Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
Nous
passâmes l’hiver à Athènes, attendant avec impatience le moment de
reprendre la suite de nos voyages. Nous avions vu les provinces septentrionales
de la Grèce. Il nous restait à parcourir celles du Péloponnèse : nous en prîmes
le chemin au retour du printemps (1).
Après avoir traversé la ville d’Éleusis, dont je parlerai dans la suite,
nous entrâmes dans la Mégaride qui sépare les états d’Athènes de ceux de
Corinthe. On y trouve un petit nombre de villes et de bourgs. Mégare, qui en
est la capitale, tenait autrefois au port de Nicée par deux longues murailles
que les habitants se crurent obligés de détruire, il y a environ un siècle.
Elle fut longtemps soumise à des rois. La démocratie y subsista, jusqu’à ce
que les orateurs publics, pour plaire à la multitude, l'engagèrent à se
partager les dépouilles des riches citoyens. Le gouvernement oligarchique y fut
alors établi ; de nos jours, le peuple a repris son autorité.
Les Athéniens se souviennent que cette province faisait autrefois partie de
leur domaine, et ils voudraient bien l’y réunir ; car elle pourrait, en
certaines occurrences, leur servir de barrière : mais elle a plus d’une fois
attiré leurs armes, pour avoir préféré à leur alliance celle de Lacédémone.
Pendant la guerre du Péloponnèse, ils la réduisirent à la dernière extrémité,
soit en ravageant ses campagnes, soit en lui interdisant tout commerce avec
leurs états. Pendant la paix, les mégariens portent à Athènes leurs denrées,
et surtout une assez grande quantité de sel, qu’ils ramassent sur les rochers
qui sont aux environs du port. Quoiqu’ils ne possèdent qu’un petit
territoire aussi ingrat que celui de l’Attique, plusieurs se sont enrichis par
une sage économie ; d’autres, par un goût de parcimonie qui leur a donné la
réputation de n’employer dans les traités, ainsi que dans le commerce, que
les ruses de la mauvaise foi et de l’esprit mercantile.
Ils eurent dans le siècle dernier quelques succès brillants ; leur puissance
est aujourd’hui anéantie : mais leur vanité s’est accrue en raison de leur
faiblesse, et ils se souviennent plus de ce qu’ils ont été que de ce
qu’ils sont. Le soir même de notre arrivée, soupant avec les principaux
citoyens, nous les interrogeâmes sur l’état de leur marine ; ils nous répondirent
: au temps de la guerre des perses, nous avions vingt galères à la bataille de
Salamine. - Pourriez-vous mettre sur pied une bonne armée ? - Nous avions 3000
soldats à la bataille de Platée. - Votre population est-elle nombreuse ? - Elle
l’était si fort autrefois, que nous fûmes obligés d’envoyer des colonies
en Sicile, dans la Propontide, au Bosphore de Thrace et au Pont-Euxin. Ils tâchèrent
ensuite de se justifier de quelques perfidies qu’on leur reproche, et nous
racontèrent une anecdote qui mérite d’être conservée. Les habitants de la
Mégaride avaient pris les armes les uns contre les autres. Il fut convenu que
la guerre ne suspendrait point les travaux de la campagne.
Le soldat qui enlevait un laboureur, l’amenait dans sa maison, l’admettait
à sa table, et le renvoyait avant que d’avoir reçu la rançon dont ils étaient
convenus. Le prisonnier s’empressait de l’apporter, dès qu’il avait pu la
rassembler. On n’employait pas le ministère des lois contre celui qui
manquait à sa parole ; mais il était partout détesté pour son ingratitude et
son infamie. - Ce fait ne s’est donc pas passé de nos jours, leur dis-je ? -
Non, répondirent-ils ; ils est du commencement de cet empire. - Je me doutais
bien, repris-je, qu’il appartenait aux siècles d’ignorance.
Les jours suivants on nous montra plusieurs statues ; les unes en bois, et c’étaient
les plus anciennes ; d’autres en or et en ivoire, et ce n’étaient pas les
plus belles ; d’autres enfin en marbre ou en bronze, exécutées par Praxitèle
et par Scopas. Nous vîmes aussi la maison du sénat, et d’autres édifices
construits d’une pierre très blanche, très facile à tailler, et pleine de
coquilles pétrifiées.
Il existe dans cette ville une célèbre école de philosophie (2).
Euclide son fondateur, fut un des plus zélés disciples de Socrate ; malgré la
distance des lieux, malgré la peine de mort décernée par les Athéniens,
contre tout mégarien qui oserait franchir leurs limites, on le vit plus d’une
fois partir le soir déguisé en femme, passer quelques moments avec son maître,
et s’en retourner à la pointe du jour. Ils examinaient ensemble en quoi
consiste le vrai bien. Socrate, qui dirigeait ses recherches vers cet unique
point, n’employa pour l’atteindre, que des moyens simples ; mais Euclide,
trop familiarisé avec les écrits de Parménide et de l’école d’Élée,
eut recours dans la suite à la voie des abstractions, voie souvent dangereuse,
et plus souvent impénétrable. Ses principes sont assez conformes à ceux de
Platon ; il disait que le vrai bien doit être un, toujours le même, toujours
semblable à lui-même. Il fallait ensuite définir ces différentes propriétés
; et la chose du monde qu’il nous importe le plus de savoir, fut la plus
difficile à entendre.
Ce qui servit à l’obscurcir, ce fut la méthode déjà reçue d’opposer à
une proposition la proposition contraire, et de se borner à les agiter
longtemps ensemble. Un instrument qu’on découvrit alors contribua souvent à
augmenter la confusion ; je parle des règles du syllogisme, dont les coups
aussi terribles qu’imprévus, terrassent l’adversaire qui n’est pas assez
adroit pour les détourner. Bientôt les subtilités de la métaphysique s’étayant
des ruses de la logique, les mots prirent la place des choses, et les jeunes élèves
ne puisèrent dans les écoles que l’esprit d’aigreur et de contradiction.
Euclide l’introduisit dans la sienne, peut-être sans le vouloir ; car il était
naturellement doux et patient : son frère qui croyait avoir à s’en plaindre,
lui dit un jour dans sa colère : " je veux mourir, si je ne me venge.
" " et moi, répondit Euclide, si je ne te force à m’aimer encore.
" mais il céda trop souvent au plaisir de multiplier et de vaincre les
difficultés, et ne prévit pas que des principes souvent ébranlés perdent une
partie de leurs forces.
Eubulide de Milet, son successeur, conduisit ses disciples par des sentiers
encore plus glissants et plus tortueux. Euclide exerçait les esprits, Eubulide
les secouait avec violence. Ils avaient l’un et l’autre beaucoup de
connaissances et de lumières : je devais en avertir avant que de parler du
second.
Nous le trouvâmes entouré de jeunes gens attentifs à toutes ses paroles, et
jusqu’à ses moindres signes. Il nous entretint de la manière dont il les
dressait, et nous comprîmes qu’il préférait la guerre offensive à la défensive.
Nous le priâmes de nous donner le spectacle d’une bataille ; et pendant
qu’on en faisait les apprêts, il nous dit qu’il avait découvert plusieurs
espèces de syllogismes, tous d’un secours merveilleux pour éclaircir les idées.
L’un s’appelait le voilé ; un autre, le chauve ; un troisième, le menteur,
et ainsi des autres.
Je vais en essayer quelques-uns en votre présence, ajouta-t-il ; ils seront
suivis du combat dont vous désirez être les témoins : ne les jugez pas légèrement
; il en est qui arrêtent les meilleurs esprits, et les engagent dans des défilés
d’où ils ont bien de la peine à sortir.
Dans ce moment parut une figure voilée depuis la tête jusqu’aux pieds. Il me
demanda si je la connaissais. - Je répondis que non. - Eh bien, reprit-il,
voici comme j’argumente : vous ne connaissez pas cet homme ; or cet homme est
votre ami : donc vous ne connaissez pas votre ami. Il abattit le voile, et je
vis en effet un jeune Athénien avec qui j’étais fort lié.
Eubulide s’adressant tout de suite à Philotas : qu’est-ce qu’un homme
chauve, lui dit-il ? - C’est celui qui n’a point de cheveux. - Et s’il lui
en restait un, le serait-il encore ? - Sans doute. - S’il lui en restait 2, 3,
4 ? Il poussa cette série de nombres assez loin, augmentant toujours d’une
unité, jusqu’à ce que Philotas finit par avouer que l’homme en question ne
serait plus chauve. Donc, reprit Eubulide, un seul cheveu suffit pour qu’un
homme ne soit point chauve, et cependant vous aviez d’abord assuré le
contraire. Vous sentez bien, ajouta-t-il, qu’on prouvera de même qu’un seul
mouton suffit pour former un troupeau, un seul grain pour donner la mesure
exacte d’un boisseau. Nous parûmes si étonnés de ces misérables équivoques,
et si embarrassés de notre maintien, que tous les écoliers éclatèrent de
rire.
Cependant l’infatigable Eubulide nous disait : voici enfin le nœud le plus
difficile à délier. Epiménide a dit que tous les crétois sont menteurs ; or,
il était crétois lui-même : donc il a menti ; donc les Crétois ne sont pas
menteurs ; donc Épiménide n’a pas menti ; donc les Crétois sont menteurs.
Il achève à peine, et s’écrie tout à coup : aux armes, aux armes ;
attaquez, défendez le mensonge d’Épiménide.
À ces mots, l’œil en feu, le geste menaçant, les deux partis s’avancent,
se pressent, se repoussent, font pleuvoir l’un sur l’autre une grêle de
syllogismes, de sophismes, de paralogismes. Bientôt les ténèbres s’épaississent,
les rangs se confondent, les vainqueurs et les vaincus se percent de leurs
propres armes, ou tombent dans les mêmes pièges. Des paroles outrageantes se
croisent dans les airs, et sont enfin étouffées par les cris perçants dont la
salle retentit.
L’action allait recommencer, lorsque Philotas dit à Eubulide, que chaque
parti était moins attentif à établir une opinion qu’à détruire celle de
l’ennemi ; ce qui est une mauvaise manière de raisonner : de mon côté je
lui fis observer que ses disciples paraissaient plus ardents à faire triompher
l’erreur que la vérité ; ce qui est une dangereuse manière d’agir. Il se
disposait à me répondre, lorsqu’on nous avertit que nos voitures étaient prêtes.
Nous prîmes congé de lui, et nous déplorâmes, en nous retirant, l’indigne
abus que les sophistes faisaient de leur esprit et des dispositions de leurs élèves.
Pour nous rendre à l’isthme de Corinthe, notre guide nous conduisit par des
hauteurs, sur une corniche taillée dans le roc, très étroite, très rude, élevée
au dessus de la mer, sur la croupe d’une montagne qui porte sa tête dans les
cieux ; c’est le fameux défilé où l’on dit que se tenait ce Sciron qui précipitait
les voyageurs dans la mer, après les avoir dépouillés, et à qui Thésée fit
subir le même genre de mort. Rien de si effrayant que ce trajet au premier coup
d’œil : nous n’osions arrêter nos regards sur l’abyme ; les mugissements
des flots semblaient nous avertir, à tous moments, que nous étions suspendus
entre la mort et la vie. Bientôt familiarisés avec le danger, nous jouîmes
avec plaisir d’un spectacle intéressant. Des vents impétueux franchissaient
le sommet des rochers que nous avions à droite, grondaient au dessus de nos têtes,
et divisés en tourbillons, tombaient à plomb sur différents points de la
surface de la mer, la bouleversaient et la blanchissaient d’écume en certains
endroits, tandis que, dans les espaces intermédiaires, elle restait unie et
tranquille.
Le sentier que nous suivions se prolonge pendant environ 48 stades (3),
s’inclinant et se relevant tour à tour jusqu’auprès de Cromyon, port et château
des Corinthiens, éloigné de 120 stades de leur capitale (4).
En continuant de longer la mer par un chemin plus commode et plus beau, nous
arrivâmes aux lieux où la largeur de l’isthme n’est plus que de 40 stades
(5). C’est là que les peuples du Péloponnèse ont
quelquefois pris le parti de se retrancher, quand ils craignaient une invasion ;
c’est là aussi qu’ils célèbrent les jeux isthmiques, auprès d’un
temple de Neptune et d’un bois de pin consacré à ce dieu.
Le pays des corinthiens est resserré entre des bornes fort étroites :
quoiqu’il s’étende d’avantage le long de la mer, un vaisseau pourrait
dans une journée en parcourir la côte. Son territoire offre quelques riches
campagnes, et plus souvent un sol inégal et peu fertile. On y recueille un vin
d’assez mauvaise qualité.
La ville est située au pied d’une haute montagne, sur laquelle on a construit
une citadelle. Au midi, elle a pour défense la montagne elle-même, qui en cet
endroit est extrêmement escarpée. Des remparts très forts et très élevés
la protègent des trois autres côtés. Son circuit est de 40 stades (6)
; mais comme les murs s’étendent sur les flancs de la montagne, et embrassent
la citadelle, on peut dire que l’enceinte totale est de 85 stades (7)
.
La mer de Crissa et la mer Saronique viennent expirer à ses pieds, comme pour
reconnaître sa puissance. Sur la première est le port de Léchée, qui tient
à la ville par une double muraille, longue d’environ 12 stades (8).
Sur la seconde est le port de Cenchrée, éloigné de Corinthe de 70 stades (9).
Un grand nombre d’édifices, sacrés et profanes, anciens et modernes,
embellissent cette ville. Après avoir visité la place, décorée, suivant
l’usage, de temples et de statues, nous vîmes le théâtre, où l’assemblée
du peuple délibère sur les affaires de l’état, et où l’on donne des
combats de musique, et d’autres jeux dont les fêtes sont accompagnées.
On nous montra le tombeau des deux fils de Médée. Les Corinthiens les arrachèrent
des autels où cette mère infortunée les avait déposés, et les assommèrent
à coups de pierres. En punition de ce crime, une maladie épidémique enleva
leurs enfants au berceau, jusqu’à ce que dociles à la voix de l’oracle,
ils s’engagèrent à honorer tous les ans la mémoire des victimes de leur
fureur. Je croyais, dis-je alors, sur l’autorité d’Euripide, que cette
princesse les avait égorgés elle-même. J’ai ouï dire, répondit un des
assistants, que le poète se laissa gagner par une somme de cinq talents (10)
qu’il reçut de nos magistrats : quoi qu’il en soit, à quoi bon le
dissimuler ? Un ancien usage prouve clairement que nos pères furent coupables ;
car c’est pour rappeler et expier leur crime, que nos enfants doivent jusqu’à
un certain âge avoir la tête rasée, et porter une robe noire.
Le chemin qui conduit à la citadelle, se replie en tant de manières, qu’on
fait 30 stades avant que d’en atteindre le sommet. Nous arrivâmes auprès
d’une source nommée Pirène, où l’on prétend que Bellérophon trouva le
cheval Pégase. Les eaux en sont extrêmement froides et limpides ; comme elles
n’ont pas d’issue apparente, on croit que par des canaux naturellement creusés
dans le roc, elles descendent dans la ville, où elles forment une fontaine dont
l’eau est renommée pour sa légèreté, et qui suffirait aux besoins des
habitants, quand même ils n’auraient pas cette grande quantité de puits
qu’ils se sont ménagés.
La position de la citadelle et ses remparts la rendent si forte, qu’on ne
pourrait s’en emparer que par trahison, ou par famine. Nous vîmes à l’entrée
le temple de Vénus, dont la statue est couverte d’armes brillantes : elle est
accompagnée de celle de l’amour, et de celle du soleil qu’on adorait en ce
lieu, avant que le culte de Vénus y fût introduit. De cette région élevée,
la déesse semble régner sur la terre et sur les mers. Telle était
l’illusion que faisait sur nous le superbe spectacle qui s’offrait à nos
yeux. Du côté du nord, la vue s’étendait jusqu’au Parnasse et à l’Hélicon
; à l’est, jusqu’à l’île d’Égine, à la citadelle d’Athènes et au
promontoire de Sunium ; à l’ouest, sur les riches campagnes de Sicyone. Nous
promenions avec plaisir nos regards sur les deux golfes dont les eaux viennent
se briser contre cet isthme, que Pindare a raison de comparer à un pont
construit par la nature au milieu des mers, pour lier ensemble les deux
principales parties de la Grèce.
À cet aspect, il semble qu’on ne saurait établir aucune communication de
l’un de ces continents à l’autre, sans l’aveu de Corinthe ; et l’on est
fondé à regarder cette ville comme le boulevard du Péloponnèse, et l’une
des entraves de la Grèce : mais la jalousie des autres peuples n’ayant jamais
permis aux corinthiens de leur interdire le passage de l’isthme, ces derniers
ont profité des avantages de leur position, pour amasser des richesses considérables.
Dès qu’il parut des navigateurs, il parut des pirates ; par la même raison
qu’il y eut des vautours dès qu’il y eut des colombes. Le commerce des
Grecs ne se faisant d’abord que par terre, suivit le chemin de l’isthme pour
entrer dans le Péloponnèse, ou pour en sortir. Les Corinthiens en retiraient
un droit, et parvinrent à un certain degré d’opulence. Quand on eut détruit
les pirates, les vaisseaux, dirigés par une faible expérience, n’osaient
affronter la mer orageuse qui s’étend depuis l’île de Crète jusqu’au
cap Malée en Laconie. On disait alors en manière de proverbe : avant de
doubler ce cap, oubliez ce que vous avez de plus cher au monde. On préféra
donc de se rendre aux mers qui se terminent à l’isthme. Les marchandises
d’Italie, de Sicile et des peuples de l’ouest abordèrent au port de Léchée
; celles des îles de la mer Égée, des côtes de l’Asie mineure et des phéniciens,
au port de Cenchrée. Dans la suite, on les fit passer par terre d’un port à
l’autre, et l’on imagina des moyens pour y transporter les vaisseaux.
Corinthe, devenue l’entrepôt de l’Asie et de l’Europe, continua de
percevoir des droits sur les marchandises étrangères, couvrit la mer de ses
vaisseaux, et forma une marine pour protéger son commerce. Ses succès excitèrent
son industrie ; elle donna une nouvelle forme aux navires, et les premières
trirèmes qui parurent, furent l’ouvrage de ses constructeurs. Ses forces
navales la faisant respecter, on se hâta de verser dans son sein les
productions des autres pays. Nous vîmes étaler sur le rivage des rames de
papier, et des voiles de vaisseaux apportées de l’Égypte, l’ivoire de la
Libye, les cuirs de Cyrène, l’encens de la Syrie, les dattes de la Phénicie,
les tapis de Carthage, du blé et des fromages de Syracuse, des poires et des
pommes de l’Eubée, des esclaves de Phrygie et de Thessalie, sans parler
d’une foule d’autres objets qui arrivent journellement dans les ports de la
Grèce, et en particulier dans ceux de Corinthe. L’appât du gain attire les
marchands étrangers, et surtout ceux de Phénicie ; et les jeux solennels de
l’isthme y rassemblent un nombre infini de spectateurs.
Tous ces moyens ayant augmenté les richesses de la nation, les ouvriers destinés
à les mettre en œuvre, furent protégés, et s’animèrent d’une nouvelle
émulation. Ils s’étaient déjà, du moins à ce qu’on prétend, distingués
par des inventions utiles. Je ne les détaille point, parce que je ne puis en déterminer
précisément l’objet. Les arts commencent par des tentatives obscures et
essayées en différents endroits ; quand ils sont perfectionnés, on donne le
nom d’inventeur à ceux qui par d’heureux procédés en ont facilité la
pratique. J’en citerai un exemple : cette roue avec laquelle un potier voit un
vase s’arrondir sous sa main, l’historien éphore, si versé dans la
connaissance des usages anciens, me disait un jour que le sage Anacharsis
l’avait introduite parmi les grecs. Pendant mon séjour à Corinthe, je voulus
en tirer vanité. On me répondit que la gloire en était due à l’un de leurs
concitoyens, nommé Hyperbius : un interprète d’Homère nous prouva, par un
passage de ce poète, que cette machine était connue avant Hyperbius :
Philotas soutint de son côté que l’honneur de l’invention appartenait à
Thalos, antérieur à Homère, et neveu de Dédale d’Athènes. Il en est de même
de la plupart des découvertes que les peuples de la Grèce s’attribuent à
l’envi. Ce qu’on doit conclure de leurs prétentions, c’est qu’ils
cultivèrent de bonne heure les arts dont on les croit les auteurs.
