Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
CHAPITRE PREMIER
Départ de Scythie. La Chersonèse Taurique. (1)
Le Pont-Euxin (2). État de la Grèce, depuis la
prise d' Athènes en 404 avant J C, jusqu' au moment du voyage. Le Bosphore de
Thrace. Arrivée à Byzance (3).
Anacharsis, scythe de nation, fils de Toxaris, est l'auteur de cet ouvrage qu' il adresse à ses amis. Il commence par leur exposer les motifs qui l' engagèrent à voyager.
Vous savez que je
descends du sage Anacharsis, si célèbre parmi les Grecs, et si indignement
traité par les Scythes. L' histoire de sa vie et de sa mort m'inspira, dès ma
plus tendre enfance, de l’estime pour la nation qui avait honoré ses vertus,
et de l’éloignement pour celle qui les avait méconnues.
Ce dégoût fut augmenté par l’arrivée d’un esclave grec dont je fis l’acquisition.
Il était d’une des principales familles de Thèbes en Béotie. Environ 36 ans
auparavant (4), il avait suivi le jeune Cyrus dans l’expédition
que ce prince entreprit contre son frère Artaxerxès, roi de Perse. Fait
prisonnier dans un de ces combats que les Grecs furent obligés de livrer en se
retirant, il changea souvent de maître, traîna ses fers chez différentes
nations, et parvint aux lieux que j’habitais.
Plus je le connus, plus je sentis l’ascendant que les peuples éclairés ont
sur les autres peuples. Timagène, c’était le nom du Thébain, m’attirait
et m’humiliait par les charmes de sa conversation, et par la supériorité de
ses lumières. L’histoire des Grecs, leurs moeurs, leurs gouvernements, leurs
sciences, leurs arts, leurs fêtes, leurs spectacles, étaient le sujet
intarissable de nos entretiens. Je l’interrogeais, je l’écoutais avec
transport ; je venais d’entrer dans ma dix-huitième année : mon imagination
ajoutait les plus vives couleurs à ses riches tableaux. Je n’avais vu jusqu’alors
que des tentes, des troupeaux et des déserts. Incapable désormais de supporter
la vie errante que j’avais menée, et l’ignorance profonde à laquelle j’étais
condamné, je résolus d’abandonner un climat où la nature se prêtait à
peine aux besoins de l’homme, et une nation qui ne me paraissait avoir d’autres
vertus que de ne pas connaître tous les vices.
J’ai passé les plus belles années de ma vie en Grèce, en Égypte et en
Perse ; mais c’est dans le premier de ces pays que j’ai fait le plus long
séjour. J’ai joui des derniers moments de sa gloire ; et je ne l’ai quitté
qu’après avoir vu sa liberté expirer dans la plaine de Chéronée. Pendant
que je parcourais ses provinces, j’avais soin de recueillir tout ce qui
méritait quelque attention. C’est d’après ce journal, qu’à mon retour
en Scythie, j’ai mis en ordre la relation de mon voyage. Peut-être
serait-elle plus exacte, si le vaisseau sur lequel j’avais fait embarquer mes
livres, n’avait pas péri dans le Pont-Euxin. Vous, que j’eus l’avantage
de connaître dans mon voyage de Perse, Arsame, Phédime, illustres époux,
combien de fois vos noms ont été sur le point de se mêler à mes récits ! De
quel éclat ils brillaient à ma vue, lorsque j’avais à peindre quelque
grande qualité du coeur et de l’esprit ; lorsque j’avais à parler de
bienfaits et de reconnaissance ! Vous avez des droits sur cet ouvrage. Je le
composai en partie dans ce beau séjour dont vous faisiez le plus bel ornement ;
je l’ai achevé loin de la Perse, et toujours sous vos yeux ; car le souvenir
des moments passés auprès de vous ne s’efface jamais. Il fera le bonheur du
reste de mes jours ; et tout ce que je désire après ma mort, c’est que sur
la pierre qui couvrira ma cendre, on grave profondément ces mots : il obtint
les bontés d’Arsame et de Phédime. Vers la fin de la première année de la
104 e olympiade (5), je partis avec Timagène à qui
je venais de rendre la liberté. Après avoir traversé de vastes solitudes,
nous arrivâmes sur les bords du Tanaïs (6), près
de l’endroit où il se jette dans une espèce de mer, connue sous le nom de
lac ou de Palus Méotide. Là, nous étant embarqués, nous nous rendîmes à la
ville de Panticapée, située sur une hauteur, vers l’entrée du détroit qu’on
nomme le Bosphore Cimmérien, et qui joint le lac au Pont-Euxin. Cette ville où
les Grecs établirent autrefois une colonie, est devenue la capitale d’un
petit empire qui s’étend sur la côte orientale de la Chersonèse Taurique.
Leucon y régnait depuis environ 30 ans. C’était un prince magnifique et
généreux, qui plus d’une fois avait dissipé des conjurations, et remporté
des victoires par son courage et son habileté. Nous ne le vîmes point : il
était à la tête de son armée. Quelque temps auparavant, ceux d’Héraclée
en Bithynie s’étaient présentés avec une puissante flotte, pour tenter une
descente dans ses états. Leucon s’apercevant que ses troupes s’opposaient
faiblement au projet de l’ennemi, plaça derrière elles un corps de Scythes,
avec ordre de les charger, si elles avaient la lâcheté de reculer. On citait
de lui un mot dont je frissonne encore. Ses favoris, par de fausses accusations,
avaient écarté plusieurs de ses amis, et s’étaient emparés de leurs biens.
Il s’en aperçut enfin ; et l’un d’eux ayant hasardé une nouvelle
délation : « Malheureux, lui dit-il, je te ferais mourir, si des scélérats
tels que toi n’étaient nécessaires aux despotes. »
La Chersonèse Taurique produit du blé en abondance : la terre, à peine
effleurée par le soc de la charrue, y rend trente pour un. Les Grecs y font un
si grand commerce, que le roi s’était vu forcé d’ouvrir à Théodosie (7),
autre ville du Bosphore, un port capable de contenir 100 vaisseaux. Les
marchands Athéniens abordaient en foule, soit dans cette place, soit à
Panticapée. Ils n’y payaient aucun droit, ni d’entrée, ni de sortie ; et
la république, par reconnaissance, avait mis ce prince et ses enfants au nombre
de ses citoyens (8).
Nous trouvâmes un vaisseau de Lesbos près de mettre à la voile. Cléomède,
qui le commandait, consentit à nous prendre sur son bord. En attendant le jour
du départ, j’allais, je venais ; je ne pouvais me rassasier de revoir la
citadelle, l’arsenal, le port, les vaisseaux, leurs agrès, leurs manoeuvres ;
j’entrais au hasard dans les maisons des particuliers, dans les manufactures,
dans les moindres boutiques ; je sortais de la ville, et mes yeux restaient
fixés sur des vergers couverts de fruits, sur des campagnes enrichies de
moissons. Mes sensations étaient vives, mes récits animés. Je ne pouvais me
plaindre de n’avoir pas de témoins de mon bonheur ; j’en parlais à tout le
monde : tout ce qui me frappait, je courais l’annoncer à Timagène, comme une
découverte pour lui, ainsi que pour moi ; je lui demandais si le lac Méotide n’était
pas la plus grande des mers ; si Panticapée n’était pas la plus belle ville
de l’univers. Dans le cours de mes voyages, et surtout au commencement, j’éprouvais
de pareilles émotions, toutes les fois que la nature ou l’industrie m’offrait
des objets nouveaux ; et lorsqu’ils étaient faits pour élever l’âme, mon
admiration avait besoin de se soulager par des larmes que je ne pouvais retenir,
ou par des excès de joie que Timagène ne pouvait modérer. Dans la suite, ma
surprise, en s’affaiblissant, a fait évanouir les plaisirs dont elle était
la source ; et j’ai vu avec peine, que nous perdons du côté des sensations,
ce que nous gagnons du côté de l’expérience. Je ne décrirai point les
mouvements dont je fus agité, lorsqu’à la sortie du Bosphore Cimmérien, la
mer, qu’on nomme Pont-Euxin, se développa insensiblement à mes regards. C’est
un immense bassin, presque partout entouré de montagnes plus ou moins
éloignées du rivage, et dans lequel près de 40 fleuves versent les eaux d’une
partie de l’Asie et de l’Europe. Sa longueur, dit-on, est de 11100 stades ;
sa plus grande largeur, de 3300. Sur ses bords, habitent des nations qui
diffèrent entre elles d’origine, de moeurs et de langage. On y trouve, par
intervalles, et principalement sur les côtes méridionales, des villes
grecques, fondées par ceux de Milet, de Mégare et d’Athènes ; la plupart
construites dans des lieux fertiles et propres au commerce. A l’est, est la
Colchide, célèbre par le voyage des Argonautes, que les fables ont embelli, et
qui fit mieux connaître aux Grecs ces pays éloignés. Les fleuves qui se
jettent dans le Pont, le couvrent de glaçons dans les grands froids,
adoucissent l’amertume de ses eaux, y portent une énorme quantité de limon
et de substances végétales, qui attirent et engraissent les poissons. Les
thons, les turbots et presque toutes les espèces, y vont déposer leur frai, et
s’y multiplient d’autant plus, que cette mer ne nourrit point de poissons
voraces et destructeurs. Elle est souvent enveloppée de vapeurs sombres, et
agitée par des tempêtes violentes. On choisit, pour y voyager, la saison où
les naufrages sont moins fréquents. Elle n’est pas profonde, excepté vers sa
partie orientale, où la nature a creusé des abîmes dont la sonde ne peut
trouver le fond. Pendant que Cléomède nous instruisait de ces détails, il
traçait sur ses tablettes le circuit du Pont-Euxin. Quand il l’eut terminé,
vous avez, lui dis-je, figuré sans vous en apercevoir, l’arc dont nous nous
servons en Scythie. Telle est précisément sa forme ; mais je ne vois point d’issue
à cette mer. Elle ne communique aux autres, répondit-il, que par un canal à
peu près semblable à celui d’où nous venons de sortir.
Au lieu de nous y rendre en droiture, Cléomède, craignant de s’éloigner des
côtes, dirigea sa route vers l’ouest, et ensuite vers le sud. Nous nous
entretenions, en les suivant, des nations qui les habitent ; nous vîmes
quelquefois les troupeaux s’approcher du rivage de la mer, parce qu’elle
leur présente une boisson aussi agréable que salutaire. On nous dit qu’en
hiver, quand la mer est prise, les pêcheurs de ces cantons
dressent leurs tentes sur sa surface, et jettent leurs lignes à travers des
ouvertures pratiquées dans la glace. On nous montra de loin l’embouchure du
Borysthène (9), celle de l’Ister (10),
et de quelques autres fleuves. Nous passions souvent la nuit à terre, et
quelquefois à l’ancre.
Un jour Cléomède nous dit qu’il avait lu autrefois l’histoire de l’expédition
du jeune Cyrus. La Grèce s’est donc occupée de nos malheurs, dit Timagène :
ils sont moins amers pour ceux qui ont eu la fatalité d’y survivre. Et quelle
est la main qui en traça le tableau ? - Ce fut, répondit Cléomède, l’un
des généraux qui ramenèrent les Grecs dans leur patrie, Xénophon d’Athènes.
- Hélas ! Reprit Timagène, depuis environ 37 ans que le sort me sépara de
lui, voici la première nouvelle que j’ai de son retour. Ah ! Qu’il m’eût
été doux de le revoir, après une si longue absence ! Mais je crains bien que
la mort... - Rassurez-vous, dit Cléomède ; il vit encore. - Que les dieux
soient bénis, reprit Timagène ! Il vit, il recevra les embrassements d’un
soldat, d’un ami dont il sauva plus d’une fois les jours. Sans doute que les
Athéniens l’ont comblé d’honneurs ? - Ils l’ont exilé, répondit
Cléomède, parce qu’il paraissait trop attaché aux Lacédémoniens. - Mais
du moins dans sa retraite, il attire les regards de toute la Grèce ? - Non ;
ils sont tous fixés sur Épaminondas de Thèbes. - Épaminondas ! Son âge ? Le
nom de son père ? - Il a près de 50 ans ; il est fils de Polymnis, et frère
de Caphisias. - C’est lui, reprit Timagène avec émotion ; c’est lui-même.
