ZOZIME

HISTOIRE ROMAINE

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

LIVRE TROISIÈME.

introduction livre I - livre II - livre IV

 

Constance, s’étant souillé de la sorte du sang de Gallus, passa de Pannonie en Italie. Or voyant que toutes les terres de l’empire étaient inondées par les Barbares, qu’il y avait déjà quarante villes autour du Rhin qui avaient été enlevées par les Français, par les Allemands, et par les Saxons dépouillées de leurs richesses et privées de leurs habitants, que la Pannonie et la Moesie supérieure étaient ravagées par les Quades et par les Sarmates, que l’Orient était incessamment pillé par les Perses, bien qu’un peu auparavant il eût été exempt de leurs incursions lorsqu’ils appréhendaient d’être repoussés par Gallus. Ayant, dis-je, fait de sérieuses réflexions sur tous ces maux dont l’état était attaqué, il ne se sentit pas capable d’y apporter seul le remède. Il n’osa pourtant associer personne à l’empire, soit par l’ambition qu’il avait de posséder seul la souveraine puissance, ou par la défiance où il était de ne rencontrer personne qui lui fût fidèle. Dans la perplexité où il se trouvait, et dans le danger dont l’empire était environné, Eusébie, sa femme, de qui l’érudition et la prudence étaient au dessus de son sexe lui conseilla de donner le commandement des nations transalpines, avec le titre de césar, à Julien; frère de Gallus, et petit-fils de Constance, qui avait été déclaré césar par Dioclétien. Et parce qu’elle savait que l’empereur son mari tenait tous ses parents pour suspects, elle lui dit, pour le persuader : « Julien est d’un naturel fort simple; il a passé toute sa vie dans l’étude, et n’a point d’expérience des affaires. Ainsi il nous est plus propre qu’un autre. Car s’il est heureux dans ses entreprises, le succès en sera attribué à votre conduite; et s’il succombe dans une occasion périlleuse, il n’y aura plus personne de la famille impériale qui puisse vous faire ombrage ni aspirer à la couronne. » Constance s’étant rendu à ces raisons rappela Julien d’Athènes où il vivait parmi les philosophes, et où il surpassait tous ces maîtres en science. Dès qu’il fut arrivé en Italie, Constance le déclare césar, lui donna Hélène, sa sœur, en mariage, et l’envoya au-delà des Alpes. Mais parce qu’il était fort soupçonneux de son naturel, et qu’il ne pouvait s’assurer de la fidélité de Julien, il envoya avec lui Marcelle et Saluste, comme pour partager l’autorité du gouvernement. Quant à lui, il alla en Pannonie et en Mœsie; et ayant réprimé les courses des Quades, et des Sarmates, il alla en Orient pour s’opposer aux entreprises des Perses.
Julien ayant passé les Alpes, et étant arrivé dans les Gaules, Eusébie continua de conseiller à Constance de lui laisser le gouvernement entier de ces pays-là, bien que les Barbares fissent toujours le dégel partout avec la même insolence. Plusieurs historiens et plusieurs poètes ont publié ce qu’il a fait jusqu’à la fin de sa vie, bien qu’aucun n’ait égalé par ses paroles la grandeur des exploits de ce prince. Il l’a représenté lui-même dans ses discours et dans ses lettres, par lesquelles on le peut mieux apprendre que par aucun récit que d’autres en puissent faire. Néanmoins, pour ne pas interrompre le cours de notre histoire, je le remarquerai ici en peu de paroles suivant l’ordre des temps, et je m’arrêterai principalement sur ce qu’il semble que ceux qui m’ont précédé ont touché trop légèrement.

Constance, en parlant pour aller combattre les Perses, donna un plein pouvoir à Julien de faire tout ce qu’il jugerait plus avantageux pour le bien des peuples qu’il avait confiés à sa conduite. Ayant donc trouvé que les troupes des Gaules étaient presque toutes ruinées, que les Barbares passaient le Rhin impunément, et qu’ils faisaient des courses presque jusqu’aux portes des villes maritimes, il fit la revue du peu qu’il y avait de gens de guerre dans le pays, et ayant reconnu qu’ils tremblaient au seul nom de Barbares, et que les trois cent soixante soldats que Constance lui avait donnés ne s’avaient rien autre chose que faire des prières et des vœux, comme il dit lui-même, il enrôla ceux qu’il put trouver, et reçut quelques volontaires. Ayant trouvé de vieilles armes dans une ville, il les fit refaire, et les distribua aux soldats. Après cela, les espions ayant rapporté qu’une multitude incroyable de Barbares avaient passé le Rhin, près de la ville de Strasbourg, qui est assise sur le bord de ce fleuve, il s’avança à l’heure même vers eux, à la tête de l’armée qu’il venait d’assembler à la hâte, et en étant venu aux mains avec eux, il remporta un avantage incroyable, en ayant tué soixante mille sur la place, et en ayant noyé un égal nombre dans le Rhin. On trouvera que cette victoire ne le cède en rien à celle qu’Alexandre remporta autrefois sur Darius, si on veut prendre la peine de les comparer l’une à l’autre. Je n’ai garde d’omettre une action qu’il fit ensuite. Il avait une aile composée de six cents cavaliers sur la valeur et sur l’expérience desquels il fondait principalement ses espérances. Lorsque le combat fut engagé, tous les autres Romains ayant signalé leur courage, il n’y eut que ceux-ci qui lâchèrent pied, et qui, quelque devoir que Julien fit pour les ramener et pour les exhorter à partager la gloire de la victoire avec leurs compagnons, ne voulurent jamais retourner à la charge. Julien étant donc irrité de ce qu’autant qu’il était en eux, ils avaient livré ceux de leur pays et de leur parti aux Barbares, au lieu de les punir du châtiment établi par les lois, en inventa un autre, qui fut de les habiller en femmes, et de les faire passer en cet équipage au milieu de l’armée, jugeant que cette peine serait plus insupportable que la mort à des hommes qui faisaient profession des armes. Lui et eux tirèrent un notable avantage de ce châtiment: car pour effacer cette tache dont l’infamie était toujours présente à leur esprit, ils se signalèrent sur tous les autres dans le second combat qui fut donné contre les Germains.

