Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
CHAPITRE 65
Suite de la bibliothèque. L’histoire.
Le
lendemain, Euclide me voyant arriver de bonne heure : vous me rassurez, me
dit-il ; je craignais que vous ne fussiez dégoûté de la longueur de notre
dernière séance : nous allons aujourd’hui nous occuper des historiens, et
nous ne serons point arrêtés par des opinions et par des préceptes. Plusieurs
auteurs ont écrit l’histoire ; aucun ne s’est expliqué sur la manière de
l’écrire, ni sur le style qui lui convient.
Nous placerons à leur tête Cadmus, qui vivait il y a environ deux siècles, et
qui se proposa d’éclaircir les antiquités de Milet sa patrie ; son ouvrage
fut abrégé par Bion de Proconnèse.
Depuis Cadmus, nous avons une suite non interrompue d’historiens. Je cite
parmi les plus anciens, Eugéon de Samos, Deïochus de Proconnèse, Eudémus de
Paros, Démoclès de Pygèle. Quand je lus ces auteurs, dis-je alors, non
seulement je fus révolté des fables absurdes qu’ils rapportent ; mais, à
l’exception des faits dont ils ont été les témoins, je les rejetai tous.
Car enfin, dès qu’ils ont été les premiers à nous les transmettre, dans
quelles sources les avaient-ils puisés ?
Euclide me répondit : ils subsistaient dans la tradition qui perpétue d’âge
en âge le souvenir des révolutions qui ont affligé l’humanité ; dans les
écrits des poètes qui avaient conservé la gloire des héros, les généalogies
des souverains, l’origine et les émigrations de plusieurs peuples ; dans ces
longues inscriptions qui contenaient des traités entre les nations, et
l’ordre successif des ministres attachés aux principaux temples de la Grèce
(1) ; dans les fêtes, les autels, les statues, les
édifices, consacrés à l’occasion de certains événements que l’aspect
continuel des lieux et des cérémonies semblait renouveler tous les ans.
Il est vrai que le récit de ces événements s’était, peu à peu, chargé de
circonstances merveilleuses, et que nos premiers historiens adoptèrent sans
examen cet amas confus de vérités et d’erreurs. Mais bientôt, Acusilaüs,
Phérécide, Hécatée, Xanthus, Hellanicus, et d’autres encore, montrèrent
plus de critique ; et s’ils ne débrouillèrent pas entièrement le chaos, ils
donnèrent au moins l’exemple du mépris que méritent les fictions des
premiers siècles. Voici l’ouvrage dans lequel Acusilaüs, en rapportant les généalogies
des anciennes familles royales, remonte aux siècles antérieurs à la guerre de
Troie, et jusqu’à Phoronée roi d’Argos. Je le sais, répondis-je, et
j’ai bien ri quand j’ai vu cet auteur et ceux qui l’ont suivi, nommer
Phoronée le premier des humains. Cependant Acusilaüs mérite de l’indulgence
; s’il rapproche trop de nous l’origine du genre humain, il relève celle de
l’amour, qu’il regarde comme un des dieux les plus anciens, et qu’il fait
naître avec le monde.
Peu de temps après Acusilaüs, dit Euclide, florissait Phérécyde d’Athènes,
ou plutôt de Léros, une des îles Sporades ; il a recueilli les traditions
relatives à l’ancienne histoire d’Athènes, et par occasion à celle des
peuples voisins. Son ouvrage contient des détails intéressants, tels que la
fondation de plusieurs villes, et les émigrations des premiers habitants de la
Grèce. Ses généalogies ont un défaut qui, dans l’origine des sociétés,
assurait la gloire d’une maison : après être parvenues aux siècles les plus
reculés, elles se dénouent par l’intervention de quelque divinité. On y
voit, par exemple, qu’Orion était fils de Neptune et d’Euryalé ; Triptolème,
fils de l’océan et de la terre.
Vers le même temps, parurent Hécatée de Milet et Xanthus de Lydie. Ils
jouirent l’un et l’autre d’une réputation affaiblie et non détruite par
les travaux de leurs successeurs. Le premier, dans son histoire et dans ses généalogies,
se proposa de même d’éclaircir les antiquités des grecs. Il a quelquefois
l’attention de les discuter et d’en écarter le merveilleux. « Voici,
dit-il au commencement de son histoire, ce que raconte Hécatée de Milet : j’écris
ce qui me paraît vrai. Les grecs, à mon avis, ont rapporté beaucoup de choses
contradictoires et ridicules. » Croirait-on qu’après cette promesse, il
accorde le don de la parole au bélier qui transporta Phrixus en Colchide ?
L’histoire ne s’était encore occupée que de la Grèce. Hécatée étendit
son domaine ; il parcourut l’Égypte et d’autres contrées jusqu’alors
inconnues. Sa description de la terre ajouta de nouvelles lumières à la géographie,
et fournit des matériaux aux historiens qui l’ont suivi.
Voici l’histoire de Lydie par Xanthus, écrivain exact, et très instruit des
antiquités de son pays ; elle est accompagnée de plusieurs ouvrages
qu’Hellanicus de Lesbos a publiés sur les différentes nations de la Grèce.
Cet auteur, qui mourut dans la vingt et unième année de la guerre du Péloponnèse
(2), manque quelquefois d’ordre et d’étendue ;
mais il termine avec honneur la classe de nos premiers historiens.
Tous s’étaient bornés à tracer l’histoire d’une ville ou d’une nation
; tous ignoraient l’art de lier à la même chaîne les événements qui intéressent
les divers peuples de la terre, et de faire un tout régulier, de tant de
parties détachées. Hérodote eut le mérite de concevoir cette grande idée,
et de l’exécuter. Il ouvrit aux yeux des grecs les annales de l’univers
connu, et leur offrit sous un même point de vue, tout ce qui s’était passé
de mémorable dans l’espace d’environ 240 ans. On vit alors, pour la première
fois, une suite de tableaux qui, placés les uns auprès des autres, n’en
devenaient que plus effrayants : les nations, toujours inquiètes et en
mouvement, quoique jalouses de leur repos, désunies par l’intérêt, et
rapprochées par la guerre, soupirant pour la liberté, et gémissant sous la
tyrannie ; partout le crime triomphant, la vertu poursuivie, la terre abreuvée
de sang, et l’empire de la destruction établi d’un bout du monde à
l’autre. Mais la main qui peignit ces tableaux, sut tellement en adoucir
l’horreur par les charmes du coloris et par des images agréables ; aux beautés
de l’ordonnance, elle joignit tant de grâces, d’harmonie et de variété ;
elle excita si souvent cette douce sensibilité, qui se réjouit du bien, et
s’afflige du mal, que son ouvrage fut regardé comme une des plus belles
productions de l’esprit humain.
Permettez-moi de hasarder une réflexion. Il semble que dans les lettres, ainsi
que dans les arts, les talents entrent d’abord dans la carrière, et luttent
pendant quelque temps contre les difficultés. Après qu’ils ont épuisé
leurs efforts, il paraît un homme de génie qui va poser le modèle au-delà
des bornes connues. C’est ce que fit Homère pour le poème épique ; c’est
ce qu’a fait Hérodote pour l’histoire générale. Ceux qui viendront après
lui, pourront se distinguer par des beautés de détail, et par une critique
plus éclairée : mais pour la conduite de l’ouvrage et l’enchaînement des
faits, ils chercheront sans doute moins à le surpasser qu’à l’égaler.
Quant à sa vie, il suffira d’observer qu’il naquit dans la ville
d’Halicarnasse en Carie, vers la 4e année de la 73e
olympiade (3); qu’il voyagea dans la plupart des
pays dont il voulait écrire l’histoire ; que son ouvrage lu dans l’assemblée
des jeux olympiques, et ensuite dans celle des Athéniens, y reçut des
applaudissements universels ; et que, forcé de quitter sa patrie, déchirée
par des factions, il alla finir ses jours dans une ville de la grande Grèce.
Dans le même siècle vivait Thucydide, plus jeune qu’Hérodote, d’environ
13 ans. Il était d’une des premières familles d’Athènes : placé à la tête
d’un corps de troupes, il tint pour quelque temps en respect celles de
Brasidas, le plus habile général de Lacédémone ; mais ce dernier ayant
surpris la ville d’Amphipolis, Athènes se vengea sur Thucydide, d’un revers
qu’il n’avait pu prévenir. Pendant son exil, qui dura 20 ans, il rassembla
des matériaux pour l’histoire de la guerre du Péloponnèse, et n’épargna
ni soins ni dépenses, pour connaître non seulement les causes qui la
produisirent, mais encore les intérêts particuliers qui la perpétuèrent. Il
se rendit chez les différentes nations ennemies, consulta partout les chefs de
l’administration, les généraux, les soldats, et fut lui-même témoin de la
plupart des événements qu’il avait à décrire. Son histoire, qui comprend
les 21 premières années de cette fatale guerre, se ressent de son amour extrême
pour la vérité, et de son caractère qui le portait à la réflexion. Des Athéniens,
qui l’avaient vu après son retour de l’exil, m’ont assuré qu’il était
assez sérieux, pensant beaucoup et parlant peu.
Il était plus jaloux d’instruire que de plaire, d’arriver à son but que de
s’en écarter par des digressions. Aussi son ouvrage n’est point, comme
celui d’Hérodote, une espèce de poème, où l’on trouve les traditions des
peuples sur leur origine, l’analyse de leurs usages et de leurs mœurs, la
description des pays qu’ils habitent, et des traits d’un merveilleux qui réveille
presque toujours l’imagination ; ce sont des annales, ou si l’on veut, les mémoires
d’un militaire, qui, tout à la fois homme d’état et philosophe, a mêlé
dans ses récits et dans ses harangues, les principes de sagesse qu’il avait
reçus d’Anaxagore, et les leçons d’éloquence qu’il tenait de
l’orateur Antiphon. Ses réflexions sont souvent profondes, toujours justes :
son style, énergique, concis, et par là même quelquefois obscur, offense
l’oreille par intervalles ; mais il fixe sans cesse l’attention, et l’on
dirait que sa dureté fait sa majesté. Si cet auteur estimable emploie des
expressions surannées, ou des mots nouveaux, c’est qu’un esprit tel que le
sien, s’accommode rarement de la langue que tout le monde parle. On prétend
qu’Hérodote, pour des raisons personnelles, a rapporté des traditions
injurieuses à certains peuples de la Grèce. Thucydide n’a dit qu’un mot de
son exil, sans se défendre, sans se plaindre, et a représenté, comme un grand
homme, Brasidas, dont la gloire éclipsa la sienne, et dont les succès causèrent
sa disgrâce. L’histoire de Thucydide fut continuée avec succès par Xénophon,
que vous avez connu.
Hérodote, Thucydide et Xénophon seront sans doute regardés, à l’avenir,
comme les principaux de nos historiens, quoiqu’ils diffèrent essentiellement
par le style ; et surtout dis-je alors, par la manière dont ils envisagent
communément les objets. Hérodote voit partout une divinité jalouse, qui
attend les hommes et les empires au point de leur élévation, pour les précipiter
dans l’abîme : Thucydide ne découvre dans les revers que les fautes des
chefs de l’administration ou de l’armée : Xénophon attribue presque
toujours à la faveur ou à la colère des dieux, les bons ou les mauvais succès.
Ainsi tout dans le monde dépend de la fatalité, suivant le premier ; de la
prudence, suivant le second ; de la piété envers les dieux, suivant le troisième.
Tant il est vrai que nous sommes naturellement disposés à tout rapporter à un
petit nombre de principes favoris.
Euclide poursuivit : Hérodote avait ébauché l’histoire des Assyriens et des
perses ; ses erreurs ont été relevées par un auteur qui connaissait mieux que
lui ces deux célèbres nations. C’est Ctésias de Cnide, qui a vécu de notre
temps. Il fut médecin du roi Artaxerxés, et fit un long séjour à la cour de
Suze : il nous a communiqué ce qu’il avait trouvé dans les archives de
l’empire, ce qu’il avait vu, ce que lui avaient transmis des témoins
oculaires ; mais, s’il est plus exact qu’Hérodote, il lui est inférieur
quant au style, quoique le sien ait beaucoup d’agréments, et se distingue
surtout par une extrême clarté. Entre plusieurs autres ouvrages, Ctésias nous
a laissé une histoire des Indes, où il traite des animaux et des productions
naturelles de ces climats éloignés ; mais comme il n’eut pas d’assez bons
mémoires, on commence à douter de la vérité de ses récits.
Voici les antiquités de la Sicile, la vie de Denys l’ancien et celle de son
fils, par Philistus, mort il y a quelques années, après avoir vu dissiper la
flotte qu’il commandait au nom du plus jeune de ces princes. Philistus avait
des talents qui l’ont, en quelque façon, rapproché de Thucydide ; mais il
n’avait pas les vertus de Thucydide. C’est un esclave qui n’écrit que
pour flatter les tyrans, et qui montre, à chaque instant, qu’il est encore
plus ami de la tyrannie que des tyrans mêmes. Je termine ici cette énumération
déjà trop longue. Vous ne trouverez peut-être pas un peuple, une ville, un
temple célèbre, qui n’ait son historien. Quantité d’écrivains
s’exercent actuellement dans ce genre : je vous citerai Éphore et Théopompe
qui s’y sont déjà signalés ; deux béotiens, nommés Anaxis et
Dionysiodore, qui viennent de publier l’histoire de la Grèce ; Anaximène de
Lampsaque qui nous a donné celle des grecs et des barbares, depuis la naissance
du genre humain, jusqu’à la mort d’Épaminondas.
Un titre si pompeux, lui dis-je, me préviendrait contre l’ouvrage : votre
chronologie se traîne avec peine à cinq ou six siècles au-delà de la guerre
de Troie ; après quoi les temps finissent pour vous : à l’exception d’un
petit nombre de peuples étrangers, le reste de la terre vous est inconnu. Vous
n’apercevez qu’un point dans la durée ainsi que dans l’espace, et votre
auteur prétend nous instruire de ce qui s’est fait dans les siècles et les
pays les plus éloignés !
Quand on connaît les titres d’ancienneté que les Égyptiens et les chaldéens
produisent en leur faveur, de quel œil de pitié regarde-t-on l’imperfection
et la nouveauté des vôtres ! Combien furent surpris les prêtres de Saïs,
lorsque ils entendirent Solon leur étaler vos traditions, leur parler du règne
de Phoronée, du déluge de Deucalion et de tant d’époques si récentes pour
eux, si anciennes pour lui ! « Solon, Solon ! lui dit un de ces prêtres,
vos grecs ne sont que des enfants. »
Ils n’ont pas cessé de l’être depuis. Les uns ne cherchent, dans un
historien, que les charmes du style ; les autres, que des aventures
surnaturelles et puériles : d’autres dévorent avec intérêt ces fatigantes
listes de noms inconnus, et de faits stériles, qui, étayés d’un long amas
de fables et de prodiges, remplissent presque entièrement votre ancienne
histoire ; cette histoire, sur laquelle Homère avait répandu un éclat
immortel, à laquelle vos chroniqueurs n’ont ajouté que l’ennui le plus
excessif.
Je voudrais que désormais vos auteurs ne s’occupassent que des deux ou trois
derniers siècles, et que les temps antérieurs restassent en proie aux poètes.
Vous avez interprété la pensée d’Isocrate, me dit Euclide ; il engagea deux
de ses disciples, Éphore et Théopompe, à se consacrer uniquement à
l’histoire. Éphore est lent et incapable de pénibles recherches ; Théopompe,
actif, ardent, et propre aux discussions : que fit Isocrate ? Il lâcha le
premier sur l’histoire ancienne, et destina le second à l’histoire moderne.
Éphore et Théopompe arrivèrent dans ce moment. Euclide, qui les attendait, me
dit tout bas, qu’ils devaient nous lire quelques fragments des ouvrages dont
ils s’occupaient alors. Ils amenaient avec eux deux ou trois de leurs amis ;
Euclide en avait invité quelques-uns des siens. Avant qu’ils fussent tous réunis,
les deux historiens déclarèrent qu’ils n’avaient pas consumé leur temps
à éclaircir les fictions des siècles antérieurs à la guerre de Troie, et,
faisant profession d’un vif amour pour la vérité, ils ajoutèrent qu’il
serait à désirer qu’un auteur eût été présent à tous les faits qu’il
raconte.
Je me suis proposé, dit ensuite Éphore, d’écrire tout ce qui s’est passé
parmi les grecs et les barbares, depuis le retour des Héraclides jusqu’à nos
jours, pendant l’espace de 850 ans. Dans cet ouvrage, divisé en 30 livres, précédés
chacun d’un avant-propos, on trouvera l’origine des différents peuples, la
fondation des principales villes, leurs colonies, leurs lois, leurs mœurs, la
nature de leurs climats, et les grands hommes qu’elles ont produits. Éphore
finit par reconnaître que les nations barbares étaient plus anciennes que
celles de la Grèce, et cet aveu me prévint en sa faveur.
