« Cher ami, désireux d'avoir des nouvelles de ta santé, nous te prions de nous les envoyer par lettre; si tu daignes t'informer de la nôtre, grâce à Dieu, nous nous portons bien. Frère, sache que les seigneurs des communes m'ont prié de te demander de conclure la paix. C'est dans ce but que je t'envoie sire Jean Bédouin que j'ai chargé de beaucoup de recommandations pour toi. Crois ce qu'il te dira, comme si nous le disions nous-mêmes. Les conventions et les traités qu'il fera avec toi seront reconnus par nous pour notre bien; quant à cette dernière clause, nous sommes d'accord avec notre conseil. Après la conclusion de la paix nous t'enverrons les Sarrasins que nous avions emprisonnés, avec ce qui leur appartient. »
Le 8 août 1370 les huit galères arrivèrent à Alexandrie et aussitôt les ambassadeurs des communes mirent pied à terre. Les quatre négociants furent envoyés au Caire pour annoncer au sultan l'arrivée de l'ambassade. Celui-ci venait d'apprendre la mort du roi et que nous n'attendions pas de secours de l'Occident; il eut pitié de nous et voulut conclure la paix. Il choisit de grands émirs et les envoya à Alexandrie pour accompagner les ambassadeurs. Ces derniers ne vinrent pas au Caire où se rendirent les quatre négociants seuls. En voyant ces derniers le sultan leur demanda où étaient les ambassadeurs de Chypre. On lui répondit : « Seigneur, ils ont reçu ordre de leur seigneur de ne mettre pied à terre que lorsque la paix aura été conclue. » Les ambassadeurs des communes lui présentèrent les lettres dont ils étaient porteurs. On les lut devant lui. Après cette lecture il dit : « Si vous voulez conclure la paix, tenez-moi quitte des biens que j'ai enlevés anciennement et récemment aux négociants, suivant la promesse qui m'en a été faite par messire Marc Priuli et messire Barthélémy Malo; si vous n'acceptez pas cette condition, je ne termine rien. » On lui dit : « Seigneur, nous ne pouvons pas faire une pareille chose; ni sire Marc Priuli ni sire Barthélémy Malo n'ont aucune autorité pour y consentir. Ils peuvent renoncer à leurs biens, mais non aux biens des autres. » C'était sire Cattaneo Doria qui avait prononcé ces paroles. Le sultan donna l'ordre de le mettre en prison. Alors messire Pierre Giustiniani le Vénitien demanda aussi à aller en prison en compagnie du Génois; on l'y mit également, et tous les deux y restèrent pendant quatre jours.
Les ambassadeurs chrétiens consultèrent secrètement d'un côté leurs amis coreligionnaires et de l'autre les Sarrasins pour savoir s'ils devaient conclure cette paix si désirée. Il leur fut répondu : « Sachez le bien, le monde peut être bouleversé, mais le sultan ne consentira jamais à conclure la paix, s'il n'obtient pas la quittance demandée. » Alors les ambassadeurs lui firent dire qu'ils acceptaient sa condition au sujet de cette quittance. Le sultan fit immédiatement sortir les ambassadeurs de prison et manda au dernier arrivé de Chypre de venir pour conclure la paix. Il envoya un sauf-conduit pour l'ambassadeur chypriote et un grand émir pour l'accompagner. Sire Jean Bédouin, ayant reçu le sauf-conduit et les lettres des ambassadeurs des communes qui lui disaient de venir sans crainte au Caire, sortit immédiatement de la galère. L'émir que le sultan avait envoyé, lui fit un bon accueil. Les mêmes honneurs lui furent rendus par le grand émir Melek et par tous les autres émirs qui le prirent et le conduisirent au Caire. Alors le sultan fit dire à tous les ambassadeurs de venir en sa présence pour remplir leur mission. Tous se présentèrent et lui exposèrent en détail l'objet de leur venue. Après force pourparlers et contestations de différent genre, la paix fut contractée sous de bienheureux auspices. Le sultan jura sur le Coran et sur l'épée nue d'observer la paix et les traités. De leur côté les ambassadeurs des communes et de Chypre jurèrent sur les évangiles de tenir solidement la paix. Alors le sultan nomma deux grands émirs pour aller à Chypre en qualité d'ambassadeurs. Ils étaient porteurs de lettres et des conditions de la paix et devaient jurer au nom du sultan devant le gouverneur et recevoir le serment fait par ce dernier au nom du royaume, que la paix et les conditions du traité seraient maintenues solidement.
Tous les ambassadeurs et les deus émirs quittèrent alors le Caire et se rendirent à Alexandrie. En arrivant ils firent partir les deux galères de Rhodes pour aller porter la nouvelle de la paix au gouverneur de Chypre. Elles arrivèrent à Famagouste le 29 septembre 1370. Les six galères, c'est-à dire les quatre des communes et les deux chypriotes, emmenèrent les ambassadeurs du sultan, de Chypre et des communes, et les conduisirent à Leucosie où ils furent reçus avec de grands honneurs et avec une vive joie, et on les envoya dans de bonnes habitations. Après qu'ils se furent reposés, le gouverneur les pria de venir en sa présence, et fit dire en même temps au roi son neveu et à tous les seigneurs de s'y trouver aussi. Les ambassadeurs ayant été introduits, ne saluèrent, comme il était convenable de le faire, ni le roi, ni le gouverneur, mais avec un ton très arrogant ils dirent au roi et au prince : « Seigneurs, le très haut seigneur, le grand sultan de la ville du Caire, de Babylone, et seigneur des îles et notre seigneur, te salue et te fait savoir qu'il te pardonne ta faute. C'est ton père, le roi Pierre qui a été la cause de cette guerre. Il est entré par ruse dans les terres de mon seigneur et il a fait des prisonniers à Alexandrie et dans plusieurs autres villes. Le sultan cependant a tout, pardonné et il a fait la paix uniquement à cause des prières des communes. A l'avenir gardez-vous bien d'être assez audacieux pour faire de pareilles choses ; car, si vous en tentez l'épreuve, vous en pâtirez seul et non un autre. » Le gouverneur, en entendant ces paroles des Sarrasins, s'irrita et demanda à sire Jean Bédouin et aux ambassadeurs des communes, s'ils avaient entendu le sultan proférer ces paroles et ces menaces. Ceux-ci répondirent : « Seigneur, Dieu sait que c'est la première fois que nous entendons de pareilles paroles. Le sultan au contraire a assuré et confirmé la paix avec une grande joie et un vif plaisir. » Le gouverneur alors rentra au palais très irrité et donna immédiatement l'ordre de mettre en prison les ambassadeurs du sultan. Cet ordre fut exécuté. On les accusa d'avoir été de mauvaise foi, mais ils n'en convinrent pas. Peu après toutefois ils demandèrent pardon au gouverneur. Celui-ci, dans l'intérêt des pauvres Chrétiens, consentit à ne les laisser en prison que pendant quatre jours. Il les fit donc sortir. Ceux-ci venus en sa présence s'excusèrent en disant que les ambassadeurs ont l'habitude de grandir leurs seigneurs, de parler un peu haut mais sans irritation, et cela dans le but d'obtenir une bonne paix. « Or, digne seigneur, nous nous humilions devant toi et prosternés devant la puissance de ta majesté nous te demandons pardon. » Aussitôt on apporta le saint évangile, sur lequel le gouverneur jura d'observer la paix consolidée dans des limites justes, sans aucune mauvaise volonté ou infidélité. Les ambassadeurs du sultan firent aussi le même serment.
Le gouverneur fit proclamer la paix à Leucosie et dans toutes les autres villes de Chypre. Il reçut les lettres et les présents et en donna d'autres lui-même pour le sultan. Il fit aussi aux ambassadeurs des présents convenables et les congédia. Ceux-ci prirent congé et, en compagnie des ambassadeurs des communes, ils allèrent à Famagouste, où s'étant embarqués ils se rendirent à Alexandrie. On délivra les Chrétiens et les Sarrasins qui étaient emprisonnés, les premiers en Syrie et les seconds à Chypre, et chacun alla dans son pays.
Revenons à la mort du valeureux roi Pierre. Le prince gouverneur de Chypre arma une saïtie sur laquelle il envoya en Occident le notaire messire Barthélémy Escafasse pour annoncer au très saint Pape la mort du roi Pierre. Quand cet envoyé se présenta devant le Pape, il eut à subir de vifs reproches contre les Chypriotes. On lui donna cependant un canonicat dans l'église de Sainte-Sophie de Chypre, dont le vicaire avait été nommé archevêque de Chypre. Après le retour d'Escafasse, le gouverneur ayant appris le mauvais accueil que le Pape lui avait fait, envoya d'autres ambassadeurs; c'étaient l'archevêque de Foïa (ou Phocée) qui se trouvait alors à Chypre et un chevalier étranger nommé Guillaume de Zurnigi. Ces derniers eurent beaucoup de peine à changer les mauvaises dispositions du Pape qui finit par leur faire bon accueil et les gratifia de présents convenables. Ils reçurent le même accueil de tous les seigneurs de l'Occident et retournèrent à Chypre au mois de février 1369.
Le 29 du mois d'août, Nicolas de Naou, secrétaire ou notaire de la chancellerie, fut dénoncé par un de ses élèves, Jean Sileriou, devant le gouverneur. Le roi Pierre l'avait amené avec lui et l'ayant fait homme lige, l'avait nommé grand chancelier de la chancellerie. Après la mort du roi, le gouverneur l'avait laissé dans la même charge. L'élève accusait son maître de trahison, en disant qu'il avait écrit de la part de la reine, au Pape, au roi de France et aux autres seigneurs de l'Occident; la reine réclamait justice en accusant les chevaliers d'avoir tué injustement le pauvre roi, et demandait que les Génois armassent quatre galères à ses frais et vinssent l'enlever elle et son fils le roi Pierre, pour aller demander justice au Pape. Le gouverneur fit aussitôt citer devant lui ce Nicolas, qui dans l'interrogatoire qu'il subit, nia tout, en disant : « Mon élève ment. » Celui-ci lui ayant présenté la lettre, il faillit mourir de-frayeur. Voyant cela le gouverneur envoya aussitôt chez lui pour examiner ses papiers, et on découvrit toutes les copies des lettres qu'il avait expédiées. Il fut jeté en prison; mis à la torture, il avoua tout. Entre autres choses il dit que la lettre qu'il avait envoyée à Gênes avait été remise à messire Marc Grimani, fils de messire Pierre Grimani; il y demandait l'envoi de plusieurs vaisseaux pour détruire l'île.
Le gouverneur ordonna immédiatement au capitaine de Famagouste d'arrêter ce Marc Grimani et de s'emparer des papiers que le susdit Nicolas avait donnés à ce dernier poulies porter à Gênes. Le capitaine le mit en prison et le força de lui remettre ces papiers qu'il expédia au gouverneur à Leucosie. Le podestat des Génois qui demeurait dans cette ville était un jeune négociant nommé Antoine de la Vignia. Ayant appris que le bailli de Famagouste avait arrêté le susdit Génois, il chargea son représentant à Famagouste, le nommé Nicolas Domenico, de réclamer le coupable comme sujet de Gênes. Domenico envoya chez le capitaine de Famagouste deux Génois, Thomas Cicala et sire Parceval Cibo, qui étaient chargés de demander le susdit Marc, pour le mettre dans leur propre prison comme dépendant de lui. Le bailli, se conformant aux anciennes coutumes, remit entre les mains du susdit représentant le coupable qui fut emprisonné suivant l'ordre du gouverneur. Puis il fit venir devant lui le podestat de Leucosie et lui demanda le coupable. Mais le podestat défendit ce dernier du mieux qu'il put, en disant qu'il ne savait pas ce que ces papiers contenaient. Le gouverneur dit : « Si réellement il n'en sait rien, qu'il ne soit pas poursuivi; mais s'il en a eu connaissance il sera mis à mort. » Le podestat accepta ces conditions. Aussitôt le gouverneur envoya deux négociants, quatre Génois et deux chevaliers, qui, accompagnés d'un notaire, se rendirent à la prison, et là Nicolas de Naou, mis à la torture, avoua devant eux que le susdit Marc était le coupable dans cette affaire. Quand le gouverneur et le podestat connurent la vérité, ce dernier pria le gouverneur de lui accorder quelque temps pour qu'il pût prendre conseil et mieux examiner les faits. Celui-ci y consentit et le podestat accompagné de tous les Génois de sa suite alla à Famagouste. Le gouverneur en ayant été informé, afin de faire cesser le scandale, adressa une lettre très courtoise aux négociants génois, dans laquelle il accusait le podestat et le susdit sire Marc. Ceux-ci ayant lu cette lettre y répondirent par une autre pleine d'humilité et de courtoisie, en démontrant que les vrais coupables étaient le podestat et sire Marc.
Le gouverneur alors convoqua la grande cour devant laquelle il exposa l'affaire en demandant justice contre Nicolas de Naou. La cour le condamna à la peine de mort, et comme il était homme lige, il fut donné au gouverneur suivant les assises. Celui-ci le livra aux bourreaux qui après l'avoir traîné par terre, le pendirent au gibet, le dimanche 17 septembre 1370.
La cour voyant qu'on ne pouvait avoir sire Marc, et ne voulant pas contrarier le podestat, engagèrent secrètement l'évêque de Famagouste à donner comme de lui-même le conseil au podestat de venir demander pardon au gouverneur pour lui et pour sire Marc. C'est ce qui fut fait. Les susdits partirent de Famagouste et se rendirent à Leucosie. Le gouverneur leur pardonna, les reçut honorablement et les fit jurer sur les saints évangiles qu'ils ne dévoileraient en Occident rien de ce qui était arrivé, et qu'ils ne prendraient jamais parti contre Chypre, que la reine leur adressât au nom une demande dans ce but. Ils s'engagèrent à tenir leurs serments.
Racontons les affaires de Satalie. L'émir Tacca, seigneur de ce pays, voyant que Chypre se trouvait dans une grande confusion, chercha à rentrer en possession de son pays. Il persuada à un Turc de ses amis d'aller à Satalie comme fugitif et de prier les habitants de le baptiser, pour satisfaire un désir qu'il nourrissait depuis longtemps. Le capitaine crut à ses paroles; on lui donna une pension et on lui accorda toute confiance. Ce Turc était originaire de la contrée de Satalie; quand le roi en fit la conquête, il était hors de la ville. Il avait parmi les Sataliotes beaucoup de parents et d'amis. Chaque jour il se liait avec les indigènes, et leur faisait les plus belles promesses de la part de Tacca, dans le cas où on lui livrerait la ville. Quand il se trouva d'accord avec une partie d'entre eux, il fit dire à Tacca de venir prendre la ville. Celui-ci arriva pendant la nuit. On mit le feu aux portes, on appliqua les échelles à l'endroit de la forteresse où le nouveau-baptisé se trouvait avec les conjurés; on escalada les murs et on tua tous ceux qui n'étaient pas dans la conspiration. Les Turcs s'emparèrent ainsi de quatorze tours en égorgeant un grand nombre. Dieu voulut, que la garde passât de ce côté. En voyant ce tumulte, elle comprit ce qui arrivait et en poussant un cri terrible et sauvage elle avertit le capitaine messire Jean. Celui-ci fit aussitôt sonner la cloche au marteau, ce qui signifiait trahison. Le peuple s'arma, courut contre les Turcs. On se battit jusqu'au matin, et, Dieu aidant, les Chrétiens eurent la victoire après avoir tué beaucoup de Turcs, parmi lesquels un grand émir, parent de Tacca. Plusieurs se jetèrent sur les échelles pour fuir, et entre autres le baptisé, mais ils furent égorgés. Les deux Turcs qui avaient mis le feu à la porte étaient entrés dans la ville, mais on les tua. Tacca voyant qu'il n'y avait rien à espérer, qu'au contraire il avait perdu beaucoup d'hommes parmi lesquels son neveu, abandonna honteusement le pays.
Le gouverneur informé des faits soupçonna le capitaine d'avoir voulu rendre la ville à Tacca. Il arma immédiatement deux galères commandées par sire Thomas de Montolif de Clirou, et à la place du capitaine de Satalie il nomma sire Eustache Passanto, chevalier chypriote, mais d'origine génoise. Les galères se rendirent à Satalie, passèrent à Anémour et, parcourant la côte turque, la saccagèrent, puis après l'avoir complètement pillée, retournèrent à Satalie. Sire Thomas de Montolif ayant examiné les faits et reconnu l'innocence de Thomas de Collies, revint à Chypre en l'emmenant avec lui. Sire Eustache et ses hommes restèrent à la garde de Satalie.
