Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
SECTION TROISIÈME.
SIÈCLE DE PÉRICLÈS (1).
Périclès s’aperçut
de bonne heure que sa naissance et ses richesses lui donnaient des droits, et le
rendaient suspect. Un autre motif augmentait ses alarmes. Des vieillards qui
avaient connu Pisistrate, croyaient le retrouver dans le jeune Périclès ; c’était,
avec les mêmes traits, le même son de voix, et le même talent de la parole :
il fallait se faire pardonner cette ressemblance, et les avantages dont elle
était accompagnée. Périclès consacra ses premières années à l’étude de
la philosophie, sans se mêler des affaires publiques, et ne paraissant
ambitionner d’autre distinction que celle de la valeur. Après la mort d’Aristide
et l’exil de Thémistocle, Cimon prit les rênes du gouvernement ; mais
souvent occupé d’expéditions lointaines, il laissait la confiance des
Athéniens flotter entre plusieurs concurrents incapables de la fixer. On vit
alors Périclès se retirer de la société, renoncer aux plaisirs, attirer l’attention
de la multitude par une démarche lente, un maintien décent, un extérieur
modeste et des moeurs irréprochables. Il parut
enfin à la tribune, et ses premiers essais étonnèrent les Athéniens. Il
devait à la nature d’être le plus éloquent des hommes, et au travail d’être
le premier des orateurs de la Grèce.
Les maîtres célèbres qui avaient élevé son enfance, continuant à l’éclairer
de leurs conseils, remontaient avec lui aux principes de la morale et de la
politique ; son génie s’appropriait leurs connaissances ; et delà, cette
profondeur, cette plénitude de lumières, cette force de style, qu’il savait
adoucir au besoin, ces grâces qu’il ne négligeait point, qu’il n’affecta
jamais, tant d’autres qualités qui le mirent en état de persuader ceux qu’il
ne pouvait convaincre, et d’entraîner ceux-mêmes qu’il ne pouvait ni
convaincre, ni persuader. On trouvait dans ses discours une majesté imposante,
sous laquelle les esprits restaient accablés. C’était le fruit de ses
conversations avec le philosophe Anaxagore, qui en lui développant le principe
des êtres, et les phénomènes de la nature, semblait avoir agrandi son âme
naturellement élevée.
On n’était pas moins frappé de la dextérité avec laquelle il pressait ses
adversaires, et se dérobait à leurs poursuites. Il la devait au philosophe
Zénon d’Élée, qui l’avait plus d’une fois conduit dans les détours d’une
dialectique captieuse, pour lui en découvrir les issues secrètes ; aussi l’un
des plus grands antagonistes de Périclès, disait souvent : « quand je l’ai
terrassé, et que je le tiens sous moi, il s’écrie qu’il n’est point
vaincu, et le persuade à tout le monde » .
Périclès connaissait trop bien sa nation, pour ne pas fonder ses espérances
sur le talent de la parole ; et l’excellence de ce talent, pour n’être pas
le premier à le respecter. Avant que de paraître en public, il s’avertissait
en secret qu’il allait parler à des hommes libres, à des Grecs, à des
Athéniens. Cependant il s’éloignait le plus qu’il pouvait de la tribune,
parce que, toujours ardent à suivre avec lenteur le projet de son élévation,
il craignait d’effacer par de nouveaux succès l’impression des premiers, et
de porter trop tôt l’admiration du peuple à ce point, d’où elle ne peut
que descendre. On jugea qu’un orateur qui dédaignait des applaudissements
dont il était assuré, méritait la confiance qu’il ne cherchait pas, et que
les affaires dont il faisait le rapport, devaient être bien importantes, puisqu’elles
le forçaient à rompre le silence. On conçut une haute idée du pouvoir qu’il
avait sur son âme, lorsqu’un jour que l’assemblée se prolongea jusqu’à
la nuit, on vit un simple particulier ne cesser de l’interrompre et de l’outrager,
le suivre avec des injures jusques dans sa maison ; et Périclès ordonner
froidement à un de ses esclaves de prendre un flambeau, et de conduire cet
homme chez lui.
Quand on vit enfin que partout il montrait non seulement le talent, mais encore
la vertu propre à la circonstance ; dans son intérieur, la modestie et la
frugalité des temps anciens ; dans les emplois de l’administration, un
désintéressement et une probité inaltérable ; dans le commandement des
armées, l’attention à ne rien donner au hasard, et à risquer plutôt sa
réputation que le salut de l’état ; on pensa qu’une âme qui savait
mépriser les louanges et l’insulte, les richesses, les superfluités et la
gloire elle-même, devait avoir pour le bien public cette chaleur dévorante qui
étouffe les autres passions, ou qui du moins les réunit dans un sentiment
unique.
Ce fut sur tout cette illusion qui éleva Périclès ; et il sut l’entretenir
pendant près de quarante ans, dans une nation éclairée, jalouse de son
autorité, et qui se lassait aussi facilement de son admiration que de son
obéissance.
Il partagea d’abord sa faveur avant que de l’obtenir toute entière. Cimon
était à la tête des nobles et des riches ; Périclès se déclara pour la
multitude qu’il méprisait, et qui lui donna un parti considérable. Cimon,
qui par des voies légitimes avait acquis dans ses expéditions une fortune
immense, l’employait à décorer la ville, et à soulager les malheureux.
Périclès, par la force de son ascendant, disposa du trésor public des
Athéniens, et de celui des alliés, remplit Athènes des chef-d’oeuvres de l’art,
assigna des pensions aux citoyens pauvres, leur distribua une partie des terres
conquises, multiplia les fêtes, accorda un droit de présence aux juges, à
ceux qui assisteraient aux spectacles et à l’assemblée générale. Le peuple
ne voyant que la main qui donnait, fermait les yeux sur la source où elle
puisait. Il s’unissait de plus en plus avec Périclès, qui, pour se l’attacher
plus fortement encore, le rendit complice de ses injustices, et se servit de lui
pour frapper ces grands coups qui augmentent le crédit en le manifestant. Il
fit bannir Cimon, faussement accusé d’entretenir des liaisons suspectes avec
les Lacédémoniens ; et sous de frivoles prétextes il détruisit l’autorité
de l’aréopage, qui s’opposait avec vigueur à la licence des moeurs et des
innovations.
Après la mort de Cimon, Thucydide son beau-frère, tâcha de ranimer le parti
chancelant des principaux citoyens. Il n’avait pas les talents militaires de
Périclès ; mais aussi habile que lui à manier les esprits, il maintint
pendant quelque temps l’équilibre, et finit par éprouver les rigueurs de l’ostracisme.
Dès ce moment Périclès changea de système : il avait subjugué le parti des
riches, en flattant la multitude ; il subjugua la multitude, en réprimant ses
caprices, tantôt par une opposition invincible, tantôt par la sagesse de ses
conseils, ou par les charmes de son éloquence. Tout s’opérait par ses
volontés ; tout se faisait en apparence, suivant les règles établies ; et la
liberté rassurée par le maintien des formes républicaines, expirait, sans qu’on
s’en aperçut, sous le poids du génie. Plus la puissance de Périclès
augmentait, moins il prodiguait son crédit et sa présence. Renfermé dans un
petit cercle de parents et d’amis, il veillait du fond de sa retraite sur
toutes les parties du gouvernement, tandis qu’on ne le croyait occupé qu’à
pacifier ou bouleverser la Grèce. Les Athéniens, dociles au mouvement qui les
entraînait, en respectaient l’auteur, parce qu’ils le voyaient rarement
implorer leurs suffrages ; et aussi excessifs dans leurs expressions que dans
leurs sentiments, ils ne représentaient Périclès que sous les traits du plus
puissant des dieux. Faisait-il entendre sa voix dans les occasions essentielles
? On disait que Jupiter lui avait confié les éclairs et la foudre. N’agissait-il
dans les autres que par le ministère de ses créatures ? On se rappelait que le
souverain des cieux laissait à des génies subalternes, les détails du
gouvernement de l’univers. Périclès étendit, par des victoires éclatantes,
les domaines de la république : mais quand il vit la puissance des Athéniens
à une certaine élévation, il crut que ce serait une honte de la laisser
affaiblir, et un malheur de l’augmenter encore. Cette vue dirigea toutes ses
opérations ; et le triomphe de sa politique fut d’avoir, pendant si
longtemps, retenu les Athéniens dans l’inaction, leurs alliés dans la
dépendance, et ceux de Lacédémone dans le respect.
Forces, de ce sentiment qui, dans les rangs élevés, produit la hauteur et l’orgueil,
dans la multitude, l’insolence et la férocité, ne se bornaient plus à
dominer sur la Grèce ; ils méditaient la conquête de l’Egypte, de Carthage,
de la Sicile et de l’Étrurie. Périclès leur laissait exhaler ces vastes
projets, et n’en était que plus attentif aux démarches des alliés d’Athènes.
La république brisait successivement les liens de l’égalité, qui avaient
formé leur confédération : elle appesantissait sur eux un joug plus humiliant
que celui des barbares ; parce qu’en effet on s’accoutume plus aisément à
la violence, qu’à l’injustice. Entre autres sujets de plainte, ils
reprochèrent aux Athéniens d’avoir employé à l’embellissement de leur
ville, les sommes d’argent qu’ils accordaient tous les ans pour faire la
guerre aux Perses. Périclès répondit que les flottes de la république
mettaient ses alliés à l’abri des insultes des barbares, et qu’elle n’avait
point d’autre engagement à remplir. à cette réponse, l’Eubée, Samos et
Byzance se soulevèrent ; mais bientôt après, l’Eubée rentra sous l’obéissance
des Athéniens ; Byzance leur apporta le tribut ordinaire ; Samos, après une
vigoureuse résistance, les indemnisa des frais de la guerre, livra ses
vaisseaux, démolit ses murailles, et donna des otages.
La ligue du Péloponnèse vit dans cet exemple de vigueur, une nouvelle preuve
du despotisme que les Athéniens exerçaient sur leurs alliés, et qu’ils
feraient un jour éprouver à leurs ennemis. Depuis longtemps alarmée de leurs
progrès rapides,
nullement rassurée par les traités qu’elle avait faits avec eux, et qu’on
avait confirmés par une trêve de trente ans (2),
elle aurait plus d'une fois arrêté le cours de leurs victoires, si elle avait
pu vaincre l'extrême répugnance des Lacédémoniens pour toute espèce de
guerre.
Telle était la disposition des esprits, parmi les nations de la Grèce.
Périclès était odieux aux unes, redoutable à toutes. Son règne, car c’est
le nom qu’on peut donner à son administration, n’avait point été
ébranlé par les cris de l’envie, et encore moins par les satires et les
plaisanteries qu’on s’était permises contre lui sur le théâtre, ou dans
la société. Mais à cette espèce de vengeance qui console le peuple de sa
faiblesse, succédèrent à la fin des murmures sourds, et mêlés d’une
inquiétude sombre, qui présageaient une révolution prochaine. Ses ennemis n’osant
l’attaquer directement, essayèrent leurs armes contre ceux qui avaient
mérité sa protection ou son amitié. Phidias, chargé de la direction des
superbes monuments qui décorent Athènes, fut dénoncé pour avoir soustrait
une partie de l’or dont il devait enrichir la statue de Minerve : il se
justifia, et ne périt pas moins dans les fers. Anaxagore, le plus religieux
peut-être des philosophes, fut traduit en justice, pour crime d’impiété, et
obligé de prendre la fuite. L’épouse, la tendre amie de Périclès, la
célèbre Aspasie, accusée d’avoir outragé la religion par ses discours, et
les moeurs par sa conduite, plaida sa cause elle-même ; et les larmes de son
époux la dérobèrent à peine à la sévérité des juges. Ces attaques n’étaient
que le prélude de celles qu’il aurait essuyées, lorsqu’un événement
imprévu releva ses espérances, et affermit son autorité.
Corcyre faisait depuis quelques années, la guerre à Corinthe, dont elle tire
son origine. Suivant le droit public de la Grèce, une puissance étrangère ne
dait point se mêler des différends élevés entre une métropole et sa
colonie. Mais il était de l’intérêt des Athéniens de s’attacher un
peuple dont la marine était florissante, et qui pouvait, par sa position,
favoriser le passage de leurs flottes en Sicile et en Italie. Ils le reçurent
dans leur alliance, et lui envoyèrent des secours. Les Corinthiens publièrent
que les Athéniens avaient rompu la trêve.
Potidée, autre colonie des corinthiens, avait embrassé le parti des
Athéniens. Ces derniers soupçonnant sa fidélité, lui ordonnèrent, non
seulement de leur donner des otages, mais encore de démolir ses murailles, et
de chasser les magistrats, que, suivant l’usage, elle recevait tous les ans de
sa métropole. Potidée se joignit à la ligue du Péloponnèse, et les
Athéniens l’assiégèrent. Quelque temps auparavant, les Athéniens avaient,
sous quelques légers prétextes, interdit l’entrée de leurs ports et de
leurs marchés à ceux de Mégare, alliés de Lacédémone. D’autres villes
gémissaient sur la perte de leurs lois et de leur liberté.