Ce préambule fut suivi de la lecture d’un morceau tiré du onzième livre de
son histoire, et contenant une description de l’Égypte. C’est là qu’aux
diverses opinions hasardées sur le débordement du Nil, il en substitue une qui
ne s’accorde, ni avec les lois de la physique, ni avec les circonstances de ce
phénomène. J’étais auprès d’Euclide ; je lui dis : Éphore ne connaît
pas l’Égypte, et n’a point consulté ceux qui la connaissent.
Je me convainquis bientôt que l’auteur ne se piquait pas d’exactitude, et
que trop fidèle imitateur de la plupart de ceux qui l’ont précédé, il
affectait d’assaisonner sa narration, de fables consignées dans les
traditions des peuples, et dans les récits des voyageurs. Il me parut
s’abandonner volontiers à des formes oratoires. Comme plusieurs écrivains
placent l’orateur au dessus de l’historien, Éphore crut ne pouvoir mieux
leur répondre, qu’en s’efforçant de réussir dans les deux genres.
Malgré ces défauts, son ouvrage sera toujours regardé comme un trésor
d’autant plus précieux, que chaque nation y trouvera, séparément et dans un
bel ordre, tout ce qui peut l’intéresser : le style en est pur, élégant,
fleuri, quoique trop souvent assujetti à certaines harmonies, et presque
toujours dénué d’élévation et de chaleur.
Après cette lecture, tous les yeux se tournèrent vers Théopompe, qui commença
par nous parler de lui. Mon père Damostrate, nous dit-il, ayant été banni de
l’île de Chio, sa patrie, pour avoir montré trop d’attachement aux Lacédémoniens,
m’amena dans la Grèce, et quelque temps après, je vins dans cette ville, où
je m’appliquai sans relâche à l’étude de la philosophie et de l’éloquence.
Je composai plusieurs discours ; je voyageai chez différents peuples ; je
parlai dans leurs assemblées, et, après une longue suite de succès, je crois
pouvoir me placer parmi les hommes les plus éloquents de ce siècle, au dessus
des plus éloquents du siècle dernier : car tel qui jouissait alors du premier
rang, n’obtiendrait pas le second aujourd’hui.
Isocrate me fit passer, de la carrière brillante où je m’étais signalé,
dans celle qu’avaient illustrée les talents d’Hérodote et de Thucydide ;
j’ai continué l’ouvrage de ce dernier : je travaille maintenant à la vie
de Philippe de Macédoine ; mais, loin de me borner à décrire les actions de
ce prince, j’ai soin de les lier avec l’histoire de presque tous les
peuples, dont je rapporte les mœurs et les lois. J’embrasse un objet aussi
vaste que celui d’Éphore ; mon plan diffère du sien. à l’exemple de
Thucydide, je n’ai rien épargné pour m’instruire des faits : plusieurs des
évènements que je raconte se sont passés sous mes yeux ; j’ai consulté,
sur les autres, ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins ; il n’est
point de canton dans la Grèce que je n’aie parcouru ; il n’en est point, où
je n’aie contracté des liaisons avec ceux qui ont dirigé les opérations
politiques ou militaires. Je suis assez riche pour ne pas craindre la dépense,
et trop ami de la vérité pour redouter la fatigue. Une si sotte vanité nous
indisposa contre l’auteur ; mais il s’engagea tout à coup dans une route si
lumineuse, il développa de si grandes connaissances sur les affaires de la Grèce
et des autres peuples, tant d’intelligence dans la distribution des faits,
tant de simplicité, de clarté, de noblesse et d’harmonie dans son style, que
nous fûmes forcés d’accabler d’éloges, l’homme du monde qui méritait
le plus d’être humilié.
Cependant il continuait de lire, et notre admiration commençait à se refroidir
; nous vîmes reparaître des fables ; nous entendîmes des récits incroyables.
Il nous dit qu’un homme qui, malgré la défense des dieux, peut entrer dans
un temple de Jupiter en Arcadie, jouit pendant toute sa vie d’un privilège
singulier : son corps, frappé des rayons du soleil, ne projette plus d’ombre.
Il nous dit encore que dans les premières années du règne de Philippe, on vit
tout à coup, en quelques villes de Macédoine, les figuiers, les vignes et les
oliviers, porter des fruits mûrs au milieu du printemps, et que depuis cette époque,
les affaires de ce prince ne cessèrent de prospérer.
Ses digressions sont si fréquentes qu’elles remplissent près des trois
quarts de son ouvrage, et quelquefois si longues, qu’on oublie à la fin
l’occasion qui les a fait naître. Les harangues qu’il met dans la bouche
des généraux, au moment du combat, impatientent le lecteur, comme elles
auraient lassé les soldats.
Son style, plus convenable à l’orateur qu’à l’historien, a de grandes
beautés et de grands défauts : il n’est pas assez négligé quand il
s’agit de l’arrangement des mots ; il l’est trop quand il est question de
leur choix. Vous voyez l’auteur quelquefois tourmenter ses périodes pour les
arrondir, ou pour en écarter le choc des voyelles ; d’autres fois les défigurer
par des expressions ignobles et des ornements déplacés.
Pendant le cours de ces lectures, je me convainquis souvent du mépris ou de
l’ignorance des grecs, à l’égard des peuples éloignés. Éphore avait
pris l’Ibérie (4) pour une ville, et cette
erreur ne fut point relevée ; j’avais appris par un marchand phénicien, dont
le commerce s’étendait jusqu’à Gadir, que l’Ibérie est une région
vaste et peuplée. Quelques moments après, Théopompe ayant cité la ville de
Rome, on lui demanda quelques détails sur cette ville. Elle est en Italie, répondit-il
; tout ce que j’en sais, c’est qu’elle fut prise une fois par un peuple
des Gaules.
Ces deux auteurs s’étant retirés, on leur donna les éloges qu’ils méritaient
à bien des égards. Un des assistants qui était couvert d’un manteau de
philosophe, s’écria d’un ton d’autorité : Théopompe est le premier qui
ait cité le cœur humain au tribunal de l’histoire : voyez avec quelle supériorité
de lumières, il creuse dans cet abîme profond ; avec quelle impétuosité d’éloquence,
il met sous nos yeux ses affreuses découvertes. Toujours en garde contre les
belles actions, il tâche de surprendre les secrets du vice déguisé sous le
masque de la vertu. Je crains bien, lui dis-je, qu’on ne démêle un jour dans
ses écrits le poison de la malignité caché sous les dehors de la franchise et
de la probité. Je ne puis souffrir ces esprits chagrins qui ne trouvent rien de
pur et d’innocent parmi les hommes. Celui qui se défie sans cesse des
intentions des autres, m’apprend à me défier des siennes.
Un historien ordinaire, me répondit-on, se contente d’exposer les faits ; un
historien philosophe remonte à leurs causes. Pour moi, je hais le crime, et je
veux connaître le coupable, pour l’accabler de ma haine. Mais il faut du
moins, lui dis-je, qu’il soit convaincu. Il est coupable, répondit mon
adversaire, s’il avait intérêt de l’être. Qu’on me donne un ambitieux,
je dois reconnaître dans toutes ses démarches, non ce qu’il a fait, mais ce
qu’il a voulu faire, et je saurai gré à l’historien de me révéler les
odieux mystères de cette passion. Comment, lui dis-je ! De simples présomptions
qu’on ne risque devant les juges, que pour étayer des preuves plus fortes et
qu’en les exposant à la contradiction, suffiront dans l’histoire pour
imprimer, sur la mémoire d’un homme, un opprobre éternel ! Théopompe paraît
assez exact dans ses récits ; mais il n’est plus qu’un déclamateur, quand
il distribue à son gré le blâme et la louange. Traite-il d’une passion ?
Elle doit être atroce et conséquente. S’agit-il d’un homme contre lequel
il est prévenu ? Il juge de son caractère par quelques actions, et du reste de
sa vie par son caractère. Il serait bien malheureux que de pareils imposteurs
pussent disposer des réputations.
Il le serait bien plus, répliqua-t-on avec chaleur, qu’il ne fût pas permis
d’attaquer les réputations usurpées. Théopompe est comme ces juges de
l’enfer qui lisent clairement dans le cœur des coupables ; comme ces médecins
qui appliquent le fer et le feu sur le mal, sans offenser les parties saines. Il
ne s’arrête à la source des vices, qu’après s’être assuré qu’elle
est empoisonnée.
Et pourquoi donc, répondis-je, se contredit-il lui-même ? Il nous annonce au
commencement de son ouvrage, qu’il ne l’entreprend que pour rendre à
Philippe l’hommage dû au plus grand homme qui ait paru en Europe ; et bientôt
il le représente comme le plus dissolu, le plus injuste et le plus perfide des
hommes. Si ce prince daignait jeter un regard sur lui, il le verrait se traîner
honteusement à ses pieds. On se récria ; j’ajoutai : apprenez donc qu’à
présent même, Théopompe compose en l’honneur de Philippe un éloge rempli
d’adulations.
Qui croire sur ce point ? L’historien, ou le philosophe ?
Ni l’un ni l’autre, répondit Léocrate, ami d’Euclide. C’était un
homme de lettres qui s’étant appliqué à l’étude de la politique et de la
morale, méprisait celle de l’histoire. Acusilaüs, disait-il, est convaincu
de mensonge par Hellanicus, et ce dernier par Éphore, qui le sera bientôt par
d’autres. On découvre tous les jours de nouvelles erreurs dans Hérodote, et
Thucydide même n’en est pas exempt. Des écrivains ignorants ou prévenus,
des faits incertains dans leur cause et dans leurs circonstances, voilà
quelques-uns des vices inhérents à ce genre. En voici les avantages, répondit
Euclide : de grandes autorités pour la politique, de grands exemples pour la
morale. C’est à l’histoire que les nations de la Grèce sont à tout moment
forcées de recourir, pour connaître leurs droits respectifs, et terminer leurs
différends ; c’est là que chaque république trouve les titres de sa
puissance et de sa gloire ; c’est enfin à son témoignage que remontent sans
cesse nos orateurs pour nous éclairer sur nos intérêts. Quant à la morale,
ses préceptes nombreux sur la justice, sur la sagesse, sur l’amour de la
patrie, valent-ils les exemples éclatants d’Aristide, de Socrate et de Léonidas
?
Nos auteurs varient quelquefois, lorsque il s’agit de notre ancienne
chronologie, ou lorsque ils parlent des nations étrangères : nous les
abandonnerons, si vous voulez, sur ces articles ; mais, depuis nos guerres avec
les perses, où commence proprement notre histoire, elle est devenue le dépôt précieux des expériences que
chaque siècle laisse aux siècles suivants. La paix, la guerre, les
impositions, toutes les branches de l’administration sont discutées dans des
assemblées générales ; ces délibérations se trouvent consignées dans des
registres publics ; le récit des grands évènements est dans tous les écrits,
dans toutes les bouches ; nos succès, nos traités sont gravés sur des
monuments exposés à nos yeux. Quel écrivain serait assez hardi pour
contredire des témoins si visibles et si authentiques ?
Direz-vous qu’on se partage quelquefois sur les circonstances d’un fait ? Et
qu’importe qu’à la bataille de Salamine, les corinthiens se soient bien ou
mal comportés ? Il n’en est pas moins vrai qu’à Salamine, à Platée et
aux Thermopyles, quelques milliers de grecs résistèrent à des millions de
perses, et qu’alors fut dévoilée, pour la première fois peut-être, cette
grande et insigne vérité, que l’amour de la patrie est capable d’opérer
des actions qui semblent être au dessus des forces humaines.
L’histoire est un théâtre où la politique et la morale sont mises en action
; les jeunes gens y reçoivent ces premières impressions, qui décident
quelquefois de leur destinée ; il faut donc qu’on leur présente de beaux modèles
à suivre, et qu’on ne leur inspire que de l’horreur pour le faux héroïsme.
Les souverains et les nations peuvent y puiser des leçons importantes ; il faut
donc que l’historien soit impassible comme la justice dont il doit soutenir
les droits, et sincère comme la vérité dont il prétend être l’organe. Ses fonctions sont si
augustes, qu’elles devraient être exercées par des hommes d’une probité
reconnue, et sous les yeux d’un tribunal aussi sévère que celui de l’aréopage.
En un mot, dit Euclide en finissant, l’utilité de l’histoire n’est
affaiblie que par ceux qui ne savent pas l’écrire, et n’est méconnue que
de ceux qui ne savent pas la lire.
Sur les noms propres usités parmi les Grecs.
Platon
a fait un traité dans lequel il hasarde plusieurs étymologies sur les noms des
héros, des génies et des dieux. Il y prend des licences dont cette espèce de
travail n’est que trop susceptible. Encouragé par son exemple, et moins hardi
que lui, je place ici quelques remarques touchant les noms propres usités chez
les grecs ; le hasard les avait amenées pendant les deux entretiens que je
viens de rapporter. Des écarts d’un autre genre, ayant dans ces mêmes séances
arrêté plus d’une fois notre attention sur la philosophie et sur la mort de
Socrate, j’appris des détails dont je ferai usage dans le chapitre suivant.
On distingue deux sortes de noms ; les uns simples, les autres composés. Parmi
les premiers, il en est qui tirent leur origine de certains rapports qu’on
avait trouvés entre un tel homme et un tel animal. Par exemple, Léo, le
lion ; Lycos, le loup ; Moschos, le veau ; Corax, le
corbeau ; Sauros, le lézard ; Batrachos, la grenouille ; Alectryon,
le coq ; etc. Il en est encore qui paraissent tirés de la couleur du
visage ; Argos, le blanc ; Mélas, le noir ; Xanthos, le blond
; Pyrrhos, le roux (5).
Quelquefois un enfant reçoit le nom d’une divinité, auquel on donne une
légère inflexion. C’est ainsi qu’Apollonios vient d’Apollon ; Poséïdonios,
de Poséidon ou Neptune ; Démétrios de Déméter ou Cérès ; Athénée,
d’Athéné ou Minerve.
Les noms composés sont en plus grand nombre que les simples. Si des époux
croient avoir obtenu par leurs prières la naissance d’un fils, l’espoir de
leur famille, alors, par reconnaissance, on ajoute, avec un très léger
changement, au nom de la divinité protectrice, le mot DORON, qui signifie présent.
Et de là les noms de Théodore, Diodore, Olympiodore, Hypatodore, Hérodore,
Athénodore, Hermodore, Héphestiodore, Héliodore, Asclépiodore, Céphisodore,
etc. C’est à dire, présent des dieux, de Jupiter, du dieu
d’Olympie, du très haut, de Junon, de Minerve, de Mercure, de Vulcain, du
soleil, d’Esculape, du fleuve Céphise, etc.
Quelques familles prétendent descendre des dieux : et de là les noms de Théogène
ou Théagène né des dieux ; Diogène, né de Jupiter ; Hermogène,
né de Mercure, etc.
C’est une remarque digne d’attention, que la plupart des noms rapportés par
Homère, sont des marques de distinction. Elles furent accordées comme récompense,
aux qualités qu’on estimait le plus dans les siècles héroïques ; telles
que la valeur, la force, la légèreté à la course, la prudence, et d’autres
vertus. Du mot POLÉMOS, qui désigne la guerre, on fit Tlépolème,
c’est à dire, propre à soutenir les travaux de la guerre ; Archéptolème,
propre à diriger les travaux de la guerre.
En joignant au mot MAQUÈ, combat, des prépositions, et diverses
parties d’oraison qui en modifient le sens d’une manière toujours
honorable, on composa les noms d’Amphimaque, d’Antimaque, de Promaque, de Télémaque.
En procédant de la même manière sur le mot HÉNORÉA, force, intrépidité,
on eut Agapénor, celui qui estime la valeur ; Agénor, celui qui
la dirige ; Prothœnor, le premier par son courage : quantité
d’autres encore, tels que Alégénor, Anténor, Eléphénor, Euchénor, Pésénor,
Hypsénor, Hypérénor, etc. Du mot DAMAO, je dompte, je soumets, on fit
Damastor, Amphidamas, Chersidamas, Iphidamas, Polydamas, etc.
De THOOS, léger à la course, dérivèrent les noms d’Aréithoos,
d’Alcathoos, de Panthoos, de Pirithoos, etc. De NOOS, esprit, intelligence,
ceux d’Astynoos, Arsinoos, Autonoos, Iphinoos, etc. De MÈDOS, conseil,
ceux d’Agamède, Eumède, Lycomède, Périmède, Thrasymède. De CLÉOS, gloire,
ceux d’Amphiclès, Agaclès, Bathyclès, Doriclos, Echéclos, Iphiclos,
Patrocle, Cléobule, etc.
Il suit de là que plusieurs particuliers avaient alors deux noms, celui que
leur avaient donné leurs parents, et celui qu’ils méritèrent par leurs
actions ; mais le second fit bientôt oublier le premier.
Les titres d’honneur que je viens de rapporter, et d’autres en grand nombre
que je supprime, tels que celui d’Orménos, l’impétueux ; d’Astéropéos,
le foudroyant, se transmettaient aux enfants, pour leur rappeler les
actions de leurs pères, et les engager à les imiter.