Quelque temps après le roi ayant accompli sa quinzième année demanda à entrer en possession de son royaume. Au mois de novembre 1370, il dit à son oncle qu'il désirait être reconnu comme roi. Le gouverneur accueillit cette proposition de grand cœur. II manda aussitôt à tous les chevaliers de se rassembler à Leucosie le premier du mois de décembre pour remettre le royaume entre les mains de l'héritier. Le mercredi 24 décembre tous les chevaliers et seigneurs se réunirent à Leucosie dans la cour du prince gouverneur, située en face de la Contiatica. Le prince ordonna à sire Thomas de Montolif l'auditeur de demander, suivant la coutume devant là cour, le royaume pour son neveu. Sire Thomas se levant dit : « Seigneur gouverneur, nous sommes venus, nous tous les hommes du roi, trouver ta seigneurie pour te présenter notre seigneur le roi, ton neveu, l'héritier du royaume de Jérusalem et de Chypre. Nous notifions à ta seigneurie et à toute la cour du royaume, comme tu le sais aussi, que Dieu a témoigné sa volonté sur notre seigneur et votre frère le roi Pierre, fils du roi Hugues. Ce Pierre a laissé un fils qui se trouve devant vous. Comme il était mineur, tu as pris le gouvernement, selon le bon droit et les bonnes coutumes du très noble royaume de Jérusalem et de Chypre, parce que tu es le plus proche parent et l'héritier de ce royaume. Si Dieu avait manifesté sa volonté sur notre seigneur, c'est toi qui serais couronné roi ; mais la grâce divine ayant permis que Pierre de Lusignan, comte de Tripoli et héritier de ces deux royaumes, fût vivant et dans l'âge légal, il te demande la permission de prendre ces royaumes, avec le consentement de la cour, comme le plus proche héritier de ces royaumes. Mais si par hasard ta seigneurie ou la cour avaient quelque doute à cet égard, il est prêt à faire ses preuves, et après la cour jugera. Il vous prie donc, si cela paraît juste à la cour, de prendre sa demande en considération. Quant à produire ses droits devant la cour, il le fera en temps convenable. »
Le gouverneur ayant entendu ces paroles se leva et dit à la cour : « Seigneurs, j'ai bien compris ce que sire Thomas de Montolif demande au nom de mon neveu, c'est-à-dire qu'on lui rende les royaumes, parce qu'ils lui appartiennent, comme ayant déjà atteint l'âge légal. Seigneurs, qu'il prouve qu'il est le fils de mon frère le roi Pierre et qu'il est arrivé à l'âge légal, et alors je ferai ce que le droit exige. Je soumets ces propositions à la connaissance de la cour, sans les choses que j'aurai à ajouter en lieu et temps convenables. »
Le roi fit ses preuves et ses démonstrations avec l'aide de seigneurs dignes de foi qui jurèrent sur les saints évangiles qu'il était fils dix roi Pierre et héritier légitime des royaumes possédés et gouvernés par son père le roi Pierre et qu'il avait atteint l'âge légal de quinze ans. La cour ayant accepté ces preuves dit au gouverneur : « Seigneur gouverneur, le seigneur ton neveu nous a donné des témoignages suffisants; il est juste de lui rendre ses royaumes. »
Aussitôt le gouverneur se mit à genoux devant la cour et, tenant un cierge à la main, remit les royaumes au sénéchal. Ce dernier ayant dit à l'héritier de prêter serment, celui-ci se mit à genoux et jura devant la cour. Alors la cour dit au sénéchal : « L'héritier a exécuté tout ce qu'il était obligé de faire, mettez-le en possession de ses royaumes. » Le sénéchal, en présence des seigneurs, de l'évêque de Paphos nommé sire Hélie de Carbebaï, de l'évêque de Limisso messire de Mimars et des principaux Grecs, mit le comte de Tripoli en possession des royaumes, comme le véritable héritier et le fils dix roi Pierre. Immédiatement tous les liges lui prêtèrent serment selon la coutume. Le nouveau roi manda ensuite à tous les liges et à tous les chevaliers de venir à Leucosie pour son couronnement.
Le dimanche 12 janvier 1371, le comte de Tripoli fut couronné à Leucosie, à Sainte-Sophie, comme roi de Chypre, et le 12 octobre 1372 il fut conduit à Famagouste, où il fut couronné roi de Jérusalem, selon l'ancienne coutume. Cela vient de ce que, après l'occupation de Jérusalem par les ennemis de la croix, on avait transmis à Famagouste la dignité de Jérusalem ainsi que ses enseignes. Le roi fut couronné dans l'église de Saint-Nicolas. Quand il sortit de l'église et arriva au perron pour se mettre à cheval, les Vénitiens s'élancèrent et prirent la rêne droite du cheval; les Génois prétendaient eux-mêmes à l'honneur de tenir cette rêne, suivant le privilège qu'ils avaient obtenu, c'est-à-dire que, quand le roi serait à cheval, les Génois se mettraient à sa droite et les Vénitiens à sa gauche. Un vaisseau vénitien se trouvait alors au port; ceux-ci étant plus nombreux ne craignirent pas de tenter la lutte et il s'en suivit un grand tumulte. On avait l'habitude, en sortant de SaintNicolas de faire tourner le roi pour le conduire aux loges, d'où celui-ci faisait son entrée au palais. Le prince voyant ce grand tumulte écarta les Génois et les Vénitiens et prenant les rênes avec son frère le sénéchal tandis que le sire d'Arsouf tenait la rêne gauche, ils firent tourner le roi, selon la coutume, mais non complètement. Quand ils arrivèrent au palais, le podestat craignant que les Vénitiens ne fissent quelque bruit, recommanda à tous les Génois d'avoir de petites armes sous leur vêtements.
Le 17[101] octobre 1372, avant d'être couronné, le roi descendit, conféra tous les offices aux seigneurs du royaume de Jérusalem, dont les noms suivent : la dignité de connétable à son oncle messire Jacques de Lusignan et celle de sénéchal à sire Léon de Lusignan. Il nomma bouteiller sire Thomas de Montolif l'auditeur de Chypre, chambellan de Jérusalem messire Nicolas de Clirissia,[102] et comte de Tripoli messire Jacques de Lusignan, son cousin, le fils du comte.
Quand le roi fut couronné, il donna plusieurs rentes pour se conformer aux volontés de sa mère. Ses oncles et les autres seigneurs voyant cela et croyant que ces gratifications ruinaient le royaume et leur causerait, un dommage à eux-mêmes, remirent une note au roi qui, prenant le conseil de ceux de ses hommes qui se trouvaient là, publia une assise, suivant laquelle toute gratification faite depuis le jour de son couronnement et après qu'il aurait atteint l'âge de vingt cinq ans et au-dessus, serait valable; mais tout ce qu'il donnerait à un âge inférieur à celui de vingt-cinq ans, n'aurait point force de loi. La reine informée de cette loi, fut très fâchée, parce qu'elle avait promis des gratifications à ses amis. Dès ce moment commença la haine entre la reine et les oncles du roi.
Quand ils se mirent à table pour manger, l'ordre fut donné de placer la table des Génois à droite et celle des Vénitiens à gauche ; pendant que les deux communes mangeaient, elles se menaçaient réciproquement en grinçant des dents. Les Génois armés d'après l'ordre du podestat messire Antoine Dinegro pendant qu'ils étaient à table avaient constamment l'œil sur les Vénitiens. Quand on se leva de table, le roi alla mettre ses habits de cérémonie dans la maison de sire Demes Petré, bourgeois de Famagouste, pour ouvrir le bal. Pendant l'absence du roi les Génois et les Vénitiens s'insultaient réciproquement; aussitôt trois négociants génois, sire Julien Italie, sire Barnabo Ptizzo et sire Engadeflé de Flussia sortirent leurs épées et s'élancèrent sur les Vénitiens. Quelques-uns de ces derniers, sire Janaqui Corner et sire Marin Malipier en apercevant les Génois, mirent aussi l'épée à la main pour se défendre. Les Génois armés qui se trouvaient hors de la cour, ayant entendu ce bruit, envahirent le palais. Les sergents qui gardaient l'escalier, les arrêtèrent et les désarmèrent.
La nouvelle se répandit dans la ville qu'un grand tumulte régnait à la cour; tout le monde accourut pour voir. Les seigneurs entendant ce bruit laissèrent le roi dans la chambre et sortirent. Voyant les épées nues et ceux qui s'élançaient pour entrer de force, ils furent très irrités et ordonnèrent aux chevaliers et aux serviteurs de les arrêter. Ceux-ci prirent la fuite. On arrêta quatre négociants génois et, comme ils étaient armés, on les tua. La maison de Petré était située près de la cour royale et il y avait un pont pour communiquer d'une maison à l'autre. Les tués étaient sire Thomas Cicala, sire Dominique Doria et d'autres de la mahone,[103] un notaire et deux esclaves ; les blessés étaient nombreux. Le prince ordonna de jeter les Génois du haut de la maison. Ceux-ci morts de frayeur cherchaient à se sauver en sautant en bas et en saisissant les pilastres de marbre des balcons, mais ceux qui étaient au-dessus leur coupaient les mains avec leurs épées et les malheureux se tuaient en tombant. Périrent encore de la même manière sire Nicolas Sampinello, sire Nicolas de Frontefrassia, sire François Kintamar, sire Luggier Cibo. Les sires Lancelot, Malosel et autres furent jetés de la loge au devant de la porte.
Le tumulte était devenu considérable. Le peuple de Famagouste alla détruire la loge des Génois. Les Vénitiens voyant qu'un grand nombre de Génois se réunissaient, s'armèrent de bâtons pour se défendre. Le peuple prit la caisse renfermant les écritures des Génois et la brisa. Plusieurs de ces derniers, saisis de frayeur, montèrent à la terrasse et se laissèrent glisser dans le bas du couvent des Frères Mineurs. Plusieurs furent tués, d'autres blessés; une partie se sauva. Ordre fut donné de les tuer tous. Messire Pierre Malosel, le chambellan du royaume de Chypre, après avoir fini de dîner était parti avant le tumulte; en entendant ce bruit il revint sur ses pas pour voir. La populace de Famagouste, ivre devin, l'apercevant sur la place publique, se jeta sur lui pour le tuer, mais les chevaliers accoururent à son secours et le sauvèrent.
Le prince ayant appris que la populace de Famagouste avait envahi la loge et brisé la caisse, que d'autres entraient dans les boutiques et les maisons et les pillaient, envoya aussitôt sire Jean de Morpho, comte de Rochas, avec plusieurs chevaliers et hommes d'armes, pour défendre à la populace de faire du mal aux Génois. Celle-ci se retira et chacun rentra chez soi. On trouva les Vénitiens dans leur loge armés et avec un drapeau déployé qui signifiait la guerre; on les obligea de rentrer dans leurs habitations. Il fut défendu à tout le monde de porter des armes ; celui qui se permettrait de faire un dommage à la personne ou au bien de qui que ce soit, encourrait des peines corporelles et ses biens seraient confisqués.
Le tumulte s'étant calmé, chacun rentra chez soi. Le roi fit venir le podestat des Génois avec tous les négociants qui s'étaient trouvés au palais pendant le tumulte et qui dans le moment restaient par peur auprès du podestat, ainsi que les gens de la suite du prince et tous les autres chevaliers et hommes qui appartenaient à la cour royale; et quand tout ce monde fut réuni devant le roi, celui-ci dit au prince de parler au podestat sur la vilaine fête qui était survenue à cause de lui. Le prince blâma sévèrement le podestat et lui dit courageusement : « Ta conduite a mis en péril la vie de mon neveu le roi; c'est à cause de toi que tant de vies se sont exposées à la mort. C'est par tes œuvres qu'a été détruite la joie du couronnement de mon neveu. » Le podestat chercha à prouver qu'il n'était pas le coupable. L'heure était avancée et on allait mettre les tables pour le dîner; le podestat donna des garants jusqu'au matin pour répondre à propos de l'accusation qui avait été portée contre lui. Le prince envoya des chevaliers et des gens d'armes pour l'accompagner à sa maison ainsi que tous les négociants génois qui étaient à sa suite, afin qu'ils ne fussent maltraités par personne. Il donna l'ordre au vicomte de faire venir des chariots pour enlever les corps des Génois tués; on les transporta hors de Famagouste à l'église de Saint-Georges et on les y enterra.
Le roi, pour montrer qu'il avait oublié le scandale, fit des joutes et de grandes réjouissances. Deux jours après, le 14 octobre 1372, il envoya sire Jean de Giblet, sire Jean Gorab, sire Hugues de Mimars, sire Jacques de Saint-Michel, accompagnés de juges et de notaires pour aller trouver le podestat et lui demander ses réponses aux accusations du roi. Le podestat s'était présenté, suivant sa garantie, mais le roi occupé aux joutes n'avait pas voulu lui donner audience. Quand les susdits seigneurs allèrent à la loge des Génois et lui demandèrent ce qu'il avait à répondre, le podestat leur dit : « Seigneurs, il me semble que je ne suis obligé de répondre à votre honneur que si vous me montrez qu'en effet le roi vous a autorisés à recevoir ma réponse. » Les seigneurs retournèrent auprès du roi et lui communiquèrent cette demande. Celui-ci fit venir aussitôt un notaire devant lequel il nomma comme ses représentants, d'abord sire Jacques de Saint-Michel comme son procureur et les autres formant sa suite. Alors sire Jacques prit avec lui deux négociants de chacune des communes occidentales qui se trouvaient dans l'île, c'est-à-dire Catalans, Provençaux, Florentins et Napolitains, et se rendit avec eux à la loge. Devant tous ces hommes sire Jacques de Saint-Michel demanda au podestat de répondre sur toutes les questions que le roi lui avait soumises. Celui-ci lui répéta : « Je ne veux pas te répondre avant que tu ne m'aies montré l'autorisation que tu as de la part du roi. » Sire Jacques lui montra l'acte qui lui donnait le droit de représenter le roi. Alors le podestat reprit : « Seigneur, je te répondrai comme il faut maintenant à chacun des articles, bien que l'événement ne comporte ni importance ni danger. La chose principale c'est ce qui est arrivé aux Génois dont les uns ont été tués et les autres pillés. Or j'entends que le seigneur le roi fasse indemniser les Génois et paver les biens qui leur ont été enlevés et qu'il fasse justice des meurtriers de mes compatriotes; alors je répondrai en mon nom et au nom de mes conseillers. Qu'il nous rende aussi justice en nous restituant les livres et les actes qui ont été enlevés de la loge et de la Caisse des négociants. » Sire Jacques lui répondit : « Je te dis que c'est toi qui es la cause que la fête a manqué et que les Génois ont été tués; sois certain que le roi se vengera sur toi. » Les paroles s'envenimaient de plus en plus. Sire Jacques ne voulant pas prolonger la conférence, emmena les hommes de sa suite et retourna auprès du roi. Quand il eut fait son rapport sur son entrevue avec le podestat, le roi s'emporta et donna l'ordre d'arrêter et de mettre en prison tous les Génois qui étaient venus en armes pendant la fête : c'étaient sire François Frasefigo, sire Julien Damila et un autre.
Le lundi 18 octobre le roi envoya à la loge des Génois sire Jacques de Saint-Michel accompagné de quelques autres; celui-ci dit au podestat de la part de son maître : « Sache, sans doute parce que tu as pris part au tumulte, que tu n'as pas voulu punir les auteurs du scandale; c'est pour cela que le roi a fait emprisonner les Génois qui étaient venus en armes au palais pendant la fête du couronnement. Sache encore que tu avais l'intention de tuer le roi avec tous les chevaliers ; ce sont les prisonniers qui ont dévoilé ton dessein. Dans les rapports que tu adresseras à Gênes, éclaire en détail ton gouvernement sur cette affaire; les prisonniers ne seront délivrés que lorsqu'on aura reçu la réponse de Gênes. Mais afin que les Génois non coupables ne souffrent pas, le roi te fait prévenir qu'ils peuvent continuer leurs affaires selon leur bon plaisir et les franchises dont ils jouissent dans tout mon royaume. »
Le podestat, sire Antoine Dinegro, homme borgne et très orgueilleux, répondant d'un ton doux et avec ordre, dit aux seigneurs : « Vous avez prétendu que j'ai participé à la mêlée et que je n'ai pas voulu faire justice, je commence par protester sur mon honneur contre une pareille assertion. C'est la seigneurie du roi qui a fait massacrer plusieurs négociants génois pour son plaisir, sans examiner l'affaire et sans prendre en considération l'accord et les traités qui existent entre la commune et sa Majesté. On a précipité et massacré les uns, les autres ont été emprisonnés, battus, pillés. On a mis à la torture ceux qui restaient pour obtenir des renseignements sur la cause du scandale. Si nous avions été absents, vous auriez un prétexte contre nous; mais aujourd'hui tout le monde sait parfaitement comment les choses se sont passées; vous êtes tous les alliés des Vénitiens et, oubliant les bons services que ce royaume a obtenus des Génois, vous nous avez traités comme des ennemis. Or je vous promets que la chose ne se passera pas aussi facilement que cela; je la ferai connaître à mon gouvernement.
Vous nous avez bien dit que les négociants pouvaient continuer leurs affaires, comme ils en avaient l'habitude, mais sur quoi se fier, quand on voit que vous avez trahi l'amitié? Si vous voulez rassurer les négociants, obtenez que le roi fasse publier un ordre, devant lequel personne n'osera maltraiter les Génois. »
Le roi ayant appris ces détails fit proclamer dans tout Famagouste que personne ne devait faire de mal aux Génois sous peine de perdre la main droite. On pardonna aux coupables et on les fit sortir de prison.
Quelques jours après on fit publier un autre ordre ainsi conçu : « Sachez que nous avons accordé à nos vieux amis les Génois la liberté d'entrer dans notre île et d'en sortir, eux et leurs marchandises, de vendre et d'acheter sur terre et sur mer, comme ils y ont toujours été accoutumés. » On prenait toutes ces mesures, pour calmer la colère des Génois et pour les flatter; mais on n'y réussit pas.
Après cette proclamation tous les Génois emportant leur argent, leurs femmes, leurs enfants et les serviteurs, s'embarquèrent sur deux galères et allèrent à Gênes, où ils expliquèrent les faits. Les sommes d'argent et d'or enlevées par ces deux galères furent estimées à deux milliards de gros de Chypre. Le ducat valait alors trois besants et huit gros, c'est-à-dire trois gros et demi de Chypre.
Le roi ayant appris que les Génois abandonnaient Famagouste, envoya des hommes pour surveiller la porte et toute la ville pour empêcher les Génois d'en sortir; mais ceux-ci partirent sans qu'on pût les prendre. Assuré de leur départ le roi décida dans un conseil avec ses chevaliers qu'on enverrait des ambassadeurs au Pape, avant que les Génois n'en envoyassent eux-mêmes, et pour que le saint Père ne se mît pas en colère contre lui. Il agit ainsi parce que les Chypriotes et les Génois avaient fait devant le Pape un traité d'après lequel une amende de cent mille (ducats) serait payée par celui qui commencerait la guerre. On voulait en même temps informer le Pape du commencement de la guerre, et, comme les Génois après leur parjure avaient abandonné l'île et s'en étaient allés, demander en conséquence à sa Sainteté l'indemnité de cent mille ducats fixée par le traité, car les Génois étaient les coupables et avaient commencé la guerre.
Le lundi 20 octobre Dieu manifesta sa volonté sur la personne de Pierre de Sur, l'amiral de Chypre, fils de sire Jean de Sur.
Quatre galères vénitiennes se montrèrent pendant que le roi attendait des vaisseaux pour envoyer les ambassadeurs au Pape. Ces ambassadeurs étaient sire Nicolas Le Petit et sire Guillaume de Cerni. Ils s'embarquèrent sur les galères et partirent pour aller trouver le Pape. La reine envoya un homme de sa suite, nommé Alphonse Farrand, négociant catalan, pour porter des lettres à son père dans lesquelles elle avait écrit tout le mal imaginable contre ses ennemis, en le priant de venir pour la venger.
