclide, que dans une assemblée où tous les citoyens sont remués par le même intérêt, l’éloquence devait se contenter d’exposer des faits, et d’ouvrir un avis salutaire ; mais qu’il fallait tous les artifices de la rhétorique, pour passionner des juges indifférents et étrangers à la cause qu’on porte à leur tribunal.
Les opinions de ces auteurs seront refondues, souvent attaquées, presque toujours accompagnées de réflexions lumineuses et d’additions importantes dans l’ouvrage d’Aristote. Vous le lirez un jour, et je me crois dispensé de vous en dire davantage.
Je pressais vainement Euclide ; à peine répondait-il à mes questions. Les rhéteurs adoptent-ils les principes des philosophes ? — Ils s’en écartent souvent, et surtout quand ils préfèrent la vraisemblance à la vérité. — Quelle est la première qualité de l’orateur ? — D’être excellent logicien. –son premier devoir ? — De montrer qu’une chose est ou n’est pas. — Sa principale attention ? — De découvrir dans chaque sujet les moyens propres à persuader. — En combien de parties se divise le discours ? — Les rhéteurs en admettent un grand nombre, qui se réduisent à quatre, l’exorde, la proposition ou le fait, la preuve et la péroraison ; on peut même retrancher la première et la dernière. J’allais continuer ; mais Euclide me demanda grâce, et je ne pus obtenir qu’un petit nombre de remarques sur l’élocution.
Quelque riche que soit la langue grecque, lui dis-je, vous avez dû vous apercevoir que l’expression ne répond pas toujours à votre idée. Sans doute, reprit-il ; mais nous avons le même droit que les premiers instituteurs des langues : il nous est permis de hasarder un nouveau mot, soit en le créant nous-mêmes, soit en le dérivant d’un mot déjà connu. D’autres fois nous ajoutons un sens figuré au sens littéral d’une expression consacrée par l’usage, ou bien nous unissons étroitement deux mots pour en composer un troisième ; mais cette dernière licence est communément réservée aux poètes, et surtout à ceux qui font des dithyrambes. Quant aux autres innovations, on doit en user avec sobriété, et le public ne les adopte que lorsque elles sont conformes à l’analogie de la langue.
La beauté d’une expression consiste dans le son qu’elle fait entendre, et dans le sens qu’elle renferme ; bannissez d’un ouvrage celle qui offense la pudeur, ou qui mécontente le goût. Un de vos auteurs, lui dis-je, n’admet aucune différence entre les signes de nos pensées, et prétend que de quelque manière qu’on exprime une idée, on produit toujours le même effet. Il se trompe, répondit Euclide ; de deux mots qui sont à votre choix, l’un est plus honnête et plus décent, parce qu’il ne fait qu’indiquer l’image que l’autre met sous les yeux.
Nous avons des mots propres et des mots figurés ; nous en avons de simples et de composés, d’indigènes et d’étrangers ; il en est qui ont plus de noblesse ou d’agréments que d’autres, parce qu’ils réveillent en nous des idées plus élevées ou plus riantes ; d’autres enfin qui sont si bas ou si dissonants, qu’on doit les bannir de la prose et des vers.
De leurs diverses combinaisons se forment les périodes, dont les unes sont d’un seul membre, les autres peuvent acquérir jusqu’à quatre membres, et ne doivent pas en avoir davantage.
Que votre discours ne m’offre pas un tissu de périodes complètes et symétriques, comme ceux de Gorgias et d’Isocrate, ni une suite de phrases courtes et détachées, comme ceux des anciens. Les premiers fatiguent l’esprit, les seconds blessent l’oreille. Variez sans cesse les mesures des périodes, votre style aura tout à la fois le mérite de l’art et de la simplicité ; il acquerra même de la majesté, si le dernier membre de la période a plus d’étendue que les premiers, et s’il se termine par une de ces syllabes longues où la voix se repose en finissant.
Convenance et clarté, voilà les deux principales qualités de l’élocution.
1° la convenance.
On reconnut de bonne heure que rendre les grandes idées par des termes abjects, et les petites par des expressions pompeuses, c’était revêtir de haillons les maîtres du monde, et de pourpre les gens de la lie du peuple. On reconnut aussi que l’âme a différents langages, suivant qu’elle est en mouvement et en repos ; qu’un vieillard ne s’exprime pas comme un jeune homme, ni les habitants de la campagne comme ceux de la ville. De là il suit que la diction doit varier suivant le caractère de celui qui parle, et de ceux dont il parle, suivant la nature des matières qu’il traite, et des circonstances où il se trouve. Il suit encore que le style de la poésie, celui de l’éloquence, de l’histoire et du dialogue, diffèrent essentiellement l’un de l’autre, et même que dans chaque genre les mœurs et les talents d’un auteur jettent sur sa diction des différences sensibles.
2 la clarté.
Un orateur, un écrivain doit avoir fait une étude sérieuse de sa langue. Si vous négligez les règles de la grammaire, j’aurai souvent de la peine à pénétrer votre pensée. Employer des mots amphibologiques, ou des circonlocutions inutiles ; placer mal à-propos les conjonctions qui lient les membres d’une phrase ; confondre le pluriel avec le singulier ; n’avoir aucun égard à la distinction établie dans ces derniers temps, entre les noms masculins et les noms féminins ; désigner par le même terme les impressions que reçoivent deux de nos sens, et appliquer le verbe voir aux objets de la vue et de l’ouïe  (19) ; distribuer au hasard, à l’exemple d’Héraclite, les mots d’une phrase, de manière qu’un lecteur ne puisse pas deviner la ponctuation de l’auteur : tous ces défauts concourent également à l’obscurité du style. Elle augmentera, si l’excès des ornements, et la longueur des périodes égarent l’attention du lecteur, et ne lui permettent pas de respirer ; si par une marche trop rapide, votre pensée lui échappe, comme ces coureurs de la lice, qui, dans un instant, se dérobent aux yeux du spectateur.