Je l’ai connu dès son enfance.
Ses traits sont encore présents à mes yeux : les liens du sang nous unirent de
bonne heure. Je n’avais que quelques années de plus que lui : il fut élevé
dans l’amour de la pauvreté, dans l’amour de la vertu. Jamais des progrès
plus rapides dans les exercices du corps, dans ceux de l’esprit. Ses maîtres
ne suffisaient pas au besoin qu’il avait de s’instruire. Je m’en souviens
: nous ne pouvions l’arracher de la compagnie d’un pythagoricien triste et
sévère, nommé Lysis. Épaminondas n’avait que 12 à 13 ans, quand je me
rendis à l’armée de Cyrus : il laissait quelquefois échapper les traits d’un
grand caractère. On prévoyait l’ascendant qu’il aurait un jour sur les
autres hommes. Excusez mon importunité. Comment a-t-il rempli de si belles
espérances ? Cléomède répondit : il a élevé sa nation ; et par ses
explaits, elle est devenue la première puissance de la Grèce. ô Thèbes ! S’écria
Timagène ; ô ma patrie ! Heureux séjour de mon enfance ! Plus heureux
épaminondas ! ... un saisissement involontaire l’empêcha d’achever. Je m’écriai
à mon tour : oh ! Que l’on mérite d’être aimé, quand on est si sensible
! Et me étant à son cou : mon cher Timagène, lui dis-je, puisque vous prenez
tant d’intérêt aux lieux où le hasard vous a fait naître, quels doivent
être vos sentiments pour les amis que vous choisissez vous-même ! Il me
répondit, en me serrant la main : je vous ai souvent parlé de cet amour
inaltérable que les Grecs conservent pour leur patrie. Vous aviez de la peine
à le concevoir. Vous voyez à mes pleurs s’il est profond et sincère. Il
pleurait en effet. Après quelques moments de silence, il demanda comment s’était
opérée une révolution si glorieuse aux Thébains. Vous n’attendez pas de
moi, dit Cléomède, le détail circonstancié de tout ce qui s’est passé
depuis votre départ. Je m’attacherai aux principaux évènements : ils
suffiront pour vous instruire de l’état actuel de la Grèce. Vous aurez su
que par la prise d’Athènes (11), toutes nos républiques se trouvèrent, en
quelque manière, asservies aux Lacédémoniens ; que les unes furent forcées
de solliciter leur alliance, et les autres de l’accepter. Les qualités
brillantes et les exploits éclatants d’Agésilas, roi de Lacédémone,
semblaient les menacer d’un long esclavage. Appelé en Asie au secours des
Ioniens, qui, s’étant déclarés pour le jeune Cyrus, avaient à redouter la
vengeance d’Artaxerxès, il battit plusieurs fois les généraux de ce prince
; et ses vues s’étendant avec ses succès, il roulait déjà dans sa tête le
projet de porter ses armes en Perse, et d’attaquer le grand roi jusque sur son
trône.
Artaxerxès détourna l’orage. Des sommes d’argent distribuées dans
plusieurs villes de la Grèce, les détachèrent des Lacédémoniens. Thèbes,
Corinthe, Argos et d’autres peuples formèrent une ligue puissante, et
rassemblèrent leurs troupes dans les champs de Coronée en Béotie (12)
; elles en vinrent bientôt aux mains avec celles d’Agésilas, qu’un ordre
de Lacédémone avait obligé d’interrompre le cours de ses exploits.
Xénophon qui combattit auprès de ce prince, disait qu’il n’avait jamais vu
une bataille si meurtrière. Les Lacédémoniens eurent l’honneur de la
victoire ; les Thébains, celui de s’être retirés sans prendre la fuite.
Cette victoire, en affermissant la puissance de Sparte, fit éclore de nouveaux
troubles, de nouvelles ligues. Parmi les vainqueurs même, les uns étaient
fatigués de leurs succès ; les autres, de la gloire d’Agésilas. Ces
derniers ayant à leur tête le Spartiate Antalcidas, proposèrent au roi
Artaxerxès de donner la paix aux nations de la Grèce. Leurs députés s’assemblèrent
; et Téribaze, satrape d’Ionie, leur déclara les volontés de son maître,
conçues en ces termes :
« Le roi Artaxerxès croit qu’il est de la justice, 1° que les villes
grecques d’Asie, ainsi que les îles de Clazomène et de Chypre, demeurent
réunies à son empire ; 2° que les autres villes grecques soient libres, à l’exception
des îles de Lemnos, d’Imbros et de Sciros, qui appartiendront aux Athéniens.
Il joindra ses forces à celles des peuples qui accepteront ces conditions, et
les emploiera contre ceux qui refuseront d’y souscrire. »
L’exécution d’un traité qui changeait le système politique de la Grèce,
fut confiée aux Lacédémoniens, qui en avaient conçu l’idée, et réglé
les articles. Par le premier, ils ramenaient sous le joug des perses, les Grecs
de l’Asie, dont la liberté avait fait répandre tant de sang depuis près d’un
siècle ; par le second, en obligeant les Thébains à reconnaître l’indépendance
des villes de la Béotie, ils affoiblissaient la seule puissance qui fût
peut-être en état de s’opposer à leurs projets : aussi les Thébains, ainsi
que les argiens, n’accédèrent-ils au traité, que lorsqu’ils y furent
contraints par la force. Les autres républiques le reçurent sans opposition,
et quelques-unes même avec empressement.
Peu d’années après (13), le spartiate Phébidas
passant dans la Béotie avec un corps de troupes, les fit camper auprès de
Thèbes. La ville était divisée en deux factions, ayant chacune un des
principaux magistrats à sa tête. Léontiadès, chef du parti dévoué aux
Lacédémoniens, engagea Phébidas à s’emparer de la citadelle, et lui en
facilita les moyens. C’était en pleine paix, et dans un moment où, sans
crainte, sans soupçons, les Thébains célébraient la fête de Cérès. Une si
étrange perfidie devint plus odieuse par les cruautés exercées sur les
citoyens fortement attachés à leur patrie. Quatre cents d’entre eux
cherchèrent un asile auprès des Athéniens. Isménias, chef de ce parti, avait
été chargé de fers, et mis à mort sous de vains prétextes.
Un cri général s’éleva dans la Grèce. Les Lacédémoniens frémissaient d’indignation
; ils demandaient avec fureur si Phébidas avait reçu des ordres pour commettre
un pareil attentat. Agésilas répond qu’il est permis à un général d’outrepasser
ses pouvoirs, quand le bien de l’état l’exige, et qu’on ne dait juger de
l’action de Phébidas, que d’après ce principe. Léontiadès se trouvait
alors à Lacédémone : il calma les esprits, en les aigrissant contre les
Thébains. Il fut décidé qu’on garderait la citadelle de Thèbes, et que
Phébidas serait condamné à une amende de 100000 drachmes (14).
Ainsi, dit Timagène en interrompant Cléomède, Lacédémone profita du crime,
et punit le coupable. Et quelle fut alors la conduite d’Agésilas ? - On l’accusa,
répondit Cléomède, d’avoir été l’auteur secret de l’entreprise, et du
décret qui en avait consommé l’iniquité. - Vous m’aviez inspiré de l’estime
pour ce prince, reprit Timagène ; mais après une pareille infamie... -
Arrêtez, lui dit Cléomède ; apprenez que le vertueux Xénophon n’a cessé d’admirer,
d’estimer et d’aimer Agésilas. J’ai moi-même fait plusieurs campagnes
sous ce prince. Je ne vous parle pas de ses talents militaires : vous verrez ses
trophées élevés dans plusieurs provinces de la Grèce et de l’Asie. Mais je
puis vous protester qu’il était adoré des soldats dont il partageait les
travaux et les dangers ; que dans son expédition d’Asie, il étonnait les
barbares par la simplicité de son extérieur, et par l’élévation de ses
sentiments ; que dans tous les temps il nous étonnait par de nouveaux traits de
désintéressement, de frugalité, de modération et de bonté ; que sans se
souvenir de sa grandeur, sans craindre que les autres l’oubliassent, il était
d’un accès facile, d’une familiarité touchante, sans fiel, sans jalousie,
toujours prêt à écouter nos plaintes ; enfin, le Spartiate le plus rigide n’avait
pas des moeurs plus austères ; l’Athénien le plus aimable n’eut jamais
plus d’agrément dans l’esprit. Je n’ajoute qu’un trait à cet éloge.
Dans ces conquêtes brillantes qu’il fit en Asie, son premier soin fut
toujours d’adoucir le sort des prisonniers, et de rendre la liberté aux
esclaves.
- Eh ! Qu’importent toutes ces qualités, répliqua Timagène, s’il les a
ternies en souscrivant à l’injustice exercée contre les Thébains ? -
Cependant, répondit Cléomède, il regardait la justice comme la première des
vertus. J’avoue qu’il la violait quelquefois ; et sans prétendre l’excuser,
j’observe que ce n’était qu’en faveur de ses amis, jamais contre ses
ennemis. Il changea de conduite à l’égard des Thébains, sait que toutes les
voies lui parussent légitimes pour abattre une puissance rivale de Sparte, sait
qu’il crût devoir saisir l’occasion de venger ses injures personnelles. Il
s’était rendu maître de toutes les passions, à l’exception d’une seule
qui le maîtrisait, et qui, enrichie de la dépouille des autres, était devenue
tyrannique, injuste, incapable de pardonner une offense. C’était un amour
excessif de la gloire ; et ce sentiment, les Thébains l’avaient blessé plus
d’une fois, surtout lorsqu’ils déconcertèrent le projet qu’il avait
conçu de détrôner le roi de Perse.
Le décret des Lacédémoniens fut l’époque de leur décadence. La plupart de
leurs alliés les abandonnèrent ; et trois ou quatre ans après (15),
les Thébains brisèrent un joug odieux. Quelques citoyens intrépides
détruisirent dans une nuit, dans un instant, les partisans de la tyrannie ; et
le peuple ayant secondé leurs premiers efforts, les Spartiates évacuèrent la
citadelle. L’un des bannis, le jeune Pélopidas, fut un des premiers auteurs
de cette conjuration. Il était distingué par sa naissance et par ses richesses
; il le fut bientôt par des actions dont l’éclat rejaillit sur sa patrie.
Toute voie de conciliation se trouvait désormais interdite aux deux nations. La
haine des Thébains s’était prodigieusement accrue, parce qu’ils avaient
essuyé un outrage sanglant ; celle des Lacédémoniens, parce qu’ils l’avaient
commis. Quoique ces derniers eussent plusieurs guerres à soutenir, ils firent
quelques irruptions en Béotie. Agésilas y conduisit deux fois ses soldats
accoutumés à vaincre sous ses ordres : il fut blessé dans une action peu
décisive ; et le spartiate Antalcidas lui dit en lui montrant le sang qui
coulait de la plaie : « Voilà le fruit des leçons que vous avez données aux
Thébains. » en effet, ces derniers, après avoir d’abord laissé ravager
leurs campagnes, essayèrent leurs forces dans de petits combats, qui bientôt
se multiplièrent. Pélopidas les menait chaque jour à l’ennemi ; et malgré
l’impétuosité de son caractère, il les arrêtait dans leurs succès, les
encourageait dans leurs défaites, et leur apprenait lentement à braver ces
Spartiates, dont ils redoutaient la valeur, et encore plus la réputation.
