ZOZIME

HISTOIRE ROMAINE

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

LIVRE SECOND.

introduction livre I - livre III


(2) ………………………………..parce que la plus longue vie des hommes embrasse l’intervalle de cette solennité. Les Romains appellent Siècle ce que les Grecs appellent Age. Ces jeux servent à apaiser la peste et les autres maladies. Voici quelle fut l’occasion de leur établissement. Valèse, de qui la famille des Valériens est descendue, était célèbre parmi les Sablas. Il avait devant sa maison un bois de haute futaie qui fut frappé de la foudre et réduit en cendres. Comme il faisait réflexion sur ce terrible effet du tonnerre, et qu’il était en peine de savoir quel présage ce pouvait être, ses enfants furent attaqués d’une maladie contre laquelle, le secours de la médecine étant impuissants, il eut recours aux devins. Ceux-ci ayant répondu que la manière dont le feu était tombé était une marque certaine de la colère des dieux, il offrit des sacrifices pour les apaiser. Comme lui et sa femme étaient agités d’une grande crainte, et qu’ils n’attendaient que le moment de la mort de leurs enfants, il se prosterna devant Proserpine et lui promit de lui donner sa vie et celle de sa femme pour conserver celle de ses enfants. Comme il regardait du côté du bois qui avait été frappé de la foudre, il lui sembla entendre une voix qui lui commandait de mener ses enfants à Tarente, et quand il y serait, d’y faire chauffer de l’eau du Tibre sur le foyer de Pluton et de Proserpine, et de la donner à boire à ses enfants. Cette réponse augmenta son désespoir car Tarente est à l’extrémité de l’Italie et loin du Tibre. D’ailleurs il prenait pour un fort mauvais présage ce qu’on lui avait commandé de faire chauffer l’eau sur l’autel des dieux souterrains. Les devins ne sachant que lui dire ni que penser, il entendit encore la même voix, et crut devoir obéir aux dieux. Il mit donc ses enfants dans une barque, sans prendre de feu avec lui Comme ses enfants mouraient de chaleur, il se mit à l’endroit du fleuve où son cours était plus doux et plus tranquille. S’étant approché avec eux de la cabane d’un paysan, et apprenant qu’on appelait Tarente le lieu ou il était, il reconnut l’accomplissement de l’oracle, et y étant descendu, il adora les dieux, raconta à son hôte tout ce qui lui était arrivé, fit chauffer de l’eau du Tibre, et la donna à boire à ses enfants qui s’endormirent à l’heure même et s’éveillèrent après en bonne santé. Ils furent avertis en songe par un homme qui leur semblait fort vénérable de sacrifier des victimes noires dans le champ de Mars en l’honneur de Pluton et de Proserpine. Quand ils eurent rapporté leur songe à leur père, il fit creuser dans le même lieu, et en creusant on trouva un autel sur lequel ces mob étaient écrits: à Pluton et à Proserpine. Ayant ainsi reconnu clairement ce qu’il devait faire, il sacrifia des victimes noires sur cet autel et y passa toute la nuit. Voilà de quelle manière cet autel fut trouvé, et ces sacrifices furent établis.

Au commencement de la guerre d’entre Rome et Albe, il parut un homme monstrueux, couvert d’une peau noire qui commanda de sacrifier sous terre des bœufs à Pluton et à Proserpine avant d’en venir aux mains, et à l’heure même il disparut. Les Romains étonnés de ce prodige dressèrent un autel sous terre, y firent des sacrifices, et cachèrent l’autel vingt pieds dans la terre, afin que personne n’en eût connaissance. Valèse l’ayant trouvé, ayant sacrifié dessus et ayant passé la nuit alentour, il fut appelé Manius Valère Tarentin; car, dans la langue des Romains manes signifie dieux souterrains, et valere signifie se bien porter. Il fut aussi appelé Tarentin à cause du sacrifice qu’il avait présenté à Tarente. La maladie contagieuse ayant affligé les Romains longtemps depuis, et la première année après que les rois eurent été chassés de Rome, Publius Valérius Publicola sacrifia sur le même autel un bœuf et une vache noire à Pluton et à Proserpine; et la ville ayant été délivrée de la maladie, il grava sur l’autel cette inscription: Publius Valérius Publicola a consacré le feu du champ de Mars à Pluton et à Proserpine, et a institué des jeux en leur honneur pour la délivrance du peuple romain. Des maladies et des guerres étant survenues, en l’année 352 de la fondation de Rome, le sénat ne trouva point d’autre moyen de s’en délivrer, que de faire consulter les livres des sibylles. Ceux à qui cette fonction appartenait ayant rapporté qu’il fallait faire des sacrifices à Pluton et à Proserpine, on chercha le lieu, et on y sacrifia sous le quatrième consulat de M. Potitus; et la ville ayant été soulagée, on cacha l’autel, comme auparavant, à l’extrémité du champ de Mars. Ces sacrifices ayant été discontinués quelque espace de temps, et diverses calamités étant survenues, Auguste célébra les jeux sous le consulat de L. Censorinus et de C. Sabinus, après qu’Atéius Capito en eut expliqué Les cérémonies et que les quindécemvirs, auxquels il appartenait de garder les oracles des Sibylles, en eurent marqué le temps. Ces jeux avaient été célébrés auparavant sous le consulat de L. Censorinus et de M. Manlius Puelius. L’empereur Claude les célébra depuis sans observer exactement le nombre des années. Domitien sans s’arrêter à ce que Claude avait fait, compta les années depuis Auguste, et sembla observer la loi avec plus de rigueur. Cent dix ans après, Sévère les rétablit avec Antonin et Géta, ses fils, sous le consulat de Chilon et de Libon. Voici comme il est écrit que ces jeux se doivent célébrer. Les hérauts vont partout inviter à un spectacle qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra plus jamais. Au temps de la moisson, peu de jours avant la célébration des jeux, les quindécemvirs étant assis au lieu le plus élevé du capitole, distribuent au peuple des flambeaux, du soufre et du bitume, matières qui servent aux expiations. Il n’y a que les personnes libres qui y participent, les esclaves en sont exclus. Le peuple étant assemblé dans les lieux que nous avons dit, et dans le temple de Diane, qui est sur le mont Aventin, chacun y porte du blé, de l’orge et des fèves, et y passe la nuit en l’honneur des parques avec toute sorte d’honnêteté et de gravité. Lorsque le temps de la fête est arrivé, laquelle on célèbre durant trois jours et durant autant de nuits, on offre les victimes à Tarente, sur le bord du Tibre. Les dieux auxquels on sacrifie sont Jupiter, Junon, Apollon, Latone, Diane, les Parques, les Lucines, Cérès, Pluton et Proserpine. A la seconde heure de la première nuit des jeux, l’empereur immole avec les quindécemvirs trois agneaux sur trois autels dressés au bord du fleuve; et, ayant arrosé les autels avec du sang, il brûle les victimes entières. La scène étant préparée comme un théâtre, on allume des flambeaux et des buchers, on chante une hymne nouvellement composée, et on célèbre les jeux. Ceux qui les célèbrent ont pour récompense les prémices des fruits, du blé, de l’orge et des fèves qu’on distribue au peuple, comme je l’ai déjà dit. Le second jour on monte au capitole, et après les sacrifices ordinaires, on vient au théâtre et on y célèbre les jeux en l’honneur d’Apollon et de Diane. Le troisième jour les dames de qualité s’assemblent dans le capitole à l’heure marquée par l’oracle, font leurs prières et chantent des hymnes. Le troisième jour vingt sept jeunes hommes et autant de jeunes filles, tous dans la fleur du bonheur aussi bien que de la jeunesse, c’est-à-dire qui ont tous leur père et leur mère vivants, chantent des hymnes en grec et en latin dans le temple d’Apollon, par lesquelles les villes et les provinces sont maintenues sous l’obéissance de l’empire. On observait encore quelques autres cérémonies selon l’ordre que l’on en avait reçu des dieux, et tant que l’on les a observées notre état n’a point ou de disgrâce, ni souffert de perte. Pour justifier que ce que je dis est véritable, je n’ai qu’à rapporter l’oracle de la Sibylle, que d’autres ont déjà rapporté avant moi.

Au bout de cent dix ans dont le cercle renferme
De l’âge des humains presque le plus long terme,
Souvenez-vous Romains, de présenter aux dieux
Des sacrifices saints qui plaisent à leurs yeux.
Souvenez-vous surtout, plus que d’aucune chose,
Dans le champ que le Tibre de son eau vive arrose,
D’élever aux grands dieux de superbes autels,
Aux grands dieux honorés du titre d’immortels.
Lorsque dessous les eaux le brillant œil du monde
Aura comme éclipsé sa lumière féconde,
Des chèvres, des agneaux offerts dévotement
Aux parques qui sont nés de l’humide élément.
Présentez à Lucine un juste sacrifice,
Qui la rende à vos vœux favorable et propice.
Immolez un porc noir, avec de chastes mains,
A la terre, des dieux la mère et des humains;
Quand le jour aura pris sa nouvelle naissance,
Adorez de Jupin la céleste puissance,
De Junon, de Phébus et des divinités,
Dont la blanche victime attire lei bontés.
Que les jeunes garçons et que les jeunes filles,
Ces tendres rejetons, ces sources des familles,
Chantent des airs charmants et des concerts divers,
En l’honneur de ces dieux qui règlent l’univers.
Mais qu’ils chantent à part, sans qu’on puisse confondre,
La fille et le garçon qui veulent se répondre;
Que nul n’y soit trouvé de ceux à qui le sort
De leurs parents perdus a fait pleurer sa mort.
Que celle qui jouit d’un heureux hyménée,
A l’autel de Junon humblement prosternée,
Attire de ses vœux, par l’ardente ferveur,
Sur les sexes divers la divine faveur.
Que chacun à l’autel apporte les prémices,
Qui du céleste esprit font les saintes délices.
Ainsi des dieux contents tu gagneras le cœur,
Et des peuples voisins tu seras le vainqueur.