Rien ne contribue plus à la clarté que l’emploi des expressions usitées ; mais si vous ne les détournez jamais de leur acception, votre style ne sera que familier et rampant ; vous le relèverez par des tours nouveaux et des expressions figurées.
La prose doit régler ses mouvements sur des rythmes faciles à reconnaître, et s’abstenir de la cadence affectée à la poésie. La plupart en bannissent les vers, et cette proscription est fondée sur un principe qu’il faut toujours avoir devant les yeux ; c’est que l’art doit se cacher, et qu’un auteur qui veut m’émouvoir ou me persuader, ne doit pas avoir la mal adresse de m’en avertir. Or des vers semés dans la prose annoncent la contrainte et les prétentions. Quoi ! lui dis-je, s’il vous en échappait quelqu’un dans la chaleur de la composition, faudrait-il le rejeter, au risque d’affaiblir la pensée ? S’il n’a que l’apparence du vers, répondit Euclide, il faut l’adopter, et la diction s’en embellit ; s’il est régulier, il faut le briser, et en employer les fragments dans la période qui en devient plus sonore. Plusieurs écrivains, et Isocrate lui-même, se sont exposés à la censure, pour avoir négligé cette précaution.
Glycère, en formant une couronne, n’est pas plus occupée de l’assortiment des couleurs, que ne l’est de l’harmonie des sons, un auteur dont l’oreille est délicate. Ici les préceptes se multiplient. Je les supprime ; mais il s’élève une question que j’ai vu souvent agiter. Peut-on placer de suite deux mots dont l’un finit, et l’autre commence par la même voyelle ? Isocrate et ses disciples évitent soigneusement ce concours ; Démosthène, en bien des occasions ; Thucydide et Platon, rarement. Des critiques le proscrivent avec rigueur ; d’autres mettent des restrictions à la loi, et soutiennent qu’une défense absolue nuirait quelquefois à la gravité de la diction.
J’ai ouï parler, dis-je alors, de différentes espèces de styles, tels que le noble, le grave, le simple, l’agréable etc. Laissons aux rhéteurs, répondit Euclide, le soin d’en tracer les divers caractères. Je les ai tous indiqués en deux mots : si votre diction est claire et convenable, il s’y trouvera une proportion exacte entre les mots, les pensées et le sujet. On ne doit rien exiger de plus.
Méditez ce principe, et vous ne serez point étonné des assertions suivantes. L’éloquence du barreau diffère essentiellement de celle de la tribune. On pardonne à l’orateur des négligences et des répétitions dont on fait un crime à l’écrivain. Tel discours applaudi à l’assemblée générale, n’a pas pu se soutenir à la lecture, parce que c’est l’action qui le faisait valoir ; tel autre, écrit avec beaucoup de soin, tomberait en public, s’il ne se prêtait pas à l’action. L’élocution, qui cherche à nous éblouir par sa magnificence, devient excessivement froide, lorsque elle est sans harmonie, lorsque les prétentions de l’auteur paraissent trop à découvert, et pour me servir de l’expression de Sophocle, lorsque il enfle ses joues avec excès, pour souffler dans une petite flûte. Le style de quelques orateurs est insoutenable, par la multiplicité des vers et des mots composés qu’ils empruntent de la poésie. D’un autre côté, Alcidamas nous dégoûte par une profusion d’épithètes oiseuses, et Gorgias par l’obscurité de ses métaphores tirées de si loin. La plupart des hyperboles répandent un froid mortel dans nos âmes. Riez de ces auteurs qui confondent le style forcé avec le style fort, et qui se donnent des contorsions pour enfanter des expressions de génie. L’un d’entre eux, en parlant du rocher que Polyphème lança contre le vaisseau d’Ulysse, dit : « on voyait paître tranquillement les chèvres sur ce rocher, pendant qu’il fendait les airs. »
Je me suis souvent aperçu, dis-je, de l’abus des figures ; et peut-être faudrait-il les bannir de la prose, comme font quelques auteurs modernes. Les mots propres, répondit-il, forment le langage de la raison ; les expressions figurées, celui de la passion. La raison peut dessiner un tableau, et l’esprit y répandre quelques légers ornements ; il n’appartient qu’à la passion de lui donner le mouvement et la vie. Une âme qui veut nous forcer à partager ses émotions, appelle toute la nature à son secours, et se fait une langue nouvelle. En découvrant parmi les objets qui nous entourent, des traits de ressemblance ou d’opposition, elle accumule rapidement des figures, dont les principales se réduisent à une seule, que j’appelle similitude. Si je dis : Achille s’élance comme un lion, je fais une comparaison. Si en parlant d’Achille, je dis simplement : ce lion s’élance, je fais une métaphore. Achille plus léger que le vent, c’est une hyperbole. Opposez son courage à la lâcheté de Thersite, vous aurez une antithèse. Ainsi la comparaison rapproche deux objets ; la métaphore les confond ; l’hyperbole et l’antithèse ne les séparent qu’après les avoir rapprochés.
Les comparaisons conviennent à la poésie plutôt qu’à la prose ; l’hyperbole et l’antithèse, aux oraisons funèbres et aux panégyriques, plutôt qu’aux harangues et aux plaidoyers. Les métaphores sont essentielles à tous les genres et à tous les styles. Elles donnent à la diction un air étranger ; à l’idée la plus commune, un air de nouveauté. Le lecteur reste un moment suspendu, et bientôt il saisit, à travers ces voiles légers, les rapports qu’on ne lui cachait, que pour lui donner la satisfaction de les découvrir. On fut étonné dernièrement de voir un auteur assimiler la vieillesse à la paille, à cette paille ci-devant chargée de grains, maintenant stérile et près de se réduire en poudre. Mais on adopta cet emblème, parce qu’il peint d’un seul trait le passage de la jeunesse florissante à l’infructueuse et fragile décrépitude.
