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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,

de l'abbé Barthélemy (1788).

 

SECTION TROISIÈME.

SIÈCLE DE PÉRICLÈS (1).

Périclès s’aperçut de bonne heure que sa naissance et ses richesses lui donnaient des droits, et le rendaient suspect. Un autre motif augmentait ses alarmes. Des vieillards qui avaient connu Pisistrate, croyaient le retrouver dans le jeune Périclès ; c’était, avec les mêmes traits, le même son de voix, et le même talent de la parole : il fallait se faire pardonner cette ressemblance, et les avantages dont elle était accompagnée. Périclès consacra ses premières années à l’étude de la philosophie, sans se mêler des affaires publiques, et ne paraissant ambitionner d’autre distinction que celle de la valeur. Après la mort d’Aristide et l’exil de Thémistocle, Cimon prit les rênes du gouvernement ; mais souvent occupé d’expéditions lointaines, il laissait la confiance des Athéniens flotter entre plusieurs concurrents incapables de la fixer. On vit alors Périclès se retirer de la société, renoncer aux plaisirs, attirer l’attention de la multitude par une démarche lente, un maintien décent, un extérieur modeste et des moeurs irréprochables. Il parut
enfin à la tribune, et ses premiers essais étonnèrent les Athéniens. Il devait à la nature d’être le plus éloquent des hommes, et au travail d’être le premier des orateurs de la Grèce.
Les maîtres célèbres qui avaient élevé son enfance, continuant à l’éclairer de leurs conseils, remontaient avec lui aux principes de la morale et de la politique ; son génie s’appropriait leurs connaissances ; et delà, cette profondeur, cette plénitude de lumières, cette force de style, qu’il savait adoucir au besoin, ces grâces qu’il ne négligeait point, qu’il n’affecta jamais, tant d’autres qualités qui le mirent en état de persuader ceux qu’il ne pouvait convaincre, et d’entraîner ceux-mêmes qu’il ne pouvait ni convaincre, ni persuader. On trouvait dans ses discours une majesté imposante, sous laquelle les esprits restaient accablés. C’était le fruit de ses conversations avec le philosophe Anaxagore, qui en lui développant le principe des êtres, et les phénomènes de la nature, semblait avoir agrandi son âme naturellement élevée.
On n’était pas moins frappé de la dextérité avec laquelle il pressait ses adversaires, et se dérobait à leurs poursuites. Il la devait au philosophe Zénon d’Élée, qui l’avait plus d’une fois conduit dans les détours d’une dialectique captieuse, pour lui en découvrir les issues secrètes ; aussi l’un des plus grands antagonistes de Périclès, disait souvent : « quand je l’ai terrassé, et que je le tiens sous moi, il s’écrie qu’il n’est point vaincu, et le persuade à tout le monde » .
Périclès connaissait trop bien sa nation, pour ne pas fonder ses espérances sur le talent de la parole ; et l’excellence de ce talent, pour n’être pas le premier à le respecter. Avant que de paraître en public, il s’avertissait en secret qu’il allait parler à des hommes libres, à des Grecs, à des Athéniens. Cependant il s’éloignait le plus qu’il pouvait de la tribune, parce que, toujours ardent à suivre avec lenteur le projet de son élévation, il craignait d’effacer par de nouveaux succès l’impression des premiers, et de porter trop tôt l’admiration du peuple à ce point, d’où elle ne peut que descendre. On jugea qu’un orateur qui dédaignait des applaudissements dont il était assuré, méritait la confiance qu’il ne cherchait pas, et que les affaires dont il faisait le rapport, devaient être bien importantes, puisqu’elles le forçaient à rompre le silence. On conçut une haute idée du pouvoir qu’il avait sur son âme, lorsqu’un jour que l’assemblée se prolongea jusqu’à la nuit, on vit un simple particulier ne cesser de l’interrompre et de l’outrager, le suivre avec des injures jusques dans sa maison ; et Périclès ordonner froidement à un de ses esclaves de prendre un flambeau, et de conduire cet homme chez lui.
Quand on vit enfin que partout il montrait non seulement le talent, mais encore la vertu propre à la circonstance ; dans son intérieur, la modestie et la frugalité des temps anciens ; dans les emplois de l’administration, un désintéressement et une probité inaltérable ; dans le commandement des armées, l’attention à ne rien donner au hasard, et à risquer plutôt sa réputation que le salut de l’état ; on pensa qu’une âme qui savait mépriser les louanges et l’insulte, les richesses, les superfluités et la gloire elle-même, devait avoir pour le bien public cette chaleur dévorante qui étouffe les autres passions, ou qui du moins les réunit dans un sentiment unique.
Ce fut sur tout cette illusion qui éleva Périclès ; et il sut l’entretenir pendant près de quarante ans, dans une nation éclairée, jalouse de son autorité, et qui se lassait aussi facilement de son admiration que de son obéissance.
Il partagea d’abord sa faveur avant que de l’obtenir toute entière. Cimon était à la tête des nobles et des riches ; Périclès se déclara pour la multitude qu’il méprisait, et qui lui donna un parti considérable. Cimon, qui par des voies légitimes avait acquis dans ses expéditions une fortune immense, l’employait à décorer la ville, et à soulager les malheureux. Périclès, par la force de son ascendant, disposa du trésor public des Athéniens, et de celui des alliés, remplit Athènes des chef-d’oeuvres de l’art, assigna des pensions aux citoyens pauvres, leur distribua une partie des terres conquises, multiplia les fêtes, accorda un droit de présence aux juges, à ceux qui assisteraient aux spectacles et à l’assemblée générale. Le peuple ne voyant que la main qui donnait, fermait les yeux sur la source où elle puisait. Il s’unissait de plus en plus avec Périclès, qui, pour se l’attacher plus fortement encore, le rendit complice de ses injustices, et se servit de lui pour frapper ces grands coups qui augmentent le crédit en le manifestant. Il fit bannir Cimon, faussement accusé d’entretenir des liaisons suspectes avec les Lacédémoniens ; et sous de frivoles prétextes il détruisit l’autorité de l’aréopage, qui s’opposait avec vigueur à la licence des moeurs et des innovations.
Après la mort de Cimon, Thucydide son beau-frère, tâcha de ranimer le parti chancelant des principaux citoyens. Il n’avait pas les talents militaires de Périclès ; mais aussi habile que lui à manier les esprits, il maintint pendant quelque temps l’équilibre, et finit par éprouver les rigueurs de l’ostracisme.
Dès ce moment Périclès changea de système : il avait subjugué le parti des riches, en flattant la multitude ; il subjugua la multitude, en réprimant ses caprices, tantôt par une opposition invincible, tantôt par la sagesse de ses conseils, ou par les charmes de son éloquence. Tout s’opérait par ses volontés ; tout se faisait en apparence, suivant les règles établies ; et la liberté rassurée par le maintien des formes républicaines, expirait, sans qu’on s’en aperçut, sous le poids du génie. Plus la puissance de Périclès augmentait, moins il prodiguait son crédit et sa présence. Renfermé dans un petit cercle de parents et d’amis, il veillait du fond de sa retraite sur toutes les parties du gouvernement, tandis qu’on ne le croyait occupé qu’à pacifier ou bouleverser la Grèce. Les Athéniens, dociles au mouvement qui les entraînait, en respectaient l’auteur, parce qu’ils le voyaient rarement implorer leurs suffrages ; et aussi excessifs dans leurs expressions que dans leurs sentiments, ils ne représentaient Périclès que sous les traits du plus puissant des dieux. Faisait-il entendre sa voix dans les occasions essentielles ? On disait que Jupiter lui avait confié les éclairs et la foudre. N’agissait-il dans les autres que par le ministère de ses créatures ? On se rappelait que le souverain des cieux laissait à des génies subalternes, les détails du gouvernement de l’univers. Périclès étendit, par des victoires éclatantes, les domaines de la république : mais quand il vit la puissance des Athéniens à une certaine élévation, il crut que ce serait une honte de la laisser affaiblir, et un malheur de l’augmenter encore. Cette vue dirigea toutes ses opérations ; et le triomphe de sa politique fut d’avoir, pendant si longtemps, retenu les Athéniens dans l’inaction, leurs alliés dans la dépendance, et ceux de Lacédémone dans le respect.
Forces, de ce sentiment qui, dans les rangs élevés, produit la hauteur et l’orgueil, dans la multitude, l’insolence et la férocité, ne se bornaient plus à dominer sur la Grèce ; ils méditaient la conquête de l’Egypte, de Carthage, de la Sicile et de l’Étrurie. Périclès leur laissait exhaler ces vastes projets, et n’en était que plus attentif aux démarches des alliés d’Athènes. La république brisait successivement les liens de l’égalité, qui avaient formé leur confédération : elle appesantissait sur eux un joug plus humiliant que celui des barbares ; parce qu’en effet on s’accoutume plus aisément à la violence, qu’à l’injustice. Entre autres sujets de plainte, ils reprochèrent aux Athéniens d’avoir employé à l’embellissement de leur ville, les sommes d’argent qu’ils accordaient tous les ans pour faire la guerre aux Perses. Périclès répondit que les flottes de la république mettaient ses alliés à l’abri des insultes des barbares, et qu’elle n’avait point d’autre engagement à remplir. à cette réponse, l’Eubée, Samos et Byzance se soulevèrent ; mais bientôt après, l’Eubée rentra sous l’obéissance des Athéniens ; Byzance leur apporta le tribut ordinaire ; Samos, après une vigoureuse résistance, les indemnisa des frais de la guerre, livra ses vaisseaux, démolit ses murailles, et donna des otages.
La ligue du Péloponnèse vit dans cet exemple de vigueur, une nouvelle preuve du despotisme que les Athéniens exerçaient sur leurs alliés, et qu’ils feraient un jour éprouver à leurs ennemis. Depuis longtemps alarmée de leurs progrès rapides,
nullement rassurée par les traités qu’elle avait faits avec eux, et qu’on avait confirmés par une trêve de trente ans (2), elle aurait plus d'une fois arrêté le cours de leurs victoires, si elle avait pu vaincre l'extrême répugnance des Lacédémoniens pour toute espèce de guerre.
Telle était la disposition des esprits, parmi les nations de la Grèce. Périclès était odieux aux unes, redoutable à toutes. Son règne, car c’est le nom qu’on peut donner à son administration, n’avait point été ébranlé par les cris de l’envie, et encore moins par les satires et les plaisanteries qu’on s’était permises contre lui sur le théâtre, ou dans la société. Mais à cette espèce de vengeance qui console le peuple de sa faiblesse, succédèrent à la fin des murmures sourds, et mêlés d’une inquiétude sombre, qui présageaient une révolution prochaine. Ses ennemis n’osant l’attaquer directement, essayèrent leurs armes contre ceux qui avaient mérité sa protection ou son amitié. Phidias, chargé de la direction des superbes monuments qui décorent Athènes, fut dénoncé pour avoir soustrait une partie de l’or dont il devait enrichir la statue de Minerve : il se justifia, et ne périt pas moins dans les fers. Anaxagore, le plus religieux peut-être des philosophes, fut traduit en justice, pour crime d’impiété, et obligé de prendre la fuite. L’épouse, la tendre amie de Périclès, la célèbre Aspasie, accusée d’avoir outragé la religion par ses discours, et les moeurs par sa conduite, plaida sa cause elle-même ; et les larmes de son époux la dérobèrent à peine à la sévérité des juges. Ces attaques n’étaient que le prélude de celles qu’il aurait essuyées, lorsqu’un événement imprévu releva ses espérances, et affermit son autorité.
Corcyre faisait depuis quelques années, la guerre à Corinthe, dont elle tire son origine. Suivant le droit public de la Grèce, une puissance étrangère ne dait point se mêler des différends élevés entre une métropole et sa colonie. Mais il était de l’intérêt des Athéniens de s’attacher un peuple dont la marine était florissante, et qui pouvait, par sa position, favoriser le passage de leurs flottes en Sicile et en Italie. Ils le reçurent dans leur alliance, et lui envoyèrent des secours. Les Corinthiens publièrent que les Athéniens avaient rompu la trêve.
Potidée, autre colonie des corinthiens, avait embrassé le parti des Athéniens. Ces derniers soupçonnant sa fidélité, lui ordonnèrent, non seulement de leur donner des otages, mais encore de démolir ses murailles, et de chasser les magistrats, que, suivant l’usage, elle recevait tous les ans de sa métropole. Potidée se joignit à la ligue du Péloponnèse, et les Athéniens l’assiégèrent. Quelque temps auparavant, les Athéniens avaient, sous quelques légers prétextes, interdit l’entrée de leurs ports et de leurs marchés à ceux de Mégare, alliés de Lacédémone. D’autres villes gémissaient sur la perte de leurs lois et de leur liberté.