Corinthe qui voulait susciter une guerre générale, épousa leurs querelles, et
sut les engager à demander une satisfaction éclatante aux Lacédémoniens,
chefs de la ligue du Péloponnèse. Les députés de ces différentes villes
arrivent à Lacédémone : on les assemble ; ils exposent leurs griefs, avec
autant d’aigreur que de véhémence ; ils disent ce qu’ils ont souffert, ce
qu’ils ont à craindre, tout ce que prescrit une juste vengeance, tout ce qu’inspirent
la jalousie et la haîne. Quand les esprits sont disposés à recevoir de plus
fortes impressions, un des ambassadeurs de Corinthe prend la parole, et reproche
aux Lacédémoniens cette bonne-foi qui ne leur permet pas de soupçonner la
mauvaise-foi des autres ; cette modération dont on leur fait un mérite, et qui
les rend si indifférents aux intérêts des puissances voisines. « combien de
fois vous avons-nous avertis des projets des Athéniens ? Et qu’est-il
nécessaire de vous les rappeler encore ? Corcyre dont la marine pouvait, dans l’occasion,
si bien seconder nos efforts, est entrée dans leur alliance ; Potidée, cette
place qui assurait nos possessions dans la Thrace, va tomber entre leurs mains.
Nous n’accusons que vous de nos pertes ; vous qui, après la guerre des
mèdes, avez permis à nos ennemis de fortifier leur ville, et d’étendre
leurs conquêtes ; vous qui êtes les protecteurs de la liberté, et qui, par
votre silence, favorisez l’esclavage ; vous qui délibérez, quand il faut
agir, et qui ne songez à votre défense, que quand l’ennemi tombe sur vous
avec toutes ses forces. Nous nous en souvenons encore : les Mèdes sortis du
fond de l’Asie avaient traversé la Grèce, etpénétré dans le
Péloponnèse, que vous étiez tranquilles dans vos foyers. Ce n’est pas
contre une nation éloignée, que vous aurez à combattre ; mais contre un
peuple qui est à votre porte, contre ces Athéniens dont vous n’avez jamais
connu, dont vous ne connaissez pas encore les ressources et le caractère.
Esprits ardents à former des projets ; habiles à les varier dans les occasions
; si prompts à les exécuter, que posséder et désirer est pour eux la même
chose ; si présomptueux, qu’ils se craient dépouillés des conquêtes qu’ils
n’ont pu faire ; si avides, qu’ils ne se bornent jamais à celles qu’ils
ont faites : nation courageuse et turbulente, dont l’audace s’accroît par
le danger, et l’espérance par le malheur ; qui regarde l’inaction comme un
tourment, et que les dieux irrités ont jetée sur la terre, pour n’être
jamais en repos, et n’y jamais laisser les autres.
Qu’opposez-vous à tant d’avantages ? Des projets au-dessous de vos forces,
la méfiance dans les résolutions les plus sages, la lenteur dans les
opérations, le découragement aux moindres revers, la crainte d’étendre vos
domaines, la négligence à les conserver. Tout, jusqu’à vos principes, est
aussi nuisible au repos de la Grèce, qu’à votre sûreté. N’attaquer
personne, se mettre en état de n’être jamais attaqué ; ces moyens ne vous
paraissent pas toujours suffisans pour assurer le bonheur d’un peuple : vous
voulez qu’on ne repousse l’insulte, que lorsqu’il n’en résulte
absolument aucun préjudice pour la patrie : maxime funeste, et qui, adoptée
des nations voisines, vous garantirait à peine de leurs invasions. O
Lacédémoniens ! Votre conduite se ressent trop de la simplicité des premiers
siècles. Autre temps, autres moeurs, autre systême. L’immobilité des
principes ne conviendrait qu’à une ville qui jouirait d’une paix éternelle
; mais dès que, par ses rapports avec les autres nations, ses intérêts
deviennent plus compliqués, il lui faut une politique plus raffinée. Abjurez
donc, à l’exemple des Athéniens, cette droiture qui ne sait pas se prêter
aux évènements ; sortez de cette indolence qui vous tient renfermés dans l’enceinte
de vos murs ; faites une irruption dans l’Attique ; ne forcez pas des alliés,
des amis fidèles, à se précipiter entre les bras de vos ennemis ; et placés
à la tête des nations du Péloponnèse, montrez-vous dignes de l’empire que
nos pères déférèrent à vos vertus ».
Des députés Athéniens, que d’autres affaires avaient amenés à
Lacédémone, demandèrent à parler, non pour répondre aux accusations qu’ils
venaient d’entendre ; les Lacédémoniens n’étaient pas leurs juges : ils
voulaient seulement engager l’assemblée à suspendre une décision qui
pouvait avoir des suites cruelles.
Ils rappelèrent avec complaisance les batailles de Marathon et de Salamine. C’étaient
les Athéniens qui les avaient gagnées, qui avaient chassé les barbares, qui
avaient sauvé la Grèce. Un peuple capable de si grandes choses, méritait sans
doute des égards. L’envie lui fait un crime aujourd’hui de l’autorité qu’il
exerce sur une partie des nations grecques ; mais c’est Lacédémone qui la
lui a cédée : il la conserve, parce qu’il ne pourrait l’abandonner sans
danger : cependant il préfère, en l’exerçant, la douceur à la sévérité
; et s’il est obligé d’employer quelquefois la rigueur, c’est que le plus
foible ne peut être retenu dans la dépendance que par la force. « Que
Lacédémone cesse d’écouter les plaintes injustes des alliés d’Athènes,
et la jalouse fureur de ses propres alliés : qu’avant de prendre un parti,
elle réfléchisse sur l’importance des intérêts qu’on va discuter, sur l’incertitude
des événements auxquels on va se soumettre. Loin cette ivresse qui ne permet
aux peuples d’écouter la voix de la raison, que lorsqu’ils sont parvenus au
comble de leurs maux ; qui fait que toute guerre finit par où elle devrait
commencer. Il en est temps encore ; nous pouvons terminer nos différends à l’amiable,
ainsi que le prescrivent les traités : mais si, au mépris de vos serments,
vous rompez la trêve, nous prendrons les dieux vengeurs du parjure, à
témoins, et nous nous préparerons à la plus vigoureuse défense ».
Ce discours fini, les ambassadeurs sortirent de l’assemblée ; et le roi
Archidamus, qui joignait une longue expérience à une profonde sagesse, s’apercevant,
à l’agitation des esprits, que la guerre était inévitable, voulut du moins
en retarder le moment.
« Peuple de Lacédémone, dit-il, j’ai été témoin de beaucoup de guerres,
ainsi que plusieurs d’entre vous ; et je n’en suis que plus porté à
craindre celle que vous allez entreprendre. Sans préparatifs et sans ressource,
vous voulez attaquer une nation exercée dans la marine, redoutable par le
nombre de ses soldats et de ses vaisseaux, riche des productions de son pays, et
des tributs de ses alliés. Qui peut vous inspirer cette confiance ? Est-ce
votre flotte ? Mais quel temps ne faudrait-il pas pour la rétablir ? Est-ce l’état
de vos finances ? Mais nous n’avons point de trésor public, et les
particuliers sont pauvres. Est-ce l’espérance de détacher les alliés d’Athènes
? Mais comme la plupart sont des insulaires, il faudrait être maître de la
mer, pour exciter et entretenir leur défection. Est-ce le projet de ravager les
plaines de l’Attique, et de terminer cette grande querelle dans une campagne ?
Eh ! Pensez-vous que la perte d’une moisson si facile à réparer dans un pays
où le commerce est florissant, engagera les Athéniens à vous demander la paix
? Ah ! Que je crains plutôt que nous ne laissions cette guerre à nos enfants,
comme un malheureux héritage ! Les hostilités des villes et des particuliers
sont passagères ; mais quand la guerre s’allume entre deux puissants états,
il est aussi difficile d’en prévoir les suites, que d’en sortir avec
honneur. Je ne suis pas d’avis de laisser nos alliés dans l’oppression ; je
dis seulement qu’avant de prendre les armes, nous devons envoyer des
ambassadeurs aux Athéniens, et entamer une négociation. Ils viennent de nous
proposer cette voie ; et ce serait une injustice de la refuser. Dans l’intervalle,
nous nous adresserons aux nations de la Grèce, et, puisque la nécessité l’exige,
aux barbares eux-mêmes, pour avoir des secours en argent et en vaisseaux : si
les Athéniens rejettent nos plaintes, nous les réitérerons après deux ou
trois ans de préparatifs ; et peut-être les trouverons-nous alors plus
dociles. La lenteur qu’on nous attribue, a toujours fait notre sûreté :
jamais les éloges ni les reproches ne nous ont portés à des entreprises
téméraires. Nous ne sommes pas assez habiles pour rabaisser, par des discours
éloquents, la puissance de nos ennemis ; mais nous savons que pour nous mettre
à portée de les vaincre, il faut les estimer, juger de leur conduite par la
nôtre, nous prémunir contre leur prudence, ainsi que contre leur valeur, et
moins compter sur leurs fautes, que sur la sagesse de nos précautions. Nous
croyons qu’un homme ne diffère pas d’un autre homme ; mais que le plus
redoutable est celui qui, dans les occasions critiques, se conduit avec le plus
de prudence et de lumières.
Ne nous départons jamais des maximes que nous avons reçues de nos pères, et
qui ont conservé cet état. Délibérez à loisir ; qu’un instant ne décide
pas de vos biens, de votre gloire, du sang de tant de citoyens, de la destinée
de tant de peuples : laissez entrevoir la guerre, et ne la déclarez pas ;
faites vos préparatifs, comme si vous n’attendiez rien de vos négociations ;
et pensez que ces mesures sont les plus utiles à votre patrie, et les plus
propres à intimider les Athéniens. »
Les réflexions d’Archidamus auraient peut-être arrêté les Lacédémoniens,
si, pour en détourner l’effet, Sthénélaïdas, un des éphores, ne se fût
écrié sur le champ :
« Je ne comprends rien à l’éloquence verbeuse des Athéniens : ils ne
tarissent pas sur leur éloge, et ne disent pas un mot pour leur défense. Plus
leur conduite fut irréprochable dans la guerre des mèdes, plus elle est
honteuse aujourd’hui ; et je les déclare doublement punissables, puisqu’ils
étaient vertueux, et qu’ils ont cessé de l’être. Pour nous, toujours les
mêmes, nous ne trahirons point nos alliés, et nous les défendrons avec la
même ardeur qu’on les attaque. Au reste, il ne s’agit pas ici de discours
et de discussions. Ce n’est point par des paroles que nos alliés ont été
outragés. La vengeance la plus prompte ; voilà ce qui convient à la dignité
de Sparte. Et qu’on ne dise pas que nous devons délibérer, après avoir
reçu une insulte. C’était aux autres à délibérer longtemps, avant que de
nous insulter. Opinez donc pour la guerre, ô Lacédémoniens ! Et pour mettre
enfin des bornes aux injustices et à l’ambition des Athéniens, marchons,
avec la protection des dieux, contre ces oppresseurs de
la liberté. »
Il dit, et sur le champ appela le peuple aux suffrages. Plusieurs des assistans
furent de l’avis du roi : le plus grand nombre décida que les Athéniens
avaient rompu la trève ; et il fut résolu de convoquer une diète générale,
pour prendre une dernière résolution. Tous les députés étant arrivés, on
mit de nouveau l’affaire en délibération, et la guerre fut décidée, à la
pluralité des voix. Cependant, comme rien n’était prêt encore, on chargea
les Lacédémoniens d’envoyer des députés aux Athéniens, et de leur
déférer les plaintes de la ligue du Péloponnèse. La première ambassade n’eut
pour objet que d’obtenir l’éloignement de Périclès, ou de le rendre
odieux à la multitude.
Les ambassadeurs prétextèrent des raisons étrangères aux différends dont il
s’agissait, et qui ne firent aucune impression sur les Athéniens.
De nouveaux députés offrirent de continuer la trêve : ils proposèrent
quelques conditions, et se bornèrent enfin à demander la révocation du
décret qui interdisait le commerce de l’Attique aux habitans de Mégare.
Périclès répondit que les lois ne leur permettaient pas d’ôter le tableau
sur lequel on avait inscrit ce décret. « Si vous ne
le pouvez ôter, dit un des ambassadeurs, tournez-le seulement : vos lois ne
vous le défendent pas. »
Enfin, dans une troisième ambassade, les députés se contentèrent de dire :
« Les Lacédémoniens désirent la paix, et ne la font dépendre que d’un
seul point. Permettez aux villes de la Grèce de se gouverner suivant leurs
lois. »
Cette dernière proposition fut discutée, ainsi que les précédentes, dans l’assemblée
du peuple. Comme les avis étaient partagés, Périclès se hâta de monter à
la tribune. Il représenta que, suivant les traités, les différends élevés
entre les villes contractantes, devaient être discutés par des voies
pacifiques ; et qu’en attendant chacune devait jouir de ce qu’elle
possédait.
« Au mépris de cette décision formelle, dit Périclès, les Lacédémoniens
nous signifient impérieusement leurs volontés ; et ne nous laissant que le
choix de la guerre ou de la soumission, ils nous ordonnent de renoncer aux
avantages que nous avons remportés sur leurs alliés. Ne publient-ils pas que
la paix dépend uniquement du décret porté contre Mégare ? Et plusieurs d’entre
vous ne s’écrient-ils pas, qu’un si faible sujet ne dait pas nous engager
à prendre les armes ? Athéniens, de telles offres ne sont qu’un piège
grossier ; il faut les rejeter, jusqu’à ce qu’on traite avec nous d’égal
à égal. Toute nation qui prétend dicter des lois à une nation rivale, lui
propose des fers. Si vous cédiez sur un seul point, on croirait vous avoir fait
trembler ; et, dès ce moment, on vous imposerait des conditions plus
humiliantes.