Corinthe est pleine de magasins et de manufactures ; on y fabrique entre autres
choses des couvertures de lit recherchées des autres nations. Elle rassemble à
grands frais les tableaux et les statues des bons maîtres ; mais elle n’a
produit jusqu’ici aucun de ces artistes qui font tant d’honneur à la Grèce,
soit qu’elle n’ait pour les chef-d’œuvres de l’art qu’un goût de
luxe, soit que la nature, se réservant le droit de placer les génies, ne
laisse aux souverains que le soin de les chercher et de les produire au grand
jour. Cependant on estime certains ouvrages en bronze et en terre cuite, qu’on
fabrique en cette ville. Elle ne possède point de mines de cuivre. Ses
ouvriers, en mêlant celui qu’ils tirent de l’étranger avec une petite
quantité d’or et d’argent, en composent un métal brillant, et presque
inaccessible à la rouille. Ils en font des cuirasses, des casques, de petites
figures, des coupes, des vases moins estimés encore pour la matière que pour
le travail, la plupart enrichis de feuillages et d’autres ornements exécutés
au ciselet. C’est avec une égale intelligence qu’ils retracent les mêmes
ornements sur les ouvrages de terre. La matière la plus commune reçoit de la
forme élégante qu’on lui donne, et des embellissements dont on a soin de la
parer, un mérite qui la fait préférer aux marbres et aux métaux les plus précieux.
Les femmes de Corinthe se font distinguer par leur beauté ; les hommes, par
l’amour du gain et des plaisirs. Ils ruinent leur santé dans les excès de la
table, et l’amour n’est plus chez eux qu’une licence effrénée. Loin
d’en rougir, ils cherchent à la justifier par une institution qui semble leur
en faire un devoir. Vénus est leur principale divinité ; ils lui ont consacré
des courtisanes chargées de leur ménager sa protection ; dans les grandes
calamités, dans les dangers éminents, elles assistent aux sacrifices, et
marchent en procession avec les autres citoyens, en chantant des hymnes sacrés.
à l’arrivée de Xerxès, on implora leur crédit, et j’ai vu le tableau où
elles sont représentées adressant des vœux à la déesse. Des vers de
Simonide, tracés au bas du tableau, leur attribuent la gloire d’avoir sauvé
les Grecs.
Un si beau triomphe multiplia cette espèce de prêtresses. Aujourd’hui, les
particuliers qui veulent assurer le succès de leurs entreprises, promettent
d’offrir à Vénus un certain nombre de courtisanes qu’ils font venir de
divers endroits. On en compte plus de mille dans cette ville. Elles attirent les
marchands étrangers, elles ruinent en peu de jours un équipage entier ; et de
là le proverbe : qu’il n’est pas permis à tout le monde d’aller à
Corinthe.
Je dois observer ici que dans toute la Grèce les femmes qui exercent un pareil
commerce de corruption, n’ont jamais eu la moindre prétention à l’estime
publique ; qu’à Corinthe même, où l’on me montrait avec tant de
complaisance le tombeau de l’ancienne Laïs, les femmes honnêtes célèbrent,
en l’honneur de Vénus, une fête particulière, à laquelle les courtisanes
ne peuvent être admises ; et que ses habitants, qui donnèrent de si grandes
preuves de valeur dans la guerre des perses, s’étant laissé amollir par les
plaisirs, tombèrent sous le joug des argiens, furent obligés de mendier tour
à tour la protection des Lacédémoniens, des Athéniens et des Thébains, et
se sont enfin réduits à n’être plus que la plus riche, la plus efféminée
et la plus faible nation de la Grèce.
Il ne me reste plus qu’à donner une légère idée des variations que son
gouvernement a éprouvées. Je suis obligé de remonter à des siècles éloignés,
mais je ne m’y arrêterai pas longtemps.
Environ 110 ans après la guerre de Troie, 30 ans après le retour des Héraclides,
Alétas qui descendait d’Hercule, obtint le royaume de Corinthe, et sa maison
le posséda pendant l’espace de 417 ans. L’aîné des enfants succédait
toujours à son père. La royauté fut ensuite abolie, et le pouvoir souverain
remis entre les mains de 200 citoyens qui ne s’alliaient qu’entre eux, et
qui devaient être tous du sang des Héraclides. On en choisissait un tous les
ans pour administrer les affaires, sous le nom de Prytane. Ils établirent sur
les marchandises qui passaient par l’isthme, un droit qui les enrichit, et se
perdirent par l’excès du luxe. Quatre-vingt-dix ans après leur institution,
Cypsélus ayant mis le peuple dans ses intérêts, se revêtit de leur autorité
(11), et rétablit la royauté qui subsista dans sa
maison pendant 73 ans 6 mois.
Il marqua les commencements de son règne par des proscriptions et des cruautés.
Il poursuivit ceux des habitants dont le crédit lui faisait ombrage, exila les
uns, dépouilla les autres de leurs possessions, en fit mourir plusieurs. Pour
affaiblir encore le parti des gens riches, il préleva pendant dix ans le dixième
de tous les biens, sous prétexte, disait-il, d’un vœu qu’il avait fait
avant de parvenir au trône, et dont il crut s’acquitter en plaçant auprès
du temple d’Olympie une très grande statue dorée. Quand il cessa de
craindre, il voulut se faire aimer, et se montra sans gardes et sans appareil.
Le peuple, touché de cette confiance, lui pardonna facilement des injustices
dont il n’avait pas été la victime, et le laissa mourir en paix, après un règne
de 30 ans.
Périandre son fils commença comme son père avait fini ; il annonça des jours
heureux et un calme durable. On admirait sa douceur, ses lumières, sa prudence,
les règlements qu’il fit contre ceux qui possédaient trop d’esclaves, ou
dont la dépense excédait le revenu ; contre ceux qui se souillaient par des
crimes atroces, ou par des mœurs dépravées : il forma un sénat, n’établit
aucun nouvel impôt, se contenta des droits prélevés sur les marchandises,
construisit beaucoup de vaisseaux, et pour donner plus d’activité au
commerce, résolut de percer l’isthme, et de confondre les deux mers. Il eut
des guerres à soutenir, et ses victoires donnèrent une haute idée de sa
valeur. Que ne devait-on pas d’ailleurs attendre d’un prince, dont la bouche
semblait être l’organe de la sagesse, qui disait quelquefois : « l’amour
désordonné des richesses est une calomnie contre la nature ; les plaisirs ne
font que passer, les vertus sont éternelles ; la vraie liberté ne consiste que
dans une conscience pure ? » Dans une occasion critique, il demanda des
conseils à Thrasybule qui régnait à Milet, et avec qui il avait des liaisons
d’amitié. Thrasybule mena le député dans un champ, et se promenant avec lui
au milieu d’une moisson abondante, il l’interrogeait sur l’objet de sa
mission ; chemin faisant il abattait les épis qui s’élevaient au dessus des
autres. Le député ne comprit pas que Thrasybule venait de mettre sous ses yeux
un principe adopté dans plusieurs gouvernements, même républicains, où
l’on ne permet pas à de simples particuliers d’avoir trop de mérite ou
trop de crédit. Périandre entendit ce langage, et continua d’user de modération.
L’éclat de ses succès, et les louanges de ses flatteurs, développèrent
enfin son caractère, dont il avait toujours réprimé la violence. Dans un accès
de colère, excité peut-être par sa jalousie, il donna la mort à Mélisse son
épouse qu’il aimait éperdument. Ce fut là le terme de son bonheur et de ses
vertus. Aigri par une longue douleur, il ne le fut pas moins, quand il apprit
que, loin de le plaindre, on l’accusait d’avoir autrefois souillé le lit de
son père. Comme il crut que l’estime publique se refroidissait, il osa la
braver ; et sans considérer qu’il est des injures dont un roi ne doit se
venger que par la clémence, il appesantit son bras sur tous ses sujets,
s’entoura de satellites, sévit contre ceux que son père avait épargnés, dépouilla,
sous un léger prétexte, les femmes de Corinthe de leurs bijoux et de ce
qu’elles avaient de plus précieux, accabla le peuple de travaux, pour le
tenir dans la servitude, agité lui-même, sans interruption, de soupçons et de
terreur, punissant le citoyen qui se tenait tranquillement assis dans la place
publique, et condamnant comme coupable tout homme qui pouvait le devenir.
Des chagrins domestiques augmentèrent l’horreur de sa situation. Le plus
jeune de ses fils, nommé Lycophron, instruit par son aïeul maternel, de la
malheureuse destinée de sa mère, en conçut une si forte haine contre le
meurtrier, qu’il ne pouvait plus soutenir sa vue, et ne daignait pas même répondre
à ses questions. Les caresses et les prières furent vainement prodiguées. Périandre
fut obligé de le chasser de sa maison, de défendre à tous les citoyens, non
seulement de le recevoir, mais de lui parler, sous peine d’une amende
applicable au temple d’Apollon. Le jeune homme se réfugia sous un des
portiques publics, sans ressource, sans se plaindre, et résolu de tout
souffrir, plutôt que d’exposer ses amis à la fureur du tyran. Quelques jours
après, son père l’ayant aperçu par hasard, sentit toute sa tendresse se réveiller
: il courut à lui, et n’oublia rien pour le fléchir ; mais n’ayant obtenu
que ces paroles : vous avez transgressé votre loi et encouru l’amende, il
prit le parti de l’exiler dans l’île de Corcyre qu’il avait réunie à
ses domaines.
Les dieux irrités accordèrent à ce prince une longue vie, qui se consumait
lentement dans les chagrins et dans les remords. Ce n’était plus le temps de
dire, comme il disait auparavant, qu’il vaut mieux faire envie que pitié. Le
sentiment de ses maux le forçait de convenir que la démocratie était préférable
à la tyrannie. Quelqu’un osa lui représenter qu’il pouvait quitter le trône
: hélas ! Répondit-il, il est aussi dangereux pour un tyran d’en descendre
que d’en tomber. Comme le poids des affaires l’accablait de plus en plus, et
qu’il ne trouvait aucune ressource dans l’aîné de ses fils qui était imbécile,
il résolut d’appeler Lycophron, et fit diverses tentatives qui furent toutes
rejetées avec indignation. Enfin il proposa d’abdiquer, et de se reléguer
lui-même à Corcyre, tandis que son fils quitterait cette île, et viendrait régner
à Corinthe. Ce projet allait s’exécuter, lorsque les Corcyréens redoutant
la présence de Périandre, abrégèrent les jours de Lycophron. Son père
n’eut pas même la consolation d’achever la vengeance que méritait un si lâche
attentat. Il avait fait embarquer sur un de ses vaisseaux 300 enfants enlevés
aux premières maisons de Corcyre, pour les envoyer au roi de Lydie. Le vaisseau
ayant abordé à Samos, les habitants furent touchés du sort de ces victimes
infortunées, et trouvèrent moyen de les sauver et de les renvoyer à leurs
parents. Périandre, dévoré d’une rage impuissante, mourut âgé d’environ
80 ans, après en avoir régné 44 (12).
Dès qu’il eut les yeux fermés, on fit disparaître les monuments et
jusqu’aux moindres traces de la tyrannie. Il eut pour successeur un prince peu
connu, qui ne régna que 3 ans. Après ce court intervalle de temps, les
corinthiens ayant joint leurs troupes à celles de Sparte, établirent un
gouvernement qui a toujours subsisté, parce qu’il tient plus de
l’oligarchie que de la démocratie, et que les affaires importantes n’y sont
point soumises à la décision arbitraire de la multitude. Corinthe, plus
qu’aucune ville de la Grèce, a produit des citoyens habiles dans l’art de
gouverner. Ce sont eux qui par leurs sagesses et leurs lumières, ont tellement
soutenu la constitution, que la jalousie des pauvres contre les riches, n’est
jamais parvenue à l’ébranler.
La distinction entre ces deux classes de citoyens, Lycurgue la détruisit à Lacédémone
; Phidon, qui semble avoir vécu dans le même temps, crut devoir la conserver
à Corinthe, dont il fut un des législateurs. Une ville située sur la grande
route du commerce, et forcée d’admettre sans cesse des étrangers dans ses
murs, ne pouvait être astreinte au même régime qu’une ville reléguée dans
un coin du Péloponnèse : mais Phidon en conservant l’inégalité des
fortunes, n’en fut pas moins attentif à déterminer le nombre des familles et
des citoyens. Cette loi était conforme à l’esprit de ces siècles éloignés,
où les hommes distribués en petites peuplades, ne connaissaient d’autre
besoin que celui de subsister, d’autre ambition que celle de se défendre : il
suffisait à chaque nation d’avoir assez de bras pour cultiver les terres,
assez de force pour résister à une invasion subite. Ces idées n’ont jamais
varié parmi les grecs. Leurs philosophes et leurs législateurs, persuadés
qu’une grande population n’est qu’un moyen d’augmenter les richesses et
de perpétuer les guerres, loin de la favoriser, ne se sont occupés que du soin
d’en prévenir l’excès. Les premiers ne mettent pas assez de prix à la
vie, pour croire qu’il soit nécessaire de multiplier l’espèce humaine ;
les seconds ne portant leur attention que sur un petit état, ont toujours
craint de le surcharger d’habitants qui l’épuiseraient bientôt.
Telle fut la principale cause qui fit autrefois sortir des ports de la Grèce
ces nombreux essaims de colons, qui allèrent au loin s’établir sur des côtes
désertes. C’est à Corinthe que durent leur origine, Syracuse qui fait
l’ornement de la Sicile, et Corcyre qui fut pendant quelque temps la
souveraine des mers. Ambracie en Épire (13) dont
j'ai déjà parlé et plusieurs autres villes plus ou moins florissantes.
Sicyone n’est qu’à une petite distance de Corinthe. Nous traversâmes
plusieurs rivières pour nous y rendre : ce canton, qui produit en abondance du
blé, du vin et de l’huile, est un des plus beaux et des plus riches de la Grèce.
Comme les lois de Sicyone défendent avec sévérité d’enterrer qui que ce
soit dans la ville, nous vîmes, à droite et à gauche du chemin, des tombeaux
dont la forme ne dépare pas la beauté de ces lieux. Un petit mur d’enceinte,
surmonté de colonnes qui soutiennent un toit, circonscrit un terrain dans
lequel on creuse la fosse ; on y dépose le mort ; on le couvre de terre ; et
après les cérémonies accoutumées, ceux qui l’ont accompagné l’appellent
de son nom, et lui disent le dernier adieu.
Nous trouvâmes les habitants occupés des préparatifs d’une fête qui
revient tous les ans, et qu’ils célébrèrent la nuit suivante. On tira
d’une espèce de cellule où on les tient en réserve, plusieurs statues
anciennes qu’on promena dans les rues, et qu’on déposa dans le temple de
Bacchus. Celle de ce dieu ouvrait la marche ; les autres la suivirent de près ;
un grand nombre de flambeaux éclairaient cette cérémonie, et l’on chantait
des hymnes sur des airs qui ne sont pas connus ailleurs.
Les Sicyoniens placent la fondation de leur ville à une époque qui ne peut guère
se concilier avec les traditions des autres peuples. Aristrate, chez qui nous étions
logés, nous montrait une longue liste de princes qui occupèrent le trône
pendant 1000 ans, et dont le dernier vivait à peu près au temps de la guerre
de Troie. Nous le priâmes de ne pas nous élever à cette hauteur de temps, et
de ne s’éloigner que de trois ou quatre siècles. Ce fut alors, répondit-il,
que parut une suite de souverains, connus sous le nom de tyrans, parce qu’ils
jouissaient d’une autorité absolue : ils n’eurent d’autre secret pour la
conserver pendant un siècle entier, que de la contenir dans de justes bornes,
en respectant les lois.
Orthagoras fut le premier, et Clisthène le dernier. Les dieux qui appliquent
quelquefois des remèdes violents à des maux extrêmes, firent naître ces deux
princes, pour nous ôter une liberté plus funeste que l’esclavage. Orthagoras
par sa modération et sa prudence, réprima la fureur des factions ; Clisthène
se fit adorer par ses vertus, et redouter par son courage.
Lorsque la diète des amphictyons résolut d’armer les nations de la Grèce
contre les habitants de Cirrha (14), coupables
d’impiété envers le temple de Delphes, elle choisit pour un des chefs de
l’armée, Clisthène, qui fut assez grand pour déférer souvent aux avis de
Solon, présent à cette expédition. La guerre fut bientôt terminée, et
Clisthène employa la portion qui lui revenait du butin, à construire un
superbe portique dans la capitale de ses états.
La réputation de sa sagesse s’accrut dans une circonstance particulière. Il
venait de remporter à Olympie le prix de la course des chars à quatre chevaux.
Dès que son nom eut été proclamé, un héraut s’avançant vers la multitude
immense des spectateurs, annonça que tous ceux qui pouvaient aspirer à
l’hymen d’Agariste fille de Clisthène, n’avaient qu’à se rendre à
Sicyone dans l’espace de 60 jours, et qu’un an après l’expiration de ce
terme, l’époux de la princesse serait déclaré.
On vit bientôt accourir des diverses parties de la Grèce et de l’Italie, des
prétendants qui tous croyaient avoir des titres suffisants pour soutenir l’éclat
de cette alliance. De ce nombre était Smindyride, le plus riche et le plus
voluptueux des sybarites : il arriva sur une galère qui lui appartenait, traînant
à sa suite mille de ses esclaves, pêcheurs, oiseleurs et cuisiniers. C’est
lui qui, voyant un paysan soulever sa bêche avec effort, sentait ses entrailles
se déchirer ; et qui ne pouvait dormir si, parmi les feuilles de roses dont son
lit était jonché, une seule venait à se plier par hasard. Sa mollesse ne
pouvait être égalée que par son faste, et son faste que par son insolence. Le
soir de son arrivée, quand il fut question de se mettre à table, il prétendit
que personne n’avait le droit de se placer auprès de lui, excepté la
princesse, quand elle serait devenue son épouse.
Parmi ses rivaux, on comptait Laocède, de l’ancienne maison d’Argos ;
Laphanès d’Arcadie, descendant d’Euphorion, qui, à ce qu’on prétend,
avait donné l’hospitalité aux Dioscures Castor et Pollux ; Mégaclès, de la
maison des Alcméonides, la plus puissante d’Athènes ; Hippoclide, né dans
la même ville, distingué par son esprit, ses richesses et sa beauté : les
huit autres méritaient, par différentes qualités, de lutter contre de pareils
adversaires.
La cour de Sicyone n’était plus occupée que de fêtes et de plaisirs ; la
lice était sans cesse ouverte aux concurrents ; on s’y disputait le prix de
la course et des autres exercices. Clisthène, qui avait déjà pris des
informations sur leurs familles, assistait à leurs combats ; il étudiait avec
soin leur caractère, tantôt dans des conversations générales, tantôt dans
des entretiens particuliers. Un secret penchant l’avait d’abord entraîné
vers l’un ou l’autre des deux Athéniens ; mais les agréments
d’Hippoclide avaient fini par le séduire.
Le jour qui devait manifester son choix, commença par un sacrifice de cent bœufs,
suivi d’un repas, où tous les Sicyoniens furent invités, avec les
concurrents. On sortit de table, on continua de boire, on disputa sur la musique
et sur d’autres objets. Hippoclide, qui conservait partout sa supériorité,
prolongeait la conversation ; tout à coup il ordonne au joueur de flûte de
jouer un certain air, et se met à danser une danse lascive avec une
satisfaction dont Clisthène paraissait indigné ; un moment après il fait
apporter une table, saute dessus, exécute d’abord les danses de Lacédémone,
ensuite celles d’Athènes. Clisthène, blessé de tant d’indécence et de légèreté,
faisait des efforts pour se contenir ; mais quand il le vit, la tête en bas et
s’appuyant sur ses mains, figurer divers gestes avec ses pieds : « fils
de Tisandre, lui cria-t-il, vous venez de danser la rupture de votre mariage. Ma
foi, seigneur, répondit l’Athénien, Hippoclide ne s’en soucie guère. »
À ce mot, qui a passé en proverbe, Clisthène, ayant imposé silence, remercia
tous les concurrents, les pria de vouloir bien accepter chacun un talent
d’argent, et déclara qu’il donnait sa fille à Mégaclès, fils d’Alcméon.