Julien ayant ramassé à loisir toutes ses troupes se prépara à combattre la nation entière des Germains. Ces Barbares ayant rangé en bataille une multitude effroyable contre lui. Il passa le premier le Rhin, dans la pensée qu’il lui était plus avantageux de combattre sur les terres des ennemis que sur celles de l’empire. Outre que par le même moyen il empêchait que les villes de son obéissance ne fussent incommodées par leur passage; le combat ayant été fort rude, et une multitude innombrable de Barbares ayant été taillée en pièces, Julien poursuivit les fuyards jusqu’à la forêt Hercinienne, faisant toujours un grand carnage. Il prit Vadomaire, fils du chef des ennemis, et ramena son armée qui chantait des chansons de joie sur sa victoire, et louait Part et la conduite de son chef. Il envoya Vadomaire à l’empereur Constance, à la bonne fortune, duquel il attribua l’heureux succès de cette bataille. Quand les Barbares se virent environnés du dernier péril, ils appréhendèrent que Julien forçât les lieux ou ils s’étaient retranchés, qu’il fit passer leurs femmes et leurs enfants par le tranchant de l’épée, et qu’il exterminât leur nation. Dans cette appréhension, ils envoyèrent des ambassadeurs, pour lui demander la paix, et pour l’assurer qu’ils n’exerceraient plus aucun acte d’hostilité contre l’empire. Julien leur fit réponse qu’il ne traiterait point de paix qu’ils ne lui eussent rendu les prisonniers qu’ils avaient pris dans les villes qu’ils avaient autrefois réduites à leur obéissance. Ils demeurèrent d’accord de rendre tous ceux qui étaient encore en vie. Mais l’empereur appréhendant qu’il n’en restât quelqu’un entre leurs mains sans qu’il le sût, s’avisa de cette ruse pour les avoir tous sans réserve. Il envoya quérir pour cet effet les habitants de chaque ville et de chaque bourg qui par la fuite avaient autrefois évité la servitude, et leur demanda les noms de ceux qui avaient été pris par les Barbares. Chacun lui ayant iceux qu’il connaissait pour lui être parents, amis ou voisins, il les fit écrire par les secrétaires. Il passa ensuite le Rhin, sans rien déclarer de son dessein aux ambassadeurs, et leur commanda de lui amener les prisonniers qu’ils avaient. Les ambassadeurs ayant obéi, et lui ayant déclaré après leur retour qu’ils amenaient tous tes prisonniers, Julien monta sur un trône élevé, et ayant derrière lui ses secrétaires, il commanda qu’on fit entrer les prisonniers. Les secrétaires ayant pris leurs noms à mesure qu’ils entraient, et ayant trouvé qu’ils étaient en beaucoup plus petit nombre que ceux qui étaient inscrits sur la liste, le dirent à Julien. Il menaça les ambassadeurs de continuer la guerre, puisqu’ils ne rendaient pas de bonne foi les prisonniers, et il leur nomma à haute voix ceux qui manquaient de chaque village et de chaque bourg. Alors ces Barbares s’imaginant que Julien était inspiré de Dieu, pour savoir des choses si secrètes et si cachées, firent serment à la façon de leur pays de rendre tous les prisonniers qu’ils pourraient trouver. Ce qui ayant été exécuté, et Julien ayant reçu tous ceux qui vraisemblablement avaient été rassemblés des villes que les Barbares avaient prises, il se trouva dans une grande inquiétude, parce qu’il voyait que ces villes étaient entièrement ruinées, la terre inculte, et les prisonniers qu’on lui avait rendus réduits à une extrême disette. Il ne savait comment subvenir a tous ces besoins, parce que les places d’alentour n’ayant point été exemptes des incursions des ennemis, ne pouvaient lui fournir aucunes provisions. Dans cette perplexité, il usa de cet expédient. Le Rhin se décharge dans la mer Atlantique, à l’extrémité de la Germanie, où est établi certain peuple des Gaules. Son embouchure est à neuf cents stades de la Grande-Bretagne. Julien ayant fait couper des arbres dans les forêts qui sont aux environs de ce fleuve, en fit construire huit cents vaisseaux plus grands que des barques, et les envoya dans la Grande-Bretagne pour en apporter du blé, et en plusieurs voyages on en apporta une assez grande quantité pour nourrir les villes de son obéissance et pour ensemencer les terres. Il fit toutes ces choses avant d’avoir atteint l’âge de vingt-cinq ans. Comme il avait gagné l’affection des gens de guerre par sa frugalité, par sa valeur, par une générosité qui le mettait au-dessus de l’intérêt, et par d’autres vertus qui l’élevaient au-dessus des plus grands hommes de son siècle, Constance en conçut de la jalousie, et s’imaginant que sa réputation et l’heureux succès de ses armes procédaient de la conduite de Saluste, qu’il lui avait donné pour l’aider de ses conseils, il rappela cet officier, sous prétexte de l’employer aux affaires pressantes de l’Orient. Julien, qui ne manquait jamais d’obéir aux ordres de Constance, le renvoya; mais depuis son départ les armées ne laissèrent pas de croître en nombre, en expérience et en valeur, elles villes continuèrent à jouir toujours de plus en plus de la paix, du repos et de l’abondance de tous les biens que la paix produit. Les Barbares de ces pays-là désespéraient de continuer leurs brigandages et appréhendaient d’être entièrement exterminés, lorsque les Saxons, les plus belliqueux de tous, envoyèrent, sur les terres que tenaient les Romains, les Quades, qui font partie de leur nation. Mais les Francs, qui habitaient sur leurs frontières, leur ayant bouché le passage, de peur de donner sujet aux Romains de retourner sur leurs terres, ils passèrent sur le Rhin, le long du pays des Francs, et firent irruption sur nos terres. Ils abordèrent à Batavie, île du Rhin, et la plus grande qu’il y ait dans aucun fleuve, et ils en chassèrent les Saliens, qui descendent des Francs, et qui s’y étaient établis, depuis qu’ils avaient été poussés hors de leur pays par les Saxons. Cette île avait relevé auparavant de l’empire. Julien ayant appris cette entreprise, attaqua les Quades., et fit jurer auparavant à son armée de combattre vaillamment contre eux et d’épargner les Saliens, sans les empêcher de se retirer sur les terres de l’empire. Ces peuples se sentant fort obligés de la bonté de Julien, entrèrent avec leur roi sur les terres des Romains, et les autres s’approchèrent et se rendirent à discrétion. Julien voyant que les Barbares n’avaient plus la hardiesse de faire une guerre ouverte, mais qu’ils ne laissaient pas de commettre de grands désordres par leurs courses et par leurs brigandages, usa de cette ruse pour les réprimer. Il y avait parmi les Barbares un homme d’une taille extraordinaire, et d’un courage égal à sa taille, qui avait accoutumé de courir et de piller avec eux. Cet homme ayant quitté sa nation pour s’établir chez les Gaulois, sujets des Romains, demeurait à Trêves, la plus grande ville qui soit au-delà des Alpes. Ayant vu, avant que Julien eût reçu le pouvoir de commander en ces pays là, que les Barbares couraient et pillaient les terres qui sont au-delà du Rhin, il avait en envie de réprimer leur insolence; mais comme il n’était point autorisé, il se cachait au commencement dans les bois, et lorsque les Barbares étaient accablés de vin et de sommeil, il coupait la tête au plus grand nombre qu’il pouvait, et les apportait dans la ville. Les Barbares étaient étonnés de voir diminuer leurs troupes, sans savoir d’où venait celle diminution. D’astres voleurs s’étant joints à Charjetton, car c’est ainsi qu’il s’appelait, et sa troupe s’étant fort grossie, il déclara son secret, qui n’était su auparavant que de fort peu de personnes. Julien ayant considéré combien il lui était difficile d’empêcher les brigandages que les Barbares exerçaient durant la nuit, parce qu’ils se dispersaient de côté et d’autre, et que dès la pointe du jour ils se cachaient dans les bois pour y manger ce qu’ils avaient amassé, se trouva obligé d’employer contre eux cette troupe de voleurs, aussi bien qu’une milice réglée. Ayant donc reçu Charjetton et sa suite, et ayant joint à eux quelques Saliens, il les envoya réprimer durant la nuit les brigandages des Quades, et il posa des soldats en embuscade durant le jour, pour tuer ceux qui ne seraient échappés des mains de Charjeuon. On continua longtemps de la sorte; alors les Quades voyant leur multitude réduite à un petit nombre, et n’ayant plus aucun moyen de se maintenir, se rendirent avec leur roi. Rien que Julien eût entre ses mains quantité de prisonniers, et principalement le fils de ce roi que Charjetton avait pris; il ne laissa pas de leur demander en otage quelques personnes des plus illustres de leur nation et le fils du roi. Ce prince affligé et réduit à la déplorable nécessité de supplier son ennemi, lui ayant juré avec larmes qu’il avait été assez malheureux pour le perdre, aussi bien que plusieurs de ses sujets, alors Julien, touché de sa douleur, le lui montra plein de santé et de vigueur, le retint en otage, reçut avec lui des premiers de la nation, et leur accorda la paix, à la charge qu’ils n’exerceraient plus aucun acte d’hostilité contre les Romains.

Julien ayant terminé de la sorte toutes ces affaires, enrôla les Saliens, une partie des Quades et quelques-uns des habitants de Batavie; et il y a encore aujourd’hui des légions qui portent leurs noms.

L’empereur Constance était cependant occupé en Orient contre les Perses. Les provinces de delà les Alpes jouissaient d’une heureuse tranquillité, par la sage conduite de Julien. L’Italie et l’Illyrie étaient en sûreté par l’appréhension où étaient les Barbares qui habitent vers le Danube que Julien ne traversât la Gaule, et ne passât ce fleuve pour les attaquer.

