Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
CHAPITRE 30
Discours du grand-prêtre de Cérès sur les causes premières.
Je songeais une
fois, me dit Callias, que j’avais été tout-à-coup jeté dans un grand
chemin au milieu d’une foule immense de personnes de tout âge, de tout sexe
et de tout état. Nous marchions à pas précipités, un bandeau sur les yeux,
quelques-uns poussant des cris de joie, la plupart accablés de chagrins et d’ennui.
Je ne savais d’où je venais et où j’allais. J’interrogeais ceux dont j’étais
entouré. Les uns me disaient : nous l’ignorons comme vous ; mais nous suivons
ceux qui nous précèdent, et nous précédons ceux qui nous suivent. D’autres
répondaient : que nous importent vos questions ? Voilà des gens qui nous
pressent, il faut que nous les repoussions à notre tour. Enfin, d’autres plus
éclairés me disaient : les dieux nous ont condamnés à fournir cette
carrière ; nous exécutons leurs ordres sans prendre trop de part ni aux vaines
joies, ni aux vains chagrins de cette multitude. Je me laissais entraîner au
torrent, lorsque j’entendis une voix qui s’écriait : c’est ici le chemin
de la lumière et de la vérité. Je la suivis avec émotion. Un homme me saisit
par la main, m’ôta mon bandeau, et me conduisit dans une forêt couverte de
ténèbres aussi épaisses que les premières. Nous perdîmes bientôt la trace
du sentier que nous avions suivi jusqu’alors, et nous trouvâmes quantité de
gens qui s’étaient égarés comme nous. Leurs conducteurs ne se rencontraient
point sans en venir aux mains ; car il était de leur intérêt de s’enlever
les uns aux autres ceux qui marchaient à leur suite. Je changeai souvent de
guides ; je tombai souvent dans des précipices : souvent je me trouvais
arrêté par un mur impénétrable ; mes guides disparaissaient alors, et me
laissaient dans l’horreur du désespoir. Excédé de fatigue, je regrettais d’avoir
abandonné la route que tenait la multitude, et je m’éveillai au milieu de
ces regrets.
Ô mon fils ! Les hommes ont vécu pendant plusieurs siècles dans une ignorance
qui ne tourmentait point leur raison. Contents des traditions confuses qu’on
leur avait transmises sur l’origine des choses, ils jouissaient sans chercher
à connaître. Mais depuis deux cents ans environ, agités d’une inquiétude
secrète, ils cherchent à pénétrer les mystères de la nature qu’ils ne
soupçonnaient pas auparavant ; et cette nouvelle maladie de l’esprit humain a
substitué de grandes erreurs à de grands préjugés.
Dieu, l’homme, l’univers ; quand on eut découvert que c’étaient là de
grands objets de méditation, les âmes parurent s’élever ; car rien ne donne
de plus hautes idées et de plus vastes prétentions que l’étude de la nature
; et comme l’ambition de l’esprit est aussi active et aussi dévorante que
celle du coeur, on voulut mesurer l’espace, sonder l’infini, et suivre les
contours de cette chaîne qui dans l’immensité de ses replis embrasse l’universalité
des êtres.
Les ouvrages des premiers philosophes sont didactiques et sans ornements. Ils ne
procèdent que par principes et par conséquences, comme ceux des géomètres ;
mais la grandeur du sujet y répand une majesté qui souvent, dès le titre,
inspire de l’intérêt et du respect. On annonce qu’on va s’occuper de
la nature, du ciel, du monde, de l’âme du monde . Démocrite commence un
de ses traités par ces mots imposants : je parle de l’univers. En
parcourant cet énorme recueil où brillent les plus vives lumières au milieu
de la plus grande obscurité, où l’excès du délire est joint à la
profondeur de la sagesse, où l’homme a déployé la force et la faiblesse de
sa raison, souvenez-vous, ô mon fils ! Que la nature est couverte d’un voile
d’airain, que les efforts réunis de tous les hommes et de tous les siècles
ne pourraient soulever l’extrémité de cette enveloppe, et que la science du
philosophe consiste à discerner le point où commencent les mystères ; et sa
sagesse, à le respecter.
Nous avons vu de nos jours rejeter ou révoquer en doute l’existence de la
divinité, cette existence si longtemps attestée par le consentement de tous
les peuples. Quelques philosophes la nient formellement ; d’autres la
détruisent par leurs principes : ils s’égarent tous ceux qui veulent sonder
l’essence de cet être infini, ou rendre compte de ses opérations.
Demandez-leur : qu’est-ce que Dieu ? Ils répondront : c’est ce qui n’a ni
commencement ni fin. - C’est un esprit pur ; - C’est une matière très
déliée, c’est l’air ; - C’est un feu doué d’intelligence ; - C’est
le monde. - Non, c’est l’âme du monde auquel il est uni, comme l’âme l’est
au corps. - Il est principe unique. - Il l’est du bien, la matière l’est du
mal. - Tout se fait par ses ordres et sous ses yeux ; tout se fait par des agens
subalternes... ô mon fils ! Adorez Dieu, et ne cherchez pas à le connaître.
Demandez-leur : qu’est-ce que l’univers ? Ils répondront : tout ce qui est
a toujours été ; ainsi le monde est éternel. - Non, il ne l’est pas, mais c’est
la matière qui est éternelle. Cette matière susceptible de toutes les formes
n’en avait aucune en particulier. - Elle en avait une, elle en avait
plusieurs, elle en avait un nombre illimité ; car elle n’est autre que l’eau,
que l’air, que le feu, que les éléments, qu’un assemblage d’atomes, qu’un
nombre infini d’éléments incorruptibles, de parcelles similaires dont la
réunion forme toutes les espèces. Cette matière subsistait sans mouvement
dans le chaos, l’intelligence lui communiqua son action, et le monde parut. -
Non, elle avait un mouvement irrégulier ; Dieu l’ordonna en la pénétrant d’une
partie de son essence, et le monde fut fait. - Non, les atomes se mouvaient dans
le vide, et l’univers fut le résultat de leur union fortuite. - Non, il n’y
a dans la nature que deux éléments qui ont tout produit et tout conservé ; la
terre et le feu qui l’anime. - Non, il faut joindre aux quatre éléments l’amour
qui unit ses parties, et la haine qui les sépare...
Ô mon fils ! N’usez pas vos jours à connaître l’origine de l’univers,
mais à remplir comme il faut la petite place que vous y occupez.
Demandez-leur enfin : qu’est-ce que l’homme ? Ils vous répondront : l’homme
présente les mêmes phénomènes et les mêmes contradictions que l’univers
dont il est l’abrégé. Ce principe, auquel on a donné de tout temps le nom d’âme
et d’intelligence, est une nature toujours en mouvement. - C’est un nombre
qui se meut par lui-même. - C’est un pur esprit, dit-on, qui n’a rien de
commun avec les corps. - Mais si cela est, comment peut-il les connaître ? - C’est
plutôt un air très subtil, - Un feu très actif, - Une flamme émanée du
soleil, - Une portion de l’éther, - Une eau très légère, - Un mélange de
plusieurs éléments. - C’est un assemblage d’atômes ignés et sphériques,
semblables à ces parties subtiles de matière qu’on vait s’agiter dans les
rayons du soleil ; c’est un être simple. - Non, il est composé ; il l’est
de plusieurs principes, il l’est de plusieurs qualités contraires. - C’est
le sang qui circule dans nos veines ; cette âme est répandue dans tout le
corps ; elle ne réside que dans le cerveau, que dans le coeur, que dans le
diaphragme ; elle périt avec nous. - Non, elle ne périt pas, mais elle anime d’autres
corps ; -mais elle se réunit à l’âme de l’univers...
Ô mon fils ! Réglez les mouvements de votre âme, et ne cherchez pas à
connaître son essence. Tel est le tableau général des opinions hasardées sur
les objets les plus importans de la philosophie. Cette abondance d’idées n’est
qu’une disette réelle ; et cet amas d’ouvrages que vous avez sous les yeux,
prétendu trésor de connaissances sublimes, n’est en effet qu’un dépôt
humiliant de contradictions et d’erreurs. N’y cherchez point des systêmes
uniformes et liés dans toutes leurs parties, des expositions claires, des
solutions applicables à chaque phénomène de la nature. Presque tous ces
auteurs sont inintelligibles, parce qu’ils sont trop précis ; ils le sont,
parce que craignant de blesser les opinions de la multitude, ils enveloppent
leur doctrine sous des expressions métaphoriques ou contraires à leurs
principes ; ils le sont enfin, parce qu’ils affectent de l’être, pour
échapper à des difficultés qu’ils n’ont pas prévues, ou qu’ils n’ont
pu résoudre.
Si néanmoins, peu satisfait des résultats que vous venez d’entendre, vous
voulez prendre une notion légère de leurs principaux systêmes, vous serez
effrayé de la nature des questions qu’ils agitent en entrant dans la
carrière. N’y a-t-il qu’un principe dans l’univers ? Faut-il en admettre
plusieurs ? S’il n’y en a qu’un, est-il mobile ou immobile ? S’il y en a
plusieurs, sont-ils finis ou infinis, etc. ? Il s’agissait sur-tout d’expliquer
la formation de l’univers, et d’indiquer la cause de cette étonnante
quantité d’espèces et d’individus que la nature présente à nos yeux ;
les formes et les qualités des corps s’altèrent, se détruisent et se
reproduisent sans cesse ; mais la matière dont ils sont composés subsiste
toujours ; on peut la suivre par la pensée dans ses divisions et subdivisions
sans nombre, et parvenir enfin à un être simple qui sera le premier principe
de l’univers et de tous les corps en particulier. Les fondateurs de l’école
d’Ionie, et quelques philosophes des autres écoles s’appliquèrent à
découvrir cet être simple et indivisible. Les uns le reconnurent dans l’élément
de l’eau ; les autres, dans celui de l’air ; d’autres joignirent la terre
et le feu à ces deux éléments ; d’autres enfin supposèrent que de toute
éternité il avait existé, dans la masse primitive, une quantité immense et
immobile de parties déterminées dans leur forme et leur espèce ; qu’il
avait suffi de rassembler toutes les particules d’air pour en composer cet
élément ; toutes les parcelles d’or, pour en former ce métal, et ainsi pour
les autres espèces.
Ces différents systèmes n’avaient pour objet que le principe matériel et
passif des choses ; on ne tarda pas à connaître qu’il en fallait un second
pour donner de l’activité au premier. Le feu parut à la plupart un agent
propre à composer et à décomposer les corps ; d’autres admirent dans les
particules de la matière première, une espèce d’amour et de haine capable
de les séparer et de les réunir tour-à-tour. Ces explications, et celles qu’on
leur a substituées depuis, ne pouvant s’appliquer à toutes les variétés qu’offre
la nature, leurs auteurs furent souvent obligés de recourir à d’autres
principes, ou de rester accablés sous le poids des difficultés, semblables à
ces athlètes qui, se présentant au combat sans s’y être exercés, ne
doivent qu’au hasard les faibles succès dont ils s’enorgueillissent.
L’ordre et la beauté qui règnent dans l’univers, forcèrent enfin les
esprits de recourir à une cause intelligente. Les premiers philosophes de l’école
d’Ionie l’avaient reconnue ; mais Anaxagore, peut-être d’après
Hermotime, fut le premier qui la distingua de la matière, et qui annonça
nettement que toutes choses étaient de tout temps dans la masse primitive, que
l’intelligence porta son action sur cette masse, et y introduisit l’ordre.
Avant que l’école d’Ionie se fût élevée à cette vérité, qui n’était
après tout que l’ancienne tradition des peuples, Pythagore, ou plutôt ses
disciples ; car, malgré la proximité des temps, il est presqu’impossible de
connaître les opinions de cet homme extraordinaire ; les pythagoriciens,
dis-je, conçurent l’univers sous l’idée d’une matière animée par une
intelligence qui la met en mouvement, et se répand tellement dans toutes ses
parties, qu’elle ne peut en être séparée. On peut la regarder comme l’auteur
de toutes choses, comme un feu très subtil et une flamme très pure, comme la
force qui a soumis la matière, et qui la tient encore enchaînée. Son essence
étant inaccessible aux sens, empruntons pour la caractériser, non le langage
des sens, mais celui de l’esprit. Donnons à l’intelligence ou au principe
actif de l’univers le nom de monade ou d’unité, parce qu’il est toujours
le même ; à la matière ou au principe passif, celui de dyade ou de
multiplicité, parce qu’il est sujet à toutes sortes de changements ; au
monde enfin, celui de triade, parce qu’il est le résultat de l’intelligence
et de la matière.
Plusieurs disciples de Pythagore ont au besoin attaché d’autres idées à ces
expressions ; mais presque tous ont cherché dans les nombres, des propriétés
dont la connaissance les pût élever à celle de la nature : propriétés qui
leur semblaient indiquées dans les phénomènes des corps sonores. Tendez une
corde, divisez-la successivement en deux, trois et quatre parties ; vous aurez
dans chaque moitié l’octave de la corde totale ; dans les trois quarts, sa
quarte ; dans les deux tiers, sa quinte. L’octave sera donc comme 1 à 2 ; la
quarte, comme 3 à 4 ; la quinte, comme 2 à 3. L’importance de cette
observation fit donner aux nombres 1, 2, 3, 4, le nom de sacré quaternaire .
Voilà les proportions de Pythagore, voilà les principes sur lesquels étaient
fondés les systèmes de musique de tous les peuples, et en particulier celui
que ce philosophe trouva parmi les Grecs, et qu’il perfectionna par ses
lumières.
D’après ces découvertes, qu’on devait sans doute aux égyptiens, il fut
aisé de conclure que les lois de l’harmonie sont invariables, et que la
nature elle-même a fixé d’une manière irrévocable la valeur et les
intervalles des tons. Mais, pourquoi toujours uniforme dans sa marche, n’aurait-elle
pas suivi les mêmes lois dans le système général de l’univers ? Cette
idée fut un coup de lumière pour des esprits ardents, et préparés à l’enthousiasme
par la retraite, l’abstinence et la méditation ; pour des hommes qui se font
une religion de consacrer tous les jours quelques heures à la musique, et
sur-tout à se former une intonation juste.
Bientôt dans les nombres 1, 2, 3 et 4, on découvrit non seulement un des
principes du système musical, mais encore ceux de la physique et de la morale.
Tout devint proportion et harmonie ; le temps, la justice, l’amitié, l’intelligence
ne furent que des rapports de nombres.
Empédocle admit quatre éléments, l’eau, l’air, la terre, et le feu. D’autres
pythagoriciens découvrirent quatre facultés dans notre âme ; toutes nos
vertus découlèrent de quatre vertus principales. Comme les nombres qui
composent le sacré quaternaire produisent, en se réunissant, le nombre 10,
devenu le plus parfait de tous par cette réunion même, il fallut admettre dans
le ciel dix sphères, quoiqu’il n’en contienne que neuf.