Et que pouvez-vous craindre aujourd’hui de cette foule de nations qui
diffèrent autant d’origine que de principes ? Quelle lenteur dans la
convocation de leurs diètes ! Quelle confusion dans la discussion de leurs
intérêts ! Elles s’occupent un moment du bien général ; le reste du temps,
de leurs avantages particuliers. Celles-ci ne songent qu’à leur vengeance ;
celles-là, qu’à leur sûreté ; et presque toutes se reposant les unes sur
les autres du soin de leur conservation, courent, sans s’en appercevoir, à
leur perte commune. »
Périclès montrait ensuite que les alliés du Péloponnèse, n’étant pas en
état de faire plusieurs campagnes, le meilleur moyen de les réduire, était de
les lasser, et d’opposer une guerre de mer à une guerre de terre.
« Ils feront des invasions dans l’Attique ; nos flottes ravageront leurs
côtes : ils ne pourront réparer leurs pertes, tandis que nous aurons des
campagnes à cultiver, soit dans les îles, soit dans le continent. L’empire
de la mer donne tant de supériorité, que si vous étiez dans une île, aucune
puissance n’oserait vous attaquer. Ne considérez plus Athènes, que comme une
place forte, et séparée, en quelque façon, de la terre ; remplissez de
soldats les murs qui la défendent, et les vaisseaux qui sont dans ses ports.
Que le territoire qui l’entoure, vous sait étranger, et devienne sous vos
yeux la proie de l’ennemi. Ne cédez point à l’ardeur insensée d’opposer
votre valeur à la supériorité du nombre. Une victoire attirerait bientôt sur
vos bras de plus grandes armées ; une défaite porterait à la révolte ces
alliés que nous ne contenons que par la force. Ce n’est pas sur la perte de
vos biens qu’il faudrait pleurer ; c’est sur celle des soldats que vous
exposeriez dans une bataille. Ah ! Si je pouvais vous persuader, je vous
proposerais de porter à l’instant même le fer et la flamme dans nos
campagnes, et dans les maisons dont elles sont couvertes ; et les
Lacédémoniens apprendraient à ne plus les regarder comme les gages de notre
servitude. »
J’aurais d’autres garants de la victoire à vous présenter, si j’étais
assuré que dans la crainte d’ajouter de nouveaux dangers à ceux de la
guerre, vous ne chercherez point à combattre pour conquérir : car j’appréhende
plus vos fautes, que les projets de l’ennemi. Il faut maintenant répondre aux
députés ; 1° que les mégariens pourront commercer dans l’Attique, si les
Lacédémoniens ne nous interdisent plus, ainsi qu’à nos alliés, l’entrée
de leur ville : 2° que les Athéniens rendront aux peuples qu’ils ont soumis,
la liberté dont ils jouissaient auparavant, si les Lacédémoniens en usent de
même à l’égard des villes de leur dépendance : 3° que la ligue d’Athènes
offre encore à celle du Péloponèse, de terminer à l’amiable les differends
qui les divisent actuellement. »
Après cette réponse, les ambassadeurs de Lacédémone se retirèrent ; et de
part et d’autre on s’occupa des préparatifs de la guerre la plus longue et
la plus funeste qui ait jamais désolé la Grèce (3).
Elle dura vingt-sept ans ; elle eut pour principe l’ambition des Athéniens,
et la juste crainte qu’ils inspirèrent aux Lacédémoniens et à leurs
alliés. Les ennemis de Périclès l’accusèrent de l’avoir suscitée. Ce
qui paraît certain, c’est qu’elle fut utile au rétablissement de son
autorité. Les Lacédémoniens avaient pour eux les Béotiens, les Phocéens,
les Locriens, ceux de Mégare, d’Ambracie, de Leucade, d’Anactorium, et tout
le Péloponnèse, excepté les argiens qui observèrent la neutralité.
Du côté des Athéniens étaient les villes grecques situées sur les côtes de
l’Asie, celles de la Thrace et de l’Hellespont, presque toute l’Acarnanie,
quelques autres petits peuples, et tous les insulaires, excepté ceux de Mélos
et de Théra. Outre ces secours, ils pouvaient eux-mêmes fournir à la ligue
13000 soldats pesamment armés, 1200 hommes de cheval, 1600 archers à pied, et
300 galères : 16000 hommes, choisis parmi les citoyens trop jeunes ou trop
vieux, et parmi les étrangers établis dans Athènes, furent chargés de
défendre les murs de la ville, et les forteresses de l’Attique.
Six mille talents (4) étaient déposés dans la
citadelle. On pouvait, en cas de besoin, s’en ménager plus de 500 encore (5),
par la fonte des vases sacrés, et par d’autres ressourses que Périclès
faisait envisager au peuple.
Telles étaient les forces des Athéniens, lorsqu’Archidamus, roi de
Lacédémone, s’étant arrêté à l’isthme de Corinthe, reçut de chaque
ville confédérée du Péloponnèse, les deux tiers des habitants en état de
porter les armes, et s’avança lentement vers l’Attique, à la tête de
60000 hommes. Il voulut renouer la négociation ; et dans cette vue, il envoya
un ambassadeur aux Athéniens, qui refusèrent de l’entendre, et le firent
sortir à l’instant même des terres de la république. Alors Archidamus ayant
continué sa marche, se répandit, au temps de la moisson, dans les plaines de l’Attique.
Les malheureux habitants s’en étaient retirés à son approche : ils avaient
transporté leurs effets à Athènes, où la plupart n’avaient trouvé d’autre
asile que les temples, les tombeaux, les tours des remparts, les cabanes les
plus obscures, les lieux les plus déserts. Aux regrets d’avoir quitté leurs
anciennes et paisibles demeures, se joignait la douleur de voir au loin leurs
maisons consumées par les flammes, et leurs récoltes abandonnées au fer de l’ennemi.
Les Athéniens, contraints de supporter des outrages qu’aggravait le souvenir
de tant de glorieux exploits, se consumaient en cris d’indignation et de
fureur contre Périclès qui tenait leur valeur enchaînée. Pour lui, n’opposant
que le silence aux prières et aux menaces, il faisait partir une flotte de 100
voiles pour le Péloponnèse, et réprimait les clameurs publiques, par la seule
force de son caractère.
Archidamus ne trouvant plus de subsistances dans l’Attique, ramena ses troupes
chargées de butin dans le Péloponnèse : elles se retirèrent chez elles, et
ne reparurent plus pendant le reste de l’année. Après leur retraite,
Périclès envoya contre les Locriens une escadre qui obtint quelques avantages.
La grande flotte, après avoir porté la désolation sur les côtes du
Péloponnèse, prit à son retour l’île d’égine ; et bientôt après, les
Athéniens marchèrent en corps de nation contre ceux de Mégare, dont ils
ravagèrent le territoire. L’hiver suivant, ils honorèrent par des
funérailles publiques, ceux qui avaient péri les armes à la main ; et
Périclès releva leur gloire dans un discours éloquent. Les corinthiens
armèrent 40 galères, firent une descente en Acarnanie, et se retirèrent avec
perte. Ainsi se termina la première campagne.
Celles qui la suivirent, n’offrent de même qu’une continuité d’actions
particulières, de courses rapides, d’entreprises qui semblent étrangères à
l’objet qu’on se proposait de part et d’autre.
Comment des peuples si guerriers et si voisins, animés par une ancienne
jalousie, et des haines récentes, ne songeaient-ils qu’à se surprendre, à s’éviter,
à partager leurs forces, et par une foule de diversions sans éclat ou sans
danger, à multiplier et prolonger les malheurs de la guerre ? C’est parce que
cette guerre ne devait pas se
conduire sur le même plan que les autres. La ligue du Péloponnèse était si
supérieure en troupes de terre, que les Athéniens ne pouvaient risquer une
action générale, sans s’exposer à une perte certaine. Les peuples qui
formaient cette ligue, ignoraient l’art d’attaquer les places : ils venaient
d’échouer devant une petite forteresse de l’Attique ; et ils ne s’emparèrent
ensuite de la ville de Platée en Béotie, défendue par une faible garnison, qu’après
un blocus qui dura près de deux ans, et qui força les habitants à se rendre,
faute de vivres. Comment se seraient-ils flattés de prendre d’assaut, et de
réduire à la famine une ville telle qu’Athènes, qui pouvait être défendue
par 30000 hommes, et qui, maîtresse de la mer, en tirait aisément les
subsistances dont elle avait besoin ?
Ainsi les ennemis n’avaient d’autre parti à prendre, que de venir détruire
les moissons de l’Attique ; et c’est ce qu’ils pratiquèrent dans les
premières années : mais ces incursions devaient être passagères, parce qu’étant
très pauvres et uniquement occupés des travaux de la campagne, ils ne
pouvaient rester longtemps les armes à la main, et dans un pays éloigné. Dans
la suite, ils résolurent d’augmenter le nombre de leurs vaisseaux ; mais il
leur fallut bien des années pour apprendre à manoeuvrer, et acquérir cette
expérience que 50 ans d’exercice avaient à peine procurée aux Athéniens. L’habileté
de ces derniers était si reconnue au commencement de la guerre, que leurs
moindres escadres ne craignaient pas d’attaquer les plus grandes flottes du
Péloponnèse.
Dans la septième année de la guerre (6), les
Lacédémoniens, pour sauver 420 de leurs soldats que les Athéniens tenaient
assiégés dans une île, demandèrent la paix, et livrèrent environ 60
galères qu’on devait leur rendre, si les prisonniers n’étaient pas
délivrés. Ils ne le furent point ; et les Athéniens ayant gardé les
vaisseaux, la marine du Péloponnèse fut détruite : divers incidents en
retardèrent le rétablissement, jusqu’à la vingtième année de la guerre,
que le roi de Perse s’obligea, par des promesses et par des traités, de
pourvoir à son entretien. Alors la ligue de Lacédémone couvrit la mer de ses
vaisseaux. Les deux nations rivales s’attaquèrent plus directement ; et
après une alternative de succès et de revers, la puissance de l’une succomba
sous celle de l’autre.
De leur côté, les Athéniens n’étaient pas plus en état, par le nombre de
leurs vaisseaux, de donner la loi à la Grèce, que leurs ennemis ne l’étaient
par le nombre de leurs troupes. S’ils paraissaient avec leurs flottes dans les
lieux où ceux du Péloponnèse avaient des possessions, leurs efforts se
bornaient à dévaster un canton, à s’emparer d’une ville sans défense, à
lever des contributions, sans oser pénétrer dans les terres. Fallait-il
assiéger une place forte dans un pays éloigné, quoiqu’ils eussent plus de
ressources que les Lacédémoniens, la lenteur des opérations épuisait leurs
finances, et le petit nombre de troupes qu’ils pouvaient employer. La prise de
Potidée leur coûta beaucoup de soldats, deux ans et demi de travaux, et deux
mille talents (7). Ainsi, par l’extrême diversité
des forces, et leur extrême disproportion, la guerre devait traîner en
longueur. C’est ce qu’avaient prévu les deux plus habiles politiques de la
Grèce, Archidamus et Périclès, avec cette différence que le premier en
concluait que les Lacédémoniens devaient la craindre, et le second, que les
Athéniens devaient la desirer.
Il était aisé de prévoir aussi que l’incendie éclaterait, s’éteindrait,
se rallumerait par intervalles chez tous les peuples. Comme des intérêts
contraires séparaient des villes voisines ; que les unes, au moindre prétexte,
se détachaient de leur confédération ; que les autres restaient abandonnées
à des factions que fomentaient sans cesse Athènes et Lacédémone, il arriva
que la guerre se fit de nation à nation, dans une même province ; de ville à
ville, dans une même nation ; de parti à parti, dans une même ville.
Thucydide, Xénophon, et d’autres auteurs célèbres ont décrit les malheurs
que produisirent ces longues et funestes dissensions. Sans les suivre dans des
détails qui n’intéressent aujourd’hui que les peuples de la Grèce, je
rapporterai quelques-uns des évènements qui regardent plus particulièrement
les Athéniens.
Au commencement de la seconde année, les ennemis revinrent dans l’Attique, et
la peste se déclara dans Athènes. Jamais ce fléau terrible ne ravagea tant de
climats. Sorti de l’éthiopie, il avait parcouru l’Égypte, la Libye, une
partie de la Perse, l’île de Lemnos, et d’autres lieux encore. Un vaisseau
marchand l’introduisit sans doute au Pirée, où il se manifesta d’abord ;
de là il se répandit avec fureur dans la ville, et surtout dans ces demeures
obscures et malsaines, où les habitants de la campagne se trouvaient entassés.