Lui-même, instruit par ses fautes et par les exemples d’Agésilas, s’appropriait
l’expérience du plus habile général de la Grèce : il recueillit dans une
des campagnes suivantes, le fruit de ses travaux et de ses réflexions. Il
était dans la Béotie ; il s’avançait vers Thèbes (16):
un corps de Lacédémoniens, beaucoup plus nombreux que le sien, retournait par
le même chemin ; un cavalier thébain qui s’était avancé, et qui les
aperçut sortant d’un défilé, court à Pélopidas : « nous sommes tombés,
s’écria-t-il, entre les mains de l’ennemi. - Et pourquoi ne seraient-ils
pas tombés entre les nôtres ? Répondit le général. » jusqu’à ce moment
aucune nation n’avait osé attaquer les Lacédémoniens avec des forces
égales, encore moins avec des forces inférieures. La mêlée fut sanglante ;
la victoire long temps indécise. Les Lacédémoniens ayant perdu leurs deux
généraux et l’élite de leurs guerriers, s’ouvrent, sans perdre leurs
rangs, pour laisser passer l’ennemi : mais Pélopidas qui veut rester maître
du champ de bataille, fond de nouveau sur eux, et goûte enfin le plaisir de les
disperser dans la plaine.
Ce succès inattendu étonna Lacédémone, Athènes et toutes les républiques
de la Grèce. Fatiguées des malheurs de la guerre, elles résolurent de
terminer leurs différends à l’amiable. La diète fut convoquée à
Lacédémone : Épaminondas y parut avec les autres députés de Thèbes. Il
était alors dans sa 40 e année. Jusqu’à ce moment il avait, suivant le
conseil des sages, caché sa vie : il avait mieux fait encore ; il s’était
mis en état de la rendre utile aux autres. Au sortir de l’enfance, il se
chargea d’achever lui-même son éducation. Malgré la médiocrité de sa
fortune, il retira chez lui le philosophe Lysis ; et dans leurs fréquents
entretients, il acheva de se pénétrer des idées sublimes que les
pythagoriciens ont conçues de la vertu ; et cette vertu qui brillait dans ses
moindres actions, le rendit inaccessible à toutes les craintes. En même temps
qu’il fortifiait sa santé par la course, la lutte, encore plus par la
tempérance, il étudiait les hommes ; il consultait les plus éclairés, et
méditait sur les devoirs du général et du magistrat. Dans les discours
prononcés en public, il ne dédaignait pas les ornements de l’art ; mais on y
démêlait toujours l’éloquence des grandes âmes. Ses talents qui l’ont
placé au rang des orateurs célèbres, éclatèrent pour la première fois, à
la diète de Lacédémone, dont Agésilas dirigea les opérations. Les députés
des différentes républiques y discutèrent leurs droits et leurs intérêts. J’ai
vu par hasard les harangues des trois ambassadeurs d’Athènes. Le premier
était un prêtre de Cérès, entêté de sa naissance, fier des éloges qu’il
recevait ou qu’il se donnait lui-même. Il rappela les commissions importantes
que les Athéniens avaient confiées à ceux de sa maison ; parla des bienfaits
que les peuples du Péloponnèse avaient reçus des divinités dont il était le
ministre, et conclut, en observant que la guerre ne pouvait commencer trop tard,
ni finir trop tôt. Callistrate, orateur renommé, au lieu de défendre l’intérêt
général de la Grèce, eut l’indiscrétion d’insinuer en présence de tous
les alliés, que l’union particulière d’Athènes et de Lacédémone
assurerait à ces deux puissances l’empire de la terre et de la mer. Enfin,
Autoclès, troisième député, s’étendit avec courage sur les injustices des
Lacédémoniens qui appelaient sans cesse les peuples à la liberté, et les
tenaient réellement dans l’esclavage, sous le vain prétexte de leur garantie
accordée au traité d’Antalcidas. Je vous ai dit que, suivant ce traité,
toutes les villes de la Grèce devaient être libres : or, les Lacédémoniens,
en tenant dans leur dépendance les villes de la Laconie, exigeaient avec
hauteur, que celles de la Béotie ne fussent plus asservies aux Thébains. Comme
ils se répandaient en plaintes amères contre ces derniers, et ne s’exprimaient
plus avec la même précision qu’auparavant, Épaminondas, ennuyé de leurs
prolixes invectives, leur dit un jour : « Vous conviendrez du moins que nous
vous avons forcés d’allonger vos monosyllabes. »
Le discours qu’il prononça ensuite, fit une si forte impression sur les
députés, qu’Agésilas en fut alarmé. Le Thébain insistant avec force sur
la nécessité d’un traité uniquement fondé sur la justice et sur la raison
: « Et vous paraît-il juste et raisonnable, dit Agésilas, d’accorder l’indépendance
aux villes de la Béotie ? - Et vous, répondit Épaminondas, croyez-vous
raisonnable et juste de reconnaître celle de la Laconie ? - Expliquez-vous
nettement, reprit Agésilas enflammé de colère : je vous demande si les villes
de Béotie seront libres. - Et moi, répondit fièrement Épaminondas, je vous
demande si celles de Laconie le seront ? »
A ces mots, Agésilas effaça du traité le nom des Thébains, et l’assemblée
se sépara. Telle fut, à ce qu’on prétend, l’issue de cette fameuse
conférence. Quelques-uns la racontent diversement, et plus à l’avantage d’Agésilas.
Quoi qu’il en soit, les principaux articles du décret de la diète, portaient
qu’on licencierait les troupes ; que tous les peuples jouiraient de la
liberté, et qu’il serait permis à chacune des puissances confédérées de
secourir les villes opprimées.
On aurait encore pu recourir à la négociation ; mais les Lacédémoniens
entraînés vers leur ruine, par un esprit de vertige, donnèrent ordre au roi
Cléombrote, qui commandait en Phocide l’armée des alliés, de la conduire en
Béotie. Elle était forte de 10000 hommes de pied, et de 1000 chevaux. Les
Thébains ne pouvaient leur opposer que 6000 hommes d’infanterie, et un petit
nombre de chevaux : mais Épaminondas était à leur tête, et il avait
Pélopidas sous lui. On citait des augures sinistres : il répondit que le
meilleur des présages était de défendre sa patrie. On rapportait des oracles
favorables. Il les accrédita tellement, qu’on le soupçonnait d’en être l’auteur.
Ses troupes étaient aguerries et pleines de son esprit. La cavalerie de l’ennemi,
ramassée presque au hasard, n’avait ni expérience, ni émulation. Les villes
alliées n’avaient consenti à cette expédition, qu’avec une extrême
répugnance, et leurs soldats n’y marchaient qu’à regret. Le roi de
Lacédémone s’aperçut de ce découragement ; mais il avait des ennemis, et
risqua tout, plutôt que de fournir de nouveaux prétextes à leur haine. Les
deux armées étaient dans un endrait de la Béotie, nommé Leuctres. La veille
de la bataille, pendant qu’Épaminondas faisait ses dispositions, inquiet d’un
évènement qui allait décider du sort de sa patrie, il apprit qu’un officier
de distinction venait d’expirer tranquillement dans sa tente : « Eh ! Bons
dieux ! S’écria-t-il, comment a-t-on le temps de mourir dans une pareille
circonstance ! »
Le lendemain (17) se donna cette bataille que les
talents du général thébain rendront à jamais mémorable. Cléombrote s’était
placé à la draite de son armée, avec la phalange lacédémonienne, protégée
par la cavalerie qui formait une première ligne. Épaminondas, assuré de la
victoire, s’il peut enfoncer cette aile si redoutable, prend le parti de
refuser sa draite à l’ennemi, et d’attaquer par sa gauche. Il y fait passer
ses meilleures troupes, les range sur 50 de hauteur, et met aussi sa cavalerie
en première ligne. à cet aspect, Cléombrote change sa première disposition ;
mais au lieu de donner plus de profondeur à son aile, il la prolonge pour
déborder Épaminondas. Pendant ce mouvement, la cavalerie des thébains fondit
sur celle des Lacédémoniens, et la renversa sur leur phalange, qui n’était
plus qu’à 12 de hauteur. Pélopidas qui commandait le bataillon sacré (18),
la prit en flanc : Épaminondas tomba sur elle avec tout le poids de sa colonne.
Elle en soutint le choc avec un courage digne d’une meilleure cause et d’un
plus heureux succès. Des prodiges de valeur ne purent sauver Cléombrote. Les
guerriers qui l’entouraient, sacrifièrent leurs jours, ou pour sauver les
siens, ou pour retirer son corps que les Thébains n’eurent pas la gloire d’enlever.
Après sa mort, l’armée du Péloponèse se retira dans son camp placé sur
une hauteur voisine. Quelques Lacédémoniens proposaient de retourner au combat
; mais leurs généraux effrayés de la perte que Sparte venait d’essuyer, et
ne pouvant compter sur des alliés plus satisfaits qu’affligés de son
humiliation, laissèrent les Thébains élever paisiblement un trophée sur le
champ de bataille. La perte de ces derniers fut très légère ; celle de l’ennemi
se montait à 4000 hommes, parmi lesquels on comptait 1000 Lacédémoniens. De
700 Spartiates, 400 perdirent la vie.
Le premier bruit de cette victoire n’excita dans Athènes qu’une jalousie
indécente contre les Thébains. ASparte il réveilla ces sentiments
extraordinaires que les lois de Lycurgue impriment dans tous les coeurs. Le
peuple assistait à des jeux solennels où les hommes de tout âge disputaient
le prix de la lutte et des autres exercices du gymnase. A l’arrivée du
courier, les magistrats prévirent que c’en était fait de Lacédémone ; et
sans interrompre le spectacle, ils firent instruire chaque famille de la perte
qu’elle venait d’essuyer, en exhortant les mères et les épouses à
contenir leur douleur dans le silence. Le lendemain on vit ces familles, la joie
peinte sur le visage, courir aux temples, à la place publique, remercier les
dieux, et se féliciter mutuellement d’avoir donné à l’état des citoyens
si courageux. Les autres n’osaient s’exposer aux regards du public, ou ne se
montraient qu’avec l’appareil de la tristesse et du deuil. La douleur de la
honte et l’amour de la patrie prévalurent tellement dans la plupart d’entre
elles, que les époux ne pouvaient soutenir les regards de leurs épouses, et
que les mères craignaient le retour de leurs fils.
Les Thébains furent si enorgueillis de ce succès, que le philosophe
Antisthène disait : « Je crois voir des écoliers tout fiers d’avoir battu
leur maître. » D’un autre côté, les Lacédémoniens ne voulant pas avouer
leur défaite, demandèrent que les deux nations s’en rapportassent au
jugement des Achéens.