Comme les plaisirs de l’esprit ne sont que des plaisirs de surprise, et qu’ils ne durent qu’un instant, vous n’obtiendrez plus le même succès, en employant la même figure ; bientôt elle ira se confondre avec les mots ordinaires, comme tant d’autres métaphores que le besoin a multipliées, dans toutes les langues, et surtout dans la nôtre. Ces expressions, une voix claire, des mœurs âpres, l’œil de la vigne ont perdu leur considération en se rendant familières.
Que la métaphore mette, s’il est possible, la chose en action. Voyez comme tout s’anime sous le pinceau d’Homère ; la lance est avide du sang de l’ennemi, le trait impatient de le frapper. Préférez, dans certains cas, les métaphores qui rappellent des idées riantes. Homère a dit : l’aurore aux doigts de rose, parce qu’il s’était peut-être aperçu que la nature répand quelquefois sur une belle main des teintes, couleur de rose, qui l’embellissent encore. Que deviendrait l’image, s’il avait dit : l’aurore aux doigts de pourpre ?
Que chaque figure présente un rapport juste et sensible. Rappelez-vous la consternation des Athéniens, lorsque Périclès leur dit : notre jeunesse a péri dans le combat ; c’est comme si on avait dépouillé l’année de son printemps. Ici l’analogie est parfaite ; car la jeunesse est aux différents périodes de la vie, ce que le printemps est aux autres saisons. On condamne avec raison cette expression d’Euripide : la rame souveraine des mers, parce qu’un titre si brillant ne convient pas à un pareil instrument. On condamne encore cette autre expression de Gorgias : vous moissonnez avec douleur ce que vous avez semé avec honte, sans doute, parce que les mots semer et moissonner n’ont été pris jusqu’à présent dans le sens figuré, que par les poètes. Enfin on désapprouve Platon, lorsque, pour exprimer qu’une ville bien constituée ne doit point avoir de murailles, il dit qu’il faut en laisser dormir les murailles couchées par terre.
Euclide s’étendit sur les divers ornements du discours. Il me cita des réticences heureuses, des allusions fines, des pensées ingénieuses, des réparties pleines de sel. Il convint que la plupart de ces formes n’ajoutent rien à nos connaissances, et montrent seulement avec quelle rapidité l’esprit parvient aux résultats, sans s’arrêter aux idées intermédiaires. Il convint aussi que certaines manières de parler sont tour à tour approuvées et rejetées par des critiques également éclairés. Après avoir dit un mot sur la manière de régler la voix et le geste, après avoir rappelé que Démosthène regarde l’action comme la première, la seconde et la troisième qualité de l’orateur : partout, ajouta-t-il, l’éloquence s’assortit au caractère de la nation. Les grecs de Carie, de Mysie et de Phrygie sont grossiers encore, et ne semblent connaître d’autre mérite que le luxe des satrapes auxquels ils sont asservis : leurs orateurs déclament avec des intonations forcées, des harangues surchargées d’une abondance fastidieuse. Avec des mœurs sévères et le jugement sain, les spartiates ont une profonde indifférence pour toute espèce de faste : ils ne disent qu’un mot, et quelquefois ce mot renferme un traité de morale ou de politique.
Qu’un étranger écoute nos bons orateurs, qu’il lise nos meilleurs écrivains, il jugera bientôt qu’il se trouve au milieu d’une nation polie, éclairée, sensible, pleine d’esprit et de goût. Il trouvera dans tous, le même empressement à découvrir les beautés convenables à chaque sujet, la même sagesse à les distribuer ; il trouvera presque toujours ces qualités estimables, relevées par des traits qui réveillent l’attention, par des grâces piquantes qui embellissent la raison.
Dans les ouvrages même où règne la plus grande simplicité, combien sera-t-il étonné d’entendre une langue que l’on confondrait volontiers avec le langage le plus commun, quoiqu’elle en soit séparée par un intervalle considérable ! Combien le sera-t-il d’y découvrir ces charmes ravissants, dont il ne s’apercevra qu’après avoir vainement essayé de les faire passer dans ses écrits !
Je lui demandai quel était celui des auteurs qu’il proposait pour modèle du style. Aucun en particulier, me répondit-il, tous en général. Je n’en cite aucun personnellement, parce que deux de nos écrivains qui approchent le plus de la perfection, Platon et Démosthène, pèchent quelquefois, l’un par excès d’ornements, l’autre par défaut de noblesse. Je dis tous en général, parce qu’en les méditant, en les comparant les uns avec les autres, non seulement on apprend à colorer sa diction, mais on acquiert encore ce goût exquis et pur qui dirige et juge les productions du génie ; sentiment rapide, et tellement répandu parmi nous, qu’on le prendrait pour l’instinct de la nation.
Vous savez en effet avec quel mépris elle rejette tout ce qui, dans un discours, manque de correction et d’élégance ; avec quelle promptitude elle se récrie, dans ses assemblées, contre une expression impropre, ou une intonation fausse ; combien nos orateurs se tourmentent pour contenter des oreilles si délicates et si sévères. Elles se révoltent, lui dis-je, quand ils manquent à l’harmonie, nullement quand ils blessent la bienséance. Ne les voit-on pas tous les jours s’accabler de reproches sanglants, d’injures sales et grossières ? Quels sont les moyens dont se servent quelques-uns d’entre eux pour exciter l’admiration ? Le fréquent usage des hyperboles ; l’éclat de l’antithèse et de tout le faste oratoire, des gestes, et des cris forcenés. Euclide répondit que ces excès étaient condamnés par les bons esprits. Mais, lui dis-je, le sont-ils par la nation ? Tous les ans au théâtre, ne préfère-t-elle pas des pièces détestables à des pièces excellentes ? Des succès passagers et obtenus par surprise ou par intrigue, me dit-il, n’assurent pas la réputation d’un auteur. Une preuve, repris-je, que le bon goût n’est pas général parmi vous, c’est que vous avez encore de mauvais écrivains. L’un, à l’exemple de Gorgias, répand avec profusion, dans sa prose, toutes les richesses de la poésie. Un autre dresse, arrondit, équarrit, allonge des périodes dont on oublie le commencement, avant que de parvenir à la fin. D’autres poussent l’affectation jusqu’au ridicule, témoin celui qui ayant à parler d’un centaure, l’appelle un homme à cheval sur lui-même. Ces auteurs, me dit Euclide, sont comme les abus qui se glissent partout ; et leurs triomphes, comme les songes qui ne laissent que des regrets. Je les exclus, ainsi que leurs admirateurs, de cette nation dont j’ai vanté le goût, et qui n’est composée que des citoyens éclairés. Ce sont eux qui tôt ou tard fixent les décisions de la multitude ; et vous conviendrez qu’ils sont en plus grand nombre parmi nous que partout ailleurs.