Le mal attaquait successivement toutes les parties du corps : les symptômes en
étaient effrayants, les progrès rapides, les suites presque toujours
mortelles. Dès les premières atteintes, l’âme perdait ses forces ; le corps
semblait en acquérir de nouvelles ; et c’était un double supplice de
résister à la maladie, sans pouvoir résister à la douleur. Les insomnies,
les terreurs, des sanglots continuels, des convulsions violentes, n’étaient
pas les seuls tourments réservés aux malades. Une chaleur insupportable les
dévorait intérieurement. Couverts d’ulcères et de taches livides, les yeux
enflammés, la paitrine oppressée, les entrailles déchirées, exhalant une
odeur fétide de leur bouche souillée d’un sang impur, on les voyait se
traîner dans les rues, pour respirer plus librement, et ne pouvant éteindre la
soif brûlante dont ils étaient consumés, se précipiter dans les rivières
couvertes de glaçons.
La plupart périssaient au septième ou au neuvième jour. S’ils prolongeaient
leur vie au-delà de ces termes, ce n’était que pour éprouver une mort plus
douloureuse et plus lente.
Ceux qui ne succombaient pas à la maladie, n’en étaient presque jamais
atteints une seconde fois. Faible consolation ! Car ils n’offraient plus aux
yeux, que les restes infortunés d’eux-mêmes. Les uns avaient perdu l’usage
de plusieurs de leurs membres ; les autres ne conservaient aucune idée du
passé : heureux sans doute d’ignorer leur état ; mais ils ne pouvaient
reconnoître leurs amis. Le même traitement produisait des effets tour-à-tour
salutaires et nuisibles : la maladie semblait braver les règles et l’expérience.
Comme elle infectait aussi plusieurs provinces de la Perse, le roi Artaxerxès
résolut d’appeler à leur secours le célèbre Hippocrate, qui était alors
dans l’île de Cos : il fit vainement briller à ses yeux l’éclat de l’or
et des dignités ; le grand homme répondit au grand-roi, qu’il n’avait ni
besoins ni desirs, et qu’il se devait aux Grecs, plutôt qu’à leurs
ennemis. Il vint ensuite offrir ses services aux Athéniens, qui le reçurent
avec d’autant plus de reconnoissance, que la plupart de leurs médecins
étaient morts victimes de leur zèle : il épuisa les ressources de son art, et
exposa plusieurs fois sa vie. S’il n’obtint pas tout le succès que
méritaient de si beaux sacrifices et de si grands talents, il donna du moins
des consolations et des espérances. On dit que pour purifier l’air, il fit
allumer des feux dans les rues d’Athènes ; d’autres prétendent que ce
moyen fut utilement employé par un médecin d’Agrigente, nommé Acron.
On vit dans les commencements, de grands exemples de piété filiale, d’amitié
généreuse : mais comme ils furent presque toujours funestes à leurs auteurs,
ils ne se renouvelèrent que rarement dans la suite. Alors les liens les plus
respectables furent brisés ; les yeux près de se fermer, ne virent de toutes
parts qu’une solitude profonde, et la mort ne fit plus couler de larmes.
Cet endurcissement produisit une licence effrénée. La perte de tant de gens de
bien confondus dans un même tombeau avec les scélérats ; le renversement de
tant de fortunes devenues tout-à-coup le partage ou la proie des citoyens les
plus obscurs, frappèrent vivement ceux qui n’ont d’autres principes que la
crainte : persuadés que les dieux ne prenaient plus d’intérêt à la vertu,
et que la vengeance des lois ne serait pas aussi prompte que la mort dont ils
étaient menacés, ils crurent que la fragilité des choses humaines leur
indiquait l’usage qu’ils en devaient faire, et que n’ayant plus que des
moments à vivre, ils devaient du moins les passer dans le sein des plaisirs.
Au bout de deux ans, la peste parut se calmer. Pendant ce repos, on s’apperçut
plus d’une fois que le germe de la contagion n’était pas détruit : il se
développa 18 mois après ; et dans le cours d’une année entière, il
reproduisit les mêmes scènes de deuil et d’horreur. Sous l’une et sous l’autre
époque, il périt un très grand nombre de citoyens, parmi lesquels il faut
compter près de 5000 hommes en état de porter les armes. La perte la plus
irréparable fut celle de Périclès, qui, dans la troisième année de la
guerre (8), mourut des suites de la maladie. Quelque
temps auparavant, les Athéniens aigris par l’excès de leurs maux, l’avaient
dépouillé de son autorité, et condamné à une amende : ils venaient de
reconnaître leur injustice, et Périclès la leur avait pardonnée, quoique
dégoûté du commandement, par la légèreté du peuple, et par la perte de sa
famille, et de la plupart de ses amis que la peste avait enlevés. Près de
rendre le dernier soupir, et ne donnant plus aucun signe de vie, les principaux
d’Athènes assemblés autour de son lit, soulageaient leur douleur, en
racontant ses victoires, et le nombre de ses trophées.
« Ces exploits, leur dit-il en se soulevant avec effort, sont l’ouvrage de la
fortune, et me sont communs avec d’autres généraux. Le seul éloge que je
mérite, est de n’avoir fait prendre le deuil à aucun citoyen ».
Si, conformément au plan de Périclès, les Athéniens avaient continué une
guerre offensive du côté de la mer, défensive du côté de la terre ; si,
renonçant à toute idée de conquête, ils n’avaient pas risqué le salut de
l’état par des entreprises téméraires, ils auraient tôt ou tard triomphé
de leurs ennemis, parce qu’ils leur faisaient en détail plus de mal qu’ils
n’en recevaient ; parce que la ligue dont ils étaient les chefs, leur était
presque entièrement subordonnée, tandis que celle du Péloponnèse, composée
de nations indépendantes, pouvait à tout moment se dissoudre.
Mais Périclès mourut, et fut remplacé par Cléon. C’était un homme sans
naissance, sans véritable talent, mais vain, audacieux, emporté, et par-là
même agréable à la multitude. Il se l’était attachée par ses largesses ;
il la retenait en lui inspirant une grande idée de la puissance d’Athènes,
un souverain mépris pour celle de Lacédémone. Ce fut lui qui rassembla un
jour ses amis, et leur déclara qu’étant sur le point d’administrer les
affaires publiques,
il renonçait à des liaisons qui l’engageraient peut-être à commettre
quelque injustice. Il n’en fut pas moins le plus avide et le plus injuste des
hommes.
Les citoyens honnêtes lui opposèrent Nicias, un des premiers et des plus
riches particuliers d’Athènes, qui avait commandé les armées, et remporté
plusieurs avantages. Il intéressa la multitude par des fêtes et par des
libéralités : mais comme il se méfiait de lui-même et des événements, et
que ses succès n’avaient servi qu’à le rendre plus timide, il n’obtint
que de la considération, et jamais la supériorité du crédit. La raison
parlait froidement par sa bouche, tandis que le peuple avait besoin de fortes
émotions, et que Cléon les excitait par ses déclamations, par ses cris et ses
gestes forcenés. Il réussit par hasard dans une entreprise que Nicias avait
refusé d’exécuter : dès ce moment, les Athéniens qui s’étaient moqués
de leur choix, se livrèrent à ses conseils avec plus de confiance. Ils
rejetèrent les propositions de paix que faisaient les ennemis, et le mirent à
la tête des troupes qu’ils envoyaient en Thrace, pour arrêter les progrès
de Brasidas, le plus habile général de Lacédémone. Il s’y attira le
mépris des deux armées ; et s’étant approché de l’ennemi sans
précaution, il se laissa surprendre, fut des premiers à prendre la fuite, et
perdit la vie. Après sa mort, Nicias ne trouvant plus d’obstacle à la paix,
entama des négociations, bientôt suivies d’une alliance offensive et
défensive (9), qui devait pendant 50 ans unir
étraitement les Athéniens et les Lacédémoniens. Les conditions du traité
les remettaient au même point où ils se trouvaient au commencement de la
guerre. Il s’était cependant écoulé plus de dix ans depuis cette époque,
et les deux nations s’étaient inutilement affaiblies. Elles se flattaient de
goûter enfin les douceurs du repos ; mais leur alliance produisit de nouvelles
ligues et de nouvelles divisions. Plusieurs des alliés de Lacédémone se
plaignirent de n’avoir pas été compris dans le traité ; et s’étant unis
avec les Argiens, qui, jusqu’alors, étaient restés neutres, ils se
déclarèrent contre les Lacédémoniens. D’un autre côté, les Athéniens et
les Lacédémoniens s’accusaient réciproquement de n’avoir pas rempli les
articles du traité : delà les mésintelligences et les hostilités. Ce ne fut
cependant qu’au bout de six ans et dix mois (10),
qu’ils en vinrent à un rupture ouverte : rupture dont le prétexte fut très
frivole, et qu’on aurait facilement prévenue, si la guerre n’avait pas
été nécessaire à l’élévation d’Alcibiade.
Des historiens ont flétri la mémoire de cet Athénien ; d’autres
l’ont relevée par des éloges, sans qu’on puisse les accuser d’injustice
ou de partialité. Il semble que la nature avait essayé de réunir en lui tout
ce qu’elle peut produire de plus fort en vices et en vertus. Nous le
considérerons ici par rapport à l’état dont il accéléra la ruine, et plus
bas, dans ses relations avec la société qu’il acheva de corrompre.
Une origine illustre, des richesses considérables, la figure la plus
distinguée, les grâces les plus séduisantes, un esprit facile et étendu, l’honneur,
enfin, d’appartenir à Périclès ; tels furent les avantages qui éblouirent
d’abord les Athéniens, et dont il fut ébloui le premier.
Dans un âge où l’on n’a besoin que d’indulgence et de conseils, il eut
une cour et des flatteurs : il étonna ses maîtres par sa docilité, et les
Athéniens par la licence de sa conduite. Socrate, qui prévit de bonne heure
que ce jeune homme serait le plus dangereux des citoyens d’Athènes, s’il n’en
devenait le plus utile, rechercha son amitié, l’obtint à force de soins, et
ne la perdit jamais : il entreprit de modérer cette vanité qui ne pouvait
souffrir dans le monde ni de supérieur, ni d’égal ; et tel était dans ces
occasions, le pouvoir de la raison ou de la vertu, que le disciple pleurait sur
ses erreurs, et se laissait humilier sans se plaindre.
Quand il entra dans la carrière des honneurs, il voulut devoir ses succès,
moins à l’éclat de sa magnificence et de ses libéralités, qu’aux
attraits de son éloquence : il parut à la tribune. Un léger défaut de
prononciation prêtait à ses paroles les grâces naïves de l’enfance ; et
quoiqu’il hésitât quelquefois pour trouver le mot propre, il fut regardé
comme un des plus grands orateurs d’Athènes. Il avait déja donné des
preuves de sa valeur ; et, d’après ses premières campagnes, on augura qu’il
serait un jour le plus habile général de la Grèce. Je ne parlerai point de sa
douceur, de son affabilité, ni de tant d’autres qualités qui concoururent à
le rendre le plus aimable des hommes. Il ne fallait pas chercher dans son coeur
l’élévation que produit la vertu ; mais on y trouvait la hardiesse que donne
l’instinct de la supériorité. Aucun obstacle, aucun malheur ne pouvait ni le
surprendre, ni le décourager : il semblait persuadé que lorsque les âmes d’un
certain ordre ne font pas tout ce qu’elles veulent, c’est qu’elles n’osent
pas tout ce qu’elles peuvent. Forcé par les circonstances, de servir les
ennemis de sa patrie, il lui fut aussi facile de gagner leur confiance par son
ascendant, que de les gouverner par ses conseils : il eut cela de particulier,
qu’il fit toujours triompher le parti qu’il favorisait, et que ses nombreux
explaits ne furent jamais ternis par aucun revers.
Dans les négociations, il employait tantôt les lumières de son esprit, qui
étaient aussi vives que profondes ; tantôt des ruses et des perfidies, que des
raisons d’état ne peuvent jamais autoriser ; d’autres fois, la facilité d’un
caractère, que le besoin de dominer ou le desir de plaire pliait sans effort
aux conjonctures. Chez tous les peuples, il s’attira les regards, et maîtrisa
l’opinion publique. Les spartiates furent étonnés de sa frugalité ; les
Thraces, de son intempérance ; les béotiens, de son amour pour les exercices
les plus violents ; les Ioniens, de son goût pour la paresse et la volupté ;
les satrapes de l’Asie, d’un luxe qu’ils ne pouvaient égaler. Il se fût
montré le plus vertueux des hommes, s’il n’avait jamais eu l’exemple du
vice ; mais le vice l’entraînait, sans l’asservir. Il semble que la
profanation des lois et la corruption des moeurs n’étaient à ses yeux qu’une
suite de victoires remportées sur les moeurs et sur les lois ; on pourrait dire
encore que ses défauts n’étaient que des écarts de sa vanité. Les traits
de légèreté, de frivolité, d’imprudence, échappés à sa jeunesse ou à
son oisiveté, disparoissaient dans les occasions qui demandaient de la
réflexion et de la constance. Alors il joignait la prudence à l’activité ;
et les plaisirs ne lui dérobaient aucun des instans qu’il devait à sa gloire
ou à ses intérêts.