Les choses étant dans cet état, les Perses, qui étaient alors commandés par Sapor, firent le dégât dans la Mésopotamie, mirent tout à feu et à sang aux environs de Nisibe, et entreprirent le siège de cette ville. Mais quelque danger qu’elle eût couru d’être prise, elle en fut délivrée par l’adresse de Lucilien, son gouverneur, et par le bonheur qui seconda son adresse. Il est inutile que j’en fasse le récit, puisque Julien en a rapporté les circonstances particulières dans un ouvrage que personne ne saurait lire sans admirer l’éloquence de ce prince.

Lorsque l’Orient semblait jouir d’une paix profonde, et que la réputation de Julien était si bien établie que toutes les bouches publiaient ses louanges, Constance en conçut de la jalousie; et, ne pouvant supporter l’éclat de la gloire qu’il avait acquise dans les Gaules et en Espagne, chercha un prétexte honnête de diminuer ses troupes en peu de temps et sans bruit, et de le dépouiller ensuite de sa dignité. Il lui manda donc qu’il lui envoyât deux de ses légions, feignant d’avoir besoin de leur service. Julien qui ne savait rien de l’intention de l’empereur, et qui d’ailleurs ne lui voulait donner aucun sujet de se mettre en colère, obéit à son ordre avec une entière soumission, et ne laissa pas pourtant d’accroître de jour en jour son armée, et d’imprimer une telle terreur de son nom, que les Barbares qui habitaient à l’extrémité des frontières ne songeaient à rien moins qu’à prendre les armes. Constance demanda bientôt après d’autres troupes à Julien, et les ayant obtenues, il lui commanda encore de lui envoyer quatre compagnies. Julien n’eut pas sitôt reçu ce dernier ordre, qu’il commanda aux soldats de se tenir prêts pour partir. Il était alors à Paris, petite ville de Germanie. Comme les soldats soupaient un soir aux environs du palais, et qu’ils s’attendaient à partir le jour suivant, sans se défier de ce qu’on tramait contre Julien, quelques officiers qui avaient découvert cette intrigue qu’on conduisait depuis longtemps, répandirent secrètement deux billets sans nom qui portaient que Julien, qui les avait rendus victorieux par son adresse, et qui avait combattu en soldat, était en danger d’être dépouillé de toutes ses forces, s’ils ne s’opposaient au départ des troupes qui avaient été mandées. Quelques soldats ayant lu ces billets, et les ayant montré à leurs compagnons, ils entrèrent tous en colère, et s’étant levés de table en désordre, ils coururent au palais, ayant encore le verre en main, en rompirent les portes, enlevèrent Julien, l’élevèrent sur un bouclier, le proclamèrent empereur, et lui mirent par force la couronne sur la tête. Julien était très fâché de ce qui était arrivé. Mais la connaissance qu’il avait de l’infidélité de Constance, qui ne gardait ni parole, ni foi, ni serment, l’empêchait de se fier à lui. Il voulut pourtant sonder sa disposition, et lui envoya des ambassadeurs, qui lui protestèrent de sa part que c’était contre son avis et contre son intention qu’on l’avait proclamé, et qu’il était prêt à se démettre de la couronne, s’il le désirait, et de se contenter de la dignité de césar. Mais, Constance entra dans une extrême colère, et monta en même temps à un si haut point d’insolence, qu’il dit aux ambassadeurs que si Julien voulait conserver sa vie, il fallait qu’il renonçât à la dignité de césar aussi bien qu’à la couronne, et que, redevenant particulier, il se soumit à sa puissance; qu’en s’y soumettant, il ne souffrirait rien de fâcheux, ni d’approchant de ce qu’il avait mérité. Julien ayant appris ce discours de Constance, fit voir l’opinion qu’il avait des dieux, en déclarant publiquement qu’il aimait mieux mettre sa vie entre leurs mains qu’entre celles de l’empereur. Celui-ci fit éclater ouvertement sa haine, et se prépara à la guerre civile. Parmi tout ce qui était arrivé, rien ne fâchait tant Julien que l’appréhension d’être accusé d’ingratitude envers un prince qui l’avait honoré de la dignité de césar. Pendant qu’il roulait ces pensées dans son esprit, et qu’il avait peine d’entreprendre une guerre civile, les dieux lui révélèrent en songe ce qui devait arriver, en lui faisant voir à Vienne, où il était alors, le soleil qui lui montrait les autres astres, et qui lui disait ces vers:

Quand Jupiter erra dessous le verseur d’eau,
Et que, sous la vierge sera le vieux Saturne,
Que chacun reconnaît d’une humeur taciturne,
Tout aussitôt Constance entrera au tombeau.

Se fiant à ce songe, il continua à prendre soin, selon sa coutume, des affaires publiques; et parce que l’hiver durait encore, il s’appliqua principalement à pourvoir aux nécessités des Gaules, afin de se pouvoir donner tout entier à la poursuite des entreprises où il serait engagé.
Il se prépara de bonne heure à prévenir Constance qui était encore en Orient, et l’été étant déjà commencé, il mit ordre aux affaires des Gaules, obligeant les uns par la terreur de ses armes à demeurer en repos, et persuadant aux autres par l’expérience du passe de préférer volontairement la paix à la guerre. Ayant établi toute sorte d’officiers dans les villes et sur les frontières, il passa les Alpes avec son armée. Etant allé dans le pays des Rhètes où est la source du Danube, qui, ayant arrosé la Bavière et la Pannonie, coule par la Dace, par la Thrace, par la Moesie, par la Scythie, et se décharge dans le Pont-Euxin, il fit faire des vaisseaux sur lesquels il descendit avec trois mille hommes le long du Danube, et commanda à vingt mille d’aller par terre à Sirmium. Allant continuellement à la voile et à la rame, et ayant les vents étésiens favorables, il arriva en douze jours à cette ville. Le bruit de l’arrivée de l’empereur s’étant répandu, chacun croyait que c’était Constance, mais quand on sut que c’était Julien, on fut fort surpris de la diligence de sa marche. Lorsque l’armée qui le suivait par terre fut arrivée, il écrivit au sénat de Rome et aux troupes d’Italie pour leur déclarer son avènement à la couronne, et pour leur commander de veiller à la conservation des places.

Les deux consuls de cette année-là, Taurus et Florentius, s’étant enfuis à la première nouvelle qu’ils avaient reçue que Julien avait passé les Alpes et était arrivé en Pannonie, il commanda de les nommer dans les actes publies les consuls fugitifs. Il faisait de grandes caresses aux habitants des villes par où il passait, et leur donnait de grandes espérances d’un heureux gouvernement. Il écrivit aux Athéniens, aux Lacédémoniens et aux Corinthiens pour les informer des motifs de son voyage. Il reçut à Sirmium des députés de toute la Grèce, auxquels ayant fait des réponses fort obligeantes, il joignit à l’armée qu’il avait amenée des Gaules d nouvelles troupes amassées à Sirmium, en Pannonie et en Moesie, et continua sa marche. Quand il fut arrivé à Naisse. Il consulta les devins pour savoir ce qu’il devait faire. Les devins lui ayant dit qu’il devait s’arrêter quelque temps, il déféra à leur réponse, et observa le temps qui lui avait été prédit en songe; et lorsque ce temps-là fut arrivé, une troupe de cavaliers lui rapporta que Constance émit mort, et que l’armée l’avait proclamé empereur. Acceptant avec reconnaissance cette faveur signalée du ciel, il s’avança vers Constantinople, où il fut reçu aux acclamations du peuple qui l’appelait le citoyen et le nourrisson de cette ville, et qui se promettait une heureuse abondance de toutes sortes de biens sous son règne.