Si ces saintes cérémonies avaient été religieusement observées ainsi que l’oracle l’ordonnait, l’empire Romain aurait conservé sa puissance sur tout le monde qui nous est connu; mais parce qu’elles ont été négligées, depuis que Dioclétien se fut démis de l’autorité souveraine, il s’est diminué peu à peu, et est tombé sous la domination des Barbares, comme il m’est aisé de le justifier par l’ordre des temps. Il y a cent et un an depuis le consulat de Chilon et de Libon, durant lequel l’empereur Sévère donna les jeux séculiers, jusqu’à ce que Dioclétien fut consul pour la neuvième fois, et Maximien pour la huitième. Ce fut alors que Dioclétien renonça à la puissance souveraine pour se réduire à une condition privée, et que Maximien suivit son exemple. Mais les cent dix ans après lesquels cette solennité devait être renouvelée furent accomplis au troisième consulat de Constantin, et de Licinius. Le peu de soin que ce prince eut de la célébrer est la véritable cause du mauvais état où nos affaires sont réduites.

Dioclétien mourut trois ans après. Constance et Maximien Galère, qui étaient déjà parvenus à l’empire, déclarèrent Sévère et Maximin césars; ce dernier était fils de la sœur de Galère et ils assignèrent l’Italie à Sévère, et l’Orient à Maximin. Nos affaires étaient dans un état florissant, et les victoires que nous avions remportées sur les Barbares les obligeaient à se tenir en repos, lorsque Constantin né de Constance et d’une femme qu’il n’avait point épousée selon les lois, aspirant depuis longtemps à l’empire, et brûlant d’un désir plus violent de le posséder, depuis que Sévère et Maximin avaient été honorés du titre de césars, se résolut d’aller chercher son père au delà des Alpes, et jusques en la Grande-Bretagne, où il était alors. Comme il appréhendait d’être arrêté en chemin, parce que la passion qu’il avait d’usurper la souveraine puissance était déjà toute publique, à chaque poste qu’il faisait, il coupait les jarrets aux chevaux dont il s’était servi, et à tous les autres qui étaient entretenus des deniers publics, et coupait en même temps le chemin à ceux qui le poursuivaient pendant qu’il approchait toujours de son père.

L’empereur Constance étant mort dans le même temps, les compagnies de ses gardes jugèrent qu’aucun de ses fils légitimes ne méritait de posséder l’empire, au lieu que Constantin avait de fort bonnes qualités; et étant d’ailleurs gagnés par des promesses, ils lui donnèrent la qualité de césar. Lorsque son portrait fut exposé à Rome selon la coutume, Maxence, fils de Maximien Herculius, ne put voir sans une extrême douleur que Constantin, qui venait d’une mère de basse condition, montât sur le trône, pendant que lui, qui était fils d’un empereur, serait frustré du droit qu’il avait à la couronne. Il se servit dans cette entreprise des tribuns Marcellien et Marcel, et de Lucien, dont la fonction était de distribuer au peuple des chairs de porc, aux dépens du public; et s’étant encore assuré des compagnies des gardes auxquels il avait fait de grands présents, il se fit proclamer empereur. Leur premier exploit fut le meurtre d’Abellius, qui occupent la charge de préfet de la ville de Rome, avait voulu traverser leur dessein. Au premier bruit de cette proclamation, Maximien Galère envoya Sévère combattre Maxence Mais celui-ci ayant corrompu par argent les Maures avec lesquels il était parti de Milan, et les autres troupes, et ayant de plus gagné l’affection d’Anullin, préfet du prétoire, il le défit sans peine. Sévère se sauva à Ravenne, ville forte, populeuse, et remplie des provisions nécessaires pour la subsistance d’une armée. Maximien Herculius appréhendant pour Maxence son fils, partit de la Lucanie où il était, et s’approcha de Ravenne. Jugeant bien que cette ville était trop forte et trop bien pourvue de toute sorte de munitions pour obliger Sévère à en sortir malgré lui, il le trompa par les serments, et le fit aller à Rome. Il tomba dans un piège que Maxence lui avait dressé sur le chemin, près d’un endroit nommé les Trois Tavernes, et ayant été pris, il fut étranglé. Maximien Galère partit un peu après d’Orient pour venger sa mort, mais quand il fut en Italie il conçut de justes soupçons de l’infidélité des gens de guerre, et s’en retourna sans avoir livré de combat.
Maximien Herculius étant fâché de la guerre civile qui troublait le repos de l’empire, alla trouver Dioclétien qui était alors à Chartres, ville des Gaules, et tâcha de lui persuader de reprendre le gouvernement de l’empire qu’il avait conservé par tant de travaux, plutôt que de le laisser ruiner par l’ambition d’une jeunesse emportée. Mais Dioclétien ayant préféré le repos de sa retraite aux inquiétudes du gouvernement, et ayant peut-être prévu par la lumière de sa piété la confusion où l’état était près de tomber, Maximien alla jusqu’à Ravenne, et de là retourna au-delà des Alpes pour conférer avec Constantin. Comme il était défiant et perfide de son naturel, il lui promit de lui donner en mariage Fauste, sa fille, et ayant dessein de le tromper, il lui conseilla de poursuivre Maximien Galère qui se retirait d’Italie, et de tendre un piège à Maxence. L’ayant trouvé assez disposé à suivre son conseil, il eut envie de remonter sur le trône, dans l’espérance de s’y maintenir par la mauvaise intelligence qu’il ferait naître entre Constantin, son gendre, et Maxence, son fils.

Pendant qu’il tramait cette trahison, Maximien Galère entreprit d’élever sur le trône Licine, avec qui il était uni par une ancienne amitié, et de se servir de lui pour faire la guerre à Maxence. Mais étant mort d’une blessure incurable, dans le temps qu’il roulait ce dessein dans son esprit, Licine s’empara de la souveraine puissance. Maximien Herculius voulant remonter sur le trône, comme je viens de le dire, tacha de débaucher les soldats de Maxence; mais celui-ci ayant conservé leur affection par ses présents et par ses prières, il tendit un piège à Constantin, son gendre, pour le perdre, et Fauste sa fille l’ayant découvert, il mourut à Tarse de regret de manquer ainsi ses entreprises.

Maxence ayant évité ce piège, et croyant sa puissance bien affermie, envoya son portrait en Afrique, et à Carthage. Les gens de guerre qui étaient dans le pays empêchèrent qu’il ne fût proposé en public, à cause de l’affection qu’ils avaient portée à Maximien Galère, et de la vénération qu’ils conservaient pour sa mémoire. Mais ayant jugé en même temps que Maxence ne manquerait pas de se venger de la désobéissance avec laquelle ils avaient contrevenu à ses ordres, ils se retirèrent à Alexandrie, où ayant trouvé des troupes auxquelles ils ne pouvaient résister, ils retournèrent par mer à Carthage.

Maxence, irrité de leur insolence, se résolut de passer en Afrique pour la réprimer. Mais les aruspices ayant fait des sacrifices, et ayant rapporté que les dieux n’étaient pas favorables à cette expédition, il n’osa l’entreprendre; d’ailleurs, il appréhendait qu’Alexandre, qui était lieutenant du préfet du prétoire d’Afrique, ne s’opposât à son passage. Voulant donc s’assurer qu’il ne lui serait point contraire, il envoya lui demander en otage son fils, qui était un jeune homme de fort bonne mine. Alexandre, se doutant qu’il lui demandait son fils, non pour le tenir en otage, mais pour exercer contre lui quelque perfidie, refusa de le donner. Maxence ayant depuis envoyé des gens pour le tuer en trahison, et leur dessein ayant été découvert, les gens de guerre se mutinèrent, et revêtirent Alexandre de la robe impériale, bien qu’il fût Phrygien de nation, timide et lâche de son naturel, et avancé en âge.