Deux ans après, Épaminondas et Pélopidas furent nommés béotarques, ou chefs
de la ligue béotienne (19). Le concours des
circonstances, l’estime, l’amitié, l’uniformité des vues et des
sentiments, formaient entre eux une union indissoluble. L’un avait sans doute
plus de vertus et de talents ; mais l’autre, en reconnaissant cette
supériorité, la faisait presque disparoître. Ce fut avec ce fidèle compagnon
de ses travaux et de sa gloire, qu’Épaminondas entra dans le Péloponnèse,
portant la terreur et la désolation chez les peuples attachés à Lacédémone
; hâtant la défection des autres ; brisant le joug sous lequel les Messéniens
gémissaient depuis plusieurs siècles. Soixante et dix mille hommes de
différentes nations marchaient sous ses ordres avec une égale confiance. Il
les conduisit à Lacédémone, résolu d’attaquer ses habitants jusques dans
leurs foyers, et d’élever un trophée au milieu de la ville. Sparte n’a
point de murs, point de citadelle. On y trouve plusieurs éminences qu’Agésilas
eut soin de garnir de troupes. Il plaça son armée sur le penchant de la plus
haute de ces éminences. C’est de là qu’il vit Épaminondas s’approcher
à la tête de son armée, et faire ses dispositions pour passer l’Eurotas
grossi par la fonte des neiges. Après l’avoir longtemps suivi des yeux, il ne
laissa échapper que ces mots : « Quel homme ! Quel prodige ! »
Cependant ce prince était agité de mortelles inquiétudes. Au dehors, une
armée formidable ; au dedans, un petit nombre de soldats qui ne se croyaient
plus invincibles, et un grand nombre de factieux qui se croyaient tout permis ;
les murmures et les plaintes des habitants qui voyaient leurs possessions
dévastées, et leurs jours en danger ; le cri général, qui l’accusait d’être
l’auteur de tous les maux de la Grèce ; le cruel souvenir d’un règne
autrefois si brillant, et déshonoré, sur sa fin, par un spectacle aussi
nouveau qu’effrayant : car, depuis plus de cinq à six siècles, les ennemis
avaient à peine osé tenter quelques incursions passagères sur les frontières
de la Laconie. Jamais les femmes de Sparte n’avaient vu la fumée de leur
camp. Malgré de si justes sujets d’alarmes, Agésilas montrait un front
serein, et méprisait les injures de l’ennemi, qui, pour le forcer à quitter
son poste, tantôt lui reprochait sa lâcheté, tantôt ravageait sous ses yeux
les campagnes voisines. Sur ces entrefaites, environ 200 conjurés s’étant
emparés d’un poste avantageux et difficile à forcer, on proposait de faire
marcher contre eux un corps de troupes. Agésilas rejeta ce conseil. Il se
présenta lui-même aux rebelles, suivi d’un seul domestique. « Vous avez mal
compris mes ordres, leur dit-il ; ce n’est pas ici que vous deviez vous rendre
; c’est dans tel endroit. » Il leur montrait en même temps les lieux où il
avait dessein de les disperser. Ils y allèrent aussitôt. Cependant
Épaminondas désespérait d’attirer les Lacédémoniens dans la plaine. L’hiver
était fort avancé. Déja ceux d’Arcadie, d’Argos et d’Élée avaient
abandonné le siége. Les Thébains perdaient journellement du monde, et
commençaient à manquer de vivres. Les Athéniens et d’autres peuples
faisaient des levées en faveur de Lacédémone. Ces raisons engagèrent
Épaminondas à se retirer. Il fit le dégât dans le reste de la Laconie ; et
après avoir évité l’armée des Athéniens, commandée par Iphicrate, il
ramena paisiblement la sienne en Béotie.
Les chefs de la ligue béotienne ne sont en exercice que pendant une année, au
bout de laquelle ils doivent remettre le commandement à leurs successeurs.
Épaminondas et Pélopidas l’avaient conservé quatre mois entiers au-delà du
terme prescrit par la loi. Ils furent accusés et traduits en justice. Le
dernier se défendit sans dignité : il eut recours aux prières. Épaminondas
parut devant ses juges, avec la même tranquillité qu’à la tête de son
armée. « La loi me condamne, leur dit-il ; je mérite la mort ; je demande
seulement qu’on grave cette inscription sur mon tombeau : les Thébains ont
fait mourir Épaminondas, parce qu’à Leuctres il les força d’attaquer et
de vaincre ces Lacédémoniens qu’ils n’osaient pas auparavant regarder en
face ; parce que sa victoire sauva sa patrie, et rendit la liberté à la Grèce
; parce que, sous sa conduite, les Thébains assiégèrent Lacédémone, qui s’estima
trop heureuse d’échapper à sa ruine ; parce qu’il rétablit Messène, et l’entoura
de fortes murailles. » Les assistants applaudirent au discours d’Épaminondas,
et les juges n’osèrent pas le condamner.
L’envie qui s’accroît par ses défaites, crut avoir trouvé l’occasion de
l’humilier. Dans la distribution des emplois, le vainqueur de Leuctres fut
chargé de veiller à la propreté des rues, et à l’entretien des égouts de
la ville. Il releva cette commission, et montra, comme il l’avait dit
lui-même, qu’il ne faut pas juger des hommes par les places, mais des places
par ceux qui les remplissent. Pendant les six années qui se sont écoulées
depuis, nous avons vu plus d’une fois épaminondas faire respecter les armes
Thébaines dans le Péloponnèse, et Pélopidas les faire triompher en
Thessalie. Nous avons vu ce dernier, choisi pour arbitre entre deux frères qui
se disputaient le trône de Macédoine, terminer leurs différends, et rétablir
la paix dans ce royaume ; passer ensuite à la cour de Suze, où sa réputation,
qui l’avait devancé, lui attira des distinctions brillantes (20)
; déconcerter les mesures des députés d’Athènes et de Lacédémone, qui
demandaient la protection du roi de Perse ; obtenir pour sa patrie un traité
qui l’unissait étraitement avec ce prince.
Il marcha l’année dernière (21) contre un tyran
de Thessalie, nommé Alexandre, et périt dans le combat, en poursuivant l’ennemi
qu’il avait réduit à une fuite honteuse. Thèbes et les puissances alliées
pleurèrent sa mort : Thèbes a perdu l’un de ses soutiens ; mais Épaminondas
lui reste. Il se propose de porter les derniers coups à Lacédémone. Toutes
les républiques de la Grèce se partagent, forment des ligues, font des
préparatifs immenses. On prétend que les Athéniens se joindront aux
Lacédémoniens, et que cette union n’arrêtera point Épaminondas. Le
printemps prochain décidera cette grande querelle
Tel fut le récit
de Cléomède.
Après plusieurs jours de navigation heureuse, nous arrivâmes au Bosphore de
Thrace. C’est le nom que l’on donne au canal dont Cléomède nous avait
parlé. L’abord en est dangereux ; les vents contraires y précipitent souvent
les vaisseaux sur les côtes voisines, et les navigateurs n’y trouvent que la
mort ou l’esclavage : car les habitants de
cette contrée sont de vrais barbares, puisqu’ils sont cruels.
En entrant dans le canal, l’équipage adressa mille actions de grâces à
Jupiter surnommé Urius, dont nous avions le temple à gauche, sur la côte d’Asie,
et qui nous avait préservés des dangers d’une mer si orageuse.
Cependant je disais à Timagène : le Pont-Euxin reçoit, à ce qu’on
prétend, près de 40 fleuves dont quelques-uns sont très considérables, et ne
pourraient s’échapper par une si faible issue. Que devient donc le prodigieux
volume d’eau qui tombe jour et nuit dans ce vaste réservoir ? - Vous en voyez
couler ici une partie, répondit Timagène. Le reste, réduit en vapeurs, doit
être attiré par les rayons du soleil : car les eaux de cette mer étant plus
douces, et par conséquent plus légères que celles des autres, s’évaporent
plus facilement. Que savons-nous ? Peut-être que ces abîmes dont nous parlait
tantôt Cléomède, absorbent une partie des eaux du Pont, et les conduisent à
des mers éloignées, par des souterrains prolongés sous le continent. Le
Bosphore de Thrace sépare l’Europe de l’Asie. Sa longueur, depuis le temple
de Jupiter, jusqu’à la ville de Byzance où il finit, est de 120 stades (22)
; sa largeur varie : à l’entrée, elle est de 4 stades (23)
; à l’extrémité opposée, de 14 (24) : en
certains endroits, les eaux forment de grands bassins, et des baies profondes.
De chaque côté, le terrain s’élève en amphithéâtre, et présente les
aspects les plus agréables et les plus diversifiés : des collines couvertes de
bois, et des vallons fertiles, y font par intervalles un contraste frappant avec
les rochers qui tout-à-coup changent la direction du canal. On voit sur les
hauteurs, des monuments de la piété des peuples ; sur le rivage, des maisons
riantes, des ports tranquilles, des villes et des bourgs enrichis par le
commerce, des ruisseaux qui apportent le tribut de leurs eaux. En certaines
saisons, ces tableaux sont animés par quantité de bateaux destinés à la
pêche, et de vaisseaux qui vont au Pont-Euxin, ou qui en rapportent les
dépouilles. Vers le milieu du canal, on nous montra l’endroit où Darius, roi
de Perse, fit passer sur un pont de bateaux 700000 hommes qu’il conduisait
contre les Scythes. Le détroit, qui n’a plus que cinq stades de large (25),
s’y trouve resserré par un promontoire sur lequel est un temple de Mercure.
Là, deux hommes placés l’un en Asie, l’autre en Europe, peuvent s’entendre
facilement. Bientôt après, nous apperçûmes la citadelle et les murs de
Byzance, et nous entrâmes dans son port, après avoir laissé à gauche la
petite ville de Chrysopolis, et reconnu du même côté celle de Chalcédoine.
Description de Byzance. Voyage de cette ville à Lesbos. Le détroit de l’Hellespont. Colonies grecques.
Byzance, fondée
autrefois par les Mégariens, successivement rétablie par les Milésiens et par
d’autres peuples de la Grèce, est située sur un promontoire dont la forme
est à peu près triangulaire.
Jamais situation plus heureuse et plus imposante. La vue, en parcourant l’horizon,
se repose à droite sur cette mer qu’on appelle Propontide ; en face, au-delà
d’un canal étroit, sur les villes de Chalcédoine et de Chrysopolis ; ensuite
sur le détroit du Bosphore ; enfin, sur des coteaux fertiles, et sur un golphe
qui sert de port, et qui s’enfonce dans les terres jusqu’à la profondeur de
60 stades (26).
La citadelle occupe la pointe du promontoire : les murs de la ville sont faits
de grosses pierres carrées, tellement jointes qu’ils semblent ne former qu’un
seul bloc : ils sont très élevès du côté de la terre, beaucoup moins des
autres côtés, parce qu’ils sont naturellement défendus par la violence des
flots, et en certains endroits par des rochers sur lesquels ils sont construits,
et qui avancent dans la mer. Outre un gymnase et plusieurs espèces d’édifices
publics, on trouve dans cette ville toutes les commodités qu’un peuple riche
et nombreux peut se procurer. Il s’assemble dans une place assez vaste pour y
mettre une petite armée en bataille. Il y confirme ou rejette les décrets d’un
sénat plus éclairé que lui. Cette inconséquence m’a frappé dans plusieurs
villes de la Grèce ; et je me suis souvent rappelé le mot d’Anacharsis à
Solon : « Parmi vous, ce sont les sages qui discutent, et les fous qui
décident. »
Le territoire de Byzance produit une grande abondance de grains et de fruits,
trop souvent exposés aux incursions des Thraces qui habitent les villages
voisins. On pêche, jusque dans le port même, une quantité surprenante de
poissons ; en automne, lorsqu’ils descendent du Pont-Euxin dans les mers
inférieures ; au printemps, lorsqu’ils reviennent au Pont : cette pêche et
les salaisons grossissent les revenus de la ville, d’ailleurs remplie de
négociants, et florissante par un commerce actif et soutenu. Son port
inaccessible aux tempêtes, attire les vaisseaux de tous les peuples de la
Grèce : sa position à la tête du détroit, la met à portée d’arrêter ou
de soumettre à de gros droits ceux qui trafiquent au Pont-Euxin, et d’affamer
les nations qui en tirent leur subsistance. Delà, les efforts qu’ont faits
les Athéniens et les Lacédémoniens, pour l’engager dans leurs intérêts.
Elle était alors alliée des premiers.
Cléomède avait pris de la saline à Panticapée ; mais comme celle de Byzance
est plus estimée, il acheva de s’en approvisionner ; et après qu’il eut
terminé ses affaires, nous sortîmes du port, et nous entrâmes dans la
Propontide. La largeur de cette mer est, à ce qu’on prétend, de 500 stades (27);
sa longueur, de 1400 (28). Sur ses bords, s’élèvent
plusieurs villes célèbres, fondées ou conquises par les Grecs : d’un
côté, Selymbrie, Périnthe, Byzanthe ; de l’autre, Astacus en Bithynie,
Cysique en Mysie.