Le même jour le roi sortit de Famagouste et vint à Leucosie.
Le 8 novembre arriva à Famagouste une galère de l'empereur de Constantinople, Calojean Paléologue. Cette galère amenait deux ambassadeurs pour négocier le mariage de la fille de l'empereur avec le roi. Le premier de ces ambassadeurs était un chevalier constantinopolitain nommé Georges Bardalès, le second un chevalier allemand au service de l'empereur; tous deux étaient très sages, prudents et estimés. Le roi les accueillit avec honneur et les fit venir à Leucosie pour qu'ils lui communiquassent leur ambassade.
Dans le même temps se trouvait à Chypre la reine dame Marguerite de Lusignan, petite-fille du prince de Tyr, sœur de Léon, roi d'Arménie, et femme du seigneur Manuel Cantacuzène, prince de la Morée. Invitée au couronnement du roi, elle arriva à Famagouste après cette fête sur sa propre galère. Elle fut reçue avec honneur comme parente du roi. Le village d'Aradippo avec sa juridiction et tous les revenus du seigneur de Tyr, son grand-père, lui étaient arrivés par héritage. Elle tirait annuellement de l'île de Chypre quatre mille gros de Chypre qui équivalaient à mille ducats.
Les ambassadeurs se présentèrent devant le roi et son conseil et exposèrent leur mission en ces termes : « Seigneur et béni roi de Jérusalem et de Chypre, que Dieu augmente le nombre de tes années en te fortifiant contre les Agaréniens ! Notre très saint empereur adresse ses salutations à ta seigneurie. Nous faisons savoir à ta seigneurie que plusieurs alliances ont eu lieu entre Crées et Latins, et surtout entre le roi de France et l'empereur de Constantinople. Tout le monde loue ta seigneurie à cause de l'affection que ton peuple a pour toi; c'est pour cela que notre empereur désire donner sa fille unique en mariage à ta seigneurie. La première chose qu'on demande en pareille circonstance, c'est la beauté; or nous t'assurons qu'elle est une des plus belles femmes qui soient au monde. La seconde, c'est l'esprit. Protégée par la grâce divine, elle a de l'esprit, et a été instruite dans les lettres par les plus célèbres maîtres, comme ta seigneurie peut s'en informer auprès de tout le monde. Nous te promettons de plus une dot très considérable; outre plusieurs forteresses dans la Hellade, elle t'apportera en or et en argent cinquante mille ducats. Ainsi tu auras l'empereur comme père et lui t'aura comme son propre fils. Voici en résumé l'objet de notre ambassade que nous sommes prêts à t'exposer en détail. Mais au nom de Dieu, nous t'assurons que cette alliance est bonne pour vous comme pour nous-mêmes. »
Ils remirent au roi les lettres de l'empereur et allèrent dans la maison où ils étaient logés. Les conseillers du roi répondirent aux ambassadeurs : « Seigneurs, soyez mille fois les bienvenus. Notre seigneur a entendu votre message; pour le moment il désire que vous vous reposiez, et il prendra le conseil de sa cour pour vous répondre. » La reine Marguerite alla rendre visite à chacun des conseillers, en les priant de faire cette alliance, parce que c'était surtout pour cela qu'elle était venue.
Le roi ordonna aussitôt d'ouvrir les lettres, et, après qu'on les eut lues, il leur demanda leur opinion. Mais, à cause de l'ancienne haine qui régnait entre les Latins et les Grecs, les conseillers ne firent pas le meilleur choix. Après une longue discussion, on décida qu'on adresserait aux ambassadeurs une réponse écrite et conçue en ces termes : « Seigneurs, nous reconnaissons que le mariage de la princesse fille de l'empereur avec le roi serait très utile; mais pour le moment le roi, occupé de la guerre avec les Génois, ne peut pas le faire; il n'en a pas le temps et il n'est pas dans des dispositions favorables pour se marier; le mariage a besoin de joie et de tranquillité, et non de combats, de douleurs, de massacres et d'autres maux. Or, il ne trouve pas que l'heure soit convenable pour que l'empereur envoie une fille si belle et si distinguée au, milieu de meurtres et de périls pareils. Il craint aussi que les Génois, informés de son arrivée, ne l'arrêtent ainsi que sa dot, et alors elle aurait de la peine à se tirer de leurs mains. Si leur flotte occupait l'île ou si le roi était fait prisonnier ou mourait en combattant, la princesse resterait alors veuve, avant d'avoir joui de son bonheur, et au lieu de joie elle ressentirait de l'amertume et une douleur sans consolation. Or, pour cette raison et pour plusieurs autres motifs, il nous paraît impossible que ce mariage puisse se faire, et nous le regrettons vivement. Telles sont nos raisons; vous qui êtes des hommes sages, pensez-y et dites-nous ce que nous devons faire. »
Les ambassadeurs leur dirent : « Vous êtes sages, et puisque vous avez tant de chagrins, nous le dirons à l'empereur, et que la volonté de Dieu soit faite! » Alors les ambassadeurs prirent congé et partirent. Tout cela se fit à cause de l'envie secrète que Jean de Morpho comte de Rochas et sire Jacques de Norès le turcoplier de Chypre nourrissaient l'un contre l'autre. Le comte avait marié sa première fille avec le fils de la fille du seigneur de Tyr, petit-fils du roi Hugues et prince de Galilée, et il voulait marier sa seconde fille avec le roi Pierre. D'un autre côté Jacques de Norès désirait avoir le roi pour gendre, en lui donnant sa fille Marguerite de Norès pour laquelle il avait préparé une dot considérable. Mais Dieu, voyant leur jalousie, n'accorda cette faveur à aucun d'eus, et tous ces biens furent enlevés par les Génois.
Après le-départ des ambassadeurs de l'empereur, la fille du duc de Milan messire Barnabo, la jeune reine Valentine, vint en secret à Famagouste et fut mariée au roi ; elle était plus riche que toutes les reines.
La reine (Marguerite) alla en dévotion au Saint-Sépulcre et à son retour assista au mariage du roi, et partit pour Constantinople.
Mais laissons cela et revenons aux ambassadeurs que le roi avait envoyés au très saint Pape. Ces ambassadeurs, Pierre[104] Le Petit et sire Guillaume de Lerni, en arrivant à Rome, remirent leurs lettres au Pape et lui exposèrent en détail le but de leur message. Le Saint-Père, secours des Chrétiens et balance de la justice, après avoir entendu cet exposé, jugea que les Génois étaient dans leur tort. Il envoya alors des ambassadeurs à Gênes pour leur reprocher le mal qu'ils avaient fait aux Chypriotes, et pour les prévenir qu'ils sont cités pour venir devant lui répondre à ces accusations et, si ce que disent les Chypriotes est vrai, les Génois seront obligés de leur donner une indemnité de cent mille ducats. S'ils ont quelque chose à dire pour leur justification, ils doivent venu devant le Pape dans un délai convenable.
Les Génois lui répondirent par des lettres dans lesquelles ils racontaient tout ce qui était arrivé. Ces lettres furent envoyées au cardinal leur procureur par des ambassadeurs. Ces derniers, présentés au Pape, lui exposèrent en détail le différend. Celui-ci, apprenant le mal que les honorables chevaliers de Chypre avaient fait aux Génois, porta avec sa cour une sentence contre les Chypriotes. Il chargea les ambassadeurs de Chypre de dire au roi et à sa cour qu'ils devaient livrer aux Génois les assassins vénitiens et tout le bien qui leur avait été enlevé. Quant à l'amende de cent mille ducats, elle pourrait être fixée à des conditions plus douces, parce que la chose était arrivée accidentellement et on ne pouvait en accuser ni les uns ni les autres. Mais si, les Génois envoyant prendre leur bien avec les assassins, le roi et sa cour se refusent à les rendre, les Chypriotes seront alors obligés de payer les cent mille ducats, outre la dépense que les Génois auront faite.
Quand les Génois, à force de patience et de sagesse, eurent obtenu cette sentence, ils écrivirent au roi d'Aragon et aux seigneurs de Barcelone des lettres dans lesquelles ils disaient que la reine de Chypre avait demandé aux Génois de préparer une flotte et de venir à Chypre pour venger le sang de son époux. Ils leur donnaient cet avis pour qu'ils ne marchassent pas contre eux. Ceux-ci répondirent aux Génois : « Puisque la reine et son fils désirent cela, nous le désirons aussi; faites donc comme vous l'entendrez. »
Les Génois furent ainsi justifiés. Alors le père de la reine Éléonore, nommé Frère Pierre d'Aragon, montra les lettres que sa fille lui adressait pour être présentées au Pape. Dans ces lettres elle accusait les seigneurs et autres chevaliers de Chypre de la mort de son mari le roi Pierre. Son fils avait été couronné, mais c'était le prince qui recueillait toutes les rentes de Chypre, tandis que son pauvre fils avait à peine de quoi vivre ; on le trompait en lui prenant son bien. Elle disait d'autres choses contre les chevaliers et dans son intérêt. Elle envoya de grands présents au Pape, en le priant humblement de donner l'ordre aux Génois d'aller à Chypre pour la venger de la mort de son époux et établir son fils comme héritier et seigneur roi, avec le droit de commander à tous les chevaliers et d'avoir tout le royaume à ses ordres.
Le Pape, après avoir reçu les présents et entendu les lettres qui étaient bien rédigées et démontraient la vérité par des preuves, pressé d'ailleurs par le Frère Pierre d'Aragon, consentit à permettre aux Génois d'envoyer une flotte à Chypre, afin d'établir le roi dans son pays, selon la demande de la reine, et il autorisa celle-ci à venger la mort de son époux. Il manda en même temps au grand maître d'accompagner les Génois à Chypre et d'intervenir entre ces derniers et les Chypriotes afin de les mettre d'accord, de faire cesser les combats et le pillage, et de mettre à mort les assassins.
La reine envoya aussi deux lettres au roi d'Aragon son neveu et à Jeanne, reine de Naples, en les priant d'aider les Génois à faire leurs armements pour aller à Chypre.
Ceux-ci quittant Rome, avec la permission du Pape de s'armer, se rendirent à Gênes et proclamèrent la guerre contre Chypre. Ils formèrent une mahone (société), c'est-à-dire que les dames veuves contribuèrent de leurs biens et réunirent la somme de quatre cent mille ducats qu'elles donnèrent sous la condition que, sur tout le butin fait à Chypre, elles auraient soixante pour cent pour leur part, ce qui donne un intérêt de 240 mille ducats par an. On publia que tous ceux qui se sentaient capables de faire la guerre s'engageraient comme volontaires dans la flotte et qu'ils recevraient des galères du gouvernement. On nomma quatre amiraux pour commander les vaisseaux. Le doge nommé Dominique de Campo Frégoso mit à la tête de la flotte comme amiral son frère Pierre de Campo Frégoso qui avait sous ses ordres les autres amiraux nommés sire Lucas Spinola, sire Georges Cibo, sire Alphonse Doria et sire Hugues Dinegro. Aussitôt on éleva l'étendard de Saint-Georges et la maudite flotte fit ses préparatifs.
On résolut ensuite dans un conseil d'envoyer sept galères à Chypre pour demander justice contre les meurtriers qui avaient tué les Génois et contre ceux qui avaient envahi la loge. Cette justice devait être faite devant le capitaine de ces galères, sire Daniel Cattaneo. On lui donna deux conseillers, messire Jacques Grillo et messire Guillaume Lermi. Les sept patrons des galères étaient : Barnabo Cattaneo, sire Marin Corzana Fieschi, sire Thomas Tagas, Raphaël de Zilampa et sire Antoine Castania. On donna pouvoir à Cattaneo de venir à Chypre et de poser au roi les susdites questions. Dans le cas où le roi et les seigneurs ne consentiraient pas à l'exécution de ces conditions, il enverrait la réponse le plus vite possible à Gênes pour qu'on pût faire partir le reste de la flotte. Si le roi accepte de bonne volonté ces conditions, ainsi que le Pape le lui a ordonné, ainsi qu'à sa cour, par les ambassadeurs chypriotes, alors les Génois devront lui répondre avec humilité et douceur et se garderont de commettre aucun dommage ou aucune calamité dans le royaume.
Avant l'arrivée de ces galères, sire Odet Montolif envoya deux ambassadeurs florentins, nommés sire Olivier de Lestorne et sire Martel Elpisi, auxquels il avait donné des lettres pour le capitaine des galères. Celui-ci témoigna peu de considération à ces envoyés et les congédia sans daigner écrire une réponse. Ces derniers étant revenus trouver le capitaine, on débarqua un moine de Saint-Augustin avec des lettres pour le roi. Le bailli, voyant le moine, l'accueillit avec joie et lui donna aussitôt une suite pour aller à Leucosie.
Aux lettres qu'il avait reçues, le roi répondit par d'autres chiffrées qu'il envoya à Famagouste. Aussitôt le bailli, c'est-à-dire le gouverneur (de la ville), les expédia aux galères. Le capitaine de celles-ci les ayant lues devant ses conseillers, on écrivit les réponses qui furent envoyées au roi, et personne ne sut ce dont il s'agissait. Après avoir lu ces lettres, le roi écrivit des réponses qu'il adressa aux galères par deux chevaliers génois qui étaient à son service, sire Raf de Carmaï et sire Thomas de Riou. Ceux-ci se rendirent à Famagouste et montant sur les galères s'entretinrent avec les patrons. Le roi manda au capitaine d'envoyer aux Génois quatre chevaliers pour les saluer, afin que ceux-ci envoyassent quatre des leurs pour parler avec le roi. D'après cet ordre, le capitaine choisit sire Zevos de Nesines, sire Louis Laze, sire Jean de Colies et sire Henri Monze. Quand ceux-ci montèrent sur les galères, le capitaine génois n'en fit aucun cas, les considérant comme des hommes sans valeur; il prit le conseil des siens et les renvoya au bailli en lui mandant d'envoyer quatre chevaliers salariés de bonne condition, afin qu'ils pussent se confier à eux et aller trouver le roi. Le capitaine transmit cette demande au roi qui envoya trois chevaliers salariés, sire Thomas de Morpho, sire Jean Babin et sire Pierre de Montolif, qui se rendirent à Famagouste.
Mais les Génois, en gens rusés qu'ils étaient, se conduisirent perfidement; ils commencèrent par piller ça et là, comme je vais vous le dire. Or le jeudi 12 mai 1373, le capitaine des galères en envoya trois qui vinrent pendant la nuit et tâchèrent de s'approcher du port de Famagouste afin de mettre des hommes à terre pour faire du mal. La garde de la tour, les ayant découverts, lança contre eux une grande quantité de dards et de pierres, de sorte que les galères ne purent pas prendre terre. Alors les quatre autres galères allèrent à l'île des Bœufs. J'ai oublié de vous dire qu'une de ces galères s'était dirigée vers la Turquie pour voir si les Turcs préparaient quelque expédition et était revenue, Les treize galères débarquèrent des hommes qui allèrent aux jardins de Cilliri où ils exercèrent des ravages et blessèrent plusieurs jardiniers. Les galères se dirigèrent vers Famagouste, mais, quand elles s'approchèrent de la tour ronde de l'arsenal, messire Jean de Colies qui gardait cette tour, voyant qu'elles s'approchaient de la ville, rassembla tous les hommes du dehors qu'il put réunir et des chevaliers parmi lesquels se distinguaient sire Guy Grimai le lige, sire Jacques Zappo, chevalier soldat, sire Georges Monomaque, chevalier constantinopolitain, et plusieurs autres à pied et à cheval. Quand les galères se disposaient à jeter le câble, on les chassa avec des pierres et des traits et elles retournèrent à l'île des Bœufs. Les Chypriotes, sous la conduite du capitaine de Famagouste, marchèrent contre les Génois qui avaient pris terre à l'île des Bœufs, les combattirent et les forcèrent à rentrer dans les galères. D'autres, ayant occupé le passage, coupèrent les câbles, de sorte qu'ils n'osèrent plus s'approcher de la terre et jeter des ponts pour sortir, mais les galères restèrent devant le port sur leurs ancres. Dans cette rencontre plusieurs Génois furent blessés mortellement : une partie mourut et le lendemain on descendit à l'île de Sainte-Catherine pour ensevelir les cadavres.
Alors arrivèrent les chevaliers que le roi avait consenti à donner comme otages aux Génois pour que ces derniers pussent envoyer des ambassadeurs, c'est-à-dire sire Raf de Cannai et sire Thomas de Eiou: ils attendaient les ambassadeurs génois pour les conduire à Leucosie. Quand sire Raf et sire Thomas apparurent à la porte de Cava pour entrer à Famagouste, la populace les ayant pris pour des Génois, il survint un tumulte qui mit leur vie en danger. Le capitaine de Famagouste vint à la porte pour dissiper la populace, et le tumulte cessa. Sire Raf et sire Thomas se retirèrent dans leurs logements où ils restèrent sans sortir pendant deux jours. Enfin, voyant que le capitaine n'envoyait pas les ambassadeurs annoncés, ils retournèrent secrètement à Leucosie pendant la nuit.
Le vendredi 18 mai, le roi, informé de la conduite des Génois, fut très irrité. Il envoya à Famagouste messire Jacques de Lusignan, connétable de Jérusalem. Le peuple s'arma de courage en croyant qu'il allait monter sur nos galères pour combattre les Génois. On envoya du secours pour surveiller l'île et empêcher les Génois de prendre de l'eau à Stiléria; le peuple avait beaucoup d'ardeur pour combattre. En arrivant à Famagouste, le connétable fit publier un ordre qui défendait sous peine du gibet de lancer des traits contre les Génois et de leur faire du mal. En entendant cet ordre, le peuple se refroidit, comme s'il était déjà battu.
Le roi mit dans la prison du prince de Tyr tous les Génois, excepté les salariés, qui se trouvaient à Leucosie. De son côté le connétable fit arrêter les Génois de Famagouste et les emprisonna dans la cour royale.