Enfin, ceux des pythagoriciens qui supposèrent une âme dans l’univers, ne
purent mieux expliquer le mouvement des cieux, et la distance des corps
célestes à la terre, qu’en évaluant les degrés d’activité qu’avait
cette âme depuis le centre de l’univers jusqu’à sa circonférence. En
effet, partagez cet espace immense en 36 couches, ou plutôt concevez une corde
qui du milieu de la terre se prolonge jusqu’aux extrémités du monde, et qui
sait divisée en 36 parties, à un ton ou un demi-ton l’une de l’autre, vous
aurez l’échelle musicale de l’âme universelle. Les corps célestes sont
placés sur différents degrés de cette échelle, à des distances qui sont
entre elles dans les rapports de la quinte et des autres consonances. Leurs
mouvements dirigés suivant les mêmes proportions, produisent une harmonie
douce et divine. Les muses, comme autant de sirènes, ont placé leurs trônes
sur les astres ; elles règlent la marche cadencée des sphères célestes, et
président à ces concerts éternels et ravissants qu’on ne peut entendre que
dans le silence des passions, et qui, dit-on, remplissaient d’une joie pure l’âme
de Pythagore. Les rapports que les uns voulaient établir dans la distance et
dans les mouvements des sphères célestes, d’autres prétendirent les
découvrir dans les grandeurs des astres ou dans les diamètres de leurs
orbites. Les lois de la nature détruisent cette théorie. Mais on les
connaissait à peine, quand elle fut produite ; et quand on les connut mieux, on
n’eut pas la force de renoncer à l’attrait d’un système enfanté et
embelli par l’imagination.
Non moins chimérique, mais plus inintelligible, est un autre principe admis par
plusieurs pythagoriciens. Suivant l’observation d’Héraclite d’Éphèse,
les corps sont dans un état continuel d’évaporation et de fluidité : les
parties de matière dont ils sont composés s’échappent sans cesse, pour
être remplacées par d’autres parties qui s’écouleront à leur tour, jusqu’au
moment de la dissolution du tout qu’elles forment par leur union. Ce mouvement
imperceptible, mais réel et commun à tous les êtres matériels, altère à
tous moments leurs qualités, et les transforme en d’autres êtres qui n’ont
avec les premiers qu’une conformité apparente. Vous n’êtes pas aujourd’hui
ce que vous étiez hier ; demain vous ne serez pas ce que vous êtes aujourd’hui.
Il en est de nous comme du vaisseau de Thésée que nous conservons encore, mais
dont on a plusieurs fois renouvelé toutes les parties. Or, quelle notion
certaine et permanente peut résulter de cette mobilité de toutes choses ; de
ce courant impétueux, de ce flux et reflux des parties fugitives des êtres ?
Quel instant saisiriez-vous pour mesurer une grandeur qui croîtrait et
décroîtrait sans cesse ? Nos connaissances, variables comme leur objet, n’auraient
donc rien de fixe et de constant ; il n’y aurait donc pour nous ni vérité,
ni sagesse, si la nature ne nous découvrait elle-même les fondements de la
science et
de la vertu. C’est elle qui, en nous privant de la faculté de nous
représenter tous les individus, et nous permettant de les ranger sous certaines
classes, nous élève à la contemplation des idées primitives des choses. Les
objets sensibles sont à la vérité sujets à des changements ; mais l’idée
générale de l’homme, celle de l’arbre, celle des genres et des espèces n’en
éprouvent aucun. Ces idées sont donc immuables ; et loin de les regarder comme
de simples abstractions de l’esprit, il faut les considérer comme des êtres
réels, comme les véritables essences des choses. Ainsi l’arbre et le cube
que vous avez devant les yeux, ne sont que la copie et l’image du cube et de l’arbre,
qui de toute éternité existent dans le monde intelligible, dans ce séjour pur
et brillant où résident essentiellement la justice, la beauté, la vertu, de
même que les exemplaires de toutes les substances et de toutes les formes.
Mais quelle influence peuvent avoir dans l’univers et les idées et les
rapports des nombres ? L’intelligence qui pénètre les parties de la
matière, suivant Pythagore, agit sans interruption, ordonnant et modelant ces
parties, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, présidant au
renouvellement successif et rapide des générations, détruisant les individus,
conservant les espèces, mais toujours obligée, suivant les uns, de régler ses
opérations profondes sur les proportions éternelles des nombres ; suivant les
autres, de consulter les idées éternelles des choses, qui sont pour elle ce qu’un
modèle est pour un artiste. À son exemple, le sage doit avoir les yeux fixés
sur l’un de ces deux principes, soit pour établir dans son âme l’harmonie
qu’il admire dans l’univers, soit pour retracer en lui-même les vertus dont
il a contemplé l’essence divine.
En rapprochant quelques traits épars dans les ouvrages que vous avez sous les
yeux, j’ai tâché de vous exposer les systêmes particuliers de quelques
pythagoriciens. Mais la doctrine des nombres est si obscure, si profonde, et si
attrayante pour des esprits oisifs, qu’elle a fait éclore une foule d’opinions.
Les uns ont distingué les nombres des idées ou des espèces ; les autres les
ont confondus avec les espèces, parce qu’en effet elles contiennent une
certaine quantité d’individus. On a dit que les nombres existent séparément
des corps ; on a dit qu’ils existent dans les corps mêmes. Tantôt le nombre
paraît désigner l’élément de l’étendue ; il est la substance ou le
principe et le dernier terme des corps, comme les points le sont des lignes, des
surfaces et de toutes les grandeurs ; tantôt il n’exprime que la forme des
éléments primitifs. Ainsi, l’élément terrestre a la forme d’un quarré ;
le feu, l’air et l’eau ont celle de différentes espèces de triangles, et
ces diverses configurations suffisent pour expliquer les effets de la nature. En
un mot, ce terme mystérieux n’est ordinairement qu’un signe arbitraire pour
exprimer soit la nature et l’essence des premiers éléments, soit leurs
formes, soit leurs proportions, soit enfin les idées ou les exemplaires
éternels de toutes choses.
Observons ici que Pythagore ne disait point que tout avait été fait par la
vertu des nombres, mais suivant les proportions des nombres. Si au mépris de
cette déclaration formelle, quelques-uns de ses disciples donnant aux nombres
une existence réelle et une vertu secrète, les ont regardés comme les
principes constitutifs de l’univers, ils ont tellement négligé de
développer et d’éclaircir leur systême, qu’il faut les abandonner à leur
impénétrable profondeur. L’obscurité et les inconséquences que trouve un
lecteur en parcourant ces écrits, proviennent, 1 des ténèbres dont seront
toujours enveloppées les questions qu’ils traitent ; 2 de la diversité d’acceptions
dans lesquelles on prend les mots être, principe, cause, élément,
substance , et tous ceux qui composent la langue philosophique ; 3 des
couleurs dont plusieurs interprètes de la nature revêtirent leurs dogmes :
comme ils écrivaient en vers, ils parlaient plus souvent à l’imagination qu’à
la raison ; 4 de la diversité des méthodes introduites en certaines écoles.
Plusieurs disciples de Pythagore, en cherchant les principes des êtres,
fixèrent leur attention sur la nature de nos idées, et passèrent presque sans
s’en appercevoir du monde sensible au monde intellectuel. Alors l’étude
naissante de la métaphysique fut préférée à celle de la physique.
Comme on n’avait pas encore rédigé les lois de cette dialectique sévère
qui arrête l’esprit dans ses écarts, la raison substitua impérieusement son
témoignage à celui des sens. La nature, qui tend toujours à singulariser, n’offre
partout que multitude et changemens : la raison, qui veut toujours
généraliser, ne vit par-tout qu’unité et immobilité ; et prenant l’essor
et l’enthousiasme de l’imagination, elle s’éleva d’abstractions en
abstractions, et parvint à une hauteur de théorie, dans laquelle l’esprit le
plus attentif a de la peine à se maintenir.
Ce fut surtout dans l’école d’Élée que l’art ou la licence du
raisonnement employa toutes ses ressources. Là s’établirent deux ordres d’idées
; l’un qui avait pour objet les corps et leurs qualités sensibles ; l’autre
qui ne considère que l’être en lui-même et sans relation avec l’existence.
De là deux méthodes ; la première fondée, à ce qu’on prétend, sur le
témoignage de la raison et de la vérité ; la seconde, sur celui des sens et
de l’opinion. L’une et l’autre suivirent à peu près la même marche.
Auparavant les philosophes qui s’étaient servis de l’autorité des sens,
avaient cru s’appercevoir que pour produire un effet, la nature employait deux
principes contraires, comme la terre et le feu, etc. De même, les philosophes
qui ne consultèrent que la raison, s’occupèrent dans leurs méditations de l’être
et du non-être, du fini et de l’infini, de l’un et du plusieurs, du nombre
pair et du nombre impair, etc. Il restait une immense difficulté, celle d’appliquer
ces abstractions, et de combiner le métaphysique avec le physique. Mais s’ils
ont tenté cette conciliation, c’est avec si peu de clarté, qu’on ignore
pour l’ordinaire s’ils parlent en physiciens ou en métaphysiciens. Vous
verrez Parménide, tantôt ne supposer ni productions ni destructions dans la
nature ; tantôt prétendre que la terre et le feu sont les principes de toute
génération. Vous en verrez d’autres n’admettre aucune espèce d’accord
entre les sens et la raison, et, seulement attentifs à la lumière intérieure,
n’envisager les objets extérieurs que comme des apparences trompeuses, et des
sources intarissables de prestiges et d’erreurs. Rien n’existe, s’écriait
l’un d’entre eux ; s’il existait quelque chose, on ne pourrait la
connaître ; si on pouvait la connaître, on ne pourrait la rendre sensible. Un
autre, intimement persuadé qu’on ne doit rien nier, ni rien affirmer, se
méfiait de ses paroles, et ne s’expliquait que par signes. Je vous dois un
exemple de la manière dont procédaient ces philosophes ; Xénophanès, chef de
l’école d’Élée, me le fournira. Rien ne se fait de rien. De ce principe
adopté par tous ses disciples, il suit que ce qui existe doit être éternel ;
ce qui est éternel est infini, puisqu’il n’a ni commencement ni fin ; ce
qui est infini est unique, car s’il ne l’était pas, il serait plusieurs ; l’un
servirait de borne à l’autre, et il ne serait pas infini ; ce qui est unique
est toujours semblable à lui-même. Or, un être unique, éternel, et toujours
semblable, doit être immobile, puisqu’il ne peut se glisser ni dans le vide
qui n’est rien, ni dans le plein qu’il remplit déjà lui-même. Il doit
être immuable ; car s’il éprouvait le moindre changement, il arriverait
quelque chose en lui qui n’y était pas auparavant ; et alors se trouverait
détruit ce principe fondamental : rien ne
se fait de rien. Dans cet être infini qui comprend tout, et dont l’idée est
inséparable de l’intelligence et de l’éternité, il n’y a donc ni
mélange de parties, ni diversité de formes, ni générations, ni destructions.
Mais comment accorder cette immutabilité avec les révolutions successives que
nous voyons dans la nature ? Elles ne sont qu’une illusion, répondait
Xénophanès : l’univers ne nous offre qu’une scène mobile ; la scène
existe ; mais la mobilité est l’ouvrage de nos sens. Non, disait Zénon, le
mouvement est impossible. Il le disait et le démontrait au point d’étonner
ses adversaires, et de les réduire au silence.
Ô mon fils ! Quelle étrange lumière ont apportée sur la terre ces hommes
célèbres qui prétendent s’être asservi la nature ! Et que l’étude de la
philosophie serait humiliante, si, après avoir commencé par le doute, elle
devait se terminer par de semblables paradoxes ! Rendons plus de justice à ceux
qui les ont avancés. La plupart aimèrent la vérité ; ils crurent la
découvrir par la voie des notions abstraites, et s’égarèrent sur la foi d’une
raison dont ils ne connaissaient pas les bornes. Quand, après avoir épuisé
les erreurs, ils devinrent lus éclairés, ils se livrèrent avec la même
ardeur aux mêmes discussions, parce qu’ils les crurent propres à fixer l’esprit,
et à mettre plus de précision dans les idées. Enfin, il ne faut pas
dissimuler que plusieurs de ces philosophes, peu dignes d’un nom si
respectable, n’entrèrent dans la lice que pour éprouver leurs forces, et se
signaler par des triomphes aussi honteux pour le vainqueur que pour le vaincu.
Comme la raison, ou plutôt l’art de raisonner, a eu son enfance ainsi que les
autres arts, des définitions peu exactes et le fréquent abus des mots,
fournissaient à des athlètes adroits ou vigoureux, des armes toujours
nouvelles. Nous avons presque vu le temps où, pour prouver que ces mots, un et
plusieurs , peuvent désigner le même objet, on vous aurait soutenu que
vous n’êtes qu’un en qualité d’homme, mais que vous êtes deux en
qualité d’homme et de musicien. Ces puérilités absurdes n’inspirent
aujourd’hui que du mépris, et sont absolument abandonnées aux sophistes. Il
me reste à vous parler d’un systême aussi remarquable par sa singularité,
que par la réputation de ses auteurs.
Le vulgaire ne voit autour du globe qu’il habite, qu’une voûte étincelante
de lumière pendant le jour, semée d’étoiles pendant la nuit. Ce sont là
les bornes de son univers. Celui de quelques philosophes n’en a plus, et s’est
accru presque de nos jours, au point d’effrayer notre imagination. On supposa
d’abord que la lune était habitée ; ensuite que les astres étaient autant
de mondes ; enfin que le nombre de ces mondes devait être infini, puisqu’aucun
d’eux ne pouvait servir de terme et d’enceinte aux autres. De là, quelle
prodigieuse carrière s’est tout-à-coup offerte à l’esprit humain !
Employez l’éternité même pour la parcourir, prenez les ailes de l’Aurore,
volez à la planète de saturne, dans les cieux qui s’étendent au dessus de
cette planète, vous trouverez sans cesse de nouvelles sphères, de nouveaux
globes, des mondes qui s’accumulent les uns sur les autres ; vous trouverez l’infini
partout, dans la matière, dans l’espace, dans le mouvement, dans le nombre
des mondes et des astres qui les embellissent ; et après des millions d’années,
vous connaîtrez à peine quelques points du vaste empire de la nature. Oh !
Combien cette théorie l’a-t-elle agrandie à nos yeux ! Et s’il est vrai
que notre âme s’étende avec nos idées, et s’assimile en quelque façon
aux objets dont elle se pénètre, combien l’homme doit-il s’enorgueillir d’avoir
percé ces profondeurs inconcevables !
Nous enorgueillir, m’écriai-je avec surprise ! Et de quoi donc, respectable
Callias ? Mon esprit reste accablé à l’aspect de cette grandeur sans bornes,
devant laquelle toutes les autres s’anéantissent. Vous, moi, tous les hommes
ne sont plus à mes yeux que des insectes plongés dans un océan immense, où
les rois et les conquérants ne sont distingués, que parce qu’ils agitent un
peu plus que les autres, les particules d’eau qui les environnent. À ces mots
Callias me regarda, et après s’être un moment recueilli en lui-même, il me
dit, en me serrant la main : mon fils, un insecte qui entrevait l’infini,
participe de la grandeur qui vous étonne. Ensuite il ajouta : parmi les
artistes qui ont passé leur vie à composer et décomposer des mondes, Leucippe
et Démocrite rejetant les nombres, les idées, les proportions harmoniques, et
tous ces échaffaudages que la métaphysique avait élevés jusqu’alors, n’admirent,
à l’exemple de quelques philosophes, que le vide et les atomes pour principes
de toutes choses ; mais ils dépouillèrent ces atômes des qualités qu’on
leur avait attribuées, et ne leur laissèrent que la figure et le mouvement.