Sa vanité aurait tôt ou tard dégénéré en ambition : car il était
impossible qu’un homme si supérieur aux autres, et si dévoré de l’envie
de dominer, n’eût pas fini par exiger l’obéissance, après avoir épuisé
l’admiration. Aussi fut-il toute sa vie suspect aux principaux citoyens, dont
les uns redoutaient ses talents, les autres ses excès, et tour-à-tour adoré,
craint et haï du peuple qui ne pouvait se passer de lui ; et comme les
sentiments dont il était l’objet, devenaient des passions violentes, ce fut
avec des convulsions de joie ou de fureur, que les Athéniens l’élevèrent
aux honneurs, le condamnèrent à mort, le rappelèrent, et le proscrivirent une
seconde fois. Un jour qu’il avait, du haut de la tribune, enlevé les
suffrages du public, et qu’il revenait chez lui escorté de toute l’assemblée,
Timon, surnommé le misanthrope, le rencontra ; et lui serrant la main : «
Courage, mon fils, lui dit-il ; continue de t’agrandir, et je te devrai la
perte des Athéniens. »
Dans un autre moment d’ivresse, le petit peuple proposait de rétablir la
royauté en sa faveur ; mais comme il ne se serait pas contenté de n’être qu’un
roi, ce n’était pas la petite souveraineté d’Athènes qui lui convenait ;
c’était un vaste empire qui le mît en état d’en conquérir d’autres.
Né dans une république, il devait l’élever au-dessus d’elle-même, avant
que de la mettre à ses pieds. C’est là, sans doute, le secret des brillantes
entreprises dans lesquelles il entraîna les Athéniens. Avec leurs soldats, il
aurait soumis des peuples ; et les Athéniens se seraient trouvés asservis,
sans s’en apercevoir.
Sa première disgrâce, en l’arrêtant presque au commencement de sa
carrière, n’a laissé voir qu’une vérité ; c’est que son génie et ses
projets furent trop vastes pour le bonheur de sa patrie.
On a dit que la Grèce ne pouvait porter deux Alcibiades ; on doit ajouter qu’Athènes
en eut un de trop. Ce fut lui qui fit résoudre la guerre contre la Sicile.
Depuis quelque temps, les Athéniens méditaient la conquête
de cette île riche et puissante. Leur ambition réprimée par Périclès, fut
puissamment secondée par Alcibiade. Toutes les nuits, des songes flatteurs
retraçaient à son esprit la gloire immense dont il allait se couronner. La
Sicile ne devait être que le théâtre de ses premiers exploits : il s’emparait
de l’Afrique, de l’Italie, du Péloponnèse ; tous les jours il entretenait
de ses grands desseins cette jeunesse bouillante, qui s’attachait à ses pas,
et dont il gouvernait les volontés.
Sur ces entrefaites, la ville d’Egeste en Sicile, qui se disait opprimée par
ceux de Sélimonte et de Syracuse, implora l’assistance des Athéniens dont
elle était alliée : elle offrait de les indemniser de leurs frais, et leur
représentait que s’ils n’arrêtaient les progrès des Syracusains, ce
peuple ne tarderait pas à joindre ses troupes à celles des Lacédémoniens. La
république envoya des députés en Sicile : ils firent à leur retour un
rapport infidèle de l’état des choses. L’expédition fut résolue ; et l’on
nomma pour généraux, Alcibiade, Nicias et Lamachus. On se flattait tellement
du succès, que le sénat régla d’avance le sort des différents peuples de
la Sicile.
Cependant les citoyens éclairés étaient d’autant plus effrayés, qu’on n’avait
alors qu’une faible idée de la grandeur, des forces et des richesses de cette
île. Malgré la loi qui défend de revenir sur une décision de tous les ordres
de l’état, Nicias remontrait à l’assemblée, que la république n’ayant
pu terminer encore les différends suscités entre elle et les Lacédémoniens,
la paix actuelle n’était qu’une suspension d’armes ; que ses véritables
ennemis étaient dans le Péloponnèse ; qu’ils n’attendaient que le départ
de l’armée, pour fondre sur l’Attique ; que les démêlés des villes de
Sicile n’avaient rien de commun avec les Athéniens ; que le comble de l’extravagance
était de sacrifier le salut de l’état à la vanité ou à l’intérêt d’un
jeune homme jaloux d’étaler sa magnificence aux yeux de l’armée ; que de
tels citoyens n’étaient faits que pour ruiner l’état, en se ruinant
eux-mêmes ; et qu’il leur convenait aussi peu de délibérer sur de si hautes
entreprises, que de les exécuter.
« Je vois avec frayeur, ajouta Nicias, cette nombreuse jeunesse qui l’entoure,
et dont il dirige les suffrages. Respectables vieillards, je sollicite les
vôtres au nom de la patrie ; et vous, magistrats, appelez de nouveau le peuple
aux opinions ; et si les lois vous le défendent, songez que la première des
lois est de sauver l’état. »
Alcibiade prenant la parole, représenta que les Athéniens, en protégeant les
nations opprimées, étaient parvenus à ce haut point de gloire et de grandeur
; qu’il ne leur était plus permis de se livrer à un repos trop capable d’énerver
le courage des troupes ; qu’ils seraient un jour assujettis, si dès à
présent ils n’assujétissaient les autres ;
que plusieurs villes de Sicile n’étaient peuplées que de barbares, ou d’étrangers
insensibles à l’honneur de leur patrie, et toujours prêts à changer de
maîtres ; que d’autres, fatiguées de leurs divisions, attendaient l’arrivée
de la flotte, pour se rendre aux Athéniens ; que la conquête de cette île
leur faciliterait celle de la Grèce entière ; qu’au moindre revers, ils
trouveraient un asile dans leurs vaisseaux ; que le seul éclat de cette
expédition étonnerait les Lacédémoniens ; et que s’ils hasardaient une
irruption dans l’Attique, elle ne réussirait pas mieux que les précédentes.
Quant aux reproches qui le regardaient personnellement, il répondait que sa
magnificence n’avait servi jusqu’à ce jour, qu’à donner aux peuples de
la Grèce une haute idée de la puissance des Athéniens, et qu’à lui
procurer assez d’autorité à lui-même, pour détacher des nations entières
de la ligue du Péloponnèse.
« Au surplus, disait-il, destiné à partager avec Nicias le commandement de l’armée,
si ma jeunesse et mes folies vous donnent quelques alarmes, vous vous rassurerez
sur le bonheur qui a toujours couronné ses entreprises. »
Cette réponse enflamma les Athéniens d’une nouvelle ardeur. Leur premier
projet n’avait été que d’envoyer 60 galères en Sicile. Nicias, pour les
en détourner par une voie indirecte, représenta qu’outre la flotte il
fallait une armée de terre, et leur mit devant les yeux le tableau effrayant
des préparatifs, des dépenses et du nombre de troupes qu’exigeait une telle
expédition. Alors une voix s’éleva du milieu de l’assemblée : « Nicias,
il ne s’agit plus de tous ces détours ; expliquez-vous nettement sur le
nombre des soldats et des vaisseaux dont vous avez besoin. » Nicias ayant
répondu qu’il en conférerait avec les autres généraux, l’assemblée leur
donna plein pouvoir de disposer de toutes les forces de la république.
Elles étaient prêtes, lorsqu’Alcibiade fut dénoncé pour avoir, avec
quelques compagnons de ses débauches, mutilé pendant la nuit les statues de
Mercure, placées dans les différents quartiers de la ville, et représenté,
à l’issue d’un souper, les cérémonies des redoutables mystères d’Éleusis.
Le peuple, capable de lui tout pardonner en toute autre occasion, ne respirait
que la fureur et la vengeance. Alcibiade, d’abord effrayé du soulèvement des
esprits, bientôt rassuré par les dispositions favorables de l’armée et de
la flotte, se présente à l’assemblée ; il détruit les soupçons élevés
contre lui, et demande la mort, s’il est coupable ; une satisfaction
éclatante, s’il ne l’est pas. Ses ennemis font différer son jugement jusqu’après
son retour, et l’obligent de partir, chargé d’une accusation qui tient le
glaive suspendu sur sa tête. Le rendez-vous général, tant pour les Athéniens
que pour leurs alliés, était à Corcyre. C’est de là que la flotte partit,
composée d’environ 300 voiles, et se rendit à Rhégium, à l’extrémité
de l’Italie (11). Elle portait 5100 hommes
pesamment armés, parmi lesquels se trouvait l’élite des soldats Athéniens.
On y avait joint 480 archers, 700 frondeurs, quelques autres troupes légères,
et un petit nombre de cavaliers. Les généraux n’avaient pas exigé de plus
grandes forces ; Nicias ne songeait point à se rendre maître de la Sicile ;
Alcibiade croyait que, pour la soumettre, il suffirait d’y semer la division.
L’un et l’autre manifestèrent leurs vues dans le premier conseil qu’ils
tinrent avant que de commencer la campagne. Leurs instructions leur
prescrivaient en général de régler les affaires de Sicile de la manière la
plus avantageuse aux intérêts de la république : elles leur ordonnaient en
particulier de protéger les Egestains contre ceux de Sélinonte, et, si les
circonstances le permettaient, d’engager les Syracusains à rendre aux
léontins les possessions dont ils les avaient privés.
Nicias s’en tenait à la lettre de ce décret, et voulait, après l’avoir
exécuté, ramener la flotte au Pirée. Alcibiade soutenait que de si grands
efforts de la part des Athéniens, devant être signalés par de grandes
entreprises, il fallait envoyer des députés aux principales villes de la
Sicile, les soulever contre les Syracusains, en tirer des vivres et des troupes
; et, d’après l’effet de ces diverses négociations, se déterminer pour le
siége de Sélinonte, ou pour celui de Syracuse. Lamachus, le troisième des
généraux, proposait de marcher à l’instant contre cette dernière ville, et
de profiter de l’étonnement où l’avait jetée l’arrivée des Athéniens.
Le port de Mégare, voisin de Syracuse, contiendrait leur flotte, et la victoire
opérerait une révolution dans la Sicile.
Le succès aurait peut-être justifié l’avis de Lamachus. Les Syracusains n’avaient
pris aucune précaution contre l’orage qui les menaçait : ils avaient eu de
la peine à se persuader que les Athéniens fussent assez insensés pour
méditer la conquête d’une ville telle que Syracuse.
« Ils devraient s’estimer heureux, s’écriait un de leurs orateurs, de ce
que nous n’avons jamais songé à les ranger sous nos lois. »
Ce projet n’ayant pas été goûté des deux autres généraux, Lamachus se
décida pour l’avis d’Alcibiade. Pendant que ce dernier prenait Catane par
surprise ; que Naxos lui ouvrait ses portes ; que ses intrigues allaient forcer
celles de Messine, et que ses espérances commençaient à se réaliser ; on
faisait partir du Pirée la galère qui devait le transporter à Athènes. Ses
ennemis avaient prévalu, et le sommaient de comparaître, pour répondre à l’accusation
dont ils avaient jusqu’alors suspendu la poursuite. On n’osa pas l’arrêter,
parce qu’on craignit le soulèvement des soldats, et la désertion des troupes
alliées, qui, la plupart, n’étaient venues en Sicile qu’à sa prière. Il
avait d’abord formé le dessein d’aller confondre ses accusateurs ; mais
quand il fut à Thurium, ayant réfléchi sur les injustices des Athéniens, il
trompa la vigilance de ses guides, et se retira dans le Péloponnèse.
Sa retraite répandit le découragement dans l’armée. Nicias, qui ne
craignait rien quand il fallait exécuter, et tout quand il fallait
entreprendre, laissait éteindre dans le repos, ou dans des conquêtes faciles,
l’ardeur qu’Alcibiade avait excitée dans le coeur des soldats. Cependant il
vit le moment où le plus brillant succès allait justifier une entreprise dont
il avait toujours redouté les suites : il s’était enfin déterminé à
mettre le siége devant Syracuse, et l’avait conduit avec tant d’intelligence,
que les habitants étaient disposés à se rendre. Déja plusieurs peuples de
Sicile et d’Italie se déclaraient en sa faveur, lorsqu’un général
Lacédémonien, nommé Gylippe, entra dans la place assiégée, avec quelques
troupes qu’il avait amenées du Péloponnèse, ou ramassées en Sicile. Nicias
aurait pu l’empêcher d’aborder dans cette île : il négligea cette
précaution ; et cette faute irréparable fut la source de tous ses malheurs.
Gylippe releva le courage des Syracusains, battit les Athéniens, et les tint
renfermés dans leurs retranchements. Athènes fit partir, sous les ordres de
Démosthène et d’Eurymédon, une nouvelle flotte composée d’environ 73
galères, et une seconde armée forte de 5000 hommes pesamment armés, et de
quelques troupes légères.
Démosthène ayant perdu 2000 hommes à l’attaque d’un poste important, et
considérant que bientôt la mer ne serait plus navigable, et que les troupes
dépérissaient par les maladies, proposa d’abandonner l’entreprise, ou de
transporter l’armée en des lieux plus sains. Sur le point de mettre à la
voile, Nicias effrayé d’une éclipse de lune qui sema la terreur dans le
camp, consulta les devins, qui lui ordonnèrent d’attendre encore 27 jours.
Avant qu’ils fussent écoulés, les Athéniens vaincus par terre et par mer,
ne pouvant rester sous les murs de Syracuse, faute de vivres, ni sortir du port
dont les Syracusains avaient fermé l’issue, prirent enfin le parti d’abandonner
leur camp, leurs malades, leurs vaisseaux, et de se retirer par terre, dans
quelque ville de Sicile : ils partirent au nombre de 40000 hommes, y compris non
seulement les troupes que leur avaient fournies les peuples de Sicile et d’Italie,
mais encore les chiourmes des galères, les ouvriers et les esclaves.