Corinthe qui voulait susciter une guerre générale, épousa leurs querelles, et sut les engager à demander une satisfaction éclatante aux Lacédémoniens, chefs de la ligue du Péloponnèse. Les députés de ces différentes villes arrivent à Lacédémone : on les assemble ; ils exposent leurs griefs, avec autant d’aigreur que de véhémence ; ils disent ce qu’ils ont souffert, ce qu’ils ont à craindre, tout ce que prescrit une juste vengeance, tout ce qu’inspirent la jalousie et la haîne. Quand les esprits sont disposés à recevoir de plus fortes impressions, un des ambassadeurs de Corinthe prend la parole, et reproche aux Lacédémoniens cette bonne-foi qui ne leur permet pas de soupçonner la mauvaise-foi des autres ; cette modération dont on leur fait un mérite, et qui les rend si indifférents aux intérêts des puissances voisines. « combien de fois vous avons-nous avertis des projets des Athéniens ? Et qu’est-il nécessaire de vous les rappeler encore ? Corcyre dont la marine pouvait, dans l’occasion, si bien seconder nos efforts, est entrée dans leur alliance ; Potidée, cette place qui assurait nos possessions dans la Thrace, va tomber entre leurs mains. Nous n’accusons que vous de nos pertes ; vous qui, après la guerre des mèdes, avez permis à nos ennemis de fortifier leur ville, et d’étendre leurs conquêtes ; vous qui êtes les protecteurs de la liberté, et qui, par votre silence, favorisez l’esclavage ; vous qui délibérez, quand il faut agir, et qui ne songez à votre défense, que quand l’ennemi tombe sur vous avec toutes ses forces. Nous nous en souvenons encore : les Mèdes sortis du fond de l’Asie avaient traversé la Grèce, etpénétré dans le Péloponnèse, que vous étiez tranquilles dans vos foyers. Ce n’est pas contre une nation éloignée, que vous aurez à combattre ; mais contre un peuple qui est à votre porte, contre ces Athéniens dont vous n’avez jamais connu, dont vous ne connaissez pas encore les ressources et le caractère. Esprits ardents à former des projets ; habiles à les varier dans les occasions ; si prompts à les exécuter, que posséder et désirer est pour eux la même chose ; si présomptueux, qu’ils se craient dépouillés des conquêtes qu’ils n’ont pu faire ; si avides, qu’ils ne se bornent jamais à celles qu’ils ont faites : nation courageuse et turbulente, dont l’audace s’accroît par le danger, et l’espérance par le malheur ; qui regarde l’inaction comme un tourment, et que les dieux irrités ont jetée sur la terre, pour n’être jamais en repos, et n’y jamais laisser les autres.
Qu’opposez-vous à tant d’avantages ? Des projets au-dessous de vos forces, la méfiance dans les résolutions les plus sages, la lenteur dans les opérations, le découragement aux moindres revers, la crainte d’étendre vos domaines, la négligence à les conserver. Tout, jusqu’à vos principes, est aussi nuisible au repos de la Grèce, qu’à votre sûreté. N’attaquer personne, se mettre en état de n’être jamais attaqué ; ces moyens ne vous paraissent pas toujours suffisans pour assurer le bonheur d’un peuple : vous voulez qu’on ne repousse l’insulte, que lorsqu’il n’en résulte absolument aucun préjudice pour la patrie : maxime funeste, et qui, adoptée des nations voisines, vous garantirait à peine de leurs invasions. O Lacédémoniens ! Votre conduite se ressent trop de la simplicité des premiers siècles. Autre temps, autres moeurs, autre systême. L’immobilité des principes ne conviendrait qu’à une ville qui jouirait d’une paix éternelle ; mais dès que, par ses rapports avec les autres nations, ses intérêts deviennent plus compliqués, il lui faut une politique plus raffinée. Abjurez donc, à l’exemple des Athéniens, cette droiture qui ne sait pas se prêter aux évènements ; sortez de cette indolence qui vous tient renfermés dans l’enceinte de vos murs ; faites une irruption dans l’Attique ; ne forcez pas des alliés, des amis fidèles, à se précipiter entre les bras de vos ennemis ; et placés à la tête des nations du Péloponnèse, montrez-vous dignes de l’empire que nos pères déférèrent à vos vertus ».
Des députés Athéniens, que d’autres affaires avaient amenés à Lacédémone, demandèrent à parler, non pour répondre aux accusations qu’ils venaient d’entendre ; les Lacédémoniens n’étaient pas leurs juges : ils voulaient seulement engager l’assemblée à suspendre une décision qui pouvait avoir des suites cruelles.
Ils rappelèrent avec complaisance les batailles de Marathon et de Salamine. C’étaient les Athéniens qui les avaient gagnées, qui avaient chassé les barbares, qui avaient sauvé la Grèce. Un peuple capable de si grandes choses, méritait sans doute des égards. L’envie lui fait un crime aujourd’hui de l’autorité qu’il exerce sur une partie des nations grecques ; mais c’est Lacédémone qui la lui a cédée : il la conserve, parce qu’il ne pourrait l’abandonner sans danger : cependant il préfère, en l’exerçant, la douceur à la sévérité ; et s’il est obligé d’employer quelquefois la rigueur, c’est que le plus foible ne peut être retenu dans la dépendance que par la force. « Que Lacédémone cesse d’écouter les plaintes injustes des alliés d’Athènes, et la jalouse fureur de ses propres alliés : qu’avant de prendre un parti, elle réfléchisse sur l’importance des intérêts qu’on va discuter, sur l’incertitude des événements auxquels on va se soumettre. Loin cette ivresse qui ne permet aux peuples d’écouter la voix de la raison, que lorsqu’ils sont parvenus au comble de leurs maux ; qui fait que toute guerre finit par où elle devrait commencer. Il en est temps encore ; nous pouvons terminer nos différends à l’amiable, ainsi que le prescrivent les traités : mais si, au mépris de vos serments, vous rompez la trêve, nous prendrons les dieux vengeurs du parjure, à témoins, et nous nous préparerons à la plus vigoureuse défense ».
Ce discours fini, les ambassadeurs sortirent de l’assemblée ; et le roi Archidamus, qui joignait une longue expérience à une profonde sagesse, s’apercevant, à l’agitation des esprits, que la guerre était inévitable, voulut du moins en retarder le moment.
« Peuple de Lacédémone, dit-il, j’ai été témoin de beaucoup de guerres, ainsi que plusieurs d’entre vous ; et je n’en suis que plus porté à craindre celle que vous allez entreprendre. Sans préparatifs et sans ressource, vous voulez attaquer une nation exercée dans la marine, redoutable par le nombre de ses soldats et de ses vaisseaux, riche des productions de son pays, et des tributs de ses alliés. Qui peut vous inspirer cette confiance ? Est-ce votre flotte ? Mais quel temps ne faudrait-il pas pour la rétablir ? Est-ce l’état de vos finances ? Mais nous n’avons point de trésor public, et les particuliers sont pauvres. Est-ce l’espérance de détacher les alliés d’Athènes ? Mais comme la plupart sont des insulaires, il faudrait être maître de la mer, pour exciter et entretenir leur défection. Est-ce le projet de ravager les plaines de l’Attique, et de terminer cette grande querelle dans une campagne ? Eh ! Pensez-vous que la perte d’une moisson si facile à réparer dans un pays où le commerce est florissant, engagera les Athéniens à vous demander la paix ? Ah ! Que je crains plutôt que nous ne laissions cette guerre à nos enfants, comme un malheureux héritage ! Les hostilités des villes et des particuliers sont passagères ; mais quand la guerre s’allume entre deux puissants états, il est aussi difficile d’en prévoir les suites, que d’en sortir avec honneur. Je ne suis pas d’avis de laisser nos alliés dans l’oppression ; je dis seulement qu’avant de prendre les armes, nous devons envoyer des ambassadeurs aux Athéniens, et entamer une négociation. Ils viennent de nous proposer cette voie ; et ce serait une injustice de la refuser. Dans l’intervalle, nous nous adresserons aux nations de la Grèce, et, puisque la nécessité l’exige, aux barbares eux-mêmes, pour avoir des secours en argent et en vaisseaux : si les Athéniens rejettent nos plaintes, nous les réitérerons après deux ou trois ans de préparatifs ; et peut-être les trouverons-nous alors plus dociles. La lenteur qu’on nous attribue, a toujours fait notre sûreté : jamais les éloges ni les reproches ne nous ont portés à des entreprises téméraires. Nous ne sommes pas assez habiles pour rabaisser, par des discours éloquents, la puissance de nos ennemis ; mais nous savons que pour nous mettre à portée de les vaincre, il faut les estimer, juger de leur conduite par la nôtre, nous prémunir contre leur prudence, ainsi que contre leur valeur, et moins compter sur leurs fautes, que sur la sagesse de nos précautions. Nous croyons qu’un homme ne diffère pas d’un autre homme ; mais que le plus redoutable est celui qui, dans les occasions critiques, se conduit avec le plus de prudence et de lumières.
Ne nous départons jamais des maximes que nous avons reçues de nos pères, et qui ont conservé cet état. Délibérez à loisir ; qu’un instant ne décide pas de vos biens, de votre gloire, du sang de tant de citoyens, de la destinée de tant de peuples : laissez entrevoir la guerre, et ne la déclarez pas ; faites vos préparatifs, comme si vous n’attendiez rien de vos négociations ; et pensez que ces mesures sont les plus utiles à votre patrie, et les plus propres à intimider les Athéniens. »
Les réflexions d’Archidamus auraient peut-être arrêté les Lacédémoniens, si, pour en détourner l’effet, Sthénélaïdas, un des éphores, ne se fût écrié sur le champ :
« Je ne comprends rien à l’éloquence verbeuse des Athéniens : ils ne tarissent pas sur leur éloge, et ne disent pas un mot pour leur défense. Plus leur conduite fut irréprochable dans la guerre des mèdes, plus elle est honteuse aujourd’hui ; et je les déclare doublement punissables, puisqu’ils étaient vertueux, et qu’ils ont cessé de l’être. Pour nous, toujours les mêmes, nous ne trahirons point nos alliés, et nous les défendrons avec la même ardeur qu’on les attaque. Au reste, il ne s’agit pas ici de discours et de discussions. Ce n’est point par des paroles que nos alliés ont été outragés. La vengeance la plus prompte ; voilà ce qui convient à la dignité de Sparte. Et qu’on ne dise pas que nous devons délibérer, après avoir reçu une insulte. C’était aux autres à délibérer longtemps, avant que de nous insulter. Opinez donc pour la guerre, ô Lacédémoniens ! Et pour mettre enfin des bornes aux injustices et à l’ambition des Athéniens, marchons, avec la protection des dieux, contre ces oppresseurs de
la liberté. »
Il dit, et sur le champ appela le peuple aux suffrages. Plusieurs des assistans furent de l’avis du roi : le plus grand nombre décida que les Athéniens avaient rompu la trève ; et il fut résolu de convoquer une diète générale, pour prendre une dernière résolution. Tous les députés étant arrivés, on mit de nouveau l’affaire en délibération, et la guerre fut décidée, à la pluralité des voix. Cependant, comme rien n’était prêt encore, on chargea les Lacédémoniens d’envoyer des députés aux Athéniens, et de leur déférer les plaintes de la ligue du Péloponnèse. La première ambassade n’eut pour objet que d’obtenir l’éloignement de Périclès, ou de le rendre odieux à la multitude.
Les ambassadeurs prétextèrent des raisons étrangères aux différends dont il s’agissait, et qui ne firent aucune impression sur les Athéniens.
De nouveaux députés offrirent de continuer la trêve : ils proposèrent quelques conditions, et se bornèrent enfin à demander la révocation du décret qui interdisait le commerce de l’Attique aux habitans de Mégare. Périclès répondit que les lois ne leur permettaient pas d’ôter le tableau sur lequel on avait inscrit ce décret. « Si vous ne
le pouvez ôter, dit un des ambassadeurs, tournez-le seulement : vos lois ne vous le défendent pas. »
Enfin, dans une troisième ambassade, les députés se contentèrent de dire : « Les Lacédémoniens désirent la paix, et ne la font dépendre que d’un seul point. Permettez aux villes de la Grèce de se gouverner suivant leurs lois. »
Cette dernière proposition fut discutée, ainsi que les précédentes, dans l’assemblée du peuple. Comme les avis étaient partagés, Périclès se hâta de monter à la tribune. Il représenta que, suivant les traités, les différends élevés entre les villes contractantes, devaient être discutés par des voies pacifiques ; et qu’en attendant chacune devait jouir de ce qu’elle possédait.
« Au mépris de cette décision formelle, dit Périclès, les Lacédémoniens nous signifient impérieusement leurs volontés ; et ne nous laissant que le choix de la guerre ou de la soumission, ils nous ordonnent de renoncer aux avantages que nous avons remportés sur leurs alliés. Ne publient-ils pas que la paix dépend uniquement du décret porté contre Mégare ? Et plusieurs d’entre vous ne s’écrient-ils pas, qu’un si faible sujet ne dait pas nous engager à prendre les armes ? Athéniens, de telles offres ne sont qu’un piège grossier ; il faut les rejeter, jusqu’à ce qu’on traite avec nous d’égal à égal. Toute nation qui prétend dicter des lois à une nation rivale, lui propose des fers. Si vous cédiez sur un seul point, on croirait vous avoir fait trembler ; et, dès ce moment, on vous imposerait des conditions plus humiliantes.