Il me semble que l’éloquence est parvenue à son plus haut période. Quel sera désormais son destin ? Il est aisé de le prévoir, lui dis-je, elle s’amollira, si vous êtes subjugués par quelque puissance étrangère ; elle s’anéantirait, si vous l’étiez par la philosophie. Mais heureusement vous êtes à l’abri de ce dernier danger. Euclide entrevit ma pensée, et me pria de l’étendre. À condition, répondis-je, que vous me pardonnerez mes paradoxes et mes écarts. J’entends par philosophie, une raison souverainement éclairée. Je vous demande si les illusions qui se sont glissées dans le langage ainsi que dans nos passions, ne s’évanouiraient pas à son aspect, comme les fantômes et les ombres à la naissance du jour.
Prenons pour juge un des génies qui habitent les sphères célestes, et qui ne se nourrissent que de vérités pures. Il est au milieu de nous ; je mets sous ses yeux un discours sur la morale ; il applaudit à la solidité des principes, à la clarté des idées, à la force des preuves, et à la propriété des termes. Cependant, lui dis-je, ce discours ne réussira point, s’il n’est traduit dans la langue des orateurs. Il faut symétriser les membres de cette période, et déplacer un mot dans cette autre, pour en tirer des sons plus agréables. Je ne me suis pas toujours exprimé avec assez de précision. Les assistants ne me pardonneraient pas de m’être méfié de leur intelligence. Mon style est trop simple ; j’aurais dû l’éclairer par des points lumineux. Qu’est-ce que ces points lumineux, demande le génie ? — Ce sont des hyperboles, des comparaisons, des métaphores et d’autres figures destinées à mettre les choses fort au dessus, ou fort au dessous de leur valeur.
Ce langage vous étonne sans doute ; mais nous autres hommes, sommes faits de manière que pour défendre même la vérité, il nous faut employer le mensonge. Je vais citer quelques-unes de ces figures, empruntées la plupart des écrits des poètes, où elles sont dessinées à grands traits, et d’où quelques orateurs les transportent dans la prose. Elles feront l’ornement d’un éloge dont voici le commencement. Je vais rendre le nom de mon héros à jamais célèbre parmi tous les hommes. Arrêtez, dit le génie ; pouvez-vous assurer que votre ouvrage sera connu et applaudi dans tous les temps et dans tous les lieux ? Non, lui dis-je, mais c’est une figure. Ses aïeux, qui furent l’œil de la Sicile, s’établirent auprès du mont Etna, colonne du ciel. J’entends le génie qui dit tout bas : le ciel appuyé sur un petit rocher de ce petit globe qu’on appelle la terre ! Quelle extravagance ! des paroles plus douces que le miel coulent de ses lèvres ; elles tombent sans interruption, comme ces flocons de neige qui tombent sur la campagne. qu’ont de commun les paroles avec le miel et la neige, dit le génie ? il a cueilli la fleur de la musique, et sa lyre éteint la foudre embrasée. le génie me regarde avec étonnement, et je continue : il a le regard et la prudence de Jupiter, l’aspect terrible de Mars et la force de Neptune ; le nombre des beautés dont il a fait la conquête, égale le nombre des feuilles des arbres, et celui des flots qui viennent successivement expirer sur le rivage de la mer. À ces mots, le génie disparaît, et s’envole au séjour de la lumière.
Quoiqu’on pût vous reprocher, me dit Euclide, d’avoir entassé trop de figures dans cet éloge, je conçois que nos exagérations falsifient nos pensées ainsi que nos sentiments, et qu’elles effaroucheraient un esprit qui n’y serait pas accoutumé. Mais il faut espérer que notre raison ne restera pas dans une éternelle enfance. Ne vous en flattez pas, répondis-je ; l’homme n’aurait plus de proportion avec le reste de la nature, s’il pouvait acquérir les perfections dont on le croit susceptible.
Supposez que nos sens devinssent infiniment exquis, la langue ne pourrait soutenir l’impression du lait et du miel, ni la main s’appuyer sur un corps sans en être blessée ; l’odeur de la rose nous ferait tomber en convulsions ; le moindre bruit déchirerait nos oreilles, et nos yeux apercevraient des rides affreuses sur le tissu de la plus belle peau. Il en est de même des qualités de l’esprit : donnez-lui la vue la plus perçante, et la justesse la plus rigoureuse, combien serait-il révolté de l’impuissance et de la fausseté des signes qui représentent nos idées ! Il se ferait sans doute une autre langue ; mais que deviendrait celle des passions, que deviendraient les passions elles-mêmes sous l’empire absolu d’une raison si pure et si austère ? Elles s’éteindraient ainsi que l’imagination, et l’homme ne serait plus le même.
Dans l’état où il est aujourd’hui, tout ce qui sort de son esprit, de son cœur et de ses mains, n’annonce qu’insuffisance et besoins. Renfermé dans des limites étroites, la nature le punit avec rigueur, dès qu’il veut les franchir.