Écoutez Leucippe et Démocrite. L’univers est infini. Il est peuplé d’une
infinité de mondes et de tourbillons, qui naissent, périssent et se
reproduisent sans interruption. Mais une intelligence suprême ne préside point
à ces grandes révolutions : tout dans la nature s’opère par des lois
mécaniques et simples. Voulez-vous savoir comment un de ces mondes peut se
former ? Concevez une infinité d’atomes éternels, indivisibles,
inaltérables, de toute forme, de toute grandeur, entraînés dans un vide
immense par un mouvement aveugle et rapide. Après des chocs multipliés et
violens, les plus grossiers sont poussés et comprimés dans un point de l’espace
qui devient le centre d’un tourbillon ; les plus subtils s’échappent de
tous côtés, et s’élancent à différentes distances. Dans la suite des
temps, les premiers forment la terre et l’eau ; les seconds, l’air et le
feu. Ce dernier élément composé de globules actifs et légers, s’étend,
comme une enceinte lumineuse, autour de la terre ; l’air agité par ce flux
perpétuel de corpuscules qui s’élèvent des régions inférieures, devient
un courant impétueux, et ce courant entraîne les astres qui s’étaient
successivement formés dans son sein.
Tout, dans le physique ainsi que dans le moral, peut s’expliquer par un
semblable mécanisme, et sans l’intervention d’une cause intelligente. C’est
de l’union des atomes que se forme la substance des corps ; c’est de leur
figure et de leur arrangement que résultent le froid, le chaud, les couleurs,
et toutes les variétés de la nature ; c’est leur mouvement qui sans cesse
produit, altère et détruit les êtres ; et comme ce mouvement est nécessaire,
nous lui avons donné le nom de destin et de fatalité. Nos sensations, nos
idées sont produites par des images légères, qui se détachent des objets
pour frapper nos organes. Notre âme finit avec le corps, parce qu’elle n’est,
comme le feu, qu’un composé de globules subtils, dont la mort brise les liens
; et puisqu’il n’y a rien de réel dans la nature, excepté les atomes et le
vide, on est, par une suite de conséquences, forcé de convenir que les vices
ne diffèrent des vertus que par l’opinion.
Ô mon fils ! Prosternez-vous devant la divinité ; déplorez en sa présence
les égarements de l’esprit humain, et promettez-lui d’être au moins aussi
vertueux que la plupart de ces philosophes dont les principes tendaient à
détruire la vertu ; car ce n’est point dans des écrits ignorés de la
multitude, dans des systèmes produits par la chaleur de l’imagination, par l’inquiétude
de l’esprit, ou par le desir de la célébrité, qu’il faut étudier les
idées que leurs auteurs avaient sur la morale ; c’est dans leur conduite, c’est
dans ces ouvrages où, n’ayant d’autre intérêt que celui de la vérité,
et d’autre but que l’utilité publique, ils rendent aux moeurs et à la
vertu l’hommage qu’elles ont obtenu dans tous les temps et chez tous les
peuples.
Suite de la bibliothèque. L'astronomie et la géographie.
Callias sortit
après avoir achevé son discours, et Euclide m’adressant la parole : je fais
chercher depuis long-temps en Sicile, me dit-il, l’ouvrage de Pétron d’Himère.
Non seulement il admettait la pluralité des mondes ; mais il osait en fixer le
nombre. Savez-vous combien il en comptait ? 183. Il comparait, à l’exemple
des égyptiens, l’univers à un triangle : soixante mondes sont rangés sur
chacun de ses côtés ; les trois autres sur les trois angles. Soumis au
mouvement paisible qui parmi nous règle certaines danses, ils s’atteignent et
se remplacent avec lenteur. Le milieu du triangle est le champ de la vérité ;
là, dans une immobilité profonde, résident les rapports et les exemplaires
des choses qui ont été, et de celles qui seront. Autour de ces essences pures
est l’éternité, du sein de laquelle émane le temps qui, comme un ruisseau
intarissable, coule et se distribue dans cette foule de mondes. Ces idées
tenaient au systême des nombres de Pythagore, et je conjecture...
J’interrompis Euclide. Avant que vos philosophes eussent produit au loin une
si grande quantité de mondes, ils avaient sans doute connu dans le plus grand
détail celui que nous habitons. Je pense qu’il n’y a pas dans notre ciel un
corps dont ils n’aient déterminé la nature, la grandeur, la figure et le
mouvement.
Vous allez en juger, répondit Euclide. Imaginez un cercle, une espèce de roue,
dont la circonférence, 28 fois aussi grande que celle de la terre, renferme un
immense volume de feu dans sa concavité. Du moyeu, dont le diamètre est égal
à celui de la terre, s’échappent les torrens de lumière qui éclairent
notre monde. Telle est l’idée que l’on peut se faire du soleil. Vous aurez
celle de la lune, en supposant sa circonférence 19 fois aussi grande que celle
de notre globe. Voulez-vous une explication plus simple ? Les parties de feu qui
s’élèvent de la terre vont pendant le jour se réunir dans un seul point du
ciel, pour y former le soleil ; pendant la nuit, dans plusieurs points où elles
se convertissent en étoiles. Mais comme ces exhalaisons se consument
promptement, elles se renouvellent sans cesse pour nous procurer chaque jour un
nouveau soleil, chaque nuit de nouvelles étoiles. Il est même arrivé que,
faute d’aliments, le soleil ne s’est pas rallumé pendant un mois entier. C’est
cette raison qui l’oblige à tourner autour de la terre. S’il était
immobile, il épuiserait bientôt les vapeurs dont il se nourrit. J’écoutais
Euclide ; je le regardais avec étonnement ; je lui dis enfin : on m’a parlé
d’un peuple de Thrace, tellement grossier, qu’il ne peut compter au delà du
nombre 4. Serait-ce d’après lui que vous rapporteriez ces étranges notions ?
- Non, me répondit-il, c’est d’après plusieurs de nos plus célèbres
philosophes, entre autres, Anaximandre et Héraclite, dont le plus ancien vivait
deux siècles avant nous. On a vu depuis éclore des opinions moins absurdes,
mais également incertaines, et dont quelques-unes même ont soulevé la
multitude. Anaxagore, du temps de nos pères, ayant avancé que la lune était
une terre à peu près semblable à la nôtre, et le soleil une pierre
enflammée, fut soupçonné d’impiété, et forcé de quitter Athènes. Le
peuple voulait qu’on mît ces deux astres au rang des dieux ; et nos derniers
philosophes, en se conformant quelquefois à son langage, ont désarmé la
superstition qui pardonne tout, dès que l’on a des ménagemens pour elle.
Comment a-t-on prouvé, lui dis-je, que la lune ressemble à la terre ? On ne l’a
pas prouvé, me répondit-il, on l’a cru. Quelqu’un avait dit : s’il y
avait des montagnes dans la lune, leur ombre projetée sur sa surface y
produirait peut-être les taches qui s’offrent à nos yeux. Aussitôt on a
conclu qu’il y avait dans la lune, des montagnes, des vallées, des rivières,
des plaines et quantité de villes. Il a fallu ensuite connaître ceux qui l’habitent.
Suivant Xénophanès, ils y mènent la même vie que nous sur la terre. Suivant
quelques disciples de Pythagore, les plantes y sont plus belles, les animaux
quinze fois plus grands, les jours quinze fois plus longs que les nôtres. Et
sans doute, lui dis-je, les hommes quinze fois plus intelligens que sur notre
globe. Cette idée rit à mon imagination. Comme la nature est encore plus riche
par les variétés que par le nombre des espèces, je distribue à mon gré,
dans les différentes planètes, des peuples qui ont un, deux, trois, quatre
sens de plus que nous. Je compare ensuite leurs génies avec ceux que la Grèce
a produits, et je vous avoue qu’Homère et Pythagore me font pitié.
Démocrite, répondit Euclide, a sauvé leur gloire de ce parallèle humiliant.
Persuadé peut-être de l’excellence de notre espèce, il a décidé que les
hommes sont individuellement par-tout les mêmes. Suivant lui, nous existons
à-la-fois, et de la même manière, sur notre globe, sur celui de la lune, et
dans tous les mondes de l’univers.
Nous représentons souvent sur des chars les divinités qui président aux
planètes, parce que cette voiture est la plus honorable parmi nous ; les
Egyptiens les placent sur des bateaux, parce qu’ils font presque tous leurs
voyages sur le Nil. De là Héraclite donnait au soleil et à la lune la forme d’un
bateau. Je vous épargne le détail des autres conjectures non moins frivoles,
hasardées sur la figure des astres. On convient assez généralement aujourd’hui
qu’ils sont de forme sphérique. Quant à leur grandeur, il n’y a pas
long-temps encore qu’Anaxagore disait que le soleil est beaucoup plus grand
que le Péloponnèse ; et Héraclite, qu’il n’a réellement qu’un pied de
diamètre. Vous me dispensez, lui dis-je, de vous interroger sur les dimensions
des autres planètes ; mais vous leur avez du moins assigné la place qu’elles
occupent dans le ciel ?
Cet arrangement, répondit Euclide, a coûté beaucoup d’efforts, et a
partagé nos philosophes. Les uns placent au dessus de la terre, la Lune,
Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. Tel est l’ancien
système des Égyptiens et des Chaldéens ; tel fut celui que Pythagore
introduisit dans la Grèce.
L’opinion qui domine aujourd’hui parmi nous, range les planètes dans cet
ordre : la Lune, le Soleil, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Les noms
de Platon, d’Eudoxe et d’Aristote ont accrédité ce système, qui ne
diffère du précédent qu’en apparence.
En effet, la différence ne vient que d’une découverte faite en égypte, et
que les Grecs veulent en quelque façon s’approprier. Les astronomes
égyptiens s’aperçurent que les planètes de Mercure et de Vénus, compagnes
inséparables du soleil, sont entraînées par le même mouvement que cet astre,
et tournent sans cesse autour de lui. Suivant les Grecs, Pythagore reconnut le
premier, que l’étoile de Junon ou de Vénus, cette étoile brillante qui se
montre quelquefois après le coucher du soleil, est la même qui en d’autres
temps précède son lever. Comme les pythagoriciens attribuent le même
phénomène à d’autres étoiles et à d’autres planètes, il ne paraît pas
que de l’observation dont on fait honneur à Pythagore, ils ayent conclu que
Vénus fasse sa révolution autour du soleil. Mais il suit de la découverte des
prêtres de l’Égypte, que Vénus et Mercure doivent paraître, tantôt au
dessus et tantôt au dessous de cet astre, et qu’on peut sans inconvénient
leur assigner ces différentes positions. Aussi les Égyptiens n’ont-ils point
changé l’ancien ordre des planètes dans leurs planisphères célestes. Des
opinions étranges se sont élevées dans l’école de Pythagore. Vous verrez
dans cet ouvrage d’Hicétas de Syracuse, que tout est en repos dans le ciel,
les étoiles, le soleil, la lune elle-même. La terre seule, par un mouvement
rapide autour de son axe, produit les apparences que les astres offrent à nos
regards. Mais d’abord l’immobilité de la lune ne peut se concilier avec ses
phénomènes ; de plus, si la terre tournait sur elle-même, un corps lancé à
une très grande hauteur ne retomberait pas au même point d’où il est parti.
Cependant le contraire est prouvé par l’expérience. Enfin, comment osa-t-on,
d’une main sacrilège, troubler le repos de la terre, regardée de tout temps
comme le centre du monde, le sanctuaire des dieux, l’autel, le noeud et l’unité
de la nature ? Aussi, dans cet autre traité, Philolaüs commence-t-il par
transporter au feu les privilèges sacrés dont il dépouille la terre. Ce feu
céleste, devenu le foyer de l’univers, en occupe le centre. Tout autour
roulent sans interruption dix sphères, celle des étoiles fixes, celles du
soleil, de la lune et des cinq planètes (1), celles
de notre globe et d’une autre terre invisible à nos yeux, quoique voisine de
nous. Le soleil n’a plus qu’un éclat emprunté ; ce n’est qu’une
espèce de miroir, ou de globe de cristal, qui nous renvoie la lumière du feu
céleste. Ce système que Platon regrette quelquefois de n’avoir pas adopté
dans ses ouvrages, n’est point fondé sur des observations, mais uniquement
sur des raisons de convenance. La substance du feu, disent ses partisans, étant
plus pure que celle de la terre, doit reposer dans le milieu de l’univers,
comme dans la place la plus honorable.
C’était peu d’avoir fixé les rangs entre les planètes ; il fallait
marquer à quelle distance les unes des autres elles remplissent leur carrière.
C’est ici que Pythagore et ses disciples ont épuisé leur imagination. Les
planètes, en y comprenant le soleil et la lune, sont au nombre de sept. Ils se
sont rappelé aussitôt l’heptacorde ou la lyre à sept cordes. Vous savez que
cette lyre renferme deux tétracordes, unis par un son commun, et qui, dans le
genre diatonique, donnent cette suite de sons, si, ut, re, mi, fa, sol, la.
supposez que la lune soit représentée par si, Mercure le sera par ut,
Vénus par re, le soleil par mi, Mars par fa, Jupiter par sol,
Saturne par la ; ainsi la distance de la Lune si à Mercure ut ,
sera d’un demi-ton ; celle de Mercure ut à Vénus re, sera d’un
ton ; c’est-à-dire que la distance de Vénus à Mercure, sera le double de
celle de Mercure à la Lune. Telle fut la première lyre céleste. On y ajouta
ensuite deux cordes, pour désigner l’intervalle de la terre à la lune, et
celui de Saturne aux étoiles fixes. On disjoignit les deux tétracordes
renfermés dans cette nouvelle lyre, et on les monta quelquefois sur le genre
chromatique, qui donne des proportions entre la suite des sons, différentes de
celles du genre diatonique. Voici un exemple de cette nouvelle lyre.
De la Terre à la Lune : un ton.
De la Lune à Mercure : un demi-ton.
De Mercure à Vénus : un demi-ton.
De Vénus au Soleil : ton et demi.
Du Soleil à Mars : un ton.
De Mars à Jupiter : un demi-ton.
De Jupiter à Saturne : un demi-ton.
De Saturne aux étoiles fixes : un ton et demi.
Comme cette échelle donne sept tons au lieu de six, qui complètent l’octave,
on a quelquefois, pour obtenir la plus parfaite des consonances, diminué d’un
ton l’intervalle de Saturne aux étoiles, et celui de Vénus au Soleil. Il s’est
introduit d’autres changements à l’échelle, lorsqu’au lieu de placer le
soleil au dessus de Vénus et de Mercure, on l’a mis au dessous.
Pour appliquer ces rapports aux distances des corps célestes, on donne au ton
la valeur de 126 000 stades (2); et à la faveur de
cet élément, il fut aisé de mesurer l’espace qui s’étend depuis la terre
jusqu’au ciel des étoiles. Cet espace se raccourcit ou se prolonge, selon que
l’on est plus ou moins attaché à certaines proportions harmoniques. Dans l’échelle
précédente, la distance des étoiles au soleil, et celle de cet astre à la
terre, se trouvent dans le rapport d’une quinte ou de trois tons et demi ;
mais suivant un autre calcul, ces deux intervalles ne seront l’un et l’autre
que de trois tons, c’est-à-dire de trois fois 126 000 stades.