Et que pouvez-vous craindre aujourd’hui de cette foule de nations qui diffèrent autant d’origine que de principes ? Quelle lenteur dans la convocation de leurs diètes ! Quelle confusion dans la discussion de leurs intérêts ! Elles s’occupent un moment du bien général ; le reste du temps, de leurs avantages particuliers. Celles-ci ne songent qu’à leur vengeance ; celles-là, qu’à leur sûreté ; et presque toutes se reposant les unes sur les autres du soin de leur conservation, courent, sans s’en appercevoir, à leur perte commune. »
Périclès montrait ensuite que les alliés du Péloponnèse, n’étant pas en état de faire plusieurs campagnes, le meilleur moyen de les réduire, était de les lasser, et d’opposer une guerre de mer à une guerre de terre.
« Ils feront des invasions dans l’Attique ; nos flottes ravageront leurs côtes : ils ne pourront réparer leurs pertes, tandis que nous aurons des campagnes à cultiver, soit dans les îles, soit dans le continent. L’empire de la mer donne tant de supériorité, que si vous étiez dans une île, aucune puissance n’oserait vous attaquer. Ne considérez plus Athènes, que comme une place forte, et séparée, en quelque façon, de la terre ; remplissez de soldats les murs qui la défendent, et les vaisseaux qui sont dans ses ports. Que le territoire qui l’entoure, vous sait étranger, et devienne sous vos yeux la proie de l’ennemi. Ne cédez point à l’ardeur insensée d’opposer votre valeur à la supériorité du nombre. Une victoire attirerait bientôt sur vos bras de plus grandes armées ; une défaite porterait à la révolte ces alliés que nous ne contenons que par la force. Ce n’est pas sur la perte de vos biens qu’il faudrait pleurer ; c’est sur celle des soldats que vous exposeriez dans une bataille. Ah ! Si je pouvais vous persuader, je vous proposerais de porter à l’instant même le fer et la flamme dans nos campagnes, et dans les maisons dont elles sont couvertes ; et les Lacédémoniens apprendraient à ne plus les regarder comme les gages de notre servitude. »
J’aurais d’autres garants de la victoire à vous présenter, si j’étais assuré que dans la crainte d’ajouter de nouveaux dangers à ceux de la guerre, vous ne chercherez point à combattre pour conquérir : car j’appréhende plus vos fautes, que les projets de l’ennemi. Il faut maintenant répondre aux députés ; 1° que les mégariens pourront commercer dans l’Attique, si les Lacédémoniens ne nous interdisent plus, ainsi qu’à nos alliés, l’entrée de leur ville : 2° que les Athéniens rendront aux peuples qu’ils ont soumis, la liberté dont ils jouissaient auparavant, si les Lacédémoniens en usent de même à l’égard des villes de leur dépendance : 3° que la ligue d’Athènes offre encore à celle du Péloponèse, de terminer à l’amiable les differends qui les divisent actuellement. »
Après cette réponse, les ambassadeurs de Lacédémone se retirèrent ; et de part et d’autre on s’occupa des préparatifs de la guerre la plus longue et la plus funeste qui ait jamais désolé la Grèce (3). Elle dura vingt-sept ans ; elle eut pour principe l’ambition des Athéniens, et la juste crainte qu’ils inspirèrent aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Les ennemis de Périclès l’accusèrent de l’avoir suscitée. Ce qui paraît certain, c’est qu’elle fut utile au rétablissement de son autorité. Les Lacédémoniens avaient pour eux les Béotiens, les Phocéens, les Locriens, ceux de Mégare, d’Ambracie, de Leucade, d’Anactorium, et tout le Péloponnèse, excepté les argiens qui observèrent la neutralité.
Du côté des Athéniens étaient les villes grecques situées sur les côtes de l’Asie, celles de la Thrace et de l’Hellespont, presque toute l’Acarnanie, quelques autres petits peuples, et tous les insulaires, excepté ceux de Mélos et de Théra. Outre ces secours, ils pouvaient eux-mêmes fournir à la ligue 13000 soldats pesamment armés, 1200 hommes de cheval, 1600 archers à pied, et 300 galères : 16000 hommes, choisis parmi les citoyens trop jeunes ou trop vieux, et parmi les étrangers établis dans Athènes, furent chargés de défendre les murs de la ville, et les forteresses de l’Attique.
Six mille talents (4) étaient déposés dans la citadelle. On pouvait, en cas de besoin, s’en ménager plus de 500 encore (5), par la fonte des vases sacrés, et par d’autres ressourses que Périclès faisait envisager au peuple.
Telles étaient les forces des Athéniens, lorsqu’Archidamus, roi de Lacédémone, s’étant arrêté à l’isthme de Corinthe, reçut de chaque ville confédérée du Péloponnèse, les deux tiers des habitants en état de porter les armes, et s’avança lentement vers l’Attique, à la tête de 60000 hommes. Il voulut renouer la négociation ; et dans cette vue, il envoya un ambassadeur aux Athéniens, qui refusèrent de l’entendre, et le firent sortir à l’instant même des terres de la république. Alors Archidamus ayant continué sa marche, se répandit, au temps de la moisson, dans les plaines de l’Attique. Les malheureux habitants s’en étaient retirés à son approche : ils avaient transporté leurs effets à Athènes, où la plupart n’avaient trouvé d’autre asile que les temples, les tombeaux, les tours des remparts, les cabanes les plus obscures, les lieux les plus déserts. Aux regrets d’avoir quitté leurs anciennes et paisibles demeures, se joignait la douleur de voir au loin leurs maisons consumées par les flammes, et leurs récoltes abandonnées au fer de l’ennemi.
Les Athéniens, contraints de supporter des outrages qu’aggravait le souvenir de tant de glorieux exploits, se consumaient en cris d’indignation et de fureur contre Périclès qui tenait leur valeur enchaînée. Pour lui, n’opposant que le silence aux prières et aux menaces, il faisait partir une flotte de 100 voiles pour le Péloponnèse, et réprimait les clameurs publiques, par la seule force de son caractère.
Archidamus ne trouvant plus de subsistances dans l’Attique, ramena ses troupes chargées de butin dans le Péloponnèse : elles se retirèrent chez elles, et ne reparurent plus pendant le reste de l’année. Après leur retraite, Périclès envoya contre les Locriens une escadre qui obtint quelques avantages. La grande flotte, après avoir porté la désolation sur les côtes du Péloponnèse, prit à son retour l’île d’égine ; et bientôt après, les Athéniens marchèrent en corps de nation contre ceux de Mégare, dont ils ravagèrent le territoire. L’hiver suivant, ils honorèrent par des funérailles publiques, ceux qui avaient péri les armes à la main ; et Périclès releva leur gloire dans un discours éloquent. Les corinthiens armèrent 40 galères, firent une descente en Acarnanie, et se retirèrent avec perte. Ainsi se termina la première campagne.
Celles qui la suivirent, n’offrent de même qu’une continuité d’actions particulières, de courses rapides, d’entreprises qui semblent étrangères à l’objet qu’on se proposait de part et d’autre.
Comment des peuples si guerriers et si voisins, animés par une ancienne jalousie, et des haines récentes, ne songeaient-ils qu’à se surprendre, à s’éviter, à partager leurs forces, et par une foule de diversions sans éclat ou sans danger, à multiplier et prolonger les malheurs de la guerre ? C’est parce que cette guerre ne devait pas se
conduire sur le même plan que les autres. La ligue du Péloponnèse était si supérieure en troupes de terre, que les Athéniens ne pouvaient risquer une action générale, sans s’exposer à une perte certaine. Les peuples qui formaient cette ligue, ignoraient l’art d’attaquer les places : ils venaient d’échouer devant une petite forteresse de l’Attique ; et ils ne s’emparèrent ensuite de la ville de Platée en Béotie, défendue par une faible garnison, qu’après un blocus qui dura près de deux ans, et qui força les habitants à se rendre, faute de vivres. Comment se seraient-ils flattés de prendre d’assaut, et de réduire à la famine une ville telle qu’Athènes, qui pouvait être défendue par 30000 hommes, et qui, maîtresse de la mer, en tirait aisément les subsistances dont elle avait besoin ?
Ainsi les ennemis n’avaient d’autre parti à prendre, que de venir détruire les moissons de l’Attique ; et c’est ce qu’ils pratiquèrent dans les premières années : mais ces incursions devaient être passagères, parce qu’étant très pauvres et uniquement occupés des travaux de la campagne, ils ne pouvaient rester longtemps les armes à la main, et dans un pays éloigné. Dans la suite, ils résolurent d’augmenter le nombre de leurs vaisseaux ; mais il leur fallut bien des années pour apprendre à manoeuvrer, et acquérir cette expérience que 50 ans d’exercice avaient à peine procurée aux Athéniens. L’habileté de ces derniers était si reconnue au commencement de la guerre, que leurs moindres escadres ne craignaient pas d’attaquer les plus grandes flottes du Péloponnèse.
Dans la septième année de la guerre (6), les Lacédémoniens, pour sauver 420 de leurs soldats que les Athéniens tenaient assiégés dans une île, demandèrent la paix, et livrèrent environ 60 galères qu’on devait leur rendre, si les prisonniers n’étaient pas délivrés. Ils ne le furent point ; et les Athéniens ayant gardé les vaisseaux, la marine du Péloponnèse fut détruite : divers incidents en retardèrent le rétablissement, jusqu’à la vingtième année de la guerre, que le roi de Perse s’obligea, par des promesses et par des traités, de pourvoir à son entretien. Alors la ligue de Lacédémone couvrit la mer de ses vaisseaux. Les deux nations rivales s’attaquèrent plus directement ; et après une alternative de succès et de revers, la puissance de l’une succomba sous celle de l’autre.
De leur côté, les Athéniens n’étaient pas plus en état, par le nombre de leurs vaisseaux, de donner la loi à la Grèce, que leurs ennemis ne l’étaient par le nombre de leurs troupes. S’ils paraissaient avec leurs flottes dans les lieux où ceux du Péloponnèse avaient des possessions, leurs efforts se bornaient à dévaster un canton, à s’emparer d’une ville sans défense, à lever des contributions, sans oser pénétrer dans les terres. Fallait-il assiéger une place forte dans un pays éloigné, quoiqu’ils eussent plus de ressources que les Lacédémoniens, la lenteur des opérations épuisait leurs finances, et le petit nombre de troupes qu’ils pouvaient employer. La prise de Potidée leur coûta beaucoup de soldats, deux ans et demi de travaux, et deux mille talents (7). Ainsi, par l’extrême diversité des forces, et leur extrême disproportion, la guerre devait traîner en longueur. C’est ce qu’avaient prévu les deux plus habiles politiques de la Grèce, Archidamus et Périclès, avec cette différence que le premier en concluait que les Lacédémoniens devaient la craindre, et le second, que les Athéniens devaient la desirer.
Il était aisé de prévoir aussi que l’incendie éclaterait, s’éteindrait, se rallumerait par intervalles chez tous les peuples. Comme des intérêts contraires séparaient des villes voisines ; que les unes, au moindre prétexte, se détachaient de leur confédération ; que les autres restaient abandonnées à des factions que fomentaient sans cesse Athènes et Lacédémone, il arriva que la guerre se fit de nation à nation, dans une même province ; de ville à ville, dans une même nation ; de parti à parti, dans une même ville.
Thucydide, Xénophon, et d’autres auteurs célèbres ont décrit les malheurs que produisirent ces longues et funestes dissensions. Sans les suivre dans des détails qui n’intéressent aujourd’hui que les peuples de la Grèce, je rapporterai quelques-uns des évènements qui regardent plus particulièrement les Athéniens.
Au commencement de la seconde année, les ennemis revinrent dans l’Attique, et la peste se déclara dans Athènes. Jamais ce fléau terrible ne ravagea tant de climats. Sorti de l’éthiopie, il avait parcouru l’Égypte, la Libye, une partie de la Perse, l’île de Lemnos, et d’autres lieux encore. Un vaisseau marchand l’introduisit sans doute au Pirée, où il se manifesta d’abord ; de là il se répandit avec fureur dans la ville, et surtout dans ces demeures obscures et malsaines, où les habitants de la campagne se trouvaient entassés. Le mal attaquait successivement toutes les parties du corps : les symptômes en étaient effrayants, les progrès rapides, les suites presque toujours mortelles. Dès les premières atteintes, l’âme perdait ses forces ; le corps semblait en acquérir de nouvelles ; et c’était un double supplice de résister à la maladie, sans pouvoir résister à la douleur. Les insomnies, les terreurs, des sanglots continuels, des convulsions violentes, n’étaient pas les seuls tourments réservés aux malades. Une chaleur insupportable les dévorait intérieurement. Couverts d’ulcères et de taches livides, les yeux enflammés, la paitrine oppressée, les entrailles déchirées, exhalant une odeur fétide de leur bouche souillée d’un sang impur, on les voyait se traîner dans les rues, pour respirer plus librement, et ne pouvant éteindre la soif brûlante dont ils étaient consumés, se précipiter dans les rivières couvertes de glaçons.