Vous croyez qu’en se civilisant, il a fait un grand pas vers la perfection ; qu’a-t-il donc gagné ? De substituer dans l’ordre général de la société, des lois faites par des hommes, aux lois naturelles, ouvrage des dieux ; dans les mœurs, l’hypocrisie à la vertu ; dans les plaisirs, l’illusion à la réalité ; dans la politesse, les manières au sentiment. Ses goûts se sont tellement pervertis à force de s’épurer, qu’il s’est trouvé contraint de préférer, dans les arts, ceux qui sont agréables à ceux qui sont utiles ; dans l’éloquence, le mérite du style à celui des pensées ; partout, l’artifice à la vérité. J’ose le dire, les peuples éclairés n’ont sur nous d’autre supériorité, que d’avoir perfectionné l’art de feindre, et le secret d’attacher un masque sur tous les visages.
Je vois par tout ce que vous m’avez dit, que la rhétorique ne se propose pas d’autre fin, et qu’elle n’y parvient qu’en appliquant aux paroles, des tons et des couleurs agréables. Aussi, loin d’étudier ses préceptes, je m’en tiendrai, comme j’ai fait jusqu’à présent, à cette réflexion d’Aristote ; je lui demandais à quels signes on reconnaît un bon ouvrage ; il me répondit : s’il est impossible d’y rien ajouter, et d’en retrancher la moindre chose. Après avoir discuté ces idées avec Euclide, nous sortîmes, et nous dirigeâmes notre promenade vers le Lycée. Chemin faisant, il me montra une lettre qu’il venait de recevoir d’une femme de ses amies, et dont l’orthographe me parut vicieuse ; quelquefois l’é s’y trouvait remplacé par un i, le d par un z.
J’ai toujours été surpris, lui dis-je, de cette négligence de la part des Athéniennes. Elles écrivent, répondit-il, comme elles parlent, et comme on parlait autrefois. Il s’est donc fait, repris-je, des changements dans la prononciation ? En très grand nombre, répondit-il ; par exemple, on disait anciennement himéra (jour), après on a dit héméra, le premier é fermé ; ensuite hèméra, le premier è ouvert.
L’usage, pour rendre certains mots plus sonores ou plus majestueux, retranche des lettres, en ajoute d’autres, et par cette continuité d’altérations, ôte toute espérance de succès à ceux qui voudraient remonter à l’origine de la langue. Il fait plus encore : il condamne à l’oubli, des expressions dont on se servait communément autrefois, et qu’il serait peut-être bon de rajeunir.
En entrant dans la première cour du lycée, nous fûmes attirés par des cris perçants qui venaient d’une des salles du gymnase. Le rhéteur Léon et le sophiste Pythodore s’étaient engagés dans une dispute très vive. Nous eûmes de la peine à percer la foule. Approchez, nous dit le premier ; voilà Pythodore qui soutient que son art ne diffère pas du mien, et que notre objet à tous deux est de tromper ceux qui nous écoutent. Quelle prétention de la part d’un homme qui devrait rougir de porter le nom de sophiste ! Ce nom, répondit Pythodore, était honorable autrefois : c’est celui dont se paraient tous ceux qui, depuis Solon jusqu’à Périclès, consacrèrent leur temps à l’étude de la sagesse ; car au fond, il ne désigne pas autre chose. Platon voulant couvrir de ridicules quelques-uns de ceux qui en abusaient, parvint à le rendre méprisable parmi ses disciples. Cependant je le vois tous les jours appliquer à Socrate, que vous respectez sans doute, et à l’orateur Antiphon, que vous faites profession d’estimer. Mais il n’est pas question ici d’un vain titre. Je le dépose en votre présence, et je vais sans autre intérêt que celui de la vérité, sans autres lumières que celles de la raison, vous prouver que le rhéteur et le sophiste emploient les mêmes moyens pour arriver au même but.
J’ai peine à retenir mon indignation, reprit Léon : quoi ! de vils mercenaires, des ouvriers en paroles, qui habituent leurs disciples à s’armer d’équivoques et de sophismes, et à soutenir également le pour et le contre, vous osez les comparer à ces hommes respectables qui apprennent à défendre la cause de l’innocence dans les tribunaux, celle de l’état dans l’assemblée générale, celle de la vertu dans les discours qu’ils ont soin de lui consacrer ! Je ne compare point les hommes, dit Pythodore ; je ne parle que de l’art qu’ils professent. Nous verrons bientôt si ces hommes respectables ne sont pas plus à redouter que les plus dangereux sophistes.
Ne convenez-vous pas que vos disciples et les miens, peu soigneux de parvenir à la vérité, s’arrêtent communément à la vraisemblance ? — Oui ; mais les premiers fondent leurs raisonnements sur de grandes probabilités, et les seconds sur des apparences frivoles. — Et qu’entendez-vous par le probable ? — Ce qui paraît tel à tous les hommes, ou à la plupart des hommes. -prenez garde à votre réponse ; car il suivrait de là que ces sophistes dont l’éloquence entraînait les suffrages d’une nation, n’avançaient que des propositions probables. — Ils n’éblouissaient que la multitude ; les sages se garantissaient de l’illusion.
C’est donc au tribunal des sages, demanda Pythodore, qu’il faut s’en rapporter pour savoir si une chose est probable ou non ? — Sans doute, répondit Léon ; et j’ajoute à ma définition qu’en certains cas, on doit regarder comme probable, ce qui est reconnu pour tel par le plus grand nombre des sages, ou du moins par les plus éclairés d’entre eux. Êtes-vous content ? — Il arrive donc quelquefois que le probable est si difficile à saisir, qu’il échappe même à la plupart des sages, et ne peut être démêlé que par les plus éclairés d’entre eux ? — À la bonne heure. — Et quand vous hésitez sur la réalité de ces vraisemblances, imperceptibles presque à tout le monde, allez-vous consulter ce petit nombre de sages éclairés ? — Non, je m’en rapporte à moi-même, en présumant leur décision. Mais que prétendez-vous conclure de ces ennuyeuses subtilités ?