En apprenant que les Génois étaient venus dans des dispositions ennemies contre Chypre, le roi craignit qu'ils n'envoyassent assiéger Satalie et que, dans le cas où la galère de Satalie ne pourrait pas se procurer des vivres, les Sataliotes désespérés ne se rendissent aux Turcs. Dans la forteresse se trouvaient de nombreux soldats dont Chypre avait besoin pour Famagouste et pour l'autre île. D'ailleurs l'argent nécessaire pour la dépense des soldats de Satalie ne pouvait être envoyé, parce que Chypre en avait besoin. Toutes ces questions furent examinées dans le conseil avec les chevaliers qui tous furent d'accord qu'il valait mieux rendre cette forteresse aux Turcs que la laisser prendre par les Génois. Ces derniers, en effet, demandèrent au roi la permission de surveiller Satalie, mais celui-ci, d'accord avec sa cour, se décida à la rendre à Tacca. Il fit donc partir un bourgeois de Famagouste, sire Badin Mistachiel, accompagné du Leucosiote Georges Pissologos, avec mission d'aller trouver Tacca, l'ancien seigneur de Satalie, et, dans le cas où celui-ci consentirait à devenir homme du roi, lui prêter serment et lui payer un tribut lui et ses successeurs, et autres conventions qu'on devait lui soumettre, de promettre au nom du roi, si Tacca acceptait, qu'on enlèverait les soldats et les armements conservés dans l'arsenal et qu'on retournerait à Chypre.
Les susdits ambassadeurs se rendirent auprès de Tacca qui, après avoir lu la lettre du roi, fut comblé de joie, confirma les traités et leur fit des présents. Messire Badin Mistachiel et sire Georges Pissologos allèrent ensuite à Satalie et remirent les lettres au capitaine de cette ville, sire Eustache de Bethsan; puis lui ayant montré les pouvoirs dont ils étaient munis, ils ordonnèrent que tous les hommes s'embarquassent sur le grand vaisseau que le roi avait envoyé pour venir à Chypre. Quant aux armements, ils furent mis dans les autres vaisseaux.
Le samedi 14 mai 1373, Tacca vint camper devant Satalie. Il prêta le serment dû au roi et remit aux ambassadeurs des vases d'argent pour leur souverain. Parmi ces présents se trouvait un cratère d'argent très précieux que les Turcs emportent dans leurs excursions pour mêler le vin, qui se sert à la cuiller; il ressemblait à un plat avec pied et pesait huit marcs. Après avoir tout terminé, selon le commandement du roi, ils donnèrent aux soldats l'ordre de s'embarquer sur les vaisseaux. Ce fut une grande honte pour la chrétienté que le roi ait rendu aux Turcs une si belle forteresse que le valeureux roi Pierre, son père, avait conquise après une grande guerre et après tant de sang versé. Ce sont les Génois qui furent cause de ce malheur. Le peuple se retira sur les vaisseaux avec toutes les provisions et avec l'image de Notre-Dame de Chypre, peinte par l'apôtre Luc, ainsi qu'avec d'autres reliques qu'on transporta à Cérines. Les Génois, en ayant été informés, envoyèrent deux galères à leur rencontre, afin de dévaliser les transfuges, mais Dieu sauva son peuple : seulement sire Badin Mistachiel et d'autres, ayant été trouvés dans une embarcation, furent faits prisonniers. La cause de cette mésaventure vient de ce que ce Badin ne voulut pas entrer dans le vaisseau qu'il craignit de voir prendre par les Génois s'ils le rencontraient. Il s'était embarqué dans la chaloupe de ce vaisseau pour suivre la côte, de manière que, s'il venait à être découvert par quelque vaisseau ennemi, il pût mettre pied à terre. Il arriva ainsi jusqu'à Allagia; mais, une galère génoise qui se trouvait là, ayant découvert la barque, alla contre elle et la captura avec tout son monde. Les autres vaisseaux arrivèrent heureusement à Cérines. La galère génoise conduisit la barque et les hommes au capitaine des galères des Génois, qui, informé par les prisonniers de ce qui venait d'arriver, les mit aux fers et les garda sur sa galère.
Les Rhodiens avaient vu l'arrivée des sept galères et les menaces qu'elles annonçaient contre Chypre; comme elles tardaient à revenir, ils se décidèrent à les rechercher. Au mois de juin 1373, les chevaliers armèrent et envoyèrent le maréchal de Rhodes pour aller réconcilier les Génois avec les Chypriotes. Le roi, l'ayant appris, en éprouva une grande joie, Les chevaliers allèrent trouver les galères génoises pour leur demander ce qu'elles voulaient. Les Génois répondirent : « Seigneurs, nous voulons d'abord que le roi nous livre les meurtriers qui ont massacré nos hommes, qu'il nous paye les cent mille ducats stipulés par les traités, cent autres mille ducats pour les objets enlevés à nos compatriotes par ses sujets et cent mille ducats pour la dépense de nos armements; s'il ne consent pas à nous livrer les meurtriers, qu'il nous paye cinquante mille ducats. Enfin nous demandons les cent mille ducats que ses parents ont empruntés à Gênes, ce qui, en additionnant toutes nos demandes, forme la somme de 350[105] mille ducats. » Le maréchal revint trouver le roi pour lui annoncer que les Génois demandaient 350 mille ducats. Le roi leur envoya sire Thomas de Morpho comte de Rochas, accompagné d'un autre chevalier pour leur dire : « On vous a demandé de nous faire voir le mandat que vous avez reçu de votre gouvernement, et vous n'avez pas consenti à nous répondre sur cette question. Voici maintenant le maréchal de Rhodes qui vient nous demander pour vous une grande somme de ducats. Quant à cette dernière question, le roi vous fait dire de nous faire des propositions acceptables ; car le royaume est pauvre, le roi est orphelin et ses biens sont peu considérables. Il est nécessaire de nous faire des concessions à nous qui demeurons sur un rocher, environnés de Turcs et de Sarrasins. » Les capitaines répondirent : « Seigneurs, recommandez-nous à la seigneurie du roi, en lui disant que nous avons vu avec plaisir votre arrivée (Dieu le sait). Pour les demandes que vous, nous faites, le temps ne nous permet pas de répondre immédiatement; mais nous nous consulterons entre nous et vous apprendrez notre décision. Quant à la demande de produire l'autorisation que nous avons de notre gouvernement, envoyez-nous de bons chevaliers pour notre sécurité, et alors nous enverrons nos représentants. » Les chevaliers retournèrent à Cérines et, mettant pied à terre, allèrent à Leucosie et racontèrent en détail au roi ce qui était arrivé, ajoutant que les Génois demandaient des sûretés pour envoyer des ambassadeurs. Celui-ci adressa comme otage aux galères génoises sire Jean Bédouin le Jeune qui, passant par Cérines, alla trouver les Génois. Après qu'il eut salué les capitaines, les Génois rédigèrent par écrit leurs demandes qu'ils remirent entre les mains de Guillaume Lermi, envoyé comme ambassadeur au roi. Celui-ci débarqua, à Cérines, se rendit à Leucosie et, introduit en la présence du roi, il lui dit : « Sire, les seigneurs capitaines se recommandent à ta Majesté, et te font savoir que nous sommes tombés d'accord avec les ambassadeurs que tu as envoyés à notre très saint père le Pape, en ce sens que tu enverras à Gênes les meurtriers qui ont tué nos hommes sans raison pendant la fête de ton couronnement et que tu rendras les Liens enlevés aux Génois par tes hommes. Si ces deux demandes ne sont pas acceptées, notre gouvernement promet d'armer à tes frais et de venir les chercher, et tu seras condamné à une amende. Or, tu n'as rien répondu à tout cela. Maintenant tu dois nous donner pour cette affaire 350 mille ducats, et si ta Majesté y consent, envoie quelqu'un pour les verser entre nos mains. Outre cela nous demandons que tu nous cèdes dans ton île une forteresse avec une troupe pour y établir nos négociants, sous la protection de laquelle ils pourront faire leurs affaires comme ils l'entendront, parce qu'il ne plaît nullement à nos seigneurs de Gênes que nos hommes et leurs biens se trouvent sous ton autorité et, quand il t'en viendra la fantaisie, que tu puisses leur enlever leur fortune et les massacrer. Puisque avec des traités on nous a fait tant de mal, comment être sûrs à l'avenir de pouvoir rester dans ton pays? Si nos hommes étaient coupables, comme il t'a paru, il fallait les accuser devant le podestat qui t'aurait rendu justice et non les traiter comme des ennemis mortels et sans maîtres, les tuer, les piller, les déshonorer, les pendre, les emprisonner et leur faire toute espèce de mal. Or, il nous paraît que c'est toi qui es la cause du combat, par conséquent tu dois nous payer comme indemnité les cent mille ducats, selon les traités conclus devant le très saint Pape. Si tu consens à nos demandes, nous laisserons nos hommes dans la forteresse que tu nous donneras, nous retournerons à Gênes et nous aurons la paix pendant tous les jours de notre vie. Autrement nous resterons ici jusqu'à ce que Dieu nous ait vengés. » Le roi, ayant entendu le message, donna l'ordre qu'on fît reposer l'envoyé. Alors on discuta devant la cour, et après de longs débats il fut reconnu qu'il ne fallait pas livrer les meurtriers, parce qu'ils n'étaient pas coupables, ayant exécuté les ordres du roi. Après tout la faute en était aux Génois qui étaient venus armés secrètement à l'habitation du roi; et s'ils s'étaient armés par peur des Vénitiens, ils auraient dû avertir secrètement le roi qui leur aurait dit son opinion, « Quant à la question de payer les cent mille ducats comme amende, ce sont les Génois qui ont encouru cette amende et qui nous la doivent, d'abord parce qu'ils étaient armés en venant au palais; ils disent qu'ils sont venus pour les Vénitiens, mais qui peut assurer qu'ils ne sont pas venus pour le roi? Ensuite ils se sont enfuis secrètement de notre pays avec leurs femmes, leurs enfants et leurs biens. Puis sont arrivées deux galères qui ont insulté et déshonoré le roi et ses hommes. Enfin sont venues les six autres qui assiègent et pillent l'île. » Cette réponse plut au conseil. On la remit aux ambassadeurs en leur disant : « Puisque vous n'obtenez pas ce que vous demandez, adressez-vous au Pape; il nous convient de nous soumettre à ses décisions. Votre prétention d'obtenir une forteresse dans notre pays est inadmissible, car nous ne pouvons faire ce qui n'a jamais été fait. Vous pouvez vivre comme par le passé ; nous promettons sur les Saints-Evangiles de vous traiter avec honneur et comme de bons amis. Quant à la demande que nous payions vos armements, il faut que vous rendiez vous-mêmes ce que vous avez pillé, et par vos destructions vous avez fait de notre île un désert, et cela sans aucun motif. Si vous voulez consentir à la paix, que Dieu soit loué! Autrement, faites ce que TOUS voudrez. Nous ne pouvons accepter des demandes aussi injustes et aussi cruelles. Si vous nous faites du mal, il viendra un temps où Dieu nous vengera. »
L'ambassadeur partit et sire Bédouin le Jeune revint, Après la réponse du roi les Génois proclamèrent la guerre. Six Génois qui restaient, encore à Chypre furent arrêtés et mis dans les prisons de Leucosie, dans la maison du seigneur de Tyr. On arrêta aussi les Génois-Chypriotes auxquels feux les rois avaient donné des franchises, c’est-à-dire que par pitié ils les avaient nommés miamoun, avec le privilège de ne payer aucun droit sur tout ce qu'ils achetaient ou vendaient. Ces derniers, ayant les mêmes droits que les Génois, n'appartenaient pas à cette commune, parce qu'ils étaient d'origine syrienne; tels étaient les Gourri, les Bibi, les Daniel, les Goulis, comme ceux qui tiraient leur origine de Giblet, de Saint-Jean d'Acre, de Caffa, de Chio, de Galata. Ces derniers pays appartiennent aux Génois, mais les originaires des autres pays, non soumis aux Génois, avaient obtenu des rois la franchise, soit par privilège, soit parce que les consuls génois, dans l'intérêt de leur commune, leur avalent décerné la nationalité. C'est pour cela qu'ils avaient été emprisonnés. Ils protestèrent beaucoup afin de ne pas être-mis en prison, en disant qu'ils n'étaient pas des Génois, mais cette justification ne leur servit à rien.
Le maréchal de Rhodes, voyant que les Génois commençaient la guerre et que les Chypriotes ne voulaient pas accepter leurs propositions, même avec des tempéraments, crut que son intervention pourrait les concilier; mais ce fut en vain. Le conseil du roi lui dit : « Citons notre différend devant le Pape et engageons-nous à accepter ce qui paraîtra juste à la cour de Rome. » Mais les Génois, se confiant dans leurs forces, ne prêtèrent point l'oreille à cette proposition. Le maréchal de Rhodes prit ses hommes et, s'embarquant sur ses vaisseaux, retourna dans son île.
Cependant les galères génoises parcouraient l'île de Chypre. Elles pillaient les biens, tuaient des animaux, brûlaient les semences, accueillaient les esclaves fugitifs et faisaient tout le mal possible. Les six galères vinrent ensuite à Salines pour piller; mais ayant trouvé le capitaine avec une bonne suite d'hommes à cheval et à pied, elles ne purent rien faire. Laissant Salines, elles allèrent à Limisso et à Paphos, puis retournèrent à Saint-Auxive et à Pendaïa. Dans cette dernière localité se trouvait messire Jacques de Lusignan, le connétable, avec trois cents hommes d'armes. Quand les vaisseaux quittèrent le port de Famagouste, laissant mille hommes pour la garde de cette ville, il conduisit les autres soldats à Leucosie, et, choisissant trois cents des plus braves, les disposa sur la. côte. A ces derniers vinrent se joindre beaucoup d'indigènes à pied, des Arméniens et d'autres soldats à pied. Les Génois, l'ayant appris, n'osèrent ni débarquer, ni prendre de l'eau, et retournèrent à Limisso, où les hommes étaient moins nombreux et peu experts en fait de guerre. Ils y débarquèrent et saccagèrent les maisons, en faisant d'autres dégâts; les habitants prirent la fuite. Dédommagés par cet exploit de toutes leurs défaites précédentes, ils se gonflèrent de vanité, prirent courage, et publièrent que tous les esclaves, serfs, assassins, voleurs, qui désireraient venir avec eux, seraient bien reçus, proclamés libres de condition, quittes de tout crime, et qu'ils vivraient avec eux en bonne intelligence. Alors un grand nombre de Bulgares se rassembla et se réunit avec les Génois. Ces esclaves pillaient et apportaient à ces derniers tout ce dont ils avaient besoin. Des Bulgares, des Grecs et des Tatares se réunirent au nombre de deux mille et s'emparèrent des forteresses de Paphos. Ces forteresses étaient basses; après s'en être emparés, ils les élevèrent, et, coupant la mer, les environnèrent d'un fossé, puis ils ouvrirent des tranchées protégées par des soldats et ils se défendirent en sûreté contre les Chypriotes.
Les nouvelles des exploits des Génois arrivèrent dans la capitale. Le roi prit conseil de sa cour et envoya comme capitaine le prince d'Antioche. Celui-ci choisit mille bons soldats, sortit de Leucosie et vint à Paphos. Le baile du district était un Lombard, nommé Dominique de Montpulsa, qui avait avec lui les bons soldats du district à cheval et à pied. Informés de son arrivée ils allèrent se joindre à lui.
Le dimanche 3 juillet 1373,[106] de bonne heure, le prince alla à la tour de Paphos et commença le combat. Les Génois montèrent sur les galères et vinrent combattre. La bataille dura pendant quatre heures et on ne put rien faire, parce que les Génois étaient fortement secourus par les Bulgares. Les soldats du prince n'ayant pas de boucliers, beaucoup d'entre eux furent blessés. Sur ces entrefaites, un brave Chypriote, vaillant garçon, prenant avec lui cinquante braves comme lui, sortit et ils allèrent tous d'accord pour entrer dans une galère. Le pont se trouvant à terre, le jeune homme dit à ses compagnons de courir tous ensemble pour envahir la galère, et, sautant sur le pont, il entre en courant. Il croyait qu'il était accompagné de ses camarades; mais ceux-ci étaient restés à terre; que pouvaient faire, en effet, cinquante hommes dans une galère? Les Génois, admirant l'audace du jeune homme, l'accueillirent très bien. Voyant qu'il était seul, et, après avoir cherché à droite et à gauche, n'ayant aperçu aucun des siens, il se rendit au capitaine de la galère. Celui-ci et tout l'équipage lui firent les plus grands honneurs.
Le prince avait avec lui une espèce de poudre appelée feu hellénique (grégeois) et avec lequel il fit beaucoup de mal aux galères.
Voyant que son campement n'avançait à rien, et qu'au contraire il lui était plutôt nuisible, il quitta la place et se rendit à Leucosie. Les capitaines des galères informés du départ du prince, firent sortir tous les esclaves qui allèrent saccager tout ce district, en capturant beaucoup d'hommes et de femmes. Plusieurs s'enfuirent dans les montagnes et les Génois enlevèrent des vivres et des animaux en grande quantité.
Sire Jacques de Lusignan informé de la perte de Paphos fut hors de lui. A force de flatteries étant parvenu à rassembler une troupe nombreuse, il se rendit en bon ordre à Paphos. Il provoqua les Génois à descendre pour combattre, mais ceux-ci s'y refusèrent. Il établit une embuscade et arrêta trois Génois qui lui dirent qu'il était arrivé deux autres galères et un grand navire pour les secourir, qu'on attendait un secours plus grand encore, et qu'on s'étonnait du retard de ce secours qui avait été séparé de ses compagnons à cause du mauvais temps. En apprenant cela, le connétable abandonna le pays et fit publier que tous les esclaves, coupables et assassins qui se rendraient au service du roi, seraient libres de l'esclavage et de leurs crimes.
Le 1er octobre 1373 on apporta au roi une lettre par laquelle on l'informait que dans l'après-midi on avait aperçu à Paphos 36 vaisseaux génois qui se dirigeaient vers Salines. Tous les nommes s'enfuirent et vinrent à Leucosie. Le dimanche 2 octobre le roi fit publier un ordre, ainsi conçu : « Tous les gardiens doivent, chacun à son poste, surveiller la forteresse avec le plus grand soin; personne, sous peine d'être décapité, n'abandonnera son poste de surveillance; personne n'aura de feu chez soi pendant la nuit pour s'éclairer, excepté dans les endroits désignés; personne ne devra quitter sa maison pendant la nuit après trois heures sonnées; ceux qu'on trouvera dehors seront arrêtés et emprisonnés jusqu'au lendemain pour être examinés, et s'ils sont suspects, ils seront punis. Aucun prêtre, soit grec, soit latin, ne se lèvera le matin et ne sonnera ni cloche ni simandre jusqu'au point du jour. Quiconque cherchera querelle ou fera du mal à un autre, subira la peine capitale. Les gardiens viendront, prendre les ordres du roi pour en suivre l'exécution. »
Le lendemain, lundi 3 octobre, après la publication de cet ordre, le roi monta à cheval avec sa suite et parcourut l'intérieur de la cité. Les murailles étaient très fortes mais peu élevées. Il fit dire dans les paroisses qu'on se rassemblât et qu'on bâtit avec de la boue et des pilotis. On creusa le fossé et on fit 133 tranchées, sans les tours. Le roi revint ensuite pour fixer la place à chacun des gardiens.