La plupart périssaient au septième ou au neuvième jour. S’ils prolongeaient leur vie au-delà de ces termes, ce n’était que pour éprouver une mort plus douloureuse et plus lente.
Ceux qui ne succombaient pas à la maladie, n’en étaient presque jamais atteints une seconde fois. Faible consolation ! Car ils n’offraient plus aux yeux, que les restes infortunés d’eux-mêmes. Les uns avaient perdu l’usage de plusieurs de leurs membres ; les autres ne conservaient aucune idée du passé : heureux sans doute d’ignorer leur état ; mais ils ne pouvaient reconnoître leurs amis. Le même traitement produisait des effets tour-à-tour salutaires et nuisibles : la maladie semblait braver les règles et l’expérience. Comme elle infectait aussi plusieurs provinces de la Perse, le roi Artaxerxès résolut d’appeler à leur secours le célèbre Hippocrate, qui était alors dans l’île de Cos : il fit vainement briller à ses yeux l’éclat de l’or et des dignités ; le grand homme répondit au grand-roi, qu’il n’avait ni besoins ni desirs, et qu’il se devait aux Grecs, plutôt qu’à leurs ennemis. Il vint ensuite offrir ses services aux Athéniens, qui le reçurent avec d’autant plus de reconnoissance, que la plupart de leurs médecins étaient morts victimes de leur zèle : il épuisa les ressources de son art, et exposa plusieurs fois sa vie. S’il n’obtint pas tout le succès que méritaient de si beaux sacrifices et de si grands talents, il donna du moins des consolations et des espérances. On dit que pour purifier l’air, il fit allumer des feux dans les rues d’Athènes ; d’autres prétendent que ce moyen fut utilement employé par un médecin d’Agrigente, nommé Acron.
On vit dans les commencements, de grands exemples de piété filiale, d’amitié généreuse : mais comme ils furent presque toujours funestes à leurs auteurs, ils ne se renouvelèrent que rarement dans la suite. Alors les liens les plus respectables furent brisés ; les yeux près de se fermer, ne virent de toutes parts qu’une solitude profonde, et la mort ne fit plus couler de larmes.
Cet endurcissement produisit une licence effrénée. La perte de tant de gens de bien confondus dans un même tombeau avec les scélérats ; le renversement de tant de fortunes devenues tout-à-coup le partage ou la proie des citoyens les plus obscurs, frappèrent vivement ceux qui n’ont d’autres principes que la crainte : persuadés que les dieux ne prenaient plus d’intérêt à la vertu, et que la vengeance des lois ne serait pas aussi prompte que la mort dont ils étaient menacés, ils crurent que la fragilité des choses humaines leur indiquait l’usage qu’ils en devaient faire, et que n’ayant plus que des moments à vivre, ils devaient du moins les passer dans le sein des plaisirs.
Au bout de deux ans, la peste parut se calmer. Pendant ce repos, on s’apperçut plus d’une fois que le germe de la contagion n’était pas détruit : il se développa 18 mois après ; et dans le cours d’une année entière, il reproduisit les mêmes scènes de deuil et d’horreur. Sous l’une et sous l’autre époque, il périt un très grand nombre de citoyens, parmi lesquels il faut compter près de 5000 hommes en état de porter les armes. La perte la plus irréparable fut celle de Périclès, qui, dans la troisième année de la guerre (8), mourut des suites de la maladie. Quelque temps auparavant, les Athéniens aigris par l’excès de leurs maux, l’avaient dépouillé de son autorité, et condamné à une amende : ils venaient de reconnaître leur injustice, et Périclès la leur avait pardonnée, quoique dégoûté du commandement, par la légèreté du peuple, et par la perte de sa famille, et de la plupart de ses amis que la peste avait enlevés. Près de rendre le dernier soupir, et ne donnant plus aucun signe de vie, les principaux d’Athènes assemblés autour de son lit, soulageaient leur douleur, en racontant ses victoires, et le nombre de ses trophées.
« Ces exploits, leur dit-il en se soulevant avec effort, sont l’ouvrage de la fortune, et me sont communs avec d’autres généraux. Le seul éloge que je mérite, est de n’avoir fait prendre le deuil à aucun citoyen ».
Si, conformément au plan de Périclès, les Athéniens avaient continué une guerre offensive du côté de la mer, défensive du côté de la terre ; si, renonçant à toute idée de conquête, ils n’avaient pas risqué le salut de l’état par des entreprises téméraires, ils auraient tôt ou tard triomphé de leurs ennemis, parce qu’ils leur faisaient en détail plus de mal qu’ils n’en recevaient ; parce que la ligue dont ils étaient les chefs, leur était presque entièrement subordonnée, tandis que celle du Péloponnèse, composée de nations indépendantes, pouvait à tout moment se dissoudre. Mais Périclès mourut, et fut remplacé par Cléon. C’était un homme sans naissance, sans véritable talent, mais vain, audacieux, emporté, et par-là même agréable à la multitude. Il se l’était attachée par ses largesses ; il la retenait en lui inspirant une grande idée de la puissance d’Athènes, un souverain mépris pour celle de Lacédémone. Ce fut lui qui rassembla un jour ses amis, et leur déclara qu’étant sur le point d’administrer les affaires publiques,
il renonçait à des liaisons qui l’engageraient peut-être à commettre quelque injustice. Il n’en fut pas moins le plus avide et le plus injuste des hommes.
Les citoyens honnêtes lui opposèrent Nicias, un des premiers et des plus riches particuliers d’Athènes, qui avait commandé les armées, et remporté plusieurs avantages. Il intéressa la multitude par des fêtes et par des libéralités : mais comme il se méfiait de lui-même et des événements, et que ses succès n’avaient servi qu’à le rendre plus timide, il n’obtint que de la considération, et jamais la supériorité du crédit. La raison parlait froidement par sa bouche, tandis que le peuple avait besoin de fortes émotions, et que Cléon les excitait par ses déclamations, par ses cris et ses gestes forcenés. Il réussit par hasard dans une entreprise que Nicias avait refusé d’exécuter : dès ce moment, les Athéniens qui s’étaient moqués de leur choix, se livrèrent à ses conseils avec plus de confiance. Ils rejetèrent les propositions de paix que faisaient les ennemis, et le mirent à la tête des troupes qu’ils envoyaient en Thrace, pour arrêter les progrès de Brasidas, le plus habile général de Lacédémone. Il s’y attira le mépris des deux armées ; et s’étant approché de l’ennemi sans précaution, il se laissa surprendre, fut des premiers à prendre la fuite, et perdit la vie. Après sa mort, Nicias ne trouvant plus d’obstacle à la paix, entama des négociations, bientôt suivies d’une alliance offensive et défensive (9), qui devait pendant 50 ans unir étraitement les Athéniens et les Lacédémoniens. Les conditions du traité les remettaient au même point où ils se trouvaient au commencement de la guerre. Il s’était cependant écoulé plus de dix ans depuis cette époque, et les deux nations s’étaient inutilement affaiblies. Elles se flattaient de goûter enfin les douceurs du repos ; mais leur alliance produisit de nouvelles ligues et de nouvelles divisions. Plusieurs des alliés de Lacédémone se plaignirent de n’avoir pas été compris dans le traité ; et s’étant unis avec les Argiens, qui, jusqu’alors, étaient restés neutres, ils se déclarèrent contre les Lacédémoniens. D’un autre côté, les Athéniens et les Lacédémoniens s’accusaient réciproquement de n’avoir pas rempli les articles du traité : delà les mésintelligences et les hostilités. Ce ne fut cependant qu’au bout de six ans et dix mois (10), qu’ils en vinrent à un rupture ouverte : rupture dont le prétexte fut très frivole, et qu’on aurait facilement prévenue, si la guerre n’avait pas été nécessaire à l’élévation d’Alcibiade.
Des historiens ont flétri la mémoire de cet Athénien ; d’autres l’ont relevée par des éloges, sans qu’on puisse les accuser d’injustice ou de partialité. Il semble que la nature avait essayé de réunir en lui tout ce qu’elle peut produire de plus fort en vices et en vertus. Nous le considérerons ici par rapport à l’état dont il accéléra la ruine, et plus bas, dans ses relations avec la société qu’il acheva de corrompre.
Une origine illustre, des richesses considérables, la figure la plus distinguée, les grâces les plus séduisantes, un esprit facile et étendu, l’honneur, enfin, d’appartenir à Périclès ; tels furent les avantages qui éblouirent d’abord les Athéniens, et dont il fut ébloui le premier.
Dans un âge où l’on n’a besoin que d’indulgence et de conseils, il eut une cour et des flatteurs : il étonna ses maîtres par sa docilité, et les Athéniens par la licence de sa conduite. Socrate, qui prévit de bonne heure que ce jeune homme serait le plus dangereux des citoyens d’Athènes, s’il n’en devenait le plus utile, rechercha son amitié, l’obtint à force de soins, et ne la perdit jamais : il entreprit de modérer cette vanité qui ne pouvait souffrir dans le monde ni de supérieur, ni d’égal ; et tel était dans ces occasions, le pouvoir de la raison ou de la vertu, que le disciple pleurait sur ses erreurs, et se laissait humilier sans se plaindre.
Quand il entra dans la carrière des honneurs, il voulut devoir ses succès, moins à l’éclat de sa magnificence et de ses libéralités, qu’aux attraits de son éloquence : il parut à la tribune. Un léger défaut de prononciation prêtait à ses paroles les grâces naïves de l’enfance ; et quoiqu’il hésitât quelquefois pour trouver le mot propre, il fut regardé comme un des plus grands orateurs d’Athènes. Il avait déja donné des preuves de sa valeur ; et, d’après ses premières campagnes, on augura qu’il serait un jour le plus habile général de la Grèce. Je ne parlerai point de sa douceur, de son affabilité, ni de tant d’autres qualités qui concoururent à le rendre le plus aimable des hommes. Il ne fallait pas chercher dans son coeur l’élévation que produit la vertu ; mais on y trouvait la hardiesse que donne l’instinct de la supériorité. Aucun obstacle, aucun malheur ne pouvait ni le surprendre, ni le décourager : il semblait persuadé que lorsque les âmes d’un certain ordre ne font pas tout ce qu’elles veulent, c’est qu’elles n’osent pas tout ce qu’elles peuvent. Forcé par les circonstances, de servir les ennemis de sa patrie, il lui fut aussi facile de gagner leur confiance par son ascendant, que de les gouverner par ses conseils : il eut cela de particulier, qu’il fit toujours triompher le parti qu’il favorisait, et que ses nombreux explaits ne furent jamais ternis par aucun revers.
Dans les négociations, il employait tantôt les lumières de son esprit, qui étaient aussi vives que profondes ; tantôt des ruses et des perfidies, que des raisons d’état ne peuvent jamais autoriser ; d’autres fois, la facilité d’un caractère, que le besoin de dominer ou le desir de plaire pliait sans effort aux conjonctures. Chez tous les peuples, il s’attira les regards, et maîtrisa l’opinion publique. Les spartiates furent étonnés de sa frugalité ; les Thraces, de son intempérance ; les béotiens, de son amour pour les exercices les plus violents ; les Ioniens, de son goût pour la paresse et la volupté ; les satrapes de l’Asie, d’un luxe qu’ils ne pouvaient égaler. Il se fût montré le plus vertueux des hommes, s’il n’avait jamais eu l’exemple du vice ; mais le vice l’entraînait, sans l’asservir. Il semble que la profanation des lois et la corruption des moeurs n’étaient à ses yeux qu’une suite de victoires remportées sur les moeurs et sur les lois ; on pourrait dire encore que ses défauts n’étaient que des écarts de sa vanité. Les traits de légèreté, de frivolité, d’imprudence, échappés à sa jeunesse ou à son oisiveté, disparoissaient dans les occasions qui demandaient de la réflexion et de la constance. Alors il joignait la prudence à l’activité ; et les plaisirs ne lui dérobaient aucun des instans qu’il devait à sa gloire ou à ses intérêts.