Euclide s’apperçut que je l’écoutais avec impatience. Vous n’êtes pas
content, me dit-il en riant ? Non, lui répondis-je. Eh quoi ! La nature
est-elle obligée de changer ses lois au gré de vos caprices ? Quelques-uns de
vos philosophes prétendent que le feu est plus pur que la terre ; aussitôt
notre globe doit lui céder sa place, et s’éloigner du centre du monde. Si d’autres
préfèrent en musique le genre chromatique ou diatonique, il faut à l’instant
que les corps célestes s’éloignent ou se rapprochent les uns des autres. De
quel oeil les gens instruits regardent-ils de pareils égarements ? Quelquefois,
reprit Euclide, comme des jeux de l’esprit ; d’autres fois, comme l’unique
ressource de ceux qui, au lieu d’étudier la nature, cherchent à la deviner.
Pour moi, j’ai voulu vous montrer par cet échantillon, que notre astronomie
était encore dans l’enfance du temps de nos pères ; elle n’est guère plus
avancée aujourd’hui. Mais, lui dis-je, vous avez des mathématiciens qui
veillent sans cesse sur les révolutions des planètes, et qui cherchent à
connaître leurs distances à la terre ; vous en avez eu sans doute dans les
temps les plus anciens : qu’est devenu le fruit de leurs veilles ?
Nous avons fait de très longs raisonnements, me dit-il, très peu d’observations,
encore moins de découvertes. Si nous avons quelques notions exactes sur le
cours des astres, nous les devons aux Égyptiens et aux Chaldéens : ils nous
ont appris à dresser des tables qui fixent le temps de nos solennités
publiques, et celui des travaux de la campagne. C’est là qu’on a soin de
marquer les levers et les couchers des principales étoiles, les points des
solstices, ainsi que des équinoxes, et les pronostics des variations qu’éprouve
la température de l’air. J’ai rassemblé plusieurs de ces calendriers :
quelques-uns remontent à une haute antiquité ; d’autres renferment des
observations qui ne conviennent point à notre climat. On remarque dans tous une
singularité, c’est qu’ils n’attachent pas également les points des
solstices et des équinoxes au même degré des signes du zodiaque ; erreur qui
vient peut-être de quelques mouvements dans les étoiles, inconnus jusqu’à
présent, peut-être de l’ignorance des observateurs. C’est de la
composition de ces tables que nos astronomes se sont occupés depuis deux
siècles. Tels furent Cléostrate de Ténédos, qui observait sur le mont Ida ;
Matricétas de Méthymne, sur le mont Lépétymne ; Phaïnus d’Athènes, sur
la colline Lycabette ; Dosithéus, Euctémon. Démocrite, et d’autres qu’il
serait inutile de nommer. La grande difficulté, ou plutôt l’unique problême
qu’ils avaient à résoudre, c’était de ramener nos fêtes à la même
saison, et au terme prescrit par les oracles et par les lois. Il fallait donc
fixer, autant qu’il était possible, la durée précise de l’année, tant
solaire que lunaire, et les accorder entre elles, de manière que les nouvelles
lunes qui règlent nos solennités, tombassent vers les points cardinaux où
commencent les saisons.
Plusieurs essais infructueux préparèrent les voies à Méton d’Athènes. La
première année de la 87e olympiade (3),
dix mois environ avant le commencement de la guerre du Péloponèse, Méton, de
concert avec cet Euctémon que j’ai déja nommé, ayant observé le solstice d’été,
produisit une période de 19 années solaires, qui renfermait 235 lunaisons, et
ramenait le soleil et la lune à-peu-près au même point du ciel. Malgré les
plaisanteries des auteurs comiques, le succès le plus éclatant couronna ses
efforts ou ses larcins ; car on présume qu’il avait trouvé cette période
chez des nations plus versées dans l’astronomie que nous ne l’étions
alors. Quoi qu’il en soit, les Athéniens firent graver les points des
équinoxes et des solstices sur les murs du Pnyx. Le commencement de leur année
concourait auparavant avec la nouvelle lune qui arrive après le solstice d’hiver
; il fut fixé pour toujours à celle qui suit le solstice d’été, et ce ne
fut qu’à cette dernière époque que leurs archontes ou premiers magistrats
entrèrent en charge. La plupart des autres peuples de la Grèce ne furent pas
moins empressés à profiter des calculs de Méton ; ils servent aujourd’hui
à dresser les tables qu’on suspend à des colonnes dans plusieurs villes, et
qui pendant l’espace de 19 ans représentent en quelque façon l’état du
ciel et l’histoire de l’année. On y voit en effet, pour chaque année, les
points où commencent les saisons ; et pour chaque jour, les prédictions des
changements que l’air doit éprouver tour à tour. Jusqu’ici les
observations des astronomes grecs s’étaient bornées aux points cardinaux,
ainsi qu’aux levers et aux couchers des étoiles ; mais ce n’est pas là ce
qui constitue le véritable astronome. Il faut que par un long exercice, il
parvienne à connaître les révolutions des corps célestes. Eudoxe, mort il y
a quelques années, ouvrit une nouvelle carrière. Un long séjour en Égypte, l’avait
mis à portée de dérober aux prêtres égyptiens une partie de leurs secrets :
il nous rapporta la connaissance du mouvement des planètes, et la consigna dans
plusieurs ouvrages qu’il a publiés. Vous trouverez sur cette tablette son
traité intitulé miroir, celui de la célérité des corps célestes, sa
circonférence de la terre, ses phénomènes. J’avais d’assez étroites
liaisons avec lui : il ne me parlait de l’astronomie qu’avec le langage de
la passion. Je voudrais, disait-il un jour, m’approcher assez du soleil, pour
connaître sa figure et sa grandeur, au risque d’éprouver le sort de
Phaéton. Je témoignai à Euclide ma surprise de ce qu’avec tant d’esprit,
les Grecs étaient obligés d’aller au loin mendier les lumières des autres
nations. Peut-être, me dit-il, n’avons-nous pas le talent des découvertes,
et que notre partage est d’embellir et de perfectionner celles des autres. Que
savons-nous si l’imagination n’est pas le plus fort obstacle au progrès des
sciences ? D’ailleurs, ce n’est que depuis peu de temps que nous avons
tourné nos regards vers le ciel, tandis que depuis un nombre incroyable de
siècles, les Égyptiens et les Chaldéens s’obstinent à calculer ses
mouvements. Or les décisions de l’astronomie doivent être fondées sur des
observations. Dans cette science, ainsi que dans plusieurs autres, chaque
vérité se lève sur nous à la suite d’une foule d’erreurs ; et peut-être
est-il bon qu’elle en soit précédée, afin que, honteuses de leur défaite,
elles n’osent plus reparaître. Enfin, dois-je en votre faveur trahir le
secret de notre vanité ? Dès que les découvertes des autres nations sont
transportées dans la Grèce, nous les traitons comme ces enfans adoptifs que
nous confondons avec les enfants légitimes, et que nous leur préférons même
quelquefois. Je ne croyais pas, lui dis-je, qu’on pût étendre si loin le
privilège de l’adoption ; mais de quelque source que soient émanées vos
connaissances, pourriez-vous me donner une idée générale de l’état actuel
de votre astronomie ?
Euclide prit alors une sphère, et me rappela l’usage des différents cercles
dont elle est composée : il me montra un planisphère céleste, et nous
reconnûmes les principales étoiles distribuées dans les différentes
constellations. Tous les astres, ajouta-t-il, tournent dans l’espace d’un
jour, d’orient en occident, autour des pôles du monde. Outre ce mouvement, le
soleil, la lune et les cinq planètes en ont un qui les porte d’occident en
orient, dans certains intervalles de temps. Le soleil parcourt les 360 degrés
de l’écliptique dans une année qui contient, suivant les calculs de Méton,
365 jours et 5 sur 19 parties d’un jour (4). Chaque
lunaison dure 29 jours 12 heures 45 minutes etc. Les 12 lunaisons donnent en
conséquence 354 jours, et un peu plus du tiers d’un jour. Dans notre année
civile, la même que la lunaire, nous négligeons cette fraction ; nous
supposons seulement 12 mois, les uns de 30 jours, les autres de 29, en tout 354.
Nous concilions ensuite cette année civile avec la solaire, par 7 mois
intercalaires, que dans l’espace de 19 ans, nous ajoutons aux années 3e
5e 8e 11e 13e 16e et 19e.
Vous ne parlez pas, dis-je alors, d’une espèce d’année, qui n’étant
pour l’ordinaire composée que de 360 jours, est plus courte que celle du
soleil, plus longue que celle de la lune. On la trouve chez les plus anciens
peuples et dans vos meilleurs écrivains : comment fut-elle établie ? Pourquoi
subsiste-t-elle encore parmi vous ? Elle fut réglée chez les Égyptiens,
répondit Euclide, sur la révolution annuelle du soleil, qu’ils firent d’abord
trop courte ; parmi nous, sur la durée de 12 lunaisons, que nous composâmes
toutes également de 30 jours. Dans la suite, les Égyptiens ajoutèrent à leur
année solaire 5 jours et 6 heures ; de notre côté, en retranchant 6 jours de
notre année lunaire, nous la réduisîmes à 354, et quelquefois à 355 jours.
Je répliquai : il fallait abandonner cette forme d’année, dès que vous en
eûtes reconnu le vice. Nous ne l’employons jamais, dit-il, dans les affaires
qui concernent l’administration de l’état, ou les intérêts des
particuliers. En des occasions moins importantes, une ancienne habitude nous
force quelquefois à préférer la briéveté à l’exactitude du calcul, et
personne n’y est trompé.
Je supprime les questions que je fis à Euclide sur le calendrier des Athéniens
; je vais seulement rapporter ce qu’il me dit sur les divisions du jour. Ce
fut des Babyloniens, reprit-il, que nous apprîmes à le partager en 12 parties,
plus ou moins grandes, suivant la différence des saisons. Ces parties ou ces
heures, car c’est le nom que l’on commence à leur donner, sont marquées,
pour chaque mois, sur les cadrans, avec les longueurs de l’ombre,
correspondantes à chacune d’elles. Vous savez en effet que pour tel mois, l’ombre
du style prolongée jusqu’à tel nombre de pieds, donne avant ou après midi,
tel moment de la journée (5) ; que lorsqu’il s’agit
d’assigner un rendez-vous pour le matin ou pour le soir, nous nous contentons
de renvoyer, par exemple, au 10e 12e pied de l’ombre, et
que c’est enfin de là qu’est venue cette expression : quelle ombre est-il ?
Vous savez aussi que nos esclaves vont de temps en temps consulter le cadran
exposé aux yeux du public, et nous rapportent l’heure qu’il est. Quelque
facile que soit cette voie, on cherche à nous en procurer une plus commode, et
déjà l’on commence à fabriquer des cadrans portatifs. Quoique le cycle de
Méton soit plus exact que ceux qui l’avaient précédé, on s’est apperçu
de nos jours qu’il a besoin de correction. Déja Eudoxe nous a prouvé, d’après
les astronomes égyptiens, que l’année solaire est de 365 jours un quart, et
par conséquent plus courte que celle de Méton, d’une 76e partie
de jour. On a remarqué que dans les jours des solstices, le soleil ne se lève
pas précisément au même point de l’horizon ; on en a conclu qu’il avait
une latitude, ainsi que la lune et les planètes, et que dans sa révolution
annuelle, il s’écartait en deçà et au delà du plan de l’écliptique,
incliné à l’équateur d’environ 24 degrés. Les planètes ont des
vîtesses qui leur sont propres, et des années inégales. Eudoxe, à son retour
d’Égypte, nous donna de nouvelles lumières sur le temps de leurs
révolutions. Celles de Mercure et de Vénus s’achèvent en même temps que
celle du Soleil ; celle de Mars en 2 ans, celle de Jupiter en 12, celle de
Saturne en 30.
Les astres qui errent dans le zodiaque, ne se meuvent pas par eux-mêmes ; ils
sont entraînés par les sphères supérieures, ou par celles auxquelles ils
sont attachés. On n’admettait autrefois que huit de ces sphères, celle des
étoiles fixes, celles du soleil, de la lune, et des cinq planètes. On les a
multipliées, depuis qu’on a découvert dans les corps célestes, des
mouvements dont on ne s’était pas aperçu. Je ne vous dirai point qu’on se
croit obligé de faire rouler les astres errans dans autant de cercles, par la
seule raison que cette figure est la plus parfaite de toutes : ce serait vous
instruire des opinions des hommes, et non des lois de la nature. La lune
emprunte son éclat du soleil ; elle nous cache la lumière de cet astre, quand
elle est entre lui et nous ; elle perd la sienne, quand nous sommes entre elle
et lui. Les éclipses de lune et de soleil n’épouvantent plus que le peuple,
et nos astronomes les annoncent d’avance.
On démontre en astronomie que certains astres sont plus grands que la terre ;
mais je ne sais pas si le diamètre du soleil est neuf fois plus grand que celui
de la lune, comme Eudoxe l’a prétendu. Je demandai à Euclide, pourquoi il ne
rangeait pas les comètes au nombre des astres errants. Telle est en effet, me
dit-il, l’opinion de plusieurs philosophes, entre autres d’Anaxagore, de
Démocrite et de quelques disciples de Pythagore : mais elle fait plus d’honneur
à leur esprit qu’à leur savoir. Les erreurs grossières dont elle est
accompagnée, prouvent assez qu’elle n’est pas le fruit de l’observation.
Anaxagore et Démocrite supposent que les comètes ne sont autre chose que deux
planètes qui, en se rapprochant, paraissent ne faire qu’un corps ; et le
dernier ajoute pour preuve, qu’en se séparant, elles continuent à briller
dans le ciel, et présentent à nos yeux des astres inconnus jusqu’alors. À l’égard
des pythagoriciens, ils semblent n’admettre qu’une comète qui paroît par
intervalles, après avoir été pendant quelque temps absorbée dans les rayons
du soleil.
Mais que répondrez-vous, lui dis-je, aux Chaldéens et aux Égyptiens, qui sans
contredit sont de très grands observateurs ? N’admettent-ils pas, de concert,
le retour périodique des comètes ? Parmi les astronomes de Chaldée, me
dit-il, les uns se vantent de connaître leur cours, les autres les regardent
comme des tourbillons qui s’enflamment par la rapidité de leur mouvement. L’opinion
des premiers ne peut être qu’une hypothèse, puisqu’elle laisse subsister
celle des seconds. Si les astronomes d’Égypte ont eu la même idée, ils en
ont fait un mystère à ceux de nos philosophes qui les ont consultés. Eudoxe n’en
a jamais rien dit, ni dans ses conversations, ni dans ses ouvrages. Est-il à
présumer que les prêtres égyptiens se saient réservé la connaissance
exclusive du cours des comètes ? Je fis plusieurs autres questions à Euclide.