On fit publier en outre que chaque homme au-dessous de quinze ans devait venir se faire inscrire pour la garde des places nécessaires ; celui qui ne se soumettrait pas à cette formalité perdrait sa liberté et deviendrait parèque royal. Quand ils furent inscrits, on en fit le dénombrement et on les plaça dans les endroits qui avaient besoin d'être gardés; cela se fit en bon ordre.
Le même dimanche 2 octobre on apporta des lettres du bailli de Famagouste annonçant que les trente-six galères avaient paru devant la ville et qu'elles avaient commencé immédiatement les hostilités. Le bailli avait pris ses précautions pour faire surveiller la forteresse dans les endroits les plus exposés. Le roi en fut très content; il envoya aussitôt du secours à Famagouste, et en même temps fit publier à Leucosie que tous les hommes inscrits, homme du monde ou ecclésiastique, excepté ceux qui avaient été préposés à la garde des endroits périlleux, devraient, quand ils entendront la trompette, se trouver armés et à cheval, chacun comme il le pourra, afin d'aller avec le roi à Famagouste. Tous, chevaliers et autres, se préparèrent et se mirent en route. Après le dîner du roi, quand la trompette sonna, la nuit du même dimanche, le roi, le prince et le connétable revenu de Cérines, se mirent à cheval. En sortant de Leucosie ils se trouvèrent au nombre de deux mille, à cheval et à pied, sans compter ceux qui avaient été mis à la garde de la forteresse et des tours de Leucosie. Le roi laissa à sa place sire Jean de Neuville. Ils arrivèrent à Famagouste dans la matinée du lundi.
Le lundi 3 octobre on commença la bataille qui dura quatre heures; il y eut des deux côtés beaucoup de tués et de blessés. Les Génois fatigués se retirèrent sur leurs galères. Le roi fit surveiller les portes pour que les hommes amenés de Leucosie ne pussent pas s'évader. Quatre mille hommes étaient en surveillance pour que les Génois ne débarquassent pas de leurs galères et que les Chypriotes en sortant ne fussent pas pris par les Génois. Ces derniers mirent à terre une partie de leur équipage pour entourer Famagouste par le dehors. Les Chypriotes se trouvèrent ainsi assiégés dans la ville; personne ne leur portait des vivres et ceux qui étaient dedans ne pouvaient sortir.
Le mercredi 5 octobre, à la 21e heure, le connétable, voyant les perplexités de Famagouste, appela une partie des hommes qui avaient sa confiance; il s'en trouva 500. Ils ouvrirent les portes de Cava et en sortirent immédiatement, Les Génois tombèrent sur eux, mais plusieurs d'entre eux furent tués et blessés et 200 furent faits prisonniers. Parmi les blessés se trouvait un chevalier très audacieux nommé Raymond de Cafran. Il avait reçu au visage un dard qui était sorti par les épaules. On le conduisit à Leucosie où il mourut, et on l'enterra à Tortose. Les Génois, voyant le mal que les Chypriotes leur faisaient, se retirèrent de la mêlée.
Le connétable, en allant à Leucosie, rencontra au bourg d'Agro soixante Génois qui étaient sortis des galères pour piller et qui s'en retournaient, pendant que d'autres surveillaient pour voir si des troupes n'arrivaient pas de la ville. En habile général qu'il était, le connétable les entoura, comme des animaux qu'on parque dans un endroit clos, et les tua. Vingt qui avaient échappé au massacre furent conduits dans la prison du seigneur de Tyr. Le connétable arriva très satisfait à Leucosie. On remit aux seigneurs les objets et les bestiaux pris par les Génois et qui leur appartenaient. Le connétable rentra à Leucosie le 6 octobre 1373 avec le consentement du roi.
Le prince, ayant appris l'exploit du connétable, voulut sortir pour combattre; mais ses hommes ne consentirent pas à le suivre, en disant : « Le roi nous a envoyés pour garder Famagouste et non pour aller aux combats. Nous craignons de perdre les nôtres et après nous serons perdus nous-mêmes avec la ville. Toutefois si tu veux faire une promenade militaire, prends tes hommes. Les Génois sont habiles à la guerre et bien armés, et nous ne voulons pas exposer les nôtres. » Le prince alors les réunit tous dans un conseil et leur dit : « Seigneurs, je vous ai convoqués pour me dire votre opinion; ne craignez pas de le faire, parce que celui qui ne parlera pas bien n'encourra aucun blâme, seulement celui qui parlera bien sera honoré. Tout le monde convient que vous n'êtes pas habiles à la guerre. Croyez-vous qu'il faille sortir pour combattre? » On lui répondit : « Ta seigneurie sait qu'il y a beaucoup de vaisseaux; si nous sortions, nous aurions à souffrir. Nos ennemis combattront si cela leur convient; dans le cas contraire, ils se retireront sur leurs vaisseaux, tandis que nous, nous éprouverions de grands dommages. Il nous paraît donc sage de ne pas sortir de Famagouste avant que le roi ne nous le commande. » Le prince leur dit : « Puisque vous aimez mieux ne pas sortir, je me range à votre avis, bien que je trouve peu convenable de voir nos ennemis parcourir et saccager l'île, pendant que nous restons tranquilles. Mais envoyons-leur quelqu'un pour savoir s'ils consentent à partir et à nous laisser en repos. »
On nomma aussitôt cinq chevaliers comme ambassadeurs : sire Jean de Morpho, comte de Rochas, sire Raymond Babin, le bouteiller de Chypre, frère Petras, commandeur de l'Hôpital, le vicaire de Famagouste et sire Jacques de Saint-Michel, le chevetain de la maréchaussée. Ceux-ci demandèrent un rendez-vous aux Génois qui envoyèrent sire Daniel Cattanéo qui leur dit : « Seigneurs, venez sur les galères pour conférer. Nos seigneurs craignent de mettre pied à terre, parce qu'ils ont avec eux des Lombards qui préfèrent à la paix la guerre et le pillage, et s'ils descendent à terre, il y a beaucoup de Syriens et d'hommes violents qui ne nous laisseront pas débattre nos propositions qui sont onéreuses et exorbitantes. Sachez que nous aussi nous désirons la paix, afin de retourner dans nos foyers. » Les chevaliers leur dirent : « Quel est le lieu convenable que vous préférez? » Il leur fut répondu : « Le château, si vous le voulez bien. Que la garnison sorte; qu'il reste seulement douze hommes pour le surveiller. Venez-y vous cinq; les nôtres en enverront douze avec moi et quatre de mes compagnons, et là nous déciderons ce qu'il faut. Nous entrerons, nous par la porte de la mer et vous par la porte de la terre. » Les ambassadeurs vinrent rapporter cela au roi. Celui-ci et tous les seigneurs, en entendant ces propositions, les approuvèrent et nommèrent quatre chevaliers : sire Guy de Mimars, l'amiral de Chypre, sire Jean de Giblet, Perrot de Montolif, le serviteur du roi, et son frère Glimot. Ces mandataires n'étaient pas d'avis d'accepter un pareil rendez-vous. Le roi disait : « Il faut leur faire connaître notre décision pour qu'ils partent. » Ceux-ci répondaient: « Nous vous défendons devant Dieu et nous vous adjurons de ne pas persister dans une pareille idée. Les Génois sont des gens habiles et fourbes ; ils veulent nous tromper pour s'emparer du château, et alors, qui les fera sortir? » Tous n'étaient pas de la même opinion et dans les mêmes idées, et la position devenait difficile. Comme le connétable était à Leucosie, on dit : « Appelons aussi le connétable pour qu'il vienne à Famagouste. » On lui adressa de la part du roi une lettre ainsi conçue : « Mon cher oncle, par la grâce de Dieu nous avons arrangé l'affaire avec les Génois. Les chevaliers n'étant pas de la même opinion et les Génois ne voulant pas accepter les conventions que nous devons faire, sans qu'elles soient revues et signées par toi et par notre oncle le prince, sors pour cela et viens à Famagouste pour m'en débarrasser. » On remit la lettre à sire Pierre de Cassi pour la porter à Leucosie. Le connétable était malade. Quand on lui donna la lettre, il en prit connaissance, et, ayant été informé par celui qui l'avait apportée, qu'on voulait faire entrer les Génois dans le château, il fut très irrité et écrivit cette réponse : « Très honoré neveu, et vous honorables seigneurs, j'ai reçu les recommandations de la vénérable lettre de ta Majesté; l'accord que tu as fait avec les Génois me plaît; que Dieu le conduise à bonne fin! Quant à ton désir que je sois présent pour signer les traités, Dieu sait que je suis malade et que je ne puis pas venir. Mais ce que tu feras avec ton conseil, je l'accepte et je le confirme maintenant et après. » Le roi fut fâché de la réponse du connétable. Les courtisans désiraient avoir le connétable auprès du roi, non pas pour le bien public, mais par envie. On lui écrivit une nouvelle lettre ainsi conçue : « Cher oncle, nous avons reçu ta lettre et nous sommes très fâché d'apprendre ta maladie. Les traîtres génois ne consentent à rien faire sans toi. Ainsi en restant à Leucosie, tu nous causes du mal, parce qu'ils parcourent l'île en la saccageant; notre pays est totalement ruiné. Nous te mandons donc qu'aussitôt cette lettre reçue et sous peine de trahison, tu partes immédiatement et que tu viennes, comme tu te trouves, en notre présence et sans le moindre prétexte. Prends pitié de l'île, parce qu'il n'est pas juste qu'à cause de toi notre royaume se trouve dans un pareil danger. Tous les seigneurs de notre cour sont disposés à accepter les accords, et ils ne peuvent le faire sans toi. » La lettre fut remise entre les mains du prieur de Saint-Dominique qui la porta à Leucosie et la donna au connétable.
Après avoir lu la lettre, celui-ci se prépara aussitôt à monter à cheval et à se rendre à Famagouste. Le bruit s'en étant répandu parmi le peuple de Leucosie, il y eut immédiatement un tumulte, et au nombre de 3000 hommes, chevaliers, salariés, liges et autres gens, ils vinrent dire au connétable : « Seigneur, notre seigneur le roi se trouve à Famagouste avec le prince et les plus distingués des chevaliers et notre reine; n'est-ce pas suffisant? Que veulent-ils de toi? Ils sont assez nombreux pour traiter avec les Génois, s'ils le veulent, et nous ne voyons pas la nécessité que tu y ailles toi-même. Nous, nous ne voulons pas y aller, mais nous désirons que tu restes ici pour nous aider et nous gouverner comme notre bon seigneur. » On envoya aussitôt 600 hommes pour garder les portes et empêcher le connétable de quitter la ville. Leucosie avait deux portes continuellement ouvertes, celle de Sainte-Vénérande et celle de Saint-André, et le peuple était décidé à mourir plutôt que de le laisser partir. On chercha le prieur qui avait apporté la lettre pour le tuer. Celui-ci, nommé Roïnélis, informé de l'irritation du peuple, s'enfuit et se réfugia au château où restait la mère du connétable. Sire Jean Gforab entoura la villa et mit mille hommes pour surveiller le connétable et l'empêcher de partir. Ils se repentaient même d'avoir laissé le roi, sa mère et le prince aller à Famagouste.
Le connétable prit ensuite conseil auprès des chevaliers, et surtout de Montolif de Verny; il fut arrêté qu'on ferait publier que personne ne devait faire du mal aux Génois, le roi ayant conclu la paix avec eux à Famagouste. Tous ceux qui étaient en prison furent mis en liberté. Comme le peuple ne voulait pas que le connétable allât à Famagouste, les chevaliers lui dirent : « Soyez certains qu'il n'ira pas, mais que chacun s'occupe de ses affaires ». Le peuple se calma; cependant on surveilla les portes de la maison du connétable, dans la crainte qu'il ne partît secrètement pour Famagouste. Ils dirent au connétable : « Très honoré seigneur, si tu veux aller à Famagouste, prends nous avec toi pour que nous restions sous ta protection. Nous aimons mieux mourir en compagnie d'un seigneur aussi habile, que de vivre comme des animaux privés de leur berger. » Le connétable ayant entendu ces paroles, ne voulut pas aller à Famagouste accompagné du peuple et laisser Leucosie vide. Il écrivit au roi : « Si je pars, Leucosie restera déserte, et elle sera prise par les Génois. » Le lendemain le peuple renouvela ses protestations; sire de Montolif fit publier : « Que chacun s'occupe de ses affaires; le connétable ne pense nullement à vous quitter, et comme vous aimez sa compagnie, lui aussi désire rester avec vous. » D'après le conseil du roi on mit un impôt sur les hommes de toute condition, ce qui produisit la somme d'un million de ducats. Les villages royaux contribuèrent pour 300.000, les juifs de Famagouste pour 30.000, les bourgeois de Leucosie pour 100.000, les juifs de Leucosie pour 70.000, les chevaliers, les daines veuves, les hommes liges et autres pour 300.000. L'impôt se perçut facilement chez ceux qui purent payer, quant aux autres ils furent maltraités et torturés. On envoya à Leucosie un receveur pour percevoir les contributions; il se trouva quelques récalcitrants qui ne voulurent pas se soumettre à l'ordre du roi; on les mit en prison dans la maison du prince de Tyr. Le peuple ayant appris qu'on avait emprisonné quelques-uns des siens, se révolta et alla briser la prison pour délivrer les détenus. Prenant avec eux un drapeau aux enseignes du roi, ils disaient : « Il ne nous semble pas juste que nous payions une contribution pour les Génois. » Jean de Neuville, le vicomte, informé du tumulte, monta à cheval et vint demander ce qu'ils voulaient. On lui dit : « Délivrez les hommes qui ont été arrêtés parce qu'ils ne veulent pas payer les impôts des Génois. » Le vicomte fit ouvrir la prison et délivra ceux que le peuple voulait; on laissa les autres en prison. On lui remit les clefs de la forteresse et on alla chez le connétable pour lui annoncer cela. Aussitôt celui-ci fit défendre par un ordre toute espèce de tumulte. Au moment où le crieur public se préparait à publier cet ordre, on le jeta par terre, on le foula aux pieds et on lui défendit de crier, en disant : « Nous ne faisons pas de tumulte, mais nous ne voulons pas laisser partir notre seigneur le connétable, afin de ne pas rester sans chef. »
Cependant le peuple s'apercevait que pour surveiller le connétable, il perdait son temps et ne pouvait s'occuper de ses affaires. Alors un nommé Psychidis rassemblant soixante hommes, s'engagea à surveiller le connétable, tandis que le peuple pourrait vaquer à ses affaires. Tout le monde fut content, et on laissa cette charge à Psychidis. Le peuple ainsi se fia au connétable pour le gouvernement de Leucosie. Cependant celui-ci songeait à exécuter les ordres du roi. Il était défendu de lui apporter aucun écrit et on ne laissait personne aller à Famagouste. Le connétable voyait que sa position était dangereuse, car il devait choisir entre la colère du roi et la volonté du peuple. Il rassembla les chevaliers chypriotes et deux sages chevaliers latins, sire Galio de Dampierre et sire Pélisson de la Pélissonnière, et quelques bourgeois, et voulut avoir l'opinion de tous ces hommes, afin que le roi ne le soupçonnât pas de mauvaises intentions. « Il est vrai, leur dit-il, que j'ai répondu à la première lettre du roi que j'étais malade. Dans la seconde je disais que le peuple ne me laissait pas sortir, en surveillant les portes de ma cour et celles de la forteresse, mais que j'espérais le calmer et pouvoir me rendre aux ordres du roi. Maintenant il m'est impossible de fuir, et il me paraît nécessaire de lui écrire que vous persuaderez le peuple de me laisser aller auprès de lui. » Ces seigneurs tâchèrent de briser la résistance du peuple en disant : « Il nous paraît juste de répondre à notre seigneur le roi pour lui dire que nous restons ses sujets fidèles, afin qu'il ne croie pas que nous sommes révoltés et que nous avons proclamé comme roi le connétable. Autrement il pourrait par jalousie envoyer les Génois contre nous, et nous serions perdus. » Le peuple alors permit au connétable d'écrire une lettre ainsi conçue : « Mon cher seigneur et neveu, je salue humblement ta Majesté. Je fais savoir à ta seigneurie qu'aussitôt ta lettre reçue je me préparai à venir près de toi, dans l'état où je me trouvais, mais le peuple ne le permit pas; il se repentit même d'avoir laissé partir la reine et notre frère le prince. J'ai tâché de briser sa résistance pour obéir à tes ordres, comme je te l'ai écrit dans une autre lettre; mais je vois que je suis de plus en plus surveillé. On me défend de sortir, et je ne veux pas mettre mes jours en péril. J'écris donc à ta Majesté les motifs qui me retiennent et je la prie de m'excuser. » Quand cette lettre fut écrite, on l'expédia à Famagouste, sans la lire.