Ils subsistent encore aujourd’hui ; et comme ils ont passé dans les différentes
classes des citoyens, ils n’imposent aucune obligation. Quelquefois même il
en résulte un singulier contraste avec l’état ou le caractère de ceux qui
les ont reçus dans leur enfance. Un perse, qui fondait tout son mérite sur
l’éclat de son nom, vint à Athènes. Je l’avais connu à Suze ; je le
menai à la place publique. Nous nous assîmes auprès de plusieurs Athéniens
qui conversaient ensemble. Il me demanda leurs noms, et me pria de les lui
expliquer. Le premier, lui dis-je, s’appelle Eudoxe, c’est à dire, illustre,
honorable : et voilà mon perse qui s’incline devant Eudoxe. Le second,
repris-je, se nomme Polyclète, ce qui signifie fort célèbre : autre révérence
plus profonde. Sans doute, me dit-il, ces deux personnages sont à la tête de
la république. Point du tout, répondis-je ; ce sont des gens du peuple à
peine connus. Le troisième qui paraît si faible, se nomme Agasthène, ou peut-être,
Mégasthène, ce qui signifie le fort, ou même le très fort. Le
quatrième qui est si gros et si pesant, s’appelle Prothoos, mot qui désigne le
léger, celui qui devance les autres à la course. Le cinquième qui vous
paraît si triste, se nomme Epicharès, le gai. Et le sixième, me dit le
perse avec impatience ? Le sixième, c’est Sostrate, c’est à dire, le
sauveur de l’armée. — Il a donc commandé ? — Non, il n’a jamais
servi. Le septième, qui s’appelle Clitomaque, illustre guerrier, a
toujours pris la fuite, et on l’a déclaré infâme. Le huitième s’appelle
Dicaeus, le juste, — Eh bien ? — Eh bien, c’est le plus insigne
fripon qui existe. J’allais lui citer encore le neuvième qui s’appelait
Evelthon, le bienvenu, lorsque l’étranger se leva, et me dit :
voilà des gens qui déshonorent leurs noms. Mais du moins, repris-je, ces noms
ne leur inspirent point de vanité.
On ne trouve presque aucune dénomination flétrissante dans Homère. Elles sont
plus fréquentes aujourd’hui, mais beaucoup moins qu’on n’aurait dû
l’attendre d’un peuple qui est si aisément frappé des ridicules et des défauts.
Socrate.
Socrate
était fils d’un sculpteur nommé Sophronisque ; il quitta la profession de
son père, après l’avoir suivie pendant quelque temps. Phénarète, sa mère,
exerçait celle de sage-femme.
Ces belles proportions, ces formes élégantes que le marbre reçoit du ciseau,
lui donnèrent la première idée de la perfection ; et cette idée s’élevant
par degrés, il sentit qu’il devait régner dans l’univers une harmonie générale
entre ses parties, et dans l’homme, un rapport exact entre ses actions et ses
devoirs. Pour développer ces premières notions, il porta dans tous les genres
d’études l’ardeur et l’obstination d’une âme forte et avide
d’instruction. L’examen de la nature, les sciences exactes et les arts agréables,
fixèrent tour à tour son attention.
Il parut dans un temps où l’esprit humain semblait tous les jours s’ouvrir
de nouvelles sources de lumières. Deux classes d’hommes se chargeaient du
soin de les recueillir ou de les répandre : les philosophes, dont la plupart
passaient leur vie à méditer sur la formation de l’univers et sur
l’essence des êtres ; les sophistes qui, à la faveur de quelques notions légères
et d’une éloquence fastueuse, se faisaient un jeu de discourir sur tous les
objets de la morale et de la politique, sans en éclaircir aucun. Socrate fréquenta
les uns et les autres ; il admira leurs talents, et s’instruisit par leurs écarts.
À la suite des premiers, il s’aperçut que plus il avançait dans la carrière,
plus les ténèbres s’épaississaient autour de lui : alors il reconnut que la
nature, en nous accordant sans peine les connaissances de première nécessité,
se fait arracher celles qui sont moins utiles, et nous refuse avec rigueur
toutes celles qui ne satisferaient qu’une curiosité inquiète. Ainsi, jugeant
de leur importance par le degré d’évidence ou d’obscurité dont elles sont
accompagnées, il prit le parti de renoncer à l’étude des premières causes,
et de rejeter ces théories abstraites qui ne servent qu’à tourmenter ou égarer
l’esprit.
S’il regarda comme inutiles les méditations des philosophes, les sophistes
lui parurent d’autant plus dangereux que, soutenant toutes les doctrines, sans
en adopter aucune, ils introduisaient la licence du doute dans les vérités les
plus essentielles au repos des sociétés.
De ses recherches infructueuses, il conclut que la seule connaissance nécessaire
aux hommes, était celle de leurs devoirs ; la seule occupation digne du
philosophe, celle de les en instruire ; et soumettant à l’examen de sa raison
les rapports que nous avons avec les dieux et nos semblables, il s’en tint à
cette théologie simple dont les nations avaient tranquillement écouté la voix
depuis une longue suite de siècles.
La sagesse suprême conserve dans une éternelle jeunesse, l’univers qu’elle
a formé ; invisible en elle-même, les merveilles qu’elle produit
l’annoncent avec éclat ; les dieux étendent leur providence sur la nature
entière ; présents en tous lieux, ils voient tout, ils entendent tout. Parmi
cette infinité d’êtres sortis de leurs mains, l’homme distingué des
autres animaux par des qualités éminentes, et surtout par une intelligence
capable de concevoir l’idée de la divinité, l’homme fut toujours l’objet
de leur amour et de leur prédilection ; ils lui parlent sans cesse par ces lois
souveraines qu’ils ont gravées dans son cœur : « prosternez-vous
devant les dieux ; honorez vos parents ; faites du bien à ceux qui vous en
font. » Ils lui parlent aussi par leurs oracles répandus sur la terre, et
par une foule de prodiges et de présages, indices de leurs volontés.
Qu’on ne se plaigne donc plus de leur silence ; qu’on ne dise point qu’ils
sont trop grands pour s’abaisser jusqu’à notre faiblesse. Si leur puissance
les élève au-dessus de nous, leur bonté nous rapproche d’eux. Mais
qu’exigent-ils ? Le culte établi dans chaque contrée ; des prières qui se
borneront à solliciter en général leur protection ; des sacrifices où la
pureté du cœur est plus essentielle que la magnificence des offrandes. Ils
exigent encore plus : c’est les honorer, que de leur obéir ; c’est leur obéir,
que d’être utile à la société. L’homme d’état qui travaille au
bonheur du peuple, le laboureur qui rend la terre plus fertile, tous ceux qui
s’acquittent exactement de leurs devoirs, rendent aux dieux le plus beau des
hommages ; mais il faut qu’il soit continuel : leurs faveurs sont le prix
d’une piété fervente, et accompagnée d’espoir et de confiance.
N’entreprenons rien d’essentiel sans les consulter, n’exécutons rien
contre leurs ordres, et souvenons-nous que la présence des dieux éclaire et
remplit les lieux les plus obscurs et les plus solitaires.
Socrate ne s’expliqua point sur la nature de la divinité ; mais il s’énonça
toujours clairement sur son existence et sur sa providence : vérités dont il
était intimement convaincu, et les seules auxquelles il lui fût possible et
important de parvenir.
Il reconnut un dieu unique, auteur et conservateur de l’univers ; au dessous
de lui, des dieux inférieurs, formés de ses mains, revêtus d’une partie de
son autorité, et dignes de notre vénération. Pénétré du plus profond
respect pour le souverain, partout il se fût prosterné devant lui, partout il
eût honoré ses ministres, sous quelque nom qu’on les invoquât, pourvu
qu’on ne leur attribuât aucune de nos faiblesses, et qu’on écartât de
leur culte les superstitions qui le défigurent. Les cérémonies pouvaient
varier chez les différents peuples ; mais elles devaient être autorisées par
les lois, et accompagnées de la pureté d’intention.
Il ne rechercha point l’origine du mal qui règne dans le moral, ainsi que
dans le physique ; mais il connut les biens et les maux qui font le bonheur et
le malheur de l’homme, et c’est sur cette connaissance qu’il fonda sa
morale.
Le vrai bien est permanent et inaltérable ; il remplit l’âme sans l’épuiser,
et l’établit dans une tranquillité profonde pour le présent, dans une entière
sécurité pour l’avenir. Il ne consiste donc point dans la jouissance des
plaisirs, du pouvoir, de la santé, des richesses et des honneurs. Ces avantages
et tous ceux qui irritent le plus nos désirs, ne sont pas des biens par eux-mêmes,
puisqu’ils peuvent être utiles ou nuisibles par l’usage qu’on en fait, ou
par les effets qu’ils produisent naturellement : les uns sont accompagnés de
tourments, les autres suivis de dégoûts et de remords ; tous sont détruits, dès
qu’on en abuse ; et l’on cesse d’en jouir, dès qu’on craint de les
perdre.
Nous n’avons pas de plus justes idées des maux que nous redoutons : il en
est, comme la disgrâce, la maladie, la pauvreté, qui, malgré la terreur
qu’ils inspirent, procurent quelquefois plus d’avantages que le crédit, les
richesses et la santé.
Ainsi, placé entre des objets dont nous ignorons la nature, notre esprit
flottant et incertain ne discerne qu’à la faveur de quelques lueurs sombres,
le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, l’honnête et le malhonnête ;
et, comme toutes nos actions sont des choix, et que ces choix sont d’autant
plus aveugles qu’ils sont plus importants, nous risquons sans cesse de tomber
dans les piéges qui nous entourent. De là tant de contradictions dans notre
conduite, tant de vertus fragiles, tant de systèmes de bonheur renversés.
Cependant les dieux nous ont accordé un guide pour nous diriger au milieu de
ces routes incertaines : ce guide est la sagesse, qui est le plus grand des
biens, comme l’ignorance est le plus grand des maux. La sagesse est une raison
éclairée, qui, dépouillant de leurs fausses couleurs les objets de nos
craintes et de nos espérances, nous les montre tels qu’ils sont en eux-mêmes,
fixe l’instabilité de nos jugements, et détermine notre volonté par la
seule force de l’évidence.
À la faveur de cette lumière vive et pure, l’homme est juste, parce qu’il
est intimement persuadé que son intérêt est d’obéir aux lois, et de ne
faire tort à personne ; il est frugal et tempérant, parce qu’il voit
clairement que l’excès des plaisirs entraîne, avec la perte de la santé,
celle de la fortune et de la réputation ; il a le courage de l’âme, parce
qu’il connaît le danger, et la nécessité de le braver. Ses autres vertus émanent
du même principe, ou plutôt elles ne sont toutes que la sagesse appliquée aux
différentes circonstances de la vie.
Il suit de là que toute vertu est une science qui s’augmente par l’exercice
et la méditation ; tout vice, une erreur qui, par sa nature, doit produire tous
les autres vices. Ce principe, discuté encore aujourd’hui par les
philosophes, trouvait des contradicteurs du temps de Socrate. On lui disait :
nous devons nous plaindre de notre faiblesse, et non de notre ignorance ; et si
nous faisons le mal, ce n’est pas faute de le connaître. Vous ne le
connaissez pas, répondait-il ; vous le rejetteriez loin de vous, si vous le
regardiez comme un mal ; mais vous le préférez au bien,parce qu’il vous paraît
un bien plus grand encore.
On insistait : cette préférence, nous la condamnons avant et après nos chutes
; mais il est des moments où l’attrait de la volupté nous fait oublier nos
principes, et nous ferme les yeux sur l’avenir. Et pouvons-nous, après tout,
éteindre les passions qui nous asservissent malgré nous ?
Si vous êtes des esclaves, répliquait Socrate, vous ne devez plus compter sur
votre vertu, et par conséquent sur le bonheur. La sagesse qui peut seule le
procurer, ne fait entendre sa voix qu’à des hommes libres, ou qui
s’efforcent de le devenir. Pour vous rendre votre liberté, elle n’exige que
le sacrifice des besoins que la nature n’a pas donnés ; à mesure qu’on goûte
et qu’on médite ses leçons, on secoue aisément toutes ces servitudes qui
troublent et obscurcissent l’esprit ; car ce n’est pas la tyrannie des
passions qu’il faut craindre, c’est celle de l’ignorance qui vous livre
entre leurs mains, en exagérant leur puissance : détruisez son empire, et vous
verrez disparaître ces illusions qui vous éblouissent, ces opinions confuses
et mobiles que vous prenez pour des principes. C’est alors que l’éclat et
la beauté de la vertu font une telle impression sur nos âmes, qu’elles ne résistent
plus à l’attrait impérieux qui les entraîne. Alors on peut dire que nous
n’avons pas le pouvoir d’être méchants, parce que nous n’aurons jamais
celui de préférer avec connaissance de cause le mal au bien, ni même un plus
petit avantage à un plus grand.
Pénétré de cette doctrine, Socrate conçut le dessein aussi extraordinaire
qu’intéressant, de détruire, s’il en était temps encore, les erreurs et
les préjugés qui font le malheur et la honte de l’humanité. On vit donc un
simple particulier, sans naissance, sans crédit, sans aucune vue d’intérêt,
sans aucun désir de la gloire, se charger du soin pénible et dangereux
d’instruire les hommes, et de les conduire à la vertu par la vérité ; on le
vit consacrer sa vie, tous les moments de sa vie à ce glorieux ministère,
l’exercer avec la chaleur et la modération qu’inspire l’amour éclairé
du bien public, et soutenir, autant qu’il lui était possible, l’empire
chancelant des lois et des mœurs.
Socrate ne chercha point à se mêler de l’administration ; il avait de plus
nobles fonctions à remplir. En formant de bons citoyens, disait-il, je
multiplie les services que je dois à ma patrie.
Comme il ne devait, ni annoncer ses projets de réforme, ni en accélérer
l’exécution, il ne composa point d’ouvrages ; il n’affecta point de réunir
à des heures marquées, ses auditeurs auprès de lui. Mais dans les places et
les promenades publiques, dans les sociétés choisies, parmi le peuple, il
profitait de la moindre occasion pour éclairer sur leurs vrais intérêts, le
magistrat, l’artisan, le laboureur, tous ses frères en un mot ; car c’était
sous ce point de vue qu’il envisageait tous les hommes (6).
La conversation ne roulait d’abord que sur des choses indifférentes ; mais
par degrés, et sans s’en apercevoir, ils lui rendaient compte de leur
conduite, et la plupart apprenaient, avec surprise, que dans chaque état, le
bonheur consiste à être bon parent, bon ami, bon citoyen.
Socrate ne se flattait pas que sa doctrine serait goûtée des Athéniens,
pendant que la guerre du Péloponnèse agitait les esprits, et portait la
licence à son comble ; mais il présumait que leurs enfants, plus dociles, la
transmettraient à la génération suivante.
Il les attirait par les charmes de sa conversation, quelquefois en s’associant
à leurs plaisirs, sans participer à leurs excès ; un d’entre eux, nommé
Eschine, après l’avoir entendu, s’écria : « Socrate, je suis pauvre
; mais je me donne entièrement à vous, c’est tout ce que je puis vous
offrir. Vous ignorez, lui répondit Socrate, la beauté du présent que vous me
faites. » Son premier soin était de démêler leur caractère ; il les
aidait, par ses questions, à mettre au jour leurs idées, et les forçait, par
ses réponses, à les rejeter. Des définitions plus exactes dissipaient par
degrés les fausses lumières qu’on leur avait données dans une première
institution ; et des doutes, adroitement exposés, redoublaient leur inquiétude
et leur curiosité : car son grand art fut toujours de les amener au point où
ils ne pouvaient supporter ni leur ignorance, ni leurs faiblesses.
Plusieurs ne purent soutenir cette épreuve ; et, rougissant de leur état, sans
avoir la force d’en sortir, ils abandonnèrent Socrate, qui ne s’empressa
pas de les rappeler. Les autres apprirent, par leur humiliation, à se méfier
d’eux-mêmes, et dès cet instant il cessa de tendre des piéges à leur vanité.
Il ne leur parlait point avec la rigidité d’un censeur, ni avec la hauteur
d’un sophiste ; point de reproches amers, point de plaintes importunes ; c’était
le langage de la raison et de l’amitié, dans la bouche de la vertu. Il
s’attachait à former leur esprit, parce que chaque précepte devait avoir son
principe ; il les exerçait dans la dialectique, parce qu’ils auraient à
combattre contre les sophismes de la volupté et des autres passions.
Jamais homme ne fut moins susceptible de jalousie. Voulaient-ils prendre une légère
teinture des sciences exactes ? Il leur indiquait les maîtres qu’il croyait
plus éclairés que lui. Désiraient-ils de fréquenter d’autres écoles ? Il
les recommandait lui-même aux philosophes qu’ils lui préféraient. Ses leçons
n’étaient que des entretiens familiers, dont les circonstances amenaient le
sujet : tantôt il lisait avec eux les écrits des sages qui l’avaient précédé
; il les relisait, parce qu’il savait que pour persévérer dans l’amour du
bien, il faut souvent se convaincre de nouveau des vérités dont on est
convaincu : tantôt il discutait la nature de la justice, de la science et du
vrai bien. Périsse, s’écriait-il alors, la mémoire de celui qui osa le
premier, établir une distinction entre ce qui est juste et ce qui est utile !