Je trouvai presque toujours partage dans les opinions, et par conséquent
incertitude dans les faits. Je l’interrogeai sur la voie lactée ; il me dit
que suivant Anaxagore, c’était un amas d’étoiles dont la lumière était
à demi obscurcie par l’ombre de la terre, comme si cette ombre pouvait
parvenir jusqu’aux étoiles ; que suivant Démocrite, il existe dans cet
endrait du ciel, une multitude d’astres très petits, très voisins, qui en
confondant leurs faibles rayons forment une lueur blanchâtre. Après de longues
courses dans le ciel, nous revînmes sur la terre. Je dis à Euclide : nous n’avons
pas rapporté de grandes vérités d’un si long voyage ; nous serons sans
doute plus heureux sans sortir de chez nous ; car le séjour qu’habitent les
hommes doit leur être parfaitement connu.
Euclide me demanda comment une aussi lourde masse que la terre pouvait se tenir
en équilibre au milieu des airs ? Cette difficulté ne m’a jamais frappé,
lui dis-je. Il en est peut-être de la terre comme des étoiles et des
planètes. On a pris des précautions, reprit-il, pour les empêcher de tomber ;
on les a fortement attachées à des sphères plus solides, aussi transparentes
que le cristal ; les sphères tournent, et les corps célestes avec elles. Mais
nous ne voyons autour de nous aucun point d’appui pour y suspendre la terre ;
pourquoi donc ne s’enfonce-t-elle pas dans le sein du fluide qui l’environne
? C’est, disent les uns, que l’air ne l’entoure pas de tous côtés. La
terre est comme une montagne dont les fondemens ou les racines s’étendent à
l’infini dans le sein de l’espace. Nous en occupons le sommet, et nous
pouvons y dormir en sûreté.
D’autres applatissent sa partie inférieure, afin qu’elle puisse reposer sur
un plus grand nombre de colonnes d’air, ou surnager au dessus de l’eau :
mais d’abord il est presque démontré qu’elle est de forme sphérique. D’ailleurs,
si l’on choisit l’air pour la porter, il est trop foible ; si c’est l’eau,
on demande sur quoi elle s’appuie. Nos physiciens ont trouvé, dans ces
derniers temps, une voie plus simple pour dissiper nos craintes. En vertu,
disent-ils, d’une loi générale, tous les corps pesants tendent vers un point
unique ; ce point est le centre de l’univers, le centre de la terre. Il faut
donc que les parties de la terre, au lieu de s’éloigner de ce milieu, se
pressent les unes contre les autres pour s’en rapprocher. De là il est aisé
de concevoir que les hommes qui habitent autour de ce globe, et ceux en
particulier qui sont nommés antipodes, peuvent s’y soutenir sans peine,
quelque position qu’on leur donne. Et croyez-vous, lui dis-je, qu’il en
existe en effet dont les pieds soient opposés aux nôtres ? Je l’ignore,
répondit-il. Quoique plusieurs auteurs nous aient laissé des descriptions de
la terre, il est certain que personne ne l’a parcourue, et que l’on ne
connoît encore qu’une légère portion de sa surface. On doit rire de leur
présomption, quand on les voit avancer sans la moindre preuve, que la terre est
de toutes parts entourée de l’océan, et que l’Europe est aussi grande que
l’Asie. Je demandai à Euclide quels étaient les pays connus des Grecs ? Il
voulait me renvoyer aux historiens que j’avais lus ; mais je le pressai
tellement, qu’il continua de cette manière : Pythagore et Thalès divisèrent
d’abord le ciel en cinq zones ; deux glaciales, deux tempérées, et une qui
se prolonge le long de l’équateur. Dans le siècle dernier, Parménide
transporta la même division à la terre ; on l’a tracée sur la sphère que
vous avez sous les yeux.
Les hommes ne peuvent subsister que sur une petite partie de la surface du globe
: l’excès du froid et de la chaleur ne leur a pas permis de s’établir dans
les régions qui avoisinent les pôles et la ligne équinoxiale : ils ne se sont
multipliés que dans les climats tempérés ; mais c’est à tort que dans
plusieurs cartes géographiques on donne à la portion de terrain qu’ils
occupent, une forme circulaire : la terre habitée s’étend beaucoup moins du
midi au nord, que de l’est à l’ouest.
Nous avons au nord du Pont-Euxin des nations scythiques : les unes cultivent la
terre, les autres errent dans leurs vastes domaines : plus loin habitent
différents peuples, et entre autres des anthropophages... qui ne sont pas
scythes, repris-je aussitôt. Je le sais, me répondit-il, et nos historiens les
en ont distingués. Au dessus de ce peuple barbare, nous supposons des déserts
immenses. À l’est, les conquêtes de Darius nous ont fait connaître les
nations qui s’étendent jusqu’à l’Indus. On prétend qu’au de là de ce
fleuve est une région aussi grande que le reste de l’Asie. C’est l’Inde,
dont une très petite partie est soumise aux rois de Perse, qui en retirent tous
les ans un tribut considérable en paillettes d’or. Le reste est inconnu. Vers
le nord-est, au dessus de la mer Caspienne, existent plusieurs peuples dont on
nous a transmis les noms, en ajoutant que les uns dorment six mois de suite, que
les autres n’ont qu’un oeil, que d’autres enfin ont des pieds de chèvre ;
vous jugerez, par ces récits, de nos connaissances en géographie. Du côté de
l’ouest, nous avons pénétré jusqu’aux colonnes d’Hercule, et nous avons
une idée confuse des nations qui habitent les côtes de l’Ibérie (6)
; l’intérieur du pays nous est absolument inconnu. Au delà des colonnes, s’ouvre
une mer qu’on nomme Atlantique, et qui, suivant les apparences, s’étend
jusqu’aux parties orientales de l’Inde ; elle n’est fréquentée que par
les vaisseaux de Tyr et de Carthage, qui n’osent pas même s’éloigner de la
terre ; car après avoir franchi le détroit, les uns descendent vers le sud, et
longent les côtes de l’Afrique ; les autres tournent vers le nord, et vont
échanger leurs marchandises avec l’étain des îles Cassitérides (7),
dont les Grecs ignorent la position. Plusieurs tentatives ont été faites pour
étendre la géographie du côté du midi. On prétend que par les ordres de
Nécos, qui régnait en Égypte, il y a environ 250 ans, des vaisseaux montés d’équipages
phéniciens partirent du golphe d’Arabie, firent le tour de l’Afrique, et
revinrent deux ans après en Égypte par le détroit de Cadir (8).
On ajoute que d’autres navigateurs ont tourné cette partie du monde ; mais
ces entreprises, en les supposant réelles, n’ont pas eu de suites : le
commerce ne pouvait multiplier des voyages si longs et si dangereux, que sur des
espérances difficiles à réaliser. On se contenta depuis de fréquenter les
côtes, tant orientales qu’occidentales de l’Afrique : c’est sur ces
dernières que les Carthaginois établirent un assez grand nombre de colonies.
Quant à l’intérieur de ce vaste pays, nous avons ouï parler d’une route
qui le traverse en entier depuis la ville de Thèbes en égypte, jusqu’aux
colonnes d’Hercule. On assure aussi qu’il existe plusieurs grandes nations
dans cette partie de la terre, mais on n’en rapporte que les noms ; et vous
pensez bien, d’après ce que je vous ai dit, qu’elles n’habitent pas la
zone torride. Nos mathématiciens prétendent que la circonférence de la terre
est de quatre cent mille stades (9): j’ignore si le
calcul est juste ; mais je sais bien que nous connaissons à peine le quart de
cette circonférence.
Aristippe.
Le lendemain de
cet entretien, le bruit courut qu’Aristippe de Cyrène venait d’arriver : je
ne l’avais jamais vu. Après la mort de Socrate son maître, il voyagea chez
différentes nations, où il se fit une réputation brillante : plusieurs le
regardaient comme un novateur en philosophie, et l’accusaient de vouloir
établir l’alliance monstrueuse des vertus et des voluptés ; cependant on en
parlait comme d’un homme de beaucoup d’esprit. Dès qu’il fut à Athènes,
il ouvrit son école : je m’y glissai avec la foule ; je le vis ensuite en
particulier, et voici à-peu-près l’idée qu’il me donna de son systême et
de sa conduite.
Jeune encore, la réputation de Socrate m’attira auprès de lui, et la beauté
de sa doctrine m’y retint : mais comme elle exigeait des sacrifices dont je n’étais
pas capable, je crus que, sans m’écarter de ses principes, je pourrais
découvrir à ma portée une voie plus commode pour parvenir au terme de mes
souhaits.
Il nous disait souvent que ne pouvant connaître l’essence et les qualités
des choses qui sont hors de nous, il nous arrivait à tous moments de prendre le
bien pour le mal, et le mal pour le bien. Cette réflexion étonnait ma paresse
: placé entre les objets de mes craintes et de mes espérances, je devais
choisir, sans pouvoir m’en rapporter aux apparences de ces objets, qui sont si
incertaines, ni aux témoignages de mes sens qui sont si trompeurs.
Je rentrai en moi-même, et je fus frappé de cet attrait pour le plaisir, de
cette aversion pour la peine, que la nature avait mis au fond de mon coeur,
comme deux signes certains et sensibles qui m’avertissaient de ses intentions.
En effet, si ces affections sont criminelles, pourquoi me les a-t-elle données
? Si elles ne le sont pas, pourquoi ne serviraient-elles pas à régler mes
choix ?
Je venais de voir un tableau de Parrhasius, d’entendre un air de Timothée :
fallait-il donc savoir en quoi consistent les couleurs et les sons, pour
justifier le ravissement que j’avais éprouvé ? Et n’étais-je pas en droit
de conclure que cette musique et cette peinture avaient, du moins pour moi, un
mérite réel ?
Je m’accoutumai ainsi à juger de tous les objets par les impressions de joie
ou de douleur qu’ils faisaient sur mon âme, à rechercher comme utiles ceux
qui me procuraient des sensations agréables, à éviter comme nuisibles ceux
qui produisaient un effet contraire. N’oubliez pas qu’en excluant et les
sensations qui attristent l’âme, et celles qui la transportent hors d’elle-même,
je fais uniquement consister le bonheur dans une suite de mouvements doux, qui l’agitent
sans la fatiguer ; et que pour exprimer les charmes de cet état, je l’appelle
volupté.
En prenant pour règle de ma conduite ce tact intérieur, ces deux espèces d’émotions
dont je viens de vous parler, je rapporte tout à moi, je ne tiens au reste de l’univers
que par mon intérêt personnel, et je me constitue centre et mesure de toutes
choses ; mais quelque brillant que soit ce poste, je ne puis y rester en paix,
si je ne me résigne aux circonstances des temps, des lieux et des personnes.
Comme je ne veux être tourmenté ni par des regrets, ni par des inquiétudes,
je rejette loin de moi les idées du passé et de l’avenir ; je vis tout
entier dans le présent : quand j’ai épuisé les plaisirs d’un climat, j’en
vais faire une nouvelle moisson dans un autre. Cependant quoique étranger à
toutes les nations, je ne suis ennemi d’aucune ; je jouïs de leurs avantages,
et je respecte leurs lois : quand elles n’existeraient pas ces lois, un
philosophe éviterait de troubler l’ordre public par la hardiesse de ses
maximes, ou par l’irrégularité de sa conduite.
Je vais vous dire mon secret, et vous dévoiler celui de presque tous les
hommes. Les devoirs de la société ne sont à mes yeux qu’une suite
continuelle d’échanges : je ne hasarde pas une démarche sans m’attendre à
des retours avantageux ; je mets dans le commerce mon esprit et mes lumières,
mon empressement et mes complaisances ; je ne fais aucun tort à mes semblables
; je les respecte quand je le dois ; je leur rends des services quand je le puis
; je leur laisse leurs prétentions, et j’excuse leurs foiblesses. Ils ne sont
point ingrats : mes fonds me sont toujours rentrés avec d’assez gros
intérêts. Seulement j’ai cru devoir écarter ces formes qu’on appelle
délicatesse de sentiments, noblesse de procédés. J’eus des disciples ; j’en
exigeai un salaire : l’école de Socrate en fut étonnée, et jeta les hauts
cris, sans s’appercevoir qu’elle donnait atteinte à la liberté du
commerce. La première fois que je parus devant Denys, roi de Syracuse, il me
demanda ce que je venais faire à sa cour ; je lui répondis : troquer vos
faveurs contre mes connaissances, mes besoins contre les vôtres. Il accepta le
marché, et bientôt il me distingua des autres philosophes dont il était
entouré.
J’interrompis Aristippe. - Est-il vrai, lui dis-je, que cette préférence
vous attira leur haine ? - J’ignore, reprit-il, s’ils éprouvaient ce
sentiment pénible : pour moi, j’en ai garanti mon coeur, ainsi que de ces
passions violentes, plus funestes à ceux qui s’y livrent qu’à ceux qui en
sont les objets. Je n’ai jamais envié que la mort de Socrate ; et je me
vengeai d’un homme qui cherchait à m’insulter, en lui disant de sang froid
: je me retire, parce que si vous avez le pouvoir de vomir des injures, j’ai
celui de ne pas les entendre. - Et de quel oeil, lui dis-je encore,
regardez-vous l’amitié ? - Comme le plus beau et le plus dangereux des
présence du ciel, répondit-il ; ses douceurs sont délicieuses, ses
vicissitudes effroyables ; et voulez-vous qu’un homme sage s’expose à des
pertes dont l’amertume empoisonnerait le reste de ses jours ? Vous connaîtrez
par les deux traits suivants, avec quelle modération je m’abandonne à ce
sentiment. J’étais dans l’île d’Égine : j’appris que Socrate mon cher
maître, venait d’être condamné, qu’on le détenait en prison, que l’exécution
serait différée d’un mois, et qu’il était permis à ses disciples de le
voir. Si j’avais pu, sans inconvénient, briser ses fers, j’aurais volé à
son secours ; mais je ne pouvais rien pour lui, et je restai à Égine. C’est
une suite de mes principes ; quand le malheur de mes amis est sans remède, je m’épargne
la peine de les voir souffrir. Je m’étais lié avec Eschine, disciple comme
moi de ce grand homme : je l’aimais à cause de ses vertus, peut-être aussi
parce qu’il m’avait des obligations, peut-être encore parce qu’il se
sentait plus de goût pour moi que pour Platon. Nous nous brouillâmes. Qu’est
devenue, me dit quelqu’un, cette amitié qui vous unissait l’un à l’autre
? Elle dort, répondis-je ; mais il est en mon pouvoir de la réveiller. J’allai
chez Eschine : nous avons fait une folie, lui dis-je ; me croyez-vous assez
incorrigible, pour être indigne de pardon ? Aristippe, répondit-il, vous me
surpassez en tout : c’est moi qui avais tort, et c’est vous qui faites les
premiers pas. Nous nous embrassâmes, et je fus délivré des petits chagrins
que me causait notre refroidissement. Si je ne me trompe, repris-je, il suit de
votre système, qu’il faut admettre des liaisons de convenance, et bannir
cette amitié qui nous rend si sensibles aux maux des autres. Bannir !
Repliqua-t-il en hésitant. Eh bien ! Je dirai avec la Phèdre d’Euripide : c’est
vous qui avez proféré ce mot, ce n’est pas moi. Aristippe savait qu’on l’avait
perdu dans l’esprit des Athéniens : toujours prêt à répondre aux reproches
qu’on lui faisait, il me pressait de lui fournir les occasions de se
justifier.