C’est de ce mariage que descendait, par sa mère, le célèbre Périclès.
Aristrate ajouta que depuis Clisthène, la haine réciproque des riches et des
pauvres, cette maladie éternelle des républiques de la Grèce, n’avait cessé
de déchirer sa patrie, et qu’en dernier lieu, un citoyen nommé Euphron,
ayant eu l’adresse de réunir toute l’autorité entre ses mains, la conserva
pendant quelque temps, la perdit ensuite, et fut assassiné en présence des
magistrats de Thèbes, dont il était allé implorer la protection. Les Thébains
n’osèrent punir les meurtriers d’un homme accusé de tyrannie ; mais le
peuple de Sicyone qu’il avait toujours favorisé, lui éleva un tombeau au
milieu de la place publique, et l’honore encore comme un excellent citoyen et
l’un de ses protecteurs. Je le condamne, dit Aristrate, parce qu’il eut
souvent recours à la perfidie, et qu’il ne ménagea pas assez le parti des
riches ; mais enfin la république a besoin d’un chef. Ces dernières paroles
nous dévoilèrent ses intentions, et nous apprîmes, quelques années après,
qu’il s’était emparé du pouvoir suprême. Nous visitâmes la ville, le
port et la citadelle.
Sicyone figurera dans l’histoire des nations par les soins qu’elle a pris de
cultiver les arts. Je voudrais fixer, d’une manière précise, jusqu’à quel
point elle a contribué à la naissance de la peinture, au développement de la
sculpture ; mais je l’ai déjà insinué : les arts marchent pendant des siècles
entiers dans des routes obscures ; une grande découverte n’est que la
combinaison d’une foule de petites découvertes qui l’ont précédée ; et
comme il est impossible d’en suivre les traces, il suffit d’observer celles
qui sont plus sensibles, et de se borner à quelques résultats.
Le dessin dut son origine au hasard, la sculpture à la religion, la peinture
aux progrès des autres arts. Dès les plus anciens temps, quelqu’un s’avisa
de suivre et de circonscrire sur le terrain, ou sur un mur, le contour de
l’ombre que projetait un corps éclairé par le soleil ou par toute autre lumière
; on apprit en conséquence à indiquer la forme des objets par de simples linéaments.
Dès les plus anciens temps encore, on voulut ranimer la ferveur du peuple, en
mettant sous ses yeux le symbole ou l’image de son culte. On exposa d’abord
à sa vénération une pierre ou un tronc d’arbre ; bientôt, on prit le parti
d’en arrondir l’extrémité supérieure en forme de tête ; enfin on y
creusa des lignes pour figurer les pieds et les mains. Tel était l’état de
la sculpture parmi les Égyptiens, lorsqu’ils la transmirent aux Grecs, qui se
contentèrent pendant longtemps d’imiter leurs modèles. De là ces espèces
de statues qu’on trouve si fréquemment dans le Péloponnèse, et qui
n’offrent qu’une gaine, une colonne, une pyramide surmontée d’une tête,
et quelquefois représentant des mains qui ne sont qu’indiquées, et des pieds
qui ne sont pas séparés l’un de l’autre. Les statues de Mercure, qu’on
appelle Hermès, sont un reste de cet ancien usage.
Les Égyptiens se glorifient d’avoir découvert la sculpture, il y a plus de
dix mille ans ; la peinture en même temps, ou au moins six mille ans avant
qu’elle fût connue des Grecs. Ceux-ci, très éloignés de s’attribuer
l’origine du premier de ces arts, croient avoir des titres légitimes sur
celle du second. Pour concilier ces diverses prétentions, il faut distinguer
deux sortes de peintures ; celle qui se contentait de rehausser un dessin par
des couleurs employées entières et sans ruption ; et celle qui après de longs
efforts est parvenue à rendre fidèlement la nature.
Les Égyptiens ont découvert la première. On voit en effet, dans la Thébaïde,
des couleurs très vives et très anciennement appliquées sur le pourtour des
grottes qui servaient peut-être de tombeaux, sur les plafonds des temples, sur
des hiéroglyphes et sur des figures d’hommes et d’animaux. Ces couleurs,
quelquefois enrichies de feuilles d’or attachées par un mordant, prouvent
clairement qu’en Égypte l’art de peindre ne fut, pour ainsi dire, que
l’art d’enluminer.
Il paraît qu’à l’époque de la guerre de Troie, les grecs n’étaient guère
plus avancés ; mais vers la première olympiade (15),
les artistes de Sicyone et de Corinthe, qui avaient déjà montré dans
leurs dessins plus d’intelligence, se signalèrent par des essais dont on a
conservé le souvenir, et qui étonnèrent parleur nouveauté. Pendant que Dédale
de Sicyone (16) détachait les pieds et les mains
des statues, Cléophante de Corinthe coloriait les traits du visage. Il se
servit de brique cuite et broyée ; preuve que les grecs ne connaissaient alors
aucune des couleurs dont on se sert aujourd’hui pour exprimer la carnation.
Vers
le temps de la bataille de Marathon, la peinture et la sculpture sortirent de
leur longue enfance, et des progrès rapides les ont amenées au point de
grandeur et de beauté où nous les voyons aujourd’hui. Presque de nos jours,
Sicyone a produit Eupompe, chef d’une troisième école de peinture ; avant
lui on ne connaissait que celles d’Athènes et d’Ionie. De la sienne sont déjà
sortis des artistes célèbres, Pausias, entre autres, et Pamphile qui la
dirigeait pendant notre séjour en cette ville. Ses talents et sa réputation
lui attiraient un grand nombre d’élèves, qui lui payaient un talent avant
que d’être reçus (17) ; il s’engageait de son côté à leur donner pendant
10ans des leçons fondées sur une excellente théorie, et justifiées par le
succès de ses ouvrages. Il les exhortait à cultiver les lettres et les
sciences, dans lesquelles il était lui-même très versé.
Ce
fut d’après son conseil que les magistrats de Sicyone ordonnèrent que l’étude
du dessin entrerait désormais dans l’éducation des citoyens, et que les
beaux arts ne seraient plus livrés à des mains serviles ; les autres villes de
la Grèce, frappées de cet exemple, commencent à s’y conformer. Nous connûmes
deux de ses élèves qui se sont fait depuis un grand nom, Mélanthe et Apelle.
Il concevait de grandes espérances du premier, de plus grandes encore du
second, qui se félicitait d’avoir un tel maître : Pamphile se félicita
bientôt d’avoir formé un tel disciple.
Nous
fîmes quelques courses aux environs de Sicyone. Au bourg de Titane, situé sur
une montagne, nous vîmes, dans un bois de cyprès, un temple d’Esculape, dont
la statue, couverte d’une tunique de laine blanche et d’un manteau, ne
laisse apercevoir que le visage, les mains et le bout des pieds. Tout auprès
est celle d’Hygie, déesse de la santé, également enveloppée d’une robe
et de tresses de cheveux, dont les femmes se dépouillent pour les consacrer à
cette divinité. L’usage de revêtir les statues d’habits quelquefois très
riches, est assez commun dans la Grèce, et fait regretter souvent que ces
ornements dérobent aux yeux les beautés de l’art.
Nous
nous arrêtâmes à la ville de Phlionte, dont les habitants ont acquis de nos
jours une illustration que les richesses et les conquêtes ne sauraient donner.
Ils s’étaient unis avec Sparte, pendant qu’elle était au plus haut point
de sa splendeur : lorsque après la bataille de Leuctres, ses esclaves et la
plupart de ses alliés se soulevèrent contre elle, les Phliontiens volèrent à
son secours ; et de retour chez eux, ni la puissance des thébains et des
argiens, ni les horreurs de la guerre et de la famine ne purent jamais les
contraindre à renoncer à leur alliance. Cet exemple de courage a été donné
dans un siècle où l’on se joue des serments, et par une petite ville,
l’une des plus pauvres de la Grèce.
Après
avoir passé quelques jours à Sicyone, nous entrâmes dans l’Achaïe, qui
s’étend jusqu’au promontoire Araxe, situé en face de l’île de Céphallénie.
C’est une lisière de terre resserrée au midi par l’Arcadie et l’élide ;
au nord, par la mer de Crissa. Ses rivages sont presque partout hérissés de
rochers qui les rendent inabordables ; dans l’intérieur du pays le sol est
maigre, et ne produit qu’avec peine : cependant on y trouve de bons vignobles
en quelques endroits.
L’Achaïe
fut occupée autrefois par ces Ioniens qui sont aujourd’hui sur la côte de
l’Asie. Ils en furent chassés par les Achéens, lorsque ces derniers se trouvèrent
obligés de céder aux descendants d’Hercule les royaumes d’Argos et de Lacédémone.
Établis
dans leurs nouvelles demeures, les Achéens ne se mêlèrent point des affaires
de la Grèce, pas même lorsque Xerxès la menaçait d’un long esclavage. La
guerre du Péloponnèse les tira d’un repos qui faisait leur bonheur ; ils
s’unirent tantôt avec les Lacédémoniens, tantôt avec les Athéniens, pour
lesquels ils eurent toujours plus de penchant. Ce fut alors qu’Alcibiade,
voulant persuader à ceux de Patrae de prolonger les murs de la ville jusqu’au
port, afin que les flottes d’Athènes pussent les secourir, un des assistants
s’écria au milieu de l’assemblée : « si vous suivez ce conseil, les Athéniens finiront par vous avaler. Cela peut être, répondit Alcibiade, mais
avec cette différence que les Athéniens commenceront par les pieds, et les Lacédémoniens
par la tête. » Les Achéens ont depuis contracté d’autres alliances ;
quelques années après notre voyage, ils envoyèrent 2000 hommes aux Phocéens,
et leurs troupes se distinguèrent dans la bataille de Chéronée.
Pellène,
ville aussi petite que toutes celles de l’Achaïe, est bâtie sur les flancs
d’une colline dont la forme est si irrégulière, que les deux quartiers de la
ville placés sur les côtés opposés de la colline, n’ont presque point de
communication entre eux. Son port est à la distance de 60 stades (18). La crainte
des pirates obligeait autrefois les habitants d’un canton de se réunir sur
des hauteurs plus ou moins éloignées de la mer ; toutes les anciennes villes
de la Grèce sont ainsi disposées.
En
sortant de Pellène, nous vîmes un temple de Bacchus, où l’on célèbre tous
les ans pendant la nuit la fête des lampes ; on en allume une très grande
quantité, et l’on distribue en abondance du vin à la multitude. En face est
le bois sacré de Diane conservatrice, où il n’est permis d’entrer qu’aux
ministres sacrés. Nous vîmes ensuite dans un temple de Minerve, sa statue en
or et en ivoire, d’un si beau travail, qu’on la disait être de Phidias.
Nous
nous rendîmes à Égire, distante de la mer d’environ 12 stades (19). Pendant que
nous en parcourions les monuments, on nous dit qu’autrefois les habitants, ne
pouvant opposer des forces suffisantes à ceux de Sicyone, qui étaient venus
les attaquer, s’avisèrent de rassembler un grand nombre de chèvres, de lier
des torches allumées à leurs cornes, et de les faire avancer pendant la nuit ;
l’ennemi crut que c’étaient des troupes alliées d’Égire, et prit le
parti de se retirer.
Plus
loin nous entrâmes dans une grotte, séjour d’un oracle qui emploie la voie
du sort pour manifester l’avenir. Auprès d’une statue d’Hercule s’élève
un tas de dés, dont chaque face a une marque particulière ; on en prend quatre
au hasard, et on les fait rouler sur une table, où les mêmes marques sont
figurées avec leur interprétation : cet oracle est aussi sûr et aussi fréquenté
que les autres.
Plus
loin encore, nous visitâmes les ruines d’Hélice, autrefois éloignée de la
mer de 12 stades (20), détruite de nos jours par un tremblement de terre. Ces
terribles catastrophes se font sentir surtout dans les lieux voisins de la mer,
et sont assez souvent précédées de signes effrayants : on voit pendant
plusieurs mois les eaux du ciel inonder la terre, ou se refuser à son attente ;
le soleil ternir l’éclat de ses rayons, ou rougir comme un brasier ardent ;
des vents impétueux ravager les campagnes ; des sillons de flamme étinceler
dans les airs, et d’autres phénomènes avant-coureurs d’un désastre épouvantable.
Après
le malheur d’Hélice, on se rappela divers prodiges qui l’avaient annoncé.
L’île de Délos fut ébranlée ; une immense colonne de feu s’éleva
jusqu’aux cieux. Quoi qu’il en soit, ce fut très peu de temps avant la
bataille de Leuctres (21), en hiver, pendant la nuit, que le vent du nord soufflant
d’un côté, et celui du midi de l’autre, la ville, après des secousses
violentes et rapides qui se multiplièrent jusqu’à la naissance du jour, fut
renversée de fond en comble, et aussitôt ensevelie sous les flots de la mer
qui venait de franchir ses limites. L’inondation fut si forte qu’elle s’éleva
jusqu’à la sommité d’un bois consacré à Neptune. Insensiblement les eaux
se retirèrent en partie ; mais elles couvrent encore les ruines d’Hélice, et
n’en laissent entrevoir que quelques faibles vestiges. Tous les habitants périrent,
et ce fut en vain que les jours suivants on entreprit de retirer leurs corps
pour leur donner la sépulture.
Les
secousses, dit-on, ne se firent pas sentir dans la ville d’Égium qui n’était
qu’à 40 stades d’Hélice (22) ; mais elles se propagèrent de l’autre côté ;
et dans la ville de Bura, qui n’était guère plus éloignée d’Hélice
qu’Égium, murailles, maisons, temples, statues, hommes, animaux, tout fut détruit
ou écrasé. Les citoyens absents bâtirent à leur retour la ville qui subsiste
aujourd’hui. Celle d’Hélice fut remplacée par un petit bourg, où nous prîmes
un bateau pour voir de près quelques débris épars sur le rivage. Nos guides
firent un détour, dans la crainte de se briser contre un Neptune de bronze qui
est à fleur d’eau, et qui se maintient encore sur sa base. Après la
destruction d’Hélice, Égium hérita de son territoire, et devint la
principale cité de l’Achaïe. C’est dans cette ville que sont convoqués
les états de la province ; ils s’assemblent au voisinage, dans un bois
consacré à Jupiter, auprès du temple de ce dieu, et sur le rivage de la mer.
L’Achaïe fut, dès les plus anciens temps, divisée en 12 villes, qui renferment chacune sept à huit bourgs dans leur district. Toutes ont le droit d’envoyer des députés à l’assemblée ordinaire qui se tient au commencement de leur année, vers le milieu du printemps. On y fait les règlements qu’exigent les circonstances ; on y nomme les magistrats qui doivent les faire exécuter et qui peuvent indiquer une assemblée extraordinaire, lorsqu’il survient une guerre, ou qu’il faut délibérer sur une alliance.
Le gouvernement va, pour ainsi dire, de soi-même. C’est une démocratie qui doit son origine et son maintien à des circonstances particulières : comme le pays est pauvre, sans commerce, et presque sans industrie, les citoyens y jouissent en paix de l’égalité et de la liberté que leur procure une sage législation ; comme il ne s’est point élevé parmi eux de génies inquiets, ils ne connaissent pas l’ambition des conquêtes ; comme ils ont peu de liaisons avec les nations corrompues, ils n’emploient jamais le mensonge ni la fraude, même contre leurs ennemis ; enfin, comme toutes les villes ont les mêmes lois et les mêmes magistratures, elles forment un seul corps, un seul état, et il règne entre elles une harmonie qui se distribue dans les différentes classes des citoyens. L’excellence de leur constitution et la probité de leurs magistrats sont tellement reconnues, qu’on vit autrefois les villes grecques de l’Italie, lasses de leurs dissensions, s’adresser à ce peuple pour les terminer, et quelques-unes d’entre elles former une confédération semblable à la sienne.
Dernièrement encore les Lacédémoniens et les Thébains, s’appropriant de part et d’autre le succès de la bataille de Leuctres, le choisirent pour arbitre d’un différend qui intéressait leur honneur, et dont la décision exigeait la plus grande impartialité. Nous vîmes plus d’une fois, sur le rivage, des enfants lancer au loin des cailloux avec leurs frondes : les achéens s’adonnent volontiers à cet exercice, et s’y sont tellement perfectionnés, que le plomb, assujetti d’une manière particulière dans la courroie, part, vole et frappe à l’instant le point contre lequel on le dirige.
En
allant à Patrae, nous traversâmes quantité de villes et de bourgs ; car
l’Achaïe est fort peuplée. À Pharae, nous vîmes dans la place publique
trente pierres carrées, qu’on honore comme autant de divinités dont j’ai
oublié les noms. Près de ces pierres est un Mercure terminé en gaine, et
affublé d’une longue barbe, en face d’une statue de Vesta, entourée d’un
cordon de lampes de bronze. On nous avertit que le Mercure rendait des oracles,
et qu’il suffisait de lui dire quelques mots à l’oreille pour avoir sa réponse.
Dans ce moment, un paysan vint le consulter ; il lui fallut offrir de l’encens
à la déesse, verser de l’huile dans les lampes et les allumer, déposer sur
l’autel une petite pièce de monnaie, s’approcher du Mercure, l’interroger
tout bas, sortir de la place en se bouchant les oreilles, et recueillir ensuite
les premières paroles qu’il entendrait, et qui devaient éclaircir ses
doutes. Le peuple le suivit, et nous rentrâmes chez nous.
Avant
que d’arriver à Patrae, nous mîmes pied à terre dans un bois charmant, où
plusieurs jeunes gens s’exerçaient à la course. Dans une des allées, nous
rencontrâmes un enfant de 12 à 13 ans, vêtu d’une jolie robe, et couronné
d’épis de blé. Nous l’interrogeâmes ; il nous dit : c’est aujourd’hui
la fête de Bacchus aisymnète (23), c’est son nom ; tous les enfants de la ville
se rendent sur les bords du Milichus. Là nous nous mettrons en procession, pour
aller à ce temple de Diane que vous voyez là-bas ; nous déposerons cette
couronne aux pieds de la déesse, et après nous être lavés dans le ruisseau,
nous en prendrons une de lierre, et nous irons au temple de Bacchus qui est par
delà. Je lui dis : pourquoi cette couronne d’épis ? - C’est ainsi qu’on
parait nos têtes, quand on nous immolait sur l’autel de Diane. – Comment on
vous immolait ? - Vous ne savez donc pas l’histoire du beau Mélanippe et de
la belle Cométho, prêtresse de la déesse ? Je vais vous la raconter.
Ils
s’aimaient tant qu’ils se cherchaient toujours, et quand ils n’étaient
plus ensemble, ils se voyaient encore. Ils demandèrent enfin à leurs parents
la permission de se marier, et ces méchants la leur refusèrent. Peu de temps
après il arriva de grandes disettes, de grandes maladies dans le pays. On
consulta l’oracle ; il répondit que Diane était fâchée de ce que Mélanippe
et Cométho s’étaient mariés dans son temple même la nuit de sa fête, et
que, pour l’apaiser, il fallait lui sacrifier tous les ans un jeune garçon et
une jeune fille de la plus grande beauté. Dans la suite, l’oracle nous promit
que cette barbare coutume cesserait lorsqu’un inconnu apporterait ici une
certaine statue de Bacchus ; il vint, on plaça la statue dans ce temple, et le
sacrifice fut remplacé par la procession et les cérémonies dont je vous ai
parlé. Adieu, étranger.
Ce
récit, qui nous fut confirmé par des personnes éclairées, nous étonna
d’autant moins, que pendant longtemps on ne connut pas de meilleure voie pour
détourner la colère céleste, que de répandre sur les autels le sang des
hommes, et surtout celui d’une jeune fille. Les conséquences qui réglaient
ce choix étaient justes ; mais elles découlaient de ce principe abominable,
que les dieux sont plus touchés du prix des offrandes, que de l’intention de
ceux qui les présentent. Cette fatale erreur une fois admise, on dut
successivement leur offrir les plus belles productions de la terre, et les plus
superbes victimes ; et comme le sang des hommes est plus précieux que celui des
animaux, on fit couler celui d’une fille qui réunissait la jeunesse, la beauté,
la naissance, enfin tous les avantages que les hommes estiment le plus.