D’autres fois il leur montrait plus en détail les rapports qui lient les
hommes entre eux, et ceux qu’ils ont avec les objets qui les entourent.
Soumission aux volontés des parents, quelque dures qu’elles soient ;
soumission plus entière aux ordres de la patrie, quelque sévères qu’ils
puissent être ; égalité d’âme dans l’une et l’autre fortune ;
obligation de se rendre utile aux hommes ; nécessité de se tenir dans un état
de guerre contre ses passions, dans un état de paix contre les passions des
autres : ces points de doctrine, Socrate les exposait avec autant de clarté que
de précision.
De là ce développement d’une foule d’idées nouvelles pour eux ; de là
ces maximes prises au hasard parmi celles qui nous restent de lui : que moins on
a de besoins, plus on approche de la divinité ; que l’oisiveté avilit, et
non le travail ; qu’un regard, arrêté avec complaisance sur la beauté,
introduit un poison mortel dans le cœur ; que la gloire du sage consiste à être
vertueux, sans affecter de le paraître, et sa volupté à l’être tous les
jours de plus en plus ; qu’il vaut mieux mourir avec honneur, que de vivre
avec ignominie ; qu’il ne faut jamais rendre le mal pour le mal ; enfin, et
c’était une de ces vérités effrayantes sur lesquelles il insistait
davantage, que la plus grande des impostures est de prétendre gouverner et
conduire les hommes, sans en avoir le talent.
Eh ! Comment en effet la présomption de l’ignorance ne l’aurait-elle pas révolté,
lui qui, à force de connaissances et de travaux, croyait à peine avoir acquis
le droit d’avouer qu’il ne savait rien ; lui qui voyait dans l’état, les
places les plus importantes obtenues par l’intrigue, et confiées à des gens
sans lumières ou sans probité ; dans la société et dans l’intérieur des
familles, tous les principes obscurcis, tous les devoirs méconnus ; parmi la
jeunesse d’Athènes, des esprits altiers et frivoles, dont les prétentions
n’avaient point de bornes, et dont l’incapacité égalait l’orgueil ?
Socrate, toujours attentif à détruire la haute opinion qu’ils avaient
d’eux-mêmes, lisait dans le cœur d’Alcibiade, le désir d’être bientôt
à la tête de la république ; et dans celui de Critias, l’ambition de la
subjuguer un jour : l’un et l’autre, distingués par leur naissance et par
leurs richesses, cherchaient à s’instruire pour étaler dans la suite leurs
connaissances aux yeux du peuple. Mais le premier était plus dangereux, parce
qu’il joignait à ces avantages les qualités les plus aimables. Socrate, après
avoir obtenu sa confiance, le forçait à pleurer, tantôt sur son ignorance,
tantôt sur sa vanité, et, dans cette confusion de sentiments, le disciple
avouait qu’il ne pouvait être heureux ni avec un tel maître, ni sans un tel
ami. Pour échapper à sa séduction, Alcibiade et Critias prirent enfin le
parti d’éviter sa présence.
Des succès moins brillants et plus durables, sans le consoler de cette perte,
le dédommageaient de ses travaux. Écarter des emplois publics, ceux de ses élèves
qui n’avaient pas encore assez d’expérience ; en rapprocher d’autres qui
s’en éloignaient par indifférence ou par modestie ; les réunir quand ils étaient
divisés ; rétablir le calme dans leurs familles, et l’ordre dans leurs
affaires ; les rendre plus religieux, plus justes, plus tempérants : tels étaient
les effets de cette persuasion douce qu’il faisait couler dans les âmes ;
tels étaient les plaisirs qui transportaient la sienne.
Il les dut encore moins à ses leçons qu’à ses exemples : les traits
suivants montreront qu’il était difficile de le fréquenter, sans devenir
meilleur. Né avec un extrême penchant pour le vice, sa vie entière fut le modèle
de toutes les vertus. Il eut de la peine à réprimer la violence de son caractère,
soit que ce défaut paraisse le plus difficile à corriger, soit qu’on se le
pardonne plus aisément : dans la suite, sa patience devint invincible.
L’humeur difficile de Xanthippe, son épouse, ne troubla plus le calme de son
âme, ni la sérénité qui régnait sur son front. Il leva le bras sur son
esclave : ah ! Si je n’étais en colère, lui dit-il ! Et il ne le frappa
point. Il avait prié ses amis de l’avertir quand ils apercevraient de l’altération
dans ses traits ou dans sa voix. Quoiqu’il fût très pauvre, il ne retira
aucun salaire de ses instructions, et n’accepta jamais les offres de ses
disciples. Quelques riches particuliers de la Grèce voulurent l’attirer chez
eux, il les refusa ; et quand Archélaüs, roi de Macédoine, lui proposa un établissement
à sa cour, il le refusa encore, sous prétexte qu’il n’était pas en état
de lui rendre bienfait pour bienfait. Cependant son extérieur n’était point
négligé, quoiqu’il se ressentît de la médiocrité de sa fortune. Cette
propreté tenait aux idées d’ordre et de décence qui dirigeaient ses
actions, et le soin qu’il prenait de sa santé, au désir qu’il avait de
conserver son esprit libre et tranquille.
Dans ces repas où le plaisir va quelquefois jusqu’à la licence, ses amis
admirèrent sa frugalité ; et dans sa conduite, ses ennemis respectèrent la
pureté de ses mœurs. Il fit plusieurs campagnes ; dans toutes il donna
l’exemple de la valeur et de l’obéissance : comme il s’était endurci
depuis longtemps, contre les besoins de la vie et contre l’intempérie des
saisons, on le vit au siège de Potidée, pendant qu’un froid rigoureux
retenait les troupes sous les tentes, sortir de la sienne avec l’habit qu’il
portait en tout temps, ne prendre aucune précaution, et marcher pieds nus sur
la glace. Les soldats lui supposèrent le projet d’insulter à leur mollesse ;
mais il en aurait agi de même s’il n’avait pas eu de témoins. Au même siège,
pendant une sortie que fit la garnison, ayant trouvé Alcibiade couvert de
blessures, il l’arracha des mains de l’ennemi, et quelque temps après, lui
fit décerner le prix de la bravoure, qu’il avait mérité lui-même.
À la bataille de Délium, il se retira des derniers, à côté du général,
qu’il aidait de ses conseils, marchant à petits pas, et toujours combattant,
jusqu’à ce qu’ayant aperçu le jeune Xénophon, épuisé de fatigue et
renversé de cheval, il le prit sur ses épaules et le mit en lieu de sûreté.
Lachès, c’était le nom du général, avoua depuis, qu’il aurait pu compter
sur la victoire, si tout le monde s’était comporté comme Socrate.
Ce courage ne l’abandonnait pas dans des occasions peut-être plus périlleuses.
Le sort l’avait élevé au rang de sénateur ; en cette qualité, il présidait
avec quelques autres membres du sénat, à l’assemblée du peuple. Il
s’agissait d’une accusation contre des généraux qui venaient de remporter
une victoire signalée : on proposait une forme de jugement aussi vicieuse par
son irrégularité, que funeste à la cause de l’innocence. La multitude se
soulevait à la moindre contradiction, et demandait qu’on mît les opposants
au nombre des accusés. Les autres présidents, effrayés, approuvèrent le décret
; Socrate seul, intrépide au milieu des clameurs et des menaces, protesta
qu’ayant fait le serment de juger conformément aux lois, rien ne le forcerait
à le violer, et il ne le viola point.
Socrate plaisantait souvent de la ressemblance de ses traits, avec ceux auxquels
on reconnaît le dieu Silène. Il avait beaucoup d’agréments et de gaieté
dans l’esprit, autant de force que de solidité dans le caractère, un talent
particulier pour rendre la vérité sensible et intéressante ; point
d’ornements dans ses discours, souvent de l’élévation, toujours la propriété
du terme, ainsi que l’enchaînement et la justesse des idées. Il disait
qu’Aspasie lui avait donné des leçons de rhétorique ; ce qui signifiait
sans doute, qu’il avait appris auprès d’elle à s’exprimer avec plus de
grâces : il eut des liaisons avec cette femme célèbre, avec Périclès,
Euripide, et les hommes les plus distingués de son siècle ; mais ses disciples
furent toujours ses véritables amis ; il en était adoré, et j’en ai vu qui,
longtemps après sa mort, s’attendrissaient à son souvenir.
Pendant qu’il conversait avec eux, il leur parlait fréquemment d’un génie
qui l’accompagnait depuis son enfance, et dont les inspirations ne
l’engageaient jamais à rien entreprendre, mais l’arrêtaient souvent sur le
point de l’exécution. Si on le consultait sur un projet dont l’issue dût
être funeste, la voix secrète se faisait entendre ; s’il devait réussir,
elle gardait le silence. Un de ses disciples, étonné d’un langage si
nouveau, le pressa de s’expliquer sur la nature de cette voix céleste, et
n’obtint aucune réponse ; un autre s’adressa pour le même sujet à
l’oracle de Trophonius, et sa curiosité ne fut pas mieux satisfaite. Les
aurait-il laissés dans le doute, si, par ce génie, il prétendait désigner
cette prudence rare que son expérience lui avait acquise ? Voulait-il les
engager dans l’erreur, et s’accréditer dans leur esprit, en se montrant à
leurs yeux comme un homme inspiré ? Non, me répondit Xénophon, à qui je
proposais un jour ces questions : jamais Socrate ne déguisa la vérité ;
jamais il ne fut capable d’une imposture : il n’était ni assez vain, ni
assez imbécile pour donner de simples conjectures, comme de véritables prédictions
; mais il était convaincu lui-même ; et quand il nous parlait au nom de son génie,
c’est qu’il en ressentait intérieurement l’influence.
Un autre disciple de Socrate, nommé Simmias, que je connus à Thèbes,
attestait que son maître, persuadé que les dieux ne se rendent pas visibles
aux mortels, rejetait les apparitions dont on lui faisait le récit ; mais
qu’il écoutait et interrogeait avec l’intérêt le plus vif, ceux qui
croyaient entendre au dedans d’eux-mêmes les accents d’une voix divine.
Si l’on ajoute à ces témoignages formels, que Socrate a protesté jusqu’à
sa mort que les dieux daignaient quelquefois lui communiquer une portion de leur
prescience ; qu’il racontait, ainsi que ses disciples, plusieurs de ses prédictions
que l’évènement avait justifiées ; que quelques-unes firent beaucoup de
bruit parmi les Athéniens, et qu’il ne songea point à les démentir ; on
verra clairement qu’il était de bonne foi, lorsque en parlant de son génie,
il disait, qu’il éprouvait en lui-même ce qui n’était peut-être jamais
arrivé à personne. En examinant ses principes et sa conduite, on entrevoit par
quels degrés il parvint à s’attribuer une pareille prérogative. Attaché à
la religion dominante, il pensait, conformément aux traditions anciennes, adoptées
par des philosophes, que les dieux, touchés des besoins, et fléchis par les
prières de l’homme de bien, lui dévoilent quelquefois l’avenir par différents
signes. En conséquence il exhortait ses disciples, tantôt à consulter les
oracles, tantôt à s’appliquer à l’étude de la divination. Lui-même,
docile à l’opinion du plus grand nombre, était attentif aux songes, et leur
obéissait comme à des avertissements du ciel.
Ce n’est pas tout encore ; souvent plongée pendant des heures entières dans
la contemplation, son âme, pure et dégagée des sens, remontait insensiblement
à la source des devoirs et des vertus : or, il est difficile de se tenir
longtemps sous les yeux de la divinité, sans oser l’interroger, sans écouter
sa réponse, sans se familiariser avec les illusions que produit quelquefois la
contention d’esprit. D’après ces notions, doit-on s’étonner que Socrate
prît quelquefois ses pressentiments pour des inspirations divines, et rapportât
à une cause surnaturelle, les effets de la prudence ou du hasard ?
Cependant on trouve dans l’histoire de sa vie, des faits qui porteraient à
soupçonner la droiture de ses intentions. Que penser en effet d’un homme qui,
suivi de ses disciples, s’arrête tout à coup, se recueille longtemps en
lui-même, écoute la voix de son génie, et leur ordonne de prendre un autre
chemin, quoiqu’ils n’eussent rien à risquer en suivant le premier (7)
?
Je cite un second exemple. Au siège de Potidée, on s’aperçut que depuis le
lever de l’aurore, il était hors de sa tente, immobile, enseveli dans une méditation
profonde, exposé à l’ardeur brûlante du soleil ; car c’était en été.
Les soldats s’assemblèrent autour de lui, et dans leur admiration, se le
montraient l’un à l’autre. Le soir, quelques-uns d’entre eux résolurent
de passer la nuit à l’observer. Il resta dans la même position jusqu’au
jour suivant. Alors il rendit son hommage au soleil, et se retira tranquillement
dans sa tente. Voulait-il se donner en spectacle à l’armée ? Son esprit
pouvait-il suivre pendant si longtemps le fil d’une vérité ? Ses disciples,
en nous transmettant ces faits, en ont-ils altéré les circonstances ?
Convenons plutôt que la conduite des hommes les plus sages et les plus vertueux
présente quelquefois des obscurités impénétrables.
Quoi qu’il en soit, malgré les prédictions qu’on attribuait à Socrate,
les Athéniens n’eurent jamais pour lui la considération qu’il méritait à
tant de titres. Sa méthode devait les aliéner ou les offenser. Les uns ne
pouvaient lui pardonner l’ennui d’une discussion qu’ils n’étaient pas
en état de suivre ; les autres, l’aveu qu’il leur arrachait de leur
ignorance.
Comme il voulait que dans la recherche de la vérité, on commençât par hésiter
et se méfier des lumières qu’on avait acquises ; et que, pour dégoûter ses
nouveaux élèves des fausses idées qu’ils avaient reçues, il les amenait de
conséquences en conséquences, au point de convenir que, suivant leurs
principes, la sagesse même pourrait devenir nuisible ; les assistants, qui ne pénétraient
pas ses vues, l’accusaient de jeter ses disciples dans le doute, de soutenir
le pour et le contre, de tout détruire, et de ne rien édifier.
Comme auprès de ceux dont il n’était pas connu, il affectait de ne rien
savoir, et dissimulait d’abord ses forces, pour les employer ensuite avec plus
de succès, on disait que par une ironie insultante, il ne cherchait qu’à
tendre des pièges à la simplicité des autres (8).
Comme la jeunesse d’Athènes, qui voyait les combats des gens d’esprit avec
le même plaisir qu’elle aurait vu ceux des animaux féroces, applaudissait à
ses victoires, et se servait, à la moindre occasion, des armes qui les lui
avaient procurées, on inférait de là qu’elle ne puisait à sa suite, que le
goût de la dispute et de la contradiction. Les plus indulgents observaient
seulement qu’il avait assez de talents pour inspirer à ses élèves l’amour
de la sagesse ; et point assez pour leur en faciliter la pratique.
Il assistait rarement aux spectacles, et en blâmant l’extrême licence qui régnait
alors dans les comédies, il s’attira la haine de leurs auteurs.
De ce qu’il ne paraissait presque jamais à l’assemblée du peuple, et
qu’il n’avait ni crédit ni aucun moyen d’acheter ou de vendre des
suffrages, plusieurs se contentèrent de le regarder comme un homme oisif,
inutile, qui n’annonçait que des réformes, et ne promettait que des vertus.
De cette foule de préjugés et de sentiments réunis, il résulta l’opinion
presque générale, que Socrate n’était qu’un sophiste plus habile, plus
honnête, mais peut-être plus vain que les autres. J’ai vu des Athéniens éclairés
lui donner cette qualification longtemps après sa mort ; et de son vivant,
quelques auteurs l’employèrent avec adresse, pour se venger de ses mépris.
Aristophane, Eupolis, Amipsias le jouèrent sur le théâtre, comme ils se
permirent de jouer Périclès, Alcibiade, et presque tous ceux qui furent à la
tête du gouvernement ; comme d’autres auteurs dramatiques y jouèrent
d’autres philosophes : car il régnait alors de la division entre ces deux
classes de gens de lettres.
Il fallait jeter du ridicule sur le prétendu génie de Socrate, et sur ses
longues méditations ; Aristophane le représente suspendu au dessus de la
terre, assimilant ses pensées à l’air subtil et léger qu’il respire,
invoquant les déesses tutélaires des sophistes, les nuées, dont il croit
entendre la voix au milieu des brouillards et des ténèbres qui
l’environnent. Il fallait le perdre dans l’esprit du peuple ; il l’accuse
d’apprendre aux jeunes gens à mépriser les dieux, à tromper les hommes.
Aristophane présenta sa pièce au concours ; elle reçut des applaudissements,
et ne fut pas couronnée : il la remit au théâtre l’année d’après, et
elle n’eut pas un meilleur succès ; il la retoucha de nouveau, mais des
circonstances l’empêchèrent d’en donner une troisième représentation.
Socrate, à ce qu’on prétend, ne dédaigna pas d’assister à la première,
et de se montrer à des étrangers qui le cherchaient des yeux dans l’assemblée.