Il prit un soin égal de la ville et de l’armée. Il honora la ville d’un sénat semblable à celui de Rome, et il l’embellit d’un port qui met ses vaisseaux en sûreté coutre les dangers qui sont à craindre du côté du nord. Il fit bâtir une galerie en forme de sigma, qui touche par un bout au port, et une bibliothèque dans les palais, où il mit quantité de livres. Il se prépara après cela à la guerre contre les Perses. Après avoir passé dix mois à Constantinople, il nomma Hormisdas et Victor généraux des troupes, leur donna des officiers et des soldats, et partit pour Antioche. Il n’est pas besoin de décrire le bon ordre avec lequel ses troupes marchèrent. Des soldats qui avaient l’honneur de servir sous un aussi grand prince que Julien n’avaient garde de manquer d’observer une exacte discipline. Le peuple le reçut avec joie, mais comme ce peuple aimait passionnément les spectacles, et qu’il avait plus d’inclination pour ces divertissements que pour aucune occupation sérieuse, il ne put s’accommoder à l’humeur sévère d’un empereur qui montrait beaucoup d’éloignement pour les théâtres, et qui ne donnait que peu d’instants de sa journée aux jeux, quand il lui arrivait d’y assister. Ils ne purent s’empêcher d’en témoigner leur ressentiment par des paroles qui lui déplurent extrêmement. Mais au lieu d’en châtier l’insolence, il se contenta de s’en railler par un discours fort délicat qu’il composa contre eux, et qui, les ayant rendus également odieux et ridicules à toute la terre, leur donna sujet de se repentir de leur faute. Ayant soulagé la ville, et lui ayant accordé un grand nombre de décurions qui devaient occuper cette charge, par droit d’hérédité, même pour les enfants de leurs filles, privilège dont jouissent bien peu de villes municipales, il se prépara à marcher contre les Perses. Ayant assemblé son armée sur la fin de l’hiver, il l’envoya devant lui, et partit d’Antioche sans avoir pu offrir de sacrifice. Bien que je n’ignore pas comment cela arriva, j’aime mieux le passer sous silence. Il arriva en cinq jours à Sérapole, où il avait commandé que les vaisseaux, tant de guerre que marchands, se rendissent de Samosate et des autres lieux qui sont aux environs de l’Euphrate. Il en donna le commandement à Niénus, et ayant passé trois jours seulement à Sérapole, il alla à Batnas, ville de l’Osrhoène. Les Édésènes allèrent le trouver en cet endroit, lui présentèrent une couronne, et le supplièrent de leur faire l’honneur d’entrer dans leur ville. Il y entra, et y donna les ordres nécessaires, et en partit pour aller à Carrhas. Comme il délibérait sur le chemin qu’il devait prendre, s’il irait par le Tigre et par Nisibe, ou par l’Euphrate et par Circésium, qui est un fort assis sur les frontières d’Assyrie, à l’endroit où l’Aboras se mêle avec l’Euphrate, on rapporta que les Perses faisaient le dégât sur les terres des Romains. L’armée fut un peu troublée de cette nouvelle. Mais l’empereur ayant reconnu que ce n’était qu’une troupe de gens qui couraient à la façon des voleurs, et qui se retiraient aussitôt avec leur butin, il se résolut de laisser quelques troupes pour garder les bords du Tigre, de peur que, pendant qu’il marcherait avec toute l’armée par l’autre chemin, les Perses ne ravageassent Nisibe et le pays d’alentour. Il y laissa donc dix-huit mille hommes pesamment armés, sous la conduite de Sébastien et de Procope, et s’embarqua sur l’Euphrate avec le reste de l’armée qu’il divisa en deux, afin que, de quelque côté que les ennemis parussent, il fût aisé de réprimer leurs courses.

Ayant ainsi disposé de toutes choses à Carrhas, ville assise sur la frontière de l’Assyrie et de l’empire, il voulut considérer son armée d’une hauteur. L’infanterie et la cavalerie montaient en tout à soixante-cinq mille hommes.

Etant en suite partie de Carrhas, et ayant passé tous les forts qui sont delà jusqu’à Callinique, il alla à celui de Circésium, dont nous avons parlé. Il passa le fleuve Aboras, et monta sur l’Euphrate, suivi des gens de guerre qui avaient porté des vivres avec eux; ceux qui en avaient l’ordre montèrent sur les vaisseaux, car déjà la flotte s’était jointe à lui: elle était composée de six cents vaisseaux de bois et de cinq cents de cuir. Il y avait outre cela cinquante navires de guerre, et quelques autres bâtiments destinés ou à faire des ponts, ou à porter des munitions, ou à porter des machines. Lucien et Constance furent honorés du commandement de l’armée navale. L’empereur ayant harangué son armée, fit distribuer à chaque soldat cent trente pièces d’argent; il donna le commandement de l’infanterie à Victor, et celui de la cavalerie à Hormisdas et à Arinthée. Nous avons déjà dit que cet Hormisdas était fils du roi de Perse, qui, par un effet de la violence de son frère, avait été privé du royaume qui lui appartenait légitimement. Il s’était réfugié vers l’empereur Constantin, à qui il avait donné des assurances de sa fidélité, et de qui il avait reçu en récompense des dignités et des honneurs. Il commandait en cette occasion l’aile gauche, composée de la cavalerie, qui marchait le long du fleuve. L’infanterie était à l’aile droite. L’arrière-garde était soixante dix stades après, le bagage et les goujats étaient au milieu. L’empereur ayant disposé son armée en cet ordre, envoya quinze cents hommes devant, pour découvrir s’il ne paraîtrait point d’ennemis qui voulussent donner bataille ou dresser des embuscades. Ayant fait soixante stades, il arriva à un lieu nommé Zautha, et de là à Dura, où il restait des vestiges et des ruines d’une ancienne ville, et où l’on voyait encore le tombeau de l’empereur Gordien. Les soldats ayant aperçu en cet endroit-là une troupe de cerfs, tirèrent dessus, et en tuèrent quantité qu’ils mangèrent. Ayant fait quatre logements, il arriva au bourg de Phathusas. Il y avait vis-à-vis une île, au milieu d’un fleuve, dans laquelle il y avait un fort rempli d’habitants. Il y envoya Lucillien avec mille hommes qui y mirent le siège. Tant que la nuit dura les assiégeants ne furent point aperçus; mais dès que le jour parut, un habitant étant sorti pour puiser de l’eau, et ayant reconnu les Romains, alla dire à ses compagnons qu’il y avait des troupes à leur porte, et par cette nouvelle, il leur donna une vive alarme. Comme ils étaient tous au haut de leurs murailles, l’empereur traversa dans l’île avec des machines, et leur dit que s’ils se voulaient rendre, ils se délivreraient d’une ruine certaine. Quand ils se furent tendus, il envoya les hommes, les femmes et les en fans avec escorte sur les terres de l’empire, et il donna à leur chef, nommé Pusée, une charge de tribun; et ayant éprouvé sa fidélité, il l’honora de son affection.