Le voici, dit Pythodore, que vous ne vous faites aucun scrupule de suivre une opinion, que de votre propre autorité vous avez rendue probable ; et que les vraisemblances trompeuses suffisent pour déterminer l’orateur ainsi que le sophiste. — Mais le premier est de bonne foi, et l’autre ne l’est pas. — Alors ils ne différeraient que par l’intention ; c’est en effet ce qu’ont avoué des écrivains philosophes : je veux néanmoins vous ! Ôter encore cet avantage.
Vous accusez les sophistes de soutenir le pour et le contre : je vous demande si la rhétorique, ainsi que la dialectique, ne donnent pas des règles pour défendre avec succès deux opinions contraires. — J’en conviens ; mais on exhorte le jeune élève à ne point abuser de cette voie : il doit la connaître pour éviter les piéges qu’un ennemi adroit pourrait semer autour de lui. — C’est à dire, qu’après avoir mis entre les mains d’un jeune homme un poignard et une épée, on lui dit : lorsque l’ennemi vous serrera de près, et que vous serez fortement remué par l’intérêt, l’ambition et la vengeance, frappez avec un de ces instruments, et ne vous servez pas de l’autre, quand même il devrait vous assurer la victoire. J’admirerais cette modération ; mais pour nous assurer s’il peut en effet l’exercer, nous allons le suivre dans le combat, ou plutôt souffrez que je vous y conduise moi-même. Supposons que vous soyez chargé d’accuser un homme dont le crime n’est pas avéré, et qu’il me soit permis de vous rappeler les leçons que les instituteurs donnent tous les jours à leurs élèves ; je vous dirai : votre premier objet est de persuader ; et pour opérer cette persuasion, il faut plaire et toucher. Vous avez de l’esprit et des talents, vous jouissez d’une excellente réputation ; tirons parti de ces avantages. Ils ont déjà préparé la confiance ; vous l’augmenterez en semant dans l’exorde et dans la suite du discours, des maximes de justice et de probité ; mais surtout en flattant vos juges, dont vous aurez soin de relever les lumières et l’équité. Ne négligez pas les suffrages de l’assemblée ; il vous sera facile de les obtenir. Rien de si aisé, disait Socrate, que de louer les Athéniens au milieu d’Athènes ; conformez-vous à leur goût, et faites passer pour honnête tout ce qui est honoré.
Suivant le besoin de votre cause, rapprochez les qualités des deux parties, des qualités bonnes ou mauvaises qui les avoisinent ; exposez dans le plus beau jour le mérite réel ou imaginaire de celui pour qui vous parlez ; excusez ses défauts, ou plutôt, annoncez-les comme des excès de vertu ; transformez l’insolence en grandeur d’âme, la témérité en courage, la prodigalité en libéralité, les fureurs de la colère en expressions de franchise ; vous éblouirez les juges.
Comme le plus beau privilège de la rhétorique est d’embellir et de défigurer, d’agrandir et de rapetisser tous les objets, ne craignez pas de peindre votre adversaire sous de noires couleurs ; trempez votre plume dans le fiel ; ayez soin d’aggraver ses moindres fautes, d’empoisonner ses plus belles actions, de répandre des ombres sur son caractère : est-il circonspect, et prudent ? Dites qu’il est suspect, et capable de trahison.
Quelques orateurs couronnent la victime avant que de l’abattre à leurs pieds ; ils commencent par donner des éloges à la partie adverse ; et après avoir écarté loin d’eux tout soupçon de mauvaise foi, ils enfoncent à loisir le poignard dans son cœur. Si ce raffinement de méchanceté vous arrête, je vais mettre entre vos mains une arme tout aussi redoutable. Quand votre adversaire vous accablera du poids de ses raisons, au lieu de lui répondre, couvrez-le de ridicules, et vous lirez sa défaite dans les yeux des juges.
S’il n’a fait que conseiller l’injustice, soutenez qu’il est plus coupable que s’il l’avait commise ; s’il n’a fait que suivre les conseils d’un autre, soutenez que l’exécution est plus criminelle que le conseil. C’est ce que j’ai vu pratiquer, il n’y a pas longtemps, par un de nos orateurs, chargé de deux causes différentes. Les lois écrites vous sont-elles contraires ? Ayez recours à la loi naturelle, et montrez qu’elle est plus juste que les lois écrites. Si ces dernières vous sont favorables, représentez fortement aux juges qu’ils ne peuvent, sous aucun prétexte, se dispenser de les suivre. Votre adversaire, en convenant de sa faute, prétendra peut-être que c’est par ignorance ou par hasard qu’il l’a commise ; soutenez-lui que c’est de dessein prémédité. Offre-t-il le serment pour preuve de son innocence ? Dites, sans balancer, qu’il n’a d’autre intention que de se soustraire, par un parjure, à la justice qui l’attend. Proposez-vous, de votre côté, de confirmer par un serment ce que vous venez d’avancer ? Dites qu’il n’y a rien de si religieux et de si noble, que de remettre ses intérêts entre les mains des dieux. Si vous n’avez pas de témoins, tâchez de diminuer la force de ce moyen ; si vous en avez, n’oubliez rien pour le faire valoir.
Vous est-il avantageux de soumettre à la question les esclaves de la partie adverse ? Dites que c’est la plus forte des preuves. Vous l’est-il que les vôtres n’y soient pas appliqués ? Dites que c’est la plus incertaine et la plus dangereuse de toutes.
Ces moyens facilitent la victoire ; mais il faut l’assurer. Pendant toute l’action, perdez plutôt de vue votre cause que vos juges : ce n’est qu’après les avoir terrassés, que vous triompherez de votre adversaire.
Remplissez-les d’intérêt et de pitié en faveur de votre partie ; que la douleur soit empreinte dans vos regards et dans les accents de votre voix. S’ils versent une larme, si vous voyez la balance s’ébranler entre leurs mains, tombez sur eux avec toutes les fureurs de l’éloquence, associez leurs passions aux vôtres, soulevez contre votre ennemi leur mépris, leur indignation, leur colère ; et s’il est distingué par ses emplois, et par ses richesses, soulevez aussi leur jalousie, et rapportez-vous-en à la haine qui la suit de près. Tous ces préceptes, Léon, sont autant de chefs d’accusation contre l’art que vous professez. Jugez des effets qu’ils produisent, par la réponse effrayante d’un fameux avocat de Byzance, à qui je demandais dernièrement ce qu’en certains cas ordonnaient les lois de son pays. Ce que je veux, me dit-il.