Sa vanité aurait tôt ou tard dégénéré en ambition : car il était impossible qu’un homme si supérieur aux autres, et si dévoré de l’envie de dominer, n’eût pas fini par exiger l’obéissance, après avoir épuisé l’admiration. Aussi fut-il toute sa vie suspect aux principaux citoyens, dont les uns redoutaient ses talents, les autres ses excès, et tour-à-tour adoré, craint et haï du peuple qui ne pouvait se passer de lui ; et comme les sentiments dont il était l’objet, devenaient des passions violentes, ce fut avec des convulsions de joie ou de fureur, que les Athéniens l’élevèrent aux honneurs, le condamnèrent à mort, le rappelèrent, et le proscrivirent une seconde fois. Un jour qu’il avait, du haut de la tribune, enlevé les suffrages du public, et qu’il revenait chez lui escorté de toute l’assemblée, Timon, surnommé le misanthrope, le rencontra ; et lui serrant la main : « Courage, mon fils, lui dit-il ; continue de t’agrandir, et je te devrai la perte des Athéniens. »
Dans un autre moment d’ivresse, le petit peuple proposait de rétablir la royauté en sa faveur ; mais comme il ne se serait pas contenté de n’être qu’un roi, ce n’était pas la petite souveraineté d’Athènes qui lui convenait ; c’était un vaste empire qui le mît en état d’en conquérir d’autres. Né dans une république, il devait l’élever au-dessus d’elle-même, avant que de la mettre à ses pieds. C’est là, sans doute, le secret des brillantes entreprises dans lesquelles il entraîna les Athéniens. Avec leurs soldats, il aurait soumis des peuples ; et les Athéniens se seraient trouvés asservis, sans s’en apercevoir.
Sa première disgrâce, en l’arrêtant presque au commencement de sa carrière, n’a laissé voir qu’une vérité ; c’est que son génie et ses projets furent trop vastes pour le bonheur de sa patrie.
On a dit que la Grèce ne pouvait porter deux Alcibiades ; on doit ajouter qu’Athènes en eut un de trop. Ce fut lui qui fit résoudre la guerre contre la Sicile.
Depuis quelque temps, les Athéniens méditaient la conquête de cette île riche et puissante. Leur ambition réprimée par Périclès, fut puissamment secondée par Alcibiade. Toutes les nuits, des songes flatteurs retraçaient à son esprit la gloire immense dont il allait se couronner. La Sicile ne devait être que le théâtre de ses premiers exploits : il s’emparait de l’Afrique, de l’Italie, du Péloponnèse ; tous les jours il entretenait de ses grands desseins cette jeunesse bouillante, qui s’attachait à ses pas, et dont il gouvernait les volontés.
Sur ces entrefaites, la ville d’Egeste en Sicile, qui se disait opprimée par ceux de Sélimonte et de Syracuse, implora l’assistance des Athéniens dont elle était alliée : elle offrait de les indemniser de leurs frais, et leur représentait que s’ils n’arrêtaient les progrès des Syracusains, ce peuple ne tarderait pas à joindre ses troupes à celles des Lacédémoniens. La république envoya des députés en Sicile : ils firent à leur retour un rapport infidèle de l’état des choses. L’expédition fut résolue ; et l’on nomma pour généraux, Alcibiade, Nicias et Lamachus. On se flattait tellement du succès, que le sénat régla d’avance le sort des différents peuples de la Sicile.
Cependant les citoyens éclairés étaient d’autant plus effrayés, qu’on n’avait alors qu’une faible idée de la grandeur, des forces et des richesses de cette île. Malgré la loi qui défend de revenir sur une décision de tous les ordres de l’état, Nicias remontrait à l’assemblée, que la république n’ayant pu terminer encore les différends suscités entre elle et les Lacédémoniens, la paix actuelle n’était qu’une suspension d’armes ; que ses véritables ennemis étaient dans le Péloponnèse ; qu’ils n’attendaient que le départ de l’armée, pour fondre sur l’Attique ; que les démêlés des villes de Sicile n’avaient rien de commun avec les Athéniens ; que le comble de l’extravagance était de sacrifier le salut de l’état à la vanité ou à l’intérêt d’un jeune homme jaloux d’étaler sa magnificence aux yeux de l’armée ; que de tels citoyens n’étaient faits que pour ruiner l’état, en se ruinant eux-mêmes ; et qu’il leur convenait aussi peu de délibérer sur de si hautes entreprises, que de les exécuter.
« Je vois avec frayeur, ajouta Nicias, cette nombreuse jeunesse qui l’entoure, et dont il dirige les suffrages. Respectables vieillards, je sollicite les vôtres au nom de la patrie ; et vous, magistrats, appelez de nouveau le peuple aux opinions ; et si les lois vous le défendent, songez que la première des lois est de sauver l’état. »
Alcibiade prenant la parole, représenta que les Athéniens, en protégeant les nations opprimées, étaient parvenus à ce haut point de gloire et de grandeur ; qu’il ne leur était plus permis de se livrer à un repos trop capable d’énerver le courage des troupes ; qu’ils seraient un jour assujettis, si dès à présent ils n’assujétissaient les autres ;
que plusieurs villes de Sicile n’étaient peuplées que de barbares, ou d’étrangers insensibles à l’honneur de leur patrie, et toujours prêts à changer de maîtres ; que d’autres, fatiguées de leurs divisions, attendaient l’arrivée de la flotte, pour se rendre aux Athéniens ; que la conquête de cette île leur faciliterait celle de la Grèce entière ; qu’au moindre revers, ils trouveraient un asile dans leurs vaisseaux ; que le seul éclat de cette expédition étonnerait les Lacédémoniens ; et que s’ils hasardaient une irruption dans l’Attique, elle ne réussirait pas mieux que les précédentes.
Quant aux reproches qui le regardaient personnellement, il répondait que sa magnificence n’avait servi jusqu’à ce jour, qu’à donner aux peuples de la Grèce une haute idée de la puissance des Athéniens, et qu’à lui procurer assez d’autorité à lui-même, pour détacher des nations entières de la ligue du Péloponnèse.
« Au surplus, disait-il, destiné à partager avec Nicias le commandement de l’armée, si ma jeunesse et mes folies vous donnent quelques alarmes, vous vous rassurerez sur le bonheur qui a toujours couronné ses entreprises. »
Cette réponse enflamma les Athéniens d’une nouvelle ardeur. Leur premier projet n’avait été que d’envoyer 60 galères en Sicile. Nicias, pour les en détourner par une voie indirecte, représenta qu’outre la flotte il fallait une armée de terre, et leur mit devant les yeux le tableau effrayant des préparatifs, des dépenses et du nombre de troupes qu’exigeait une telle expédition. Alors une voix s’éleva du milieu de l’assemblée : « Nicias, il ne s’agit plus de tous ces détours ; expliquez-vous nettement sur le nombre des soldats et des vaisseaux dont vous avez besoin. » Nicias ayant répondu qu’il en conférerait avec les autres généraux, l’assemblée leur donna plein pouvoir de disposer de toutes les forces de la république.
Elles étaient prêtes, lorsqu’Alcibiade fut dénoncé pour avoir, avec quelques compagnons de ses débauches, mutilé pendant la nuit les statues de Mercure, placées dans les différents quartiers de la ville, et représenté, à l’issue d’un souper, les cérémonies des redoutables mystères d’Éleusis. Le peuple, capable de lui tout pardonner en toute autre occasion, ne respirait que la fureur et la vengeance. Alcibiade, d’abord effrayé du soulèvement des esprits, bientôt rassuré par les dispositions favorables de l’armée et de la flotte, se présente à l’assemblée ; il détruit les soupçons élevés contre lui, et demande la mort, s’il est coupable ; une satisfaction éclatante, s’il ne l’est pas. Ses ennemis font différer son jugement jusqu’après son retour, et l’obligent de partir, chargé d’une accusation qui tient le glaive suspendu sur sa tête. Le rendez-vous général, tant pour les Athéniens que pour leurs alliés, était à Corcyre. C’est de là que la flotte partit, composée d’environ 300 voiles, et se rendit à Rhégium, à l’extrémité de l’Italie (11). Elle portait 5100 hommes pesamment armés, parmi lesquels se trouvait l’élite des soldats Athéniens. On y avait joint 480 archers, 700 frondeurs, quelques autres troupes légères, et un petit nombre de cavaliers. Les généraux n’avaient pas exigé de plus grandes forces ; Nicias ne songeait point à se rendre maître de la Sicile ; Alcibiade croyait que, pour la soumettre, il suffirait d’y semer la division. L’un et l’autre manifestèrent leurs vues dans le premier conseil qu’ils tinrent avant que de commencer la campagne. Leurs instructions leur prescrivaient en général de régler les affaires de Sicile de la manière la plus avantageuse aux intérêts de la république : elles leur ordonnaient en particulier de protéger les Egestains contre ceux de Sélinonte, et, si les circonstances le permettaient, d’engager les Syracusains à rendre aux léontins les possessions dont ils les avaient privés.
Nicias s’en tenait à la lettre de ce décret, et voulait, après l’avoir exécuté, ramener la flotte au Pirée. Alcibiade soutenait que de si grands efforts de la part des Athéniens, devant être signalés par de grandes entreprises, il fallait envoyer des députés aux principales villes de la Sicile, les soulever contre les Syracusains, en tirer des vivres et des troupes ; et, d’après l’effet de ces diverses négociations, se déterminer pour le siége de Sélinonte, ou pour celui de Syracuse. Lamachus, le troisième des généraux, proposait de marcher à l’instant contre cette dernière ville, et de profiter de l’étonnement où l’avait jetée l’arrivée des Athéniens. Le port de Mégare, voisin de Syracuse, contiendrait leur flotte, et la victoire opérerait une révolution dans la Sicile.
Le succès aurait peut-être justifié l’avis de Lamachus. Les Syracusains n’avaient pris aucune précaution contre l’orage qui les menaçait : ils avaient eu de la peine à se persuader que les Athéniens fussent assez insensés pour méditer la conquête d’une ville telle que Syracuse.
« Ils devraient s’estimer heureux, s’écriait un de leurs orateurs, de ce que nous n’avons jamais songé à les ranger sous nos lois. »
Ce projet n’ayant pas été goûté des deux autres généraux, Lamachus se décida pour l’avis d’Alcibiade. Pendant que ce dernier prenait Catane par surprise ; que Naxos lui ouvrait ses portes ; que ses intrigues allaient forcer celles de Messine, et que ses espérances commençaient à se réaliser ; on faisait partir du Pirée la galère qui devait le transporter à Athènes. Ses ennemis avaient prévalu, et le sommaient de comparaître, pour répondre à l’accusation dont ils avaient jusqu’alors suspendu la poursuite. On n’osa pas l’arrêter, parce qu’on craignit le soulèvement des soldats, et la désertion des troupes alliées, qui, la plupart, n’étaient venues en Sicile qu’à sa prière. Il avait d’abord formé le dessein d’aller confondre ses accusateurs ; mais quand il fut à Thurium, ayant réfléchi sur les injustices des Athéniens, il trompa la vigilance de ses guides, et se retira dans le Péloponnèse.
Sa retraite répandit le découragement dans l’armée. Nicias, qui ne craignait rien quand il fallait exécuter, et tout quand il fallait entreprendre, laissait éteindre dans le repos, ou dans des conquêtes faciles, l’ardeur qu’Alcibiade avait excitée dans le coeur des soldats. Cependant il vit le moment où le plus brillant succès allait justifier une entreprise dont il avait toujours redouté les suites : il s’était enfin déterminé à mettre le siége devant Syracuse, et l’avait conduit avec tant d’intelligence, que les habitants étaient disposés à se rendre. Déja plusieurs peuples de Sicile et d’Italie se déclaraient en sa faveur, lorsqu’un général Lacédémonien, nommé Gylippe, entra dans la place assiégée, avec quelques troupes qu’il avait amenées du Péloponnèse, ou ramassées en Sicile. Nicias aurait pu l’empêcher d’aborder dans cette île : il négligea cette précaution ; et cette faute irréparable fut la source de tous ses malheurs. Gylippe releva le courage des Syracusains, battit les Athéniens, et les tint renfermés dans leurs retranchements. Athènes fit partir, sous les ordres de Démosthène et d’Eurymédon, une nouvelle flotte composée d’environ 73 galères, et une seconde armée forte de 5000 hommes pesamment armés, et de quelques troupes légères.
Démosthène ayant perdu 2000 hommes à l’attaque d’un poste important, et considérant que bientôt la mer ne serait plus navigable, et que les troupes dépérissaient par les maladies, proposa d’abandonner l’entreprise, ou de transporter l’armée en des lieux plus sains. Sur le point de mettre à la voile, Nicias effrayé d’une éclipse de lune qui sema la terreur dans le camp, consulta les devins, qui lui ordonnèrent d’attendre encore 27 jours.
Avant qu’ils fussent écoulés, les Athéniens vaincus par terre et par mer, ne pouvant rester sous les murs de Syracuse, faute de vivres, ni sortir du port dont les Syracusains avaient fermé l’issue, prirent enfin le parti d’abandonner leur camp, leurs malades, leurs vaisseaux, et de se retirer par terre, dans quelque ville de Sicile : ils partirent au nombre de 40000 hommes, y compris non seulement les troupes que leur avaient fournies les peuples de Sicile et d’Italie, mais encore les chiourmes des galères, les ouvriers et les esclaves.