De pareilles attaques n’ébranlaient pas plus sa constance que les autres évènements
de la vie. « Je dois me corriger, disait-il, si les reproches de ces
auteurs sont fondés ; les mépriser, s’ils ne le sont pas. » On lui
rapportait un jour qu’un homme disait du mal de lui : « c’est, répondit-il,
qu’il n’a pas appris à bien parler. » Depuis la représentation des
nuées, il s’était écoulé environ 24 ans. Il semblait que le temps de la
persécution était passé pour lui, lorsque tout à coup, il apprit qu’un
jeune homme venait de présenter au second des archontes, une dénonciation conçue
en ces termes : « Mélitus, fils de Mélitus, du bourg de Pithos, intente
une accusation criminelle contre Socrate, fils de Sophronisque, du bourg
d’Alopèce. Socrate est coupable en ce qu’il n’admet pas nos dieux, et
qu’il introduit parmi nous des divinités nouvelles sous le nom de génies ;
Socrate est coupable en ce qu’il corrompt la jeunesse d’Athènes : pour
peine, la mort. »
Mélitus était un poète froid, et sans talents ; il composa quelques tragédies,
dont le souvenir ne se perpétuera que par les plaisanteries d’Aristophane.
Deux accusateurs plus puissants que lui, Anytus et Lycon, le firent servir
d’instrument à leur haine. Ce dernier était un de ces orateurs publics qui,
dans les assemblées du sénat et du peuple, discutent les intérêts de la
patrie, et disposent de l’opinion de la multitude, comme la multitude dispose
de tout. Ce fut lui qui dirigea les procédures.
Des richesses considérables et des services signalés rendus à l’état, plaçaient
Anytus parmi les citoyens qui avaient le plus de crédit. Il remplit
successivement les premières dignités de la république. Zélé partisan de la
démocratie, persécuté par les 30 tyrans, il fut un de ceux qui contribuèrent
le plus à leur expulsion et au rétablissement de la liberté. Anytus avait
longtemps vécu en bonne intelligence avec Socrate ; il le pria même une fois
de donner quelques instructions à son fils, qu’il avait chargé des détails
d’une manufacture dont il tirait un gros revenu.
Mais Socrate lui ayant représenté que ces fonctions avilissantes ne
convenaient ni à la dignité du père, ni aux dispositions du fils, Anytus,
blessé de cet avis, défendit au jeune homme tout commerce avec son maître.
Quelque temps après Socrate examinait avec Ménon, un de ses amis, si l’éducation
pouvait donner les qualités de l’esprit et du cœur, refusées par la nature.
Anytus survint et se mêla de la conversation. La conduite de son fils, dont il
négligeait l’éducation, commençait à lui donner de l’inquiétude. Dans
la suite du discours, Socrate observa que les enfants de Thémistocle,
d’Aristide et de Périclès, entourés de maîtres de musique, d’équitation
et de gymnastique, se distinguèrent dans ces différents genres ; mais qu’ils
ne furent jamais aussi vertueux que leurs pères, preuve certaine, ajoutait-il,
que ces derniers ne trouvèrent aucun instituteur en état de donner à leurs
fils le mérite qu’ils avaient eux-mêmes. Anytus, qui se plaçait à côté
de ces grands hommes, sentit, ou supposa l’allusion. Il répondit avec colère
: « vous parlez des autres avec une licence intolérable. Croyez-moi,
soyez plus réservé ; ici plus qu’ailleurs, il est aisé de faire du bien ou
du mal à qui l’on veut, et vous devez le savoir. »
À ces griefs personnels s’en joignaient d’autres qui aigrissaient Anytus,
et qui lui étaient communs avec la plus grande partie de la nation. Il faut les
développer pour faire connaître la principale cause de l’accusation contre
Socrate.
Deux factions ont toujours subsisté parmi les Athéniens, les partisans de
l’aristocratie, et ceux de la démocratie. Les premiers, presque toujours
asservis, se contentaient, dans les temps heureux, de murmurer en secret ; dans
les malheurs de l’état, et surtout vers la fin de la guerre du Péloponnèse,
ils firent quelques tentatives pour détruire la puissance excessive du peuple.
Après la prise d’Athènes, les Lacédémoniens en confièrent le gouvernement
à trente magistrats, la plupart tirés de cette classe. Critias, un des
disciples de Socrate, était à leur tête. Dans l’espace de huit mois ils
exercèrent plus de cruautés que le peuple n’en avait exercé pendant
plusieurs siècles. Quantité de citoyens, obligés d’abord de prendre la
fuite, se réunirent enfin sous la conduite de Thrasybule et d’Anytus.
L’oligarchie fut détruite (9), l’ancienne forme
de gouvernement rétablie ; et pour prévenir désormais toute dissension, une
amnistie presque générale accorda le pardon, et ordonna l’oubli du passé.
Elle fut publiée et garantie sous la foi du serment, trois ans avant la mort de
Socrate. Le peuple prêta le serment ; mais il se rappelait avec frayeur qu’il
avait été dépouillé de son autorité, qu’il pouvait à tout moment la
perdre encore, qu’il était dans la dépendance de cette Lacédémone si
jalouse d’établir partout l’oligarchie, que les principaux citoyens d’Athènes
entretenaient des intelligences avec elle, et se trouvaient animés des mêmes
sentiments. Et que ne ferait pas cette faction cruelle dans d’autres
circonstances, puisqu’au milieu des ruines de la république, il avait fallu
tant de sang pour assouvir sa fureur ?
Les flatteurs du peuple redoublaient ses alarmes, en lui représentant que des
esprits ardents s’expliquaient tous les jours avec une témérité révoltante
contre la nature du gouvernement populaire ; que Socrate, le plus dangereux de
tous, parce qu’il était le plus éclairé, ne cessait d’infecter la
jeunesse d’Athènes par des maximes contraires à la constitution établie ;
qu’on lui avait entendu dire plus d’une fois, qu’il fallait être insensé
pour confier les emplois et la conduite de l’état à des magistrats qu’un
sort aveugle choisissait parmi le plus grand nombre des citoyens ; que docile à
ses leçons, Alcibiade, outre les maux dont il avait accablé la république,
avait en dernier lieu conspiré contre sa liberté ; que dans le même temps
Critias et Théramène, deux autres de ses disciples, n’avaient pas rougi de
se placer à la tête des trente tyrans ; qu’il fallait enfin réprimer une
licence dont les suites, difficiles à prévoir, seraient impossibles à éviter.
Mais quelle action intenter contre Socrate ? On n’avait à lui reprocher que
des discours sur lesquels les lois n’avaient rien statué, et qui par eux-mêmes
ne formaient pas un corps de délit, puisqu’ils n’avaient pas une liaison nécessaire
avec les malheurs dont on avait à se plaindre : d’ailleurs, en les établissant
comme l’unique base de l’accusation, on risquait de réveiller l’animosité
des partis, et l’on était obligé de remonter à des évènements sur
lesquels l’amnistie imposait un silence absolu.
La trame ourdie par Anytus parait à ces inconvénients, et servait à la fois
sa haine personnelle et la vengeance du parti populaire. L’accusateur, en
poursuivant Socrate comme un impie, devait se flatter de le perdre, parce que le
peuple recevait toujours avec ardeur ces sortes d’accusations, et qu’en
confondant Socrate avec les autres philosophes, il était persuadé qu’ils ne
pouvaient s’occuper de la nature, sans nier l’existence des dieux.
D’ailleurs la plupart des juges, ayant autrefois assisté à la représentation
des nuées d’Aristophane, avaient conservé contre Socrate ces impressions
sourdes, que dans une grande ville il est si facile de recevoir, et si difficile
de détruire.
D’un autre côté, Mélitus, en le poursuivant comme le corrupteur de la
jeunesse, pouvait, à la faveur d’une allégation si vague, rappeler
incidemment et sans risque, des faits capables de soulever les juges, et
d’effrayer les partisans du gouvernement populaire.
Le secret de cette marche n’a pas échappé à la postérité ; environ 54 ans
après la mort de Socrate, l’orateur Eschine, avec qui j’étais fort lié,
disait, en présence du même tribunal où fut plaidée la cause de ce
philosophe : « vous qui avez mis à mort le sophiste Socrate, convaincu
d’avoir donné des leçons à Critias, l’un de ces trente magistrats qui détruisirent
la démocratie. »
Pendant les premières procédures, Socrate se tenait tranquille ; ses disciples
dans l’effroi s’empressaient de conjurer l’orage : le célèbre Lysias fit
pour lui un discours touchant, et capable d’émouvoir les juges ; Socrate y
reconnut les talents de l’orateur, mais il n’y trouva point le langage
vigoureux de l’innocence.
Un de ses amis, nommé Hermogène, le priait un jour de travailler à sa défense.
« Je m’en suis occupé depuis que je respire, répondit Socrate ;
qu’on examine ma vie entière : voilà mon apologie. »
« Cependant, reprit Hermogène, la vérité a besoin de soutien, et vous
n’ignorez pas combien, dans nos tribunaux, l’éloquence a perdu de citoyens,
et sauvé de coupables. Je le sais répliqua Socrate ; j’ai même deux fois
entrepris de mettre en ordre mes moyens de défense ; deux fois le génie qui
m’éclaire m’en a détourné, et j’ai reconnu la sagesse de ses conseils.
« J’ai vécu jusqu’à présent le plus heureux des mortels ; j’ai
comparé souvent mon état à celui des autres hommes, et je n’ai envié le
sort de personne. Dois-je attendre que les infirmités de la vieillesse me
privent de l’usage de mes sens, et qu’en affaiblissant mon esprit, elles ne
me laissent que des jours inutiles ou destinés à l’amertume ? Les dieux,
suivant les apparences, me préparent une mort paisible, exempte de douleur, la
seule que j’eusse pu désirer. Mes amis, témoins de mon trépas, ne seront
frappés ni de l’horreur du spectacle, ni des faiblesses de l’humanité ; et
dans mes derniers moments, j’aurai encore assez de force pour lever mes
regards sur eux, et leur faire entendre les sentiments de mon cœur.
« La postérité prononcera entre mes juges et moi : tandis qu’elle
attachera l’opprobre à leur mémoire, elle prendra quelque soin de la mienne,
et me rendra cette justice, que loin de songer à corrompre mes compatriotes, je
n’ai travaillé qu’à les rendre meilleurs. »
Telles étaient ses dispositions, lorsque il fut assigné pour comparaître
devant le tribunal des héliastes auquel l’archonte roi venait de renvoyer
l’affaire, et qui dans cette occasion, fut composé d’environ cinq cents
juges. Mélitus et les autres accusateurs, avaient concerté leurs attaques à
loisir ; dans leurs plaidoyers, soutenus de tout le prestige de l’éloquence,
ils avaient rassemblé avec un art infini, beaucoup de circonstances propres à
prévenir les juges. Je vais rapporter quelques-unes de leurs allégations, et
les réponses qu’elles occasionnèrent.
Premier délit de Socrate. Il n’admet pas les divinités d’Athènes,
quoique, suivant la loi de Dracon, chaque citoyen soit obligé de les honorer.
La réponse était facile : Socrate offrait souvent des sacrifices devant
sa maison ; souvent il en offrait pendant les fêtes, sur les autels publics ;
tout le monde en avait été témoin, et Mélitus lui-même, s’il avait daigné
y faire attention. Mais, comme l’accusé s’élevait contre les pratiques
superstitieuses qui s’étaient introduites dans la religion, et qu’il ne
pouvait souffrir les haines, et toutes ces passions honteuses qu’on attribuait
aux dieux, il était aisé de le noircir aux yeux de ceux à qui une piété éclairée
est toujours suspecte.
Mélitus ajoutait que, sous le nom de génies, Socrate prétendait introduire
parmi les Athéniens, des divinités étrangères, et qu’une telle audace méritait
d’être punie, conformément aux lois : dans cet endroit, l’orateur se
permit des plaisanteries sur cet esprit dont le philosophe se glorifiait de
ressentir l’inspiration secrète.
Cette voix, répondit Socrate, n’est pas celle d’une divinité nouvelle,
c’est celle des dieux que nous adorons. Vous convenez tous qu’ils prévoient
l’avenir, et qu’ils peuvent nous en instruire ; ils s’expliquent aux uns,
par la bouche de la Pythie ; aux autres, par différents signes ; à moi, par un
interprète dont les oracles sont préférables aux indications que l’on tire
du vol des oiseaux ; car mes disciples témoigneront que je ne leur ai rien prédit
qui ne leur soit arrivé.
À ces mots, les juges firent entendre des murmures de mécontentement ; Mélitus
l’aurait augmenté, s’il avait observé qu’en autorisant les révélations
de Socrate, on introduirait tôt ou tard le fanatisme dans un pays où les
imaginations sont si faciles à ébranler, et que plusieurs se feraient un
devoir d’obéir plutôt aux ordres d’un esprit particulier, qu’à ceux des
magistrats. Il paraît que Mélitus n’entrevit pas ce danger.
Second délit de Socrate. Il corrompt la jeunesse d’Athènes. Il ne
s’agissait pas des mœurs de l’accusé, mais de sa doctrine ; on disait que
ses disciples n’apprenaient à sa suite qu’à briser les liens du sang et de
l’amitié. Ce reproche, uniquement fondé sur quelques expressions malignement
interprétées, ne servit qu’à déceler la mauvaise foi de l’accusateur.
Mais Mélitus reprit ses avantages, quand il insinua que Socrate était ennemi
du peuple ; il parla des liaisons de ce philosophe avec Alcibiade et Critias. On
répondit qu’ils montrèrent des vertus, tant qu’ils furent sous sa conduite
; que leur maître avait, dans tous les temps, condamné les excès du premier,
et que, pendant la tyrannie du second, il fut le seul qui osa s’opposer à ses
volontés. Enfin, disait Mélitus aux juges, c’est par la voie du sort que
vous avez été établis pour rendre la justice, et que plusieurs d’entre vous
ont rempli des magistratures importantes. Cette forme, d’autant plus
essentielle qu’elle peut seule conserver entre les citoyens une sorte d’égalité,
Socrate la soumet à la censure ; et la jeunesse d’Athènes, à son exemple,
cesse de respecter ce principe fondamental de la constitution.
Socrate, en s’expliquant sur un abus qui confiait au hasard la fortune des
particuliers et la destinée de l’état, n’avait dit que ce que pensaient
les Athéniens les plus éclairés. D’ailleurs de pareils discours, ainsi que
je l’ai observé plus haut, ne pouvaient pas entraîner la peine de mort, spécifiée
dans les conclusions de l’accusateur.
Plusieurs des amis de Socrate prirent hautement sa défense, d’autres écrivirent
en sa faveur ; et Mélitus aurait succombé, si Anytus et Lycon n’étaient
venus à son secours. On se souvient que le premier! Osa représenter aux juges,
ou qu’on n’aurait pas dû renvoyer l’accusé à leur tribunal, ou qu’ils
devaient le faire mourir, attendu que s’il était absous, leurs enfants n’en
seraient que plus attachés à sa doctrine.
Socrate se défendit pour obéir à la loi ; mais ce fut avec la fermeté de
l’innocence, et la dignité de la vertu.
Je vais ajouter ici quelques traits du discours que ses apologistes, et Platon
surtout, mettent dans sa bouche ; ils serviront à développer son caractère.
« Je comparais devant ce tribunal pour la première fois de ma vie,
quoique âgé de plus de 70 ans : ici le style, les formes, tout est nouveau
pour moi. Je vais parler une langue étrangère ; et l’unique grâce que je
vous demande, c’est d’être attentifs plutôt à mes raisons qu’à mes
paroles : car votre devoir est de discerner la justice, le mien de vous dire la
vérité. »
Après s’être lavé du crime d’impiété, il passait au second chef de
l’accusation. « On prétend que je corromps la jeunesse d’Athènes :
qu’on cite donc un de mes disciples que j’aie entraîné dans le vice.
J’en vois plusieurs dans cette assemblée : qu’ils se lèvent, qu’ils déposent
contre leur corrupteur. S’ils sont retenus par un reste de considération,
d’où vient que leurs pères, leurs frères, leurs parents, n’invoquent pas
dans ce moment, la sévérité des lois ? D’où vient que Mélitus a négligé
leur témoignage ? C’est que, loin de me poursuivre, ils sont eux-mêmes
accourus à ma défense.
« Ce ne sont pas les calomnies de Mélitus et d’Anytus qui me coûteront
la vie ; c’est la haine de ces hommes vains ou injustes, dont j’ai démasqué
l’ignorance ou les vices : haine qui a déjà fait périr tant de gens de
bien, qui en fera périr tant d’autres ; car je ne dois pas me flatter
qu’elle s’épuise par mon supplice.