Léon voulait rejeter uniquement sur les orateurs, les reproches que faisait Pythodore à la rhétorique. Eh ! Non, reprit ce dernier avec chaleur ; il s’agit ici des abus inhérents à cet art funeste : je vous rappelle ce qu’on trouve dans tous les traités de rhétorique, ce que pratiquent tous les jours les orateurs les plus accrédités, ce que tous les jours les instituteurs les plus éclairés nous ordonnent de pratiquer, ce que nous avons appris vous et moi dans notre enfance.
Rentrons dans ces lieux où l’on prétend initier la jeunesse à l’art oratoire, comme s’il était question de dresser des histrions, des décorateurs et des athlètes. Voyez avec quelle importance on dirige leurs regards, leur voix, leur attitude, leurs gestes ; avec quels pénibles travaux on leur apprend, tantôt à broyer les fausses couleurs dont ils doivent enluminer leur langage, tantôt à faire un mélange perfide de la trahison et de la force. Que d’impostures ! Que de barbarie ! Sont-ce là les ornements de l’éloquence ? Est-ce là le cortége de l’innocence et de la vérité ? Je me croyais dans leur asile, et je me trouve dans un repaire affreux, où se distillent les poisons les plus subtils, et se forgent les armes les plus meurtrières : et ce qu’il y a d’étrange, c’est que ces armes et ces poisons se vendent sous la protection du gouvernement, et que l’admiration et le crédit sont la récompense de ceux qui en font l’usage le plus cruel.
Je n’ai pas voulu extraire le venin caché dans presque toutes les leçons de nos rhéteurs. Mais dites-moi, quel est donc ce principe dont j’ai déjà parlé, et sur lequel porte l’édifice de la rhétorique, qu’il faut émouvoir fortement les juges ? Eh ! Pourquoi les émouvoir ? Juste ciel ! Eux qu’il faudrait calmer, s’ils étaient émus ! Eux qui n’eurent jamais tant besoin du repos des sens et de l’esprit ! Quoi ! Tandis qu’il est reconnu sur toute la terre, que les passions pervertissent le jugement, et changent à nos yeux la nature des choses, on prescrit à l’orateur de remuer les passions dans son âme, dans celle de ses auditeurs, dans celle de ses juges ; et l’on a le front de soutenir que de tant de mouvements impétueux et désordonnés, il peut résulter une décision équitable !
Allons dans les lieux où se discutent les grands intérêts de l’état. Qu’y verrons-nous ? Des éclairs, des foudres partir du haut de la tribune, pour allumer des passions violentes, et produire des ravages horribles ; un peuple imbécile venir chercher des louanges qui le rendent insolent, et des émotions qui le rendent injuste ; des orateurs nous avertir sans cesse d’être en garde contre l’éloquence de leurs adversaires. Elle est donc bien dangereuse cette éloquence ! Cependant elle seule nous gouverne, et l’état est perdu.
Il est un autre genre que cultivent des orateurs dont tout le mérite est d’appareiller les mensonges les plus révoltants, et les hyperboles les plus outrées, pour célébrer des hommes ordinaires et souvent méprisables. Quand cette espèce d’adulation s’introduisit, la vertu dut renoncer aux louanges des hommes. Mais je ne parlerai point de ces viles productions ; que ceux qui ont le courage de les lire, aient celui de les louer ou de les blâmer.
Il suit de là que la justice est sans cesse outragée dans son sanctuaire, l’état dans nos assemblées générales, la vérité dans les panégyriques et les oraisons funèbres. Certes, on a bien raison de dire que la rhétorique s’est perfectionnée dans ce siècle : car je défie les siècles suivants d’ajouter un degré d’atrocité à ses noirceurs.
À ces mots, un Athénien qui se préparait depuis longtemps à haranguer quelque jour le peuple, dit avec un sourire dédaigneux : Pythodore condamne donc l’éloquence ? Non, répondit-il ; mais je condamne cette rhétorique qui entraîne nécessairement l’abus de l’éloquence. Vous avez sans doute vos raisons, reprit le premier, pour proscrire les grâces du langage. Cependant on a toujours dit, et l’on dira toujours, que la principale attention de l’orateur doit être de s’insinuer auprès de ceux qui l’écoutent en flattant leurs oreilles. Et moi je dirai toujours, répliqua Pythodore, ou plutôt la raison et la probité répondront toujours, que la plus belle fonction, l’unique devoir de l’orateur est d’éclairer les juges.
Et comment voulez-vous qu’on les éclaire, dit avec impatience un autre athénien, qui devait à l’adresse des avocats le gain de plusieurs procès ? Comme on les éclaire à l’aréopage, répartit Pythodore, où l’orateur, sans mouvements et sans passions, se contente d’exposer les faits, le plus simplement et le plus sèchement qu’il est possible ; comme on les éclaire en Crète, à Lacédémone, et dans d’autres républiques, où l’on défend à l’avocat d’émouvoir ceux qui l’écoutent ; comme on les éclairait parmi nous, il n’y a pas un siècle, lorsque les parties, obligées de défendre elles-mêmes leurs causes, ne pouvaient prononcer des discours composés par des plumes éloquentes.
Je reviens à ma première proposition. J’avais avancé que l’art des rhéteurs n’est pas essentiellement distingué de celui des sophistes ; je l’ai prouvé en montrant que l’un et l’autre, non seulement dans leurs effets, mais encore dans leurs principes, tendent au même but par des voies également insidieuses. S’il existe entre eux quelque différence, c’est que l’orateur s’attache plus à exciter nos passions, et le sophiste à les calmer.