Les mers que nous avions parcourues, offraient sur leurs rivages plusieurs
établissements formés par les peuples de la Grèce. J’en devois trouver d’autres
dans l’Hellespont, et sans doute dans des mers plus éloignées. Quels furent
les motifs de ces émigrations ? De quel côté furent-elles dirigées ? Les
colonies ont-elles conservé des relations avec leurs métropoles ? Cléomède
étendit quelques cartes sous mes yeux ; et Timagène s’empressa de répondre
à mes questions. La Grèce, me dit-il, est une presque-île bornée, à l’occident,
par la mer Ionienne ; à l’orient, par la mer Égée. Elle comprend aujourd’hui
le Péloponnèse, l’Attique, la Phocide, la Béotie, la Thessalie, l’étolie,
l’Acarnanie, une partie de l’Épire, et quelques autres petites provinces. C’est
là que parmi plusieurs villes florissantes, on distingue Lacédémone,
Corinthe, Athènes et Thèbes. Ce pays est d’une très médiocre étendue (29),
en général stérile, et presque partout hérissé de montagnes. Les sauvages
qui l’habitaient autrefois, se réunirent par le besoin, et dans la suite des
temps se répandirent en différentes contrées. Jetons un coup-d’oeil rapide
sur l’état actuel de nos possessions.
A l’occident nous occupons les îles voisines, telles que Zacynthe,
Céphallénie, Corcyre ; nous avons même quelques établissements sur les
côtes de l’Illyrie. Plus loin, nous avons formé des sociétés nombreuses et
puissantes dans la partie méridionale de l’Italie, et dans presque toute la
Sicile. Plus loin encore, au pays des Celtes, vous trouverez Marseille fondée
par les Phocéens, mère de plusieurs colonies établies sur les côtes voisines
; Marseille, qui doit s’enorgueillir de s’être donné des lois sages, d’avoir
vaincu les Carthaginois, et de faire fleurir dans une région barbare les
sciences et les arts de la Grèce. En Afrique, l’opulente ville de Cyrène,
capitale d’un royaume de même nom, et celle de Naucratis, située à l’une
des embouchures du Nil, sont sous notre domination.
En revenant vers le nord, vous nous trouverez en possession de presque toute l’île
de Chypre, de celles de Rhodes et de Crète, de celles de la mer Égée, d’une
grande partie des bords de l’Asie opposés à ces îles, de ceux de l’Hellespont,
de plusieurs côtes de la Propontide et du Pont-Euxin. Par une suite de leur
position, les Athéniens portèrent leurs colonies à l’orient, et les peuples
du Péloponnèse, à l’occident de la Grèce. Les
habitans de l’Ionie et de plusieurs îles de la mer Égée, sont Athéniens d’origine.
Plusieurs villes ont été fondées par les corinthiens en Sicile, et par les
Lacédémoniens dans la grande Grèce. L’excès de population dans un canton,
l’ambition dans les chefs, l’amour de la liberté dans les particuliers, des
maladies contagieuses et fréquentes, des oracles imposteurs, des voeux
indiscrets, donnèrent lieu à plusieurs émigrations ; des vues de commerce et
de politique occasionnèrent les plus récentes. Les unes et les autres ont
ajouté de nouveaux pays à la Grèce, et introduit dans le droit public les
lois de la nature et du sentiment.
Les liens qui unissent des enfants à ceux dont ils tiennent le jour, subsistent
entre les colonies et les villes qui les ont fondées. Elles prennent, sous
leurs différents rapports, les noms tendres et respectables de fille, de soeur,
de mère, d’aïeule ; et de ces divers titres, naissent leurs engagements
réciproques.
La métropole doit naturellement protéger ses colonies, qui, de leur côté, se
font un devoir de voler à son secours, quand elle est attaquée. C’est de sa
main que souvent elles reçoivent leurs prêtres, leurs magistrats, leurs
généraux ; elles adoptent ou conservent ses lois, ses usages et le culte de
ses dieux ; elles envaient tous les ans dans ses temples, les prémices de leurs
moissons. Ses citoyens ont chez elles la première part dans la distribution des
victimes, et les places les plus distinguées dans les jeux et dans les
assemblées du peuple.
Tant de prérogatives accordées à la métropole, ne rendent point son
autorité odieuse. Les colonies sont libres dans leur dépendance, comme les
enfants le sont dans les hommages qu’ils rendent à des parents dignes de leur
tendresse. Tel est du moins l’esprit qui devrait animer la plupart des villes
de la Grèce, et faire regarder Athènes, Lacédémone et Corinthe, comme les
mères ou les tiges de trois nombreuses familles dispersées dans les trois
parties du monde. Mais les mêmes causes qui, parmi les particuliers, éteignent
les sentiments de la nature, jettent tous les jours le trouble dans ces familles
de villes ; et la violation apparente ou réelle de leurs devoirs mutuels, n’est
que trop souvent devenue le prétexte ou le motif des guerres qui ont déchiré
la Grèce. Les lois dont je viens de parler, n’obligent que les colonies qui
se sont expatriées par ordre, ou de l’aveu de leur métropole : les autres,
et sur-tout celles qui sont éloignées, se bornent à conserver un tendre
souvenir pour les lieux de leur origine. Les premières ne sont, pour la
plupart, que des entrepôts utiles ou nécessaires au commerce de la mère
patrie ; trop heureuses, lorsque les peuples qu’elles ont repoussés dans les
terres, les laissent tranquilles, ou consentent à l’échange de leurs
marchandises. Ici, par exemple, les Grecs se sont établis sur les rivages de la
mer : par-delà, nous avons à draite les campagnes fertiles de la Thrace ; à
gauche, les limites du grand empire des perses, occupées par les Bithyniens et
par les Mysiens. Ces derniers s’étendent le long de l’Hellespont où nous
allons entrer.
Ce détroit était le troisième que je trouvais sur ma route, depuis que j’avais
quitté la Scythie. Sa longueur est de 400 stades (30).
Nous le parcourûmes en peu de temps. Le vent était favorable, le courant
rapide : les bords de la rivière, car c’est le nom qu’on peut donner à ce
bras de mer, sont entrecoupés de collines, et couverts de villes et de hameaux.
Nous aperçûmes, d’un côté, la ville de Lampsaque, dont le territoire est
renommé pour ses vignobles ; de l’autre, l’embouchure d’une petite
rivière nommée Aegos-Potamos, où Lysander remporta cette célèbre victoire
qui termina la guerre du Péloponnèse. Plus loin, sont les villes de Sestos et
d’Abydos, presque en face l’une de l’autre. Près de la première, est la
tour de Héro. C’est là, me dit-on, qu’une jeune prêtresse de Vénus se
précipita dans les flots. Ils venaient d’engloutir Léandre son amant, qui,
pour se rendre auprès d’elle, était obligé de traverser le canal à la
nage.
Ici, disait-on encore, le détroit n’a plus que 7 stades de largeur. Xerxès,
à la tête de la plus formidable des armées, y traversa la mer sur un double
pont qu’il avait fait construire. Il y repassa peu de temps après, dans un
bateau de pêcheur. De ce côté-ci, est le tombeau d’Hécube ; de l’autre,
celui d’Ajax. Voici le port d’où la flotte d’Agamemnon se rendit en Asie
; et voilà les côtes du royaume de Priam.
Nous étions alors à l’extrémité du détroit : j’étais tout plein d’Homère
et de ses passions : je demandai avec instance que l’on me mît à terre. Je m’élançai
sur le rivage. Je vis Vulcain verser des torrents de flammes sur les vagues
écumantes du Scamandre soulevé contre Achille. Je m’approchai des portes de
la ville, et mon coeur fut déchiré des tendres adieux d’Andromaque et d’Hector.
Je vis sur le mont Ida Pâris adjuger le prix de la beauté à la mère des
amours. J’y vis arriver Junon. La terre souriait en sa présence ; les fleurs
naissaient sous ses pas. Elle avait la ceinture de Vénus. Jamais elle ne
mérita mieux d’être appelée la reine des dieux. Mais une si douce illusion
ne tarda pas à se dissiper, et je ne pus reconnoître les lieux immortalisés
par les poèmes d’Homère. Il ne reste aucun vestige de la ville de Troie ;
ses ruines même ont disparu. Des atterrissements et des tremblements de terre
ont changé toute la face de cette contrée.
Je remontai sur le vaisseau, et je tressaillis de joie en apprenant que notre
voyage allait finir, que nous étions sur la mer Égée, et que le lendemain
nous serions à Mytilène, une des principales villes de Lesbos.
Nous laissâmes à droite les îles d’Imbros, de Samothrace, de Thasos ; la
dernière célèbre par ses mines d’or, la seconde par la sainteté de ses
mystères. Sur le soir nous apperçûmes du côté de Lemnos que nous venions de
reconnaître à l’ouest, des flammes qui s’élevaient par intervalles dans
les airs. On me dit qu’elles s’échappaient du sommet d’une montagne, que
l’île était pleine de feux souterrains, qu’on y trouvait des sources d’eaux
chaudes, et que les anciens Grecs n’avaient pas rapporté ces effets à des
causes naturelles.
Vulcain, disaient-ils, a établi un de ses ateliers à Lemnos ; les Cyclopes y
forgent les foudres de Jupiter. Au bruit sourd qui accompagne quelquefois l’éruption
des flammes, le peuple croit entendre les coups de marteau.
Vers le milieu de la nuit, nous cotoyâmes l’île de Ténédos. Au point du
jour nous entrâmes dans le canal qui sépare Lesbos du continent voisin.
Bientôt après nous nous trouvâmes en face de Mytilène, et nous vîmes dans
la campagne une procession qui s’avançait lentement vers un temple que nous
distinguions dans le lointain. C’était celui d’Apollon dont on célébrait
la fête. Des voix éclatantes faisaient retentir les airs de leurs chants. Le
jour était serein ; un doux zéphyr se jouait dans nos voiles. Ravi de ce
spectacle, je ne m’aperçus pas que nous étions dans le port. Cléomède
trouva sur le rivage ses parents et ses amis, qui le reçurent avec des
transports de joie. Avec eux s’était assemblé un peuple de matelots et d’ouvriers
dont j’attirai les regards. On demandait avec une curiosité turbulente qui j’étais,
d’où je venais, où j’allais. Nous logeâmes chez Cléomède qui s’était
chargé du soin de nous faire passer dans le continent de la Grèce.
Description de Lesbos. Pittacus, Alcée, Sapho.
Quelque impatience
qu’eût Timagène de revoir sa patrie, nous attendîmes pendant plus d’un
mois le départ d’un vaisseau qui devait nous transporter à Chalcis, capitale
de l’Eubée. Je profitai de ce temps pour m’instruire de tout ce qui
concerne le pays que j’habitais.
On donne à Lesbos 1100 stades de tour (31). L’intérieur
de l’île, surtout dans les parties de l’est et de l’ouest, est coupé par
des chaînes de montagnes et de collines ; les unes couvertes de vignes ; les
autres de hêtres, de cyprès et de pins ; d’autres qui fournissent un marbre
commun et peu estimé. Les plaines qu’elles laissent dans leurs intervalles,
produisent du blé en abondance. On trouve en plusieurs endroits des sources d’eaux
chaudes, des agates, et différentes pierres précieuses ; presque partout des
myrtes, des oliviers, des figuiers ; mais la principale richesse des habitants
consiste dans leurs vins, qu’en différents pays on préfère à tous ceux de
la Grèce.