Après
avoir examiné les monuments de Patrae et d’une autre ville nommée Dymé,
nous passâmes le Larissus, et nous entrâmes dans l’Élide.
Voyage de l’Élide
; les jeux olympiques.
L’Élide est un petit pays dont les côtes sont baignées par la mer
ionienne, et qui se divise en trois vallées. Dans la plus septentrionale, est
la ville d’Élis, située sur le Pénée, fleuve de même nom, mais moins
considérable que celui de Thessalie ; la vallée du milieu est célèbre par le
temple de Jupiter, placé auprès du fleuve Alphée ; la dernière s’appelle
Triphylie.
Les
habitants de cette contrée jouirent pendant longtemps d’une tranquillité
profonde. Toutes les nations de la Grèce étaient convenues de les regarder
comme consacrés à Jupiter, et les respectaient au point que les troupes étrangères
déposaient leurs armes en entrant dans ce pays, et ne les reprenaient qu’à
leur sortie. Ils jouissent rarement aujourd’hui de cette prérogative ;
cependant malgré les guerres passagères auxquelles ils se sont trouvés exposés
dans ces derniers temps, malgré les divisions qui fermentent encore dans
certaines villes, l’Élide est de tous les cantons du Péloponnèse, le plus
abondant et le mieux peuplé. Ses campagnes, presque toutes fertiles, sont
couvertes d’esclaves laborieux ; l’agriculture y fleurit, parce que le
gouvernement a pour les laboureurs les égards que méritent ces citoyens utiles
: ils ont chez eux des tribunaux qui jugent leurs causes en dernier ressort, et
ne sont pas obligés d’interrompre leurs travaux pour venir dans les villes
mendier un jugement inique, ou trop longtemps différé. Plusieurs familles
riches coulent paisiblement leurs jours à la campagne, et j’en ai vu aux
environs d’Élis, où personne depuis deux ou trois générations n’avait
mis le pied dans la capitale.
Après
que le gouvernement monarchique eut été détruit, les villes s’associèrent
par une ligue fédérative ; mais celle d’Élis, plus puissante que les
autres, les a insensiblement assujetties, et ne leur laisse plus aujourd’hui
que les apparences de la liberté. Elles forment ensemble huit tribus, dirigées
par un corps de 90 sénateurs dont les places sont à vie, et qui, dans les cas
de vacance, se donnent par leur crédit les associés qu’ils désirent : il
arrive de là que l’autorité ne réside que dans un très petit nombre de
personnes, et que l’oligarchie s’est introduite dans l’oligarchie ; ce qui
est un des vices destructeurs de ce gouvernement. Aussi a-t-on fait dans ces
derniers temps des efforts pour établir la démocratie.
En
arrivant, nous rencontrâmes une procession qui se rendait au temple de Minerve.
Elle faisait partie d’une cérémonie où les jeunes gens de l’Élide s’étaient
disputé le prix de la beauté. Les vainqueurs étaient menés en triomphe : le
premier, la tête ceinte de bandelettes, portait les armes que l’on consacrait
à la déesse ; le second conduisait la victime ; un troisième était chargé
des autres offrandes.
J’ai
vu souvent dans la Grèce de pareils combats, tant pour les garçons que pour
les femmes et les filles. J’ai vu de même chez des peuples éloignés, les
femmes admises à des concours publics, avec cette différence pourtant que les
grecs décernent le prix à la plus belle, et les barbares à la plus vertueuse.
La
ville est décorée par des temples, par des édifices somptueux, par quantité
de statues dont quelques-unes sont de la main de Phidias. Parmi ces derniers
monuments, nous en vîmes où l’artiste n’avait pas montré moins d’esprit
que d’habileté ; tel est le groupe des grâces dans le temple qui leur est
consacré. Elles sont couvertes d’une draperie légère et brillante ; la
première tient un rameau de myrte en l’honneur de Vénus, la seconde une rose
pour désigner le printemps, la troisième un osselet, symbole des jeux de
l’enfance ; et pour qu’il ne manque rien aux charmes de cette composition,
la figure de l’amour est sur le même piédestal que les grâces. Rien ne
donne plus d’éclat à cette province que les jeux olympiques, célébrés de
quatre en quatre ans en l’honneur de Jupiter. Chaque ville de la Grèce a des
fêtes qui en réunissent les habitants ; quatre grandes solennités réunissent
tous les peuples de la Grèce ; ce sont les jeux pythiques ou de Delphes, les
jeux isthmiques ou de Corinthe, ceux de Némée et ceux d’Olympie. J’ai parlé
des premiers dans mon voyage de la Phocide ; je vais m’occuper des derniers :
je passerai les autres sous silence, parce qu’ils offrent tous à peu près
les mêmes spectacles.
Les
jeux olympiques, institués par Hercule, furent, après une longue interruption,
rétablis par les conseils du célèbre Lycurgue, et par les soins d’Iphitus,
souverain d’un canton de l’Élide. Cent huit ans après, on inscrivit, pour
la première fois, sur le registre public des Éléens, le nom de celui qui
avait remporté le prix à la course du stade ; il s’appelait Corébus. Cet
usage continua, et de là cette suite de vainqueurs dont les noms indiquant les
différentes olympiades, forment autant de points fixes pour la chronologie. On
allait célébrer les jeux pour la cent sixième fois, lorsque nous arrivâmes
à Élis (24).
Tous
les habitants de l’Élide se préparaient à cette solennité auguste. On
avait déjà promulgué le décret qui suspend toutes les hostilités. Des
troupes qui entreraient alors dans cette terre sacrée, seraient condamnées à
une amende de deux mines par soldat (25).
Les
Éléens ont l’administration des jeux olympiques depuis quatre siècles ; ils
ont donné à ce spectacle toute la perfection dont il était susceptible, tantôt
en introduisant de nouvelles espèces de combats, tantôt en supprimant ceux qui
ne remplissaient point l’attente de l’assemblée. C’est à eux qu’il
appartient d’écarter les manœuvres et les intrigues, d’établir l’équité
dans les jugements, et d’interdire le concours aux nations étrangères à la
Grèce, et même aux villes grecques accusées d’avoir violé les règlements
faits pour maintenir l’ordre pendant les fêtes. Ils ont une si haute idée de
ces règlements, qu’ils envoyèrent autrefois des députés chez les Égyptiens,
pour savoir des sages de cette nation, si en les rédigeant on n’avait rien
oublié ? Un article essentiel, répondirent ces derniers : dès que les juges
sont des Éléens, les Éléens devraient être exclus du concours. Malgré
cette réponse, ils y sont encore admis aujourd’hui, et plusieurs d’entre
eux ont remporté des prix, sans que l’intégrité des juges ait été soupçonnée.
Il est vrai que pour la mettre plus à couvert, on a permis aux athlètes
d’appeler au sénat d’Olympie du décret qui les prive de la couronne.
À
chaque olympiade, on tire au sort les juges ou présidents des jeux : ils sont
au nombre de huit, parce qu’on en prend un de chaque tribu. Ils s’assemblent
à Élis avant la célébration des jeux ; et pendant l’espace de dix mois ils
s’instruisent en détail des fonctions qu’ils doivent remplir ; ils s’en
instruisent sous des magistrats qui sont les dépositaires et les interprètes
des règlements dont je viens de parler ; afin de joindre l’expérience aux préceptes,
ils exercent, pendant le même intervalle de temps, les athlètes qui sont venus
se faire inscrire, pour disputer le prix de la course et de la plupart des
combats à pied. Plusieurs de ces athlètes étaient accompagnés de leurs
parents, de leurs amis, et surtout des maîtres qui les avaient élevés ; le désir
de la gloire brillait dans leurs yeux, et les habitants d’Élis paraissaient
livrés à la joie la plus vive. J’aurais été surpris de l’importance
qu’ils mettaient à la célébration de leurs jeux, si je n’avais connu
l’ardeur que les grecs ont pour les spectacles, et l’utilité réelle que
les Éléens retirent de cette solennité.
Après
avoir vu tout ce qui pouvait nous intéresser, soit dans la ville d’Élis,
soit dans celle de Cyllène, qui lui sert de port, et qui n’en est éloignée
que de 120 stades, (26) nous partîmes pour Olympie. Deux chemins y conduisent,
l’un par la plaine, long de 300 stades (27); l’autre par les montagnes et par le
bourg d’Alesiéum, où se tient tous les mois une foire considérable. Nous
choisîmes le premier ; nous traversâmes des pays fertiles, bien cultivés,
arrosés par diverses rivières ; et après avoir vu en passant les villes de
Dyspontium et de Létrines, nous arrivâmes à Olympie.
Cette
ville, également connue sous le nom de Pise, est située sur la rive droite de
l’Alphée, au pied d’une colline qu’on appelle mont de Saturne (28). L’Alphée
prend sa source en Arcadie. Il disparaît et reparaît par intervalles. Après
avoir reçu les eaux de plusieurs rivières, il va se jeter dans la mer voisine.
L’Altis
renferme dans son enceinte les objets les plus intéressants ; c’est un bois
sacré, fort étendu, entouré de murs, et dans lequel se trouvent le temple de
Jupiter et celui de Junon, le sénat, le théâtre et quantité de beaux édifices,
au milieu d’une foule innombrable de statues.
Le
temple de Jupiter fut construit, dans le siècle dernier, des dépouilles enlevées
par les Éléens à quelques peuples qui s’étaient révoltés contre eux ; il
est d’ordre dorique, entouré de colonnes, et construit d’une pierre tirée
des carrières voisines, mais aussi éclatante et aussi dure, quoique plus légère,
que le marbre de Paros. Il a de hauteur 68 pieds, de longueur 230, de largeur 95
(29).
Un
architecte habile, nommé Libon, fut chargé de la construction de cet édifice.
Deux sculpteurs, non moins habiles, enrichirent par de savantes compositions,
les frontons des deux façades. Dans l’un de ces frontons on voit, au milieu
d’un grand nombre de figures, Oenomaüs et Pélops, prêts à se disputer, en
présence de Jupiter, le prix de la course ; dans l’autre, le combat des
centaures et des lapithes. La porte d’entrée est de bronze, ainsi que la
porte du côté opposé. On a gravé sur l’une et sur l’autre une partie des
travaux d’Hercule. Des pièces de marbre, taillées en forme de tuiles,
couvrent le toit : au sommet de chaque fronton, s’élève une victoire en
bronze doré : à chaque angle, un grand vase de même métal, et également doré.
Le
temple est divisé par des colonnes en trois nefs. On y trouve, de même que
dans le vestibule, quantité d’offrandes que la piété et la reconnaissance
ont consacrées au dieu ; mais loin de se fixer sur ces objets, les regards se
portent rapidement sur la statue et sur le trône de Jupiter. Ce chef-d’œuvre
de Phidias et de la sculpture fait au premier aspect une impression que
l’examen ne sert qu’à rendre plus profonde.
La
figure de Jupiter est en or et en ivoire ; et quoique assise, elle s’élève
presque jusqu’au plafond du temple. De la main droite, elle tient une victoire
également d’or et d’ivoire ; de la gauche, un sceptre travaillé avec goût,
enrichi de diverses espèces de métaux, et surmonté d’un aigle. La chaussure
est en or, ainsi que le manteau sur lequel on a gravé des animaux, des fleurs,
et surtout des lis.
Le
trône porte sur quatre pieds, ainsi que sur des colonnes intermédiaires de même
hauteur que les pieds. Les matières les plus riches, les arts les plus nobles,
concoururent à l’embellir. Il est tout brillant d’or, d’ivoire, d’ébène
et de pierres précieuses, partout décoré de peintures et de bas-reliefs.
Quatre
de ces bas-reliefs sont appliqués sur la face antérieure de chacun des pieds
de devant. Le plus haut représente quatre victoires dans l’attitude de
danseuses ; le second, des sphinx qui enlèvent les enfants des Thébains ; le
troisième, Apollon et Diane perçant de leurs traits les enfants de Niobé ; le
dernier enfin, deux autres victoires.
Phidias
profita des moindres espaces pour multiplier les ornements. Sur les quatre
traverses qui lient les pieds du trône, je comptai trente-sept figures, les
unes représentant des lutteurs, les autres le combat d’Hercule contre les Amazones
(30). Au dessus de la tête de Jupiter (31), dans la partie supérieure du trône,
on voit d’un côté les trois grâces qu’il eut d’Eurynome, et les trois
saisons qu’il eut de Thémis. On distingue quantité d’autres bas-reliefs,
tant sur le marchepied que sur la base ou l’estrade qui soutient cette masse
énorme, la plupart exécutés en or, et représentant les divinités de
l’Olympe. Aux pieds de Jupiter on lit cette inscription : je suis
l’ouvrage de Phidias, Athénien, fils de Charmidès. Outre son nom,
l’artiste, pour éterniser la mémoire et la beauté d’un jeune homme de ses
amis appelé Pantarcès, grava son nom sur un des doigts de Jupiter.
On
ne peut approcher du trône autant qu’on le désirerait ; à une certaine
distance on est arrêté par une balustrade qui règne tout autour, et qui est
ornée de peintures excellentes de la main de Panénus, élève et parent de
Phidias. C’est le même qui, conjointement avec Colotès, autre disciple de ce
grand homme, fut chargé des principaux détails de cet ouvrage surprenant. On
dit qu’après l’avoir achevé, Phidias ôta le voile dont il l’avait
couvert, consulta le goût du public, et se réforma lui-même d’après les
avis de la multitude.
On
est frappé de la grandeur de l’entreprise, de la richesse de la matière, de
l’excellence du travail, de l’heureux accord de toutes les parties ; mais on
l’est bien plus encore de l’expression sublime que l’artiste a su donner
à la tête de Jupiter. La divinité même y paraît empreinte avec tout l’éclat
de la puissance, toute la profondeur de la sagesse, toute la douceur de la bonté.
Auparavant les artistes ne représentaient le maître des dieux qu’avec des
traits communs, sans noblesse et sans caractère distinctif ; Phidias fut le
premier qui atteignit, pour ainsi dire, la majesté divine, et sut ajouter un
nouveau motif au respect des peuples, en leur rendant sensible ce qu’ils
avaient adoré. Dans quelle source avait-il donc puisé ces hautes idées ? Des
poètes diraient qu’il était monté dans le ciel, ou que le dieu était
descendu sur la terre ; mais il répondit d’une manière plus simple et plus
noble, à ceux qui lui faisaient la même question : il cita les vers d’Homère,
où ce poète dit qu’un regard de Jupiter suffit pour ébranler l’Olympe.
Ces vers, en réveillant dans l’âme de Phidias l’image du vrai beau, de ce
beau qui n’est aperçu que par l’homme de génie, produisirent le Jupiter
d’Olympie ; et quel que soit le sort de la religion qui domine dans la Grèce,
le Jupiter d’Olympie servira toujours de modèle aux artistes qui voudront
représenter dignement l’être suprême.
Les
Éléens connaissent le prix du monument qu’ils possèdent ; ils montrent
encore aux étrangers l’atelier de Phidias. Ils ont répandu leurs bienfaits
sur les descendants de ce grand artiste, et les ont chargés d’entretenir la
statue dans tout son éclat. Comme le temple et l’enceinte sacrée sont dans
un endroit marécageux, un des moyens qu’on emploie pour défendre l’ivoire
contre l’humidité, c’est de verser fréquemment de l’huile au pied du trône,
sur une partie du pavé destinée à la recevoir.
Du
temple de Jupiter nous passâmes à celui de Junon ; il est également d’ordre
dorique, entouré de colonnes, mais beaucoup plus ancien que le premier. La
plupart des statues qu’on y voit, soit en or, soit en ivoire, décèlent un
art encore grossier, quoiqu’elles n’aient pas 300 ans d’antiquité. On
nous montra le coffre de Cypselus, où ce prince, qui depuis se rendit maître
de Corinthe, fut dans sa plus tendre enfance renfermé par sa mère, empressée
de le dérober aux poursuites des ennemis de sa maison. Il est de bois de cèdre
; le dessus et les quatre faces sont ornés de bas-reliefs, les uns exécutés
dans le cèdre même, les autres en ivoire et en or ; ils représentent des
batailles, des jeux, et d’autres sujets relatifs aux siècles héroïques, et
sont accompagnés d’inscriptions en caractères anciens. Nous parcourûmes
avec plaisir les détails de cet ouvrage, parce qu’ils montrent l’état
informe où se trouvaient les arts en Grèce, il y a trois siècles.
On
célèbre auprès de ce temple des jeux auxquels président seize femmes
choisies parmi les huit tribus des Éléens, et respectables par leur vertu,
ainsi que par leur naissance. Ce sont elles qui entretiennent deux chœurs de
musique, pour chanter des hymnes en l’honneur de Junon, qui brodent le voile
superbe qu’on déploie le jour de la fête, et qui décernent le prix de la
course aux filles de l’Élide. Dès que le signal est donné, ces jeunes émules
s’élancent dans la carrière, presque à demi nues, et les cheveux flottants
sur leurs épaules : celle qui remporte la victoire, reçoit une couronne
d’olivier, et la permission plus flatteuse encore, de placer son portrait dans
le temple de Junon.
En
sortant de là, nous parcourûmes les routes de l’enceinte sacrée. À travers
les platanes et les oliviers qui ombragent ces lieux, s’offraient à nous, de
tous côtés, des colonnes, des trophées, des chars de triomphe, des statues
sans nombre, en bronze, en marbre, les unes pour les dieux, les autres pour les
vainqueurs ; car ce temple de la gloire n’est ouvert que pour ceux qui ont des
droits à l’immortalité.
Plusieurs
de ces statues sont adossées à des colonnes, ou placées sur des piédestaux ;
toutes sont accompagnées d’inscriptions, contenant les motifs de leur consécration.
Nous y distinguâmes plus de quarante figures de Jupiter de différentes mains,
offertes par des peuples ou par des particuliers, quelques-unes ayant jusqu’à
27 pieds de hauteur (32). Celles des athlètes forment une collection immense ; elles
ont été placées dans ces lieux ou par eux-mêmes, ou par les villes qui leur
ont donné le jour, ou par les peuples de qui ils avaient bien mérité.
Ces
monuments, multipliés depuis quatre siècles, rendent présents à la postérité
ceux qui les ont obtenus. Ils sont exposés tous les quatre ans aux regards
d’une foule innombrable de spectateurs de tous pays, qui viennent dans ce séjour
s’occuper de la gloire des vainqueurs, entendre le récit de leurs combats, et
se montrer avec transport, les uns aux autres, ceux dont leur patrie
s’enorgueillit. Quel bonheur pour l’humanité, si un pareil sanctuaire n’était
ouvert qu’aux hommes vertueux ! Non, je me trompe, il serait bientôt violé
par l’intrigue et l’hypocrisie, auxquelles les hommages du peuple sont bien
plus nécessaires qu’à la vertu.
Pendant
que nous admirions ces ouvrages de sculpture, et que nous y suivions le développement
et les derniers efforts de cet art, nos interprètes nous faisaient de longs récits,
et nous racontaient des anecdotes relatives à ceux dont ils nous montraient les
portraits. Après avoir arrêté nos regards sur deux chars de bronze, dans
l’un desquels était Gélon roi de Syracuse, et dans l’autre, Hiéron son frère
et son successeur : près de Gélon, ajoutaient-ils, vous voyez la statue de Cléomède
; cet athlète ayant eu le malheur de tuer son adversaire au combat de la lutte,
les juges, pour le punir, le privèrent de la couronne : il en fut affligé au
point de perdre la raison. Quelque temps après il entra dans une maison destinée
à l’éducation de la jeunesse, saisit une colonne qui soutenait le toit, et
la renversa. Près de soixante enfants périrent sous les ruines de l’édifice.
Voici la statue d’un autre athlète nommé Timanthe. Dans sa vieillesse il
s’exerçait tous les jours à tirer de l’arc ; un voyage qu’il fit
l’obligea de suspendre cet exercice : il voulut le reprendre à son retour ;
mais voyant que sa force était diminuée, il dressa lui-même son bûcher, et
se jeta dans les flammes.
Cette
jument que vous voyez, fut surnommée le vent, à cause de son extrême légèreté.
Un jour qu’elle courait dans la carrière, Philotas qui la montait se laissa
tomber ; elle continua sa course, doubla la borne, et vint s’arrêter devant
les juges qui décernèrent la couronne à son maître, et lui permirent de se
faire représenter ici avec l’instrument de sa victoire.