On vous accuse, lui dis-je, d’avoir flatté un tyran ; ce qui est un crime
horrible. Il me dit : je vous ai expliqué les motifs qui me conduisirent à la
cour de Syracuse : elle était pleine de philosophes qui s’érigeaient en
réformateurs ; j’y pris le rôle de courtisan, sans déposer celui d’honnête
homme ; j’applaudissais aux bonnes qualités du jeune Denys ; je ne louais
point ses défauts, je ne les blâmais pas ; je n’en avais pas le droit : je
savais seulement qu’il était plus aisé de les supporter que de les corriger.
Mon caractère indulgent et facile lui inspirait de la confiance ; des reparties
assez heureuses, qui m’échappaient quelquefois, amusaient ses loisirs. Je n’ai
point trahi la vérité, quand il m’a consulté sur des questions importantes.
Comme je désirais qu’il connût l’étendue de ses devoirs, et qu’il
réprimât la violence de son caractère, je disais souvent en sa présence, qu’un
homme instruit diffère de celui qui ne l’est pas, comme un coursier docile au
frein, diffère d’un cheval indomptable. Lorsqu’il ne s’agissait pas de
son administration, je parlais avec liberté, quelquefois avec indiscrétion. Je
le sollicitais un jour pour un de mes amis ; il ne m’écoutait point. Je
tombai à ses genoux : on m’en fit un crime ; je répondis : est-ce ma faute,
si cet homme a les oreilles aux pieds ? Pendant que je le pressais inutilement
de m’accorder une gratification, il s’avisa d’en proposer une à Platon
qui ne l’accepta point. Je dis tout haut : le roi ne risque pas de se ruiner ;
il donne à ceux qui refusent, et refuse à ceux qui demandent. Souvent il nous
proposait des problêmes ; et nous interrompant ensuite, il se hâtait de les
résoudre lui-même. Il me dit une fois : discutons quelque point de philosophie
; commencez. Fort bien, lui dis-je, pour que vous ayez le plaisir d’achever,
et de m’apprendre ce que vous voulez savoir. Il fut piqué, et à souper il me
fit mettre au bas bout de la table. Le lendemain il me demanda comment j’avais
trouvé cette place. Vous vouliez sans doute, répondis-je, qu’elle fût
pendant quelques moments la plus honorable de toutes.
On vous reproche encore, lui dis-je, le goût que vous avez pour les richesses,
pour le faste, la bonne chère, les femmes, les parfums, et toutes les espèces
de sensualités. Je l’avais apporté en naissant, répondit-il, et j’ai cru
qu’en l’exerçant avec retenue, je satisferais à-la-fois la nature et la
raison ; j’use des agrémens de la vie ; je m’en passe avec facilité : on m’a
vu à la cour de Denys, revêtu d’une robe de pourpre : ailleurs, tantôt avec
un habit de laine de Milet, tantôt avec un manteau grossier. Denys nous
traitait suivant nos besoins. Il donnait à Platon des livres ; il me donnait de
l’argent, qui ne restait pas assez long-temps entre mes mains pour les
souiller. Je fis payer une perdrix 50 drachmes (10),
et je dis à quelqu’un qui s’en formalisait : n’en auriez-vous pas donné
une obole (11) ? - Sans doute. - Eh bien, je ne
fais pas plus de cas de ces 50 drachmes. J’avais amassé une certaine somme
pour mon voyage de Libye : mon esclave, qui en était chargé, ne pouvait pas me
suivre : je lui ordonnai de jeter dans le chemin une partie de ce métal si
pesant et si incommode.
Un accident fortuit me priva d’une maison de campagne que j’aimais beaucoup
: un de mes amis cherchait à m’en consoler : rassurez-vous, lui dis-je, j’en
possède trois autres, et je suis plus content de ce qui me reste, que chagrin
de ce que j’ai perdu ; il ne convient qu’aux enfants de pleurer et de jeter
tous leurs hochets, quand on leur en ôte un seul. À l’exemple des
philosophes les plus austères, je me présente à la fortune comme un globe qu’elle
peut faire rouler à son gré, mais qui ne lui donnant point de prise, ne
saurait être entamé. Vient-elle se placer à mes côtés, je lui tends les
mains ; secoue-t-elle ses ailes pour prendre son essor, je lui remets ses dons,
et la laisse partir : c’est une femme volage, dont les caprices m’amusent
quelquefois, et ne m’affligent jamais.
Les libéralités de Denys me permettaient d’avoir une bonne table, de beaux
habits et grand nombre d’esclaves. Plusieurs philosophes, rigides partisans de
la morale sévère, me blâmaient hautement ; je ne leur répondais que par des
plaisanteries. Un jour Polyxène, qui croyait avoir dans son âme le dépôt de
toutes les vertus, trouva chez moi de très jolies femmes, et les préparatifs d’un
grand souper. Il se livra sans retenue à toute l’amertume de son zèle. Je le
laissai dire, et lui proposai de rester avec nous : il accepta, et nous
convainquit bientôt que s’il n’aimait pas la dépense, il aimait autant la
bonne chère que son corrupteur.
Enfin, car je ne puis mieux justifier ma doctrine que par mes actions, Denys fit
venir trois belles courtisanes, et me permit d’en choisir une. Je les emmenai
toutes, sous prétexte qu’il en avait trop coûté à Pâris pour avoir donné
la préférence à l’une des trois déesses. Chemin faisant, je pensai que
leurs charmes ne valaient pas la satisfaction de me vaincre moi-même, je les
renvoyai chez elles, et je rentrai paisiblement chez moi.
Aristippe, dis-je alors, vous renversez toutes mes idées ; on prétendait que
votre philosophie ne coûtait aucun effort, et qu’un partisan de la volupté
pouvait s’abandonner sans réserve à tous les plaisirs des sens. Eh quoi !
Répondit-il, vous auriez pensé qu’un homme qui ne voit rien de si essentiel
que l’étude de la morale, qui a négligé la géométrie et d’autres
sciences encore, parce qu’elles ne tendent pas immédiatement à la direction
des moeurs ; qu’un auteur dont Platon n’a pas rougi d’emprunter plus d’une
fois les idées et les maximes ; enfin, qu’un disciple de Socrate eût ouvert
des écoles de prostitution dans plusieurs villes de la Grèce, sans soulever
contre lui les magistrats et les citoyens, même les plus corrompus !
Le nom de volupté que je donne à la satisfaction intérieure qui doit nous
rendre heureux, a blessé ces esprits superficiels qui s’attachent plus aux
mots qu’aux choses ; des philosophes, oubliant qu’ils aimaient la justice,
ont favorisé la prévention, et quelques-uns de mes disciples la justifieront
peut-être en se livrant à des excès : mais un excellent principe change-t-il
de caractère, parce qu’on en tire de fausses conséquences ?
Je vous ai expliqué ma doctrine. J’admets, comme le seul instrument du
bonheur, les émotions qui remuent agréablement notre âme ; mais je veux qu’on
les réprime, dès qu’on s’apperçait qu’elles y portent le trouble et le
désordre ; et certes, rien n’est si courageux que de mettre à-la-fois des
bornes aux privations et aux jouissances. Antisthène prenait en même temps que
moi les leçons de Socrate : il était né triste et sévère ; moi, gai et
indulgent. Il proscrivit les plaisirs, et n’osa point se mesurer avec les
passions qui nous jettent dans une douce langueur ; je trouvai plus d’avantage
à les vaincre qu’à les éviter ; et malgré leurs murmures plaintifs, je les
traînai à ma suite comme des esclaves qui devaient me servir, et m’aider à
supporter le poids de la vie. Nous suivîmes des routes opposées, et voici le
fruit que nous avons recueilli de nos efforts. Antisthène se crut heureux,
parce qu’il se croyait sage : je me crois sage, parce que je suis heureux. On
dira peut-être un jour que Socrate et Aristippe, soit dans leur conduite, soit
dans leur doctrine, s’écartaient quelquefois des usages ordinaires : mais on
ajoutera sans doute, qu’ils rachetaient ces petites libertés par les
lumières dont ils ont enrichi la philosophie.
Démêlés entre Denys le jeune, roi de Syracuse, et Dion son beau-frère. Voyages de Platon en Sicile (12).
Depuis que j’étais
en Grèce, j’en avais parcouru les principales villes ; j’avais été
témoin des grandes solennités qui rassemblent ses différentes nations. Peu
content de ces courses particulières, nous résolûmes, Philotas et moi, de
visiter, avec plus d’attention, toutes ses provinces, en commençant par
celles du nord.
La veille de notre départ, nous soupâmes chez Platon : je m’y rendis avec
Apollodore et Philotas. Nous y trouvâmes Speusippe son neveu, plusieurs de ses
anciens disciples, et Timothée si célèbre par ses victoires. On nous dit que
Platon était enfermé avec Dion de Syracuse, qui arrivait du Péloponnèse, et
qui, forcé d’abandonner sa patrie, avait, six à sept ans auparavant, fait un
assez long séjour à Athènes : ils vinrent nous joindre un moment après.
Platon me parut d’abord inquiet et soucieux ; mais il reprit bientôt son air
serein, et fit servir. La décence et la propreté régnaient à sa table.
Timothée, qui, dans les camps, n’entendait parler que d’évolutions, de
sièges, de batailles ; dans les sociétés d’Athènes, que de marine, et d’impositions,
sentait vivement le prix d’une conversation soutenue sans effort, et
instructive sans ennui. Il s’écriait quelquefois en soupirant : « Ah Platon,
que vous êtes heureux ! » Ce dernier s’étant excusé de la frugalité du
repas, Timothée lui répondit : « Je sais que les soupers de l’Académie
procurent un doux sommeil, et un réveil plus doux encore. » Quelques-uns des
convives se retirèrent de bonne heure : Dion les suivit de près. Nous avions
été frappés de son maintien, et de ses discours ; il est à présent la
victime de la tyrannie, nous dit Platon ; il le sera peut-être un jour de la
liberté. Timothée le pressa de s’expliquer. Rempli d’estime pour Dion,
disait-il, j’ai toujours ignoré les vraies causes de son exil, et je n’ai
qu’une idée confuse des troubles qui agitent la cour de Syracuse. Je ne les
ai vues que de trop près ces agitations, répondit Platon. Auparavant j’étais
indigné des fureurs et des injustices que le peuple exerce quelquefois dans nos
assemblées : combien plus effrayantes et plus dangereuses sont les intrigues,
qui sous un calme apparent, fermentent sans cesse autour du trône, dans ces
régions élevées, où, dire la vérité est un crime, la faire goûter au
prince un crime plus grand encore ; où, la faveur justifie le scélérat, et la
disgrâce rend coupable l’homme vertueux ! Nous aurions pu ramener le roi de
Syracuse ; on l’a indignement perverti : ce n’est pas le sort de Dion que je
déplore, c’est celui de la Sicile entière. Ces paroles redoublèrent notre
curiosité ; et Platon cédant à nos prières, commença de cette manière.
Il y a 32 ans environ (13) que des raisons trop
longues à déduire, me conduisirent en Sicile. Denys l’ancien régnait à
Syracuse ; vous savez que ce prince, redoutable par ses talents extraordinaires,
s’occupa, tant qu’il vécut, à donner des fers aux nations voisines et à
la sienne : sa cruauté semblait suivre les progrès de sa puissance, qui
parvint enfin au plus haut degré d’élévation. Il voulut me connaître ; et
comme il me fit des avances, il s’attendait à des flatteries ; mais il n’obtint
que des vérités. Je ne vous parlerai ni de sa fureur que je bravai, ni de sa
vengeance dont j’eus de la peine à me garantir. Je m’étais promis de taire
ses injustices pendant sa vie ; et sa mémoire n’a pas besoin de nouveaux
outrages pour être en exécration à tous les peuples. Je fis alors pour la
philosophie, une conquête dont elle doit s’honorer ; c’est Dion qui vient
de sortir. Aristomaque sa soeur fut une des deux femmes que Denys épousa le
même jour ; Hipparinus son père, avait été longtemps à la tête de la
république de Syracuse. C’est aux entretiens que j’eus avec le jeune Dion,
que cette ville devra sa liberté, si elle est jamais assez heureuse pour la
recouvrer. Son âme, supérieure aux autres, s’ouvrit aux premiers rayons de
la lumière, et s’enflammant tout-à-coup d’un violent amour pour la vertu,
elle renonça, sans hésiter à toutes les passions qui l’avaient auparavant
dégradée. Dion se soumit à de si grands sacrifices avec une chaleur que je n’ai
jamais remarquée dans aucun autre jeune homme, avec une constance qui ne s’est
jamais démentie. Dès ce moment, il frémit de l’esclavage auquel sa patrie
était réduite ; mais comme il se flattait toujours que ses exemples et ses
principes feraient impression sur le tyran, qui ne pouvait s’empêcher de l’aimer
et de l’employer ; il continua de vivre auprès de lui, ne cessant de lui
parler avec franchise, et de mépriser la haine d’une cour dissolue.
Denys mourut enfin (14), rempli d’effroi,
tourmenté de ses défiances, aussi malheureux que les peuples l’avaient été
sous un règne de 38 ans. Entre autres enfants, il laissa de Doris, l’une de
ses deux épouses, un fils qui portait le même nom que lui, et qui monta sur le
trône. Dion saisit l’occasion de travailler au bonheur de la Sicile. Il
disait au jeune prince : votre père fondait sa puissance sur les flottes
redoutables dont vous disposez, sur les dix mille barbares qui composent votre
garde. C’étaient, suivant lui, des chaînes de diamant avec lesquelles il
avait garrotté toutes les parties de l’empire ; il se trompait : je ne
connais d’autres liens pour les unir d’une manière indissoluble, que la
justice du prince, et l’amour des peuples. Quelle honte pour vous, disait-il
encore, si, réduit à ne vous distinguer que par la magnificence qui éclate
sur votre personne et dans votre palais, le moindre de vos sujets pouvait se
mettre au dessus de vous par la supériorité de ses lumières et de ses
sentiments !
Peu content d’instruire le roi, Dion veillait sur l’administration de l’état
; il opérait le bien, et augmentait le nombre de ses ennemis. Ils se
consumèrent pendant quelque temps en efforts superflus ; mais ils ne tardèrent
pas à plonger Denys dans la débauche la plus honteuse. Dion, hors d’état de
leur résister, attendit un moment plus favorable. Le roi, qu’il trouva le
moyen de prévenir en ma faveur, et dont les désirs sont toujours impétueux, m’écrivit
plusieurs lettres extrêmement pressantes ; il me conjurait de tout abandonner,
et de me rendre au plus tôt à Syracuse. Dion ajoutait dans les siennes, que je
n’avais pas un instant à perdre ; qu’il était encore temps de placer la
philosophie sur le trône ; que Denys montrait de meilleures dispositions, et
que ses parents se joindraient volontiers à nous pour l’y confirmer.
Je réfléchis mûrement sur ces lettres. Je ne pouvais pas me fier aux
promesses d’un jeune homme, qui dans un instant passait d’une extrémité à
l’autre : mais ne devais-je pas me rassurer sur la sagesse consommée de Dion
? Fallait-il abandonner mon ami dans une circonstance si critique ? N’avais-je
consacré mes jours à la philosophie, que pour la trahir lorsqu’elle m’appelait
à sa défense ? Je dirai plus : j’eus quelque espoir de réaliser mes idées
sur le meilleur des gouvernements, et d’établir le règne de la justice dans
les domaines du roi de Sicile. Tels furent les vrais motifs qui m’engagèrent
à partir (15), motifs bien différents de ceux que
m’ont prêtés des censeurs injustes.