Le long des côtes, la nature a creusé des baies, autour desquelles se sont
élevées des villes que l’art a fortifiées, et que le commerce a rendues
florissantes. Telles sont Mytilène, Pyrrha, Méthymne, Arisba, Eressus,
Antissa. Leur histoire n’offre qu’une suite de révolutions. Après avoir
pendant long-temps jouï de la liberté, ou gémi dans la servitude, elles
secouèrent le joug des Perses, du temps de Xerxès ; et pendant la guerre du
Péloponnèse, elles se détachèrent plus d’une fois de l’alliance des
Athéniens ; mais elles furent toujours forcées d’y rentrer, et elles y sont
encore aujourd’hui. Une de ces défections eut des suites aussi funestes que
la cause en avait été légère.
Un des principaux citoyens de Mytilène n’ayant pu obtenir pour ses fils, deux
riches héritières, sema la division parmi les habitans de cette ville, les
accusa de vouloir se joindre aux Lacédémoniens, et fit si bien par ses
intrigues, qu’Athènes envoya une flotte à Lesbos, pour prévenir ou punir
cet outrage. Les villes voisines, à l’exception de Méthymne, s’armèrent
vainement en faveur de leur alliée. Les Athéniens les soumirent en peu de
temps, prirent Mytilène, rasèrent ses murailles, s’emparèrent de ses
vaisseaux, et mirent à mort les principaux habitants au nombre de mille. On ne
respecta que le territoire de Méthymne ; le reste de l’île fut divisé en
3000 portions : on en consacra 300 au culte des dieux ; les autres furent
tirées au sort, et distribuées à des Athéniens qui, ne pouvant les cultiver
eux-mêmes, les affermèrent aux anciens propriétaires, à deux mines par
portion : ce qui produisit tous les ans, pour les nouveaux possesseurs, une
somme de 90 talents (32).
Depuis cette époque fatale, Mytilène, après avoir réparé ses pertes, et
relevé ses murailles, est parvenue au même degré de splendeur dont elle avait
joui pendant plusieurs siècles. La grandeur de son enceinte, la beauté de ses
édifices, le nombre et l’opulence de ses habitants, la font regarder comme la
capitale de Lesbos. L’ancienne ville construite dans une petite île, est
séparée de la nouvelle par un bras de mer. Cette dernière se prolonge le long
du rivage, dans une plaine bornée par des collines couvertes de vignes et d’oliviers,
au-delà desquelles s’étend un territoire très fertile et très peuplé.
Mais, quelque heureuse que paraisse la position de Mytilène, il y règne des
vents qui en rendent le séjour quelquefois insupportable. Ceux du midi et du
nord-ouest y produisent différentes maladies ; et le vent du nord qui les
guérit est si froid, qu’on a de la peine, quand il souffle, à se tenir dans
les places et dans les rues. Son commerce attire beaucoup de vaisseaux
étrangers dans ses ports, situés l’un au nord, l’autre au midi de la
ville. Le premier, plus grand et plus profond que le second, est garanti de la
fureur des vents et des flots par un môle ou une jetée de gros rochers.
Lesbos est le séjour des plaisirs, ou plutôt de la licence la plus effrénée.
Les habitants ont sur la morale des principes qui se courbent à volonté, et se
prêtent aux circonstances avec la même facilité que certaines règles de
plomb dont se servent leurs architectes (33). Rien
peut-être ne m’a autant surpris dans le cours de mes voyages qu’une
pareille dissolution, et les changements passagers qu’elle opéra dans mon
ame. J’avais reçu sans examen les impressions de l’enfance ; et ma raison,
formée sur la foi et sur l’exemple de celle des autres, se trouva
tout-à-coup étrangère chez un peuple plus éclairé. Il régnait dans ce
nouveau monde une liberté d’idées et de sentiments qui m’affligea d’abord
: mais insensiblement les hommes m’apprirent à rougir de ma sobriété, et
les femmes de ma retenue. Mes progrès furent moins rapides dans la politesse
des manières et du langage. J’étais comme un arbre qu’on transporterait d’une
forêt dans un jardin, et dont les branches ne pourraient qu’à la longue se
plier au gré du jardinier.
Pendant le cours de cette éducation, je m’occupais des personnages célèbres
que Lesbos a produits. Je placerai à la tête des noms les plus distingués
celui de Pittacus, que la Grèce a mis au nombre de ses sages.
Plus de deux siècles écoulés depuis sa mort, n’ont fait qu’ajouter un
nouvel éclat à sa gloire. Par sa valeur et par sa prudence, il délivra
Mytilène sa patrie, des tyrans qui l’opprimaient, de la guerre qu’elle
soutenait contre les Athéniens, et des divisions intestines dont elle était
déchirée. Quand le pouvoir qu’elle exerçait sur elle-même, et sur toute l’île,
fut déposé entre ses mains, il ne l’accepta que pour rétablir la paix dans
son sein, et lui donner les lois dont elle avait besoin. Il en est une qui a
mérité l’attention des philosophes ; c’est celle qui inflige une double
peine aux fautes commises dans l’ivresse. Elle ne paraissait pas
proportionnée au délit ; mais il était nécessaire d’ôter le prétexte de
l’ignorance aux excès où l’amour du vin précipitait les Lesbiens. L’ouvrage
de sa législation étant achevé, il résolut de consacrer le reste de ses
jours à l’étude de la sagesse, et abdiqua sans faste le pouvoir souverain.
On lui en demanda la raison. Il répondit : j’ai été effrayé de voir
Périandre de Corinthe devenir le tyran de ses sujets, après en avoir été le
père. Il est trop difficile d’être toujours vertueux. La musique et la
poésie ont fait de si grands progrès à Lesbos, que bien qu’on y parle une
langue moins pure qu’à Athènes, les Grecs disent encore tous les jours qu’aux
funérailles des Lesbiens, les muses en deuil font retentir les airs de leurs
gémissements. Cette île possède une école de musique qui remonterait aux
siècles les plus reculés, s’il en fallait croire une tradition dont je fus
instruit à Méthymne. J’ai quelque honte de la rapporter. Cependant, pour
connaître parfaitement les Grecs, il est bon d’envisager quelquefois les
fictions dont leurs annales sont embellies ou défigurées. On retrouve en effet
dans l’histoire de ce peuple le caractère de ses passions, et dans ses fables
celui de son esprit.
Orphée, dont les chants opéraient tant de prodiges, ayant été mis en pièces
par les Bacchantes, sa tête et sa lyre furent jetées dans l’Hèbre, fleuve
de Thrace, et transportées par les flots de la mer, jusqu’aux rivages de
Méthymne. Pendant le trajet, la voix d’Orphée faisait entendre des sons
touchants et soutenus par ceux de la lyre, dont le vent agitait doucement les
cordes. Ceux de Méthymne ensevelirent cette tête dans un endroit qu’on me
montra, et suspendirent la lyre au temple d’Apollon. Le dieu, pour les
récompenser, leur inspira le goût de la musique, et fit éclore parmi eux une
foule de talents. Pendant que le prêtre d’Apollon faisait ce récit, un
citoyen de Méthymne observa que les muses avaient enterré le corps d’Orphée
dans un canton de la Thrace, et qu’aux environs de son tombeau les rossignols
avaient une voix plus mélodieuse que patout ailleurs.
Lesbos a produit une succession d’hommes à talents, qui se sont transmis l’honneur
de surpasser les autres musiciens de la Grèce dans l’art de jouer de la
cythare. Les noms d’Arion de Méthymne, et de Terpandre d’Antissa, décorent
cette liste nombreuse.
Le premier, qui vivait il y a environ 300 ans, a laissé un recueil de poésies
qu’il chantait au son de sa lyre, comme faisaient alors tous les poètes.
Après avoir inventé, ou du moins perfectionné les dithyrambes, espèce de
poésie dont je parlerai dans la suite, il les accompagna de danses en rond,
usage qui s’est conservé jusqu’à nos jours.
Périandre, tyran de Corinthe, l’arrêta longtemps dans cette ville. Il en
partit pour se rendre en Sicile, où il remporta le prix dans un combat de
musique. S’étant ensuite embarqué à Tarente sur un vaisseau corinthien, les
matelots résolurent de le jeter à la mer, pour profiter de ses dépouilles. Il
s’y précipita lui-même, après avoir vainement tenté de les fléchir par la
beauté de sa voix. Un dauphin plus sensible le transporta, dit-on, au
promontoire de Ténare : espèce de prodige dont on a voulu me prouver la
possibilité par des raisons et par des exemples. Le fait attesté par Arion,
dans une de ses hymnes, conservé dans la tradition des Lesbiens, me fut
confirmé à Corinthe, où l’on dit que Périandre avait fait mettre à mort
les matelots. J’ai vu moi-même à Ténare, sur l’Hélicon, et en d’autres
endraits, la statue de ce poète toujours représenté sur un dauphin. Ajoutons
que non seulement les dauphins paraissent être sensibles à la musique,
capables de reconnaissance, amis de l’homme, mais qu’ils ont encore
renouvelé plus d’une fois la scène touchante dont je viens de parler. Ils
garantirent du naufrage Taras, fondateur de Tarente ; et Aristote me fit
remarquer un jour que les habitants de cette ville avaient consigné ce fait sur
leur monnaie (34).
Terpandre vivait à-peu-près dans le même temps qu’Arion. Il remporta plus d’une
fois le prix dans les jeux publics de la Grèce ; mais ses véritables victoires
furent ses découvertes. Il ajouta trois cordes à la lyre, qui auparavant n’en
avait que quatre ; composa pour divers instruments des airs qui servirent de
modèles ; introduisit de nouveaux rythmes dans la poésie, et mit une action,
et par conséquent un intérêt, dans les hymnes qui concouraient aux combats de
musique. On lui dait savoir gré d’avoir fixé par des notes le chant qui
convenait aux poésies d’Homère. Les Lacédémoniens l’appellent par
excellence le chantre de Lesbos, et les autres Grecs conservent pour lui l’estime
profonde dont ils honorent les talents qui contribuent à leurs plaisirs.
Environ 50 ans après Terpandre, florissaient à Mytilène Alcée et Sapho, tous
deux placés au premier rang des poètes lyriques. Alcée était né avec un
esprit inquiet et turbulent. Il parut d’abord se destiner à la profession des
armes qu’il préférait à toutes les autres. Sa maison était remplie d’épées,
de casques, de boucliers, de cuirasses ; mais à la première occasion, il prit
honteusement la fuite ; et les Athéniens, après leur victoire, le couvrirent d’opprobre,
en suspendant ses armes au temple de Minerve à Sigée. Il professait hautement
l’amour de la liberté, et fut soupçonné de nourrir en secret le desir de la
détruire. Il se joignit, avec ses frères, à Pittacus, pour chasser
Mélanchrus, tyran de Mytilène ; et aux mécontents, pour s’élever contre l’administration
de Pittacus. L’excès et la grossièreté des injures qu’il vomit contre ce
prince, n’attestèrent que sa jalousie. Il fut banni de Mytilène ; il revint
quelque temps après à la tête des exilés, et tomba entre les mains de son
rival, qui se vengea d’une manière éclatante, en lui pardonnant. La poésie,
l’amour et le vin le consolèrent de ses disgrâces. Il avait dans ses
premiers écrits exhalé sa haîne contre la tyrannie. Il chanta depuis les
dieux, et surtout ceux qui président aux plaisirs ; il chanta ses amours, ses
travaux guerriers, ses voyages et les malheurs de l’exil. Son génie avait
besoin d’être excité par l’intempérance ; et c’était dans une sorte d’ivresse
qu’il composait ces ouvrages qui ont fait l’admiration de la postérité.
Son style toujours assorti aux matières qu’il traite, n’a d’autres
défauts que ceux de la langue qu’on parle à Lesbos. Il réunit la douceur à
la force, la richesse à la précision et à la clarté ; il s’élève presque
à la hauteur d’Homère, lorsqu’il s’agit de décrire des combats, et d’épouvanter
un tyran.
Alcée avait conçu de l’amour pour Sapho. Il lui écrivit un jour : je
voudrais m’expliquer ; mais la honte me retient. - Votre front n’aurait pas
à rougir, lui répondit-elle, si votre coeur n’était pas coupable.