Ce
lutteur s’appelait Glaucus ; il était jeune et labourait la terre. Son père
s’aperçut avec surprise, que pour enfoncer le soc qui s’était détaché de
la charrue, il se servait de sa main comme d’un marteau. Il le conduisit dans
ces lieux, et le proposa pour le combat du ceste. Glaucus pressé par un
adversaire qui employait tour à tour l’adresse et la force, était sur le
point de succomber, lorsque son père lui cria : frappe, mon fils, comme sur la
charrue ; aussitôt le jeune homme redoubla ses coups, et fut proclamé
vainqueur.
Voici
Théagène qui, dans les différents jeux de la Grèce, remporta, dit-on, 1200
fois le prix, soit à la course, soit à la lutte, soit à d’autres exercices.
Après sa mort, la statue qu’on lui avait élevée dans la ville de Thasos sa
patrie, excitait encore la jalousie d’un rival de Théagène ; il venait
toutes les nuits assouvir ses fureurs contre ce bronze, et l’ébranla
tellement à force de coups, qu’il le fit tomber et en fut écrasé : la
statue fut traduite en jugement, et jetée dans la mer. La famine ayant ensuite
affligé la ville de Thasos, l’oracle consulté par les habitants, répondit
qu’ils avaient négligé la mémoire de Théagène. On lui décerna des
honneurs divins, après avoir retiré des eaux, et replacé le monument qui le
représentait (33).
Cet
autre athlète porta sa statue sur ses épaules, et la posa lui-même dans ces
lieux. C’est le célèbre Milon ; c’est lui qui dans la guerre des habitants
de Crotone sa patrie, contre ceux de Sybaris, fut mis à la tête des troupes,
et remporta une victoire signalée : il parut dans la bataille avec une massue
et les autres attributs d’Hercule, dont il rappelait le souvenir. Il triompha
souvent dans nos jeux et dans ceux de Delphes ; il y faisait souvent des essais
de sa force prodigieuse. Quelquefois il se plaçait sur un palet qu’on avait
huilé pour le rendre plus glissant, et les plus fortes secousses ne pouvaient
l’ébranler : d’autres fois il empoignait une grenade, et sans l’écraser,
la tenait si serrée, que les plus vigoureux athlètes ne pouvaient écarter ses
doigts pour la lui arracher ; mais sa maîtresse l’obligeait à lâcher prise.
On raconte encore de lui qu’il parcourut le stade, portant un bœuf sur ses épaules
; que se trouvant un jour dans une maison avec les disciples de Pythagore, il
leur sauva la vie en soutenant la colonne sur laquelle portait le plafond qui était
près de tomber ; enfin, que dans sa vieillesse, il devint la proie des bêtes féroces,
parce que ses mains se trouvèrent prises dans un tronc d’arbre que des coins
avaient fendu en partie, et qu’il voulait achever de diviser.
Nous
vîmes ensuite des colonnes où l’on avait gravé des traités d’alliance
entre divers peuples de la Grèce : on les avait déposés dans ces lieux pour
les rendre plus sacrés. Mais tous ces traités ont été violés avec les
serments qui en garantissaient la durée ; et les colonnes qui subsistent
encore, attestent une vérité effrayante, c’est que les peuples policés ne
sont jamais plus de mauvaise foi, que lorsqu’ils s’engagent à vivre en paix
les uns avec les autres.
Au
nord du temple de Junon, au pied du mont de Saturne, est une chaussée qui s’étend
jusqu’à la carrière, et sur laquelle plusieurs nations grecques et étrangères
ont construit des édifices connus sous le nom de trésors. On en voit de
semblables à Delphes ; mais ces derniers sont remplis d’offrandes précieuses,
tandis que ceux d’Olympie ne contiennent presque que des statues et des
monuments de mauvais goût ou de peu de valeur. Nous demandâmes la raison de
cette différence. L’un des interprètes nous dit : nous avons un oracle, mais
il n’est pas assez accrédité, et peut-être cessera-t-il bientôt. Deux ou
trois prédictions justifiées par l’événement, ont attiré à celui de
Delphes la confiance de quelques souverains ; et leurs libéralités, celles de
toutes les nations.
Cependant
les peuples abordaient en foule à Olympie. Par mer, par terre, de toutes les
parties de la Grèce, des pays les plus éloignés on s’empressait de se
rendre à ces fêtes dont la célébrité surpasse infiniment celle des autres
solennités, et qui néanmoins sont privées d’un agrément qui les rendrait
plus brillantes. Les femmes n’y sont pas admises, sans doute à cause de la
nudité des athlètes. La loi qui les en exclut est si sévère, qu’on précipite
du haut d’un rocher celles qui osent la violer. Cependant les prêtresses
d’un temple ont une place marquée, et peuvent assister à certains exercices.
Le
premier jour des fêtes tombe au onzième jour du mois hécatombéon, qui
commence à la nouvelle lune après le solstice d’été : elles durent cinq
jours ; à la fin du dernier, qui est celui de la pleine lune, se fait la
proclamation solennelle des vainqueurs. Elles s’ouvrirent le soir (34)
par
plusieurs sacrifices que l’on offrit sur des autels élevés en l’honneur de
différentes divinités, soit dans le temple de Jupiter, soit dans les environs.
Tous étaient ornés de festons et de guirlandes ; tous furent successivement
arrosés du sang des victimes. On avait commencé par le grand autel de Jupiter,
placé entre le temple de Junon et l’enceinte de Pélops. C’est le principal
objet de la dévotion des peuples ; c’est là que les Éléens offrent tous
les jours des sacrifices, et les étrangers dans tous les temps de l’année.
Il porte sur un grand soubassement quarré, au dessus duquel on monte par des
marches de pierre. Là se trouve une espèce de terrasse où l’on sacrifie les
victimes ; au milieu s’élève l’autel, dont la hauteur est de 22 pieds(35) : on
parvient à sa partie supérieure par des marches qui sont construites de la
cendre des victimes qu’on a pétrie avec l’eau de l’Alphée.
Les
cérémonies se prolongèrent fort avant dans la nuit, et se firent au son des
instruments, à la clarté de la lune qui approchait de son plein, avec un ordre
et une magnificence qui inspiraient à la fois de la surprise et du respect. À
minuit, dès qu’elles furent achevées, la plupart des assistants, par un
empressement qui dure pendant toutes les fêtes, allèrent se placer dans la
carrière, pour mieux jouir du spectacle des jeux qui devaient commencer avec
l’aurore.
La
carrière olympique se divise en deux parties, qui sont le stade et
l’hippodrome. Le stade est une chaussée de 600 pieds de long (36), et d’une
largeur proportionnée ; c’est là que se font les courses à pied, et que se
donnent la plupart des combats. L’hippodrome est destiné aux courses des
chars et des chevaux. Un de ses côtés s’étend sur une colline, l’autre côté,
un peu plus long, est formé par une chaussée ; sa largeur est de 600 pieds, sa
longueur du double (37) : il est séparé du stade par un édifice qu’on appelle
barrière. C’est un portique devant lequel est une cour spacieuse, faite en
forme de proue de navire, dont les murs vont en se rapprochant l’un de
l’autre, et laissent à leur extrémité une ouverture assez grande pour que
plusieurs chars y passent à la fois. Dans l’intérieur de cette cour, on a
construit, sur différentes lignes parallèles, des remises pour les chars et
pour les chevaux ; on les tire au sort, parce que les unes sont plus
avantageusement situées que les autres. Le stade et l’hippodrome sont ornés
de statues, d’autels et d’autres monuments, sur lesquels on avait affiché
la liste et l’ordre des combats qui devaient se donner pendant les fêtes.
L’ordre
des combats a varié plus d’une fois (38) ; la règle générale qu’on suit à présent,
est de consacrer les matinées aux exercices qu’on appelle légers, tels que
les différentes courses ; et les après-midi à ceux qu’on nomme graves ou
violents, tels que la lutte, le pugilat, etc. À la petite pointe du jour nous
nous rendîmes au stade. Il était déjà rempli d’athlètes qui préludaient
aux combats, et entouré de quantité de spectateurs ; d’autres, en plus grand
nombre, se plaçaient confusément sur la colline qui se présente en amphithéâtre
au dessus de la carrière. Des chars volaient dans la plaine ; le bruit des
trompettes, le hennissement des chevaux se mêlaient aux cris de la multitude ;
et lorsque nos yeux pouvaient se distraire de ce spectacle, et qu’aux
mouvements tumultueux de la joie publique nous comparions le repos et le silence
de la nature, alors quelle impression ne faisait pas sur nos âmes la sérénité
du ciel, la fraîcheur délicieuse de l’air, l’Alphée qui forme en cet
endroit un superbe canal, et ces campagnes fertiles qui s’embellissaient des
premiers rayons du soleil !
Un
moment après nous vîmes les athlètes interrompre leurs exercices, et prendre
le chemin de l’enceinte sacrée. Nous les y suivîmes, et nous trouvâmes dans
la chambre du sénat les huit présidents des jeux, avec des habits magnifiques
et toutes les marques de leur dignité. Ce fut là qu’au pied d’une statue
de Jupiter, et sur les membres sanglants des victimes, les athlètes prirent les
dieux à témoins qu’ils s’étaient exercés pendant dix mois aux combats
qu’ils allaient livrer. Ils promirent aussi de ne point user de supercherie et
de se conduire avec honneur : leurs parents et leurs instituteurs firent le même
serment.
Après
cette cérémonie, nous revînmes au stade. Les athlètes entrèrent dans la
barrière qui le précède, s’y dépouillèrent entièrement de leurs habits,
mirent à leurs pieds des brodequins, et se firent frotter d’huile par tout le
corps. Des ministres subalternes se montraient de tous côtés, soit dans la
carrière, soit à travers les rangs multipliés des spectateurs, pour y
maintenir l’ordre.
Quand
les présidents eurent pris leurs places, un héraut s’écria : « que
les coureurs du stade se présentent. » Il en parut aussitôt un grand
nombre, qui se placèrent sur une ligne, suivant le rang que le sort leur avait
assigné. Le héraut récita leurs noms et ceux de leur patrie. Si ces noms
avaient été illustrés par des victoires précédentes, ils étaient
accueillis avec des applaudissements redoublés. Après que le héraut eut ajouté
: « quelqu’un peut-il reprocher à ces athlètes d’avoir été dans
les fers, ou d’avoir mené une vie irrégulière ? » Il se fit un
silence profond, et je me sentis entraîné par cet intérêt qui remuait tous
les cœurs, et qu’on n’éprouve pas dans les spectacles des autres nations.
Au lieu de voir, au commencement de la lice, des hommes du peuple prêts à se
disputer quelques feuilles d’olivier, je n’y vis plus que des hommes libres,
qui, par le consentement unanime de toute la Grèce, chargés de la gloire ou de
la honte de leur patrie, s’exposaient à l’alternative du mépris ou de
l’honneur, en présence de plusieurs milliers de témoins qui rapporteraient
chez eux les noms des vainqueurs et des vaincus. L’espérance et la crainte se
peignaient dans les regards inquiets des spectateurs ; elles devenaient plus
vives, à mesure qu’on approchait de l’instant qui devait les dissiper. Cet
instant arriva. La trompette donna le signal ; les coureurs partirent, et dans
un clin d’œil parvinrent à la borne où se tenaient les présidents des
jeux. Le héraut proclama le nom de Porus de Cyrène ; et mille bouches le répétèrent.
L’honneur
qu’il obtenait est le premier et le plus brillant de ceux qu’on décerne aux
jeux olympiques, parce que la course du stade simple est la plus ancienne de
celles qui ont été admises dans ces fêtes. Elle s’est dans la suite des
temps diversifiée de plusieurs manières ; nous la vîmes successivement exécuter
par des enfants qui avaient à peine atteint leur douzième année, et par des
hommes qui couraient avec un casque, un bouclier et des espèces de bottines.
Les
jours suivants, d’autres champions furent appelés pour parcourir le double
stade, c’est-à-dire qu’après avoir atteint le but et doublé la borne, ils
devaient retourner au point du départ. Ces derniers furent remplacés par des
athlètes qui fournirent douze fois la longueur du stade. Quelques-uns
concoururent dans plusieurs de ces exercices, et remportèrent plus d’un prix.
Parmi les incidents qui réveillèrent à diverses reprises l’attention de
l’assemblée, nous vîmes des coureurs s’éclipser et se dérober aux
insultes des spectateurs ; d’autres, sur le point de parvenir au terme de
leurs désirs, tomber tout à coup sur un terrain glissant. On nous en fit
remarquer dont les pas s’imprimaient à peine sur la poussière. Deux
crotoniates tinrent longtemps les esprits en suspens ; ils devançaient leurs
adversaires de bien loin ; mais l’un d’eux ayant fait tomber l’autre en le
poussant, un cri général s’éleva contre lui, et il fut privé de
l’honneur de la victoire ; car il est expressément défendu d’user de
pareilles voies pour se la procurer : on permet seulement aux assistants
d’animer par leurs cris les coureurs auxquels ils s’intéressent. Les
vainqueurs ne devaient être couronnés que dans le dernier jour des fêtes ;
mais à la fin de leur course, ils reçurent, ou plutôt enlevèrent une palme
qui leur était destinée. Ce moment fut pour eux le commencement d’une suite
de triomphes. Tout le monde s’empressait de les voir, de les féliciter ;
leurs parents, leurs amis, leurs compatriotes, versant des larmes de tendresse
et de joie, les soulevaient sur leurs épaules pour les montrer aux assistants,
et les livraient aux applaudissements de toute l’assemblée, qui répandait
sur eux des fleurs à pleines mains.
Le
lendemain nous allâmes de bonne heure à l’hippodrome, où devaient se faire
la course des chevaux et celle des chars. Les gens riches peuvent seuls livrer
ces combats, qui exigent en effet la plus grande dépense. On voit dans toute la
Grèce des particuliers se faire une occupation et un mérite de multiplier
l’espèce des chevaux propres à la course, de les dresser et de les présenter
au concours dans les jeux publics. Comme ceux qui aspirent aux prix, ne sont pas
obligés de les disputer eux-mêmes, souvent les souverains et les républiques
se mettent au nombre des concurrents, et confient leur gloire à des écuyers
habiles. On trouve sur la liste des vainqueurs, Théron, roi d’Agrigente ; Gélon
et Hiéron, rois de Syracuse ; Archélaüs, roi de Macédoine ; Pausanias, roi
de Lacédémone, et quantité d’autres, ainsi que plusieurs villes de la Grèce.
Il est aisé de juger que de pareils rivaux doivent exciter la plus vive émulation.
Ils étalent une magnificence que les particuliers cherchent à égaler, et
qu’ils surpassent quelquefois. On se rappelle encore que dans les jeux où
Alcibiade fut couronné, sept chars se présentèrent dans la carrière au nom
de ce célèbre Athénien, et que trois de ces chars obtinrent le premier, le
second et le quatrième prix.
Pendant
que nous attendions le signal, on nous dit de regarder attentivement un dauphin
de bronze placé au commencement de la lice, et un aigle de même métal posé
sur un autel au milieu de la barrière. Bientôt nous vîmes le dauphin
s’abaisser et se cacher dans la terre, l’aigle s’élever, les ailes éployées,
et se montrer aux spectateurs ; un grand nombre de cavaliers s’élancer dans
l’hippodrome, passer devant nous avec la rapidité d’un éclair, tourner
autour de la borne qui est à l’extrémité ; les uns ralentir leur course,
les autres la précipiter, jusqu’à ce que l’un d’entre eux redoublant ses
efforts, eût laissé derrière lui ses concurrents affligés.
Le
vainqueur avait disputé le prix au nom de Philippe, roi de Macédoine, qui
aspirait à toutes les espèces de gloire, et qui en fut tout à coup si rassasié,
qu’il demandait à la fortune de tempérer ses bienfaits par une disgrâce. En
effet, dans l’espace de quelques jours, il remporta cette victoire aux jeux
olympiques ; Parménion, un de ses généraux, battit les illyriens ; Olympias,
son épouse, accoucha d’un fils : c’est le célèbre Alexandre.
Après
que des athlètes, à peine sortis de l’enfance, eurent fourni la même carrière,
elle fut remplie par quantité de chars qui se succédèrent les uns aux autres.
Ils étaient attelés de deux chevaux dans une course, de deux poulains dans une
autre, enfin de quatre chevaux dans la dernière, qui est la plus brillante et
la plus glorieuse de toutes.
Pour
en voir les préparatifs, nous entrâmes dans la barrière ; nous y trouvâmes
plusieurs chars magnifiques, retenus par des câbles qui s’étendaient le long
de chaque file, et qui devaient tomber l’un après l’autre. Ceux qui les
conduisaient n’étaient vêtus que d’une étoffe légère : leurs coursiers,
dont ils pouvaient à peine modérer l’ardeur, attiraient tous les regards par
leur beauté, quelques-uns par les victoires qu’ils avaient déjà remportées.
Dès que le signal fut donné, ils s’avancèrent jusqu’à la seconde ligne,
et s’étant ainsi réunis avec les autres lignes, ils se présentèrent tous
de front au commencement de la carrière. Dans l’instant on les vit couverts
de poussière, se croiser, se heurter, entraîner les chars avec une rapidité
que l’œil avait peine à suivre. Leur impétuosité redoublait, lorsqu’ils
se trouvaient en présence de la statue d’un génie qui, dit-on, les pénètre
d’une terreur secrète ; elle redoublait, lorsqu’ils entendaient le son
bruyant des trompettes placés auprès d’une borne fameuse par les naufrages
qu’elle occasionne. Posée dans la largeur de la carrière, elle ne laisse
pour le passage des chars qu’un défilé assez étroit, où l’habileté des
guides vient très souvent échouer. Le péril est d’autant plus redoutable,
qu’il faut doubler la borne jusqu’à douze fois ; car on est obligé de
parcourir douze fois la longueur de l’hippodrome, soit en allant, soit en
revenant.
À
chaque évolution, il survenait quelque accident qui excitait des sentiments de
pitié, ou des rires insultants de la part de l’assemblée. Des chars avaient
été emportés hors de la lice ; d’autres s’étaient brisés en se choquant
avec violence : la carrière était parsemée de débris qui rendaient la course
plus périlleuse encore. Il ne restait plus que cinq concurrents, un Thessalien,
un Libyen, un Syracusain, un Corinthien et un Thébain. Les trois premiers étaient
sur le point de doubler la borne pour la dernière fois. Le thessalien se brise
contre cet écueil : il tombe embarrassé dans les rênes, et tandis que ses
chevaux se renversent sur ceux du libyen qui le serrait de près ; que ceux du
syracusain se précipitent dans une ravine qui borde en cet endroit la carrière
; que tout retentit de cris perçants et multipliés ; le corinthien et le Thébain
arrivent, saisissent le moment favorable, dépassent la borne, pressent de
l’aiguillon leurs coursiers fougueux, et se présentent aux juges qui décernent
le premier prix au Corinthien, et le second au Thébain.
Pendant
que durèrent les fêtes, et dans certains intervalles de la journée, nous
quittions le spectacle, et nous parcourions les environs d’Olympie. Tantôt
nous nous amusions à voir arriver des théories ou députations chargées
d’offrir à Jupiter les hommages de presque tous les peuples de la Grèce ;
tantôt nous étions frappés de l’intelligence et de l’activité des commerçants
étrangers, qui venaient dans ces lieux étaler leurs marchandises. D’autres
fois nous étions témoins des marques de distinction que certaines villes
s’accordaient les unes aux autres ; c’étaient des décrets par lesquels
elles se décernaient mutuellement des statues et des couronnes, et qu’elles
faisaient lire dans les jeux olympiques, afin de rendre la reconnaissance aussi
publique que le bienfait.
Nous
promenant un jour le long de l’Alphée, dont les bords ombragés d’arbres de
toute espèce, étaient couverts de tentes de différentes couleurs, nous vîmes
un jeune homme, d’une jolie figure, jeter dans le fleuve des fragments d’une
palme qu’il tenait dans sa main, et accompagner cette offrande de vœux
secrets : il venait de remporter le prix à la course, et il avait à peine
atteint son troisième lustre. Nous l’interrogeâmes. Cet Alphée, nous
dit-il, dont les eaux abondantes et pures fertilisent cette contrée, était un
chasseur d’Arcadie ; il soupirait pour Aréthuse qui le fuyait, et qui, pour
se dérober à ses poursuites, se sauva en Sicile : elle fut métamorphosée en
fontaine ; il fut changé en fleuve ; mais comme son amour n’était point éteint,
les dieux, pour couronner sa constance, lui ménagèrent une route dans le sein
des mers, et lui permirent enfin de se réunir avec Aréthuse. Le jeune homme
soupira en finissant ces mots.