« Je me la suis attirée en voulant pénétrer le sens d’une réponse de
la pythie, qui m’avait déclaré le plus sage des hommes (10). »
Ici les juges firent éclater leur indignation. Socrate continua : « étonné
de cet oracle, j’interrogeai, dans les diverses classes des citoyens, ceux qui
jouissaient d’une réputation distinguée ; je ne trouvai partout que de la présomption
et de l’hypocrisie. Je tâchai de leur inspirer des doutes sur leur mérite,
et m’en fis des ennemis irréconciliables : je conclus de là que la sagesse
n’appartient qu’à la divinité, et que l’oracle, en me citant pour
exemple, a voulu montrer que le plus sage des hommes est celui qui croit l’être
le moins. Si on me reprochait d’avoir consacré tant d’années à des
recherches si dangereuses, je répondrais qu’on ne doit compter pour rien, ni
la vie, ni la mort, dès qu’on peut être utile aux hommes. Je me suis cru
destiné à les instruire ; j’ai cru en avoir reçu la mission du ciel même :
j’avais gardé, au péril de mes jours, les postes où nos généraux
m’avaient placé à Amphipolis, à Potidée, à Délium ; je dois garder avec
plus de courage celui que les dieux m’ont assigné au milieu de vous ; et je
ne pourrais l’abandonner, sans désobéir à leurs ordres, sans m’avilir à
mes yeux.
« J’irai plus loin ; si vous preniez aujourd’hui le parti de
m’absoudre, à condition que je garderais le silence, je vous dirais : Ô mes
juges ! Je vous aime et vous honore sans doute, mais je dois obéir à dieu plutôt
qu’à vous ; tant que je respirerai, je ne cesserai d’élever ma voix, comme
par le passé, et de dire à tous ceux qui s’offriront à mes regards :
n’avez-vous pas de honte de courir après les richesses et les honneurs,
tandis que vous négligez les trésors de sagesse et de vérité, qui doivent
embellir et perfectionner votre âme ? Je les tourmenterais à force de prières
et de questions ; je les ferais rougir de leur aveuglement ou de leurs fausses
vertus, et leur montrerais que leur estime place au premier rang, des biens qui
ne méritent que le mépris.
« Voilà ce que la divinité me prescrit d’annoncer sans interruption
aux jeunes gens, aux vieillards, aux citoyens, aux étrangers ; et comme ma
soumission à ses ordres, est pour vous le plus grand de ses bienfaits, si vous
me faites mourir, vous rejetterez le don de dieu, et vous ne trouverez personne
qui soit animé du même zèle. C’est donc votre cause que je soutiens
aujourd’hui, en paraissant défendre la mienne. Car enfin Anytus et Mélitus
peuvent me calomnier, me bannir, m’ôter la vie ; mais ils ne sauraient me
nuire ; ils sont plus à plaindre que moi, puisqu’ils sont injustes.
« Pour échapper à leurs coups, je n’ai point, à l’exemple des
autres accusés, employé les menées clandestines, les sollicitations ouvertes.
Je vous ai trop respectés, pour chercher à vous attendrir par mes larmes ou
par celles de mes enfants et de mes amis rassemblés autour de moi. C’est au
théâtre qu’il faut exciter la pitié par des images touchantes ; ici la vérité
seule doit se faire entendre. Vous avez fait un serment solennel de juger
suivant les lois ; si je vous arrachais un parjure, je serais véritablement
coupable d’impiété. Mais plus persuadé que mes adversaires de l’existence
de la divinité, je me livre sans crainte à sa justice, ainsi qu’à la vôtre. »
Les juges de Socrate étaient la plupart des gens du peuple, sans lumières et
sans principes ; les uns prirent sa fermeté pour une insulte ; les autres
furent blessés des éloges qu’il venait de se donner. Il intervint un
jugement qui le déclarait atteint et convaincu. Ses ennemis ne l’emportèrent
que de quelques voix ; ils en eussent eu moins encore, et auraient été punis
eux-mêmes, s’il avait fait le moindre effort pour fléchir ses juges.
Suivant la jurisprudence d’Athènes, il fallait un second jugement pour
statuer sur la peine. Mélitus, dans son accusation, concluait à la mort.
Socrate pouvait choisir entre une amende, le bannissement ou la prison perpétuelle.
Il reprit la parole, et dit qu’il s’avouerait coupable, s’il
s’infligeait la moindre punition ; mais qu’ayant rendu de grands services à
la république, il mériterait d’être nourri dans le prytanée aux dépens du
public. À ces mots, 80 des juges qui avaient d’abord opiné en sa faveur, adhérèrent
aux conclusions de l’accusateur, et la sentence de mort fut prononcée (11)
; elle portait que le poison terminerait les jours de l’accusé.
Socrate la reçut avec la tranquillité d’un homme qui pendant toute sa vie
avait appris à mourir. Dans un troisième discours, il consola les juges qui
l’avaient absous, en observant qu’il ne peut rien arriver de funeste à
l’homme de bien, soit pendant sa vie, soit après sa mort : à ceux qui
l’avaient accusé ou condamné, il représenta qu’ils éprouveraient sans
cesse les remords de leur conscience, et les reproches des hommes ; que la mort
étant un gain pour lui, il n’était point irrité contre eux, quoiqu’il eût
à se plaindre de leur haine. Il finit par ces paroles : « il est temps de
nous retirer, moi pour mourir, et vous pour vivre. Qui de nous jouira d’un
meilleur sort ? La divinité seule peut le savoir. »
Quand il sortit du palais pour se rendre à la prison, on n’aperçut aucun
changement sur son visage, ni dans sa démarche. Il dit à ses disciples, qui
fondaient en larmes à ses côtés : « eh pourquoi ne pleurez-vous que
d’aujourd’hui ? Ignoriez-vous qu’en m’accordant la vie, la nature
m’avait condamné à la perdre ? Ce qui me désespère, s’écriait le jeune
Apollodore dans l’égarement de son affliction, c’est que vous mourez
innocent. Aimeriez-vous mieux, lui répondit Socrate en souriant, que je
mourusse coupable ? » Il vit passer Anytus, et dit à ses amis : « voyez
comme il est fier de son triomphe ; il ne soit pas que la victoire reste
toujours à l’homme vertueux. »
Le lendemain de son jugement, le prêtre d’Apollon mit une couronne sur la
poupe de la galère qui porte tous les ans à Délos les offrandes des Athéniens.
Depuis cette cérémonie jusqu’au retour du vaisseau, la loi défend d’exécuter
les jugements qui prononcent la peine de mort.
Socrate passa trente jours dans la prison, entouré de ses disciples, qui, pour
soulager leur douleur, venaient à tous moments recevoir ses regards et ses
paroles ; qui, à tous moments, croyaient les recevoir pour la dernière fois.
Un jour, à son réveil, il aperçut Criton, assis auprès de son lit ; c’était
un de ceux qu’il aimait le plus. « Vous voilà plus tôt qu’à
l’ordinaire, lui dit-il ; n’est-il pas grand matin encore ? Oui, répondit
Criton, le jour commence à peine... Socrate. je suis surpris que le
garde de la prison vous ait permis d’entrer. Crit. il me connaît ; je
lui ai fait quelques petits présents... Socr. y a-t-il longtemps que
vous êtes arrivé ? Crit. assez de temps... Socr. pourquoi ne pas
m’éveiller ? Crit. vous goûtiez un sommeil si paisible ! Je n’avais
garde de l’interrompre ; j’avais toujours admiré le calme de votre âme,
j’en étais encore plus frappé dans ce moment. Socr. il serait honteux
qu’un homme de mon âge pût s’inquiéter des approches de la mort. Mais qui
vous engage à venir si tôt ? Crit. une nouvelle accablante, non pour
vous, mais pour moi et pour vos amis ; la plus cruelle et la plus affreuse des
nouvelles. Socr. le vaisseau est-il arrivé ? Crit. on le vit hier
au soir à Sunium ; il arrivera sans doute aujourd’hui, et demain sera le jour
de votre trépas. Socr. À la bonne heure, puisque telle est la volonté
des dieux (12). »
Alors Criton lui représenta que ne pouvant supporter l’idée de le perdre, il
avait, avec quelques amis, pris la résolution de le tirer de la prison ; que
les mesures étaient concertées pour la nuit suivante ; qu’une légère somme
leur suffirait pour corrompre les gardes, et imposer silence à leurs
accusateurs ; qu’on lui ménagerait en Thessalie une retraite honorable, et
une vie tranquille ; qu’il ne pouvait se refuser à leurs prières, sans se
trahir lui-même, sans trahir ses enfants qu’il laisserait dans le besoin,
sans trahir ses amis, auxquels on reprocherait à jamais de n’avoir pas
sacrifié tous leurs biens, pour lui sauver la vie. « Oh ! Mon cher
Criton, répondit Socrate ! Votre zèle n’est pas conforme aux principes que
j’ai toujours fait profession de suivre, et que les plus rigoureux tourments
ne me forceront jamais d’abandonner.
« Il faut écarter d’abord les reproches que vous craignez de la part
des hommes ; vous savez que ce n’est pas à l’opinion du grand nombre
qu’il faut s’en rapporter, mais à la décision de celui qui discerne le
juste de l’injuste, et qui n’est autre que la vérité. Il faut écarter
aussi les alarmes que vous tâchez de m’inspirer à l’égard de mes enfants
; ils recevront de mes amis les services que leur générosité m’offre
aujourd’hui. Ainsi toute la question est de savoir s’il est conforme à la
justice, que je quitte ces lieux sans la permission des Athéniens.
« Ne sommes-nous pas convenus souvent que dans aucune circonstance, il
n’est permis de rendre injustice pour injustice ? N’avons-nous pas reconnu
encore que le premier devoir du citoyen est d’obéir aux lois, sans qu’aucun
prétexte puisse l’en dispenser ? Or, ne serait-ce pas leur! Ôter toute leur
force, et les anéantir, que de s’opposer à leur exécution ? Si j’avais à
m’en plaindre, j’étais libre, il dépendait de moi de passer en d’autres
climats ; mais j’ai porté jusqu’à présent leur joug avec plaisir, j’ai
mille fois éprouvé les effets de leur protection et de leur bienfaisance ; et,
parce que des hommes en ont abusé pour me perdre, vous voulez que, pour me
venger d’eux, je détruise les lois, et que je conspire contre ma patrie, dont
elles sont le soutien !
« J’ajoute qu’elles m’avaient préparé une ressource. Je n’avais,
après la première sentence, qu’à me condamner au bannissement ; j’ai
voulu en subir une seconde, et j’ai dit tout haut que je préférais la mort
à l’exil. Irai-je donc, infidèle à ma parole, ainsi qu’à mon devoir,
montrer aux nations éloignées Socrate proscrit, humilié, devenu le corrupteur
des lois, et l’ennemi de l’autorité, pour conserver quelques jours
languissants et flétris ? Irai-je y perpétuer le souvenir de ma faiblesse et
de mon crime, et n’oser y prononcer les mots de justice et de vertu, sans en
rougir moi-même, et sans m’attirer les reproches les plus sanglants ? Non,
mon cher ami, restez tranquille, et laissez-moi suivre la voie que les dieux
m’ont tracée. »
Deux jours après cette conversation, les onze magistrats qui veillent à l’exécution
des criminels, se rendirent de bonne heure à la prison, pour le délivrer de
ses fers, et lui annoncer le moment de son trépas. Plusieurs de ses disciples
entrèrent ensuite ; ils étaient à peu près au nombre de vingt ; ils trouvèrent
auprès de lui Xanthippe, son épouse, tenant le plus jeune de ses enfants entre
ses bras. Dès qu’elle les aperçut, elle s’écria d’une voix entrecoupée
de sanglots : « ah ! Voilà vos amis, et c’est pour la dernière fois ! »
Socrate ayant prié Criton de la faire ramener chez elle, on l’arracha de ce
lieu, jetant des cris douloureux, et se meurtrissant le visage.
Jamais il ne s’était montré à ses disciples avec tant de patience et de
courage ; ils ne pouvaient le voir sans être oppressés par la douleur, l’écouter
sans être pénétrés de plaisir. Dans son dernier entretien, il leur dit
qu’il n’était permis à personne d’attenter à ses jours, parce que, placés
sur la terre comme dans un poste, nous ne devons le quitter que par la
permission des dieux ; que pour lui, résigné à leur volonté, il soupirait
après le moment qui le mettrait en possession du bonheur qu’il avait tâché
de mériter par sa conduite. De là, passant au dogme de l’immortalité de
l’âme, il l’établit par une foule de preuves qui justifiaient ses espérances
: « et quand même, disait-il, ces espérances ne seraient pas fondées,
outre que les sacrifices qu’elles exigent, ne m’ont pas empêché d’être
le plus heureux des hommes, elles écartent loin de moi les amertumes de la
mort, et répandent sur mes derniers moments une joie pure et délicieuse.
« Ainsi, ajouta-t-il, tout homme qui, renonçant aux voluptés, a pris
soin d’embellir son âme, non d’ornements étrangers, mais des ornements qui
lui sont propres, tels que la justice, la tempérance et les autres vertus, doit
être plein d’une entière confiance, et attendre paisiblement l’heure de
son trépas. Vous me suivrez quand la vôtre sera venue ; la mienne approche,
et, pour me servir de l’expression d’un de nos poètes, j’entends déjà
sa voix qui m’appelle.
« N’auriez-vous pas quelque chose à nous prescrire à l’égard de vos
enfants et de vos affaires, lui demanda Criton ? Je vous réitère le conseil
que je vous ai souvent donné, répondit Socrate, celui de vous enrichir de
vertus. Si vous le suivez, je n’ai pas besoin de vos promesses ; si vous le négligez,
elles seraient inutiles à ma famille. »
Il passa ensuite dans une petite pièce pour se baigner : Criton le suivit ; ses
autres amis s’entretinrent des discours qu’ils venaient d’entendre, et de
l’état où sa mort allait les réduire : ils se regardaient déjà comme des
orphelins privés du meilleur des pères, et pleuraient moins sur lui que sur
eux-mêmes. On lui présenta ses trois enfants ; deux étaient encore dans un âge
fort tendre ; il donna quelques ordres aux femmes qui les avaient amenés, et
après les avoir renvoyés, il vint rejoindre ses amis.
Un moment après, le garde de la prison entra. « Socrate, lui dit-il, je
ne m’attends pas aux imprécations dont me chargent ceux à qui je viens
annoncer qu’il est temps de prendre le poison. Comme je n’ai jamais vu
personne ici qui eût autant de force et de douceur que vous, je suis assuré
que vous n’êtes pas fâché contre moi, et que vous ne m’attribuez pas
votre infortune ; vous n’en connaissez que trop les auteurs. Adieu, tâchez de
vous soumettre à la nécessité. » Ses pleurs lui permirent à peine
d’achever, et il se retira dans un coin de la prison pour les répandre sans
contrainte. « Adieu, lui répondit Socrate, je suivrai votre conseil »
; et se tournant vers ses amis : « que cet homme a bon cœur, leur dit-il
! Pendant que j’étais ici, il venait quelquefois causer avec moi... voyez
comme il pleure... Criton, il faut lui obéir : qu’on apporte le poison,
s’il est prêt ; et s’il ne l’est pas, qu’on le broie au plus tôt. »
Criton voulut lui remontrer que le soleil n’était pas encore couché, que
d’autres avaient eu la liberté de prolonger leur vie de quelques heures.
« Ils avaient leurs raisons, dit Socrate, et j’ai les miennes pour en
agir autrement. »
Criton donna des ordres, et quand ils furent exécutés, un domestique apporta
la coupe fatale ; Socrate ayant demandé ce qu’il avait à faire. « Vous
promener après avoir pris la potion, répondit cet homme, et vous coucher sur
le dos quand vos jambes commenceront à s’appesantir. » Alors, sans
changer de visage, et d’une main assurée, il prit la coupe, et après avoir
adressé ses prières aux dieux, il l’approcha de sa bouche.
Dans ce moment terrible, le saisissement et l’effroi s’emparèrent de toutes
les âmes, et des pleurs involontaires coulèrent de tous les yeux ; les uns,
pour les cacher, jetaient leur manteau sur leur tête ; les autres se levaient
en sursaut, pour se dérober à sa vue ; mais lorsque en ramenant leurs regards
sur lui, ils s’aperçurent qu’il venait de renfermer la mort dans son sein,
leur douleur, trop longtemps contenue, fut forcée d’éclater, et leurs
sanglots redoublèrent aux cris du jeune Apollodore, qui, après avoir pleuré
toute la journée, faisait retentir la prison de hurlements affreux. « Que
faites-vous, mes amis, leur dit Socrate sans s’émouvoir ? J’avais écarté
ces femmes, pour n’être pas témoin de pareilles faiblesses. Rappelez votre
courage ; j’ai toujours ouï dire que la mort devait être accompagnée de
bons augures. »
Cependant il continuait à se promener : dès qu’il sentit de la pesanteur
dans ses jambes, il se mit sur son lit, et s’enveloppa de son manteau. Le
domestique montrait aux assistants les progrès successifs du poison. Déjà un
froid mortel avait glacé les pieds et les jambes ; il était près de
s’insinuer dans le cœur, lorsque Socrate, soulevant son manteau, dit à
Criton : « nous devons un coq à Esculape (13)
; n’oubliez pas de vous acquitter de ce vœu. Cela sera fait, répondit Criton
: mais n’avez-vous pas encore quelque ordre à nous donner ? » Il ne répondit
point : un instant après il fit un petit mouvement ; le domestique l’ayant découvert,
reçut son dernier regard, et Criton lui ferma les yeux.