Au reste, j’aperçois Léon prêt à fondre sur moi avec l’attirail pompeux et menaçant de la rhétorique. Je le prie de se renfermer dans la question, et de considérer que les coups qu’il m’adressera, tomberont en même temps sur plusieurs excellents philosophes. J’aurais pu en effet citer en ma faveur les témoignages de Platon et d’Aristote ; mais de si grandes autorités sont inutiles, quand on a de si solides raisons à produire.
Pythodore eut à peine achevé, que Léon entreprit la défense de la rhétorique ; mais comme il était tard, nous prîmes le parti de nous retirer.

 

       

 

 

1Neuf cents livres.  
2
Dans le cycle de Méton, le mois munychien commençait au plus tôt le 28 mars de l'année julienne ; et le mois boédromion le 23 août. Ainsi les vaisseaux tenaient la mer depuis le commencement d'avril jusqu'à la fin de septembre.  
3
Le même commerce subsiste encore aujourd'hui. On tire tous les ans de Caffa {l'ancienne Théodosie), et des environs, une grande quantité de poisson salé, du blé, des cuirs, de la laine, etc. (Voyage de Chardin, t. 1, p. 108 et 117.)   
4
Cinq drachmes quatre livres dix sous. Le médimne, environ quatre de nos boisseaux. (Voyez Goguet, De l'origine des lois, etc., t. III, p. 260.)   
5
.  
Le texte de Lysias porte penthkñnta fñrmvn qu'on peut rendre par cinquante corbeilles; c'est une mesure dont on ne sait pas exactement la valeur.  
6
.  
Dix-huit sous de notre monnaie. 
7
.  
Douze sous, neuf sous, six sous, trois sous, dix-huit deniers  
8
.  
Quatre deniers et demi.
9
.  
Dix-huit livres.
10
Plus de cinq millions quatre cent mille livres. 
11
Dix millions huit cent mille livres.    
12
.  
Pendant la guerre du Péloponnèse, ces droits étaient affermés trente-six talents, c'est-à-dire cent quatre-vingt-quatorze mille quatre cents livres. En y joignant le gain des fermiers, on peut porter cette somme à deux cent mille livres. et conclure de là que le commerce des Athéniens avec l'étranger était tous les ans d'environ dix millions de nos livres. 
13
Deux millions quatre cent quatre-vingt-quatre mille livres.   
14
.  
Trois millions deux cent quatre-vingt mille livres.   
15
Les quatre cent soixante talents qu'on tirait tous les ans des peuples ligués contre les Perses, et que les Athéniens déposaient à la citadelle, formèrent d'abord une somme de dix mille talents, suivant Isocrate, ou de neuf mille sept cents, suivant Thucydide. Périclès, pendant son administration, en avait déposé huit mille; mais en ayant dépensé trois mille sept cents, soit pour embellir la ville, soit pour les premières dépenses du siége de Potidée, les neuf mille sept cents s'étaient réduits à six mille au commencement de la guerre du Péloponnèse. 
 
Cette guerre fut suspendue par une trêve quo les Athéniens firent avec Lacédémone. Les contributions qu'ils recevaient alors s'étaient élevées jusqu'à douze ou treize cents talents; et pendamt sept années que dura la trêve, ils mirent sept mille talents dans le trésor public.
16

17
Les individus s'appellent, en grec, atomes indivisibles. (Aristote, Categ. cap. 2, t I. p. 15.)   
18
.   
Porphyre, dans son Introduction à la doctrine des péripatéticiens, définit l'homme un animal raisonnable et mortel. Je n'ai pas trouvé cette définition dans les ouvrages qui nous restent d'Aristote; peut-être en avait-il fait usage dans ceux que nous avons perdus: peut-être ne l'avait-il jamais employée. Il en rapporte souvent une autre que Platon, ainsi que divers philosophes, avaient adoptée. et qui n'est autre chose que l'énumération de quelques qualités extérieures de l'homme. Cependant, comme alors on .admettait une différence réelle entre les animaux raisonnables et les animaux irraisonnables, on pourrait demander pour-quoi les philosophes n'avaient pas généralement choisi la faculté de raisonner pour la différence spécifique de l'homme. Je vais tâcher de répondre à cette difficulté. 
Le mot dont les Grecs se servaient pour signifier animal désigne l'être vivant : l'animal raisonnable est donc l'être vivant doué d'intelligence et de raison. Cette définition convient é l'homme, mais plus éminemment encore à la Divinité; et c'est ce qui avait engagé les pythagoriciens à placer Dieu et l'homme parmi les animaux raisonnables. Il fallait donc chercher une autre différence qui séparât l'homme de l'Être suprême. et même de toutes les intelligences célestes.
Toute définition devant donner une idée bien claire de la chose définie, et la nature des esprits n'étant pas assez connue, les philosophes qui voulurent classer l'homme dans l'échelle des êtres s'attachèrent par préférence à ses qualités estérieures. Ils dirent que l'homme est un animal ; ce qui le distinguait de tous les corps inanimés. Ils ajoutèrent successivement les mots terrestre, pour le distinguer des animaux qui vivent dans l'air ou dans l'eau; à deux pieds, pour le distinguer des quadrupèdes, des reptiles, etc. ; sans plumes, pour ne pas le confondre avec les oiseaux. Et quand Diogène, par une plaisanterie assez connue, eut montré que cette définition conviendrait également à un coq et à tout oiseau dont on aurait arraché les plumes, on prit le parti d'ajouter à la définition un nouveau caractère, tiré de la forme des ongles. Du temps de Porphyre, pour obvier à une partie des inconvénients dont je parle, on définissait l'homme un animal raisonnable et mortel. Nous avons depuis retranché le mot mortel, parce que, suivant l'idée que le mot animal réveille dans nos esprits, tout animal est mortel.

19.   C'est ce qu'avait fait Eschyle (in Prom. v. 211). Vulcain dit que Prométhée ne verra plus ni voix ni figure d'homme.