Je trouvai la cour de Denys pleine de dissensions et de troubles. Dion était en
butte à des calomnies atroces. à ces mots, Speusippe interrompit Platon : mon
oncle, dit-il, n’ose pas vous raconter les honneurs qu’on lui rendit, et les
succès qu’il eut à son arrivée. Le roi le reçut à la descente du
vaisseau, et l’ayant fait monter sur un char magnifique, attelé de quatre
chevaux blancs, il le conduisit en triomphe au milieu d’un peuple immense qui
couvrait le rivage : il ordonna que les portes du palais lui fussent ouvertes à
toute heure, et offrit un sacrifice pompeux en reconnaissance du bienfait que
les dieux accordaient à la Sicile. On vit bientôt les courtisans courir au
devant de la réforme, proscrire le luxe de leurs tables, étudier avec
empressement les figures de géométrie, que divers instituteurs traçaient sur
le sable répandu dans les salles mêmes du palais. Les peuples étonnés de
cette subite révolution, concevaient des espérances ; le roi se montrait plus
sensible à leurs plaintes : on se rappelait qu’il avait obtenu le titre de
citoyen d’Athènes, la ville la plus libre de la Grèce. On disait encore que
dans une cérémonie religieuse, le héraut ayant, d’après la formule
usitée, adressé des voeux au ciel pour la conservation du tyran ; Denys
offensé d’un titre qui jusqu’alors ne l’avait point blessé, s’écria
soudain : ne cesseras-tu pas de me maudire ? Ces mots firent trembler les
partisans de la tyrannie. à leur tête se trouvait ce Philistus, qui a publié
l’histoire des guerres de Sicile, et d’autres ouvrages du même genre. Denys
l’ancien l’avait banni de ses états ; comme il a de l’éloquence et de l’audace,
on le fit venir de son exil, pour l’opposer à Platon. À peine fut-il
arrivé, que Dion fut exposé à de noires calomnies : on rendit sa fidélité
suspecte ; on empoisonnait toutes ses paroles, toutes ses actions.
Conseillait-il de réformer à la paix une partie des troupes et des galères,
il voulait, en affaiblissant l’autorité royale, faire passer la couronne aux
enfants que sa soeur avait eus de Denys l’ancien. Forçait-il son élève à
méditer sur les principes d’un sage gouvernement, le roi, disait-on, n’est
plus qu’un disciple de l’Académie, qu’un philosophe condamné pour le
reste de ses jours à la recherche d’un bien chimérique.
En effet, ajouta Platon, on ne parlait à Syracuse que de deux conspirations : l’une,
de la philosophie contre le trône ; l’autre, de toutes les passions contre la
philosophie. Je fus accusé de favoriser la première, et de profiter de mon
ascendant sur Denys, pour lui tendre des pièges. Il est vrai que, de concert
avec Dion, je lui disais que s’il voulait se couvrir de gloire, et même
augmenter sa puissance, il devait se composer un trésor d’amis vertueux, pour
leur confier les magistratures et les emplois ; rétablir les villes grecques
détruites par les Carthaginois, et leur donner des lois sages, en attendant qu’il
pût leur rendre la liberté ; prescrire enfin des bornes à son autorité, et
devenir le roi de ses sujets, au lieu d’en être le tyran. Denys paraissait
quelquefois touché de nos conseils ; mais ses anciennes préventions contre mon
ami, sans cesse entretenues par des insinuations perfides, subsistaient au fond
de son âme. Pendant les premiers mois de mon séjour à Syracuse, j’employai
tous mes soins pour les détruire ; mais loin de réussir, je voyais le crédit
de Dion s’affaiblir par degrés.
La guerre avec les Carthaginois durait encore ; et quoiqu’elle ne produisît
que des hostilités passagères, il était nécessaire de la terminer. Dion,
pour en inspirer le désir aux généraux ennemis, leur écrivit de l’instruire
des premières négociations, afin qu’il pût leur ménager une paix solide.
La lettre tomba, je ne sais comment, entre les mains du roi. Il consulte à l’instant
Philistus ; et préparant sa vengeance par une dissimulation profonde, il
affecte de rendre ses bonnes grâces à Dion, l’accable de marques de bonté,
le conduit sur les bords de la mer, lui montre la lettre fatale, lui reproche sa
trahison, et sans lui permettre un mot d’explication, le fait embarquer sur un
vaisseau qui met aussitôt à la voile. Ce coup de foudre étonna la Sicile, et
consterna les amis de Dion ; on craignait qu’il ne retombât sur nos têtes.
Le bruit de ma mort se répandit à Syracuse Mais à cet orage violent succéda
tout-à-coup un calme profond : soit politique, soit pudeur, le roi fit tenir à
Dion une somme d’argent, que ce dernier refusa d’accepter. Loin de sévir
contre les amis du proscrit, il n’oublia rien pour calmer leurs alarmes : il
cherchait en particulier à me consoler ; il me conjurait de rester auprès de
lui. Quoique ses prières fussent mêlées de menaces, et ses caresses de
fureur, je m’en tenais toujours à cette alternative : ou le retour de Dion,
ou mon congé. Ne pouvant surmonter ma résistance, il me fit transférer à la
citadelle, dans son palais même. On expédia des ordres de tous côtés pour me
ramener à Syracuse, si je prenais la fuite : on défendit à tout capitaine de
vaisseau de me recevoir sur son bord, à moins d’un exprès commandement de la
main du prince.
Captif, gardé à vue, je le vis redoubler d’empressements et de tendresse
pour moi ; il se montrait jaloux de mon estime et de mon amitié ; il ne pouvait
plus souffrir la préférence que mon coeur donnait à Dion ; il l’exigeait
avec hauteur ; il la demandait en suppliant. J’étais sans cesse exposé à
des scènes extravagantes : c’étaient des emportements, des excuses, des
outrages et des larmes. Comme nos entretiens devenaient de jour en jour plus
fréquents, on publia que j’étais l’unique dépositaire de sa faveur. Ce
bruit, malignement accrédité par Philistus et son parti, me rendit odieux au
peuple et à l’armée ; on me fit un crime des dérèglements du prince, et
des fautes de l’administration. J’étais bien éloigné d’en être l’auteur
; à l’exception du préambule de quelques lois, auquel je travaillai, dès
mon arrivée en Sicile, j’avais refusé de me mêler des affaires publiques,
dans le temps même que j’en pouvais partager le poids avec mon fidèle
compagnon ; je venais de le perdre ; Denys s’était rejeté entre les bras d’un
grand nombre de flatteurs perdus de débauche ; et j’aurais choisi ce moment
pour donner des avis à un jeune insensé qui croyait gouverner, et qui se
laissait gouverner par des conseillers plus méchants, et non moins insensés
que lui ! Denys eût acheté mon amitié au poids de l’or ; je la mettais à
un plus haut prix : je voulais qu’il se pénétrât de ma doctrine, et qu’il
apprît à se rendre maître de lui-même, pour mériter de commander aux autres
: mais il n’aime que la philosophie qui exerce l’esprit, parce qu’elle lui
donne occasion de briller. Quand je le ramenais à cette sagesse qui règle les
mouvements de l’âme, je voyais son ardeur s’éteindre. Il m’écoutait
avec peine, avec embarras. Je m’apperçus qu’il était prémuni contre mes
attaques : on l’avait en effet averti qu’en admettant mes principes, il
assurerait le retour et le triomphe de Dion.
La nature lui accorda une pénétration vive, une éloquence admirable, un coeur
sensible, des mouvements de générosité, du penchant pour les choses honnêtes
: mais elle lui refusa un caractère ; et son éducation absolument négligée,
ayant altéré le germe de ses vertus, a laissé pousser des défauts qui
heureusement affaiblissent ses vices. Il a de la dureté sans tenue, de la
hauteur sans dignité. C’est par faiblesse qu’il emploie le mensonge et la
perfidie, qu’il passe des jours entiers dans l’ivresse du vin et des
voluptés. S’il avait plus de fermeté, il serait le plus cruel des hommes. Je
ne lui connais d’autre force dans l’âme, que l’inflexible roideur avec
laquelle il exige que tout plie sous ses volontés passagères ; raison,
opinions, sentiments, tout doit être en certains moments subordonné à ses
lumières ; et je l’ai vu s’avilir par des soumissions et des bassesses,
plutôt que de supporter l’injure du refus ou de la contradiction : s’il s’acharne
maintenant à pénétrer les secrets de la nature, c’est qu’elle ne doit
avoir rien de caché pour lui. Dion lui est surtout odieux, en ce qu’il le
contrarie par ses exemples et par ses avis. Je demandais vainement la fin de son
exil et du mien, lorsque la guerre s’étant rallumée, le remplit de nouveaux
soins. N’ayant plus de prétexte pour me retenir, il consentit à mon départ.
Nous fîmes une espèce de traité. Je lui promis de venir le rejoindre à la
paix ; il me promit de rappeler Dion en même temps. Dès qu’elle fut conclue,
il eut soin de nous en informer ; il écrivit à Dion de différer son retour d’un
an, à moi de hâter le mien. Je lui répondis sur le champ, que mon âge ne me
permettait point de courir les risques d’un si long voyage ; et que, puisqu’il
manquait à sa parole, j’étais dégagé de la mienne. Cette réponse ne
déplut pas moins à Dion qu’à Denys. J’avais alors résolu de ne plus me
mêler de leurs affaires ; mais le roi n’en était que plus obstiné dans son
projet : il mendiait des sollicitations de toutes parts ; il m’écrivait sans
cesse ; il me faisait écrire par mes amis de Sicile, par les philosophes de l’école
d’Italie. Archytas, qui est à la tête de ces derniers, se rendit auprès de
lui : il me marqua, et son témoignage se trouvait confirmé par d’autres
lettres, que le roi était enflammé d’une nouvelle ardeur pour la
philosophie, et que j’exposerais ceux qui la cultivent dans ses états, si je
n’y retournais au plus tôt. Dion de son côté me persécutait par ses
instances.
Le roi ne le rappellera jamais ; il le craint : il ne sera jamais philosophe, il
cherche à le paraître. Il pensait qu’auprès de ceux qui le sont
véritablement, mon voyage pouvait ajouter à sa considération, et mon refus y
nuire : voilà tout le secret de l’acharnement qu’il mettait à me
poursuivre.
Cependant je ne crus pas devoir résister à tant d’avis réunis contre le
mien. On m’eût reproché peut-être un jour d’avoir abandonné un jeune
prince qui me tendait une seconde fois la main, pour sortir de ses égarements ;
livré à sa fureur les amis que j’ai dans ces contrées lointaines ;
négligé les intérêts de Dion, à qui l’amitié, l’hospitalité, la
reconnaissance m’attachaient depuis si longtemps. Ses ennemis avaient fait
séquestrer ses revenus ; ils le persécutaient, pour l’exciter à la révolte
; ils multipliaient les torts du roi, pour le rendre inexorable. Voici ce que
Denys m’écrivit : « Nous traiterons d’abord l’affaire de Dion : j’en
passerai par tout ce que vous voudrez, et j’espère que vous ne voudrez que
des choses justes. Si vous ne venez pas, vous n’obtiendrez jamais rien pour
lui. » Je connaissais Dion. Son âme a toute la hauteur de la vertu. Il avait
supporté paisiblement la violence ; mais si à force d’injustices, on
parvenait à l’humilier, il faudrait des torrens de sang pour laver cet
outrage. Il réunit à une figure imposante, les plus belles qualités de l’esprit
et du coeur ; il possède en Sicile des richesses immenses ; dans tout le
royaume, des partisans sans nombre ; dans la Grèce, un crédit qui rangerait
sous ses ordres nos plus braves guerriers. J’entrevoyais de grands maux près
de fondre sur la Sicile ; il dépendait peut-être de moi de les prévenir ou de
les suspendre.
Il m’en coûta pour quitter de nouveau ma retraite, et aller, à l’âge de
près de 70 ans, affronter un despote altier, dont les caprices sont aussi
orageux que les mers qu’il me fallait parcourir : mais il n’est point de
vertu sans sacrifice, point de philosophie sans pratique. Speusippe voulut m’accompagner.
J’acceptai ses offres : je me flattais que les agréments de son esprit
séduiraient le roi, si la force de mes raisons ne pouvait le convaincre. Je
partis enfin, et j’arrivai heureusement en Sicile (16).
Denys parut transporté de joie, ainsi que la reine et toute la famille royale.
Il m’avait fait préparer un logement dans le jardin du palais. Je lui
représentai, dans notre premier entretien, que suivant nos conventions, l’exil
de Dion devait finir au moment où je retournerais à Syracuse. À ces mots il s’écria
: Dion n’est pas exilé ; je l’ai seulement éloigné de la cour. Il est
temps de l’en rapprocher, répondis-je, et de lui restituer ses biens, que
vous abandonnez à des administrateurs infidèles. Ces deux articles furent
longtemps débattus entre nous, et remplirent plusieurs séances : dans l’intervalle,
il cherchait par des distinctions et des présents, à me refroidir sur les
intérêts de mon ami, et à me faire approuver sa disgrâce : mais je rejetai
des bienfaits qu’il fallait acheter au prix de la perfidie et du déshonneur.
Quand je voulus sonder l’état de son âme, et ses dispositions à l’égard
de la philosophie, il ne me parla que des mystères de la nature, et surtout de
l’origine du mal. Il avait ouï dire aux pythagoriciens d’Italie, que je m’étais
pendant longtemps occupé de ce problême ; et ce fut un des motifs qui l’engagèrent
à presser mon retour. Il me contraignit de lui exposer quelques-unes de mes
idées ; je n’eus garde de les étendre, et je dois convenir que le roi ne le
desirait point ; il était plus jaloux d’étaler quelques faibles solutions qu’il
avait arrachées à d’autres philosophes. Cependant je revenais toujours, et
toujours inutilement, à mon objet principal, celui d’opérer entre Denys et
Dion, une réconciliation nécessaire à la prospérité de son règne. à la
fin, aussi fatigué que lui de mes importunités, je commençai à me reprocher
un voyage non moins infructueux que pénible. Nous étions en été ; je voulus
profiter de la saison pour m’en retourner : je lui déclarai que je ne pouvais
plus rester à la cour d’un prince si ardent à persécuter mon ami. Il
employa toutes les séductions pour me retenir, et finit par me promettre une de
ses galères : mais comme il était le maître d’en retarder les préparatifs,
je résolus de m’embarquer sur le premier vaisseau qui mettrait à la voile.
Deux jours après il vint chez moi, et me dit : « L’affaire de Dion est la
seule cause de nos divisions : il faut la terminer. Voici tout ce que par
amitié pour vous je puis faire en sa faveur : qu’il reste dans le
Péloponnèse, jusqu’à ce que le temps précis de son retour sait convenu
entre lui, moi, vous et vos amis. Il vous donnera sa parole de ne rien
entreprendre contre mon autorité : il la donnera de même à vos amis, aux
siens, et tous ensemble vous m’en serez garants. Ses richesses seront
transportées en Grèce, et confiées à des dépositaires que vous choisirez ;
il en retirera les intérêts, et ne pourra toucher au fonds sans votre
agrément ; car je ne compte pas assez sur sa fidélité, pour laisser à sa
disposition de si grands moyens de me nuire. J’exige en même temps que vous
restiez encore un an avec moi ; et quand vous partirez, nous vous remettrons l’argent
que nous aurons à lui. J’espère qu’il sera satisfait de cet arrangement.