Ainsi mourut le plus religieux, le plus vertueux et le plus heureux des hommes ;
le seul peut-être qui, sans crainte d’être démenti, pût dire hautement :
je n’ai jamais, ni par mes paroles, ni par mes actions, commis la moindre
injustice (14).
Fêtes et mystères d’Éleusis.
Je
vais parler du point le plus important de la religion des athéniens, de ces
mystères, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, dont les cérémonies
n’inspirent pas moins de terreur que de vénération, et dont le secret n’a
jamais été révélé que par quelques personnes dévouées aussitôt à la
mort et à l’exécration publique : car la loi n’est pas satisfaite par la
perte de leur vie, et la confiscation de leurs biens ; une colonne exposée à
tous les yeux, doit encore perpétuer le souvenir du crime et de la punition.
De tous les mystères établis en l’honneur de différentes divinités, il
n’en est pas de plus célèbres que ceux de Cérès. C’est elle-même,
dit-on, qui en régla les cérémonies. Pendant qu’elle parcourait la terre,
sur les traces de Proserpine enlevée par Pluton, elle arriva dans la plaine
d’Éleusis, et flattée de l’accueil qu’elle reçut des habitants, elle
leur accorda deux bienfaits signalés, l’art de l’agriculture, et la
connaissance de la doctrine sacrée. On ajoute que les petits mystères qui
servent de préparation aux grands, furent institués en faveur d’Hercule.
Mais laissons au vulgaire de si vaines traditions ; il serait moins essentiel de
connaître les auteurs de ce système religieux, que d’en pénétrer
l’objet. On prétend que partout où les athéniens l’ont introduit, il a répandu
l’esprit d’union et d’humanité ; qu’il purifie l’âme de son
ignorance et de ses souillures ; qu’il procure l’assistance particulière
des dieux, les moyens de parvenir à la perfection de la vertu, les douceurs
d’une vie sainte, l’espérance d’une mort paisible et d’une félicité
qui n’aura point de bornes. Les initiés occuperont une place distinguée dans
les champs élysées ; ils jouiront d’une lumière pure, et vivront dans le
sein de la divinité : tandis que les autres habiteront, après leur mort, des
lieux de ténèbres et d’horreur. Pour éviter une pareille alternative, les Grecs
viennent de toutes parts mendier à Éleusis le gage du bonheur qu’on leur
annonce. Dès l’âge le plus tendre, les athéniens sont admis aux cérémonies
de l’initiation ; et ceux qui n’y ont jamais participé, les demandent avant
de mourir ; car les menaces et les peintures des peines d’une autre vie,
regardées auparavant comme un sujet de dérision, font alors une impression
plus vive sur les esprits, et les remplissent d’une crainte qui va quelquefois
jusqu’à la faiblesse.
Cependant quelques personnes éclairées ne croient pas avoir besoin d’une
telle association, pour être vertueuses. Socrate ne voulut jamais s’y faire
agréger, et ce refus laissa quelques doutes sur sa religion. Un jour, en ma présence,
on exhortait Diogène à contracter cet engagement ; il répondit : « Pataecion,
ce fameux voleur, obtint l’initiation ; Épaminondas et Agésilas ne la
sollicitèrent jamais. Puis-je croire que le premier sera heureux dans les
champs élysées, tandis que les seconds seront traînés dans les bourbiers des
enfers ? »
Tous les Grecs peuvent prétendre à la participation des mystères : une loi
ancienne en exclut les autres peuples ; on m’avait promis de l’adoucir en ma
faveur ; j’avais, pour moi, le titre de citoyen d’Athènes, et la puissante
autorité des exemples. Mais comme il fallait promettre de m’astreindre à des
pratiques et à des abstinences qui auraient gêné ma liberté, je me contentai
de faire quelques recherches sur cette institution, et j’en appris des détails
que je puis exposer sans parjure. Je vais les joindre au récit du dernier
voyage que je fis à Éleusis, à l’occasion des grands mystères qu’on y célèbre
tous les ans, le 15 du mois de boédromion (15). La
fête des petits mystères est également annuelle, et tombe six mois
auparavant.
Pendant qu’on solennise la première, toute poursuite en justice est sévèrement
prohibée ; toute saisie contre un débiteur déjà condamné, doit être
suspendue. Le lendemain des fêtes, le sénat fait des perquisitions sévères
contre ceux qui, par des actes de violence, ou par d’autres moyens, auraient
troublé l’ordre des cérémonies. La peine de mort ou de fortes amendes, sont
prononcées contre les coupables. Cette rigueur est nécessaire peut-être pour
maintenir l’ordre parmi cette multitude immense qui se rend à Éleusis. En
temps de guerre les athéniens envoient de toutes parts des députés offrir des
sauf-conduits à ceux qui désirent y venir, soit à titre d’initiés, soit
comme simples spectateurs.
Je partis avec quelques-uns de mes amis, le 14 de boédromion, dans la 2e
année de la 109e olympiade (16). La
porte par où l’on sort d’Athènes, s’appelle la porte sacrée ; le chemin
qui de là conduit à Éleusis, se nomme la voie sacrée ; l’intervalle entre
ces deux villes, est d’environ 100 stades (17).
Après avoir traversé une colline assez élevée, et couverte de
lauriers-roses, nous entrâmes dans le territoire d’Éleusis, et nous arrivâmes
sur les bords de deux petits ruisseaux, consacrés, l’un à Cérès, et
l’autre à Proserpine. J’en fais mention, parce que les prêtres du temple
ont seuls le droit d’y pêcher, que les eaux en sont salées, et que l’on en
fait usage dans les cérémonies de l’initiation.
Plus loin, sur le pont d’une rivière qui porte le nom de Céphise, comme
celle qui coule auprès d’Athènes, nous essuyâmes des plaisanteries grossières
de la part d’une nombreuse populace. Pendant les fêtes, elle se tient dans
cette espèce d’embuscade, pour s’égayer aux dépens de tous ceux qui
passent, et surtout des personnes les plus distinguées de la république.
C’est ainsi, disait-on, que Cérès en arrivant à Éleusis, fut accueillie
par une vieille femme, nommée Iambé. à une légère distance de la mer, se
prolonge dans la plaine, du nord-ouest au sud-est, une grande colline, sur le
penchant et à l’extrémité orientale de laquelle on a placé le fameux
temple de Cérès et de Proserpine. Au dessous est la petite ville d’Éleusis.
Aux environs et sur la colline même, s’élèvent plusieurs monuments sacrés,
tels que des chapelles et des autels ; de riches particuliers d’Athènes y
possèdent de belles maisons de campagne.
Le temple, construit par les soins de Périclès, en marbre Pentélique, sur le
rocher même qu’on avait aplani, est tourné vers l’orient. Il est aussi
vaste que magnifique ; l’enceinte qui l’entoure, a du nord au midi environ
384 pieds, du levant au couchant environ 325 (18).
Les plus célèbres artistes furent chargés de conduire ces ouvrages à leur
perfection. Parmi les ministres attachés au temple, on en remarque quatre
principaux. Le premier est l’hiérophante ; son nom désigne celui qui révèle
les choses saintes, et sa principale fonction est d’initier aux mystères. Il
paraît avec une robe distinguée, le front orné d’un diadème, et les
cheveux flottants sur ses épaules ; il faut que son âge soit assez mûr pour répondre
à la gravité de son ministère, et sa voix assez belle pour se faire écouter
avec plaisir. Son sacerdoce est à vie ; dès le moment qu’il en est revêtu,
il doit s’astreindre au célibat ; on prétend que des frictions de ciguë le
mettent en état d’observer cette loi.
Le second des ministres est chargé de porter le flambeau sacré dans les cérémonies,
et de purifier ceux qui se présentent à l’initiation ; il a, comme l’hiérophante,
le droit de ceindre le diadème. Les deux autres sont le héraut sacré, et
l’assistant à l’autel ; c’est au premier qu’il appartient d’écarter
les profanes, et d’entretenir le silence et le recueillement parmi les initiés
; le second doit aider les autres dans leurs fonctions.
La sainteté de leur ministère est encore relevée par l’éclat de la
naissance. On choisit l’hiérophante dans la maison des eumolpides, l’une
des plus anciennes d’Athènes ; le héraut sacré dans celle des céryces, qui
est une branche des eumolpides ; les deux autres appartiennent à des familles
également illustres. Ils ont tous quatre au dessous d’eux plusieurs ministres
subalternes, tels que des interprètes, des chantres, et des officiers chargés
du détail des processions et des différentes espèces de cérémonies.
On trouve encore à Éleusis des prêtresses consacrées à Cérès et à
Proserpine. Elles peuvent initier certaines personnes, et, en certains jours de
l’année, offrir des sacrifices pour des particuliers. Les fêtes sont présidées
par le second des archontes, spécialement chargé d’y maintenir l’ordre, et
d’empêcher que le culte n’y reçoive la moindre atteinte. Elles durent
plusieurs jours. Quelquefois les initiés interrompent leur sommeil, pour
continuer leurs exercices : nous les vîmes pendant la nuit, sortir de
l’enceinte, marchant deux à deux, en silence, et tenant chacun une torche
allumée. En rentrant dans l’asile sacré, ils précipitaient leur marche, et
j’appris qu’ils allaient figurer les courses de Cérès et de Proserpine, et
que dans leurs évolutions rapides ils secouaient leurs flambeaux, et se les
transmettaient fréquemment les uns aux autres. La flamme qu’ils en font
jaillir sert, dit-on, à purifier les âmes, et devient le symbole de la lumière
qui doit les éclairer.
Un jour, on célébra des jeux en l’honneur des déesses. De fameux athlètes,
partis de différents cantons de la Grèce, s’étaient rendus aux fêtes ; et
le prix du vainqueur fut une mesure de l’orge recueillie dans la plaine
voisine, dont les habitants, instruits par Cérès, ont les premiers cultivé
cette espèce de blé.
Au sixième jour, le plus brillant de tous, les ministres du temple, et les
initiés conduisirent d’Athènes à Éleusis la statue d’Iacchus, qu’on
dit être fils de Cérès ou de Proserpine. Le dieu couronné de myrte, tenait
un flambeau. Environ trente mille personnes l’accompagnaient. Les airs
retentissaient au loin du nom d’Iacchus ; la marche, dirigée par le son des
instruments et le chant des hymnes, était quelquefois suspendue par des
sacrifices et des danses. La statue fut introduite dans le temple d’Éleusis,
et ramenée ensuite dans le sien avec le même appareil et les mêmes cérémonies.
Plusieurs de ceux qui suivaient la procession n’avaient encore participé
qu’aux petits mystères, célébrés tous les ans dans un petit temple situé
auprès de l’Ilissus, aux portes d’Athènes. C’est là qu’un des prêtres
du second ordre est chargé d’examiner et de préparer les candidats ; il les
exclut, s’ils se sont mêlés de prestiges, s’ils sont coupables de crimes
atroces, et surtout s’ils ont commis un meurtre même involontaire ; il soumet
les autres à des expiations fréquentes ; et leur faisant sentir la nécessité
de préférer la lumière de la vérité aux ténèbres de l’erreur, il jette
dans leur esprit les semences de la doctrine sacrée, et les exhorte à réprimer
toute passion violente, à mériter par la pureté de l’esprit et du cœur,
l’ineffable bienfait de l’initiation.
Leur noviciat est quelquefois de plusieurs années ; il faut qu’il dure au
moins une année entière. Pendant le temps de leurs épreuves, ils se rendent
aux fêtes d’Éleusis ; mais ils se tiennent à la porte du temple, et
soupirent après le moment qu’il leur sera permis d’y pénétrer.
Il était enfin arrivé ce moment : l’initiation aux grands mystères avait été
fixée à la nuit suivante. On s’y préparait par des sacrifices et des vœux
que le second des archontes, accompagné de quatre assistants, nommés par le
peuple, offrait pour la prospérité de l’état. Les novices étaient couronnés
de myrte.
Leur robe semble contracter en cette occasion un tel caractère de sainteté,
que la plupart la portent jusqu’à ce qu’elle soit usée, que d’autres en
font des langes pour leurs enfants, ou la suspendent au temple. Nous les vîmes
entrer dans l’enceinte sacrée, et le lendemain, un des nouveaux initiés, qui
était de mes amis, me fit le récit de quelques cérémonies dont il avait été
le témoin.
Nous trouvâmes, me dit-il, les ministres du temple revêtus de leurs habits
pontificaux. L’hiérophante, qui dans ce moment représente l’auteur de
l’univers, avait des symboles qui désignaient la puissance suprême ; le
porte-flambeau, et l’assistant de l’autel paraissaient avec les attributs du
soleil et de la lune ; le héraut sacré, avec ceux de Mercure.
Nous étions à peine placés, que le héraut s’écria : « loin d’ici
les profanes, les impies, et tous ceux dont l’âme est souillée de crimes. »
Après cet avertissement, la peine de mort serait décernée contre ceux qui
auraient la témérité de rester dans l’assemblée, sans en avoir le droit.
Le second des ministres fit étendre sous nos pieds les peaux des victimes
offertes en sacrifice, et nous purifia de nouveau. On lut à haute voix les
rituels de l’initiation, et l’on chanta des hymnes en l’honneur de Cérès.
Bientôt un bruit sourd se fit entendre. La terre semblait mugir sous nos pas ;
la foudre et les éclairs ne laissaient entrevoir que des fantômes et des
spectres errants dans les ténèbres. Ils remplissaient les lieux saints de
hurlements qui nous glaçaient d’effroi, et de gémissements qui déchiraient
nos âmes. La douleur meurtrière, les soins dévorants, la pauvreté, les
maladies, la mort se présentaient à nos yeux sous des formes odieuses et funèbres.
L’hiérophante expliquait ces divers emblèmes, et ses peintures vives
redoublaient notre inquiétude et nos frayeurs.
Cependant, à la faveur d’une faible lumière, nous avancions vers cette région
des enfers, où les âmes se purifient, jusqu’à ce qu’elles parviennent au
séjour du bonheur. Au milieu de quantité de voix plaintives, nous entendîmes
les regrets amers de ceux qui avaient attenté à leurs jours. « Ils sont
punis, disait l’hiérophante, parce qu’ils ont quitté le poste que les
dieux leur avaient assigné dans ce monde. »
À peine eut-il proféré ces mots, que des portes d’airain, s’ouvrant avec
un fracas épouvantable, présentèrent à nos regards les horreurs du Tartare.
Il ne retentissait que du bruit des chaînes, et des cris des malheureux ; et
ces cris lugubres et perçants laissaient échapper par intervalles ces
terribles paroles : « apprenez, par notre exemple, à respecter les dieux,
à être justes et reconnaissants. » Car la dureté du cœur, l’abandon
des parents, toutes les espèces d’ingratitude, sont soumises à des châtiments,
ainsi que les crimes qui échappent à la justice des hommes, ou qui détruisent
le culte des dieux. Nous vîmes les furies, armées de fouets, s’acharner
impitoyablement sur les coupables.
Ces tableaux effrayants, sans cesse animés par la voix sonore et majestueuse de
l’hiérophante, qui semblait exercer le ministère de la vengeance céleste,
nous remplissaient d’épouvante, et nous laissaient à peine le temps de
respirer, lorsque on nous fit passer en des bosquets délicieux, sur des
prairies riantes, séjour fortuné, image des champs élysées, où brillait une
clarté pure, où des voix agréables faisaient entendre des sons ravissants ;
lorsque, introduits ensuite dans le lieu saint, nous jetâmes les yeux sur la
statue de la déesse, resplendissante de lumière, et parée de ses plus riches
ornements. C’était là que devaient finir nos épreuves, et c’est là que
nous avons vu, que nous avons entendu des choses qu’il n’est pas permis de révéler
(19). J’avouerai seulement que dans l’ivresse
d’une joie sainte, nous avons chanté des hymnes, pour nous féliciter de
notre bonheur (20).
Tel fut le récit du nouvel initié ; un autre m’apprit une circonstance qui
avait échappé au premier. Un jour, pendant les fêtes, l’hiérophante découvrit
ces corbeilles mystérieuses, qu’on porte dans les processions, et qui sont
l’objet de la vénération publique. Elles renferment les symboles sacrés,
dont l’inspection est interdite aux profanes, et qui ne sont pourtant que des
gâteaux de différentes formes, des grains de sel, et d’autres objets
relatifs, soit à l’histoire de Cérès, soit aux dogmes enseignés dans les
mystères. Les initiés, après les avoir transportés d’une corbeille dans
l’autre, affirment qu’ils ont jeûné, et bu le cicéon (21).