Cette réponse expédiée, on apporta une lettre du capitaine de Cérines et de tout le district à l'adresse du connétable, où il était dit : « Notre très honoré seigneur, j'ai fait connaître à ta seigneurie que notre seigneur le roi nous a envoyé à Cérines sire Frasses Saturno, accompagné d'une lettre royale, qui nous ordonnait de recevoir ce Frasses le Catalan comme capitaine de Cérines, au commandement duquel tout le peuple de cette ville devra obéir. Après avoir pris connaissance de cet ordre, considérant d'ailleurs que ta seigneurie gouverne Leucosie et toute l'île, nous n'avons pas accepté ce Frasses, mais nous l'avons chassé et il est retourné à Famagouste. Nous avons agi ainsi, parce que nous avons soupçonné que ce n'est pas notre seigneur le roi qui l'a envoyé, mais qu'il y avait été obligé par les Génois afin de mettre notre forteresse entre leurs mains, car ils craignent qu'elle ne soit remise entre les tiennes. Tous nous te voulons, nous te regardons comme notre seul seigneur, parce que personne plus que toi n'aime notre île. Nous nous donnons donc tous à ta seigneurie et nous plaçons notre forteresse sous ta surveillance, jusqu'à ce que notre roi, ton très cher neveu, que Dieu protège, vienne nous défendre contre ces impies Génois. »
Aussitôt le connétable manda à la trésorerie d'envoyer à la forteresse la paye d'un mois, pour qu'ils se partageassent cet argent entre eux, et il leur écrivit : « Chers, bons et justes amis et compagnons, j'ai reçu votre lettre. Je vous remercie de m'avoir nommé gouverneur de la forteresse, et je vous envoie la paye d'un mois. Soyez attentifs et faites de bonnes gardes jour et nuit, parce que les ennemis nous entourent; prenez toutes les précautions, car vous ne savez pas à quelle heure le voleur doit venir. Dites-moi de vous em^er tout ce dont vous avez besoin. »
A Famagouste, comme on voyait que le connétable n'arrivait pas et qu'il ne justifiait pas son retard, on fut surpris et on pressa le roi d'envoyer pour voir ce qu'il faisait. Le roi remit une lettre entre les mains d'un homme de confiance, nommé Thibat Belpharage auquel il dit beaucoup de choses qui devaient être exposées de vive voix. Sire Thibat, bourgeois indigène, arriva le samedi 18 novembre 1373, à la première heure de nuit, et remit au connétable la lettre qui était ainsi conçue : « Très cher et très aimé oncle, nous t'envoyons notre aimé Thibat Belpharage qui doit te communiquer beaucoup de secrets que nous lui avons confiés. Tout ce qu'il te dira, tiens-le exactement comme si tu l'entendais de notre propre bouche. » Le connétable donna la main à l'envoyé du roi et lui demanda communication des ordres de ce dernier. Thibat dit alors : « Le roi te salue et dit que, si tu l'aimes, tu iras immédiatement à Cérines pour la garder comme il convient. Tu ne pourras pas lui faire un plus grand plaisir que d'accepter cette mission, et il est certain que tu l'accepteras. »
Le connétable recevant cet ordre et en même temps la lettre des Cériniotes, y consentit. Thibat sortit alors pour aller chez lui. Le peuple, ayant appris que ce dernier arrivait de Famagouste, eut le soupçon qu'il voulait presser le connétable d'aller dans cette ville. On le chassa à coups de pierres, et il chercha son salut dans la fuite. Le lendemain mâtin on alla le trouver chez le connétable et on lui jeta des pierres en lui disant : « Tu es venu tromper notre seigneurie connétable et lui persuader d'aller à Famagouste, afin que les Génois, nous trouvant sans chef, viennent nous piller et occuper Leucosie pour nous forcer à payer les contributions. » Sire Thibat, en homme prudent qu'il était, leur parla de manière à les calmer, puis, prenant la réponse du connétable, il retourna à Famagouste.
Le lundi 20 novembre 1373, de grand matin, le connétable envoya une bonne et forte compagnie de soldats au secours de Cérines avec la paye d'un autre mois, c'est-à-dire plus mille aspres de Chypre, et d'autre argent pour acheter des vivres. Il leur recommanda par écrit de mettre de bonnes gardes vers la côte de la mer, en leur indiquant combien il fallait en établir. Il chargea sire Montolif de Verny d'acheter des provisions et il le fit accompagner de deux hommes de sa chambre. Ils sortirent de Leucosie à la nuit tombante. Le peuple, concevant le soupçon que sire Jean Gorab conseillait au connétable d'aller à Famagouste, voulut le maltraiter. Ils vinrent à la maison du connétable qui était située en face de la forteresse et là, ayant rencontré ce chevalier, ils se jetèrent sur lui, en disant : « Il est revenu tromper notre seigneur pour qu'il aille à Famagouste. » Ils étaient furieux. Le connétable, ayant entendu le tumulte, voulut voir quels étaient les gens qui étaient là. Comme il faisait obscur, il leur fit jeter deux torches allumées. « Mes amis, leur dit-il, je vous remercie de l'affection que vous me portez, en me voulant pour votre pasteur; mais vous me tuez avec tous ces bruits, en ne me laissant pas reposer. Sur ma vie, je vous promets que je n'irai pas à Famagouste. Or, si vous m'aimez, allez vous reposer, pour que je puisse me reposer aussi. » Le peuple, après avoir entendu ces paroles, le laissa et se retira. Cependant plusieurs dormirent là pour surveiller les portes de sa cour, dans la crainte qu'il ne sortit clandestinement.
Vers la seconde heure de la nuit il dit aux chevaliers de son conseil, sire Jean Gorab, sire Jean de Neuville le vicomte de Leucosie, sire Pierre de Cassi et autres, que le roi lui ordonnait d'aller défendre Cérines, et qu'il ne pouvait pas lui désobéir. Ces derniers lui dirent : « Va et bon voyage; seulement avant ton départ mets quelqu'un à ta place. » Il nomma alors sire Pierre de Cassi gouverneur de Leucosie. Ensuite sire Jean Gorab voulut se retirer chez lui, ainsi que les autres chevaliers. Le peuple qui gardait les portes, apercevant sire Jean Gorab près de la maison du sénéchal à Saint-Éleuthère, courut pour le lapider. Mais ayant trouvé la fenêtre et la porte ouvertes, il descendit, entra et mit les verrous. Le peuple lui cria : « Nous réglerons nos comptes dès que le jour paraîtra. » C'est ainsi qu'il fut sauvé de la mort.
Le mardi 21 octobre 1373, quand minuit sonna, le connétable se prépara avec madame Héloïse de Brunswick sa femme, sa jeune fille et sa suite, monta à cheval et se dirigea vers la porte de Sainte-Vénérande. Les gardiens fatigués s'étaient endormis; il ne fut pas reconnu, sortit de la porte et alla à Cérines. Quand ils s'éveillèrent, s'étant aperçus de sa fuite, ils commencèrent à crier et à pleurer....[107] Ils disaient : « Est-il vrai que les chevaliers s'entendent pour faire venir Hugues qui se trouve en France, et dont le père a eu un différend avec le roi Pierre? Est-il vrai que les Génois ont conduit ce Hugues à Chypre pour le couronner roi de Chypre ? Mais puisque le père n'a pas hérité, comment ce royaume serait-il transmis à son fils? »
Ce Hugues avait été élevé en France où il s'était fait chevalier. J'ai déjà expliqué comment ce différend avait été réglé à Rome. Les chevaliers avaient consenti à cet arrangement qui fut enregistré " à la haute cour. La cour avait rédigé les privilèges envoyés au duc Louis Ier de Bourbon (et non de Valois) dont la fille (Marie) épousa le fils du roi Hugues (Guy de Lusignan). Celui-ci eut un fils auquel on donna le nom de son grand-père, Hugues. Or, ce fils du roi Hugues (Guy de Lusignan) étant mort, son fils avait été élevé en France. Après la mort du roi Hugues, l'enfant et ses parents citèrent devant le Pape le roi Pierre le Grand, en prétendant que, d'après les traités conclus, le royaume appartenait à ce Hugues, prince de Galilée, qui faisait alors la guerre en Lombardie dans la Terre Neuve. Les Génois connaissaient toute cette histoire : ayant traité habilement avec sire Jean de Morpho, ils prirent possession de la forteresse de Famagouste.
Le roi, dans le désir de se débarrasser des Génois, leur envoya deux chevaliers qui furent bien accueillis. Les Génois, de leur côté, envoyèrent deux hommes habiles qui se rendirent à la cour du roi. Pendant qu'on allait annoncer leur arrivée au roi, sire Jean de Morpho les reçut suivant les coutumes et leur apprit comment ils devaient saluer le roi. Ceux-ci lui dirent : « Nous voulons te parler en secret dans ton intérêt, après que nous aurons conféré avec le roi. » Le roi donna l'ordre de les faire introduire dans sa chambre. Ils lui dirent : « Seigneur, sache ainsi que tous tes conseillers, que notre capitaine et toute la flotte se recommandent à vos seigneuries, en faisant connaître que nos hommes ne veulent pas débarquer à Famagouste et exposer leurs personnes pour conférer avec les Famagoustains qui, étant des gens grossiers et riches, ne manqueraient pas de les maltraiter. Mais, si vous consentez à quitter la forteresse de Famagouste, en y laissant douze sergents, nous y enverrons aussi douze arbalétriers par mer ; nous y enverrons ensuite le même nombre d'ambassadeurs que vous, pour convenir de ce qu'il y a à faire. Si vous acceptez cette proposition, notre différend sera réglé ; sinon, nous vous saluons, en vous répétant que nos hommes ne peuvent avoir aucune confiance dans les Syriens et dans les Grecs. » Le roi répondit : « Attendez un peu, que j'aie le temps de prendre conseil auprès de mes gens. » Les Génois dirent : « Seigneur, nous retournons auprès de notre capitaine; quand tu auras pris l'avis de ton conseil, mande-nous ta décision et nous la transmettrons à notre capitaine. »
Sire Jean de Morpho, dans le désir de savoir ce qu'ils avaient voulu lui dire en passant, prit les ambassadeurs à part, comme pour leur parler de la paix et voulut connaître le secret. Ceux-ci lui dirent clairement : « Si nous restons encore ici, et si nous avons tant à souffrir, la cause en est à toi, de qui dépend notre départ. C'est pour toi que cette flotte a été mise à la mer; fais ton possible pour que nous retournions chez nous. Hugues, le petit-fils du roi Hugues, qui restait en France, a de justes prétentions sur ce royaume, suivant les promesses de son grand-père. C'est par la force, et non au nom du droit que le roi Pierre, que vous avez assassiné, a occupé le royaume. Or, ce Hugues se trouve sur nos galères ; il désire épouser ta fille avec laquelle il est déjà fiancé. C'est à ses frais que cette flotte a été préparée, et nous sommes venus pour le mettre en possession de son héritage. Fais conseiller au roi de nous donner la forteresse pour y faire débarquer ton gendre, le futur roi. » Le comte, croyant avoir affaire à des hommes sûrs, ajouta foi à leurs trompeuses paroles, et oublia cette maxime philosophique : « Ne crois pas toute parole que tu entendras, pour ne pas être pris pour un sot. » En allant dîner, il tâcha d'attirer à son parti Raymond Babin, qui était un fidèle conseiller du prince, et l'engagea à persuader à ce dernier et à sa cour de laisser les Génois entrer dans la forteresse ; une partie du conseil était favorable à cette proposition, tandis que l'autre y était contraire. Comme le diable s'est servi d'Eve pour tromper Adam, le comte a fait de même en se servant du bouteiller de Chypre. Le roi se mit à table et laissa le conseil après son dîner. Or, le comte de Rochas avait invité le bouteiller à dîner avec lui. Leur repas terminé, le comte lui demanda s'il était vrai que les Génois eussent amené Hugues. Le diable les trompa tous les deux pour perdre l'île à cause de ses péchés. Pour un faible gain ils vendirent Chypre, Combien de veuves et d'orphelins perdirent leur bien, et combien de riches devinrent mendiants! Sire Raymond alla alors trouver le prince d'Antioche et le força de laisser les Génois entrer dans la forteresse par la porte de la mer, pour conclure la paix.
Ils s'assemblèrent en conseil; une partie des conseillers se querellaient entre eux. Les uns disaient qu'il ne fallait pas les laisser entrer, parce que, s'ils y entraient, on aurait beaucoup de difficulté à les faire sortir. « Si les Génois occupent la forteresse, disaient les autres, nous avons la ville et nous les y assiégerons; nous voyons au contraire qu'ils ont hâte de retourner chez eux. » Vaincus par cet argument, ils tombèrent malheureusement d'accord et prirent la décision de les laisser entrer. Ils mandèrent au gouverneur du château de sortir avec la garnison, en y laissant douze arbalétriers. Après l'avoir ainsi évacué, ils en donnèrent avis aux galères; douze compagnons des plus braves s'embarquèrent et, après qu'ils eurent pris terre au pied de la forteresse, l'embarcation retourna pour amener les autres. Les cinq ambassadeurs des Génois arrivèrent et les douze compagnons qui gardaient la porte de la mer les laissèrent entrer. De la porte de la terre les cinq chevaliers ambassadeurs du roi arrivèrent et s'installèrent dans le palais. Les felouques des Génois conduisaient du monde hors de la forteresse. Les Famagoustains, après l'entrée des douze Génois et des cinq ambassadeurs tâchèrent de fermer les portes pour ne pas laisser l'entrée libre à d'autres Génois.
Aussitôt les ambassadeurs génois ordonnèrent de laisser les portes ouvertes. Les douze compagnons tirèrent leur épée et chacun s'empara d'un Chypriote; et ainsi les portes restèrent ouvertes. Ils disaient aux Famagoustains : « Laissez les portes ouvertes! Pourquoi nous regarder comme des ennemis de Dieu, comme des chiens, et ne pas obéir à notre commandement? » Pendant ce temps-là, la forteresse se remplit de Génois. Les cinq chevaliers ambassadeurs, entendant le tumulte, quittèrent la forteresse et sortirent; elle resta ainsi aux mains des Génois. Voilà le bien que les chevaliers de Chypre nous ont fait!
Alors se repentirent ceux qui avaient travaillé à ce malheur, comme Judas s'était repenti après avoir vendu le Christ. Les coupables, je le répète, étaient sire Jean de Morpho, comte de Rochas, et sire Raymond Babin. Les Génois, après être entrés en possession de la forteresse, mandèrent au roi d'envoyer des ambassadeurs pour conclure la paix; aucun chevalier ne consentit à se mettre entre leurs mains. Ils leur firent dire : « Que l'amiral descende demain à Famagouste, nous ferons dire la messe par un prêtre ; après cela l'amiral fera avec les siens le serment sur le saint corps de Jésus-Christ de ne nous point faire de mal, et alors nous prendrons confiance pour entrer dans la forteresse. »
Le lendemain, sire Pierre de Campo Frégoso arrivait avec une arrogance pleine de menaces et accompagné d'une grande suite de patrons de galères. Ils entrèrent à Saint-Nicolas pour entendre la messe. Quand le prêtre éleva en l'air le corps du Christ et le plaça dans la sainte patère, et versa le sang de notre Seigneur dans le calice, les Génois, l'amiral et les patrons y mirent leurs détestables mains et firent le serment au roi et aux seigneurs, en les adjurant d'entrer dans la forteresse pour conférer, et là les choses se décideraient suivant la volonté de Dieu. La messe finie, ils conduisirent le roi, sa mère et le prince à la cour de la forteresse; ils sortirent l'un après l'autre et fermant les portes à clef les laissèrent ainsi sans manger ni boire pendant toute la journée et sans un serviteur pour les servir. La nuit, ils dormirent sur la terre comme ils se trouvaient, et ils furent traités comme des chiens. La reine, en voyant son fils sans dîner et dormant sur la terre, fut profondément affligée. Il entra tant de Génois dans la forteresse qu'elle fut fortement défendue en dedans et au dehors.
Le lendemain matin, ils permirent à trois serviteurs d'entrer et de servir les prisonniers, le roi, la reine et le prince. Voyant leurs maîtres dans une pareille situation, ils se mirent à pleurer et tremblèrent pour leur vie. L'amiral entra ensuite pour les saluer. La reine, en le voyant, lui dit d'un ton audacieux : « Ah seigneur, voilà donc ta bonne foi et ton serment! Si au moins tu avais attendu quatre heures, mais nous mettre immédiatement en prison sans manger ni boire! Ni les Turcs ni les Sarrasins ne font de pareilles choses. Nous laisser coucher comme des chiens! » L'amiral répondit : « Ce que j'ai fait avait un but important. Quand tu le connaîtras, en femme sage que tu es, tu me rendras grâce. Que vos seigneuries sachent que la plupart des équipages de nos vaisseaux veulent vous tuer, pour venger ceux de nos hommes que vous avez massacrés, et j'ai eu beaucoup de peine à les calmer et à leur persuader de faire la paix avec vous. Il valait mieux jeûner que mourir. Mais cela est passé. Maintenant envoyez dire aux chevaliers et au connétable de venir conférer avec nous et voir ce que nous allons faire pour que nous puissions retourner chez nous. » La reine lui répondit : « Seigneur, il n'est plus temps de dire des paroles inutiles; tu sais que tout le peuple est effrayé, et lors même que nous enverrions mille ordres, personne ne nous obéira. Délivrez le roi, afin qu'il puisse les convoquer suivant nos assises, et les réunir, et alors ils viendront. » L'amiral dit : « Ce que tu dis est juste et je vais le faire. Mais sache-le bien, nous sommes venus à ta demande pour te défendre contre les parjures et te venger. Restez sous notre protection et vous serez contents. »
On fit immédiatement sortir le roi et sa mère qui se rendirent à leur demeure. Le prince, enchaîné avec de légers fers aux pieds, fut arrêté comme assassin de son frère. Ils tâchaient aussi de s'emparer du connétable pour le mettre à mort. Le roi fit mander auprès de lui les chevaliers et les autres salariés de Leucosie avec leurs chevaux, leurs armes et leur suite. Suivant l'ordre du roi, ils vinrent à Famagouste. Les Génois les appelèrent à la forteresse sous prétexte d'un conseil et les mirent en prison.
Le cuisinier du prince, Galeutiras, voyant que son seigneur était très tourmenté par les Génois qui voulaient le forcer à avouer où il avait ses richesses, prit la résolution de le délivrer de la prison. Voici comment il mit son plan à exécution. Il lui dit : « Seigneur, je suis très affligé de voir le roi et la reine dans leurs logements, tandis que tu es emprisonné dans la forteresse, comme si tu étais un meurtrier ou un voleur. J'ai peur qu'ils n'aient de mauvais projets contre toi, parce qu'ils te haïssent. Mais si tu consens à courir quelque danger, je me sens le courage, avec l'aide de Dieu, de te délivrer. » Le prince répondit : « Ce que tu me dis me plaît, je suis prêt à faire ce que tu me diras, et que la volonté de Dieu soit faite! » Le lendemain, Galeutiras amena à la forteresse un garçon de cuisine portant une paire de bottes larges. Il introduisit le prince dans la cuisine et, relevant les fers dans le haut, il lui mit les bottes et les lia, puis, lui faisant endosser les habits du garçon, il le teignit en noir, lui mit un chaudron sur la tête et une casserole à la main, en lui disant : « Si on te demande où tu vas, réponds que tu vas les étamer. » C'est ainsi qu'il le fit sortir de la forteresse et de la porte de Famagouste. Puis il le conduisit à son village de Colota, où le prince, montant sur la jument du châtelain, se rendit à Cantara.