Le feu ayant pris à Rome, soit que ce fût un feu du ciel ou un feu de la terre, car cela est incertain, le temple de la Fortune en fut consumé. Dans la foule de ceux qui étaient accourus pour l’éteindre, un soldat ayant vomi des blasphèmes contre la déesse, et le zèle du peuple ayant puni de mort le soldat, les gens de guerre prirent les armes, et il eût été à craindre qu’ils ne ruinassent la ville, si Maxence n’eût apaisé leur fureur. Il ne cherchait cependant qu’un prétexte de faire la guerre à Constantin, et il lui fut aisé de le trouver en l’accusant d’être cause de la mort de son père. Il eut dessein de prendre le chemin du pays des Rètes, par la considération que ces peuples sont entre la Gaule et l’Illyrie: car il se figurait qu’il se rendrait maître de l’Illyrie, et de la Dalmatie, par l’intelligence qu’il avait avec les officiers et les soldats des troupes de Licinius. Il voulut néanmoins avant toutes choses donner ordre aux affaires d’Afrique. Ayant donc fait des levées, il en donna le commandement à Rufius Volusien, préfet du prétoire, et il envoya encore avec lui Zéna, homme célèbre, tant par l’expérience qu’il avait de la guerre, que par la douceur de son naturel. Les troupes d’Alexandre ayant lâché pied au premier choc, il prit lui même, la fuite et ayant été pris parmi les autres vaincus, il fut étranglé.

Cette guerre ayant été terminée de la sorte, les dénonciateurs eurent une liberté effrénée d’accuser toutes les personnes les plus remarquables, ou par l’éminence de leur naissance, ou par la grandeur de leurs richesses, d’avoir favorisé le parti d’Alexandre. Ou ne faisait point de grâces aux accusés, et on ôtait le bien à ceux à qui on n’ôtait point la vie. On triompha à Rome des maux de Carthage. Maxence, qui en était l’auteur, fit de l’Italie le théâtre de ses cruautés et de ses débauches.

Il y avait longtemps que Constantin se défiait de lui, mais il se prépara alors à le combattre. Il fit des levées en tous les pays qu’il avait réduits à son obéissance: en Germanie, en Gaule, en Grande-Bretagne, et amassa jusqu’à quatre-vingt mille hommes de pied, et jusqu’à huit mille chevaux. Il passa en Italie par les Alpes, sans exercer aucun acte d’hostilité contre les villes qui se rendaient d’elles-mêmes, et ruina celles qui osèrent lui résister.

Maxence avait une armée beaucoup plus nombreuse. Rome et l’Italie lui avaient fourni quatre-vingt mille hommes; Carthage, et l’Afrique, quarante mille. La Sicile en avait aussi fourni un nombre considérable, si bien qu’il avait sous ses enseignes cent soixante-dix mille hommes d’infanterie, et dix-huit mille de cavalerie.

Ayant chacun une armée si considérable, Maxence fit construire un pont sur le Tibre, lequel au lieu de toucher d’un bord à l’autre, était comme divisé en deux parties par le milieu; et ces deux parties étaient jointes ensemble par des chevilles de fer, qu’on ôtait toutes les fois qu’on les voulait séparer. Maxence commanda aux ouvriers d’ôter les chevilles, lorsque l’armée de Constantin voudrait marcher sur le pont.

Constantin s’avança jusqu’à Rome, et se plaça dans une campagne fort vaste, et fort propre à ranger la cavalerie. Maxence demeura dans la ville où il offrit des sacrifices, fit consulter les entrailles des victimes, et lire les livres des Sibylles. Ayant trouvé qu’il était prédit que celui qui travaillait à la ruine de l’empire périrait d’une mort funeste, il expliqua de lui même cette prédiction, comme s’il eut dû repousser ceux qui venaient attaquer Rome. Mais la vérité parut par l’événement; car Maxence ayant fait sortir son armée hors de Rome, et ayant passé le pont qu’il avait fait construire, une multitude incroyable de chauves-souris vola sur les murailles. Constantin commanda à l’heure même à ses gens de prendre leurs rangs, et dès que les deux armées furent en présence, il donna le signal à la cavalerie de commencer l’attaque. Elle fondit avec une telle vigueur sur celle de Maxence qu’elle la mit en déroute. Son infanterie combattit aussi en bon ordre aussitôt qu’il en eut donné le signal. Le combat fut fort rude; les troupes d’Italie et de Rome pourtant s’y portèrent sans ardeur, par le désir qu’elles avaient d’être délivrées de la domination tyrannique de Maxence. Les autres firent assez bien leur devoir, et il en mourut une quantité incroyable, qui furent écrasés par les chevaux, ou percés par l’infanterie. Tant que la cavalerie de Maxence combattit, il lui resta quelque espérance, mais dès qu’elle eut plié, il prit la fuite comme les autres, par le pont, vers la ville; et le pont s’étant rompu, il tomba au fond du Tibre.
Lorsque la nouvelle de cette victoire fut apportée à Rome, personne n’osa en témoigner sa joie, de peur qu’elle ne se trouvât fausse; mais quand on vit la tête de Maxence au haut d’une lance, chacun la fit éclater ouvertement.

Constantin, après un si heureux succès de ses armes, fit mourir quelques-uns des amis de Maxence, réforma les compagnies des gardes prétoriennes ruina le camp où ils avaient accoutumé de se retirer, et ayant donné ordre aux affaires de Rome s’en alla dans les Gaules. Ayant mandé Licinius à Milan, il lui donna Constance, sa sœur, en mariage, laquelle il lui avait promise auparavant, pour l’engager à se déclarer pour son parti contre Maxence. Après quoi il continua son voyage des Gaules.

La guerre civile s’étant échauffée entre Licinius et Maximin, et les deux partis ayant donné bataille en Bithynie, Licinius sembla d’abord avoir du désavantage; mais ayant repris courage, il poursuivit Maximin, qui étant allé en Orient pour passer ensuite en Egypte à dessein d’y lever des troupes, mourut à Tarse.

La souveraine puissance étant ainsi tombée entre les mains de Constantin et de Licinius, la mauvaise intelligence se mit bientôt entre eux, non par la faute de Licinius, mais par la perfidie de Constantin qui, selon sa coutume, n’observait pas les traités de bonne foi, et qui voulait usurper des nations qui relevaient de Licinius. En étant venus à une rupture ouverte, ils amassèrent tous deux leurs troupes, et se préparèrent au combat. Licinius assembla les siennes à Cibalis, qui est une ville de Pannonie, assise sur une hauteur. On y entre par un chemin fort étroit, à côté duquel est un lac fort profond, et une montagne au dessus de laquelle est une hauteur où la ville est assise; au dessous s’étend une vaste plaine, où Licinius rangea son armée en long, afin que les ailes en fussent plus fortes. Constantin rangea la sienne sur la montagne, et mit la cavalerie, à la tête, pour soutenir le choc des ennemis, que l’infanterie n’aurait peut-être pu soutenir, à cause du désavantage de l’assiette. A l’heure même il fit lever les étendards et commença l’attaque. Elle fut une des plus furieuses qui ait jamais été. Après que les deux armées eurent lancé quantité de traits, elles commencèrent à combattre avec les javelots, depuis le matin jusqu’au soir, et l’aile que Constantin commandait demeura victorieuse. Les troupes de Licinius déjà en désordre, lorsqu’elles virent leur chef monté à cheval à dessein de prendre la fuite, se débandèrent, sans s’arrêter un moment pour manger; et ayant seulement emporté autant de vivres qu’il leur en fallait pour passer la nuit suivante, elles se retirèrent avec lui à Sirmium, ville de Pannonie, où une petite rivière se décharge dans le Danube. Licinius ayant rompu le pont de cette rivière, alla plus loin, à dessein de faire de nouvelles levées en Thrace. Constantin s’empara de Cibalis et de Sirmium, et se rendit maître de tout ce que Licinius avait abandonné en laissant le champ de bataille, et envoya cinq mille hommes le poursuivre; mais parce qu’ils ne savaient quel chemin il avait pris, ils ne le purent joindre. Constantin ayant refait le pont que Licinius avait abattu, le suivit avec son armée, entra dans la Thrace et arriva à une plaine où il était campé. Il commanda à ses soldats de se tenir prêts pour combattre le jour suivant. Ce jour-là étant arrivé, Licinius ayant découvert l’armée de Constantin, rangea la sienne en bataille, avec Valens qu’il avait déclaré césar depuis qu’il avait fui de Cibalis. Les deux armées tirèrent d’abord quantité de traits, mais lorsque les carquois furent épuisés, ils se servirent de la lance et du poignard. Comme les deux partis combattaient fort vaillamment, les cinq mille que Constantin avait envoyés poursuivre Licinius survinrent, et descendirent d’une hauteur pour se joindre au reste de leur parti, et pour envelopper les ennemis de toutes parts. L’armée de Licinius s’étant défendue avec une valeur incroyable, et plusieurs ayant été tués de côté et d’autre, les deux partis se séparèrent au signal qui fut donné. Le jour suivant ils firent un accord par lequel Constantin devait avoir l’Illyrie, et tout ce qui est au-delà, et Licinius, la Thrace et l’Orient, et par lequel Valens que Licinius avait déclaré césar devait être privé de sa dignité comme l’auteur de leur division. Cet accord ayant été confirmé par des serments réciproques, afin qu’il fût plus inviolable, Crispe que Constantin avait eu d’une concubine nommée Minervine, un autre fils nommé Constantin qui lui était né depuis peu de jours à Arles, et un fils de Licinius, âgé de près de vingt mois, furent déclarés césar, et ainsi la seconde guerre fut terminée.