Nous
revenions souvent dans l’enceinte sacrée. Ici, des athlètes qui n’étaient
pas encore entrés en lice, cherchaient dans les entrailles des victimes la
destinée qui les attendait. Là, des trompettes, posés sur un grand autel, se
disputaient le prix, unique objet de leur ambition. Plus loin, une foule d’étrangers
rangés autour d’un portique, écoutaient un écho qui répétait jusqu’à
sept fois les paroles qu’on lui adressait. Partout s’offraient à nous des
exemples frappants de faste et de vanité ; car ces jeux attirent tous ceux qui
ont acquis de la célébrité, ou qui veulent en acquérir par leurs talents,
leur savoir ou leurs richesses. Ils viennent s’exposer aux regards de la
multitude, toujours empressée auprès de ceux qui ont ou qui affectent de la
supériorité.
Après
la bataille de Salamine, Thémistocle parut au milieu du stade, qui retentit
aussitôt d’applaudissements en son honneur. Loin de s’occuper des jeux, les
regards furent arrêtés sur lui pendant toute la journée ; on montrait aux étrangers
avec des cris de joie et d’admiration cet homme qui avait sauvé la Grèce ;
et Thémistocle fut forcé d’avouer que ce jour avait été le plus beau de sa
vie. Nous apprîmes qu’à la dernière olympiade, Platon obtint un triomphe à
peu près semblable. S’étant montré à ces jeux, toute l’assemblée fixa
les yeux sur lui, et témoigna par les expressions les plus flatteuses la joie
qu’inspirait sa présence.
Nous
fûmes témoins d’une scène plus touchante encore. Un vieillard cherchait à
se placer. Après avoir parcouru plusieurs gradins, toujours repoussé par des
plaisanteries offensantes, il parvint à celui des Lacédémoniens. Tous les
jeunes gens et la plupart des hommes se levèrent avec respect, et lui offrirent
leurs places. Des battements de mains sans nombre éclatèrent à l’instant ;
et le vieillard attendri ne put s’empêcher de dire : « les grecs
connaissent les règles de la bienséance ; les Lacédémoniens les pratiquent. »
Je vis dans l’enceinte un peintre élève de Zeuxis, qui, à l’exemple de
son maître, se promenait revêtu d’une superbe robe de pourpre, sur laquelle
son nom était tracé en lettres d’or. On lui disait de tous côtés : tu
imites la vanité de Zeuxis, mais tu n’es pas Zeuxis.
J’y
vis un Cyrénéen et un Corinthien, dont l’un faisait l’énumération de ses
richesses, et l’autre de ses aïeux. Le Cyrénéen s’indignait du faste de
son voisin ; celui-ci riait de l’orgueil du Cyrénéen. J’y vis un Ionien,
qui, avec des talents médiocres, avait réussi dans une petite négociation
dont sa patrie l’avait chargé. Il avait pour lui la considération que les
sots ont pour les parvenus. Un de ses amis le quitta pour me dire à l’oreille
: il n’aurait jamais cru qu’il fût si aisé d’être un grand homme.
Non
loin de là un sophiste tenait un vase à parfums et une étrille, comme s’il
allait aux bains. Après s’être moqué des prétentions des autres, il monta
sur un des côtés du temple de Jupiter, se plaça au milieu de la colonnade, et
de cet endroit élevé, il criait au peuple : vous voyez cet anneau, c’est moi
qui l’ai gravé ; ce vase et cette étrille, c’est moi qui les ai faits : ma
chaussure, mon manteau, ma tunique et la ceinture qui l’assujettit, tout cela
est mon ouvrage ; je suis prêt à vous lire des poèmes héroïques, des tragédies,
des dithyrambes, toutes sortes d’ouvrages en prose, en vers, que j’ai composés
sur toutes sortes de sujets ; je suis prêt à discourir sur la musique, sur la
grammaire ; prêt à répondre à toutes sortes de questions.
Pendant
que ce sophiste étalait avec complaisance sa vanité, des peintres exposaient
à tous les yeux les tableaux qu’ils venaient d’achever ; des rhapsodes
chantaient des fragments d’Homère et d’Hésiode : l’un d’entre eux nous
fit entendre un poème entier d’Empédocle : des poètes, des orateurs, des
philosophes, des historiens, placés aux péristyles des temples et dans les
endroits éminents, récitaient leurs ouvrages : les uns traitaient des sujets
de morale ; d’autres faisaient l’éloge des jeux olympiques, ou de leur
patrie, ou des princes dont ils mendiaient la protection.
Environ
trente ans auparavant, Denys, tyran de Syracuse, avait voulu s’attirer
l’admiration de l’assemblée. On y vit arriver de sa part, et sous la
direction de son frère Théaridès, une députation solennelle, chargée de présenter
des offrandes à Jupiter ; plusieurs chars attelés de quatre chevaux, pour
disputer le prix de la course ; quantité de tentes somptueuses qu’on dressa
dans la campagne, et une foule d’excellents déclamateurs qui devaient réciter
publiquement les poésies de ce prince. Leur talent et la beauté de leurs voix
fixèrent d’abord l’attention des grecs, déjà prévenus par la
magnificence de tant d’apprêts ; mais bientôt fatigués de cette lecture
insipide, ils lancèrent contre Denys les traits les plus sanglants, et leur mépris
alla si loin, que plusieurs d’entre eux renversèrent ses tentes et les pillèrent.
Pour comble de disgrâce, les chars sortirent de la lice ou se brisèrent les
uns contre les autres, et le vaisseau qui ramenait ce cortège fut jeté par la
tempête sur les côtes d’Italie. Tandis qu’à Syracuse le public disait que
les vers de Denys avaient porté malheur aux déclamateurs, aux chevaux et au
navire, on soutenait à la cour que l’envie s’attache toujours au talent.
Quatre ans après, Denys envoya de nouveaux ouvrages et des acteurs plus
habiles, mais qui tombèrent encore plus honteusement que les premiers. à cette
nouvelle, il se livra aux excès de la frénésie : et n’ayant pour soulager
sa douleur, que la ressource des tyrans, il exila, et fit couper des têtes.
Nous
suivions avec assiduité les lectures qui se faisaient à Olympie. Les présidents
des jeux y assistaient quelquefois, et le peuple s’y portait avec
empressement. Un jour qu’il paraissait écouter avec une attention plus marquée,
on entendit retentir de tous côtés le nom de Polydamas. Aussitôt la plupart
des assistants coururent après Polydamas. C’était un athlète de Thessalie,
d’une grandeur et d’une force prodigieuse. On racontait de lui qu’étant
sans armes sur le mont Olympe, il avait abattu un lion énorme sous ses coups ;
qu’ayant saisi un taureau furieux, l’animal ne put s’échapper qu’en
laissant la corne de son pied entre les mains de l’athlète ; que les chevaux
les plus vigoureux ne pouvaient faire avancer un char qu’il retenait par derrière
d’une seule main. Il avait remporté plusieurs victoires dans les jeux publics
; mais comme il était venu trop tard à Olympie, il ne put être admis au
concours. Nous apprîmes dans la suite la fin tragique de cet homme
extraordinaire : il était entré avec quelques-uns de ses amis dans une caverne
pour se garantir de la chaleur ; la voûte de la caverne s’entrouvrit ; ses
amis s’enfuirent ; Polydamas voulut soutenir la montagne, et en fut écrasé (39).
Plus
il est difficile de se distinguer parmi les nations policées, plus la vanité y
devient inquiète, et capable des plus grands excès. Dans un autre voyage que
je fis à Olympie, j’y vis un médecin de Syracuse, appelé Ménécrate, traînant
à sa suite plusieurs de ceux qu’il avait guéris, et qui s’étaient obligés
avant le traitement, de le suivre partout. L’un paraissait avec les attributs
d’Hercule ; un autre avec ceux d’Apollon, d’autres avec ceux de Mercure ou
d’Esculape. Pour lui, revêtu d’une robe de pourpre, ayant une couronne
d’or sur la tête, et un sceptre à la main, il se donnait en spectacle sous
le nom de Jupiter, et courait le monde escorté de ces nouvelles divinités. Il
écrivit un jour au roi de Macédoine la lettre suivante :
« Ménécrate
Jupiter à Philippe, salut. Tu règnes dans la Macédoine, et moi dans la médecine
; tu donnes la mort à ceux qui se portent bien, je rends la vie aux malades ;
ta garde est formée de macédoniens, les dieux composent la mienne. »
Philippe lui répondit en deux mots, qu’il lui souhaitait un retour de raison
(40).
Quelque temps après, ayant appris qu’il était en Macédoine, il le fit
venir, et le pria à souper. Ménécrate et ses compagnons furent placés sur
des lits superbes et exhaussés ; devant eux était un autel chargé des prémices
des moissons ; et pendant qu’on présentait un excellent repas aux autres
convives, on n’offrit que des parfums et des libations à ces nouveaux dieux,
qui, ne pouvant supporter cet affront, sortirent brusquement de la salle, et ne
reparurent plus depuis.
Un
autre trait ne sert pas moins à peindre les mœurs des grecs, et la légèreté
de leur caractère. Il se donna un combat dans l’enceinte sacrée, pendant
qu’on célébrait les jeux, il y a huit ans. Ceux de Pise en avaient usurpé
l’intendance sur les Éléens, qui voulaient reprendre leurs droits. Les uns
et les autres, soutenus de leurs alliés, pénétrèrent dans l’enceinte :
l’action fut vive et meurtrière. On vit les spectateurs sans nombre que les fêtes
avaient attirés, et qui étaient presque tous couronnés de fleurs, se ranger
tranquillement autour du champ de bataille, témoigner dans cette occasion la même
espèce d’intérêt que pour les combats des athlètes, et applaudir tour à
tour avec les mêmes transports aux succès de l’une et de l’autre armée (41).
Il
me reste à parler des exercices qui demandent plus de force que les précédents,
tels que la lutte, le pugilat, le pancrace et le pentathle. Je ne suivrai point
l’ordre dans lequel ces combats furent donnés, et je commencerai par la
lutte.
On
se propose dans cet exercice de jeter son adversaire par terre, et de le forcer
à se déclarer vaincu. Les athlètes qui devaient concourir, se tenaient dans
un portique voisin ; ils furent appelés à midi. Ils étaient au nombre de sept
; on jeta autant de bulletins dans une boîte placée devant les présidents des
jeux. Deux de ces bulletins étaient marqués de la lettre a, deux autres de la
lettre b, deux autres d’un c, et le septième d’un d : on les agita dans la
boîte ; chaque athlète prit le sien, et l’un des présidents appareilla ceux
qui avaient tiré la même lettre. Ainsi il y eut trois couples de lutteurs, et
le septième fut réservé pour combattre contre les vainqueurs des autres. Ils
se dépouillèrent de tout vêtement, et après s’être frottés d’huile,
ils se roulèrent dans le sable, afin que leurs adversaires eussent moins de
prise en voulant les saisir.
Aussitôt
un Thébain et un Argien s’avancent dans le stade ; ils s’approchent, se
mesurent des yeux et s’empoignent par les bras. Tantôt appuyant leur front
l’un contre l’autre, ils se poussent avec une action égale, paraissent
immobiles, et s’épuisent en efforts superflus ; tantôt ils s’ébranlent
par des secousses violentes, s’entrelacent comme des serpents, s’allongent,
se raccourcissent, se plient en avant, en arrière, sur les côtés ; une sueur
abondante coule de leurs membres affaiblis ; ils respirent un moment, se
prennent par le milieu du corps, et après avoir employé de nouveau la ruse et
la force, le Thébain enlève son adversaire ; mais il plie sous le poids : ils
tombent, se roulent dans la poussière, et reprennent tour à tour le dessus. À
la fin, le Thébain, par l’entrelacement de ses jambes et de ses bras, suspend
tous les mouvements de son adversaire qu’il tient sous lui, le serre à la
gorge, et le force à lever la main pour marque de sa défaite. Ce n’est pas
assez néanmoins pour obtenir la couronne ; il faut que le vainqueur terrasse au
moins deux fois son rival ; et communément ils en viennent trois fois aux
mains. L’argien eut l’avantage dans la seconde action, et le Thébain reprit
le sien dans la troisième.
Après
que les deux autres couples de lutteurs eurent achevé leurs combats, les
vaincus se retirèrent accablés de honte et de douleur. Il restait trois
vainqueurs, un Agrigentin, un éphésien, et le Thébain dont j’ai parlé. Il
restait aussi un rhodien que le sort avait réservé. Il avait l’avantage
d’entrer tout frais dans la lice ; mais il ne pouvait remporter le prix sans
livrer plus d’un combat. Il triompha de l’agrigentin, fut terrassé par l’éphésien,
qui succomba sous le Thébain : ce dernier obtint la palme. Ainsi une première
victoire doit en amener d’autres ; et dans un concours de sept athlètes, il
peut arriver que le vainqueur soit obligé de lutter contre quatre antagonistes,
et d’engager avec chacun d’eux jusqu’à trois actions différentes.
Il
n’est pas permis dans la lutte de porter des coups à son adversaire ; dans le
pugilat il n’est permis que de le frapper. Huit athlètes se présentèrent
pour ce dernier exercice, et furent, ainsi que les lutteurs, appareillés par le
sort. Ils avaient la tête couverte d’une calotte d’airain, et leurs poings
étaient assujettis par des espèces de gantelets formés de lanières de cuir
qui se croisaient en tous sens.
Les
attaques furent aussi variées que les accidents qui les suivirent. Quelquefois
on voyait deux athlètes faire divers mouvements pour n’avoir pas le soleil
devant les yeux, passer des heures entières à s’observer, à épier chacun
l’instant où son adversaire laisserait une partie de son corps sans défense,
à tenir leurs bras élevés et tendus de manière à mettre leur tête à
couvert, à les agiter rapidement, pour empêcher l’ennemi d’approcher.
Quelquefois ils s’attaquaient avec fureur, et faisaient pleuvoir l’un sur
l’autre une grêle de coups. Nous en vîmes qui, se précipitant le bras levé
sur leur ennemi prompt à les éviter, tombaient pesamment sur la terre, et se
brisaient tout le corps ; d’autres qui, épuisés et couverts de blessures
mortelles, se soulevaient tout à coup, et prenaient de nouvelles forces dans
leur désespoir ; d’autres enfin qu’on retirait du champ de bataille,
n’ayant sur le visage aucun trait qu’on pût reconnaître, et ne donnant
d’autre signe de vie que le sang qu’ils vomissaient à gros bouillons.
Je
frémissais à la vue de ce spectacle, et mon âme s’ouvrait toute entière à
la pitié, quand je voyais de jeunes enfants faire l’apprentissage de tant de
cruautés. Car on les appelait aux combats de la lutte et du ceste avant que
d’appeler les hommes faits. Cependant les grecs se repaissaient avec plaisir
de ces horreurs : ils animaient par leurs cris ces malheureux, acharnés les uns
contre les autres ; et les grecs sont doux et humains ! Certes, les dieux nous
ont accordé un pouvoir bien funeste et bien humiliant, celui de nous accoutumer
à tout, et d’en venir au point de nous faire un jeu de la barbarie, ainsi que
du vice.
Les
exercices cruels auxquels on élève ces enfants, les épuisent de si bonne
heure, que dans les listes des vainqueurs aux jeux olympiques, on en trouve à
peine deux ou trois qui aient remporté le prix dans leur enfance et dans un âge
plus avancé. Dans les autres exercices il est aisé de juger du succès : dans
le pugilat il faut que l’un des combattants avoue sa défaite. Tant qu’il
lui reste un degré de force, il ne désespère pas de la victoire, parce
qu’elle peut dépendre de ses efforts et de sa fermeté. On nous raconta
qu’un athlète ayant eu les dents brisées par un coup terrible, prit le parti
de les avaler, et que son rival, voyant son attaque sans effet, se crut perdu
sans ressource, et se déclara vaincu.
Cet
espoir fait qu’un athlète cache ses douleurs sous un air menaçant et une
contenance fière, qu’il risque souvent de périr, qu’il périt en effet
quelquefois, malgré l’attention du vainqueur et la sévérité des lois, qui
défendent à ce dernier de tuer son adversaire, sous peine d’être privé de
la couronne. La plupart, en échappant à ce danger, restent estropiés toute
leur vie, ou conservent des cicatrices qui les défigurent. De là vient peut-être
que cet exercice est le moins estimé de tous, et qu’il est presque entièrement
abandonné aux gens du peuple. Au reste, ces hommes durs et féroces supportent
plus facilement les coups et les blessures, que la chaleur qui les accable : car
ces combats se donnent dans le canton de la Grèce, dans la saison de l’année,
dans l’heure du jour où les feux du soleil sont si ardents, que les
spectateurs ont de la peine à les soutenir.
Ce
fut dans le moment qu’ils semblaient redoubler de violence, que se donna le
combat du pancrace, exercice composé de la lutte et du pugilat, à cette différence
près, que les athlètes ne devant pas se saisir au corps, n’ont point les
mains armées de gantelets, et portent des coups moins dangereux. L’action fut
bientôt terminée : il était venu la veille un Sicyonien, nommé Sostrate, célèbre
par quantité de couronnes qu’il avait recueillies, et par les qualités qui
les lui avaient procurées. La plupart de ses rivaux furent écartés par sa présence,
les autres par ses premiers essais ; car dans ces préliminaires, où les athlètes
préludent en se prenant par les mains, il serrait et tordait avec tant de
violence les doigts de ses adversaires, qu’il décidait sur le champ la
victoire en sa faveur.
Les
athlètes dont j’ai fait mention ne s’étaient exercés que dans ce genre,
ceux dont je vais parler s’exercent dans toutes les espèces de combats. En
effet le pentathle comprend non seulement la course à pied, la lutte, le
pugilat et le pancrace, mais encore le saut, le jet du disque et celui du
javelot. Dans ce dernier exercice il suffit de lancer le javelot, et de frapper
au but proposé. Les disques ou palets sont des masses de métal ou de pierre,
de forme lenticulaire, c’est-à-dire rondes, et plus épaisses dans le milieu
que vers les bords, très lourdes, d’une surface très polie, et par là même
très difficiles à saisir. On en conserve trois à Olympie, qu’on présente
à chaque renouvellement des jeux, et dont l’un est percé d’un trou pour y
passer une courroie. L’athlète placé sur une petite élévation pratiquée
dans le stade, tient le palet avec sa main, ou par le moyen d’une courroie,
l’agite circulairement, et le lance de toutes ses forces : le palet vole dans
les airs, tombe et roule dans la lice. On marque l’endroit où il s’arrête
; et c’est à le dépasser, que tendent les efforts successifs des autres athlètes.
Il
faut obtenir le même avantage dans le saut, exercice dont tous les mouvements
s’exécutent au son de la flûte. Les athlètes tiennent dans leurs mains des
contrepoids, qui, dit-on, leur facilitent les moyens de franchir un plus grand
espace. Quelques-uns, dit-on, s’élancent au-delà de 50 pieds (42).
Les
athlètes qui disputent le prix du pentathle, doivent, pour l’obtenir,
triompher au moins dans les trois premiers combats auxquels ils s’engagent.
Quoiqu’ils ne puissent pas se mesurer en particulier avec les athlètes de
chaque profession, ils sont néanmoins très estimés, parce qu’en
s’appliquant à donner au corps la force, la souplesse et la légèreté dont
il est susceptible, ils remplissent tous les objets qu’on s’est proposés
dans l’institution des jeux et de la gymnastique.
Le
dernier jour des fêtes fut destiné à couronner les vainqueurs. Cette cérémonie
glorieuse pour eux, se fit dans le bois sacré, et fut précédée par des
sacrifices pompeux. Quand ils furent achevés, les vainqueurs, à la suite des
présidents des jeux, se rendirent au théâtre, parés de riches habits, et
tenant une palme à la main. Ils marchaient dans l’ivresse de la joie, au son
des flûtes, entourés d’un peuple immense, dont les applaudissements
faisaient retentir les airs. On voyait ensuite paraître d’autres athlètes
montés sur des chevaux et sur des chars. Leurs coursiers superbes se montraient
avec toute la fierté de la victoire ; ils étaient ornés de fleurs, et
semblaient participer au triomphe.