Cependant ceux de Syracuse occupent les défilés des montagnes, et les passages des rivières : ils détruisent les ponts, s’emparent des hauteurs, et répandent dans la plaine divers détachements de cavalerie et de troupes légères. Les Athéniens harcelés, arrêtés à chaque pas, sont sans cesse exposés aux traits d’un ennemi qu’ils trouvent partout, et qu’ils ne peuvent atteindre nulle part : ils étaient soutenus par l’exemple de leurs généraux, et par les exhortations de Nicias, qui, malgré l’épuisement où l’avait réduit une longue maladie, montrait un courage supérieur au danger. Pendant huit jours entiers, ils eurent à lutter contre des obstacles toujours renaissants. Mais Démosthène qui commandait l’arrière-garde, composée de 6000 hommes, s’étant égaré dans sa marche, fut poussé dans un lieu resserré ; et, après des prodiges de valeur, il se rendit, à condition qu’on accorderait la vie à ses soldats, et qu’on leur épargnerait l’horreur de la prison.
Nicias n’ayant pu réussir dans une négociation qu’il avait entamée, conduisit le reste de l’armée jusqu’au fleuve Asinarus. Parvenus en cet endroit, la plupart des soldats, tourmentés par une soif dévorante, s’élancent confusément dans le fleuve ; les autres y sont précipités par l’ennemi : ceux qui veulent se sauver à la nage, trouvent de l’autre côté des bords escarpés et garnis de gens de trait, qui en font un massacre horrible. Huit mille hommes périrent dans cette attaque ; et Nicias adressant la parole à Gylippe : « Disposez de moi, lui dit-il, comme vous le jugerez à propos ; mais sauvez du moins ces malheureux soldats. »
Gylippe fit aussitôt cesser le carnage. Les Syracusains rentrèrent dans Syracuse, suivis de 7000 prisonniers, qui furent jetés dans les carrières : ils y souffrirent pendant plusieurs mois, des maux inexprimables. Beaucoup d’entre eux y périrent ; d’autres furent vendus comme esclaves. Un plus grand nombre de prisonniers était devenu la proie des officiers et des soldats : tous finirent leurs jours dans les fers, à l’exception de quelques Athéniens qui durent leur liberté aux pièces d’Euripide, que l’on connaissait alors à peine en Sicile, et dont ils récitaient les plus beaux endraits à leurs maîtres.
Nicias et Démosthène furent mis à mort, malgré les efforts que fit Gylippe pour leur sauver la vie. Athènes, accablée d’un revers si inattendu, envisageait de plus grands malheurs encore. Ses alliés étaient près de secouer son joug ; les autres peuples conjuraient sa perte ; ceux du Péloponnèse s’étaient déjà crus autorisés, par son exemple, à rompre la trêve. On appercevait déja dans leurs opérations mieux combinées, l’esprit de vengeance, et le génie supérieur qui les dirigeaient. Alcibiade jouissait à Lacédémone du crédit qu’il obtenait partout. Ce fut par ses conseils que les Lacédémoniens prirent la résolution d’envoyer du secours aux Syracusains, de recommencer leurs incursions dans l’Attique, et de fortifier à 120 stades d’Athènes, le poste de Décélie, qui tenait cette ville bloquée du côté de la terre.
Il fallait pour anéantir sa puissance, favoriser la révolte de ses alliés, et détruire sa marine. Alcibiade se rend sur les côtes de l’Asie mineure. Chio, Milet, d’autres villes florissantes se déclarent en faveur des Lacédémoniens. Il captive, par ses agréments, Tissapherne, gouverneur de Sardes ; et le roi de Perse s’engage à payer la flotte du Péloponnèse.
Cette seconde guerre, conduite avec plus de régularité que la première, eût été bientôt terminée, si Alcibiade, poursuivi par Agis, roi de Lacédémone, dont il avait séduit l’épouse, et par les autres chefs de la ligue, à qui sa gloire faisait ombrage, n’eût enfin compris qu’après s’être vengé de sa patrie, il ne lui restait plus qu’à la garantir d’une perte certaine. Dans cette vue, il suspendit les efforts de Tissapherne et les secours de la Perse, sous prétexte qu’il était de l’intérêt du grand-roi de laisser les peuples de la Grèce s’affaiblir mutuellement.
Les Athéniens ayant, bientôt après, révoqué le décret de son bannissement, il se met à leur tête, soumet les places de l’Hellespont, force un des gouverneurs du roi de Perse, à signer un traité avantageux aux Athéniens, et Lacédémone à leur demander la paix. Cette demande fut rejetée, parce que se croyant désormais invincibles, sous la conduite d’Alcibiade, ils avaient passé rapidement de la consternation la plus profonde, à la plus insolente présomption. A la haine dont ils étaient animés contre ce général, avait succédé aussi vîte la reconnoissance la plus outrée, l’amour le plus effréné.
Quand il revint dans sa patrie, son arrivée, son séjour, le soin qu’il prit de justifier sa conduite, furent une suite de triomphes pour lui, et de fêtes pour la multitude. Quand, aux acclamations de toute la ville, on le vit sortir du Pirée avec une flotte de 100 vaisseaux, on ne douta plus que la célérité de ses explaits ne forçât bientôt les peuples du Péloponèse à subir la loi du vainqueur ; on attendait à tout moment l’arrivée du courrier chargé d’annoncer la destruction de l’armée ennemie, et la conquête de l’Ionie. Au milieu de ces espérances flatteuses, on apprit que quinze galères athéniennes étaient tombées au pouvoir des Lacédémoniens. Le combat s’était donné pendant l’absence et au mépris des ordres précis d’Alcibiade, que la nécessité de lever des contributions pour la subsistance des troupes, avait obligé de passer en Ionie. à la première nouvelle de cet échec, il revint sur ses pas, et alla présenter la bataille au vainqueur, qui n’osa pas l’accepter. Il avait réparé l’honneur d’Athènes : la perte était légère, mais elle suffisait à la jalousie de ses ennemis. Ils aigrirent le peuple, qui le dépouilla du commandement général des armées, avec le même empressement qu’il l’en avait revêtu.
La guerre continua encore pendant quelques années ; elle se fit toujours par mer, et finit par la bataille d’Aegos Potamos, que ceux du Péloponnèse gagnèrent dans le détroit de l’Hellespont. Le Spartiate Lysander qui les commandait, surprit la flotte des Athéniens, composée de 180 voiles, s’en rendit maître, et fit 3000 prisonniers (12) .
Alcibiade, qui, depuis sa retraite, s’était établi dans la contrée voisine, avait averti les généraux Athéniens du danger de leur position, et du peu de discipline qui régnait parmi les soldats et les matelots. Ils méprisèrent les conseils d’un homme tombé dans la disgrâce.
La perte de la bataille entraîna celle d’Athènes, qui, après un siége de quelques mois, se rendit, faute de vivres (13). Plusieurs des puissances alliées proposèrent de la détruire. Lacédémone, écoutant plus sa gloire que son intérêt, refusa de mettre aux fers une nation qui avait rendu de si grands services à la Grèce ; mais elle condamna les Athéniens, non seulement à démolir les fortifications du Pirée, ainsi que la longue muraille qui joint le port à la ville, mais encore à livrer leurs galères, à l’exception de douze ; à rappeler leurs bannis ; à retirer leurs garnisons des villes dont ils s’étaient emparés ; à faire une ligue offensive et défensive avec les Lacédémoniens ; à les suivre par terre et par mer, dès qu’ils en auraient reçu l’ordre.
Les murailles furent abattues au son des instruments, comme si la Grèce avait recouvré sa liberté ; et, quelques mois après, le vainqueur permit au peuple d’élire 30 magistrats, qui devaient établir une autre forme de gouvernement, et qui finirent par usurper l’autorité (14).
Ils sévirent d’abord contre quantité de délateurs odieux aux gens de bien, ensuite contre leurs ennemis particuliers, bientôt après contre ceux dont ils voulaient envahir les richesses. Des troupes lacédémoniennes qu’ils avaient obtenues de Lysander, 3000 citoyens qu’ils s’étaient associés pour affermir leur puissance, protégeaient ouvertement leurs injustices. La nation désarmée, tomba tout-à-coup dans une extrême servitude. L’exil, les fers, la mort étaient le partage de ceux qui se déclaraient contre la tyrannie, ou qui semblaient la condamner par leur silence. Elle ne subsista que pendant huit mois ; et dans ce court espace de temps, plus de 1500 citoyens furent indignement massacrés, et privés des honneurs funèbres. La plupart abandonnèrent une ville où les victimes et les témoins de l’oppression n’osaient faire entendre une plainte : car il fallait que la douleur fût muette, et que la pitié parût indifférente.
Socrate fut le seul qui ne se laissa point ébranler par l’iniquité des temps : il osa consoler les malheureux, et résister aux ordres des tyrans. Mais ce n’était point sa vertu qui les alarmait : ils redoutaient, à plus juste titre, le génie d’Alcibiade, dont ils épiaient les démarches.
Il était alors dans une bourgade de Phrygie, dans le gouvernement de Pharnabaze, dont il avait reçu des marques de distinction et d’amitié. Instruit des levées que le jeune Cyrus faisait dans l’Asie mineure, il en avait conclu que ce prince méditait une expédition contre Artaxerxès son frère : il comptait, en conséquence, se rendre auprès du roi de Perse, l’avertir du danger qui le menaçait, et en obtenir des secours pour délivrer sa patrie ; mais tout-à-coup des assassins envoyés par le satrape, entourent sa maison ; et, n’ayant pas la hardiesse de l’attaquer, y mettent le feu. Alcibiade s’élance, l’épée à la main, à travers les flammes ; écarte les barbares, et tombe sous une grêle de traits : il était alors âgé de 40 ans.
Sa mort est une tache pour Lacédémone, s’il est vrai que les magistrats, partageant les craintes des tyrans d’Athènes, aient engagé Pharnabaze à commettre ce lâche attentat. Mais d’autres prétendent qu’il s’y porta de lui-même, et pour des intérêts particuliers.
La gloire de sauver Athènes était réservée à Thrasybule. Ce généreux citoyen placé, par son mérite, à la tête de ceux qui avaient pris la fuite, et sourd aux propositions que lui firent les tyrans de l’associer à leur puissance, s’empara du Pirée, et appela le peuple à la liberté. Quelques-uns des tyrans périrent les armes à la main ; d’autres furent condamnés à perdre la vie. Une amnistie générale rapprocha les deux partis, et ramena la tranquillité dans Athènes.
Quelques années après, elle secoua le joug de Lacédémone, rétablit la démocratie, et accepta le traité de paix que le spartiate Antalcidas conclut avec Artaxerxès (15). Par ce traité que les circonstances rendaient nécessaire, les colonies grecques de l’Asie mineure, et quelques îles voisines furent abandonnées à la Perse ; les autres peuples de la Grèce recouvrèrent leurs lois et leur indépendance ; mais ils sont restés dans un état de faiblesse, dont ils ne se relèveront peut-être jamais. Ainsi furent terminés les différends qui avaient occasionné la guerre des mèdes, et celle du Péloponnèse
L’essai historique que je viens de donner, finit à la prise d’Athènes. Dans la relation de mon voyage, je rapporterai les principaux événements qui se sont passés depuis cette époque, jusqu’à mon départ de Scythie : je vais maintenant hasarder quelques remarques sur le siècle de Périclès.
Au commencement de la guerre du Péloponnèse, les Athéniens durent être extrêmement surpris de se trouver si différents de leurs pères. Tout ce que pour la conservation des moeurs, les siècles précédents avaient accumulé de lois, d’institutions, de maximes et d’exemples, quelques années avaient suffi pour en détruire l’autorité. Jamais il ne fut prouvé d’une manière plus terrible, que les grands succès sont aussi dangereux pour les vainqueurs, que pour les vaincus.
J’ai indiqué plus haut les funestes effets que produisirent sur les Athéniens leurs conquêtes et l’état florissant de leur marine et de leur commerce. On les vit tout-à-coup étendre les domaines de la république, et transporter dans son sein les dépouilles des nations alliées et soumises : delà les progrès successifs d’un luxe ruineux, et le désir insatiable des fêtes et des spectacles. Comme le gouvernement s’abandonnait au délire d’un orgueil qui se croyait tout permis, parce qu’il pouvait tout oser, les particuliers, à son exemple, secouaient toutes les espéces de contraintes qu’imposent la nature et la société. Bientôt le mérite n’obtint que l’estime ; la considération fut réservée pour le crédit, toutes les passions se dirigèrent vers l’intérêt personnel ; et toutes les sources de corruption se répandirent avec profusion dans l’état. L’amour, qui auparavant se couvrait des voiles de l’hymen et de la pudeur, brûla ouvertement de feux illégitimes. Les courtisanes se multiplièrent dans l’Attique et dans toute la Grèce. Il en vint de l’Ionie, de ce beau climat où l’art de la volupté a pris naissance. Les unes s’attachaient plusieurs adorateurs qu’elles aimaient tous sans préférence, qui tous les aimaient sans rivalité ; d’autres, se bornant à une seule conquête, parvinrent, par une apparence de régularité, à s’attirer des égards et des éloges de la part de ce public facile, qui leur faisait un mérite d’être fidèles à leurs engagements.