Constantin ayant appris que les Sarmates, qui habitent près ta Méotide, avaient traversé le Danube et qu’ils faisaient le dégât sur ses terres, mena ses troupes contre eux. Les Barbares vinrent au devant de lui sous la conduite de Rausimode, leur roi, et attaquèrent une ville, où il y avait assez bonne garnison, et dont les murailles étaient de pierres par le bas et de bois par le haut. ils s’imaginaient qu’il leur serait aisé de s’en rendre maîtres s’ils pouvaient brûler le haut des murailles, qui était de bois, et pour cet effet ils approchèrent du feu et tirèrent sur ceux qui les défendaient. Ceux-ci de leur côté lancèrent de haut en bas un grand nombre de traits et de pierres, dont ils tuèrent un grand nombre de Barbares. Constantin étant survenu dans le même temps en fit passer plusieurs par le fil de l’épée, en fit encore prisonniers un plus grand nombre et mit le reste en fuite. Rausimode ayant ainsi perdu la plus grande partie de ses gens, remonta sur ses vaisseaux et repassa le Danube, dans la résolution de faire une autre fois du dégât sur les terres de l’empire. Constantin en ayant été averti, les suivit, passa le Danube après eux, les attaqua sur une hauteur couverte d’une épaisse forêt, en tua un grand nombre, et entre autres Rausimode. Les autres lui ayant demandé composition, il les fit prisonniers, et s’en retourna dans son palais.

Les ayant distribués dans les villes de l’empire, il alla à Thessalonique, où il fit faire un port au lieu qu’il n’y en avait jamais eu, et il se prépara à recommencer la guerre contre Licinius. Il fit équiper deux cents vaisseaux, dont chacun avait trente rames, et plus de deux mille barques propres à porter le bagage. Il leva cent vingt mille hommes d’infanterie et dix mille de cavalerie.

Licinius ayant appris ce grand appareil envoya commander à divers peuples de lui équiper des vaisseaux et de lui lever des troupes. Les Égyptiens lui fournirent à l’heure même quatre-vingts galères, les Phéniciens pareil nombre, les Ioniens et les Doriens soixante, les habitants de Chypre trente, les Cariens vingt, les Bithyniens trente, les Africains cinquante. Il avait près de cent cinquante mille hommes d’infanterie et quinze mille de cavalerie, qui avaient été levés en Phrygie et en Cappadoce. La flotte de Constantin était au Pirée, et celle de Licinius à l’Hellespont. Les deux armées de terre étaient campées l’une à Andrinople et l’autre à Thessalonique. Constantin ayant fait sortir sa flotte hors du Pirée conduisit son armée de terre le long de l’Ebre, qui arrose Andrinople du côté gauche. Licinius ayant rangé la sienne depuis la montagne qui commande la ville jusqu’à deux cents stades au-dessous de l’endroit où le Ténare se joint à l’Ebre, les deux armées furent durant plusieurs jours en présence l’une de l’autre, sans rien entreprendre. Constantin, ayant remarqué l’endroit où le fleuve était le plus étroit, commanda à ses troupes de couper des arbres dans la forêt et de les apporter sur le bord avec des cordages, afin que les ennemis crussent qu’il avait dessein de faire un pont. Les ayant ainsi trompés, il monta sur une hauteur couverte de bois, y chassa cinq mille hommes d’infanterie avec quatre-vingts chevaux. Ayant pris après cela douze cavaliers, il passa l’Ebre à un endroit où il était guéable, fondit à l’improviste sur les ennemis et les mit en déroute. Le reste de la cavalerie et toute l’armée étant passée sans résistance, il y eut un si grand carnage que trente-quatre mille hommes demeurèrent morts sur la place. Licinius ayant rallié quelques-uns des siens s’enfuit en Thrace, à dessein de monter sur sa flotte.

Dès que le jour suivant parut, les soldats de Licinius, qui s étaient enfuis sur les montagnes ou dans les vallées, se rendirent à Constantin; et à l’heure même il poursuivit Licinius et l’assiégea dans Byzance, où il s’était retiré. Il manda aussi sa flotte qui était partie du Pirée et était déjà arrivée en Macédoine, et la fit avancer à l’embouchure de l’Hellespont. Lorsqu’elle fut arrivée, les chefs qui la commandaient résolurent de donner bataille seulement, avec quatre-vingts vaisseaux qui étaient chacun de trente rames, parce que l’endroit était étroit. Abante, général de l’armée navale de Licinius, avait deux cents navires, méprisait le petit nombre de la flotte le Constantin, et se persuadait qu’il lui serait aisé de l’entourer. Le signal ayant été donné, les pilotes de l’armée de Constantin commencèrent l’attaque en bon ordre, au lieu qu’Abante, poussant ses vaisseaux en confusion, les brisa les uns contre les autres et donna le moyen aux ennemis de les faire couler à fond. Plusieurs soldats ayant été noyés, la nuit termina le combat. Les uns se retirèrent à Éléunte, ville de Thrace, les autres au port d’Ajax. Le jour suivant, un vent de septentrion s’étant élevé, Aboute sortit du port d’Ajax et se prépara au combat. Les navires à trente rames étant arrivés de l’embouchure de l’Hellespont à la ville d’Eléunte, Abante ne savait s’il devait leur donner combat. Sur le midi, le vent de septentrion s’abaissa, et un vent de Midi s’étant levé poussa une partie de la flotte de Licinius contre le rivage d’Asie, en brisa une autre partie contre les rochers, et en submergea une autre partie, de sorte que cent trente vaisseaux et cinq mille hommes périrent en cette occasion. Licinius s’était servi de ces vaisseaux là pour faire passer une partie de ses troupes de Thrace en Asie, de peur que si elles fussent demeurées à Byzance le siège n’en eût été plus difficile à soutenir. Abante ayant fui en Asie avec quatre vaisseaux, et quantité de provisions étant arrivées par l’Hellespont à la flotte de Constantin, elle s’approcha de Byzance pour favoriser l’armée qui tenait cette ville assiégée par terre. L’infanterie de Licinius n’ayant pu seulement supporter la vue de cette flotte, se retira par mer à la ville d’Eléunte. Constantin pressait cependant le siège de Byzance, et ayant élevé une plate-forme de même hauteur que les murailles, il mit dessus des tours de bois, d’où il était aisé de tirer sur la garnison et de favoriser les efforts de ceux qui amenaient cependant des béliers et d’autres machines au pied des murailles. Licinius, ne sachant comment la défendre, se résolut d’y laisser la plus faible partie de ses troupes et de se sauver à Chalcédoine avec tout ce qu’il avait dans son armée de plus considérable et de plus affectionné à son service. Il se figurait qu’il pourrait alors faire des levées en Asie et donner un nouveau combat. Etant donc arrivé en Chalcédoine, il déclara césar Martinien qui commandait auparavant les troupes destinées à la garde du palais, en qualité de maître des offices, comme les Romains l’appellent, et qui était alors le compagnon de ses travaux et de ses dangers, et l’envoya à Lampsaque avec des troupes pour empêcher que les ennemis ne passassent de Thrace en Hellespont; et pour lui il rangea sur les hauteurs qui sont aux environs des détroits de Chalcédoine ce qu’il avait de gens de guerre.

Constantin ayant un grand nombre de vaisseaux tant marchands que de guerre, et appréhendant que ses vaisseaux marchands ne fussent trop pesants pour aborder au rivage de Bithynie, en fit construire de légers en diligence; et ayant fait voile vers le Promontoire sacré, qui est à l’embouchure du Pont à deux cents stades de Chalcédoine, il y fit prendre terre à son armée et la rangea en bataille. Licinius avait essuyé trop de dangers pour s’étonner de voir que les ennemis étaient maîtres de la Bithynie. Il manda donc Martinien de Lampsaque; et ayant relevé le courage de ses soldats par la promesse qu’il leur fit de les commander en personne, il les rangea en bataille, et les mena hors de la ville contre les ennemis qui étaient préparés à les recevoir. Il y eut un rude combat entre Chalcédoine et le sacré Promontoire, dans lequel l’armée de Constantin remporta un si notable avantage que de cent trente mille hommes que Licinius n’ait sous les armes, à peine en resta t-il trente mille. Après une victoire si signalée, les habitants de Byzance ouvrirent leurs portes à Constantin, et le reçurent dans leur ville. Ceux de Calcédoine suivirent le même exemple. Licinius se retira à Nicomédie avec ce qui lui restait de cavalerie et un fort petit nombre d’infanterie.

En ce temps-la, Hormisdas perse, issu du sang royal, se réfugia vers Constantin. Comme le roi son père célébrait son jour natal, selon la coutume des Perses, il entra dans le palais, avec une grande quantité de gibier qu’il avait pris à la chasse. Ceux qui avaient été invités à cette solennité ne s’étant point levés, comme ils devaient, pour le saluer, il en entra en si grande colère qu’il les menaça de les châtier du supplice de Marsyas. Plusieurs n’entendirent pas sa menace, parce que l’histoire de Marsyas est une histoire étrangère. Mais un Persan qui l’avait apprise en Phrygie, où il avait voyagé, en fit le récit aux autres. Ils la gravèrent si avant dans leur mémoire qu’ils ne manquèrent pas de s’en souvenir lorsque le roi fut mort. Alors donc ils élevèrent son second fils sur le trône, contre la loi du royaume, se saisirent d’Hormisdas, et, l’ayant enchaîné l’enfermèrent dans un fort sur une colline, près de leur ville. Quelque temps après sa femme trouva moyen de le sauver. Elle mit une lime dans le ventre d’un grand poisson, et le lui envoya par un eunuque d’une fidélité éprouvée, en lui mandant qu’il n’ouvrît le poisson en présence de personne, et qu’il se servît de ce qu’il lui trouverait dans le ventre. Elle envoya en même temps aux soldats qui gardaient son mari des chameaux chargés de vin et d’autres provisions. Pendant que ces soldats faisaient bonne chère, Hormisdas ouvrit le poisson, prit la lime qui était dedans, en lima les fers qu’il avait aux pieds, passa sous l’habit de l’eunuque à travers les gardes.et se réfugia chez le roi d’Arménie, son intime ami il alla ensuite trouver l’empereur, par qui il fut reçu favorablement.