Parmi les personnes qui n’étaient pas initiées, j’ai vu souvent des gens
d’esprit se communiquer leurs doutes sur la doctrine qu’on enseigne dans les
mystères de Cérès. Ne contient-elle que l’histoire de la nature et de ses révolutions
? N’a-t-on d’autre but que de montrer qu’à la faveur des lois et de
l’agriculture, l’homme a passé de l’état de barbarie, à l’état de
civilisation ? Mais pourquoi de pareilles notions seraient-elles couvertes
d’un voile ? Un disciple de Platon proposait avec modestie une conjecture que
je vais rapporter (22). Il paraît certain,
disait-il, qu’on établit dans les mystères, la nécessité des peines et des
récompenses qui nous attendent après la mort, et qu’on y donne aux novices
la représentation des différentes destinées que les hommes subissent dans ce
monde et dans l’autre. Il paraît aussi que l’hiérophante leur apprend que
parmi ce grand nombre de divinités, adorées par la multitude, les unes sont de
purs génies, qui, ministres des volontés d’un être suprême, règlent sous
ses ordres les mouvements de l’univers ; et les autres furent de simples
mortels, dont on conserve encore les tombeaux en plusieurs endroits de la Grèce.
D’après ces notions, n’est-il pas naturel de penser que, voulant donner une
plus juste idée de la divinité, les instituteurs des mystères s’efforcèrent
de maintenir un dogme, dont il reste des vestiges plus ou moins sensibles dans
les opinions et les cérémonies de presque tous les peuples, celui d’un dieu,
principe et fin de toutes choses ? Tel est, à mon avis, le secret auguste
qu’on révèle aux initiés.
Des vues politiques favorisèrent sans doute l’établissement de cette
association religieuse. Le polythéisme était généralement répandu, lorsque
on s’aperçut des funestes effets qui résultaient pour la morale, d’un
culte dont les objets ne s’étaient multipliés que pour autoriser toutes les
espèces d’injustices et de vices : mais ce culte était agréable au peuple,
autant par son ancienneté que par ses imperfections mêmes. Loin de songer
vainement à le détruire, on tâcha de le balancer par une religion plus pure,
et qui réparerait les torts que le polythéisme faisait à la société. Comme
la multitude est plus aisément retenue par les lois que par les mœurs, on crut
pouvoir l’abandonner à des superstitions, dont il serait facile d’arrêter
les abus ; comme les citoyens éclairés doivent être plutôt conduits par les
mœurs que par les lois, on crut devoir leur communiquer une doctrine propre à
inspirer des vertus. Vous comprenez déjà pourquoi les dieux sont joués sur le
théâtre d’Athènes : les magistrats, délivrés des fausses idées du polythéisme,
sont très éloignés de réprimer une licence qui ne pourrait blesser que le
peuple, et dont le peuple s’est fait un amusement.
Vous comprenez encore comment deux religions si opposées dans leurs dogmes,
subsistent depuis si longtemps en un même endroit, sans trouble et sans rivalité
; c’est qu’avec des dogmes différents, elles ont le même langage, et que
la vérité conserve pour l’erreur, les ménagements qu’elle en devrait
exiger.
Les mystères n’annoncent à l’extérieur que le culte adopté par la
multitude ; les hymnes qu’on y chante en public, et la plupart des cérémonies
qu’on y pratique, remettent sous nos yeux plusieurs circonstances de l’enlèvement
de Proserpine, des courses de Cérès, de son arrivée et de son séjour à Éleusis.
Les environs de cette ville sont couverts de monuments construits en l’honneur
de la déesse, et l’on y montre encore la pierre sur laquelle on prétend
qu’elle s’assit épuisée de fatigue. Ainsi, d’un côté, les gens peu
instruits se laissent entraîner par des apparences qui favorisent leurs préjugés
; d’un autre côté, les initiés, remontant à l’esprit des mystères,
croient pouvoir se reposer sur la pureté de leurs intentions.
Quoi qu’il en soit de la conjecture que je viens de rapporter, l’initiation
n’est presque plus qu’une vaine cérémonie : ceux qui l’ont reçue ne
sont pas plus vertueux que les autres ; ils violent tous les jours la promesse
qu’ils ont faite de s’abstenir de la volaille, du poisson, des grenades, des
fèves et de quelques autres espèces de légumes et de fruits. Plusieurs
d’entre eux ont contracté cet engagement sacré, par des voies peu conformes
à son objet ; car, presque de nos jours, on a vu le gouvernement, pour suppléer
à l’épuisement des finances, permettre d’acheter le droit de participer
aux mystères ; et depuis longtemps, des femmes de mauvaise vie ont été
admises à l’initiation. Il viendra donc un temps où la corruption défigurera
entièrement la plus sainte des associations.
1. Voyez,
dans le chapitre XII de cet ouvrage, l'article d'Amyclée; et, dans le chapitre
LIII, celui d'Argos.
2. L'an
410 avant J.-C..
3. Vers
l'an 484 avant J.-C.
4. L'Espagne
5. Argos
est la même chose qu'Argus; Pyrrhos que Pyrrhus, etc, les Latins ayant terminé
en us les noms propres qui, parmi les Grecs, finissaient en os.
6. Socrate
disait : "Je suis citoyen de l'univers." (Cicér ,Tuscul. lib.
V, cap. 37, t. II, p. 392). Aristippe : " Je suis étranger partout. "
Xénopb. Mémor. lib. II, p. 736.) Ces deux mots suffisent pour caractériser
le maître et le disciple.
7. Quelques-uns
de ses disciples continuèrent leur chemin, malgré l'avis du génie, et
rencontrèrent un troupeau de cochons qui les couvrirent de boue. C'est Théocrite,
disciple de Socrate. qui raconte ce fait dans Plutarque, et qui prend à témoin
Cimmias, autre disciple de Socrate.
8. Je
ne me suis point étendu sur l'ironie de Socrate, persuadé qu'il ne faisait pas
un usage aussi fréquent et aussi amer de cette figure que Platon le suppose. On
n'a, pour s'en convaincre, qu'à lire les Conversations de Socrate,
rapportées par Xénophon, et celles que Platon lui attribue. Dans les premières,
Socrate s'exprime avec une gravité qu'on regrette souvent de ne pas retrouver
dans les secondes. Les deux disciples ont mis leur maître aux prises avec le
sophiste Hippias ; que l'on compare ces dialogues, et l'on sentira cette différence.
Cependant Xénophon avait été présent à celui qu'il nous a conservé.
9. Voyez,
sur cette révolution, la page 161 de l'Introduction.
10. Voici
cette réponse, suivant le scoliaste d''Aristopphane (in Nub. v. 144) : "
Sophocle est sage, Euripide est plus sage; mais Socrate est le plus sage de tous
les
hommes. "
11. Suivant
Platon (in Apol. t. I, p. 381, Socrate consentit à proposer une amende,
dont quelques-uns de ses disciples, et Platon entre autres, devaient répondre.
D'autres auteurs avancent la même chose. (Diog. Laërt. lib. II, § 41.)
Cependant Xénophon lui fait dire qu'il ne pouvait, sans se reconnaître
criminel, se condamner à la moindre peine.
12. Criton
pensait que le vaisseau arriverait dans la journée au Pirée ; il n'y arriva
que le lendemain, et la mort de Socrate fut différée d'un jour.
13. On
sacrifiait cet animal à Esculape. (Voyez Pompéius Festus, De signif. verb.
(ib. LX, p.189.)
14. Des
auteurs postérieurs à Socrate de plusieurs siècles assurent qu'immédiatement
après sa mort les Athéniens, affligés d'une maladie contagieuse, ouvrirent
les yeux sur leur injustice, qu'ils lui élevèrent une statue ; que, sans
daigner écouter ses accusateurs, ils firent mourir Mélitus, et bannirent les
autres; qu Anytus fut lapidé à Héraclée, où l'on conserva long temps son
tombeau. D'autres ont dit que les accusateurs de Socrate, ne pouvant supporter
la haine publique, se pendirent de désespoir. Ces traditions ne peuvent se
concilier avec le silence de Xénophon et de Platon, qui sont morts longtemps
après leur maître, et qui ne parlent nulle part ni du repentir des Athéniens,
ni du supplice des accusateurs. Il y a plus, Xénophon, qui survécut à Anytus,
assure positivement que la mémoire de ce dernier n'etait pas en bonne odeur
parmi les Athéniens, soit à cause des déréglements de son fils, dont il
avait négligé l'éducation, soit à cause de ses extravagances particulières.
Ce passage prouve invinciblement, si je ne me trompe, que jamais le peuple d'Athènes
ne vengea sur Anytus la mort de Socrate.
15. Dans
le Cycle de Méton, le mois boédromion commençait l'un des jours compris entre
le 23 du mois d'août et le 21 du mois de septembre.
16. Dans
cette année, le 1er de boédromion concourait avec le 29 de notre mois de
septembre; le 14 de boédromion, avec le 4 de notre mois d'octobre. Les fêtes
commencèrent le 5 octobre de l'an 348 avant J.- C.
17. Environ
trois lieues trois quarts.
18. Longueur,
environ trois cent quarante-trois de nos pieds; largeur, environ trois cent
sept.
19. Je
ne puis donner sur cette question que de légers éclaircissements.
Les auteurs anciens font entendre que les fêtes de Cérès attiraient
quelquefois à Éleusis trente mille associés, sans y comprendre ceux qui n'y
venaient que par un motif de curiosité. Ces trente mille associés n'étaient
pas témoins de toutes les cérémonies. On n'admettait sans doute aux plus secrètes
que le petit nombre de novices qui tous les ans recevaient le dernier sceau de
l'initiation, et quelques-uns de ceux qui l'avaient reçu depuis longtemps.
Le temple, un des plus grands de ceux de la Grèce, était construit au milieu
d'une cour fermée d'un mur, longue de trois cent soixante pieds du nord au
midi, large de trois cent un de l'est à l'ouest. C'est là, si je ne me trompe,
que les mystes, ou les Initiés, tenant un flambeau à la main, exécutaient des
danses et des évolutions.
Derrière
le temple, du côté de l'ouest, on voit encore une terrasse taillée dans le
roc même, et élevée de huit à neuf pieds au-dessus de l'aire du temple : sa
longueur est d'environ deux cent soixante-dix pieds; sa largeur, en certains
endroits, de quarante-quatre. A son extrémité septentrionale, on trouve les
restes d'une chapelle à laquelle on montait par plusieurs marches.
Je suppose que cette terrasse servait aux spectacles dont j'ai parlé dans ce
chapitre; qu'elle était, dans sa longueur, divisée en trois longues galeries;
que les deux premières représentaient la région des épreuves et celle des
enfers ; que la troisième, couverte de terre, offrait aux yeux des bosquets et
des prairies, que de là on montait à la chapelle, où se trouvait cette statue
dont l'éclat éblouissait les nouveaux initiés.
20. Meursius
a prétendu que l'assemblée était congédiée par ces mots : kons, ompax.
Hesychius, qui nous les a transmis, dit seulement que c'était une acclamation
aux initiés. Je n'en ai pas fait mention, parce que j'ignore si on la prononçait
au commencement, vers le milieu, ou à la fin da la cérémonie.
Le Clerc a prétendu qu'elle signifiait veiller et ne point faire de mal. Au
lieu d'attaquer directement cette explication, je me contenterai de rapporter la
réponse que je fis, en 1766, à mon savant confrère M. Larcher, qui m'avait
fait l'honneur de demander mon avis sur cette formule : " Il est visible
que Ies deux mots kñgj, ömpaj, sont étrangers à la langue grecque; mais dans quelle
langue faut-il les chercher ? Je croirais volontiers qu'ils sont égyptiens,
parce que les mystères d'Éleusis me paraissent venus d'Égypte. Pour en connaître
la valeur, il faudrait, le que nous fussions mieux instruits de l'ancienne
langue égyptienne, dont il ne nous reste que très peu de chose dans la langue
cophte; 2° que les deux mots en question, en passant d'une langue dans une
autre n'eussent rien perdu de leur prononciation, et qu'en passant dans les
mains de plusieurs copistes ils n'eussent rien perdu de leur orthographe
primitive.
" On pourrait absolument avoir recours à la langue phénicienne, qui avait
beaucoup
de rapports avec l'égyptien. C'est le parti qu'a pris Le Clerc qui, à
l'exemple do Bochard, voyait tout dans le phénicien. Mais on donnerait dix
explications différentes de ces deux termes, toutes également probables,
c'est-à-dire toutes également incertaines. Rien ne se prête plus aux désirs
de ceux qui aiment les étymologies que les langues orientales ; et c'est ce qui
a presque toujours égaré ceux qui se sont occupés de ce genre de travail.
" Vous voyez, monsieur, combien je suis éloigné de vous dire quelque
chose de positif, et que je réponds très mal à la confiance dont vous
m'honorez. Je ne puis donc que vous offrir l'aveu de mon ignorance, etc. "
21.
Espèce de boisson, ou plutôt de bouillie, qu'on avait présentée à Cérès.
(Clem. Alex. Cohort. ad gent. p 17. Athen. lib. XI, cap. 12, p. 492.
Casaub. ibid. p. 612. Turneb. Advers. lib. XII, c. 8.)
22. Warburton
a prétendu que le secret des mystères n'était autre chose que le dogme de
l'unité de Dieu : à l'appui de son sentiment, il rapporte un fragment de poésie
cité par plusieurs pères de l'Église, et connu sous le nom de Palinodie
d'Orphée. Ce fragment commence par une formule usitée dans les mystères :
Loin d'ici les profanes ! On y déclare qu'il n'y a qu'un Dieu, qu'il existe par
lui-même, qu'il est la source de toute existence, qu'il se dérobe à tous les
regards, quoique rien ne se dérobe aux siens.
S'il était prouvé que l'hiérophante annonçait cette doctrine aux initiés,
il ne restait plus aucun doute sur l'objet des mystères; mais il s'élève à
cet égard plusieurs difficultés.
Que ces vers soient d'Orphée ou de quelque autre auteur, peu importe. Il s'agit
de savoir s'ils dont antérieurs au christianisme, et si on les prononçait dans
l'initiation.
1° Eusèbe les a cités d'après un Juif nommé Aristobule, qui vivait du temps
de Ptolémée Philopator, roi d'Égypte, c'est-à-dire vers l'an 200 avant J.-C.
; mais la leçon qu il nous en a conservée diffère essentiellement de celle
qu'on trouve dans les ouvrages de saint Justin. Dans cette dernière, on annonce
un être unique qui voit tout, qui est l'auteur de toute chose, et auquel on
donne le nom de Jupiter. La leçon rapportée par Eusèbe contient la même
profession de foi, avec quelques différences dans les expressions ; mais il est
parlé de Moïse et d'Abraham. De là, de savants critiques ont conclu que cette
pièce de vers avait été fabriquée, ou du moins interpolée par Aristobule,
on par quelque autre Juif. Osons l'interpolation, et préférons la leçon de
saint Justin ; que s'ensuivra-t-il ! que l'auteur de ces vers en parlant d'un Être
suprême, s'est exprimé à peu près de la même manière que plusieurs anciens
écrivains. Il est surtout à remarquer que les principaux articles de la
doctrine annoncée par la palinodie se trouvent dans l'hymne de Cléanthe,
contemporain d'Aristobule, et dans le poème d'Argus, qui vivait dans le même
temps, et dont il parait que saint Paul a cité le témoignage.
2° Chantait-on, lors de l'initiation, la palinodie d'Qrphée ! Tatien et Athénagoras
semblent, à la vérité, l'associer aux mystères ; cependant ils ne la
rapportent que pour l'opposer aux absurdités du polythéisme. Comment ces deux
auteurs et les autres pères de l'Église, voulant prouver que le dogme de
l'unité de Dieu avait toujours été connu des nations, auraient-ils néglige
d'avertir qu'une telle profession de foi se faisait dans les cérémonies
d'Eleusis !
En ôtant à Warburton ce moyen si victorieux, je ne prétends pas attaquer son
opinion sur le secret des mystères; elle me paraît fort vraisemblable. En
effet il est difficile de supposer qu'une société religieuse qui détruisait lès
objets du culte reçu, qui maintenait le dogme des peines et des récompenses
dans une autre vie, qui exigeait de la part de ses membres tant de préparations,
de prières et d'abstinences jointes à une si grande pureté de cœur, n'eut eu
d'autre objet que de cacher sous un voile épais les anciennes traditions sur la
formation du monde, sur les opérations de la nature, sur l'origine des arts, et
sur d'autres objets qui ne pouvaient avoir qu'une légère influence sur les
moeurs.
Dira-t-on
qu'on se bornait à développer le dogme de la métempsycose ! Mais ce dogme,
que les philosophes ne craignaient pas d'exposer dans leurs ouvrages, supposait
un tribunal qui, après notre mort, attachait à nos âmes les destinées bonnes
ou mauvaises qu'elles avaient à remplir.
J'ajoute
encore une réflexion : suivant Eusèbe, dans les cérémonies de l'initiation,
l'hiérophante paraissait sous les traits du Démiurgue, c'est-à-dire de
l'auteur de l'univers. Trois prêtres avaient les attributs du soleil, de la
lune et de Mercure; peut-être des ministres subalternes représentaient-ils les
quatre autres planètes. Quoiqu'il en soit, ne reconnaît-on pas ici le Démiurge
tirant l'univers du chaos! et n'est-ce pas là le tableau de le formation du
monde, tel que Platon l'a décrit dans son Timée !
L'opinion
de Warburton est ingénieuse, et l'on ne pouvait l'exposer avec plus d'esprit et
de sagacité; cependant, comme elle offre de grandes difficultés, j'ai pris le
parti de la proposer comme une simple conjecture.