En continuant son voyage, il arriva à une autre île du même fleuve, où il y avait un fort; s’en étant approché, il reconnut qu’il était imprenable. Il ne laissa pas d’exhorter les habitants à se rendre: ils lui promirent de le faire, et il passa le long de plusieurs châteaux, se contentant de semblables promesses, parce qu’il ne se voulait pas arrêter et qu’il se hâtait d’arriver au lieu où était le théâtre principal de la guerre. En peu de jours il arriva à la ville de Dacire, qui est à la droite de ceux qui naviguent sur l’Euphrate. Les soldats l’ayant trouvée vide, y pillèrent une grande quantité de blé et d’autre butin, tuèrent des femmes qui y étaient restées, et la ruinèrent de telle sorte qu’il ne demeura aucun vestige de bâtiment. Sur un des bords où marchait l’armée, il y avait une source de laquelle sortait du bitume. L’empereur alla après cela à Sitha, puis à Mégie, et enfin à Zaragardie, où il y a un trône de pierre que ceux du pays appellent le trône de Trajan. Les soldats ayant pillé et brêlé cette ville sans résistance, employèrent le reste de ce jour-là et tout le jour suivant à se reposer. L’empereur étonné, de ce qu’après avoir fait tant de chemin sur les terres des ennemis, il n’en paraissait point qui sortissent des embuscades, us qui tinssent la campagne, envoya Hormisdas qui connaissait parfaitement le pays avec quelques troupes pour découvrir la campagne. Il courut un extrême danger, dont il ne fut préservé que par un bonheur extraordinaire. Le suréna (c’est le nous d’une dignité parmi les Perses) s’était mis en embuscade et attendait Hormisdas en un endroit par où il devait repasser, sans se défier de rien. Mais un canal, qui trouva par hasard rempli par l’Euphrate, empêcha ses gens de passer. Ils aperçurent le jour suivant l’embuscade, l’attaquèrent, ou tuèrent une partie, mirent l’autre en fuite et rejoignirent l’armée. Etant allés plus avant, ils arrivèrent à un canal de l’Euphrate, qui s’étend jusqu’à l’Assyrie et jusqu’au pays qui est le long du Tigre. Les soldats ayant trouvé à l’entrée de ce canal un limon épais et gluant sur lequel les chevaux ne se pouvaient tenir, et ne pouvant d’ailleurs passer à cause de la pesanteur de leurs armes, se trouvèrent dans une fâcheuse perplexité. La vue des ennemis qui étaient sur l’autre bord avec des traits, des pierres et des frondes, tout prêts à en empêcher le passage, augmentait le danger; personne ne pouvant trouver de moyen de sortir d’un si mauvais pas, l’empereur qui surpassait tous les autres en esprit et en expérience, manda aux quinze cents hommes que Lucillien commandait qu’ils allassent attaquer les ennemis par derrière, afin de les attirer d’un autre côté, et de donner la facilité à l’armée de traverser le canal sans obstacle. Il choisit Victor pour aller porter cet ordre. Celui-ci étant parti durant la nuit avec de bonnes troupes, et ayant fait autant de chemin qu’il était nécessaire pour n’être pas découvert par les ennemis durant le jour, passa le canal, et chercha Lucillien. Quand il fut fort éloigné des Perses, il fit sonner la trompette pour appeler ceux de son parti. Les quinze cents hommes que Lucillien commandait étant heureusement arrivés à l’heure même, ils les joignirent, et fondirent ensemble par derrière à l’improviste sur les ennemis, en tuèrent na grand nombre et mirent le reste en fuite. Le stratagème de l’empereur lui ayant réussi de cette sorte, il mit sa cavalerie et son infanterie sur des vaisseaux qu’il trouva dans le canal, et le traversa avec aussi peu de peine que de danger. Étant de là arrivé en la ville de Bersabore, il en admira l’assiette et la grandeur. Elle était ceinte d’une muraille; la citadelle, qui était au milieu, était aussi ceinte d’une autre muraille faite en terme de segment de cercle. Il y avait un chemin fort difficile par où l’on allait de la seconde muraille de la ville à la citadelle. Il y avait aussi une sortie oblique du côté de l’occident et du midi. Le côté du septentrion était fortifié par un canal fait exprès, qui fournissait de l’eau aux habitants. Du côté de l’orient, il y avait un fossé et un rempart. Le long du fossé on avait élevé de hautes tours qui étaient de brique et de plâtre, depuis le milieu jusqu’au haut. L’empereur ayant résolu d’assiéger cette ville, commanda à ses gens de commencer l’attaque; à quoi s’étant portés avec une ardeur sans pareille, les habitants demandèrent composition, priant tantôt qu’on leur envoyât Hormisdas pour en arrêter les articles, et tantôt le chargeant d’injures et le détestant, comme un perfide et un traître. L’empereur, justement irrité de cette insolence, commanda de presser vivement le siège; ce que chacun ayant fait de tout son pouvoir, les habitants, qui se voyaient en trop petit nombre pour défendre la vaste étendue de leurs murailles, se retirèrent dans la citadelle. Les assiégeants étant entrés à l’heure même dans la ville, en abattirent les murailles et en brûlèrent les maisons. Ils élevèrent ensuite leurs machines sur les ruines et s’en servirent pour lancer des traits et des pierres contre la citadelle. Les assiégés en ayant aussi jeté une quantité incroyable, plusieurs furent tués de coté et d’autre. Alors l’empereur inventa une nouvelle machine, soit par la seule vivacité de son esprit, et par l’idée qu’il prit de l’assiette et de la disposition du lieu, soit par son expérience. Il lova de longues pièces de bois qu’il attacha ensemble avec des liens de fer, et en fit une tour carrée, d’une hauteur égale à celle des murailles, et mit au haut des soldats avec des traits et des machines pour tirer sur la citadelle, les perses se défendirent quelque temps. Mais enfin ils promirent de se rendre pourvu que l’empereur eût pour agréable de leur accorder des conditions honorables. Il leur permit de sortir avec leurs habits et quelque argent. Ils sortirent au nombre de cinq mille, outre ceux qui s’étaient sauvés sur des vaisseaux par le canal. Momosire, leur gouverneur, sortit avec eux. Les soldats trouvèrent dans la citadelle une quantité incroyable de blé, d’armes, de machines et d’autres meubles. La plus grande partie du blé fut mise sur les vaisseaux, l’autre fut partagée entre les soldats, les armes furet aussi partagées entre eux, à la réserve de celles qui n’étaient qu’à l’usage des Perses; celles-ci furent en partie brûlées et en partie jetées dans la rivière. Ce ne fut pas une petite gloire aux Romains d’avoir pria en deux jours une ville si considérable, et la plus grande de l’Assyrie après Ctésiphon, L’empereur en loua aussi ses soldats, et leur lit distribuer à chacun cent pièces d’argent. Le suréna étant sorti avec quelques troupes d’une ville d’Assyrie, fondit à l’improviste sur les éclaireurs de l’armée romaine, tua un des trois tribuns, mit le reste en déroute, et prit une des enseignes faite en forme de dragon, telles que sont pour l’ordinaire celles que les Romains portent dans les armées.