Licinius étant assiégé dans Nicomédie par Constantin, et désespérant de rétablir ses affaires, parce qu’il n’avait plus de troupes, mit sa robe impériale à ses pieds, te pria d’oublier le passé et de lui sauver la vie, comme il avait promis avec serment à sa femme. Constantin livra Martinien à ses gardes pour être mis à mort, et envoya Licinius à Thessalonique pour y vivre en sûreté; mais Licinius, selon sa coutume, viola bientôt après ses serments, et fut étranglé.

Lorsque Constantin fut maître absolu de l’autorité souveraine, il ne se mit plus en peine de cacher la malice de son naturel. Il observa les cérémonies de la religion de ses pères plutôt par la nécessité de ses affaires que par aucun sentiment de piété. Il ajouta toujours beaucoup de foi aux devins, parce qu’ils lui avaient prédit les avantages qui lui étaient arrivés. Étant rentré dans Rome avec une extrême insolence, il fit sentir à sa famille les premiers effets de sa cruauté, en se défaisant de Crispe, son fils, sous prétexte qu’il entretenait une habitude criminelle avec Fauste, sa belle-mère. Hélène, mère de Constantin, ayant témoigné beaucoup de douleur de ce meurtre, il la consola par un autre mal plus grand que le premier. Car avant fait chauffer excessivement le bain où Fauste se baignait, il ne l’en retira point qu’elle ne fût morte. Sa conscience fut sans doute fort tourmentée par le remords de ces crimes si bien qu’il demanda aux pontifes le moyen de tes expier Ceux-ci lui ayant répondu qu’il n’y avait point de moyen d’expier des meurtres et des parjures si atroces, un Egyptien, qui d’Espagne était allé à Rome, et avait trouvé accès auprès des dames de la cour l’assura qu’il n’y avait point de crime qui ne pût être expié par les sacrements de la religion chrétienne. Constantin reçut cette assurance avec joie, embrassa cette nouvelle impiété, renonça à la religion de ses pères, et tint pour suspectes les prédictions des devins. Ce qui le porta à défendre ces prédictions, ce fut l’appréhension que l’on n’en fit de favorables à quelques autres contre lui, comme on lui en avait fait contre les autres. Le jour d’une fête solennelle, où l’armée devait monter au Capitole, étant arrivé, il défendit avec des termes piquants qu’on observât cette cérémonie, selon la coutume, et, par ce mépris injurieux de la religion, il s’attira la haine du sénat et du peuple.

Comme il ne pouvait plus supporter les plaintes qui éclataient contre lui de toutes parts, il résolut de chercher une ville qui égalât la majesté de Rome, et où il pût établir le siège de son empire. Ayant trouvé un lieu fort propre à ce dessein, entre la Troade et l’ancienne Ilion, il y jeta des fondements, et y éleva une partie de muraille qu’on voit encore aujourd’hui lorsqu’on fait voile vers l’Hellespont; mais s’étant dégoûté de cette entreprise, il la laissa imparfaite, et ayant admiré l’avantage de l’assiette de Byzance, il prit la résolution de l’agrandir de telle sorte, qu’elle pût avoir la gloire d’être la capitale de l’univers. Elle est assise sur une hauteur et comprend une partie de l’isthme que font le Céras et la Propontide. Il y avait autrefois une porte, à l’endroit où finissent les galeries que l’empereur Sévère fit bâtir à Byzance, lorsqu’il ne fut plus irrité contre les habitants, pour avoir accueilli favorablement Niger, son ennemi. Il y a un mur qui descend le long de la colline du côté d’Occident, jusqu’au temple de Vénus et jusqu’à la mer qui est vis-à-vis de Chrysopole. Il y en a un autre qui descend de la même sorte, du côté de Septentrion, jusqu’au port, et jusqu’à l’endroit de la mer où est l’embouchure par où l’on entre dans le Pont-Euxin. Cet espace de terre qui s’étend jusqu’au Pont est étroit, mais il est long de près de trois cents stades. Voilà quelle était l’étendue de l’ancienne ville. Constantin ayant bâti un grand marché en rond, à l’endroit où était autrefois la porte, et ayant fait des galeries tout autour, il fit bâtir de marbre de Proeconése deux voûtes à l’opposite l’une de l’autre, par lesquelles on peut entrer dans les galeries de Sévère et sortir de l’ancienne ville. Voulant accroître la ville, il fit faire une nouvelle muraille plus longue de quinze stades que l’ancienne, et qui égalant la grandeur de l’isthme, s’étendait depuis une mer jusqu’à l’autre. Il y bâtit aussi un palais qui ne cédait guère en magnificence à celui de Rome. Il embellit encore l’Hippodrome, dont le temple de Castor et de Pollux faisait la principale partie. On voit encore les statues de ces deux dieux dans les galeries de l’Hippodrome. Il éleva pareillement en un endroit de l’Hippodrome le trépied sur lequel est la statue d’Apollon. Comme il y avait une fort grande place renfermée entre quatre galeries, à l’extrémité d’une de ces galeries, à laquelle ou monte par plusieurs degrés, il fit bâtir deux temples et mit dans l’un des deux la statue de la mère des Dieux, que les compagnons de la navigation de Jason avaient autrefois mise sur la montagne de Dindyme, qui commande la ville de Cyzique. On dit qu’il gâta cette statue par le mépris qu’il faisait des choses saintes, en ôtant les deux lions qui étaient aux deux côtés, et en changeant la posture des mains; car au lieu qu’elle tenait autrefois les deux lions, elle est en posture de suppliante et elle regarde la ville. Il mit dans l’autre temple la statue de la fortune de Rome. Il bâtit aussi des maisons pour loger des sénateurs qui l’avaient suivi dans cette nouvelle ville. Il n’entreprit plus de guerre depuis ce temps-là; car les Haïphales, qui sont Scythes de nation, ayant fait irruption avec cinq cents chevaux, non seulement il ne marcha point contre eux, mais bien qu’il leur eût vu faire le dégât jusque sur le bord du fossé de la ville, il se contenta de se sauver en fuyant.

Ne faisant plus de guerre, comme je viens de le dire, et ne menant qu’une vie plongée dans le plaisir, il assigna au peuple de Constantinople des grains dont il jouit encore aujourd’hui, il employa les finances à des bâtiments inutiles, et il en acheva quelques-uns en si peu de temps, et en si grande hâte, qu’ils tombèrent bientôt après. Il changea la fonction des principales charges. Il n’y avait autrefois que deux préfets du prétoire qui exerçaient cette charge en commun et qui avaient sous leurs soins et amis leur puissance non seulement les troupes du palais, mais celles de la ville et des provinces frontières, car le préfet du prétoire étant le premier officier de l’empire, il avait soin des provisions, et des vivres nécessaires pour la subsistance des soldats, et punissait les désordres qu’on commettait contre la discipline militaire. Mais Constantin renversant tout ce qu’il y avait de plus sagement établi, divisa cette charge en quatre, et fit quatre préfets du prétoire. Il assigna au premier toute l’Egypte, la Pentapole de Libye, l’Orient jusqu’à la Mésopotamie, la Cilicie, la Cappadoce, l’Arménie, la côte maritime, depuis la Pamphylie jusqu’à Trébizonde, les forts qui sont aux environs du Hase, la Thrace, la Moesie, jusqu’au mont Hoemus et jusqu’à Rhodope et à la ville de Dobère, l’île de Chypre et les Cyclades, excepté Lemnos, Imbros, et Lesbos. Il assigna au second la Macédoine, la Thessalie, la Grèce, et les lies d’alentour, Crête, les deux Épires, l’Illyrie, le pays des Daces et des Triballes, jusqu’à Valérie en Pannonie, et la Moesie supérieure. Il assigna au troisième toute l’Italie, la Sicile, les lies d’alentour, la Sardaigne, la Corsique, et l’Afrique, depuis les Syrtes jusqu’à Cyrène. Il donna au quatrième la Gaule Transalpine, l’Espagne et l’île de la Grande-Bretagne.