Périclès, témoin de l’abus, n’essaya point de le corriger. Plus il était sévère dans ses moeurs, plus il songeait à corrompre celles des Athéniens, qu’il amollissait par une succession rapide de fêtes et de jeux.
La célèbre Aspasie, née à Milet en Ionie, seconda les vues de Périclès, dont elle fut successivement la maîtresse et l’épouse. Elle eut sur lui un tel ascendant, qu’on l’accusa d’avoir plus d’une fois suscité la guerre, pour venger ses injures personnelles : elle osa former une société de courtisanes, dont les attraits et les faveurs devaient attacher les jeunes Athéniens aux intérêts de leur fondatrice. Quelques années auparavant, toute la ville se fût soulevée à la seule idée d’un pareil projet : lors de son exécution, il excita quelques murmures : les poètes comiques se déchaînèrent contre Aspasie ; mais elle n’en rassembla pas moins dans sa maison la meilleure compagnie d’Athènes. Périclès autorisa la licence ; Aspasie l’étendit ; Alcibiade la rendit aimable : sa vie fut tachée de toutes les dissolutions ; mais elles étaient accompagnées de tant de qualités brillantes, et si souvent mêlées d’actions honnêtes, que la censure publique ne savait où se fixer. D’ailleurs, comment résister à l’attrait d’un poison que les grâces elles-mêmes semblaient distribuer ? Comment condamner un homme à qui il ne manquait rien pour plaire, et qui ne manquait à rien pour séduire ; qui était le premier à se condamner ; qui réparait les moindres offenses, par des attentions si touchantes, et qui semblait moins commettre des fautes, que les laisser échapper ? Aussi s’accoutuma-t-on à les placer au rang de ces jeux, ou de ces écarts qui disparaissent avec la fougue de l’âge : et comme l’indulgence pour le vice est une conspiration contre la vertu, il arriva qu’à l’exception d’un petit nombre de citoyens attachés aux anciennes maximes, la nation, entraînée par les charmes d’Alcibiade, fut complice de ses égarements ; et qu’à force de les excuser, elle finit par en prendre la défense.
Les jeunes Athéniens arrêtaient leurs yeux sur ce dangereux modèle ; et n’en pouvant imiter les beautés, ils croyaient en approcher, en copiant, et sur-tout en chargeant ses défauts. Ils devinrent frivoles, parce qu’il était léger ; insolents, parce qu’il était hardi ; indépendants des lois, parce qu’il l’était des moeurs. Quelques-uns moins riches que lui, aussi prodigues, étalèrent un faste qui les couvrit de ridicule et qui ruina leurs familles : ils transmirent ces désordres à leurs descendans ; et l’influence d’Alcibiade subsista long-temps après sa mort.
Un historien judicieux observe que la guerre modifie les moeurs d’un peuple, et les aigrit à proportion des maux qu’il éprouve. Celle du Péloponnèse fut si longue, les Athéniens essuyèrent tant de revers, que leur caractère en fut sensiblement altéré. Leur vengeance n’était pas satisfaite, si elle ne surpassait l’offense. Plus d’une fois ils lancèrent des décrets de mort contre les insulaires qui abandonnaient leur alliance ; plus d’une fois leurs généraux firent souffrir des tourments horribles aux prisonniers qui tombaient entre leurs mains. Ils ne se souvenaient donc plus alors d’une ancienne institution, suivant laquelle les Grecs célébraient par des chants d’allégresse, les victoires remportées sur les barbares ; par des pleurs et des lamentations, les avantages obtenus sur les autres Grecs.
L’auteur que j’ai cité, observe encore que dans le cours de cette fatale guerre, il se fit un tel renversement dans les idées et dans les principes, que les mots les plus connus changèrent d’acception ; qu’on donna le nom de duperie à la bonne foi, d’adresse à la duplicité, de faiblesse et de pusillanimité à la prudence et à la modération ; tandis que les traits d’audace et de violence passaient pour les saillies d’une âme forte, et d’un zèle ardent pour la cause commune. Une telle confusion dans le langage, est peut-être un des plus effrayants symptômes de la dépravation d’un peuple. En d’autres temps, on porte des atteintes à la vertu : cependant, c’est reconnaître encore son autorité, que de lui assigner des limites ; mais quand on va jusqu’à la dépouiller de son nom, elle n’a plus de droits au trône ; le vice s’en empare, et s’y tient paisiblement assis. Ces guerres si meurtrières que les Grecs eurent à soutenir, éteignirent un grand nombre de familles, accoutumées depuis plusieurs siècles, à confondre leur gloire avec celle de la patrie. Les étrangers et les hommes nouveaux qui les remplacèrent, firent tout-à-coup pencher du côté du peuple la balance du pouvoir. L’exemple suivant montrera jusqu’à quel excès il porta son insolence. Vers la fin de la guerre du Péloponnèse, on vit un joueur de lyre, autrefois esclave, depuis citoyen par ses intrigues, et adoré de la multitude pour ses libéralités, se présenter à l’assemblée générale avec une hache à la main, et menacer impunément le premier qui opinerait pour la paix. Quelques années après, Athènes fut prise par les Lacédémoniens, et ne tarda pas à succomber sous les armes du roi de Macédoine.
Telle devait être la destinée d’un état fondé sur les moeurs. Des philosophes qui remontent aux causes des grands événements, ont dit que chaque siècle porte, en quelque manière, dans son sein, le siècle qui va le suivre. Cette métaphore hardie couvre une vérité importante, et confirmée par l’histoire d’Athènes. Le siècle des lois et des vertus prépara celui de la valeur et de la gloire ; ce dernier produisit celui des conquêtes et du luxe, qui a fini par la destruction de la république. Détournons à présent nos regards de ces scènes affligeantes, pour les porter sur des objets plus agréables et plus intéressants. Vers le temps de la guerre du Péloponnèse, la nature redoubla ses efforts, et fit soudain éclore une foule de génies dans tous les genres. Athènes en produisit plusieurs : elle en vit un plus grand nombre venir chez elle briguer l’honneur de ses suffrages.
Sans parler d’un Gorgias, d’un Parménide, d’un Protagoras, et de tant d’autres sophistes éloquents, qui, en semant leurs doutes dans la société, y multipliaient les idées ; Sophocle, Euripide, Aristophane brillaient sur la scène, entourés de rivaux qui partageaient leur gloire. L’astronome Méton calculait les mouvements des cieux, et fixait les limites de l’année ; les orateurs Antiphon, Andocide, Lysias se distinguaient dans les différents genres de l’éloquence ; Thucydide, encore frappé des applaudissements qu’avait reçus Hérodote, lorsqu’il lut son histoire aux Athéniens, se préparait à en mériter de semblables ; Socrate transmettait une doctrine sublime à des disciples dont plusieurs ont fondé des écoles ; d’habiles généraux faisaient triompher les armes de la république ; les plus superbes édifices s’élevaient sur les dessins des plus savants architectes ; les pinceaux de Polygnote, de Parrhasius et de Zeuxis ; les ciseaux de Phidias et d’Alcamène décoraient à l’envi les temples, les portiques et les places publiques. Tous ces grands hommes, tous ceux qui florissaient dans d’autres cantons de la Grèce, se reproduisaient dans des élèves dignes de les remplacer ; et il était aisé de voir que le siècle le plus corrompu serait bientôt le plus éclairé des siècles.
Ainsi, pendant que les différents peuples de cette contrée étaient menacés de perdre l’empire des mers et de la terre, une classe paisible de citoyens travaillait à lui assurer pour jamais l’empire de l’esprit : ils construisaient en l’honneur de leur nation, un temple dont les fondements avaient été posés dans le siècle antérieur, et qui devait résister à l’effort des siècles suivants. Les sciences s’annonçaient tous les jours par de nouvelles lumières, et les arts par de nouveaux progrès : la poésie n’augmentait pas son éclat ; mais en le conservant, elle l’employait de préférence, à orner la tragédie et la comédie portées tout-à-coup à leur perfection : l’histoire, assujettie aux lois de la critique, rejetait le merveilleux, discutait les faits, et devenait une leçon puissante que le passé donnait à l’avenir. à mesure que l’édifice s’élevait, on voyait au loin des champs à défricher, d’autres qui attendaient une meilleure culture.
Les règles de la logique et de la rhétorique, les abstractions de la métaphysique, les maximes de la morale furent développées dans des ouvrages qui réunissaient à la régularité des plans, la justesse des idées, et l’élégance du style.
La Grèce dut en partie ces avantages à l’influence de la philosophie, qui sortit de l’obscurité, après les victoires remportées sur les Perses. Zénon y parut, et les Athéniens s’exercèrent aux subtilités de l’école d’élée. Anaxagore leur apporta les lumières de celle de Thalès ; et quelques-uns furent persuadés que les éclipses, les monstres et les divers écarts de la nature ne devaient plus être mis au rang des prodiges : mais ils étaient obligés de se le dire en confidence ; car le peuple, accoutumé à regarder certains phénomènes comme des avertissements du ciel, sévissait contre les philosophes qui voulaient lui ôter des mains cette branche de superstition. Persécutés, bannis, ils apprirent que la vérité, pour être admise parmi les hommes, ne dait pas se présenter à visage découvert, mais se glisser furtivement à la suite de l’erreur.
Les arts ne trouvant point de préjugés populaires à combattre, prirent tout-à-coup leur essor. Le temple de Jupiter, commencé sous Pisistrate ; celui de Thésée, construit sous Cimon, offraient aux architectes des modèles à suivre ; mais les tableaux et les statues qui existaient, ne présentaient aux peintres et aux sculpteurs, que des essais à perfectionner.
Quelques années avant la guerre du Péloponnèse, Panénus, frère de Phidias, peignit dans un portique d’Athènes, la bataille de Marathon ; et la surprise des spectateurs fut extrême, lorsqu’ils crurent reconnoître dans ces tableaux les chefs des deux armées. Il surpassa ceux qui l’avaient devancé, et fut presque dans l’instant même effacé par Polygnote de Thasos, Apollodore d’Athènes, Zeuxis d’Héraclée, et Parrhasius d’Éphèse. Polygnote fut le premier qui varia les mouvements du visage, et s’écarta de la manière sèche et servile de ses prédécesseurs ; le premier encore qui embellit les figures de femmes, et les revêtit de robes brillantes et légères. Ses personnages portent l’empreinte de la beauté morale, dont l’idée était profondément gravée dans son âme. On ne dait pas le blâmer de n’avoir pas assez diversifié le ton de sa couleur : c’était le défaut de l’art qui ne faisait, pour ainsi dire, que de naître.
Apollodore eut pour cette partie les ressources qui manquèrent à Polygnote : il fit un heureux mélange des ombres et des lumières. Zeuxis aussitôt perfectionna cette découverte ; et Apollodore voulant constater sa gloire, releva celle de son rival : il dit dans une pièce de poésie qu’il publia : « J’avais trouvé pour la distribution des ombres, des secrets inconnus jusqu’à nous ; on me les a ravis. L’art est entre les mains de Zeuxis. »
Ce dernier étudiait la nature, avec le même soin qu’il terminait ses ouvrages : ils étincellent de beautés ; dans son tableau de Pénélope, il semble avoir peint les moeurs et le caractère de cette princesse ; mais en général, il a moins réussi dans cette partie, que Polygnote.
Zeuxis accéléra les progrès de l’art, par la beauté de son coloris ; Parrhasius son émule, par la pureté du trait, et la correction du dessin : il posséda la science des proportions. Celles qu’il donna aux dieux et aux héros, parurent si convenables, que les artistes n’hésitèrent pas à les adopter, et lui décernèrent le nom de législateur. D’autres titres durent exciter leur admiration. Il fit voir pour la première fois, des airs de tête très piquants, des bouches embellies par les grâces, et des cheveux traités avec légèreté.
Aces deux artistes succédèrent Timanthe, dont les ouvrages faisant plus entendre qu’ils n’expriment, décèlent le grand artiste, et encore plus l’homme d’esprit ; Pamphile, qui s’acquit tant d’autorité par son mérite, qu’il fit établir dans plusieurs villes de la Grèce, des écoles de dessin, interdites aux esclaves ; Euphranor, qui, toujours égal à lui-même, se distingua dans toutes les parties de la peinture. J’ai connu quelques-uns de ces artistes, et j’ai appris depuis, qu’un élève que j’avois vu chez Pamphile, et qui se nomme Apelle, les avait tous surpassés.