Quand les Génois cherchèrent le prince sans le trouver, ils dirent : « Nous l'avions entre nos mains, et nous voulions aussi prendre le connétable; maintenant ce dernier, comme nous l'avons appris, est à Cérines et le prince est allé à Cantara. »
Le roi voyant que Les Génois gardaient vigoureusement la forteresse et la surveillaient avec soin, avait le cœur ulcéré. Une partie des chevaliers, qui étaient venus après les autres emprisonnés dans la forteresse, restaient libres en dehors, parce que les Génois, se contentant des prisonniers qu'ils avaient faits, croyaient n'avoir plus rien à craindre. Or, ces chevaliers dirent au roi de faire creuser un fossé en dehors de la forteresse pour qu'elle fût séparée de Famagouste. On le fit, mais cela ne servit à rien. Les Génois, retenant en prison la plus grande partie et les plus notables des-chevaliers, sortirent de la forteresse et s'emparèrent de Famagouste. L'amiral, logé à la cour royale avec le roi, mit à son service et à sa garde des Génois qui avaient ordre de ne permettre à aucun Chypriote de causer en secret avec le roi. On ouvrit les portes de Famagouste du côté de la mer et les équipages des galères envahirent la ville. Cette calamité tomba sur nous à cause de nos nombreux péchés, le diable ayant aveuglé les chevaliers et le peuple au point de les faire consentir à la reddition de la forteresse, sans que personne protestât par action ou par parole. Nul ne peut se fier à ses propres forces, car le Seigneur le rend plus faible afin de fortifier son ennemi. Les perfides Génois s'emparèrent de Famagouste à cause des trois péchés des chevaliers, l'avarice qui les empêchait de dépenser leur bien, leur jalousie secrète et la pédérastie. Les Génois disaient d'abord au roi et à sa mère : « Laissez-nous emprisonner les chevaliers dans la forteresse et les obliger à nous payer ce qu'ils nous ont promis, afin que nous partions et que nous retournions chez nous ». Mais ensuite ils ont mis à la torture non seulement les chevaliers, mais aussi les bourgeois, les veuves et les orphelins. Ils prenaient leurs biens et ont fait deux ou trois fois le sac de la ville. Ils mirent aussi le peuple à la torture pour le forcer à avouer où leur bien était caché. C'est ainsi qu'ils s'emparèrent de tout ce qui était en évidence ou avait été caché par les Juifs et par les Chrétiens.
Le dimanche 22 octobre 1373 on décapita, pour venger la reine, les seigneurs désignés ci-après. Le seigneur d'Arsouf avait donné de nombreux présents pour préserver sa vie; les Génois voulaient le sauver, mais sa femme étant venue à Famagouste pour aider son mari, était devenue la maîtresse de l'amiral des Génois. Informée qu'on allait le sauver, elle dit à son amant : « C'est là la manière dont tu m'aimes! Tu vas sauver mon mari qui me donnera une mort cruelle et misérable. Prends les présents et fais le mourir. » C'est ce qui eut lieu. Sur le pont de la Berline on décapita sire Henri de Giblet le Ménikiote et sire Jean de Gaurelle. Ces seigneurs avaient trempé dans l'assassinat du roi Pierre-le-Grand. Le crieur disait : « Entendez tous la voix de Dieu et du roi Pierre, roi de Jérusalem et de Chypre. Que personne ne soit assez osé pour mettre la main sur son seigneur. Telle est la justice de Dieu et du roi de Jérusalem et de Chypre! » On noya dans la mer plusieurs hommes valeureux; d'autres trahis par de perfides Chypriotes furent pendus au gibet. Que Dieu leur accorde la béatitude!
Les Génois, voyant Leucosie abandonnée par ses seigneurs, envoyèrent des hommes pour la mettre à sac On la pilla et on apporta à Famagouste les objets pillés. Ils occupaient la forteresse depuis la porte du Marché jusqu'à la tour de Saint-André. On y bâtit des tours bien gardées; celle qui est près de la porte du Marché, remplie de terre et de pierres, fut transformée en forteresse.
L'amiral forma un conseil avec tous les chevaliers pour s'emparer de toute l'île; on lui dit : « Si nous occupons Cérines, Chypre nous appartiendra toute entière. » Le prince sortit de Cantara pour se rendre à Saint-Hilarion. L'amiral en ayant été informé, alla dire au roi : « Seigneur, tu sais que tes oncles se sont partagé ton royaume : l'un tient Saint-Hilarion qui est une grande et puissante forteresse, le connétable occupe Cérines. Or, il me paraît qu'ils s'empareront de toute l'île, et tu seras déshérité et pauvre. Si tu nous rends la forteresse intérieure de Cérines, nous pourrons gouverner le pays. » Le roi répondit : « Je vous remercie de votre avis ; mes oncles ont la même autorité que moi, et je ne puis agir contre eux. » L'amiral irrité reprit avec colère : « Je demande à garder ton bien, et tu t'y refuses! » Le roi répondit : « Le mal que vous m'avez fait jusqu'ici est bien suffisant; que Dieu vous le fasse payer! » L'amiral exaspéré donna un soufflet au roi qui, les larmes aux yeux : « Tu me trouves faible », dit-il « et tu me frappes! Puisse Dieu venir à mon secours! » L'amiral fit emprisonner le roi pendant un jour ou deux, sans lui donner à manger. Le lendemain celui-ci manda auprès de lui et lui dit : « Mieux vaut obéir à tes ordres, que mourir de faim. » Alors l'amiral : « Mande au connétable de me rendre Cérines. » On écrivit à ce dernier de remettre la forteresse entre les mains de l'amiral des Génois, Pierre de Campo Frégoso. Quand la lettre royale fut écrite, les Génois firent cette observation à l'amiral : « Ce que tu as fait, n'est d'aucun profit pour nous. Si nous allons à Cérines et si l'armée qui l'occupe n'obéit pas, qu'est-ce que nous ferons? Dis plutôt au roi de nous donner sa mère pour nous accompagner; on lui rendra la forteresse et elle nous la remettra ». Le conseil plut à l'amiral qui demanda au roi sa mère; il la donna. L'amiral dit à celle-ci : « Tu sais bien que le connétable est au nombre des conspirateurs qui ont tué ton époux; il est allé dans la forteresse de Cérines. Or, il m'a paru nécessaire de te donner des hommes pour aller la prendre et la garder. » La reine témoigna sa satisfaction. On la fit partir avec une armée composée de 700 soldats et commandée par deux capitaines nommés sire Nicol da Casco[108] et sire Ticio Simbo. L'armée s'arrêta pour dîner à Aschia.
Après le départ de la reine, son petit secrétaire, nommé Dimitri Daniel, resta à Famagouste, pour acheter une provision de mets salés. Il expédia les vivres avec la suite de la reine et resta pour acquitter les comptes. Après avoir payé, il monta à cheval pour s'en aller. Le roi se tenait tristement à la fenêtre en pensant que la reine avait été trompée pour lui faire rendre Cérines aux Génois. Il lui avait écrit une lettre de sa propre main pour lui exprimer sa volonté, et cherchait un homme fidèle pour faire parvenir cette lettre à destination. Ayant aperçu Dimitri, il envoya son valet de chambre, pour lui dire d'aller à Saint-Dominique, parce que les lieux d'aisances du palais royal donnaient de ce côté; il lui fit dire de se rendre dans cet endroit. Quand Dimitri arriva près de la muraille des lieux d'aisances, le roi lui demanda s'il était en dehors : « Oui seigneur, » répondit-il. — « Es-tu seul? » — « Oui, seigneur. »
Il lui jeta alors le papier par un trou, en lui disant : « Je te confie cette lettre. Au nom de Dieu, cache la et ne la remets à personne autre qu'à ma mère en secret. Ne te presse pas d'y aller et prends toutes les précautions pour que ce papier ne tombe pas dans les mains des Génois. Dis-lui aussi, quand elle arrivera à Leucosie, d'y rester pendant cinq ou six jours pour se reposer, et d'écrire immédiatement à Paphos et à Pendaïa, afin que toutes nos armées accourent, surtout celle du commandant Coromilos, ainsi que les Bulgares qui ont fui les Génois et auxquels le connétable a promis la liberté en leur confiant la garde de la côte. Que ma mère confirme à ces esclaves tout ce que le connétable leur a promis, et qu'ils restent sous les ordres de la reine et de Caloyeros pour garder les passages et les routes, se tenant prêts, quand ils la verront, à se précipiter pour l'enlever et à chasser honteusement les Génois. Quand ma mère sera ainsi délivrée, qu'elle entre à Cérines et garde la forteresse comme ses propres yeux. »
Dimitri, en prenant la lettre, craignit d'être examiné à la porte; l'affaire alors aurait manqué. Il alla à l'endroit où il avait attaché son cheval, puis, ôtant la selle, il décousit la toile d'un côté, y plaça la lettre dedans et se mettant à cheval il alla à la porte pour sortir. Les Génois en hommes prudents avaient déjà occupé la porte et la surveillaient depuis le départ de la reine, de sa suite et de toute l'armée, afin que personne n'en sortît plus; ils Craignaient une trahison. Dimitri se disposait à sortir, quand on le conduisit à l'amiral pour lui demander ses instructions et savoir s'il fallait le laisser passer. L'amiral lui demanda où il voulait aller. Celui-ci répondit : « Seigneur, je suis le fournisseur des vivres de madame la reine. Ayant acheté des provisions salées pour l'armée, je les ai envoyées avec sa suite; je suis resté pour payer le marchand, et on. ne veut pas me laisser sortir. » Il donna l'ordre de lui mettre sur le gros doigt un morceau de cire avec son sceau, et après on lui dit : « Va-t'en. »
Le roi, voyant que Dimitri avait été conduit à l'amiral, craignit qu'on n'eût découvert la lettre qu'il lui avait remise; il eut peur et attendit le résultat. En le voyant, sortir de chez l'amiral, il éprouva une grande joie et trouvant un moment convenable, il demanda à Dimitri où il était. Le garçon répondit : « Seigneur, on ne m'a laissé passer qu'après que l'amiral m'a eu donné un sceau pour m'en aller. » Le roi satisfait lui dit : « Salue ma mère. » Dimitri, parvenu sur la pente de la rue de Saint-Mamas, descendit de cheval, ôta la lettre, la mit dans son sein, et, remontant à cheval, arriva à Aschia. Là il rencontra l'armée qui, ayant fini de dîner, se reposait. Il monta à la maison occupée par la reine et, appelant Profetta la femme de chambre de celle-ci, il lui dit : « Fais avertir ta maîtresse; je veux lui parler de la part de mon seigneur le roi. » La reine, en ayant été informée, le fit venir en sa présence et lui demanda des nouvelles du roi. Il lui dit : « Madame, il se porte bien; il t'envoie des nombreux saints et m'a chargé de te faire une communication. » La reine immédiatement ordonna à Profetta de se retirer. Alors Dimitri se mit à genoux et lui présenta la lettre en lui répétant ce que le roi lui avait dit. La reine, recevant de pareilles confidences de la bouche de ce garçon, eut peur, en femme prudente, qu'il ne les découvrît, car il était Génois de titre. Elle fit appeler Profetta, lui ordonna de préparer une petite table pour faire manger le garçon, et chargea son écuyer de donner de la nourriture au cheval de Dimitri. Pendant que celui-ci mangeait, la reine écrivit une lettre de sa propre main au connétable, lui disant de faire rassembler une armée le plus tôt possible, de la placer dans le défilé de Cérines et là de l'attendre jusqu'à ce qu'elle arrivât. « Alors on m'enlèvera en repoussant les Génois honteusement. Quant à Dimitri, » ajoutait-elle, « traite le du mieux que tu pourras comme si c'était moi-même, fournis-lui tout ce dont il aura besoin et ne laisse pas sortir de Cérines avant mon arrivée. » La reine appela ensuite Dimitri et lui dit : « Toi, qui m'as apporté la lettre et les ordres du roi, tu iras à Cérines pour dire au connétable de rassembler l'armée, comme tu me l'as expliqué. Hâte-toi de partir le plus tôt possible pour revenir aujourd'hui à Leucosie où je t'attendrai. » Dimitri, trouvant un prétexte, « Madame, » dit-il, « je ne connais pas la route et mon cheval est fatigué. » La reine répondit : « J'ai écrit au connétable de te donner un nouveau cheval. Quant à la route, je vais mander le maître des bergers royaux et il te l'indiquera; rappelle-toi la bien. » On fit venir ce dernier, nommé Tricomitis; Dimitri lui demanda : « Par où puis-je aller d'ici à Cérines? » L'autre lui indiqua les endroits par où il devait passer. Alors la reine lui dit : « As-tu compris la route? Va, et bonne chance! » Il prit la lettre, la cousit sur la toile de sa selle, comme il avait fait la première fois et, après avoir donné à boire à son cheval, il le brida-et prit la route indiquée. Le soleil n'était pas encore couché quand il arriva à Cérines et il songeait au moment où il retournerait à Leucosie.
Après le départ de Dimitri, madame la reine commanda à l'armée de se préparer à se mettre en marche pour Leucosie. En y arrivant, elle allégua le prétexte qu'elle ne pouvait continuer à cause de la fatigue et, remettant de jour en jour, elle les retint ainsi à Leucosie pendant six jours, pour donner le temps au connétable de se préparer. Ce dernier, après avoir lu la lettre de la reine, invita Dimitri à dîner avec lui. Celui-ci refusa en disant : « Seigneur, madame la reine m'a recommandé de retourner au plus vite, et elle m'attend. » Le connétable lui dit : « Pour ce soir, je ne te laisserai pas partir; je lui manderai que c'est moi qui t'ai retenu; elle m'écrit la même chose. » Dimitri répondit: « Ce que tu dis est vrai; elle a écrit cela; mais ensuite elle m'a dit de vive voix de revenir promptement, parce qu'elle a besoin de moi. » Alors le connétable : « Reste pour te reposer, toi et ton cheval. » Dimitri, sollicité ainsi, fut retenu pendant un jour et une nuit. Le lendemain, il pria le connétable de le laisser retourner à Leucosie, mais ce dernier lui ayant montré la lettre, il resta à Cérines jusqu'à l'arrivée de la reine et de l'armée.
Le dimanche 4 décembre 1373, la reine entra à Leucosie avec 300 hommes à cheval et 400 à pied, chacune de ces deux troupes commandée par un capitaine. Pierre de Cassi, gouverneur de la ville, accompagné de quelques Leucosiotes, sortit pour recevoir la reine avec honneur. On tomba d'accord que les Génois entreraient deux par deux, et le capitaine le dernier. Derrière les soldats se trouvait la reine accompagnée des arbalétriers chypriotes; autour d'elle étaient les chevaliers. Les capitaines, après avoir bien exploré le pays et s'être assurés qu'une armée ne venait pas à leur rencontre, entrèrent dans la ville. Quand la reine descendit de cheval, il était déjà tard. On ferma les portes de la forteresse, et les capitaines des portes apportèrent les clés pour les remettre entre les mains de la reine. Les capitaines génois qui étaient présents avancèrent immédiatement la main et saisirent ces clés. Ces derniers furent logés dans la maison de messire Jean de Mouris, située en face de la fabrique des voitures, et les soldats çà et là le long du fleuve, occupant ainsi l'espace qui s'étend depuis le pont de la Berline jusqu'à la porte du Marché. Le mardi 6 décembre 1373, les Génois voulurent enlever de force les armes aux Leucosiotes et commencèrent par la paroisse arménienne. Il se fit un grand tumulte et les Leucosiotes, s'emparant de force des clés de la porte de Saint-André, fermèrent les passages avec des planches et se préparèrent au combat. Beaucoup de Génois furent tués, parce qu'ils parcouraient la ville en pleine confiance et dispersés comme des moutons. On les jetait dans les fosses et pendant la nuit on les massacrait. Les Génois de la porte du Marché et les Leucosiotes de la porte de Saint-André se faisaient la guerre. Ces derniers, s'armant de courage, allèrent arracher des mains des Génois les clés de la porte du Marché. Alors les capitaines sire Ticio Simbo et sire Nicol Tangaro vinrent trouver la reine et lui dirent : « Madame, notre espoir après Dieu était en toi. Au lieu de trouver du secours pour te venger de tes ennemis, nous ne rencontrons que des obstacles. Tu nous a conduits ici pour nous faire massacrer. » La reine, réfléchissant qu'ils avaient le roi entre leurs mains, ordonna immédiatement, suivant le désir des capitaines, de publier que tout homme restant à Leucosie devait s'occuper de ses affaires et ne point se mêler de celles du roi; cela appartenait à qui de droit. Celui qui n'obéirait pas à cet ordre serait décapité comme rebelle. Aussitôt les Leucosiotes et les Arméniens remirent les clés des portes, et chacun retourna à ses affaires. Les Génois s'avancèrent alors dans la ville.
Le mercredi 7 décembre 1373, on apporta la nouvelle que le connétable était sorti de Germes avec une armée nombreuse et des Bulgares et qu'il marchait contre Leucosie. Les Génois furent frappés de terreur. A cette nouvelle le peuple reprit courage ; il alla briser les portes de Sainte-Vénérande et, s'emparant du drapeau royal, il sortit, à la rencontre du connétable. Quelques Génois, ayant tenté de les en empêcher, furent tués. L'armée du peuple qui allait au-devant du connétable prit pour capitaine sire Matthieu de Viliers, qui avait à sa suite trente chevaliers et une foule nombreuse d'hommes à pied. De nombreux Leucosiotes grossirent la bande. Ils furent accueillis avec une grande joie par le connétable qui ordonna à sire Matthieu de Viliers d'avancer avec son armée. D'autres Génois qui étaient venus maintenir les portes pour empêcher le peuple de sortir et le connétable d'entrer, furent chassés; on tua les uns et on poursuivit les autres jusqu'au pont des Saints Apôtres. Ces derniers s'y fortifièrent et résistèrent. Les Chypriotes les blessèrent avec les arbalètes, mais ne purent les vaincre à cause de leur supériorité en nombre. La plupart des Chypriotes restèrent avec le connétable. Celui-ci, informé de ce qui se passait au pont, dit : « Qui se sent assez courageux pour prendre des hommes et aller chasser les Génois du pont? » Aussitôt se leva un chevalier nommé sire Nicolas Lases qui répondit : « Seigneur, j'ai le courage d'aller, suivant ton commandement, faire ce que Dieu permettra. » Il l'envoya.