Sapho disait : j’ai reçu en partage l’amour des plaisirs et de la vertu.
Sans elle, rien de si dangereux que la richesse ; et le bonheur consiste dans la
réunion de l’une et de l’autre. Elle disait encore : cette personne est
distinguée par sa figure ; celle-ci par ses vertus. L’une paraît belle au
premier coup-d’oeil ; l’autre ne le paraît pas moins au second. Je
rapportais un jour ces expressions, et beaucoup d’autres semblables, à un
citoyen de Mytilène ; et j’ajoutais : l’image de Sapho est empreinte sur
vos monnaies : vous êtes remplis de vénération pour sa mémoire. Comment
concilier les sentiments qu’elle a déposés dans ses écrits, et les honneurs
que vous lui décernez en public, avec les moeurs infâmes qu’on lui attribue
sourdement ? Il me répondit : nous ne connaissons pas les détails de sa vie,
pour en juger (35).
A parler exactement, on ne pourrait rien conclure en sa faveur, de la justice qu’elle
rend à la vertu, et de celle que nous rendons à ses talents. Quand je lis
quelques-uns de ses ouvrages, je n’ose pas l’absoudre ; mais elle eut du
mérite et des ennemis, je n’ose pas la condamner.
Après la mort de son époux, elle consacra son loisir aux lettres, dont elle
entreprit d’inspirer le goût aux femmes de Lesbos. Plusieurs d’entre elles
se mirent sous sa conduite ; des étrangères grossirent le nombre de ses
disciples. Elle les aima avec excès, parce qu’elle ne pouvait rien aimer
autrement ; elle leur exprimait sa tendresse avec la violence de la passion.
Vous n’en serez pas surpris, quand vous connaîtrez l’extrême sensibilité
des Grecs ; quand vous saurez que parmi eux les liaisons les plus innocentes
empruntent souvent le langage de l’amour. Lisez les dialogues de Platon. Voyez
en quels termes Socrate y parle de la beauté de ses élèves. Cependant Platon
sait mieux que personne combien les intentions de son maître étaient pures.
Celles de Sapho ne l’étaient pas moins peut-être. Mais une certaine
facilité de moeurs, et la chaleur de ses expressions, n’étaient que trop
propres à servir la haîne de quelques femmes puissantes, qui étaient
humiliées de sa supériorité, et de quelques-unes de ses disciples qui n’étaient
pas l’objet de ses préférences. Cette haîne éclata. Elle y répondit par
des vérités et des ironies qui achevèrent de les irriter. Elle se plaignit
ensuite de leurs persécutions ; et ce fut un nouveau crime. Contrainte de
prendre la fuite (36), elle alla chercher un asile
en Sicile, où l’on projette, à ce que j’entends dire, de lui élever une
statue (37) . Si les bruits dont vous me parliez,
ne sont pas fondés, comme je le pense, son exemple a prouvé que de grandes
indiscrétions suffisent pour flétrir la réputation d’une personne exposée
aux regards du public et de la postérité.
Sapho était extrêmement sensible. Elle était donc extrêmement malheureuse,
lui dis-je. Elle le fut sans doute, reprit-il. Elle aima Phaon dont elle fut
abandonnée : elle fit de vains efforts pour le ramener ; et désespérant d’être
désormais heureuse avec lui et sans lui, elle tenta le saut de Leucade, et
périt dans les flots. La mort n’a pas encore effacé la tache imprimée sur
sa conduite : et peut-être, ajouta-t-il en finissant, ne sera-t-elle jamais
effacée : car l’envie qui s’attache aux noms illustres, meurt à la
vérité ; mais elle laisse après elle la calomnie qui ne meurt jamais.
Sapho a fait des hymnes, des odes, des élégies et quantité d’autres
pièces, la plupart sur des rythmes qu’elle avait introduits elle-même,
toutes brillantes d’heureuses expressions dont elle enrichit la langue.
Plusieurs femmes de la Grèce ont cultivé la poésie avec succès ; aucune n’a
pu jusqu’à présent égaler Sapho ; et parmi les autres poètes, il en est
très peu qui méritent de lui être préférés. Quelle attention dans le choix
des sujets et des mots ! Elle a peint tout ce que la nature offre de plus riant
: elle l’a peint avec les couleurs les mieux assorties ; et ces couleurs, elle
sait au besoin tellement les nuancer, qu’il en résulte toujours un heureux
mélange d’ombres et de lumières. Son goût brille jusque dans le mécanisme
de son style. Là, par un artifice qui ne sent jamais le travail, point de
heurtements pénibles, point de chocs violents entre les éléments du langage ;
et l’oreille la plus délicate trouverait à peine dans une pièce entière,
quelques sons qu’elle voulût supprimer. Cette harmonie ravissante fait que,
dans la plupart de ses ouvrages, ses vers coulent avec plus de grâce et de
mollesse que ceux d’Anacréon et de Simonide. Mais avec quelle force de génie
nous entraîne-t-elle, lorsqu’elle décrit les charmes, les transports et l’ivresse
de l’amour ! Quels tableaux ! Quelle chaleur ! Dominée, comme la pythie, par
le dieu qui l’agite, elle jette sur le papier des expressions enflammées. Ses
sentiments y tombent comme une grêle de traits, comme une pluie de feu qui va
tout consumer. Tous les symptômes de cette passion s’animent et se
personnifient pour exciter les plus fortes émotions dans nos âmes.
C’était à Mytilène que, d’après le jugement de plusieurs personnes
éclairées, je traçais cette faible esquisse des talents de Sapho ; c’était
dans le silence de la réflexion, dans une de ces brillantes nuits si communes
dans la Grèce, lorsque j’entendis, sous mes fenêtres, une voix touchante qui
s’accompagnait de la lyre, et chantait une ode où cette illustre lesbienne s’abandonne
sans réserve à l’impression que faisait la beauté sur son coeur trop
sensible. Je la voyais faible, tremblante, frappée comme d’un coup de
tonnerre, qui la privait de l’usage de son esprit et de ses sens, rougir,
pâlir, respirer à peine, et céder tour-à-tour aux mouvements divers et
tumultueux de sa passion, ou plutôt de toutes les passions qui s’entrechoquaient
dans son âme.
Telle est l’éloquence du sentiment. Jamais elle ne produit des tableaux si
sublimes et d’un si grand effet, que lorsqu’elle choisit et lie ensemble les
principales circonstances d’une situation intéressante ; et voilà ce qu’elle
opère dans ce petit poème, dont je me contente de rapporter les premières
strophes.
Heureux
celui qui près de toi soupire,
Qui sur lui seul attire ces beaux yeux,
Ce doux accent et ce tendre sourire !
Il est égal aux dieux.
De
veine en veine une subtile flamme
Court dans mon sein sitôt que je te vois !
Et dans le trouble où s'égare mon âme,
Je demeure sans voix.
Je
n'entends plus; un voile est sur ma vue ;
Je rêve, et tombe en de douces langueurs,
Et sans haleine, interdite, éperdue.
Je tremble, je me meurs (38).
Départ de Mytilène. Description de l’Eubée. Arrivée à Thèbes.
Le
lendemain, on nous pressa de nous embarquer.
On venait d’attacher la chaloupe au vaisseau, et les deux gouvernails aux deux
côtés de la poupe. On avait élevé le mât, hissé la vergue, disposé la
voile : tout était prêt. Vingt rameurs, dix de chaque côté, tenaient déjà
leurs bras appliqués sur les rames. Nous quittâmes Mytilène avec regret. En
sortant du port, l’équipage chantait des hymnes en l’honneur des dieux, et
leur adressait à grands cris des voeux pour en obtenir un vent
favorable.
Quand nous eûmes doublé le cap Malée, situé à l’extrémité méridionale
de l’île, on déploya la voile. Les rameurs firent de nouveaux efforts : nous
volions sur la surface des eaux : notre navire, presque tout construit en bois
de sapin, était de l’espèce de ceux qui font 70000 orgyes (39),
dans un jour d’été, et 60000 dans une nuit (40).
On en a vu qui, dans l’espace de 24 jours, ont passé rapidement des régions
les plus froides, aux climats les plus chauds, en se rendant du Palus-Méotide
en Éthiopie.
Notre trajet fut heureux et sans évènements. Nos tentes étaient dressées
auprès de celle du capitaine, qui s’appelait Phanès. Tantôt j’avais la
complaisance d’écouter le récit de ses voyages ; tantôt je reprenais
Homère, et j’y trouvais de nouvelles beautés : car c’est dans les lieux
où il a écrit, qu’on peut juger de l’exactitude de ses descriptions et de
la vérité de ses couleurs. Je me faisais un plaisir de rapprocher ses tableaux
de ceux de la nature, sans que l’original fît tort à la copie.
Cependant nous commencions à découvrir le sommet d’une montagne qui se nomme
Ocha, et qui domine sur toutes celles de l’Eubée. Plus nous avancions, plus l’île
me paraissait se prolonger du midi au nord. Elle s’étend, me dit Phanès, le
long de l’Attique, de la Béotie, du pays des Locriens et d’une partie de la
Thessalie ; mais sa largeur n’est pas proportionnée à sa longueur. Le pays
est fertile, et produit beaucoup de blé, de vin, d’huile et de fruits. Il
produit aussi du cuivre et du fer. Nos ouvriers sont très habiles à mettre ces
métaux en oeuvre, et nous nous glorifions d’avoir découvert l’usage du
premier. Nous avons, en plusieurs endraits, des eaux chaudes, propres à
diverses maladies. Ces avantages sont balancés par des tremblements de terre
qui ont quelquefois englouti des villes entières, et fait refluer la mer sur
des côtes auparavant couvertes d’habitants.
Des ports excellents, des villes opulentes, des places fortes, de riches
moissons, qui servent souvent à l’approvisionnement d’Athènes : tout cela,
joint à la position de l’île, donne lieu de présumer que si elle tombait
entre les mains d’un souverain, elle tiendrait aisément dans ses entraves les
nations voisines. Nos divisions, en les garantissant de ce danger, leur ont
souvent inspiré le desir, et procuré les moyens de nous soumettre ; mais leur
jalousie nous a rendu la liberté. Moins sujets qu’alliés des Athéniens,
nous pouvons, à la faveur d’un tribut que nous leur payons, jouïr en paix de
nos lois et des avantages de la démocratie. Nous pouvons convoquer des
assemblées générales à Chalcis ; et c’est là que se discutent les
intérêts et les prétentions de nos villes.
Nous avions sur le vaisseau quelques habitants de l’Eubée, que des vues de
commerce avaient conduits à Mytilène, et ramenaient dans leur patrie. L’un
était d’Orée, l’autre de Caryste, le troisième d’Erétrie. Si le vent,
me disait le premier, nous permet d’entrer du côté du nord, dans le canal
qui est entre l’île et le continent, nous pourrons nous arrêter à la
première ville que nous trouverons à gauche. C’est celle d’Orée, presque
toute peuplée d’Athéniens. Vous verrez une place très forte par sa position
et par les ouvrages qui la défendent. Vous verrez un territoire dont les
vignobles étaient déja renommés du temps d’Homère.
Si vous pénétrez dans le canal par le côté opposé, me disait le second, je
vous inviterai à descendre au port de Caryste que nous trouverons à droite.
Votre vue s’étendra sur des campagnes couvertes de pâturages et de
troupeaux. Je vous mènerai aux carrières du mont Ocha. Le marbre qu’on en
tire, est d’un vert grisâtre et entremêlé de teintes de différentes
couleurs. Il est très propre à faire des colonnes. Vous verrez aussi une
espèce de pierre que l’on file, et dont on fait une toile qui, loin d’être
consumée par le feu, s’y dépouille de ses taches.