Cependant ceux de Syracuse occupent les défilés des montagnes, et les passages
des rivières : ils détruisent les ponts, s’emparent des hauteurs, et
répandent dans la plaine divers détachements de cavalerie et de troupes
légères. Les Athéniens harcelés, arrêtés à chaque pas, sont sans cesse
exposés aux traits d’un ennemi qu’ils trouvent partout, et qu’ils ne
peuvent atteindre nulle part : ils étaient soutenus par l’exemple de leurs
généraux, et par les exhortations de Nicias, qui, malgré l’épuisement où
l’avait réduit une longue maladie, montrait un courage supérieur au danger.
Pendant huit jours entiers, ils eurent à lutter contre des obstacles toujours
renaissants. Mais Démosthène qui commandait l’arrière-garde, composée de
6000 hommes, s’étant égaré dans sa marche, fut poussé dans un lieu
resserré ; et, après des prodiges de valeur, il se rendit, à condition qu’on
accorderait la vie à ses soldats, et qu’on leur épargnerait l’horreur de
la prison.
Nicias n’ayant pu réussir dans une négociation qu’il avait entamée,
conduisit le reste de l’armée jusqu’au fleuve Asinarus. Parvenus en cet
endroit, la plupart des soldats, tourmentés par une soif dévorante, s’élancent
confusément dans le fleuve ; les autres y sont précipités par l’ennemi :
ceux qui veulent se sauver à la nage, trouvent de l’autre côté des bords
escarpés et garnis de gens de trait, qui en font un massacre horrible. Huit
mille hommes périrent dans cette attaque ; et Nicias adressant la parole à
Gylippe : « Disposez de moi, lui dit-il, comme vous le jugerez à propos ; mais
sauvez du moins ces malheureux soldats. »
Gylippe fit aussitôt cesser le carnage. Les Syracusains rentrèrent dans
Syracuse, suivis de 7000 prisonniers, qui furent jetés dans les carrières :
ils y souffrirent pendant plusieurs mois, des maux inexprimables. Beaucoup d’entre
eux y périrent ; d’autres furent vendus comme esclaves. Un plus grand nombre
de prisonniers était devenu la proie des officiers et des soldats : tous
finirent leurs jours dans les fers, à l’exception de quelques Athéniens qui
durent leur liberté aux pièces d’Euripide, que l’on connaissait alors à
peine en Sicile, et dont ils récitaient les plus beaux endraits à leurs
maîtres.
Nicias et Démosthène furent mis à mort, malgré les efforts que fit Gylippe
pour leur sauver la vie. Athènes, accablée d’un revers si inattendu,
envisageait de plus grands malheurs encore. Ses alliés étaient près de
secouer son joug ; les autres peuples conjuraient sa perte ; ceux du
Péloponnèse s’étaient déjà crus autorisés, par son exemple, à rompre la
trêve. On appercevait déja dans leurs opérations mieux combinées, l’esprit
de vengeance, et le génie supérieur qui les dirigeaient. Alcibiade jouissait
à Lacédémone du crédit qu’il obtenait partout. Ce fut par ses conseils que
les Lacédémoniens prirent la résolution d’envoyer du secours aux
Syracusains, de recommencer leurs incursions dans l’Attique, et de fortifier
à 120 stades d’Athènes, le poste de Décélie, qui tenait cette ville
bloquée du côté de la terre.
Il fallait pour anéantir sa puissance, favoriser la révolte de ses alliés, et
détruire sa marine. Alcibiade se rend sur les côtes de l’Asie mineure. Chio,
Milet, d’autres villes florissantes se déclarent en faveur des
Lacédémoniens. Il captive, par ses agréments, Tissapherne, gouverneur de
Sardes ; et le roi de Perse s’engage à payer la flotte du Péloponnèse.
Cette seconde guerre, conduite avec plus de régularité que la première, eût
été bientôt terminée, si Alcibiade, poursuivi par Agis, roi de Lacédémone,
dont il avait séduit l’épouse, et par les autres chefs de la ligue, à qui
sa gloire faisait ombrage, n’eût enfin compris qu’après s’être vengé
de sa patrie, il ne lui restait plus qu’à la garantir d’une perte certaine.
Dans cette vue, il suspendit les efforts de Tissapherne et les secours de la
Perse, sous prétexte qu’il était de l’intérêt du grand-roi de laisser
les peuples de la Grèce s’affaiblir mutuellement.
Les Athéniens ayant, bientôt après, révoqué le décret de son bannissement,
il se met à leur tête, soumet les places de l’Hellespont, force un des
gouverneurs du roi de Perse, à signer un traité avantageux aux Athéniens, et
Lacédémone à leur demander la paix. Cette demande fut rejetée, parce que se
croyant désormais invincibles, sous la conduite d’Alcibiade, ils avaient
passé rapidement de la consternation la plus profonde, à la plus insolente
présomption. A la haine dont ils étaient animés contre ce général, avait
succédé aussi vîte la reconnoissance la plus outrée, l’amour le plus
effréné.
Quand il revint dans sa patrie, son arrivée, son séjour, le soin qu’il prit
de justifier sa conduite, furent une suite de triomphes pour lui, et de fêtes
pour la multitude. Quand, aux acclamations de toute la ville, on le vit sortir
du Pirée avec une flotte de 100 vaisseaux, on ne douta plus que la célérité
de ses explaits ne forçât bientôt les peuples du Péloponèse à subir la loi
du vainqueur ; on attendait à tout moment l’arrivée du courrier chargé d’annoncer
la destruction de l’armée ennemie, et la conquête de l’Ionie. Au milieu de
ces espérances flatteuses, on apprit que quinze galères athéniennes étaient
tombées au pouvoir des Lacédémoniens. Le combat s’était donné pendant l’absence
et au mépris des ordres précis d’Alcibiade, que la nécessité de lever des
contributions pour la subsistance des troupes, avait obligé de passer en Ionie.
à la première nouvelle de cet échec, il revint sur ses pas, et alla
présenter la bataille au vainqueur, qui n’osa pas l’accepter. Il avait
réparé l’honneur d’Athènes : la perte était légère, mais elle
suffisait à la jalousie de ses ennemis. Ils aigrirent le peuple, qui le
dépouilla du commandement général des armées, avec le même empressement qu’il
l’en avait revêtu.
La guerre continua encore pendant quelques années ; elle se fit
toujours par mer, et finit par la bataille d’Aegos Potamos, que ceux du
Péloponnèse gagnèrent dans le détroit de l’Hellespont. Le Spartiate
Lysander qui les commandait, surprit la flotte des Athéniens, composée de 180
voiles, s’en rendit maître, et fit 3000 prisonniers (12)
.
Alcibiade, qui, depuis sa retraite, s’était établi dans la contrée voisine,
avait averti les généraux Athéniens du danger de leur position, et du peu de
discipline qui régnait parmi les soldats et les matelots. Ils méprisèrent les
conseils d’un homme tombé dans la disgrâce.
La perte de la bataille entraîna celle d’Athènes, qui, après un siége de
quelques mois, se rendit, faute de vivres (13).
Plusieurs des puissances alliées proposèrent de la détruire. Lacédémone,
écoutant plus sa gloire que son intérêt, refusa de mettre aux fers une nation
qui avait rendu de si grands services à la Grèce ; mais elle condamna les
Athéniens, non seulement à démolir les fortifications du Pirée, ainsi que la
longue muraille qui joint le port à la ville, mais encore à livrer leurs
galères, à l’exception de douze ; à rappeler leurs bannis ; à retirer
leurs garnisons des villes dont ils s’étaient emparés ; à faire une ligue
offensive et défensive avec les Lacédémoniens ; à les suivre par terre et
par mer, dès qu’ils en auraient reçu l’ordre.
Les murailles furent abattues au son des instruments, comme si la Grèce avait
recouvré sa liberté ; et, quelques mois après, le vainqueur permit au peuple
d’élire 30 magistrats, qui devaient établir une autre forme de gouvernement,
et qui finirent par usurper l’autorité (14).
Ils sévirent d’abord contre quantité de délateurs odieux aux gens de bien,
ensuite contre leurs ennemis particuliers, bientôt après contre ceux dont ils
voulaient envahir les richesses. Des troupes lacédémoniennes qu’ils avaient
obtenues de Lysander, 3000 citoyens qu’ils s’étaient associés pour
affermir leur puissance, protégeaient ouvertement leurs injustices. La nation
désarmée, tomba tout-à-coup dans une extrême servitude. L’exil, les fers,
la mort étaient le partage de ceux qui se déclaraient contre la tyrannie, ou
qui semblaient la condamner par leur silence. Elle ne subsista que pendant huit
mois ; et dans ce court espace de temps, plus de 1500 citoyens furent
indignement massacrés, et privés des honneurs funèbres. La plupart
abandonnèrent une ville où les victimes et les témoins de l’oppression n’osaient
faire entendre une plainte : car il fallait que la douleur fût muette, et que
la pitié parût indifférente.
Socrate fut le seul qui ne se laissa point ébranler par l’iniquité des temps
: il osa consoler les malheureux, et résister aux ordres des tyrans. Mais ce n’était
point sa vertu qui les alarmait : ils redoutaient, à plus juste titre, le
génie d’Alcibiade, dont ils épiaient les démarches.
Il était alors dans une bourgade de Phrygie, dans le gouvernement de
Pharnabaze, dont il avait reçu des marques de distinction et d’amitié.
Instruit des levées que le jeune Cyrus faisait dans l’Asie mineure, il en
avait conclu que ce prince méditait une expédition contre Artaxerxès son
frère : il comptait, en conséquence, se rendre auprès du roi de Perse, l’avertir
du danger qui le menaçait, et en obtenir des secours pour délivrer sa patrie ;
mais tout-à-coup des assassins envoyés par le satrape, entourent sa maison ;
et, n’ayant pas la hardiesse de l’attaquer, y mettent le feu. Alcibiade s’élance,
l’épée à la main, à travers les flammes ; écarte les barbares, et tombe
sous une grêle de traits : il était alors âgé de 40 ans.
Sa mort est une tache pour Lacédémone, s’il est vrai que les magistrats,
partageant les craintes des tyrans d’Athènes, aient engagé Pharnabaze à
commettre ce lâche attentat. Mais d’autres prétendent qu’il s’y porta de
lui-même, et pour des intérêts particuliers.
La gloire de sauver Athènes était réservée à Thrasybule. Ce généreux
citoyen placé, par son mérite, à la tête de ceux qui avaient pris la fuite,
et sourd aux propositions que lui firent les tyrans de l’associer à leur
puissance, s’empara du Pirée, et appela le peuple à la liberté.
Quelques-uns des tyrans périrent les armes à la main ; d’autres furent
condamnés à perdre la vie. Une amnistie générale rapprocha les deux partis,
et ramena la tranquillité dans Athènes.
Quelques années après, elle secoua le joug de Lacédémone, rétablit la
démocratie, et accepta le traité de paix que le spartiate Antalcidas conclut
avec Artaxerxès (15). Par ce traité que les
circonstances rendaient nécessaire, les colonies grecques de l’Asie mineure,
et quelques îles voisines furent abandonnées à la Perse ; les autres peuples
de la Grèce recouvrèrent leurs lois et leur indépendance ; mais ils sont
restés dans un état de faiblesse, dont ils ne se relèveront peut-être
jamais. Ainsi furent terminés les différends qui avaient occasionné la guerre
des mèdes, et celle du Péloponnèse
L’essai historique que je viens de donner, finit à la prise
d’Athènes. Dans la relation de mon voyage, je rapporterai les principaux
événements qui se sont passés depuis cette époque, jusqu’à mon départ de
Scythie : je vais maintenant hasarder quelques remarques sur le siècle de
Périclès.
Au commencement de la guerre du Péloponnèse, les Athéniens durent être
extrêmement surpris de se trouver si différents de leurs pères. Tout ce que
pour la conservation des moeurs, les siècles précédents avaient accumulé de
lois, d’institutions, de maximes et d’exemples, quelques années avaient
suffi pour en détruire l’autorité. Jamais il ne fut prouvé d’une manière
plus terrible, que les grands succès sont aussi dangereux pour les vainqueurs,
que pour les vaincus.
J’ai indiqué plus haut les funestes effets que produisirent sur les
Athéniens leurs conquêtes et l’état florissant de leur marine et de leur
commerce. On les vit tout-à-coup étendre les domaines de la république, et
transporter dans son sein les dépouilles des nations alliées et soumises :
delà les progrès successifs d’un luxe ruineux, et le désir insatiable des
fêtes et des spectacles. Comme le gouvernement s’abandonnait au délire d’un
orgueil qui se croyait tout permis, parce qu’il pouvait tout oser, les
particuliers, à son exemple, secouaient toutes les espéces de contraintes qu’imposent
la nature et la société. Bientôt le mérite n’obtint que l’estime ; la
considération fut réservée pour le crédit, toutes les passions se
dirigèrent vers l’intérêt personnel ; et toutes les sources de corruption
se répandirent avec profusion dans l’état. L’amour, qui auparavant se
couvrait des voiles de l’hymen et de la pudeur, brûla ouvertement de feux
illégitimes. Les courtisanes se multiplièrent dans l’Attique et dans toute
la Grèce. Il en vint de l’Ionie, de ce beau climat où l’art de la volupté
a pris naissance. Les unes s’attachaient plusieurs adorateurs qu’elles
aimaient tous sans préférence, qui tous les aimaient sans rivalité ; d’autres,
se bornant à une seule conquête, parvinrent, par une apparence de
régularité, à s’attirer des égards et des éloges de la part de ce public
facile, qui leur faisait un mérite d’être fidèles à leurs engagements.