Il ne se contenta pas d’avoir divisé de la sorte cette charge, il trouva d’autres moyens de l’affaiblir et de la ruiner. Au lieu qu’en toutes les provinces de l’empire les gens de guerre étaient commandés par des centeniers, par des tribuns et par des capitaines, qui tenaient la place des préteurs, ce prince établit des maîtres de la milice, dont l’un avait sous lui l’infanterie, et l’autre la cavalerie, avec pouvoir de réprimer les désordres et de châtier les coupables, et par là diminua encore la fonction du préfet du prétoire. Ce changement fut très préjudiciable à l’empire, en temps de paix et en temps de guerre: car tant que les préfets du prétoire levèrent les impositions publiques par le ministère des officiers inférieurs et qu’ils les employèrent au paiement et à l’entretien des armées, et que d’ailleurs ils eurent le pouvoir de réprimer les désordres, les gens de guerre faisant réflexion que celui qui leur fournissait des vivres était le même qui avait droit de les punir, demeuraient dans le devoir, de peur d’être punis et d’être privés de leur paie. Mais depuis que le soin des vivres a été confié à l’un et l’ordre de la discipline militaire à l’autre, ils disposent de tout selon leur caprice, et appliquent à leur profit particulier le fond destiné au paiement des troupes.

Constantin ouvrit aussi la porte aux Barbares pour venir faire le dégât sur les terres de l’empire. Car Dioclétien ayant, par une sage prévoyance, mis des garnisons dans toutes les places frontières, comme je l’ai déjà dit, les Barbares ne pouvaient faire irruption d’aucun côté, sans trouver des troupes qui les arrêtaient. Constantin, au contraire, retira les garnisons des frontières, et les mit en des villes qui n’en avaient aucun besoin. Ainsi il exposa les unes à la violence des étrangers, et désola les autres en leur donnant des gens de guerre qui ne servaient qu’à les piller, et amollit le courage des gens de guerre en leur donnant sujet de s’abandonner à la débauche. Enfin, pour dire tout en un mot, il fut cause de la ruine de l’empire. Ayant déclaré dès auparavant Constantin son fils empereur, il éleva à la même dignité ses deux autres fils, Constance, et Constant, et agrandit si fort la ville, que les empereurs ses successeurs y ayant établi le siège de leur empire, il s’y fit un si grand concours de peuple, soit pour les armées, pour le commerce, ou pour d’autres affaires, qu’il a fallu en accroître l’enceinte, et bâtir une quantité si prodigieuse de maisons que les habitants s’y pressent, et s’y incommodent les uns les autres. La terre ne suffisant plus pour les contenir, on a été obligé d’anticiper sur la mer et d’y faire une nouvelle ville sur pilotis.

Je me suis souvent étonné que cette ville soit montée à un si haut point de prospérité et de grandeur, qu’aucune autre ne lui peut être comparée, sans qu’il y en ait eu présage ni prédiction de nos ancêtres. Ayant lu quantité d’histoires et d’oracles dans cette pensée, je suis enfin tombé sur des vers de la sibylle Érythrée, ou de celle qui s’appelait Phaëllo et était d’Epire, car on dit que celle-ci ayant été inspirée comme les autres, a rendu aussi des oracles; et que Nicomède, fils de Prusias, les ayant expliqués à son avantage, il déclara la guerre à son père par le conseil d’Attalus. Voici les vers de l’oracle:

Écoute, roi de Thrace, comme un des plus grands rois,
Tu contraindras la ville à respecter les lois.
Après l’avoir soumise à ton obéissance,
Du terrible lien tu croîtras la puissance.
Tout le pays vaincu sans effort et sans bruit
De ta prompte valeur sera le juste fruit.
Mais, par un changement des tristes destinées,
Ton bonheur ne sera que de fort peu d’années;
Tu verras après toi ton trône renversé,
Tes ennemis vainqueurs et ton sceptre brisé.
En vain contre du loup la cruelle colère
Armeras-tu des chiens la rage meurtrière.
Par un ordre du ciel qu’il te faut respecter
L’orgueil des Bithyniens Il saura bien dompter.
Avec, les habitants de l’ancienne Byzance
Auront entre les mains le sceptre et la puissance.
L’Hellespont, trop heureux de vivre sous leurs lois,
Dans un profond silence écoutera leur voix.
Le loup assujetti, malgré toute sa rage,
Sera saisi de peur et craindra leur courage.
Mes voisins savent trop combien j’ai de pouvoir
Et le redoutait tous autant que mon savoir.
Aussi ne veux-je pas que les races futures
Ignorent des secrets ni rien des aventures
Dont de mon cher père l’incroyable bonté
A reconnu mon rôle et ma fidélité;
La Thrace devenue en malheurs trop féconde,
Les fera déborder sur la terre et sur l’onde.

Cet oracle marque, bien qu’obscurément, que les peuples de Bithynie doivent être accablés de malheurs qui procèderont du poids insupportable des impositions publiques, et que la puissance de ce monde tombera entre les mains des habitants de la ville de Byzance. Que si cet oracle n’est pas encore accompli, bien qu’il y ait déjà longtemps qu’il est prononcé, que personne ne s’imagine pour cela qu’il doive être expliqué d’une autre sorte. Car quelque long que le temps paraisse, il est fort court à l’égard de Dieu qui est éternel. Voilà la pensée que j’ai eue touchant cet oracle. Si quelqu’un prétend qu’il le faille entendre en un autre sens, je n’empêche point qu’il n’ait la liberté de ses sentiments.

Constantin employait les revenus publics en présents qu’il faisait mal à propos à des personnes indignes et inutiles à l’empire. Il surchargeait ceux qui tâchaient de subvenir même au-delà de leurs forces aux nécessités de l’état, et enrichissait des hommes incapables de servir. Il prenait la prodigalité pour une magnificence. Il imposa un tribut en or et en argent à tous ceux qui négocient en quelque lieu de la terre que ce puisse être, à ceux qui font le trafic le plus bas et le plus méprisable dans les villes, et il ne voulut pas même que les femmes débauchées, dont la misère est égale à l’infamie, fussent exemples de cette charge. Lorsque la quatrième année en laquelle on devait payer ce tribut approchait on n’entendait par toutes les villes que des gémissements et des plaintes. Ceux qui ne pouvaient payer, à cause de leur extrême pauvreté, étaient tourmentés par les plus cruels supplices. Les mères étaient contraintes de vendre leurs fils et les pères de prostituer leurs filles, pour trouver de l’or et de l’argent à ces impitoyables exacteurs. Comme il ne voulait pas qu’aucun de ceux qui sont dans une fortune éclatante manquât de sujet de tristesse, il les éleva tour à tour à la charge de préteur sous prétexte de les honorer, mais en effet à dessein de tirer d’eux de grandes sommes d’argent. Lorsque ceux qui élisaient à cette charge arrivaient dans les villes, les principaux citoyens s’en retiraient de peur d’être revêtus d’une dignité qui serait la ruine de leur famille. Il avait un état des biens de toutes les personnes de qualité pour leur imposer un tribut qu’il appela Follis. Ces impositions ont dépeuplé la plupart des villes, car, ayant été levées sous le règne des empereurs suivants, elles ont tellement épuisé les principales familles, qu’elles ont été obligées d’abandonner leurs maisons.

Constantin ayant ruiné l’empire, par tous ces moyens que j’ai touchés, mourut de maladie. Ses trois fils lui succédèrent. Il ne les avait pas eus de Fauste, fille de Maximien Herculius, mais d’une autre qu’il fit mourir. Ils recherchèrent d’abord leur plaisir, avec plus de passion qu’ils n’eurent de soin de procurer l’utilité publique. Ils partagèrent entre eux l’empire. Constantin, qui était l’aîné, prit avec Constant, qui était le plus jeune, tous les pays au-delà des Alpes, l’Italie, l’Illyrie, tout ce qui est autour du Pont-Euxin et tout ce qui est en Afrique et dépendant de Carthage. Constance eut en partage l’Asie, l’Orient et l’Egypte. Dalmatius, Constance et Anaballien furent en quelque sorte associés à l’empire. Le premier ayant été déclaré césar par Constantin et les deux autres honorés de la robe de pourpre enrichie d’une frange d’or et du titre de nobilissime, en considération de la parenté par laquelle ils étaient unis aux empereurs.

L’empire ayant été partagé de la sorte, Constance s’appliqua d’abord à faire voir qu’il n’était point surpassé en impiété par son père, et le premier exploit par lequel il signala sa valeur, fut de répandre le sang de ses proches. Il fit tuer par ses soldats Constance, son oncle. Il tendit le même piège à Dalmatius César, et fit périr avec lui Optat, que Constantin avait honoré de la dignité de patrice. Ce prince avait institué cette dignité, et ordonné que celui qui en serait pourvu précéderait les préfets du prétoire. Albanius, préfet du prétoire, fut tué dans le même temps, et souffrit la peine qu’il méritait pour avoir causé la mort du philosophe Sopater par la jalousie de l’estime et de l’affection que l’empereur Constantin avait pour lui. Constance, pour n’épargner personne de sa famille, exerça la même cruauté coutre Anaballien, et suborna les soldats pour crier qu’il ne fallait souffrir que les enfants de Constantin sur le trône.