Parvenus
au théâtre, les présidents des jeux firent commencer l’hymne composé
autrefois par le poète Archiloque, et destiné à relever la gloire des
vainqueurs, et l’éclat de cette cérémonie. Après que les spectateurs
eurent joint, à chaque reprise, leurs voix à celles des musiciens, le héraut
se leva, et annonça que Porus, né dans la ville de Sicyone, avait remporté le
prix du stade. Cet athlète se présenta devant le chef des présidents, qui lui
mit sur la tête une couronne d’olivier sauvage, cueillie, comme toutes celles
qu’on distribue à Olympie, sur un arbre qui est derrière le temple de
Jupiter, et devenu par sa destination l’objet de la vénération publique.
Aussitôt toutes ces expressions de joie et d’admiration, dont on l’avait
honoré dans le moment de sa victoire, se renouvelèrent avec tant de force et
de profusion, que Porus me parut au comble de la gloire. C’est en effet à
cette hauteur que tous les assistants le voyaient placé ; et je n’étais plus
surpris des épreuves laborieuses auxquelles se soumettent les athlètes, ni des
effets extraordinaires que ce concert de louanges a produits plus d’une fois.
On nous disait, à cette occasion, que le sage Chilon expira de joie en
embrassant son fils, qui venait de remporter la victoire, et que l’assemblée
des jeux olympiques se fit un devoir d’assister à ses funérailles. Dans le
siècle dernier, ajoutait-on, nos pères furent témoins d’une scène encore
plus intéressante.
Diagoras
de Rhodes, qui avait rehaussé l’éclat de sa naissance par une victoire
remportée dans nos jeux, amena dans ces lieux deux de ses enfants, qui
concoururent et méritèrent la couronne. À peine l’eurent-ils reçue,
qu’ils la posèrent sur la tête de leur père ; et le prenant sur leurs épaules,
le menèrent en triomphe au milieu des spectateurs, qui le félicitaient en
jetant des fleurs sur lui, et dont quelques-uns lui disaient : mourez, Diagoras
; car vous n’avez plus rien à désirer. Le vieillard ne pouvant suffire à
son bonheur, expira aux yeux de l’assemblée attendrie de ce spectacle, baigné
des pleurs de ses enfants qui le pressaient entre leurs bras.
Ces
éloges donnés aux vainqueurs sont quelquefois troublés, ou plutôt honorés
par les fureurs de l’envie. Aux acclamations publiques j’entendis
quelquefois se mêler des sifflements, de la part de plusieurs particuliers nés
dans des villes ennemies de celles qui avaient donné le jour aux vainqueurs.
À
ces traits de jalousie, je vis succéder des traits non moins frappants
d’adulation ou de générosité. Quelques-uns de ceux qui avaient remporté le
prix à la course des chevaux et des chars, faisaient proclamer à leur place
des personnes dont ils voulaient se ménager la faveur, ou dont ils chérissaient
l’amitié. Les athlètes qui triomphent dans les autres combats, ne pouvant se
substituer personne, ont aussi des ressources pour satisfaire leur avarice ; ils
se disent, au moment de la proclamation, originaires d’une ville de laquelle
ils ont reçu des présents, et risquent ainsi d’être exilés de leur patrie,
dont ils ont sacrifié la gloire. Le roi Denys, qui trouvait plus facile
d’illustrer sa capitale que de la rendre heureuse, envoya plus d’une fois
des agents à Olympie, pour engager les vainqueurs des jeux à se déclarer Syracusain
; mais comme l’honneur ne s’acquiert pas à prix d’argent, ce
fut une égale honte pour lui d’avoir corrompu les uns, et de n’avoir pu
corrompre les autres.
La
voie de séduction est souvent employée pour écarter un concurrent redoutable,
pour l’engager à céder la victoire en ménageant ses forces, pour tenter
l’intégrité des juges ; mais les athlètes convaincus de ces manœuvres,
sont fouettés avec des verges, ou condamnés à de fortes amendes. On voit ici
plusieurs statues de Jupiter, en bronze, construites des sommes provenues de ces
amendes. Les inscriptions dont elles sont accompagnées, éternisent la nature
du délit, et le nom des coupables.
Le
jour même du couronnement, les vainqueurs offrirent des sacrifices en actions
de grâces. Ils furent inscrits dans les registres publics des Éléens, et
magnifiquement traités dans une des salles du Prytanée. Les jours suivants,
ils donnèrent eux-mêmes des repas, dont la musique et la danse augmentèrent
les agréments. La poésie fut ensuite chargée d’immortaliser leurs noms, et
la sculpture de les représenter sur le marbre ou sur l’airain, quelques-uns
dans la même attitude où ils avaient remporté la victoire.
Suivant
l’ancien usage, ces hommes déjà comblés d’honneurs sur le champ de
bataille, rentrent dans leur patrie avec tout l’appareil du triomphe, précédés
et suivis d’un cortège nombreux, vêtus d’une robe teinte en pourpre,
quelquefois sur un char à deux ou à quatre chevaux, et par une brèche pratiquée
dans le mur de la ville. On cite encore l’exemple d’un citoyen d’Agrigente
en Sicile, nommé Exénète, qui parut dans cette ville sur un char magnifique,
et accompagné de quantité d’autres chars, parmi lesquels on en distinguait
300 attelés de chevaux blancs.
En
certains endroits, le trésor public leur fournit une subsistance honnête ; en
d’autres, ils sont exempts de toute charge ; à Lacédémone, ils ont
l’honneur dans un jour de bataille, de combattre auprès du roi ; presque
partout ils ont la préséance à la représentation des jeux ; et le titre de
vainqueur olympique ajouté à leur nom, leur concilie une estime et des égards
qui font le bonheur de leur vie.
Quelques-uns font rejaillir les distinctions qu’ils reçoivent,
sur les chevaux qui les leur ont procurées ; ils leur ménagent une vieillesse
heureuse ; ils leur accordent une sépulture honorable ; et quelquefois même
ils élèvent des pyramides sur leurs tombeaux.
Suite du voyage de l’Élide. Xénophon à Scillonte.
Xénophon
avait une habitation à Scillonte, petite ville située à 20 stades d’Olympie
(43). Les troubles du Péloponnèse l’obligèrent
de s’en éloigner, et d’aller s’établir à Corinthe, où je le trouvai
lorsque j’arrivai en Grèce (44). Dès qu’ils
furent apaisés, il revint à Scillonte (45) ; et
le lendemain des fêtes nous nous rendîmes chez lui avec Diodore son fils, qui
ne nous avait pas quittés pendant tout le temps qu’elles durèrent.
Le domaine de Xénophon était considérable. Il en devait une partie à la générosité
des Lacédémoniens ; il avait acheté l’autre, pour la consacrer à Diane, et
s’acquitter ainsi d’un vœu qu’il fit en revenant de Perse. Il réservait
le dixième du produit pour l’entretien d’un temple qu’il avait construit
en l’honneur de la déesse, et pour un pompeux sacrifice qu’il renouvelait
tous les ans.
Auprès du temple s’élève un verger qui donne diverses espèces de fruits.
Le Sélinus, petite rivière abondante en poissons, promène avec lenteur ses
eaux limpides au pied d’une riche colline, à travers des prairies où
paissent tranquillement les animaux destinés aux sacrifices. Au dedans, au
dehors de la terre sacrée, des bois distribués dans la plaine ou sur les
montagnes, servent de retraites aux chevreuils, aux cerfs et aux sangliers.
C’est dans cet heureux séjour, que Xénophon avait composé la plupart de ses
ouvrages, et que depuis une longue suite d’années, il coulait des jours
consacrés à la philosophie, à la bienfaisance, à l’agriculture, à la
chasse, à tous les exercices qui entretiennent la liberté de l’esprit et la
santé du corps. Ses premiers soins furent de nous procurer les amusements
assortis à notre âge, et ceux que la campagne offre à un âge plus avancé.
Il nous montrait ses chevaux, ses plantations, les détails de son ménage : et
nous vîmes presque partout réduits en pratique les préceptes qu’il avait
semés dans ses différents ouvrages. D’autres fois il nous exhortait
d’aller à la chasse, qu’il ne cessait de recommander aux jeunes gens comme
l’exercice le plus propre à les accoutumer aux travaux de la guerre.
Diodore nous menait souvent à celle des cailles, des perdrix, et de plusieurs
sortes d’oiseaux. Nous en tirions de leurs cages pour les attacher au milieu
de nos filets. Les oiseaux de même espèce, attirés par leurs cris, tombaient
dans le piége, et perdaient la vie ou la liberté.
Ces jeux en amenaient d’autres plus vifs et plus variés. Diodore avait
plusieurs meutes de chiens, l’une pour le lièvre, une autre pour le cerf, une
troisième, tirée de la Laconie ou de la Locride, pour le sanglier. Il les
connaissait tous par leurs noms (46), leurs défauts
et leurs bonnes qualités. Il savait mieux que personne la tactique de cette espèce
de guerre, et il en parlait aussi bien que son père en avait écrit. Voici
comment se faisait la chasse du lièvre.
On avait tendu des filets de différentes grandeurs, dans les sentiers et dans
les issues secrètes par où l’animal pouvait s’échapper. Nous sortîmes
habillés à la légère, un bâton à la main. Le piqueur détacha un des
chiens ; et dès qu’il le vit sur la voie, il découpla les autres, et bientôt
le lièvre fut lancé. Dans ce moment tout sert à redoubler l’intérêt, les
cris de la meute, ceux des chasseurs qui l’animent, les courses et les ruses
du lièvre, qu’on voit dans un clin d’œil parcourir la plaine et les
collines, franchir les fossés, s’enfoncer dans des taillis, paraître et
disparaître plusieurs fois, et finir par s’engager dans l’un des piéges
qui l’attendent au passage. Un garde placé tout auprès s’empare de la
proie, et la présente aux chasseurs qu’il appelle de la voix et du geste.
Dans la joie du triomphe, on commence une nouvelle battue. Nous en faisions
plusieurs dans la journée. Quelquefois le lièvre nous échappait, en passant
le Sélinus à la nage.
À l’occasion du sacrifice que Xénophon offrait tous les ans à Diane, ses
voisins, hommes et femmes, se rendaient à Scillonte. Il traitait lui-même ses
amis. Le trésor du temple était chargé de l’entretien des autres
spectateurs. On leur fournissait du vin, du pain, de la farine, des fruits, et
une partie des victimes immolées ; on leur distribuait aussi les sangliers, les
cerfs et les chevreuils, qu’avait fait tomber sous ses coups la jeunesse des
environs, qui, pour se trouver aux différentes chasses, s’était rendue à
Scillonte, quelques jours avant la fête. Pour la chasse du sanglier nous avions
des épieux, des javelots et de gros filets. Les pieds de l’animal récemment
gravés sur le terrain, l’impression de ses dents, restée sur l’écorce des
arbres, et d’autres indices nous menèrent auprès d’un taillis fort épais.
On détacha un chien de Laconie ; il suivit la trace, et parvenu au fort où se
tenait l’animal, il nous avertit par un cri, de sa découverte. On le retira
aussitôt ; on dressa les filets dans les refuites ; nous prîmes nos postes. Le
sanglier arriva de mon côté. Loin de s’engager dans le filet, il s’arrêta,
et soutint pendant quelques moments l’attaque de la meute entière, dont les
aboiements faisaient retentir la forêt, et celle des chasseurs qui
s’approchaient pour lui lancer des traits et des pierres. Bientôt après il
fondit sur Moschion, qui l’attendit de pied ferme dans le dessein de
l’enferrer ; mais l’épieu glissa sur l’épaule, et tomba des mains du
chasseur, qui sur le champ prit le parti de se coucher la face contre terre. Je
crus sa perte assurée. Déjà le sanglier, ne trouvant point de prise pour le
soulever, le foulait aux pieds, lorsqu’il vit Diodore qui accourait au secours
de son compagnon : il s’élança aussitôt sur ce nouvel ennemi, qui, plus
adroit ou plus heureux, lui plongea son épieu à la jointure de l’épaule.
Nous eûmes alors un exemple effrayant de la férocité de cet animal. Quoique
atteint d’un coup mortel, il continua de s’avancer avec fureur contre
Diodore, et s’enfonça lui-même le fer jusqu’à la garde. Plusieurs de nos
chiens furent tués ou blessés dans cette action, moins pourtant que dans une
seconde, où le sanglier se fit battre pendant toute une journée. D’autres
sangliers, poursuivis par les chiens, tombèrent dans les piéges qu’on avait
couverts de branches.
Les jours suivants, des cerfs périrent de la même manière. Nous en lançâmes
plusieurs autres, et notre meute les fatigua tellement, qu’ils s’arrêtaient
à la portée de nos traits, ou se jetaient, tantôt dans les étangs, et tantôt
dans la mer.
Pendant tout le temps que durèrent les chasses, la conversation n’avait pas
d’autre objet. On racontait les moyens imaginés par différents peuples pour
prendre les lions, les panthères, les ours, et les diverses espèces
d’animaux féroces. En certains endroits, on mêle du poison aux eaux
stagnantes et aux aliments, dont ils apaisent leur faim ou leur soif. En
d’autres, des cavaliers forment une enceinte pendant la nuit autour de
l’animal, et l’attaquent au point du jour, souvent au risque de leur vie.
Ailleurs, on creuse une fosse vaste et profonde ; on y laisse en réserve une
colonne de terre, sur laquelle on attache une chèvre ; tout autour est
construite une palissade impénétrable et sans issue ; l’animal sauvage attiré
par les cris de la chèvre, saute par dessus la barrière, tombe dans la fosse,
et ne peut plus en sortir.
On disait encore qu’il s’est établi entre les éperviers et les habitants
d’un canton de la Thrace une espèce de société ; que les premiers
poursuivent les petits oiseaux, et les forcent de se rabattre sur la terre ; que
les seconds les tuent à coups de bâton, les prennent aux filets, et partagent
la proie avec leurs associés. Je doute du fait ; mais après tout, ce ne serait
pas la première fois que des ennemis irréconciliables se seraient réunis,
pour ne laisser aucune ressource à la faiblesse.
Comme rien n’est si intéressant que d’étudier un grand homme dans sa
retraite, nous passions une partie de la journée à nous entretenir avec Xénophon,
à l’écouter, à l’interroger, à le suivre dans les détails de sa vie
privée. Nous retrouvions dans ses conversations la douceur et l’élégance
qui règnent dans ses écrits. Il avait tout à la fois le courage des grandes
choses, et celui des petites, beaucoup plus rare et plus nécessaire que le
premier ; il devait à l’un une fermeté inébranlable, à l’autre une
patience invincible.
Quelques années auparavant, sa fermeté fut mise à la plus rude épreuve pour
un cœur sensible. Grillus, l’aîné de ses fils, qui servait dans la
cavalerie Athénienne, ayant été tué à la bataille de Mantinée, cette
nouvelle fut annoncée à Xénophon au moment qu’entouré de ses amis et de
ses domestiques, il offrait un sacrifice. Au milieu des cérémonies, un murmure
confus et plaintif se fait entendre ; le courrier s’approche : les Thébains
ont vaincu, lui dit-il, et Grillus... des larmes abondantes l’empêchent
d’achever. Comment est-il mort ? Répond ce malheureux père, en ôtant la
couronne qui lui ceignait le front. Après les plus beaux exploits, avec les
regrets de toute l’armée, reprit le courier. À ces mots, Xénophon remit la
couronne sur sa tête, et acheva le sacrifice. Je voulus un jour lui parler de
cette perte, il se contenta de me répondre : hélas ! Je savais qu’il était
mortel ; et il détourna la conversation.
Une autre fois nous lui demandâmes comment il avait connu Socrate. J’étais
bien jeune, dit-il ; je le rencontrai dans une rue d’Athènes fort étroite :
il me barra le chemin avec son bâton, et me demanda où l’on trouvait les
choses nécessaires à la vie. Au marché, lui répondis-je. Mais, répliqua-t-il,
où trouve-t-on à devenir honnête homme ? Comme j’hésitais, il me dit :
suivez-moi, et vous l’apprendrez. Je le suivis, et ne le quittai que pour me
rendre à l’armée de Cyrus. À mon retour, j’appris que les Athéniens
avaient fait mourir le plus juste des hommes. Je n’eus d’autre consolation
que de transmettre par mes écrits les preuves de son innocence, aux nations de
la Grèce, et peut-être même à la postérité. Je n’en ai pas de plus
grande maintenant que de rappeler sa mémoire, et de m’entretenir de ses
vertus. Comme nous partagions un intérêt si vif et si tendre, il nous
instruisit en détail du système de vie que Socrate avait embrassé, et nous
exposa sa doctrine, telle qu’elle était en effet, bornée uniquement à la
morale, sans mélange de dogmes étrangers, sans toutes ces discussions de
physique et de métaphysique que Platon a prêtées à son maître. Comment
pourrais-je blâmer Platon, pour qui je conserve une profonde vénération ?
Cependant, il faut l’avouer, c’est moins dans ses dialogues que dans ceux de
Xénophon, qu’on doit étudier les opinions de Socrate. Je tâcherai de les développer
dans la suite de cet ouvrage, enrichi presque partout des lumières que je dois
aux conversations de Scillonte.
L’esprit orné de connaissances utiles, et depuis longtemps exercé à la réflexion,
Xénophon écrivit pour rendre les hommes meilleurs en les éclairant ; et tel
était son amour pour la vérité, qu’il ne travailla sur la politique,
qu’après avoir approfondi la nature des gouvernements ; sur l’histoire, que
pour raconter des faits qui, pour la plupart, s’étaient passés sous ses yeux
; sur l’art militaire, qu’après avoir servi et commandé avec la plus
grande distinction ; sur la morale, qu’après avoir pratiqué les leçons
qu’il en donnait aux autres.
J’ai connu peu de philosophes aussi vertueux, peu d’hommes aussi aimables.
Avec quelle complaisance et quelle grâce il répondait à nos questions ! Nous
promenant un jour sur les bords du Sélinus, Diodore, Philotas et moi, nous eûmes
une dispute assez vive sur la tyrannie des passions. Ils prétendaient que
l’amour même ne pouvait nous asservir malgré nous. Je soutenais le
contraire. Xénophon survint : nous le prîmes pour juge ; il nous raconta
l’histoire suivante.
Après la bataille que le grand Cyrus gagna contre les Assyriens, on partagea le
butin, et l’on réserva pour ce prince une tente superbe, et une captive qui surpassait
toutes les autres en beauté. C’était Panthée, reine de la Susiane.
Abradate, son époux, était allé dans la Bactriane chercher des secours pour
l’armée des Assyriens.
Cyrus refusa de la voir, et en confia la garde à un jeune seigneur Mède, nommé
Araspe, qui avait été élevé avec lui. Araspe décrivit la situation
humiliante où elle se trouvait, quand elle s’offrit à ses yeux. Elle était,
dit-il, dans sa tente, assise par terre, entourée de ses femmes, vêtue comme
une esclave, la tête baissée et couverte d’un voile. Nous lui ordonnâmes de
se lever ; toutes ses femmes se levèrent à la fois. Un de nous cherchant à la
consoler, nous savons, lui dit-il, que votre époux a mérité votre amour par
ses qualités brillantes ; mais Cyrus à qui vous êtes destinée, est le prince
le plus accompli de l’Orient. À ces mots elle déchira son voile ; et ses
sanglots, mêlés avec les cris de ses suivantes, nous peignirent toute
l’horreur de son état. Nous eûmes alors plus de temps pour la considérer,
et nous pouvons vous assurer que jamais l’Asie n’a produit une pareille
beauté : mais vous en jugerez bientôt vous-même.
Non, dit Cyrus ; votre récit est un nouveau motif pour moi d’éviter sa présence
: si je la voyais une fois, je voudrais la voir encore, et je risquerais
d’oublier auprès d’elle le soin de ma gloire et de mes conquêtes. Et
pensez-vous, reprit le jeune Mède, que la beauté exerce son empire avec tant
de force, qu’elle puisse nous écarter de notre devoir malgré nous-mêmes ?