Périclès, témoin de l’abus, n’essaya point de le corriger. Plus il était
sévère dans ses moeurs, plus il songeait à corrompre celles des Athéniens,
qu’il amollissait par une succession rapide de fêtes et de jeux.
La célèbre Aspasie, née à Milet en Ionie, seconda les vues de Périclès,
dont elle fut successivement la maîtresse et l’épouse. Elle eut sur lui un
tel ascendant, qu’on l’accusa d’avoir plus d’une fois suscité la
guerre, pour venger ses injures personnelles : elle osa former une société de
courtisanes, dont les attraits et les faveurs devaient attacher les jeunes
Athéniens aux intérêts de leur fondatrice. Quelques années auparavant, toute
la ville se fût soulevée à la seule idée d’un pareil projet : lors de son
exécution, il excita quelques murmures : les poètes comiques se
déchaînèrent contre Aspasie ; mais elle n’en rassembla pas moins dans sa
maison la meilleure compagnie d’Athènes. Périclès autorisa la licence ;
Aspasie l’étendit ; Alcibiade la rendit aimable : sa vie fut tachée de
toutes les dissolutions ; mais elles étaient accompagnées de tant de qualités
brillantes, et si souvent mêlées d’actions honnêtes, que la censure
publique ne savait où se fixer. D’ailleurs, comment résister à l’attrait
d’un poison que les grâces elles-mêmes semblaient distribuer ? Comment
condamner un homme à qui il ne manquait rien pour plaire, et qui ne manquait à
rien pour séduire ; qui était le premier à se condamner ; qui réparait les
moindres offenses, par des attentions si touchantes, et qui semblait moins
commettre des fautes, que les laisser échapper ? Aussi s’accoutuma-t-on à
les placer au rang de ces jeux, ou de ces écarts qui disparaissent avec la
fougue de l’âge : et comme l’indulgence pour le vice est une conspiration
contre la vertu, il arriva qu’à l’exception d’un petit nombre de citoyens
attachés aux anciennes maximes, la nation, entraînée par les charmes d’Alcibiade,
fut complice de ses égarements ; et qu’à force de les excuser, elle finit
par en prendre la défense.
Les jeunes Athéniens arrêtaient leurs yeux sur ce dangereux modèle ; et n’en
pouvant imiter les beautés, ils croyaient en approcher, en copiant, et sur-tout
en chargeant ses défauts. Ils devinrent frivoles, parce qu’il était léger ;
insolents, parce qu’il était hardi ; indépendants des lois, parce qu’il l’était
des moeurs. Quelques-uns moins riches que lui, aussi prodigues, étalèrent un
faste qui les couvrit de ridicule et qui ruina leurs familles : ils transmirent
ces désordres à leurs descendans ; et l’influence d’Alcibiade subsista
long-temps après sa mort.
Un historien judicieux observe que la guerre modifie les moeurs d’un peuple,
et les aigrit à proportion des maux qu’il éprouve. Celle du Péloponnèse
fut si longue, les Athéniens essuyèrent tant de revers, que leur caractère en
fut sensiblement altéré. Leur vengeance n’était pas satisfaite, si elle ne
surpassait l’offense. Plus d’une fois ils lancèrent des décrets de mort
contre les insulaires qui abandonnaient leur alliance ; plus d’une fois leurs
généraux firent souffrir des tourments horribles aux prisonniers qui tombaient
entre leurs mains. Ils ne se souvenaient donc plus alors d’une ancienne
institution, suivant laquelle les Grecs célébraient par des chants d’allégresse,
les victoires remportées sur les barbares ; par des pleurs et des lamentations,
les avantages obtenus sur les autres Grecs.
L’auteur que j’ai cité, observe encore que dans le cours de cette fatale
guerre, il se fit un tel renversement dans les idées et dans les principes, que
les mots les plus connus changèrent d’acception ; qu’on donna le nom de
duperie à la bonne foi, d’adresse à la duplicité, de faiblesse et de
pusillanimité à la prudence et à la modération ; tandis que les traits d’audace
et de violence passaient pour les saillies d’une âme forte, et d’un zèle
ardent pour la cause commune. Une telle confusion dans le langage, est
peut-être un des plus effrayants symptômes de la dépravation d’un peuple.
En d’autres temps, on porte des atteintes à la vertu : cependant, c’est
reconnaître encore son autorité, que de lui assigner des limites ; mais quand
on va jusqu’à la dépouiller de son nom, elle n’a plus de droits au trône
; le vice s’en empare, et s’y tient paisiblement assis. Ces guerres si
meurtrières que les Grecs eurent à soutenir, éteignirent un grand nombre de
familles, accoutumées depuis plusieurs siècles, à confondre leur gloire avec
celle de la patrie. Les étrangers et les hommes nouveaux qui les remplacèrent,
firent tout-à-coup pencher du côté du peuple la balance du pouvoir. L’exemple
suivant montrera jusqu’à quel excès il porta son insolence. Vers la fin de
la guerre du Péloponnèse, on vit un joueur de lyre, autrefois esclave, depuis
citoyen par ses intrigues, et adoré de la multitude pour ses libéralités, se
présenter à l’assemblée générale avec une hache à la main, et menacer
impunément le premier qui opinerait pour la paix. Quelques années après,
Athènes fut prise par les Lacédémoniens, et ne tarda pas à succomber sous
les armes du roi de Macédoine.
Telle devait être la destinée d’un état fondé sur les moeurs. Des
philosophes qui remontent aux causes des grands événements, ont dit que chaque
siècle porte, en quelque manière, dans son sein, le siècle qui va le suivre.
Cette métaphore hardie couvre une vérité importante, et confirmée par l’histoire
d’Athènes. Le siècle des lois et des vertus prépara celui de la valeur et
de la gloire ; ce dernier produisit celui des conquêtes et du luxe, qui a fini
par la destruction de la république. Détournons à présent nos regards de ces
scènes affligeantes, pour les porter sur des objets plus agréables et plus
intéressants. Vers le temps de la guerre du Péloponnèse, la nature redoubla
ses efforts, et fit soudain éclore une foule de génies dans tous les genres.
Athènes en produisit plusieurs : elle en vit un plus grand nombre venir chez
elle briguer l’honneur de ses suffrages.
Sans parler d’un Gorgias, d’un Parménide, d’un Protagoras, et de tant d’autres
sophistes éloquents, qui, en semant leurs doutes dans la société, y
multipliaient les idées ; Sophocle, Euripide, Aristophane brillaient sur la
scène, entourés de rivaux qui partageaient leur gloire. L’astronome Méton
calculait les mouvements des cieux, et fixait les limites de l’année ; les
orateurs Antiphon, Andocide, Lysias se distinguaient dans les différents genres
de l’éloquence ; Thucydide, encore frappé des applaudissements qu’avait
reçus Hérodote, lorsqu’il lut son histoire aux Athéniens, se préparait à
en mériter de semblables ; Socrate transmettait une doctrine sublime à des
disciples dont plusieurs ont fondé des écoles ; d’habiles généraux
faisaient triompher les armes de la république ; les plus superbes édifices s’élevaient
sur les dessins des plus savants architectes ; les pinceaux de Polygnote, de
Parrhasius et de Zeuxis ; les ciseaux de Phidias et d’Alcamène décoraient à
l’envi les temples, les portiques et les places publiques. Tous ces grands
hommes, tous ceux qui florissaient dans d’autres cantons de la Grèce, se
reproduisaient dans des élèves dignes de les remplacer ; et il était aisé de
voir que le siècle le plus corrompu serait bientôt le plus éclairé des
siècles.
Ainsi, pendant que les différents peuples de cette contrée étaient menacés
de perdre l’empire des mers et de la terre, une classe paisible de citoyens
travaillait à lui assurer pour jamais l’empire de l’esprit : ils
construisaient en l’honneur de leur nation, un temple dont les fondements
avaient été posés dans le siècle antérieur, et qui devait résister à l’effort
des siècles suivants. Les sciences s’annonçaient tous les jours par de
nouvelles lumières, et les arts par de nouveaux progrès : la poésie n’augmentait
pas son éclat ; mais en le conservant, elle l’employait de préférence, à
orner la tragédie et la comédie portées tout-à-coup à leur perfection : l’histoire,
assujettie aux lois de la critique, rejetait le merveilleux, discutait les
faits, et devenait une leçon puissante que le passé donnait à l’avenir. à
mesure que l’édifice s’élevait, on voyait au loin des champs à
défricher, d’autres qui attendaient une meilleure culture.
Les règles de la logique et de la rhétorique, les abstractions de la
métaphysique, les maximes de la morale furent développées dans des ouvrages
qui réunissaient à la régularité des plans, la justesse des idées, et l’élégance
du style.
La Grèce dut en partie ces avantages à l’influence de la philosophie, qui
sortit de l’obscurité, après les victoires remportées sur les Perses.
Zénon y parut, et les Athéniens s’exercèrent aux subtilités de l’école
d’élée. Anaxagore leur apporta les lumières de celle de Thalès ; et
quelques-uns furent persuadés que les éclipses, les monstres et les divers
écarts de la nature ne devaient plus être mis au rang des prodiges : mais ils
étaient obligés de se le dire en confidence ; car le peuple, accoutumé à
regarder certains phénomènes comme des avertissements du ciel, sévissait
contre les philosophes qui voulaient lui ôter des mains cette branche de
superstition. Persécutés, bannis, ils apprirent que la vérité, pour être
admise parmi les hommes, ne dait pas se présenter à visage découvert, mais se
glisser furtivement à la suite de l’erreur.
Les arts ne trouvant point de préjugés populaires à combattre, prirent
tout-à-coup leur essor. Le temple de Jupiter, commencé sous Pisistrate ; celui
de Thésée, construit sous Cimon, offraient aux architectes des modèles à
suivre ; mais les tableaux et les statues qui existaient, ne présentaient aux
peintres et aux sculpteurs, que des essais à perfectionner.
Quelques années avant la guerre du Péloponnèse, Panénus, frère de Phidias,
peignit dans un portique d’Athènes, la bataille de Marathon ; et la surprise
des spectateurs fut extrême, lorsqu’ils crurent reconnoître dans ces
tableaux les chefs des deux armées. Il surpassa ceux qui l’avaient devancé,
et fut presque dans l’instant même effacé par Polygnote de Thasos,
Apollodore d’Athènes, Zeuxis d’Héraclée, et Parrhasius d’Éphèse.
Polygnote fut le premier qui varia les mouvements du visage, et s’écarta de
la manière sèche et servile de ses prédécesseurs ; le premier encore qui
embellit les figures de femmes, et les revêtit de robes brillantes et
légères. Ses personnages portent l’empreinte de la beauté morale, dont l’idée
était profondément gravée dans son âme. On ne dait pas le blâmer de n’avoir
pas assez diversifié le ton de sa couleur : c’était le défaut de l’art
qui ne faisait, pour ainsi dire, que de naître.
Apollodore eut pour cette partie les ressources qui manquèrent à Polygnote :
il fit un heureux mélange des ombres et des lumières. Zeuxis aussitôt
perfectionna cette découverte ; et Apollodore voulant constater sa gloire,
releva celle de son rival : il dit dans une pièce de poésie qu’il publia :
« J’avais trouvé pour la distribution des ombres, des secrets inconnus jusqu’à
nous ; on me les a ravis. L’art est entre les mains de Zeuxis. »
Ce dernier étudiait la nature, avec le même soin qu’il terminait ses
ouvrages : ils étincellent de beautés ; dans son tableau de Pénélope, il
semble avoir peint les moeurs et le caractère de cette princesse ; mais en
général, il a moins réussi dans cette partie, que Polygnote.
Zeuxis accéléra les progrès de l’art, par la beauté de son coloris ;
Parrhasius son émule, par la pureté du trait, et la correction du dessin : il
posséda la science des proportions. Celles qu’il donna aux dieux et aux
héros, parurent si convenables, que les artistes n’hésitèrent pas à les
adopter, et lui décernèrent le nom de législateur. D’autres titres durent
exciter leur admiration. Il fit voir pour la première fois, des airs de tête
très piquants, des bouches embellies par les grâces, et des cheveux traités
avec légèreté.
Aces deux artistes succédèrent Timanthe, dont les ouvrages faisant plus
entendre qu’ils n’expriment, décèlent le grand artiste, et encore plus l’homme
d’esprit ; Pamphile, qui s’acquit tant d’autorité par son mérite, qu’il
fit établir dans plusieurs villes de la Grèce, des écoles de dessin,
interdites aux esclaves ; Euphranor, qui, toujours égal à lui-même, se
distingua dans toutes les parties de la peinture. J’ai connu quelques-uns de
ces artistes, et j’ai appris depuis, qu’un élève que j’avois vu chez
Pamphile, et qui se nomme Apelle, les avait tous surpassés.