L’empereur indigné de cette petite disgrâce fondit sur les troupes du suréna, les mit en déroute, reprit l’enseigne; et étant allé droit à la ville où le suréna avait attaqué ses éclaireurs, la prit et y mit le feu. Il dégrada le chef des éclaireurs qui avait laissé prendre l’enseigne, et qui avait préféré sa vie à la gloire du nom romain, et le regarda toujours depuis avec mépris, aussi bien que ceux qui avaient eu part à la honte de sa fuite. Etant ensuite descendu le long d’un fleuve, il arriva à un fort qui est proche de la ville de Fissénie elle était entourée d’un fossé fort profond, où les Perses avaient fait couler l’eau d’un fleuve nommé le fleuve Royal. Ayant passé au-delà de cette ville, comme au delà d’une place où il n’y avait point d’ennemis appréhender, ils marchèrent par un marais qui avait été fait exprès: car les Perses avaient creusé un canal où ils avaient fait couler la rivière, de sorte qu’ils croyaient en avoir rendu le passage impossible à une armée. Mais l’empereur l’ayant traversé le premier, ses gens eurent honte de ne le pas suivre et le traversèrent après lui, bien qu’ils eussent de l’eau jusqu’aux genoux. Le soleil s’étant couché, l’armée passa la nuit en cet endroit-là. L’empereur ayant commandé ensuite à des soldats et à des charpentiers de le suivre, fit couper des arbres et bâtir des ponts pour mettre sur les canaux, fit combler les creux, élargir les chemins étroits, et fit passer assez commodément son armée jusqu’à la ville de Bithra, où il y avait un palais et des maisons qui suffirent à le loger avec tous les gens de guerre. Etant parti de là, il continua à prendre la même peine, et rendit par son travail la marche plus aisée et le passage plus supportable. Il les fit tous passer jusqu’à un bois de palmiers, où il y avait des vignes dont le sarment se liait avec les palmes. Ayant passé la nuit en cet endroit-là, il partit le matin du jour suivant pour aller plus loin. Peu s’en fallut que voulant approcher d’un fort, il n’y reçût un coup mortel : car un Persan en étant sorti l’épée à la main, était près d’en frapper l’empereur à la tête. Mais ayant prévu le coup, il se couvrit de son bouclier. Les Romains se jetèrent en foule sur ce Persan, et le tuèrent sur la place avec tous les siens. Julien irrité de son insolence, visita le fort, et considéra l’endroit par où il était plus aisé de le prendre. Le suréna se préparait cependant à attaquer les soldats qui étaient dans le bois de palmiers, et se promettait d’enlever leur équipage, et d’obliger l’empereur à abandonner le siège du fort; mais il ne fit ni l’un ni l’autre. L’empereur tenait la prise de ce fort pour très importante, parce que les habitants de Bésuchis, ville fort peuplée, et des autres places d’alentour s’y étaient réfugiés, à la réserve de ceux qui s’étaient retirés à Ctésiphon et dans les forts, et par cette raison, il pressait vivement le siège. Les troupes qu’il avait envoyées battre la campagne se défendirent vaillamment contre ceux qui les voulurent attaquer, en tuèrent une partie, mirent le reste en déroute, et rendirent, par ce moyen, à l’empereur le siège plus sûr et plus commode. Elles n’épargnèrent pas même ceux qui s’étaient retirés dans les bois, et les y ayant poursuivis, elles assommèrent les uns et prirent les autres. Les assiégés jetaient incessamment une quantité prodigieuse de traits; et lorsque les pierres leur manquèrent, ils dardèrent des mottes embrasées avec du bitume, elles jetant de haut en bas sur les Romains dont les rangs étaient fort serrés, ils les endommagèrent notablement. Bien que ceux-ci combattissent dans un lieu désavantageux, ils ne laissèrent pas de donner d’illustres preuves de leur expérience et de leur valeur. Ils lancèrent des traits et des pierres avec leurs machines, et une seule de ces pierres blessait souvent plusieurs personnes. Le fort était assis sur une hauteur, entouré d’une double muraille, revêtu de seize grandes tours, fortifié d’un fossé fort profond, d’où les assiégés tiraient de l’eau. L’empereur commanda de combler le fossé et d’élever une batterie à une hauteur égale à celle des tours. Il fit de plus une mine sous les murailles. Comme les assiégés tiraient incessamment sur ceux qui élevaient la batterie, l’empereur se chargea de les combattre d’un côté à force ouverte, et d’un autre il donna charge à Névitas et à Gadalaiphon de faire une mine, et d’avancer les travaux; et il commanda à Victor de prendre avec lui des soldats pesamment armés pour découvrir la campagne jusqu’à la ville de Ctésiphon, pour s’opposer avec les gens qu’il avait sous sa conduite à ceux qui voudraient traverser le siège, et pour aplanir le chemin de Ctésiphon qui est de quatre-vingt-dix stades, et pour y faire des ponts où l’armée pût passer commodément. L’empereur ayant donné ses ordres, battit une des portes avec un bélier, et la rompit. Ayant remarqué que ceux qui travaillaient aux mines ne s’y portaient que lâchement, il les en ôta avec infamie et mit d’autres en leur place. Comme il battait une autre porte, ou lui vint dire que ceux qui travaillaient à la mine l’avaient presque achevée. Ils étaient partagés en trois bandes, dont la première était des mattiaires, la seconde des laccinaires et la troisième des victorieux. Il leur commanda de s’arrêter un moment et fit battre la porte, ou d’attirer les assiégés de ce côté-là, et de leur ôter la connaissance de la mine. Les Perses étant accourus pour défendre la porte et pour rompre le bélier, les mineurs achevèrent leurs travaux, et firent un trou dans une maison où une femme pétrissait de la farine. Supérantius, qui y entra le premier tua cette femme comme elle était près de crier et d’appeler à son secours. Magnus y entra le second; Jovien, tribun des notaires, le troisième, et plusieurs autres après eux. L’entrée ayant été agrandie, toute l’année y entra, surprit les Perses qui chantaient des chansons en l’honneur de leur roi et à la honte de l’empereur, et qui publiaient qu’il prendrait plutôt le palais de Jupiter que leur place. Les Romains fondirent brusquement sur tout ce qui se présenta devant eux, jetèrent les uns du haut des murailles et percèrent les autres, sans épargner les femmes ni les enfants, si ce n’est qu’ils en firent un petit nombre prisonniers. Anabdate, qui commandait la garnison, fut mené à l’empereur avec quatre-vingts autres les mains liées. Le fort ayant été réduit de la sorte, et la plupart des habitants ayant été passé au fil de l’épée, les soldats pillèrent les richesses et les meubles, brûlèrent les maisons et les ruinèrent, si bien qu’il n’en resta aucun vestige. L’empereur étant allé ensuite à quelques forts peu considérables, arriva à un parc nommé la chasse du roi. Il était planté de beaux arbres, et rempli de toutes sortes de bêtes auxquelles on apportait des vivres. L’empereur ayant fait percer la muraille en plusieurs endroits, quantité de bêtes en sortirent et furent tuées parles soldats. Ayant vu assez proche de là un palais qui avait été bâti par les Romains, il défendit d’y toucher par respect. L’armée ayant passé ensuite le long de quelques forts, se trouva proche de la ville de Sabatha, distante de trente stades de Zochase, qu’on nomme aujourd’hui Séleucie. Ceux qu’on avait envoyés devant battre la campagne prirent cette ville de force. Le jour suivant l’empereur en visita les dehors, et y vit les corps de quelques personnes qui avaient été exécutées à mort. Ceux du pays lui dirent que c’étaient les parents d’un homme qui avait été accusé d’avoir livré une ville de Perse à l’empereur Carus. Anabdate fut mis en jugement en cet endroit pour avoir trompé l’armée romaine, bien qu’il eût promis de la conduire contre les Perses, et pour avoir traité Hormisdas de traître, en présence de plusieurs personnes; et après qu’il eut été convaincu, il fut puni du dernier supplice. L’armée étant allée plus avant, Arinthée visita des marais, où il trouva quantité de gens qu’il emmena prisonniers. Les Perses attaquèrent en cet endroit les coureurs de l’année romaine; mais ayant été repoussés, ils se retirèrent dans la ville voisine. D’autres Perses attaquèrent, sur le bord d’un fleuve, les goujats qui gardaient les bêtes de charge, en tuèrent une partie, et prirent le reste. Ce fut la première disgrâce que les Romains sentirent en cette guerre, et par laquelle ils laissèrent abattre leur courage.