Dites-moi s’il vous convient. » Ce projet m’affligea. Je demandai
vingt-quatre heures pour l’examiner. Après en avoir balancé les avantages et
les inconvéniens, je lui répondis que j’acceptais les conditions proposées,
pourvu que Dion les approuvât. Il fut réglé en conséquence, que nous lui
écririons au plus tôt l’un et l’autre, et qu’en attendant on ne
changerait rien à la nature de ses biens. C’était le second traité que nous
faisions ensemble, et il ne fut pas mieux observé que le premier. J’avais
laissé passer la saison de la navigation : tous les vaisseaux étaient partis.
Je ne pouvais pas m’échapper du jardin à l’insçu du garde à qui la porte
en était confiée. Le roi, maître de ma personne, commençait à ne plus se
contraindre. Il me dit une fois : « Nous avons oublié un article essentiel. Je
n’enverrai à Dion que la moitié de son bien ; je réserve l’autre pour son
fils, dont je suis le tuteur naturel, comme frère d’Arété sa mère. » Je
me contentai de lui dire qu’il fallait attendre la réponse de Dion à sa
première lettre, et lui en écrire une seconde, pour l’instruire de ce nouvel
arrangement.
Cependant il procédait sans pudeur à la dissipation des biens de Dion ; il en
fit vendre une partie comme il voulut, à qui il voulut, sans daigner m’en
parler, sans écouter mes plaintes. Ma situation devenait de jour en jour plus
accablante : un événement imprévu en augmenta la rigueur.
Ses gardes, indignés de ce qu’il voulait diminuer la solde des vétérans, se
présentèrent en tumulte au pied de la citadelle, dont il avait fait fermer les
portes. Leurs menaces, leurs cris belliqueux et les apprêts de l’assaut l’effrayèrent
tellement, qu’il leur accorda plus qu’ils ne demandaient. Héraclide, un des
premiers citoyens de Syracuse, fortement soupçonné d’être l’auteur de l’émeute,
prit la fuite, et employa le crédit de ses parents, pour effacer les
impressions qu’on avait données au roi contre lui. Quelques jours après je
me promenais dans le jardin ; j’y vis entrer Denys et Théodote qu’il avait
mandé : ils s’entretinrent quelque temps ensemble, et s’étant approchés
de moi, Théodote me dit : « J’avais obtenu pour mon neveu Héraclide, la
permission de venir se justifier, et, si le roi ne le veut plus souffrir dans
ses états, celle de se retirer au Péloponnèse, avec sa femme, son fils, et la
jouïssance de ses biens. J’ai cru devoir en conséquence inviter Héraclide
à se rendre ici. Je vais lui en écrire encore. Je demande à présent qu’il
puisse se montrer sans risque, sait à Syracuse, soit aux environs. Y
consentez-vous, Denys ? J’y consens, répondit le roi. Il peut même demeurer
chez vous en toute sûreté. »
Le lendemain matin, Théodote et Eurybius entrèrent chez moi, la douleur et la
consternation peintes sur leur visage. « Platon, me dit le premier, vous fûtes
hier témoin de la promesse du roi. On vient de nous apprendre que des soldats,
répandus de tous côtés, cherchent Héraclide ; ils ont ordre de le saisir. Il
est peut-être de retour. Nous n’avons pas un moment à perdre : venez avec
nous au palais. » Je les suivis. Quand nous fûmes en présence du roi, ils
restèrent immobiles, et fondirent en pleurs. Je lui dis : « Ils craignent que,
malgré l’engagement que vous prîtes hier, Héraclide ne coure des risques à
Syracuse ; car on présume qu’il est revenu. » Denys bouillonnant de colère,
changea de couleur. Eurybius et Théodote se jetèrent à ses pieds, et pendant
qu’ils arrosaient ses mains de leurs larmes, je dis à Théodote : «
Rassurez-vous ; le roi n’osera jamais manquer à la parole qu’il nous a
donnée. Je ne vous en ai point donné, me répondit-il avec des yeux
étincelants de fureur. Et moi j’atteste les dieux, repris-je, que vous avez
donné celle dont ils réclament l’exécution. » Je lui tournai ensuite le
dos, et me retirai. Théodote n’eut d’autre ressource que d’avertir
secrètement Héraclide, qui n’échappa qu’avec peine aux poursuites des
soldats.
Dès ce moment Denys ne garda plus de mesures ; il suivit avec ardeur le projet
de s’emparer des biens de Dion ; il me fit sortir du palais. Tout commerce
avec mes amis, tout accès auprès de lui, m’étaient sévèrement interdits.
Je n’entendais parler que de ses plaintes, de ses reproches, de ses menaces.
Si je le voyais par hasard, c’était pour en essuyer des sarcasmes amers et
des plaisanteries indécentes ; car les rois, et les courtisans, à leur
exemple, persuadés sans doute que leur faveur seule fait notre mérite, cessent
de considérer ceux qu’ils cessent d’aimer. On m’avertit en même temps
que mes jours étaient en danger ; et en effet, des satellites du tyran avaient
dit qu’ils m’arracheraient la vie, s’ils me rencontraient. Je trouvai le
moyen d’instruire de ma situation Archytas et mes autres amis de Tarente.
Avant mon arrivée, Denys leur avait donné sa foi que je pourrais quitter la
Sicile quand je le jugerais à propos ; ils m’avaient donné la leur pour
garant de la sienne. Je l’invoquai dans cette occasion. Bientôt arrivèrent
des députés de Tarente : après s’être acquittés d’une commission qui
avait servi de prétexte à l’ambassade, ils obtinrent enfin ma délivrance.
En revenant de Sicile, je débarquai en Élide, et j’allai aux jeux
olympiques, où Dion m’avait promis de se trouver. Je lui rendis compte de ma
mission, et je finis par lui dire : jugez vous-même du pouvoir que la
philosophie a sur l’esprit du roi de Syracuse.
Dion, indigné des nouveaux outrages qu’il venait de recevoir en ma personne,
s’écria tout-à-coup : « Ce n’est plus à l’école de la philosophie qu’il
faut conduire Denys ; c’est à celle de l’adversité, et je vais lui en
ouvrir le chemin. Mon ministère est donc fini, lui répondis-je. Quand mes
mains seraient encore en état de porter les armes, je ne les prendrais pas
contre un prince avec qui j’eus en commun la même maison, la même table, les
mêmes sacrifices ; qui, sourd aux calomnies de mes ennemis, épargna des jours
dont il pouvait disposer ; à qui j’ai promis cent fois de ne jamais favoriser
aucune entreprise contre son autorité. Si, ramenés un jour l’un et l’autre
à des vues pacifiques, vous avez besoin de ma médiation, je vous l’offrirai
avec empressement : mais tant que vous méditerez des projets de destruction, n’attendez
ni conseils, ni secours de ma part. » J’ai pendant trois ans, employé divers
prétextes pour le tenir dans l’inaction ; mais il vient de me déclarer qu’il
est temps de voler au secours de sa patrie. Les principaux habitants de
Syracuse, las de la servitude, n’attendent que son arrivée pour en briser le
joug. J’ai vu leurs lettres ; ils ne demandent ni troupes, ni vaisseaux, mais
son nom pour les autoriser, et sa présence pour les réunir. Ils lui marquent
aussi que son épouse, ne pouvant plus résister aux menaces et aux fureurs du
roi, a été forcée de contracter un nouvel hymen. La mesure est comble. Dion
va retourner au Péloponnèse ; il y lèvera des soldats ; et dès que ses
préparatifs seront achevés, il passera en Sicile. Tel fut le récit de Platon.
Nous prîmes congé de lui, et le lendemain nous partîmes pour la Béotie.
1. Avant
Platon, et de son temps, par le nom de planètes, on entendait Mercure, Vénus,
Mars, Jupiter et Saturne.
2. 4762 lieues, 200 toises ; la lieue de 2500 toises.
3. L'an 432 avant J.-C. Le jour où Méton observa le solstice
d'été concourut avec le 27 juin de notre année julienne ; et celui où il
commença son nouveau cycle ; avec le 18 juillet. Les 19 années solaires de
Méton renfermaient 6940 jours.
Les 19 années lunaires, accompagnées de leurs 7 mois intercalaires, forment
235 lunaisons qui, à raison de 30 jours chacune, donnent 7050 jours; elles
seraient donc plus longues que les premières de 110 jours. Pour les égaliser,
Méton réduisit à 29 jours chacune les 110 lunaisons, et il resta 6940 jours
pour les 19 années lunaires.
4. Les cinq dix-neuvièmes parties d'un jour font 8
heures 10 minutes 68 secondes 60 tierces , etc. Ainsi l'année solaire était,
suivant Méton, de 365 jours 8 heures 18' 56" 50"' ; elle est, suivant
les astronomes modernes, de 386 jours 5 heures 48' 43" ou 45"'.
Différence de l'année de Méton à la nôtre, 30 minutes et environ 12
secondes.
La révolution synodique de la lune était, suivant Méton, da 29 jours 12
heures 48' 57" 28"', etc. ; elle est, suivant les observations
modernes, de jours 12 heures 44' 3" 10'", etc. L'année lunaire
était, suivant Méton, de 354 jours 9 heures 11' 29" 21"'; elle
était plus courte que la solaire de 10 jours 21 heures 7' 27" 29'" .
5. On peut se faire une idée de ces sortes de cadrans
par l'exemple suivant. Palladius Rutilius, qui vivait vers le cinquième siècle
après J.-C., et qui nous a laissé un traité sur l'agriculture, a mis à la
fin de chaque mois une table où l'on voit la correspondance des divisions du
jour aux différentes longueurs de l'ombre du gnomon. Il faut observer, 1° que
cette correspondance est la même dans les mois également éloignés du
solstice, dans janvier et décembre, février et novembre, etc.; 2° que la
longueur de l'ombre est la même pour les heures également éloignées du point
de midi. Voici la table de janvier :
Heures.................. I et XI.................................
Pieds............................... 29.
-
................. II et X
............................. 19.
-
........... III. et IX
................... 16.
-
.......... IV. et VIII
................. 15.
- ................... V. et VII.
............. 10.
- ................... VI.
.................................... 9.
Ce cadran paraît avoir été dressé peur le climat de Rome. Les passages que
j'ai cités dans le texte prouvent qu'on en avait construit de semblables pour
le climat d'Athènes. Au reste on peut consulter, sur les horloges des anciens,
les savants qui en ont fait l'objet de leurs recherches..
6. L’Espagne
7. Les îles Britanniques.
8. Aujourd’hui Cadix.
9. 15120 lieues.
10. 45 livres.
11. 3 sous.
12. Platon fit trois voyages en Sicile: la premier sous le règne
de Denys l'Ancien; les deux autres sous celui de Denys le Jeune, qui monta sur
le trône l'an 367 avant J.-C. e premier est de l'an 389 avant la même ère,
puisque, d'un côté, Platon lui-même dit qu'il avait alors quarante ans, et
qu'il est prouvé d'ailleurs qu'il était né l'an 429 avant J.-C. a date des
deux autres voyages n'a été fixée que d'après un faux calcul par le P.
Corsini, la seul peut-être des savants modernes qui se soit occupé de cet
objet. Les faits suivants suffiront pour éclaircir ce point de chronologie.
Platon s'était rendu en Sicile dans le dessein de ménager une réconciliation
entre Dion et le roi de Syracuse. Il y passa douze à quinze mois; et, ayant, à
son retour, trouvé Dion aux jeux olympiques, il l'instruisit du mauvais succès
de sa négociation. Ainsi, que l'on détermine l'année où se sont célébrés
ces jeux, et l'on aura l'époque du dernier voyage de Platon. On pourrait
hésiter entre les jeux donnés aux olympiades 304, 305 et 306, c'est-à-dire
entre les années 364, 360 et 356 avant J.-C. ; mais la remarque suivante ôte
la liberté du choix. Dans les premiers mois du séjour de Platon à Syracuse,
on y fut témoin d'une éclipse de soleil. Après son entretien avec Dion, ce
dernier se détermina à tenter une expédition en Sicile; et, pendant qu'il
faisait son embarquement à Zacinthe, il arriva, au plus fort de l'été une
éclipse de lune qui effraya les troupes. 1° il faut donc que l'année
olympique dont il s'agit ait été précédée d'une éclipse de soleil arrivée
environ un an auparavant, et visible à Syracuse; 2° qu'elle ait été suivie,
un, deux et même trois ans après, d'une éclipse de lune, arrivée dans les
fortes chaleurs de l'été, et visible à Zacinthe; or, le 12 mai 361 avant
J.-C.,quatre heures du soir , il y eut une éclipse de soleil visible à
Syracuse, et, le 9 août de l'an 357 avant J.-C., une éclipse de lune visible
à Zacinthe; il suit de là que le troisième voyage de Platon est du printemps
de l'an 361, et l'expédition de Dion du mois d'août de l'an 357. Et comme il
paraît par les lettres de Platon qu'il ne s'est écoulé que deux on trois ans
entre la fin de son second voyage et le commencement du troisième, on peut
placer le second à l'an 364 avant J.-C. J'ai été conduit à ce résultat par
une table d'éclipses que je dois aux bontés de M. Lalande, et qui contient
toutes les éclipses de soleil et de lune, les unes visibles à Syracuse, les
autres à Zacinthe, depuis l'avènement du jeune Denys au trône en 367,
jusqu'en l'année 350 avant J.-C. On y voit clairement que toute autre année
olympique que celle de 360 serait insuffisante pour remplir les conditions du
problème. On y voit encore une erreur de chronologie du P. Corsini, qui se
perpétuerait aisément à la faveur de son nom, si l'on n'avait soin de la
relever. Ce savant prétend, comme je la prétends aussi, que Platon rendit
compte de son dernier voyage à Dion aux jeux olympiques de l'an 360. Mais il
part d'une fausse supposition, car, en plaçant au 9 du mois d'août de cette
année l'éclipse de lune arrivée en l'année 357, il fixe à l'année 350, et
à peu de jours de distance, l'expédition de Dion et son entretien avec Platon
aux jeux olympiques. Ce n'est pas ici le lieu de détruire les conséquences
qu'il tire du faux calcul qu'il a fait ou qu'on lui a donné de cette éclipse ;
il faut s'en tenir à des faits certains. L'éclipse de lune du 9 août est
certainement de l'année 357 ; donc le départ de Dion pour la Sicile est du
mois d'août de l'année 357. Il avait en un entretien avec Platon aux
dernières fêtes d'Olympie; donc Platon, au retour de son troisième voyage, se
trouva aux jeux olympiques de l'année 360. Je pourrais montrer que l'éclipse
justifie en cette occasion la chronologie de Diodore de Sicile; mais il est
temps de finir cette note.
13. Vers l’an 389 avant J.-C.
14. L’an 367 avant J.-C.
15. Vers l’an 364 avant J.-C.
16. Au commencement de l’an 361 avant J.-C.