Les succès de la sculpture ne furent pas moins surprenants que ceux de la
peinture. Il suffit, pour le prouver, de citer en particulier les noms de
Phidias, de Polyclète, d’Alcamène, de Scopas, de Praxitèle. Le premier
vivait du temps de Périclès. J’ai eu des liaisons avec le dernier.
Ainsi, dans l’espace de moins d’un siècle, cet art est parvenu à un tel
degré d’excellence, que les anciens auraient maintenant à rougir de leurs
productions et de leur célébrité.
Si à ces diverses générations de talents, nous ajoutons celles qui les
précédèrent, en remontant depuis Périclès jusqu’à Thalès, le plus
ancien des philosophes de la Grèce ; nous trouverons que l’esprit humain a
plus acquis dans l’espace d’environ 200 ans, que dans la longue suite des
siècles antérieurs. Quelle main puissante lui imprima tout-à-coup, et lui a
conservé jusqu’à nos jours un mouvement si fécond et si rapide ?
Je pense que de temps en temps, peut-être même à chaque génération, la
nature répand sur la terre un certain nombre de talents qui restent ensevelis,
lorsque rien ne contribue à les développer, et qui s’éveillent comme d’un
profond sommeil, lorsque l’un d’entre eux ouvre, par hasard, une nouvelle
carrière. Ceux qui s’y précipitent les premiers, se partagent, pour ainsi
dire, les provinces de ce nouvel empire : leurs successeurs ont le mérite de
les cultiver, et de leur donner des lois. Mais il est un terme aux lumières de
l’esprit, comme il en est un aux entreprises des conquérants et des
voyageurs. Les grandes découvertes immortalisent ceux qui les ont faites, et
ceux qui les ont perfectionnées. Dans la suite, les hommes de génie, n’ayant
plus les mêmes ressources, n’ont plus les mêmes succès, et sont presque
relégués dans la classe des hommes ordinaires.
A cette cause générale, il faut en joindre plusieurs particulières. Au
commencement de la grande révolution dont je parle, le philosophe Phérécide
de Scyros, les historiens Cadmus et Hécatée de Milet, introduisirent dans
leurs écrits l’usage de la prose, plus propre que celui de la poésie au
commerce des idées. Vers le même temps, Thalès, Pythagore et d’autres
Grecs, rapportèrent d’Égypte et de quelques régions orientales, des
connaissances qu’ils transmirent à leurs disciples. Pendant qu’elles
germaient en silence dans les écoles établies en Sicile, en Italie, et sur les
côtes de l’Asie, tout concourait au développement des arts.
Ceux qui dépendent de l’imagination, sont spécialement destinés, parmi les
Grecs, à l’embellissement des fêtes et des temples ; ils le sont encore à
célébrer les exploits des nations, et les noms des vainqueurs aux jeux
solennels de la Grèce. Dispensateurs de la gloire qu’ils partagent, ils
trouvèrent dans les années qui suivirent la guerre des Perses, plus d’occasions
de s’exercer qu’auparavant.
La Grèce, après avoir joui pendant quelque temps d’une prospérité qui
augmenta sa puissance, fut livrée à des dissensions qui donnèrent une
activité surprenante à tous les esprits. On vit à-la-fois se multiplier dans
son sein les guerres et les victoires, les richesses et le faste, les artistes
et les monuments : les fêtes devinrent plus brillantes, les spectacles plus
communs ; les temples se couvrirent de peintures ; les environs de Delphes et d’Olympie,
de statues. Au moindre succès, la piété, ou plutôt la vanité nationale
payait un tribut à l’industrie, excitée d’ailleurs par une institution qui
tournait à l’avantage des arts. Fallait-il décorer une place, un édifice
public ? Plusieurs artistes traitaient le même sujet : ils exposaient leurs
ouvrages ou leurs plans ; et la préférence était accordée à celui qui
réunissait en plus grand nombre les suffrages du public. Des concours plus
solennels en faveur de la peinture et de la musique, furent établis à Delphes,
à Corinthe, à Athènes et en d’autres lieux. Les villes de la Grèce qui n’avaient
connu que la rivalité des armes, connurent celle des talents : la plupart
prirent une nouvelle face, à l’exemple d’Athènes qui les surpassa toutes
en magnificence.
Périclès, voulant occuper un peuple redoutable à ses chefs dans les loisirs
de la paix, résolut de consacrer à l’embellissement de la ville une grande
partie des contributions que fournissaient les alliés pour soutenir la guerre
contre les Perses, et qu’on avait tenues jusqu’alors en réserve dans la
citadelle. Il représenta qu’en faisant circuler ces richesses, elles
procureraient à la nation l’abondance dans le moment, et une gloire
immortelle pour l’avenir. Aussitôt les manufactures, les ateliers, les places
publiques se remplirent d’une infinité d’ouvriers et de manoeuvres, dont
les travaux étaient dirigés par des artistes intelligents, d’après les
dessins de Phidias. Ces ouvrages qu’une grande puissance n’aurait osé
entreprendre, et dont l’exécution semblait exiger un long espace de temps,
furent achevés par une petite république, dans l’espace de quelques années,
sous l’administration d’un seul homme, sans qu’une si étonnante diligence
nuisît à leur élégance ou à leur solidité. Ils coûtèrent environ trois
mille talents (16).
Pendant qu’on y travaillait, les ennemis de Périclès lui reprochèrent de
dissiper les finances de l’état.
« Pensez-vous, dit-il un jour à l’assemblée générale, que la dépense
sait trop forte ? » beaucoup trop, répondit-on. « Eh bien, reprit-il, elle
roulera toute entière sur mon compte ; et j’inscrirai mon nom sur ces
monuments. Non, non, s’écria le peuple : qu’ils soient construits aux
dépens du trésor ; et n’épargnez rien pour les achever. »
Le goût des arts commençait à s’introduire parmi un petit nombre de
citoyens ; celui des tableaux et des statues, chez les gens riches. La multitude
juge de la force d’un état, par la magnificence qu’il étale. Delà cette
considération pour les artistes qui se distinguaient par d’heureuses
hardiesses. On en vit qui travaillèrent gratuitement pour la république, et on
leur décerna des honneurs ; d’autres qui s’enrichirent, sait en formant des
élèves, sait en exigeant un tribut de ceux qui venaient dans leur atelier
admirer les chefs-d’oeuvre sortis de leurs mains. Quelques-uns enorgueillis de
l’approbation générale, trouvèrent une récompense plus flatteuse encore
dans le sentiment de leur supériorité, et dans l’hommage qu’ils rendaient
à leurs propres talents : ils ne rougissaient pas d’inscrire sur leurs
tableaux : « il sera plus aisé de le censurer, que de l’imiter. »
Zeuxis parvint à une si grande opulence, que sur la fin de ses jours, il
faisait présent de ses tableaux, sous prétexte que personne n’était en
état de les payer. Parrhasius avait une telle opinion de lui-même, qu’il se
donnait une origine céleste. A l’ivresse de leur orgueil se joignait celle de
l’admiration publique.
Quoique les lettres aient été cultivées de meilleure heure, et avec autant de
succès que les arts, on peut avancer qu’à l’exception de la poésie, elles
ont reçu moins d’encouragement parmi les Grecs.
Ils ont montré de l’estime pour l’éloquence et pour l’histoire, parce
que la première est nécessaire à la discussion de leurs intérêts, et la
seconde à leur vanité : mais les autres
branches de la littérature doivent leur accroissement plutôt à la vigueur du
sol, qu’à la protection du gouvernement. On trouve en plusieurs villes des
écoles d’athlètes, entretenues aux dépens du public ; nulle part, des
établissements durables pour les exercices de l’esprit. Ce n’est que depuis
quelque temps, que l’étude de l’arithmétique et de la géométrie fait
partie de l’éducation, et que l’on commence à n’être plus effarouché
des notions de la physique. Sous Périclès, les recherches philosophiques
furent sévèrement proscrites par les Athéniens ; et, tandis que les devins
étaient quelquefois entretenus avec quelque distinction dans le prytanée, les
philosophes osaient à peine confier leurs dogmes à des disciples fidèles. Ils
n’étaient pas mieux accueillis chez les autres peuples. Partout, objets de
haîne ou de mépris, ils n’échappaient aux fureurs du fanatisme, qu’en
tenant la vérité captive, et à celles de l’envie, que par une pauvreté
volontaire ou forcée. Plus tolérés aujourd’hui, ils sont encore surveillés
de si près, qu’à la moindre licence la philosophie éprouverait les mêmes
outrages qu’autrefois.
On peut conclure de ces réflexions, 1° que les Grecs ont toujours plus honoré
les talents qui servent à leurs plaisirs, que ceux qui contribuent à leur
instruction ; 2° que les causes physiques ont plus influé que les morales, sur
le progrès des lettres ; les morales plus que les physiques, sur celui des arts
; 3° que les Athéniens ne sont pas fondés à s’attribuer l’origine, ou du
moins la perfection des arts et des sciences. Vainement se flattent-ils d’ouvrir
aux nations les routes brillantes de l’immortalité ; la nature ne paraît pas
les avoir distingués des autres Grecs, dans la distribution de ses faveurs. Ils
ont créé le genre dramatique ; ils ont eu de célèbres orateurs, deux ou
trois historiens, un petit nombre de peintres, de sculpteurs, et d’architectes
habiles : mais, dans presque tous les genres, le reste de la Grèce peut leur
opposer une foule de noms illustres. Je ne sais même si le climat de l’Attique
est aussi favorable aux productions de l’esprit, que ceux de l’Ionie et de
la Sicile.
Athènes est moins le berceau, que le séjour des talents. Ses richesses la
mettent en état de les employer, et ses lumières de les apprécier : l’éclat
de ses fêtes, la douceur de ses lois, le nombre et le caractère facile de ses
habitants suffiraient pour fixer dans son enceinte des hommes avides de gloire,
et auxquels il faut un théâtre, des rivaux et des juges.
Périclès se les attachait par la supériorité de son crédit ; Aspasie, par
les charmes de sa conversation ; l’un et l’autre, par une estime éclairée.
On ne pouvait comparer Aspasie qu’à elle-même. Les Grecs furent encore moins
étonnés de sa beauté, que de son éloquence, que de la profondeur et des
agréments de son esprit. Socrate, Alcibiade, les gens de lettres et les
artistes les plus renommés, les Athéniens et les Athéniennes les plus
aimables s’assemblaient auprès de cette femme singulière, qui parlait à
tous leur langue, et qui s’attirait les regards de tous.
Cette société fut le modèle de celles qui se sont formées depuis. L’amour
des lettres, des arts et des plaisirs, qui rapproche les hommes et confond les
états, fit sentir le mérite du choix dans les expressions et dans les
manières. Ceux qui avaient reçu de la nature le don de plaire, voulurent
plaire en effet ; et le désir ajouta de nouvelles grâces au talent. Bientôt
on distingua le ton de la bonne compagnie. Comme il est fondé en partie sur des
convenances arbitraires, et qu’il suppose de la finesse et de la tranquillité
dans l’esprit, il fut longtemps à s’épurer, et ne put jamais pénétrer
dans toutes les conditions. Enfin, la politesse qui ne fut d’abord que l’expression
de l’estime, le devint insensiblement de la dissimulation. On eut soin de
prodiguer aux autres des attentions, pour en obtenir de plus fortes, et de
respecter leur amour-propre, pour n’être pas inquiété dans le sien.
1. Depuis
l’an 444 jusqu’à 404 avant J.-C.
2. L'an 446 avant J.-C. (Dodwell, in Annal.Thucyd.,
p.104.)
3. Au printemps de l’an 431 avant J.-C.
4. 32.400.000 livres
5. 2.700.000 livres.
6. Vers l’an 424 avant J.-C.
7. 10.800.000 livres
8. L’an 429 avant J.-C., vers l’automne.
9. L’an 421 avant J.-C.
10. L’an 414 avant J.-C.
11. L’an 415 avant J.-C.
12. L’an 405 avant J.-C.
13. Vers la fin d’avril de l’an 404 avant J.-C.
14. Vers l’été de l’an 404 avant J.-C.
15. L’an 387 avant J.-C.
16. Thucydide fait entendre qu'ils avaient coûté trois mille sept
cents talents, et comprend dans son calcul non seulement la dépense des
Propylées et des autres édifices construits par ordre de Périclès, mais
encore celle du de Potidée. Ce siège, dit-il ailleurs, coûta deux mille
talents. Il n'en resterait donc que mille sept cents pour les ouvrages ordonnés
par Périclès ; or, un auteur ancien rapporte que les Propylées seules
coûtèrent deux mille douze talents.
Pour résoudre cette difficulté, observons que Thucydide ne nous a donné
l'état des finances d'Athènes que pour le moment précis où la guerre du
Péloponnèse fut résolue ; qu'à cette époque le siège de Potidée
commençait à peine; qu'il dura deux ans, et que l'historien, dans le premier
passage, n'a parlé que des premières dépenses de ce siège. En supposant
qu'elles se montassent alors à sept cents talents, nous destinerons les autres
trois mille aux ouvragea dont Périclès embellit la ville: trois mille talents
, à cinq mille quatre cents livres chaque talent, font, de notre monnaie, seize
millions deux cent mille livres ; mais comme, du temps de Périclès ; le talent
pouvait valoir trois cents livres de plus, nous aurons dix-sept millions cent
mille livres.