L’armée ayant décampé arriva à un grand canal que ceux du pays disaient avoir été creusé autrefois par l’empereur Trajan, dans le temps qu’il faisait la guerre aux Perses, et par où le fleuve Narmalaiche se décharge dans le Tigre. L’empereur le fit nettoyer, pour aller au Tigre ou pour construire des ponts dessus, quand il serait nécessaire. Il parut en même temps sur l’autre bord du fleuve une armée nombreuse de Perses, tant de cavalerie que d’infanterie, pour en disputer le passage à ceux qui voudraient l’entreprendre. La vue des ennemis augmenta l’envie que l’empereur avait de passer, et fut cause qu’il commanda en colère aux chefs de monter sur les vaisseaux. Mais quand ils considérèrent que l’autre bord était fort élevé, et que d’ailleurs il était fortifié par une haie qui avait été faite autrefois pour clore les jardins du roi, et qui servait alors comme d’une muraille, ils avouèrent qu’ils avaient peur que les ennemis ne jetassent sur eux, de haut en bas, des traits et des matières enflammées. L’empereur ayant commandé absolument de passer, deux vaisseaux chargés de troupes passèrent, et furent à l’heure même consumés par les feux des Perses. L’armée étant alors plus épouvantée qu’auparavant, l’empereur couvrit sa faute par le stratagème de s’écrier en disant: « Ils sont maîtres du bord. Le feu qui paraît est le signal que je leur ai commandé de nous donner de leur victoire. » Les soldats, trompés par ce stratagème, montèrent à l’heure sur les vaisseaux, quelques-uns même passèrent à gué, sa battirent vaillamment, gagnèrent le bord, reprirent leurs deux vaisseaux à demi brêlés, et sauvèrent quelques-uns de ceux qui étaient dedans. Les deux armées en étant ensuite venues aux mains le combat dura depuis le milieu de la nuit jusqu’au milieu du jour suivant. Mais enfin les Perses prirent la fuite, et les soldats ne firent qu’imiter leurs chefs. Pigraxe était le premier en naissance et en dignité, après le roi; et les autres étaient Anarée et le suréna même. Les Romains et les Goths poursuivirent vivement les fuyards, en tuèrent un grand nombre, enlevèrent une quantité incroyable d’or et d’argent, d’habits, d’équipages, d’ornements, de meubles précieux. Deux mille cinq cents Perses demeurèrent morts sur la place, et soixante-quinze Romains au plus. La blessure de Victor, chef de l’armée romaine, tempéra un peu la joie de la victoire. Le lendemain, l’empereur fit passer le Tigre à son armée, et trois jours après il le passa avec les compagnies de ses gardes. Quand il fut arrivé à un endroit que les Perses nomment Abuzatha. Il y passa cinq jours. Méditant sur le moyen de continuer son voyage, il trouva à propos de s’éloigner des bords du fleuve, et d’entrer plus avant dans les terres, où il n’aurait plus besoin de vaisseaux. Ayant communiqué cet avis-là à son armée, il commanda de brûler les vaisseaux, à la réserve de dix-huit à la façon des Romains, et de quatre à la façon des Perses, qui furent mis sur des chariots pour servir dans l’occasion. Etant arrivés à Nourda, ils y trouvèrent quelques Perses, dont ils tuèrent les uns et prirent les autres. Ils firent un pont sur le fleuve Durus, pour le passer. Ils virent des Perses qui avaient brûlé toutes les herbes afin que les chevaux des Romains ne trouvassent pas de quoi paître, et qui s’étaient divisés en plusieurs bandes pour les attendre et puis s’étaient joints pour accourir au bord du fleuve. Les éclaireurs en étant les premiers venus aux mains avec un parti de Perses, un nommé Macamée se jeta presque au milieu d’eux et en tua quatre. Mais plusieurs étant accourus à l’heure même sur lui, ils le massacrèrent. Maurus, son frère, arracha son corps d’entre leurs mains, perça celui qui lui avait porté le premier coup, et ne cessa de frapper jusqu’à ce qu’il eût remporté son frère au camp des Romains, où il donna encore quelque signe de vie. L’armée alla après cela à la ville de Barophtas, où elle trouva que les Barbares avaient brûlé les vivres. Un parti de Perses et de Sarrasins parut et disparut au même instant. Puis s’étant assemblés en plus grand nombre, ils donnèrent à juger par leur contenance qu’ils avaient dessein de tirer sur les chevaux des Romains. L’empereur mit sa cuirasse et courut le premier coutre eux; mais au lieu de l’attendre, ils se retirèrent en des lieux dont ils savaient tous les détours. S’étant avancé dans le pays, il arriva au bourg de Symbra assis entre la ville de Nisbara et celle de Nischanabe. Ces deux villes sont séparées par le Tigre. Il y avait autrefois un pont qui était très utile au commerce du pays, il fut depuis brûlé par les Perses, de peur que les Romains ne s’en servissent pour attaquer les habitants de l’un ou de l’autre de ces deux places. Les éclaireurs de l’armée romaine ayant trouvé un parti de Perses en embuscade, les mirent en faite. Les soldats prirent en cet endroit les provisions qui leur étaient nécessaires, et gâtèrent celles qu’ils ne purent emporter. Les Perses ayant rencontré l’arrière-garde de l’armée romaine entre Danube et Synca, en taillèrent une partie en pièces, mais ils furent après mis en désordre et contraints de se retirer avec perte. Un des premiers satrapes, nommé Dace, mourut en cette rencontre. Il avait autrefois été envoyé en ambassade vers l’empereur Constance pour faire avec lui un traité de paix. Les Perses ayant aperçu les Romains qui s’approchaient de la ville d’Accète, mirent le feu aux fruits qui étaient sur la terre; mais les Romains accoururent pour l’éteindre, et se servirent de ce qu’ils purent conserver. Quand ils furent arrivés au bourg de Maronsa, les Perses attaquèrent l’arrière-garde, tuèrent quelques soldats, et Brettanion, capitaine d’une compagnie, qui mourut en combattant vaillamment. Ils prirent aussi quelques vaisseaux qui étaient demeurés derrière. Les Romains ayant pesé le long de quelques bourgs, arrivèrent à Tumiara où ils se repentirent d’avoir brûlé leurs navires parce que les chevaux et les autres bêtes de charge ne suffisaient pas pour porter le bagage, durant un si long voyage dans un pays ennemi. D’ailleurs les Perses avaient enlevé toutes les vivres et les avaient enfermées dans les forts. Bien que les Romains fussent dans la disette de toutes choses, ils ne laissèrent pas de remporter l’avantage sur des partis qui parurent dans la campagne. Le jour suivant les Perses assemblés en plus grand nombre fondirent sur l’arrière-garde des Romains; mais bien qu’ils fussent étonnés d’une attaque si imprévue, néanmoins l’empereur les anima de telle sorte qu’ils se défendirent vigoureusement. Le combat s’étant engagé, l’empereur parcourut les rangs, et s’étant jeté au plus fort de la mêlée, il y reçut un coup d’épée, et fut emporté sur un bouclier dans sa tente, où il expira vers minuit, après avoir réduit à son obéissance presque tout l’empire des Perses. Avant que le bruit de sa mort fût répandu, les Romains tuèrent près de cinquante satrapes et une quantité presque incroyable de soldats. Mais quand il le fut, plusieurs allèrent dans la tente pour voir son corps, et les autres poursuivirent leur victoire. Quelques Perses étant sortis d’un fort, attaquèrent les troupes qu’Hormisdas commandait. Le combat s’étant échauffé, Anatole, chef des troupes du palais ou maître des offices, comme les Romains l’appellent, y fut tué. Saluste, préfet du prétoire, tomba de son cheval et eût été accablé par les ennemis, si un de ses domestiques ne fût descendu de cheval, et ne lui eût donné le loisir de se retirer, avec deux des compagnies qui suivent d’ordinaire l’empereur, et qu’on appelle les compagnies des scutaires. Dans cette déroute, soixante soldats, qui ne pouvaient oublier la grandeur du nom romain, s’exposèrent généreusement au danger et se rendirent maîtres du fort, d’où les Perses étaient sortis. Ils y soutinrent le siège durent trois jours et s’en échappèrent heureusement. Alors tous les principaux chefs assemblèrent l’armée, pour décider entre les mains de qui l’on remettrait le souverain pouvoir; parce qu’un chef suprême était nécessaire pour préserver des périls dont on était environné dans un pays ennemi. Jovien, fils de Varronien, tribun des domestiques fut élu. Voilà un récit fidèle de tout ce qui arriva jusqu’à la mort de Julien.