Pourquoi donc ne soumet-elle pas également tous les cœurs ? D’où vient que
nous n’oserions porter des regards incestueux sur celles de qui nous tenons le
jour, ou qui l’ont reçu de nous ? C’est que la loi nous le défend ; elle
est donc plus forte que l’amour. Mais si elle nous ordonnait d’être
insensibles à la faim et à la soif, au froid et à la chaleur, ses ordres
seraient suivis de la révolte de tous nos sens. C’est que la nature est plus
forte que la loi. Ainsi rien ne pourrait résister à l’amour s’il était
invincible par lui-même ; ainsi on n’aime que quand on veut aimer. Si l’on
était le maître de s’imposer ce joug, dit Cyrus, on ne le serait pas moins
de le secouer. Cependant j’ai vu des amants verser des larmes de douleur sur
la perte de leur liberté, et s’agiter dans des chaînes qu’ils ne pouvaient
ni rompre ni porter. C’étaient, répondit le jeune homme, de ces cœurs lâches,
qui font un crime à l’amour de leur propre
faiblesse. Les âmes généreuses soumettent leurs passions à leur devoir.
Araspe, Araspe ! Dit Cyrus en le quittant, ne voyez pas si souvent la princesse.
Panthée joignait aux avantages de la figure, des qualités que le malheur
rendait encore plus touchantes. Araspe crut devoir lui accorder des soins,
qu’il multipliait sans s’en apercevoir, et comme elle y répondait par des
attentions qu’elle ne pouvait lui refuser, il confondit ces expressions de
reconnaissance avec le désir de plaire, et conçut insensiblement pour elle un
amour si effréné, qu’il ne put le contenir dans le silence. Panthée en
rejeta l’aveu sans hésiter ; mais elle n’en avertit Cyrus, que lorsque
Araspe l’eut menacée d’en venir aux dernières extrémités.
Cyrus fit dire aussitôt à son favori, qu’il devait employer auprès de la
princesse les voies de la persuasion, et non celles de la violence. Cet avis fut
un coup de foudre pour Araspe. Il rougit de sa conduite ; et la crainte
d’avoir déplu à son maître le remplit tellement de honte et de douleur, que
Cyrus, touché de son état, le fit venir en sa présence. « Pourquoi, lui
dit-il, craignez-vous de m’aborder ? Je sais trop bien que l’amour se joue
de la sagesse des hommes, et de la puissance des dieux. Moi-même, ce n’est
qu’en l’évitant que je me soustrais à ses coups. Je ne vous impute point
une faute dont je suis le premier auteur ; c’est moi qui, en vous confiant la
princesse, vous ai exposé à des dangers au dessus de vos forces. Eh quoi !
s’écria le jeune Mède, tandis que mes ennemis triomphent, que mes amis
consternés me conseillent de me dérober à votre colère, que tout le monde se
réunit pour m’accabler, c’est mon roi qui daigne me consoler ! ô Cyrus,
vous êtes toujours semblable à vous-même, toujours indulgent pour des
faiblesses que vous ne partagez pas, et que vous excusez parce que vous
connaissez les hommes. »
« Profitons, reprit Cyrus, de la disposition des esprits. Je veux être
instruit des forces et des projets de mes ennemis : passez dans leur camp ;
votre fuite simulée aura l’air d’une disgrâce, et vous attirera leur
confiance. J’y vole, répondit Araspe, trop heureux d’expier ma faute par un
si faible service. Mais pourrez-vous, dit Cyrus, vous séparer de la belle Panthée
? Je l’avouerai, répliqua le jeune Mède, mon cœur est déchiré ; et je ne
sens que trop aujourd’hui que nous avons en nous-mêmes deux âmes, dont
l’une nous porte sans cesse vers le mal, et l’autre vers le bien. Je m’étais
livré jusqu’à présent à la première ; mais, fortifiée de votre secours,
la seconde va triompher de sa rivale. » Araspe reçut ensuite des ordres
secrets, et partit pour l’armée des Assyriens.
Ayant achevé ces mots, Xénophon garda le silence. Nous en parûmes surpris. La
question n’est-elle pas résolue, nous dit-il ? Oui, répondit Philotas ; mais
l’histoire n’est pas finie, et elle nous intéresse plus que la question. Xénophon
sourit, et continua de cette manière :
Panthée, instruite de la retraite d’Araspe, fit dire à Cyrus qu’elle
pouvait lui ménager un ami plus fidèle, et peut-être plus utile que ce jeune
favori. C’était Abradate, qu’elle voulait détacher du service du roi
d’Assyrie, dont il avait lieu d’être mécontent. Cyrus ayant donné son agrément
à cette négociation, Abradate, à la tête de deux mille cavaliers,
s’approcha de l’armée des perses, et Cyrus le fit aussitôt conduire à
l’appartement de Panthée. Dans ce désordre d’idées et de sentiments que
produit un bonheur attendu depuis longtemps et presque sans espoir, elle lui fit
le récit de sa captivité, de ses souffrances, des projets d’Araspe, de la générosité
de Cyrus ; et son époux, impatient d’exprimer sa reconnaissance, courut auprès
de ce prince, et lui serrant la main : « ah Cyrus ! lui dit-il, pour tout
ce que je vous dois, je ne puis vous offrir que mon amitié, mes services et mes
soldats. Mais soyez bien assuré que quels que soient vos projets, Abradate en
sera toujours le plus ferme soutien. » Cyrus reçut ses offres avec
transport, et ils concertèrent ensemble les dispositions de la bataille.
Les troupes des Assyriens, des Lydiens, et d’une grande partie de l’Asie, étaient
en présence de l’armée de Cyrus. Abradate devait attaquer la redoutable
phalange des Égyptiens ; c’était le sort qui l’avait placé dans ce poste
dangereux, qu’il avait demandé lui-même, et que les autres généraux
avaient d’abord refusé de lui céder.
Il allait monter sur son char, lorsque Panthée vint lui présenter des armes
qu’elle avait fait préparer en secret, et sur lesquelles on remarquait les dépouilles
des ornements dont elle se parait quelquefois. « Vous m’avez donc
sacrifié jusqu’à votre parure, lui dit le prince attendri ? Hélas ! répondit-elle,
je n’en veux pas d’autre, si ce n’est que vous paraissiez aujourd’hui à
tout le monde, tel que vous me paraissez sans cesse à moi-même. » En
disant ces mots, elle le couvrait de ces armes brillantes, et ses yeux versaient
des pleurs qu’elle s’empressait de cacher.
Quand elle le vit saisir les rênes, elle fit écarter les assistants, et lui
tint ce discours : « si jamais femme a mille fois plus aimé son époux
qu’elle-même, c’est la vôtre sans doute, et sa conduite doit vous le
prouver mieux que ses paroles. Eh bien, malgré la violence de ce sentiment,
j’aimerais mieux, et j’en jure par les liens qui nous unissent, j’aimerais
mieux expirer avec vous dans le sein de l’honneur, que de vivre avec un époux
dont j’aurais à partager la honte. Souvenez-vous des obligations que nous
avons à Cyrus : souvenez-vous que j’étais dans les fers, et qu’il m’en a
tirée ; que j’étais exposée à l’insulte, et qu’il a pris ma défense :
souvenez-vous enfin que je l’ai privé de son ami, et qu’il a cru, sur mes
promesses, en trouver un plus vaillant, et sans doute plus fidèle, dans mon
cher Abradate. »
Le prince ravi d’entendre ces paroles, étendit la main sur la tête de son épouse,
et levant les yeux au ciel : « grands dieux, s’écria-t-il, faites que
je me montre aujourd’hui digne ami de Cyrus, et surtout digne époux de Panthée. »
Aussitôt il s’élança dans le char, sur lequel cette princesse éperdue
n’eut que le temps d’appliquer sa bouche tremblante. Dans l’égarement de
ses esprits, elle le suivit à pas précipités dans la plaine ; mais Abradate
s’en étant aperçu, la conjura de se retirer et de s’armer de courage. Ses
eunuques et ses femmes s’approchèrent alors, et la dérobèrent aux regards
de la multitude, qui toujours fixés sur elle, n’avaient pu contempler ni la
beauté d’Abradate, ni la magnificence de ses vêtements.
La bataille se donna près du Pactole. L’armée de Crœsus fut entièrement défaite
; le vaste empire des Lydiens s’écroula dans un instant, et celui des perses
s’éleva sur ses ruines.
Le jour qui suivit la victoire, Cyrus étonné de n’avoir pas revu Abradate,
en demanda des nouvelles avec inquiétude ; et l’un de ses officiers lui
apprit que ce prince, abandonné presque au commencement de l’action par une
partie de ses troupes, n’en avait pas moins attaqué avec la plus grande
valeur la phalange égyptienne ; qu’il avait été tué, après avoir vu périr
tous ses amis autour de lui ; que Panthée avait fait transporter son corps sur
les bords du Pactole, et qu’elle était occupée à lui élever un tombeau.
Cyrus, pénétré de douleur, ordonne aussitôt de porter en ce lieu les préparatifs
des funérailles qu’il destine au héros ; il les devance lui-même : il
arrive, il voit la malheureuse Panthée assise par terre auprès du corps
sanglant de son mari. Ses yeux se remplissent de larmes ; il veut serrer cette
main qui vient de combattre pour lui ; mais elle reste entre les siennes : le
fer tranchant l’avait abattue au plus fort de la mêlée. L’émotion de
Cyrus redouble, et Panthée fait entendre des cris déchirants. Elle reprend la
main, et après l’avoir couverte de larmes abondantes et de baisers enflammés,
elle tâche de la rejoindre au reste du bras, et prononce enfin ces mots qui
expirent sur ses lèvres : « eh bien, Cyrus, vous voyez le malheur qui me
poursuit ; et pourquoi voulez-vous en être le témoin ? C’est pour moi,
c’est pour vous qu’il a perdu le jour. Insensée que j’étais, je voulais
qu’il méritât votre estime ; et trop fidèle à mes conseils, il a moins
songé à ses intérêts qu’aux vôtres. Il est mort dans le sein de la
gloire, je le sais ; mais enfin il est mort, et je vis encore ! » Cyrus
après avoir pleuré quelque temps en silence, lui répondit : « la
victoire a couronné sa vie, et sa fin ne pouvait être plus glorieuse. Acceptez
ces ornements qui doivent l’accompagner au tombeau, et ces victimes qu’on
doit immoler en son honneur. J’aurai soin de consacrer à sa mémoire un
monument qui l’éternisera. Quant à vous, je ne vous abandonnerai point ; je
respecte trop vos vertus et vos malheurs. Indiquez-moi seulement les lieux où
vous voulez être conduite. »
Panthée l’ayant assuré qu’il en serait bientôt instruit, et ce prince
s’étant retiré, elle fit éloigner ses eunuques, et approcher une femme qui
avait élevé son enfance : « ayez soin, lui dit-elle, dès que mes yeux
seront fermés, de couvrir d’un même voile le corps de mon époux et le mien. »
L’esclave voulut la fléchir par des prières ; mais comme elles ne faisaient
qu’irriter une douleur trop légitime, elle s’assit, fondant en larmes, auprès
de sa maîtresse. Alors Panthée saisit un poignard, s’en perça le sein, et
eut encore la force, en expirant, de poser sa tête sur le cœur de son époux.
Ses femmes et toute sa suite poussèrent aussitôt des cris de douleur et de désespoir.
Trois de ses eunuques s’immolèrent eux-mêmes aux mânes de leur souveraine ;
et Cyrus qui était accouru à la première annonce de ce malheur, pleura de
nouveau le sort de ces deux époux, et leur fit élever un tombeau où leurs
cendres furent confondues.
1. Vers
le mois de mars de l'année 356 avant J.-C.
2. Voir, pour les autres écoles, le chapitre XXIX de
cet ouvrage.
3. Environ une lieu trois quarts.
4. Quatre lieues et demie.
5. Environ une lieue et demie.
6. Environ une lieue et demie.
7. Trois lieues 532 toises.
8. Près d'une demi lieue.
9. Près de trois lieues.
10. 27.000 livres.
11. L'an 658 avant J.-C.
12. L'an 585 avant J.-C.
13. Voyez le chapitre XXXVI de cet ouvrage.
14. Vers l'an 596 avant J.-C.
15. Vers 776 avant J.-C.
16. Les anciens parlent souvent d'un Dédale d'Athènes,
auquel ils attribuent les plus importantes découvertes des arts et des
métiers, la scie, la hache, le vilebrequin, la colle de poisson, les voiles,
les mâts de vaisseau, etc. En Crète on montrait de lui un labyrinthe, en
Sicile une citadelle et des thermes, en Sardaigne de grands édifices, partout
un grand nombre de statues Avant Dédale, ajoute-t-on les statues les bras
collés le long du corps, les pieds joints et ce fut lui qui ouvrit leurs
paupières, et détacha leurs pieds et leurs mains. C'est ce Dédale enfin qui
fit mouvoir et marcher des figures de bois au moyen du mercure, ou par des
ressorts cachés dans leur sein. Il faut observer qu'on le disait contemporain
de Minos, et que la plupart des découvertes dont on lui fait honneur sont
attribuées par d'autres écrivains à des artistes qui vécurent long-temps
après lui.
En rapprochant les notions que fournissent les auteurs et les monuments, il m'a
paru que la peinture et la sculpture n'ont commencé à prendre leur essor parmi
les Grecs que dans les deux siècles dont l'un a précédé et l'autre suivi la
première des olympiades, fixée à l'an 776 avant J.-C. Tel avait été, par
rapport à la peinture, le résultat des recherches de M. de la Nauze.
J'ai cru, en conséquence, devoir rapporter les changements opérés dans la
forme des anciennes statues à ce Dédale de Sicyone, dont il est souvent fait
mention dans Pausanias, et qui a vécu dans l'intervalle de temps écoulé
depuis l'an 700 jusqu'à l'an 600 avant J.-C. Voici des témoignages favorables
à cette opinion.
Quelques-uns, dit Pausanias, donnaient à Dédale pour disciples Dipaenaus et
Stylite, que Pline place avant le règne de Cyrus et vers la cinquantième
olympiade, qui commença l'an 680 avant J.-C. ; ce qui ferait remonter l'époque
de Dédale vers l'an 610 avant la même ère.
Aristote, cité par Pline, prétendait qu'Euchir, parent de Dédale, avait été
le premier auteur de la peinture parmi les Grecs. Si cet Euchir est le même qui
s’était appliqué à la plastique, et qui accompagna Démarate de Corinthe en
Italie, ce nouveau synchronisme confirmera la date précédente, car Démarate
était père de Taquin L'Ancien, qui monta sur le trône de Rome vers l'an 614
avant J.-C.
Enfin Athénagore, après avoir parlé de divers artistes de Corinthe et de
Sicyine qui vécurent après Hésiode et Homère, ajoute : « Après eux
parurent Dédale et Théodore, qui étaient de Milet, auteurs de la statuaire et
de la plastique. » Je ne nie pas l'existence d'un Dédale très ancien. Je dis
seulement que les premiers progrès de la sculpture doivent être attribués à
celui de Sicyone.
17. 5.400 livres.
18. Environ deux lieues et un quart.
19. 1134 toises.
20. 1134 toises.
21. Vers la fin de l'an 373 avant J.-C. ou au commencement
de 372.
22. Une lieue et 1280 toises ou 3780 toises.
23. Le nom d'Esymnète, dans les plus anciens temps, signifiait
roi. Arist. De Republ. I, III, cap. 14, tome II, page 366.
24. Dans l'été de l'année 356
avant J.-C.
25. 180 livres.
26. Environ quatre lieues et demie.
27. 11 lieues et 850 toises.
28. Voyez l'essai sur la topographie d'Olympie.
29. Hauteur environ 64 de nos pieds ; longueur 217 ; largeur 90.
30. On pourrait présumer que ces trente-sept figures
étaient en ronde-bosse, et avaient été placées sur les traverses du trône.
On pourrait aussi disposer autrement que je ne l’ai fait les sujets
représentés sur chacun des pieds. La description de Pausanias est très
succincte et très vague. En cherchant à l'éclaircir, on court le risque de
s'égarer; en se bornant à la traduire littéralement celui de ne pas se faire
entendre.
31. Telle était cette inscription : PANTARCES EST BEAU. Si
l'on en eût fait un crime à Phidias, il eût pu se justifier en disant que
l'éloge s'adressait à Jupiter, le mot Pantarcès pouvant signifier celui qui suffit à tout.
32. 25 de nos pieds et six pouces.
33. Le culte de Théagène s'étendit dans la suite ; on
l'implorait surtout dans les maladies. (Pausanias, livre VI, cap. 11, p. 479.)
34. Dans la première année de l'olympiade 106ème, le
premier hécatombéon tombait le soir de l'année julienne poleptique, 365 ans
avant J.-C. ; et le 11 hécatombéon commençait au soir du 27 juillet.
35. Vingt de nos pieds neuf pouces
quatre lignes.
36. Quatre-vingt-quatorze toises trois pieds.
37. Cent quatre-vingt-neuf toises.
38. Cet ordre a varié, parce qu'on a souvent augmenté ou
diminué le nombre des combats, et que des raisons de convenance ont souvent
entraîné des changements. Celui que je leur assigne ici n'est point conforme
aux témoignages de Xénophon et de Pausanias. Mais ces auteurs, qui ne sont pas
tout à fait d'accord entre eux, ne parlent que de trois ou quatre combats, et
nous n'avons aucunes lumières sur la disposition des autres. Dans cette
incertitude, j'ai cru devoir ne m'attacher qu'à la clarté. J'ai parlé d'abord
des différentes courses, soit des hommes, soit des chevaux et des chars, et
ensuite des combats qui se livraient dans un espace circonscrit, tels que la
lutte. le pugilat, etc. Cet arrangement est à peu près le même que celui que
propose Platon dans son livre des Lois.
39. Pausanias et Suidas font vivre cet athlète du temps de Darius
Nothus, roi de Perse, environ soixante ans avant les jeux olympiques où je
suppose qu'il se présenta pour combattre. Mais d'un autre côté les habitants
de Palléne soutenaient que Polydamas avait été vaincu aux jeux olympiques par
un de leurs concitoyens nommé Promachus, qui vivait du temps d Alexandre. Il
est très peu important d'éclaircir ce point de chronologie; mais j'ai dû
annoncer la difficulté, afin qu'en ne me l'opposât pas.
40. Plutarque (Apophth. lacon. t. II, p. 213 attribue cette
réponse d Agésilas, à qui, suivant lui, la lettre était adressée.
41. Une pareille scène, mais beaucoup plus horrible, fut
renouvelée à Rome au commencement de l'empire. Les soldats de Vespasien et
ceux de Vitellius se livrèrent un sanglant combat dans le Champ de mars. Le
peuple, rangé autour des deux armées, applaudissait alternativement aux
succès de l'une et de l'autre (Tacit. Hist. lib. III, cap. 83.)
Cependant on voit dans ces deux exemples parallèles une différente frappante. A
Olympie. les spectateurs ne montrèrent qu'un intérêt de curiosité ; au Champ de mars, ils se livrèrent aux excès de la joie et de la barbarie. Sans
recourir à la différence des caractères et des moeurs, on peut dire que dans
ces deux occasions, la bataille était étrangère aux premiers, et qu'elle
était pour les seconds une suite de leurs guerres civiles.
42. Quarante-sept de nos pieds, plus deux pouces huit lignes.
43. Environ
trois quarts de lieue.
44. Voyez
le chapitre IX de cet ouvrage.
45. Peu
de temps avant la bataille de Mantinée, donnée en 362 avant 3.-C., les Eléens
détruisirent Scillonte, et Xénophon prit le parti de se retirer à Corinthe.
C'est là que je le place dans le neuvième chapitre de cet ouvrage. Un auteur
ancien prétend qu'il y finit ses jours. Cependant, au rapport de Pausanias, on
conservait son tombeau dans le canton de Scillonte ; et PIine assure que c'est
dans tette retraite que Xénophon composa son histoire, qui descend jusqu'à
l'année 357 avant J.-C. On peut donc supposer qu'après avoir fait quelque séjour
à Corinthe il revint à Scillonte, et qu'Il y passa les dernières années de
sa vie.
46. On
avait soin de donner aux chiens des noms très courts et composés de deux
syllabes , tels que Thymos. Lochos, Phylax, Phonex, Brèmon, Psyché, Hébé,
etc. (Xenoph. De venat. p. 987.)