Constantin et Constant ayant eu contestation touchant quelque portion d’Afrique et d’Italie, ce dernier dissimula trois ans sa haine, pour opprimer son frère lorsqu’il s’en dédierait le moins. Quand il sut qu’il était dans une province affectionnée à son service, il envoya des soldats, sous prétexte de secourir son autre frère dans la guerre qu’il avait contre les Perses, mais en effet pour se défaire de Constantin. Ces soldats s’en défirent comme Constant le leur avait commandé; et depuis qu’il eut commis ce fratricide, il usa de toute sorte de cruautés contre ses sujets. Il acheta des étrangers fort bien faits et les retint comme en otage, leur donnant une licence effrénée de maltraiter les peuples, et ceux de sa cour s’étant montrés irrités de ces abus, ils épièrent le temps qu’il prenait le divertissement de la chasse, et conspirèrent contre lui, sous la conduite de Marcellin, intendant des finances, et de Magnence, chef des Joviens et des Herculiens, noms de deux légions. Marcellin célébrant la fête de la naissance de son fils, invita Magnence et plusieurs autres à un grand festin. Le festin ayant été continué jusqu’à minuit, Magnence se leva de table sous prétexte de quelque nécessité et parut un peu après devant les conviés, revêtu de la robe impériale. Ils le proclamèrent à l’heure même empereur, et les habitants de la ville d’Autun où se faisait ce festin, confirmèrent cette proclamation par leur suffrage. Le bruit s’en étant répandu plus loin, les paysans s’assemblèrent à la campagne; et les cavaliers arrivés depuis peu de l’Illyrie pour servir comme de recrue aux légions des Gaules, se joignirent à ceux qui s’étaient assemblés pour cette proclamation, et tous les commandants ayant délibéré ensemble et reconnu que Magnence était déjà salué en qualité d’empereur, ils l’appelèrent tout d’une voix Auguste. Constant en ayant eu avis voulut se réfugier à la ville d’Hélène, proche des Pyrénées. Mais il y fut arrêté par Gaison qui avait été envoyé pour cet effet, et tué sans que personne se mit en devoir de le secourir.

Magnence étant ainsi parvenu à l’empire, et ayant réduit h son obéissance les nations qui sont au delà des Alpes et l’Italie même, Vétranion, général des troupes de Pannonie, résolut d’usurper aussi bien que Magnence l’autorité souveraine, et ayant été proclamé empereur par ses troupes, il demeura à Mursa, ville de Pannonie. Les Perses coururent et pillèrent en ce temps-là l’Orient et la Mésopotamie. Constance étant inférieur en forces à ces Barbares, résolut de poursuivre Magnence et Vétranion. Pendant qu’il se préparait à l’exécution de ce dessein et que Magnence était dans les Gaules, Népotien, neveu de Constance et fils d’Eutropie, sa sœur, amassa une troupe de brigands et s’approcha de Rome avec la robe impériale. Mais Anicius, préfet du prétoire, ayant assemblé le peuple et étant sorti de la ville, il y eut un combat fort rude; et parce que les habitants ne savaient pas garder leurs rangs, Anicius fit fermer les portes de la ville, de peur qu’elle ne fût exposée au pillage en recevant les ennemis avec les fuyards. Les soldats de Népotien fondirent sur les Romains elles firent tous passer au fil de l’épée. Magnence ayant envoyé bientôt après une armée contre Népotien, sous la conduite de Marcellin, maître des offices, il le tua. Constance, étant parti d’Orient pour faire la guerre à Magnence, crut devoir se réconcilier avec Vétranion pour n’avoir pas deux rebelles à combattre en même temps. Magnence fit aussi son possible pour gagner l’amitié de Vétranion, et pour l’engager à prendre les armes contre Constance. L’un et l’autre lui ayant envoyé des ambassadeurs pour ce sujet, il se déclara pour Constance. Les ambassadeurs de Magnence étant retournés sans avoir rien obtenu, Constance demanda la jonction des troupes et une assemblée pour résoudre de quelle manière on ferait la guerre à Magnence. Vétranion s’étant ainsi laissé surprendre par Constance, ils montèrent tous deux sur un lieu un peu élevé, qu’on leur avait préparé en forme de trône; Constance, usant du droit que sa naissance lui donnait de parler le premier, représenta aux gens de guerre, avec les termes les plus avantageux qu’il put trouver, les libéralités que l’empereur son père avait exercées envers eux, la sainteté des serments par lesquels ils s’étaient obligés à demeurer inviolablement attachés aux intérêts de ses enfants, et les conjura de ne pas permettre que Magnence, qui avait trempé ses mains dans le sang d’un des fils de Constantin, sous lequel ils avaient servi, et de la libéralité duquel ils avaient reçu tant de récompenses, s’échappât impunément. Les gens de guerre qui avaient déjà été gagnés par argent ayant entendu ce discours, s’écrièrent qu’il fallait se défaire des faux empereurs. Dès l’heure même ils ôtèrent la robe impériale à Vétranion, et le réduisirent à une condition privée. Constance empêcha de lui faire aucun mauvais traitement, et lui assigna des revenus honnêtes pour vivre en Bithynie. Après y avoir vécu quelque temps sans affaires et sans soins, il y mourut.

Constance ayant si heureusement conduit sa trame contre Vétranion, tourna ses armes contre Magnence. Il déclara césar Gallus, son cousin-germain, frère de Julien qui parvint depuis à l’empire, et lui donna en mariage Constance, sa sœur, soit pour se servir de lui contre les Perses, ou, comme l’événement ne l’a que trop fait reconnaître, pour trouver plus aisément occasion de se défaire de lui. Car il ne restait plus qu’eux deux des descendants de Constantin, depuis qu’il avait tué tous les autres, comme nous l’avons vu. Ayant donc déclaré Gallus césar, et ayant chargé Lucilien de faire la guerre aux Perses, il marcha contre Magnence, tant avec ses troupes qu’avec celles de Vétranion. Magnence crut devoir faire de grands préparatifs pour combattre un si redoutable ennemi. Il déclara césar Décence son parent, à qui il avait donné le gouvernement des nations qui sont au-delà des Alpes. Les deux armées étant entrées en Pannonie, et s’étant approchées l’une de l’autre aux environs de la ville de Mursa, Magnence posa une embuscade aux détroits et aux défilés, qui sont près d’Adrane et envoya dire aux chefs de l’armée de Constance, que quand il serait arrivé à Sicia il y donnerait bataille, parce qu’il y avait une campagne fort propre à ranger une armée. Constance fort réjoui de cette nouvelle, parce qu’il avait une cavalerie plus nombreuse que ses ennemis la fit avancer vers Sicia. Alors ceux qui étaient en embuscade, les ayant chargés à l’improviste, les accablèrent de pierres, et les empêchèrent d’avancer.

Magnence, enflé de ce succès, crut devoir continuer la guerre avec ardeur, et s’étant avancé jusqu’à une plaine près de Petèce, ville arrosée par le Drave, qui se décharge dans le Danube, il marcha vers la Pannonie, à dessein de donner bataille aux environs de Sirmium. On dit que sa mère lui ayant conseillé de ne point aller en Illyrie, il méprisa son conseil, bien qu’il eût souvent reconnu par le passé qu’elle avait une grande connaissance de l’avenir, et que ses prédictions étaient souvent véritables. Comme il délibérait s’il ferait un pont sur le Save, ou s’il le passerait sur des vaisseaux, Constance lui envoya Philippe, homme de qualité, et d’une rare prudence, sous prétexte de traiter de paix avec lui, mais en effet pour reconnaître l’état de son armée et le dessein de sa marche. Celui-ci rencontra en chemin Marcellin, qui était en plus grande considération auprès de Magnence qu’aucun autre, et ils allèrent ensemble le trouver.
Magnence ayant assemblé son armée et permis à Philippe de proposer ce qui lui plairait, il dit aux soldats qu’étant sujets de l’empire, ils ne devaient pas employer leurs forces à sa ruine, surtout en un temps où il était gouverné par un fils de Constantin, sous les enseignes duquel ils avaient remporté de si glorieuses victoires sur les Barbares. Adressant ensuite la parole à Magnence, il lui remontra qu’il devait conserver la mémoire des bienfaits qu’il avait reçus de Constantin et de ses enfants, et lui proposa enfin d’abandonner l’Italie et de se contenter de commander dans les pays qui sont au-delà des Alpes.

Ce discours fit une si forte impression sur l’esprit des soldats, que Magnence, qui en appréhendait les suites, obtint à peine audience. Ayant dit qu’il accepterait volontiers la paix, il remit l’assemblée au jour suivant, auquel il promit d’expliquer plus au long ses sentiments, après avoir eu le temps de délibérer. L’assemblée ayant été rompue de la sorte, Marcellin emmena Philippe chez lui. Magnence faisant réflexion sur cette affaire, douta s’il devait renvoyer Philippe sans lui rien accorder, ou le retenir contre le droit des ambassadeurs. Il fit ensuite un festin aux gens de commandement, durant lequel il déclara ses intentions. Ayant assemblé son armée le jour suivant, il leur fit un récit plein d’exagération des violences avec lesquelles Constance les avait traites, de la nécessité où ils s’étaient trouvés de délivrer l’état de cette bête furieuse, et de la violence qu’ils lui avaient faite quand ils l’avaient revêtu de la souveraine puissance.