Jovien ayant pris la robe impériale et le diadème, partit pour s’en retourner. Lorsqu’il fut proche du fort de Suma, les Perses fondirent, avec leurs chevaux et avec quelques éléphants, sur l’aile droite de son armée où étaient les joviens et les herculiens, qui sont des compagnies établies autrefois par Dioclétien et par Maximien, dont l’un avait pris le surnom de Jupiter, et l’autre celui d’Hercule, et les incommodèrent notablement. N’ayant pu soutenir les efforts des éléphants, ils prirent la fuite. Les Perses les poursuivirent jusqu’à un endroit un peu raide où étaient nos goujats qui, n’ayant pas voulu drus-urne Inutiles, tirèrent de haut en bas, et blessèrent des éléphants qui effarouchèrent les chevaux en fuyant et en criant, de sorte que plusieurs de ces éléphants furent tués par les soldats, et que plusieurs soldats demeurèrent sur la place en combattant. Julien, Maximilien et Macrobe moururent en faisant leur devoir. Ceux qui visitaient les corps des morts trouvèrent celui d’Anatolius, auquel ils rendirent le devoir de la sépulture de la manière que le temps le pouvait permettre, pressés qu’ils étaient par les ennemis. Ils marchèrent quatre jours, durant lesquels ils furent continuellement incommodés par les Perses qui les harcelaient quand ils les voulaient marcher, et qui s’enfuyaient quand ils les voyaient se retourner pour venir sur eux à la charge. Lorsqu’ils furent dans un pays plus étendu que celui où ils avaient passé auparavant, ils se résolurent de traverser le Tigre. Pour cet effet ils lièrent plusieurs outres ensemble, et les soldats passèrent dessus les premiers, et après eux les capitaines et les autres chefs. Ce passage ne les mit pas en sûreté: car outre la disette dont ils étaient pressés, les Perses accouraient encore sur eux de toutes parts. Mais bien que leurs affaires fussent en si mauvais état, on ne laissait pas de traiter de paix, le suréna et quelques autres ayant été députés pour cet effet. L’empereur Jovien nomma Saluste, préfet du prétoire, et Arintée, pour conférer. Ils demeurèrent d’accord d’une trêve de trente ans; que les Romains rendraient le pays des Rabdicénes, des Carduènes, des Réhménes et des Zalènes, quinze forts avec les terres, les habitants, les troupeaux et les meubles. Il fut aussi accordé qu’ils rendraient Nisibe, sans les habitants qu’ils transféreraient où il leur plairait, et qu’ils abandonneraient la plus grande partie de l’Arménie. Le traité ayant été conclu à ces conditions, les Romains eurent la liberté de retourner en leur pays, à la charge de ne faire aucun désordre sur les terres par où ils passeraient.
Je suis obligé dans cet endroit de mon histoire de remonter dans le passé pour examiner si les Romains ont jamais renoncé de la sorte à leurs conquêtes, et s’ils ont jamais livré aux étrangers les pays qu’ils avaient une fois soumis à leur puissance. Lucullus ayant vaincu et chassé Tigrane, et Mithridate ayant assujetti l’Arménie, Nisibe et les forts d’alentour, Pompée en assura la possession aux Romains par d’illustres exploits et par une glorieuse paix. Les Perses s’étant soulevés depuis, Crassus fut choisi par le sénat pour aller réprimer leur insolence. Mais ayant été pris par les ennemis, et étant mort entre leurs mains, il laissa une tache honteuse au nom romain. Antoine, qui avait été chargé de continuer cette guerre, s’étant laissé enivrer de l’amour de Cléopâtre, s’y porta fort lâchement. Néanmoins ces disgrâces ne firent rien perdre aux Romains de ce qu’ils avaient conquis dans ces pays-là. Après que la république eut été changée en monarchie, Auguste fit servir le Tigre et l’Euphrate comme de bornes à l’empire. Gordien ayant fait longtemps depuis la guerre aux Perses fut tué dans un pays ennemi, et bien que Philippe, son successeur fit une paix désavantageuse il n’abandonna rien toutefois de ce qui avait appartenu aux Romains. Les Perses ayant couru bientôt après lui l’Orient avec la même rapidité que le feu, ayant enlevé la fameuse ville d’Antioche, et s’étant répandus jusqu’en Cilicie, Valérien eut le malheur de tomber vif entre leurs mains dans le temps même qu’il prétendait arrêter leurs progrès; mais sa disgrâce ne leur donna pas la hardiesse de retenir les provinces qu’ils avaient désolées. Il n’y a eu que la mort de Julien qui ait été capable de produire un si dangereux effet. Les empereurs suivants, bien loin de reprendre ce qu’on avait perdu alors, ont laissé perdre peu à peu plusieurs nations, dont les unes ont recouvré leur liberté, les autres ont subi volontairement le joug des Barbares, et les autres n’ont trouvé leur sûreté que dans une affreuse solitude où leur pays a été réduit, comme nous aurons occasion de le remarquer dans la suite de celle histoire.

Jovien ayant donc fait ce traité de paix avec les Perses, s’en retourna à la tête de son armée, et perdit quantité de ses gens dans des lieux secs et stériles. Il envoya le tribun Maurice à Nisibe pour en amener des vivres. Il en envoya d’autres en Italie pour y porter la nouvelle de la mort de Julien, et de la manière dont il avait été élu. Lorsque après de grandes fatigues il fut arrivé près de Nisibe, il ne voulut pas y entrer parce qu’il l’avait cédée aux Perses, mais il se campa dans la campagne au dehors, où les habitants lui présentèrent une couronne, et le supplièrent de ne pas les abandonner, et de ne pas les obliger à suivre les mœurs des Barbares, après avoir vécu si longtemps sous la conduite des lois romaines. Ils lui représentèrent qu’il serait honteux d’abandonner leur ville que Constance avait autrefois secourue et conservée, bien qu’il eût auparavant perdu trois batailles. L’empereur leur ayant répondu que le traité ne lui permettait pas de la retenir, Sabin, premier des décurions, lui dit qu’il ne serait obligé de faire aucune dépense pour subvenir aux frais de la guerre, ni d’implorer les secours des étrangers, qu’ils l’entreprendraient eux-mêmes, et que, quand ils auraient remporté la victoire, ils demeureraient soumis à son obéissance comme auparavant. L’empereur ayant réparti qu’il ne pouvait rien faire de contraire à ses promesses, ils continuèrent de le supplier de ne point priver l’empire d’un si puissant boulevard. L’empereur s’était retiré en colère, et les Perses s’étant mis en devoir de s’emparer des pays et des forts qui leur devaient demeurer par le traité, et même de Nisibe, la plupart des habitants de ce pays et des châteaux qui y sont assis cédèrent à la nécessité. Ceux de Nisibe ayant pourtant obtenu un délai, se retirèrent presque tous à Amide. On n’entendait que pleurs et que gémissements dans le pays, qui, par la perte de Nisibe, se voyait exposé aux incursions des Barbares. Les Carrhènes conçurent une telle douleur à la nouvelle de la mort de Julien, qu’ils lapidèrent celui qui la leur avait apportée, et l’ensevelirent sous un tas de pierres. Il n’est presque pas concevable que la mort d’un prince ait pu apporter un si grand changement dans un dat.

Jovien marchait avec une extrême diligence, parce qu’il ne voyait que des sujets de tristesse dans toutes les villes par où il passait, et qu’il n’y trouvait rien d’agréable. Il arriva à Antioche avec les compagnies de ses gardes. L’armée accompagnait le corps de Julien, qui fut enterré dans un faubourg de Tarse, ville de Cilicie. On grava cette épitaphe sur son tombeau.
En revenant du Tigre il rencontra la mort,

Ce Julien si fameux, digne d’un plus beau sort.
On reconnut en lui la sagesse des princes.
La valeur des soldats, la terreur des provinces.

Jovien s’appliqua aux affaires publiques, et envoya Lucillien, son beau-père, Procope et Valentinien, qui parvint depuis à l’empire, à l’armée, qui était en Pannonie, pour lui porter la nouvelle de la mort de Julien et de sa proclamation. Mais les Barbares qui étaient en garnison à Sirmium tuèrent Lucillien, en haine de ce qu’il leur avait apporté une si triste nouvelle, sans considérer l’honneur qu’il avait d’appartenir à l’empereur. Ils laissèrent aller Procope par respect de la parenté dont il avait été uni avec Julien. Valentinien s’échappa.

Comme Jovien sortait d’Antioche, et qu’il marchait vers Constantinople, il fut surpris par une maladie dont il mourut à Dadastane en Bithynie, après avoir régné huit mois, sans avoir pu rien faire de considérable à l’avantage de l’empire.

L’armée ayant délibéré sur le choix d’un empereur, il y eut diverses propositions faites par les soldats et par les gens de commandement. La pluralité des suffrages allait à élire Saluste préfet du prétoire. Mais celui-ci s’étant excusé sur son âge qui le rendait incapable de pourvoir aux besoins pressants de l’état, ils voulurent proclamer son fils. Il les en empêcha aussi à cause de sa trop grande jeunesse, et les priva par son refus du meilleur sujet qu’ils eussent jamais pu choisir. Ils donnèrent donc leurs suffrages à Valentinien, natif de Cibalis, ville de Pannonie, homme assez expérimenté dans la guerre et fort ignorant dans les lettres. Ils le mandèrent, parce qu’il était absent. Il arriva bientôt après, joignit l’armée dans Nicée en Bithynie, y prit possession de l’empire et marcha vers Constantinople.