Venez à Erétrie, disait le troisième. Je vous montrerai des tableaux et des
statues sans nombre : vous verrez un monument plus respectable, les fondements
de nos anciennes murailles détruites par les Perses, à qui nous avions osé
résister. Une colonne placée dans un de nos temples, vous prouvera que dans
une fête célébrée tous les ans en l’honneur de Diane, nous fîmes
paroître autrefois 3000 fantassins, 600 cavaliers et 60 chariots. Il releva
ensuite avec tant de chaleur l’ancienne puissance de cette ville, et le rang
qu’elle occupe encore dans la Grèce, que Phanès se hâta d’entamer l’éloge
de Chalcis. La dispute s’échauffa bientôt sur la prééminence des deux
villes. Surpris de leur acharnement, je dis à Timagène : ces gens-ci
confondent leurs possessions avec leurs qualités personnelles. Avez-vous
ailleurs beaucoup d’exemples d’une pareille rivalité ? Elle subsiste, me
répondit-il, entre les nations les plus puissantes, entre les plus petits
hameaux. Elle est fondée sur la nature, qui, pour mettre tout en mouvement sur
la terre, s’est contentée d’imprimer dans nos coeurs deux attraits, qui
sont la source de tous nos biens et de tous nos maux : l’un est l’amour des
plaisirs, qui tendent à la conservation de notre espèce ; l’autre est l’amour
de la supériorité, qui produit l’ambition et l’injustice, l’émulation
et l’industrie, sans lequel on n’aurait ni taillé les colonnes de Caryste,
ni peint les tableaux d’Erétrie, ni peut-être planté les vignes d’Orée.
Dans ce moment le Chalcidéen disait à son adversaire : souvenez-vous que vous
êtes joués sur le théâtre d’Athènes, et qu’on s’y moque de cette
prononciation barbare que vous avez apportée de l’Elide. Et rappelez-vous,
disait l’érétrien, que sur le même théâtre on se permet des plaisanteries
un peu plus sanglantes sur l’avarice des chalcidéens, et sur la dépravation
de leurs moeurs. Mais enfin, disait le premier, Chalcis est une des plus
anciennes villes de la Grèce : Homère en a parlé. Il parle d’Erétrie dans
le même endroit, répliquait le second. - Nous nous enorgueillissons des
colonies que nous avons autrefois envoyées en Thrace, en Italie et en Sicile. -
Et nous, de celles que nous établîmes auprès du mont Athos. - Nos pères
gémirent pendant quelque temps sous la tyrannie des riches, et ensuite sous
celle d’un tyran nommé Phoxus ; mais ils eurent le courage de la secouer, et
d’établir la démocratie. - Nos pères ont de même substitué le
gouvernement populaire à l’aristocratique. - Vous ne devriez pas vous vanter
de ce changement, dit le Carystien ; jamais vos villes ne furent si florissantes
que sous l’administration d’un petit nombre de citoyens ; ce fut alors en
effet que vous fîtes partir ces nombreuses colonies dont vous venez de parler.
Ils ont d’autant plus de tort, reprit l’habitant d’Orée, qu’aujourd’hui
même les chalcidéens ont la lâcheté de supporter la tyrannie de Mnésarque,
et les Erétriens celle de Thémison. - Ce n’est pas le courage qui leur
manque, dit Timagène ; les deux peuples son braves ; ils l’ont toujours
été. Une fois, avant que d’en venir aux mains, ils réglèrent les
conditions du combat, et convinrent de se battre corps à corps, et sans se
servir de ces armes qui portent la mort au loin. Cette convention extraordinaire
est gravée sur une colonne que
j’ai vue autrefois dans le temple de Diane à Erétrie. Elle dut faire couler
bien du sang ; mais elle dut terminer la guerre.
Parmi les avantages dont vous vous parez, dis-je alors, il en est un que vous
avez passé sous silence. L’Eubée n’aurait-elle produit aucun philosophe,
aucun poète célèbre ? Par quel hasard vos relations avec les Athéniens ne
vous ont-elles pas inspiré le goût des lettres ? Ils restèrent immobiles. Le
capitaine donna des ordres à l’équipage. Nous doublâmes le cap méridional
de l’île, et nous entrâmes dans un détrait dont les rivages nous offraient
de chaque côté des villes de différentes grandeurs : nous passâmes auprès
des murs de Caryste et d’Erétrie, et nous arrivâmes à Chalcis.
Elle est située dans un endrait où, à la faveur de deux promontoires qui s’avancent
de part et d’autre, les côtes de l’île touchent presque à celles de la
Béotie. Ce léger intervalle qu’on appelle Euripe, est en partie comblé par
une digue que Timagène se souvenait d’avoir vu construire dans sa jeunesse.
à chacune de ses extrémités, est une tour pour la défendre, et un pont-levis
pour laisser passer un vaisseau. C’est là qu’on voit d’une manière plus
sensible un phénomène dont on n’a pas encore pénétré la cause. Plusieurs
fois, pendant le jour et pendant la nuit, les eaux de la mer se portent
alternativement au nord et au midi, et emploient le même temps à monter et à
descendre.
Dans certains jours le flux et le reflux paraît assujetti à des lois
constantes, comme celles du grand océan. Bientôt il ne suit plus aucune règle
; et vous voyez d’un moment à l’autre le courant changer de direction.
Chalcis est bâtie sur le penchant d’une montagne de même nom. Quelque
considérable que sait son enceinte, on se propose de l’augmenter encore. De
grands arbres qui s’élèvent dans les places et dans les jardins,
garantissent les habitans des ardeurs du soleil ; et une source abondante,
nommée la fontaine d’Aréthuse, suffit à leurs besoins. La ville est
embellie par un théâtre, par des gymnases, des portiques, des temples, des
statues et des peintures. Son heureuse situation, ses fabriques de cuivre, son
territoire, arrosé par la rivière de Lélantus, et couvert d’oliviers,
attirent dans son port les vaisseaux des nations commerçantes. Les habitans
sont ignorans et curieux à l’excès : ils exercent l’hospitalité envers
les étrangers ; et, quoique jaloux de la liberté, ils se plient aisément à
la servitude.
Nous couchâmes à Chalcis, et le lendemain, à la pointe du jour, nous
arrivâmes sur la côte opposée, à Aulis, petit bourg auprès duquel est une
grande baie, où la flotte d’Agamemnon fut si longtemps retenue par les vents
contraires.
D’Aulis nous passâmes par Salganée, et nous nous rendîmes à Anthédon, par
un chemin assez doux, dirigé en partie sur le rivage de la mer, et en partie
sur une colline couverte de bois, et de laquelle jaillissent quantité de
sources. Anthédon est une petite ville, avec une place ombragée par de beaux
arbres, et entourée de portiques. La plupart des habitants s’occupent
uniquement de la pêche. Quelques-uns cultivent des terres légères qui
produisent beaucoup de vin, et très peu de blé.
Nous avions fait 70 stades (41). Il n’en fallait
plus que 160 (42) pour nous rendre à Thèbes.
Comme nous étions sur un chariot, nous prîmes le chemin de la plaine, quoiqu’il
soit long et tortueux. Nous approchâmes bientôt de cette grande ville.
A l’aspect de la citadelle que nous aperçûmes de loin, Timagène ne pouvait
plus retenir ses sanglots. L’espérance et la crainte se peignaient
tour-à-tour sur son visage.
Voici ma patrie, disait-il ; voilà où je laissai un père, une mère, qui m’aimaient
si tendrement. Je ne puis pas me flatter de les retrouver. Mais j’avais un
frère et une soeur : la mort les aura-t-elle épargnés ? Ces réflexions
auxquelles nous revenions sans cesse, déchiraient son âme et la mienne. Ah !
Combien il m’intéressait dans ce moment ! Combien il me parut à plaindre le
moment d’après ! Nous arrivâmes à Thèbes, et les premiers
éclaircissements plongèrent le poignard dans le sein de mon ami. Les regrets
de son absence avaient précipité dans le tombeau les auteurs de ses jours. Son
frère avait péri dans un combat ; sa soeur avait été mariée à Athènes :
elle n’était plus, et n’avait laissé qu’un fils et une fille. Sa douleur
fut amère ; mais les marques d’attention et de tendresse qu’il reçut des
citoyens de tous les états, de quelques parents éloignés, et surtout d’Épaminondas,
adoucirent ses peines, et le dédommagèrent, en quelque façon, de ses pertes.
1. La
Crimée.
2. La mer Noire
3. Constantinople
4. L’an 400 avant J.-C.
5. Au mois d’avril de l’an 363 avant J.-C.
6. Le Don
7. Aujourd'hui Caffa,
8. Afin que ces privilèges fussent connus des
commerçants, on les grava sur trois colonnes, dont la première fut placée au
Pirée, la seconde au Bosphore de Thrace, la troisième au Bosphore cimmérien :
c'est-à-dire au commencement, au milieu et à la fin de la route que suivaient
les vaisseaux marchands des deux nations.
9. Aujourd’hui le Dnieper.
10. le Danube
11. L’an 404 avant J.-C.
12. L’an 387 avant J.-C.
13. L’an 382 avant J.-C.
14. 90.000 livres.
15. L’an 379 ou 378 avant J.-C.
16. L’an 376 avant J.-C
17. Le 8 juillet de l’année julienne proleptique, 371 avant
J.-C.
18. C’était un corps de trois cents jeunes Thébains renommés
pour leur valeur.
19. L’an 379 avant J.-C.
20. L’an 367 avant J.-C. (Dodxell, Annal.)
21. L'an 364 avant J.-C.
22. Quatre lieues treize cent quarante toises.
23. Trois cent soixante-dix-huit toises.
24. Treize cent vingt-trois toises. Les
anciens diffèrent entre eux, et encore plus des modernes, sur ces mesures,
ainsi que sur celles du Pont-Euxin, de la Propontide et de l'Hellespont. J'ai
dû m'en tenir en général à celles d'Hérodote, qui étaient les plus connues
à l'époque de ce voyage.
25. 472 toises et demie.
26. Deux lieues et un quart.
27. Près de dix-neuf lieues.
28. Près de cinquante-trois lieues.
29. Environ 1900 lieues carrées.
30. Quinze lieues trois cents toises.
31. 41 lieues, 1450 toises.
32. 486.000 livres.
33. Ces
règles servaient à mesurer toutes les espèces de surfaces planes et courbes.
34. Les médailles de
Tarente représentent en effet un homme sur un dauphin, tenant une lyre dans ses
mains.
35. Il faut
observer que tout ce que l’on raconte des moeurs dissolues de Sapho ne se
trouve que dans des écrivains fort postérieurs au temps où elle vivait.
36. L'endroit où la chronique de Paros parle de Sapho
est presque entièrement effacé sur le marbre : mais on y lit distinctement qu’elle
prit la fuite, et s'embarqua pour la Sicile. Ce ne fut donc pas, comme on l'a
dit pour suivre Phaon qu’elle alla dans cette île. Il est à présumer
qu'Alcée l'engagea dans la conspiration contre Pittacus, et qu'elle fut bannie
de Mitylène en même temps que lui et ses partisans.
37. Cette statue tut élevée quelques années après;
elle fut faite par Silanion, un des plus célèbres sculpteurs de son temps
(Cicer. Tatian, ad Graec. cap. 52, p. 119).
38. En lisant cette traduction libre, que je dois à
l'amitié de M. l'abbé Delille, on s'apercevra aisément qu'il a cru devoir
profiter de celle de Boileau, et qu'il ne s'est proposé autre chose que de
donner une idée de l'espèce de rythme que Sapho avait inventé, ou du moins
fréquemment employé. Dans la plupart de ses ouvrages chaque strophe était
composée de trois vers hendécasyllabes, c'est-à-dire de onze syllabes, et se
terminait par un vers de cinq syllabes.
39. Environ vingt-six lieues et demie.
40. Environ vingt-deux lieues trois quarts.
41. Deux lieues
1615 toises.
42. Six lieues 120
stades.