Les gens de guerre ayant été animés par ce discours, prirent les armes et se préparèrent à passer le Save. La garnison de la ville de Sicia, qui est assise sur le bord de ce fleuve, en ayant eu avis par ses espions, tira sur quelques-uns qui étaient passés les premiers et qui voulaient prendre terre, et en repoussa d’autres qui passaient par le pont, de sorte que plusieurs furent tués et que plusieurs furent poussés dans l’eau, tant par leurs compagnons que par leurs ennemis. Le carnage ayant été furieux, les fuyards étant tombés du haut du pont, et les vainqueurs ayant poursuivi vivement leur avantage, Magnence se trouva dans un extrême péril, d’où il se sauva par ce stratagème. Il enfonça sa lance en terre et fit signe de la main aux ennemis qu’il avait quelque chose à dire touchant la paix. Quand il vit qu’on l’écoutait, il dit que ce n’était pas contre l’intention de l’empereur qu’il avait voulu traverser le Save. Philippe lui dit qu’il fallait qu’il abandonnât l’Italie et le Norique; et qu’il allât en Illyrie, où il pourrait traiter de la paix. Constance ayant entendu quelque chose de cette conférence, rappela ses gens et leur défendit de poursuivre davantage les fuyards, et permit à Magnence de mener son armée dans la plaine qui est entre le Norique, la Pannonie, la Moesie et la Dacie, ce qu’il faisait à dessein d’éviter les détroits et d’avoir une campagne où il pût étendre sa cavalerie et donner bataille. Ce dessein lui réussit de la même manière qu’il l’avait conçu. Il crut qu’il n’y avait point de lieu aussi propre que Cibalis, où Constantin avait remporté une si mémorable victoire sur Licinius. J’ai décrit ci-dessus l’assiette de cette ville. Il mit dedans une partie de son armée, et ayant élevé un rempart entre la colline sur laquelle la ville est assise et la plaine qui s’étend jusqu’à la rivière, il entoura d’un fossé et d’un rempart tout ce qui n’était pas entouré de cette rivière, et il y fit un pont de bateaux, qu’il assemblait et désassemblait quand il lui plaisait. Ayant campé son armée dans cet endroit-là, il plaça sa tente au milieu du camp, et cette tente égalait une ville en grandeur e en beauté. Il y fit un festin où tous les gens de commandement assistèrent, excepté Latin et Halasse, deux des plus considérables, qui étaient en peine de Philippe que Magnence retenait auprès de lui.
Pendant qu’ils cherchaient les moyens de le retirer, Titien, sénateur de Rome, vint faire des discours pleins d’insolence de la part de Magnence, déchirant la mémoire de Constantin, attribuant à la faiblesse du gouvernement les maux de l’empire, et proposant que Constance se démit de l’autorité souveraine, et se contentât de vivre en particulier. Constance, n’ayant répondu que par des prières qu’il fit à la justice divine de venger la mort de Constant, et par des protestations de continuer la guerre, Titien eut la liberté de s’en retourner, bien que Philippe fût toujours entre les mains de Magnence. Celui-ci ayant assemblé son armée, prit par assaut la ville de Sicia, et la ruina de fond en comble. Il fit ensuite le dégât aux environs du Save, y amassa force butin, et marcha vers la ville de Sirmium, dans l’espérance de l’emporter sans combattre. Mais en ayant été repoussé par la garnison et par les habitants, il se retira vers Mursa. Les habitants lui en ayant fermé les portes et ayant tiré sur lui, il ne savait comment faire pour les attaquer, parce qu’il n’avait point de machines propres à saper les murailles. Constance accourut à la vue de ses troupes pour la secourir, et passa le long de Cibalis et à travers les terres que le Drave arrose.

Magnence s’étant approché de Mursa, mit le feu aux portes; mais les habitants l’ayant éteint, et Constance étant allé pour secourir les assiégés, il s’avisa de ce stratagème: Il y avait vis-à-vis de la ville un cirque destiné depuis longtemps aux combats, et entouré de tous côtés par une forêt. Il cacha dedans quatre bandes de Gaulois, avec ordre d’en sortir à l’improviste lorsqu’il aurait commencé le combat contre Constance, et de tailler ses gens en pièces. Mais les habitants ayant découvert cette embuscade, Constance envoya deux capitaines, Scolidoas et Manade, avec des soldats pesamment armés, choisis dans toutes ses troupes, qui, s’étant emparés des portes du cirque et les ayant ouvertes, et étant montés au haut des degrés, tirèrent sur les Gaulois. Ceux-ci ayant mis leurs boucliers sur leurs têtes, et ayant tâché de rompre les portes, furent accablés de traits, de sorte, qu’il n’en échappa aucun. Ce stratagème ayant si mal réussi à Magnence, les deux armées en vinrent aux mains dans la plaine qui est hors de la ville, et la mêlée ayant été plus furieuse qu’aucune autre qu’il y eût eu dans celle guerre, plusieurs furent tués de côté et d’autre.

Constance, considérant que quand il remporterait la victoire elle ne pourrait être heureuse pour lui, puisqu’elle ne serait acquise que par le sang des Romains, résolut de terminer la guerre par quelque accommodement. Pendant qu’il roulait ces pensées dans son esprit, le combat continuait avec plus d’ardeur que jamais, et la nuit déjà fort avancée ne l’avait pu terminer. Les chefs du parti de Magnence combattaient comme les soldats et les animaient par leur exemple à ne point faire de quartier. L’armée de Constance rappelant dans son esprit le souvenir de l’ancienne vertu romaine, fit de merveilleux exploits, et il n’y eut personne qui ne combattit jusqu’à l’extrémité avec toutes sortes d’armes, au milieu des ténèbres, et qui ne se tint heureux de mourir dans une si belle occasion. Plusieurs signalèrent leur valeur par leur mort, et entre autres Arcadius, chef des Abulques, et Ménélaüs, capitaine des archers à cheval, tirés d’Arménie.

Je ne crois pas devoir omettre ce qu’on raconte de ce Ménélaüs. On dit qu’il tirait trois traits du même coup avec le même arc, et qu’il frappait trois personnes. Il tua de la sorte un grand nombre de soldats du paru de Magnence, et peu s’en fallut qu’il ne le mit en déroute. Il fut tué par Romule, chef de l’armée ennemie. Romule fut tué lui nième d’un coup qu’il reçut de Ménélaüs. Mais tout blessé qu’il était, il ne cessa point de combattre, jusqu’à ce qu’il eût tué celui de qui il avait reçu le coup mortel.

Le parti de Constance ayant remporté l’avantage, et celui de Magnence ayant pris la fuite, il y eut un grand carnage d’hommes, de chevaux et d’autres bêtes.
Magnence voyant toutes ses espérances dissipées, et appréhendant d’être livré à Constance, résolut de se retirer en Italie pour y faire des levées, et pour continuer la guerre. Mais ayant appris que les habitants de Rome étaient affectionnés au parti de Constance, soit parce qu’ils avaient reçu la nouvelle de sa victoire, ou parce qu’ils avaient aversion de son ennemi, il eut la pensée de passer les Alpes, et de se réfugier chez les nations qui habitent au-delà. Mais ayant encore su que les peuples qui habitent aux bords du Rhin avaient été gagnés par Constance, que les Gaulois gardaient les avenues de leur pays, que les Espagnols et les Maures avaient été prévenus contre lui, il préféra une mort volontaire à une fuite honteuse, et se tua de sa propre main, de peur de périr par les armes de ses ennemis.
Telle fut la fin de Magnence. Il régna trois ans et demi. Il était né parmi les Barbares, et avait été élevé parmi les Lètes, peuples des Gaules, où il avait appris la langue latine. Il fut insolent dans la prospérité et lâche dans l’adversité. Il avait tant d’adresse pour cacher ses mauvaises qualités, qu’il paraissait homme de bien à ceux qui ne le connaissaient pas. J’ai cru devoir tracer ce crayon de son naturel pour faire voir qu’il n’a jamais rien fait qu’à mauvaise intention, et pour détromper ceux qui se persuadent que sa manière de gouverner a été fort avantageuse au bien de l’empire.

Décence, que Magnence avait appelé à son secours, ayant appris dans le chemin d’Italie ce qui lui était arrivé, et ayant rencontré des troupes du parti ennemi, désespéra de se sauver et s’étrangla lui-même.

Constance étant demeuré seul maitre de la puissance absolue ne put garder dans sa prospérité aucune modération. Les calomniateurs se fortifièrent extrêmement sous son règne, ainsi que les autres pestes publiques qui tendent continuellement des pièges à ceux à qui la fortune semble favorable, pour les dépouiller de leur bien et pour s’en enrichir. Ces calomniateurs s’étant joints à quelques eunuques de la cour firent accroire à Constance que Gallus, son cousin, ne se contentant pas de la dignité de césar dont il l’avait honoré, aspirait à la souveraine puissance, et lui persuadèrent de se défaire de lui. Les auteurs de cette détestable intrigue furent Dynamius et Picence, hommes obscurs qui prétendaient acquérir de l’éclat par ce moyen. Lampadius, préfet du prétoire, qui aspirait à accroître sans cesse son crédit, eut part à cette conjuration. Constance ayant prêté l’oreille cette fausse accusation, manda Gallus qui ne savait rien de ce qu’on tramait contre sa vie, et quand il fut venu le trouver il le priva de sa dignité de césar, et le livra à l’exécuteur pour le tuer, couronnant ainsi par ce meurtre la cruauté avec laquelle il avait fait massacrer plusieurs autres de ses proches.