Les succès de la sculpture ne furent pas moins surprenants que ceux de la peinture. Il suffit, pour le prouver, de citer en particulier les noms de Phidias, de Polyclète, d’Alcamène, de Scopas, de Praxitèle. Le premier vivait du temps de Périclès. J’ai eu des liaisons avec le dernier.
Ainsi, dans l’espace de moins d’un siècle, cet art est parvenu à un tel degré d’excellence, que les anciens auraient maintenant à rougir de leurs productions et de leur célébrité.
Si à ces diverses générations de talents, nous ajoutons celles qui les précédèrent, en remontant depuis Périclès jusqu’à Thalès, le plus ancien des philosophes de la Grèce ; nous trouverons que l’esprit humain a plus acquis dans l’espace d’environ 200 ans, que dans la longue suite des siècles antérieurs. Quelle main puissante lui imprima tout-à-coup, et lui a conservé jusqu’à nos jours un mouvement si fécond et si rapide ?
Je pense que de temps en temps, peut-être même à chaque génération, la nature répand sur la terre un certain nombre de talents qui restent ensevelis, lorsque rien ne contribue à les développer, et qui s’éveillent comme d’un profond sommeil, lorsque l’un d’entre eux ouvre, par hasard, une nouvelle carrière. Ceux qui s’y précipitent les premiers, se partagent, pour ainsi dire, les provinces de ce nouvel empire : leurs successeurs ont le mérite de les cultiver, et de leur donner des lois. Mais il est un terme aux lumières de l’esprit, comme il en est un aux entreprises des conquérants et des voyageurs. Les grandes découvertes immortalisent ceux qui les ont faites, et ceux qui les ont perfectionnées. Dans la suite, les hommes de génie, n’ayant plus les mêmes ressources, n’ont plus les mêmes succès, et sont presque relégués dans la classe des hommes ordinaires.
A cette cause générale, il faut en joindre plusieurs particulières. Au commencement de la grande révolution dont je parle, le philosophe Phérécide de Scyros, les historiens Cadmus et Hécatée de Milet, introduisirent dans leurs écrits l’usage de la prose, plus propre que celui de la poésie au commerce des idées. Vers le même temps, Thalès, Pythagore et d’autres Grecs, rapportèrent d’Égypte et de quelques régions orientales, des connaissances qu’ils transmirent à leurs disciples. Pendant qu’elles germaient en silence dans les écoles établies en Sicile, en Italie, et sur les côtes de l’Asie, tout concourait au développement des arts.
Ceux qui dépendent de l’imagination, sont spécialement destinés, parmi les Grecs, à l’embellissement des fêtes et des temples ; ils le sont encore à célébrer les exploits des nations, et les noms des vainqueurs aux jeux solennels de la Grèce. Dispensateurs de la gloire qu’ils partagent, ils trouvèrent dans les années qui suivirent la guerre des Perses, plus d’occasions de s’exercer qu’auparavant.
La Grèce, après avoir joui pendant quelque temps d’une prospérité qui augmenta sa puissance, fut livrée à des dissensions qui donnèrent une activité surprenante à tous les esprits. On vit à-la-fois se multiplier dans son sein les guerres et les victoires, les richesses et le faste, les artistes et les monuments : les fêtes devinrent plus brillantes, les spectacles plus communs ; les temples se couvrirent de peintures ; les environs de Delphes et d’Olympie, de statues. Au moindre succès, la piété, ou plutôt la vanité nationale payait un tribut à l’industrie, excitée d’ailleurs par une institution qui tournait à l’avantage des arts. Fallait-il décorer une place, un édifice public ? Plusieurs artistes traitaient le même sujet : ils exposaient leurs ouvrages ou leurs plans ; et la préférence était accordée à celui qui réunissait en plus grand nombre les suffrages du public. Des concours plus solennels en faveur de la peinture et de la musique, furent établis à Delphes, à Corinthe, à Athènes et en d’autres lieux. Les villes de la Grèce qui n’avaient connu que la rivalité des armes, connurent celle des talents : la plupart prirent une nouvelle face, à l’exemple d’Athènes qui les surpassa toutes en magnificence.
Périclès, voulant occuper un peuple redoutable à ses chefs dans les loisirs de la paix, résolut de consacrer à l’embellissement de la ville une grande partie des contributions que fournissaient les alliés pour soutenir la guerre contre les Perses, et qu’on avait tenues jusqu’alors en réserve dans la citadelle. Il représenta qu’en faisant circuler ces richesses, elles procureraient à la nation l’abondance dans le moment, et une gloire immortelle pour l’avenir. Aussitôt les manufactures, les ateliers, les places publiques se remplirent d’une infinité d’ouvriers et de manoeuvres, dont les travaux étaient dirigés par des artistes intelligents, d’après les dessins de Phidias. Ces ouvrages qu’une grande puissance n’aurait osé entreprendre, et dont l’exécution semblait exiger un long espace de temps, furent achevés par une petite république, dans l’espace de quelques années, sous l’administration d’un seul homme, sans qu’une si étonnante diligence nuisît à leur élégance ou à leur solidité. Ils coûtèrent environ trois mille talents (16).
Pendant qu’on y travaillait, les ennemis de Périclès lui reprochèrent de dissiper les finances de l’état.
« Pensez-vous, dit-il un jour à l’assemblée générale, que la dépense sait trop forte ? » beaucoup trop, répondit-on. « Eh bien, reprit-il, elle roulera toute entière sur mon compte ; et j’inscrirai mon nom sur ces monuments. Non, non, s’écria le peuple : qu’ils soient construits aux dépens du trésor ; et n’épargnez rien pour les achever. »
Le goût des arts commençait à s’introduire parmi un petit nombre de citoyens ; celui des tableaux et des statues, chez les gens riches. La multitude juge de la force d’un état, par la magnificence qu’il étale. Delà cette considération pour les artistes qui se distinguaient par d’heureuses hardiesses. On en vit qui travaillèrent gratuitement pour la république, et on leur décerna des honneurs ; d’autres qui s’enrichirent, sait en formant des élèves, sait en exigeant un tribut de ceux qui venaient dans leur atelier admirer les chefs-d’oeuvre sortis de leurs mains. Quelques-uns enorgueillis de l’approbation générale, trouvèrent une récompense plus flatteuse encore dans le sentiment de leur supériorité, et dans l’hommage qu’ils rendaient à leurs propres talents : ils ne rougissaient pas d’inscrire sur leurs tableaux : « il sera plus aisé de le censurer, que de l’imiter. »
Zeuxis parvint à une si grande opulence, que sur la fin de ses jours, il faisait présent de ses tableaux, sous prétexte que personne n’était en état de les payer. Parrhasius avait une telle opinion de lui-même, qu’il se donnait une origine céleste. A l’ivresse de leur orgueil se joignait celle de l’admiration publique.
Quoique les lettres aient été cultivées de meilleure heure, et avec autant de succès que les arts, on peut avancer qu’à l’exception de la poésie, elles ont reçu moins d’encouragement parmi les Grecs.
Ils ont montré de l’estime pour l’éloquence et pour l’histoire, parce que la première est nécessaire à la discussion de leurs intérêts, et la seconde à leur vanité : mais les autres
branches de la littérature doivent leur accroissement plutôt à la vigueur du sol, qu’à la protection du gouvernement. On trouve en plusieurs villes des écoles d’athlètes, entretenues aux dépens du public ; nulle part, des établissements durables pour les exercices de l’esprit. Ce n’est que depuis quelque temps, que l’étude de l’arithmétique et de la géométrie fait partie de l’éducation, et que l’on commence à n’être plus effarouché des notions de la physique. Sous Périclès, les recherches philosophiques furent sévèrement proscrites par les Athéniens ; et, tandis que les devins étaient quelquefois entretenus avec quelque distinction dans le prytanée, les philosophes osaient à peine confier leurs dogmes à des disciples fidèles. Ils n’étaient pas mieux accueillis chez les autres peuples. Partout, objets de haîne ou de mépris, ils n’échappaient aux fureurs du fanatisme, qu’en tenant la vérité captive, et à celles de l’envie, que par une pauvreté volontaire ou forcée. Plus tolérés aujourd’hui, ils sont encore surveillés de si près, qu’à la moindre licence la philosophie éprouverait les mêmes outrages qu’autrefois.
On peut conclure de ces réflexions, 1° que les Grecs ont toujours plus honoré les talents qui servent à leurs plaisirs, que ceux qui contribuent à leur instruction ; 2° que les causes physiques ont plus influé que les morales, sur le progrès des lettres ; les morales plus que les physiques, sur celui des arts ; 3° que les Athéniens ne sont pas fondés à s’attribuer l’origine, ou du moins la perfection des arts et des sciences. Vainement se flattent-ils d’ouvrir aux nations les routes brillantes de l’immortalité ; la nature ne paraît pas les avoir distingués des autres Grecs, dans la distribution de ses faveurs. Ils ont créé le genre dramatique ; ils ont eu de célèbres orateurs, deux ou trois historiens, un petit nombre de peintres, de sculpteurs, et d’architectes habiles : mais, dans presque tous les genres, le reste de la Grèce peut leur opposer une foule de noms illustres. Je ne sais même si le climat de l’Attique est aussi favorable aux productions de l’esprit, que ceux de l’Ionie et de la Sicile.
Athènes est moins le berceau, que le séjour des talents. Ses richesses la mettent en état de les employer, et ses lumières de les apprécier : l’éclat de ses fêtes, la douceur de ses lois, le nombre et le caractère facile de ses habitants suffiraient pour fixer dans son enceinte des hommes avides de gloire, et auxquels il faut un théâtre, des rivaux et des juges.
Périclès se les attachait par la supériorité de son crédit ; Aspasie, par les charmes de sa conversation ; l’un et l’autre, par une estime éclairée. On ne pouvait comparer Aspasie qu’à elle-même. Les Grecs furent encore moins étonnés de sa beauté, que de son éloquence, que de la profondeur et des agréments de son esprit. Socrate, Alcibiade, les gens de lettres et les artistes les plus renommés, les Athéniens et les Athéniennes les plus aimables s’assemblaient auprès de cette femme singulière, qui parlait à tous leur langue, et qui s’attirait les regards de tous.
Cette société fut le modèle de celles qui se sont formées depuis. L’amour des lettres, des arts et des plaisirs, qui rapproche les hommes et confond les états, fit sentir le mérite du choix dans les expressions et dans les manières. Ceux qui avaient reçu de la nature le don de plaire, voulurent plaire en effet ; et le désir ajouta de nouvelles grâces au talent. Bientôt on distingua le ton de la bonne compagnie. Comme il est fondé en partie sur des convenances arbitraires, et qu’il suppose de la finesse et de la tranquillité dans l’esprit, il fut longtemps à s’épurer, et ne put jamais pénétrer dans toutes les conditions. Enfin, la politesse qui ne fut d’abord que l’expression de l’estime, le devint insensiblement de la dissimulation. On eut soin de prodiguer aux autres des attentions, pour en obtenir de plus fortes, et de respecter leur amour-propre, pour n’être pas inquiété dans le sien.

 

1.   Depuis l’an 444 jusqu’à 404 avant J.-C.
2
.   L'an 446 avant J.-C. (Dodwell, in Annal.Thucyd., p.104.)
3
.   Au printemps de l’an 431 avant J.-C.
4
.   32.400.000 livres
5
.   2.700.000 livres.
6
.   Vers l’an 424 avant J.-C.
7
.   10.800.000 livres  
8
.   L’an 429 avant J.-C., vers l’automne.
9
.   L’an 421 avant J.-C. 
10
. L’an 414 avant J.-C.
11
. L’an 415 avant J.-C.  
12
. L’an 405 avant J.-C.
13
. Vers la fin d’avril de l’an 404 avant J.-C.
14
. Vers l’été de l’an 404 avant J.-C.
15
. L’an 387 avant J.-C.
16
. Thucydide fait entendre qu'ils avaient coûté trois mille sept cents talents, et comprend dans son calcul non seulement la dépense des Propylées et des autres édifices construits par ordre de Périclès, mais encore celle du de Potidée. Ce siège, dit-il ailleurs, coûta deux mille talents. Il n'en resterait donc que mille sept cents pour les ouvrages ordonnés par Périclès ; or, un auteur ancien rapporte que les Propylées seules coûtèrent deux mille douze talents.
Pour résoudre cette difficulté, observons que Thucydide ne nous a donné l'état des finances d'Athènes que pour le moment précis où la guerre du Péloponnèse fut résolue ; qu'à cette époque le siège de Potidée commençait à peine; qu'il dura deux ans, et que l'historien, dans le premier passage, n'a parlé que des premières dépenses de ce siège. En supposant qu'elles se montassent alors à sept cents talents, nous destinerons les autres trois mille aux ouvragea dont Périclès embellit la ville: trois mille talents , à cinq mille quatre cents livres chaque talent, font, de notre monnaie, seize millions deux cent mille livres ; mais comme, du temps de Périclès ; le talent pouvait valoir trois cents livres de plus, nous aurons dix-sept millions cent mille livres.