Alors sire Nicolas Lases monta à cheval et, prenant 150 arbalétriers de l'armée du connétable, courut contre les Génois. Quand ils parurent, les Génois, croyant que c'était le connétable en personne, s'enfuirent et vinrent le dire à la reine qui envoya immédiatement sire Jean de Neuville le vicomte, pour commander de sa part au connétable de prendre son armée et de partir de Leucosie. Jean alla en courant jusqu'au pont de la Berline, et là ayant rencontré Nicolas Lases, il lui dit qu'il était envoyé par la reine pour leur donner l'ordre de quitter Leucosie. Ce dernier avec ses hommes alla dire au connétable que la volonté de la reine était qu'on partît de Leucosie. Le connétable retourna aussitôt à Cérines, en occupant le défilé, comme il en avait reçu Tordre.
Le jeudi 10 (8?) décembre 1373, les Génois, croyant que le connétable était encore dans Leucosie, s'armèrent et vinrent pour le chasser ; mais quand ils arrivèrent à la porte, l'ayant trouvée ouverte et non gardée, ils s'en retournèrent. Quelques Leucosiotes, croyant que la reine favorisait réellement les Génois, leur dénoncèrent plusieurs de leurs compatriotes qui étaient partis avec le connétable. Les maisons de ces derniers furent pillées par les perfides Génois. D'autres indigènes, voyant qu'on pillait le peuple, occupèrent fortement l'endroit compris entre la porte du Marché et celle de Saint-André, et chassèrent les Génois jusqu'au palais du roi, en les tuant. Des paysans des villages Trachonas et de Simintiri, ainsi que les Voniates, se révoltèrent et, ayant chassé les Génois, mirent la ville à sac jusqu'au pont de la Berline. Depuis ce pont jusqu'à celui des Saints-Apôtres, on livra contre les Génois une grande bataille qui dura depuis la douzième heure de la nuit jusqu'à la vingt-et-unième du jour. Quand les Génois se retirèrent dans la cour du roi, les indigènes saccagèrent les maisons des Génois Blancs[109] et des Leucosiotes qui avaient fait la paix avec les Génois. Les artisans pauvres et malades se renfermèrent dans leurs maisons; la ville resta déserte. On mit le feu aux maisons des Génois et des indigènes qui étaient amis de ces derniers ; mais cela fut sans importance, parce que les Génois réussirent à maîtriser immédiatement le feu.
Les capitaines exposèrent par écrit les affaires à sire Pierre de Campo Frégoso à Famagouste. Celui-ci, le vendredi 9 décembre, envoya du secours à Leucosie, avec le consentement du roi, auquel l'amiral dit : « Sache que ton oncle le connétable veut occuper Leucosie pour son compte, et peu à peu tu seras déshérité de ton royaume ; or, il est nécessaire d'envoyer des renforts pour protéger la Aille. » Quand les troupes auxiliaires arrivèrent, elles trouvèrent la plus grande partie de la ville abandonnée. Les uns étaient allés avec le connétable, les autres, s'étant exilés volontairement, couraient çà et là pour combattre. Le peuple de Leucosie pilla une seconde fois les maisons des Génois. Les nouveaux arrivés parmi ces derniers se rendirent à la porte de Sainte-Vénérande et la fermèrent à clé ; étant allés ensuite à la porte de Saint-André, ils trouvèrent la tour remplie d'Arméniens et de Syriens qui surveillaient cette porte, et ils ne purent pas s'en emparer.
Les Génois tinrent conseil sur ce qu'ils devaient faire. A chaque combat on perdait du monde; chaque jour leur nombre diminuait et ils ne consentaient plus à combattre. Ils firent connaître leur décision à l'amiral. Celui-ci communiqua ses idées aux capitaines et ces derniers dirent à la reine de faire publier un ordre ainsi conçu : « Tous ceux qui se trouvent dans la tour de Saint-André peuvent descendre en paix; il leur sera pardonné. Ils n'ont qu'à se présenter devant l'amiral qui leur donnera de la part de la reine un papier avec lequel chacun ira retrouver sa compagnie. Celui qui, n'ayant pas obéi à cet ordre, sera pris sur cette tour, sera décapité et ses biens resteront à la disposition de la reine. » En entendant cet ordre, ils abandonnèrent la tour et prirent des lettres signées par la reine et par les capitaines, afin que leurs maisons ne fussent pas pillées.
Les Syriens, s'étant ravisés, retournèrent à la tour et s'en emparèrent de nouveau. Les Génois vinrent leur dire:
« Vous n'avez pas entendu l'ordre qu'on vous a donné d'évacuer la tour? » Ils répondirent : « Nous ne vous faisons pas la guerre et nous ne désobéissons pas à cet ordre. » Les Génois, voyant que les Leucosiotes s'emparaient des tours, cernèrent la tour de tous les côtés, y mirent une forte compagnie d'hommes armés et les assiégèrent de près. Sept (ou dix-sept) Génois furent tués. Vingt-deux Syriens défendaient bien la tour; à la fin, épuisés par les assauts réitérés des Génois, dix d'entre eux se jetèrent d'en haut et tombèrent dans le fossé avec les pieds brisés. Les Génois, alors prenant courage, entrèrent dans la tour et massacrèrent ceux qui y restaient. Un nommé Nasaris se défendit tant qu'il put vaillamment avec son épée ; enfin, voyant deux Génois qui se tenaient sur le rempart, il s'élance sur eux et, les enlevant dans ses bras, il se jette d'en haut; tous trois furent tués. Les Génois, après avoir massacré la garnison, s'emparèrent de la tour et en sortant ils égorgèrent les dix qui s'étaient précipités dans le fossé. Ils rentrèrent ensuite dans la ville et ils pillèrent de nouveau les maisons de ceux qui avaient des sauf-conduits tout aussi bien que de ceux qui n'en avaient pas. Après le sac de la ville, l'amiral fit publier l'ordre qu'aucun Génois ne devait faire de mal aux Chypriotes, afin d'obliger le peuple à reprendre ses travaux. Plusieurs des fugitifs rentrèrent dans la ville. Quelques jours après les Génois trouvèrent un nouveau prétexte et dirent : « Ceux qui étaient absents et qui sont revenus ne sont que des espions; chassons-les! » Quelques Chypriotes parjures, jaloux de ces derniers à cause d'anciennes querelles, les chassèrent afin de s'emparer de leurs biens. Victimes de la trahison, ces malheureux furent sans examen traînés à la queue des chevaux et pendus. On arrêta, entre autres, Psychidis avec ses 400 (ou 50) compagnons qui, rassurés par le nouvel ordre, s'occupaient de leurs affaires; on les mit debout sur des chariots, on fit chauffer des tenailles de fer avec lesquelles on déchirait leurs chairs et on les conduisit au gibet.
Le 18 décembre 1373, un prêtre de Jésus-Christ, nommé Glyacas, dénoncé comme un des leurs, fut arrêté et pendu à minuit. Traîtres et parjures qui dénonçaient ainsi leurs compatriotes! Comment Dieu a-t-il souffert de pareils crimes? Mais à cause de nos péchés innombrables il fallait que notre île fût châtiée par les Génois!
Les Génois, craignant que les Chypriotes, dans l'intention de se venger de tant d'injustices, de massacres et de pillages, ne rassemblassent des armées pour se jeter sur eux, firent publier au nom de la reine et de l'amiral un ordre d'après lequel il n'était permis à personne, paysan ou soldat, d'avoir chez soi des armes, bonnes ou mauvaises, nouvelles ou anciennes, ou tout autre instrument pouvant faire du mal. Celui qui ne remettrait pas ses armes à l'arsenal du roi serait décapité et le dénonciateur aurait 50 besants des biens du coupable. Les pauvres gens, effrayés des cruautés et des menaces des Génois, apportèrent immédiatement toutes les armes qu'ils avaient et les jetèrent dans l'arsenal.
Je vous citerai un exemple de la cruauté des Génois envers ceux qui, confiants dans leur parole, étaient rentrés dans la ville pour se faire massacrer. Un malheureux, voyant qu'il s'était écoulé assez de temps sans qu'on poursuivît les fugitifs, se décida à retourner chez lui secrètement et, après être assuré par ses gens qu'il resterait impuni, à s'occuper de ses affaires. Il rentra un samedi; sa femme était allée au bain. Quelques traîtres, l'ayant aperçu, le dénoncèrent. Quand les Génois vinrent pour l'arrêter, sa femme, qui ne comprenait pas le motif d'une pareille visite, leur dit : « Que cherchez-vous? » — « Votre mari. » — Elle répondit : « Il n'est pas ici. » — « Il est ici et on nous le cache. » Cette malheureuse, n'ayant aucun soupçon de l'arrivée de son mari, leur dit : « Si mon mari se trouve chez moi, qu'on me brûle. » Son pauvre mari, entendant le bruit, ouvrit une caisse et s'y enferma. Les Génois le cherchèrent çà et là et, ne le trouvant pas, se désespérèrent. Les dénonciateurs insistèrent en disant qu'il était impossible qu'on ne le retrouvât pas. On ouvrit la caisse et on le découvrit. Immédiatement les Génois, les ennemis de Dieu, prirent la malheureuse femme appelée Virgin elle et la brûlèrent sur la place des Chariots, et le mari fut pendu au gibet.
On reçut ensuite la nouvelle que le connétable était allé secrètement à Pendaïa, à Morpho et dans tout le district de Solie et qu'il avait donné de l'argent à sire de Montolif pour gouverner et approvisionner de vivres la forteresse de Cérines. Celui-ci garda l'argent sans acheter de vivres, il vendit même le blé déjà acheté pour la forteresse, de sorte que Cérines resta sans approvisionnements et, s'il était arrivé une armée, la garnison serait morte de faim. Le connétable, comme un bon et sage seigneur, partit pour y conduire des vivres et organiser la forteresse. Les paysans réjouis de sa présence s'empressèrent de lui obéir. Déjà révoltés, ils n'obéissaient plus au gouverneur et ne consentaient ni à la corvée, ni à payer les taxes. Les receveurs firent connaître cet état de choses au bailli qui en informa la reine; on sait que le roi était à Famagouste. Les receveurs disaient : « Les recettes diminuent; comment le roi payera-t-il ses dettes? » Ils prièrent la reine d'envoyer un capitaine pour surveiller la place et persuader aux paysans d'obéir à leurs chefs.
La reine manda aussitôt Georges Monomaque, chevalier constantinopolitain, comme chef de Cérines, auquel elle donna 60 hommes à cheval et 50 à pied. Les bourgeois qui réunis aux Bulgares se trouvaient avec le connétable, informés que les Génois envoyaient un chef et une armée à Cérines, sortirent à leur rencontre pour les chasser; ces derniers, ayant avec eux des arbalétriers et des archers, lancèrent, sur les assaillants des flèches et des dards qui les obligèrent de rentrer à Cérines. Mais on les mit en fuite et beaucoup furent tués. Trente Génois faits prisonniers furent conduits dans les prisons de Cérines. Monomaque revint raconter cela à la reine et aux capitaines qui furent très irrités.
On envoya immédiatement 200 autres soldats contre les bourgeois. Ils allèrent jusqu'à Morpho, mais on ne les trouva pas, parce qu'ils étaient rentrés dans Cérines pour y conduire des vivres; on en envoya également au prince à Saint-Hilarion. Les 200 Génois retournèrent donc à Leucosie. Le connétable ne cessa de faire rassembler des provisions de Morpho et à Pendaïa pour garnir Cérines et Saint-Hilarion. Les Génois ne cessèrent de pourchasser les bourgeois sans parvenir à les rencontrer, ces derniers ayant des espions qui les avertissaient quand les Génois retournaient à Leucosie pour charger les vivres. Toutes les fois cependant que ces derniers se rencontraient avec les bourgeois, ils étaient toujours battus.
Dans le même temps, un chevalier nommé sire Pierre de Cassi, voyant la valeur du connétable qui surveillait Cérines pendant que le prince gouvernait Saint-Hilarion, ce chevalier, pris de jalousie, rassembla une armée sans le dire à personne. Ayant vu les Génois saccager Acrotiki, Cassi avec ses hommes surveilla les portes de Famagouste de telle sorte que les Génois furent privés de vivres. Ceux-ci prièrent les indigènes de forcer le chevalier à partir de là, pour laisser les vivres entrer et afin qu'ils pussent sortir pour piller. Les gens de Cassi allèrent tous à Saint-Serge où était l'entrée principale de Famagouste et occupèrent la tour. Un paysan voleur, qui pillait et transportait secrètement dans la ville le fruit de ses rapines, ayant été surpris par eux, cessa, pendant quelques jours, par crainte de Pierre de Cassi, d'entrer à Famagouste. Il resta en dehors et avec eux, et remarqua que déjà ils se tenaient tranquilles et ne faisaient plus des gardes suffisantes, parce que les Génois, pris de peur, n'osaient plus sortir; tout homme pris était pendu. Une partie des hommes de Cassi, rassemblés des environs, pillaient pendant le jour et rentraient chez eux à la nuit. Quand le paysan eut remarqué tout cela, il s'enfuit et vint à Famagouste dire aux Génois : « Qu'est-ce que vous me donnerez, si je vous conduis là où dort Pierre de Cassi, afin que vous puissiez le surprendre? » Ceux-ci, craignant qu'il ne voulut les faire sortir pour les livrer à Cassi, il reprit : « Liez-moi et emmenez-moi avec vous, et quand vous serez vainqueurs, donnez-moi de quoi vivre. Si je vous trompe, faites-moi mourir. » Le soir même sortit une forte compagnie de Génois et au premier sommeil ils arrivèrent sur les gens de Cassi qu'ils trouvèrent endormis et bien enfermés dans la tour, comme en pleine sûreté. On environna aussitôt la tour de feu. A peine éveillés, ils se rendirent aux Génois qui, éteignant le feu, s'emparèrent de Cassi et de soixante hommes, vaillants guerriers. Les autres qui étaient allés chez eux furent sauvés. Le chevalier lié avec ses compagnons fut conduit à Famagouste. On donna une pension au paysan qu'on eut en grand honneur. Ce fut là le premier fait d'armes des Génois; partout où ils se rencontraient avec les Chypriotes, ces derniers avaient toujours l'avantage.
Les Génois, voyant qu'ils ne pouvaient s'emparer de Cérines et que chaque jour ils étaient assaillis et massacrés, tinrent conseil et dirent : « Seigneurs, nous sommes venus en Chypre et Dieu nous a donné Famagouste ; en cherchant maintenant à nous emparer de Cérines, il est probable que nous perdrons le gibier facile pour le gibier sauvage. Nous possédons la ville de Famagouste par la grâce de Dieu, faisons bien attention à ne pas la perdre à cause de Cérines. Rappelez-vous bien que Pierre de Cassi avec une armée peu nombreuse a tenu assiégés nos compagnons de Famagouste d'une manière si étroite que, s'il n'avait pas été pris, ils allaient mourir de faim. Le prince et le connétable, se trouvant l'un à Saint-Hilarion et l'autre à Cérines, se tiennent tranquilles pour le moment, mais ils ont le dessein de se jeter sur nous pour nous massacrer et enlever Famagouste de nos mains. Comme les murailles de la ville sont très basses, il est probable qu'ils les escaladeront. Exigeons donc de l'amiral qu'on les élève davantage et ayons recours à la menace pour le forcer à donner l'ordre qu'on fasse de bonnes gardes jour et nuit. »
Ainsi fut fait. L'amiral, à la réception de ces rapports, ordonna qu'on élevât les murailles qui étaient basses; il voulut même faire entourer la ville par la mer et la transformer en île.
Sur ces entrefaites on amena à Famagouste la femme du prince. On envoya piller sa maison et on y trouva tant de trésors en argent, en or, en pierres précieuses, en perles, en ducats, en gros, en chalques, qu'ils auraient pu suffire à contenter les Génois et à les faire partir. Mais le prince était avare, et son avarice fut la cause qu'on lui enleva sa femme, ses biens, et qu'il finit par être tué lui-même. Telle est la récompense qu'obtiennent tous les avares ; il faut même de plus qu'ils soient châtiés. C'était la justice divine qui le punissait ainsi. Quand il fit convoquer le conseil au nom du roi pour payer les dépenses des Génois, le prince s'exprima ainsi : « Seigneurs, vous voyez que les Génois sont tombés sur nous et que le royaume se détruit chaque jour, et vous-mêmes vous êtes une partie de ce royaume. Le roi, notre seigneur, vous demande de contribuer avec lui pour que nous soyons délivrés de nos ennemis et qu'ils s'en aillent. » Tous les seigneurs et les chevaliers répondirent: « Que chacun promette de contribuer pour sa part et que cette contribution soit reconnue comme une dette de la cour royale. » Ils dirent au prince de contribuer le premier en donnant 300 muids d'orge de son village de Côlota; l'orge valait alors un besant les douze mesures;[110] il s'agissait de compléter la somme de 200 ducats. Le prince ne voulut pas même consentir à donner 50 ducats. Remarquez donc comme les avares dépensent plus que ceux qui sont généreux! Si le prince avait consenti à donner les 50 ducats, les autres chevaliers et les bourgeois avec le roi auraient pu payer un million aux Génois, afin de se débarrasser d'etix. Ainsi les Génois enlevèrent au prince plus d'un million de ducats et sa femme, et lui-même fut mis en prison et enfermé à Saint-Hilarion; en même temps ils prirent Famagouste, dévalisèrent les pauvres et mirent en esclavage les chevaliers et les bourgeois.
Les Génois, voyant les immenses richesses qu'ils avaient enlevées au prince, pillèrent de nouveau la malheureuse ville, chevaliers, bourgeois et même le peuple. Ils prirent deux millions de ducats rien qu'à Lachas le Nestorien et à son frère. Ils purent même percevoir toutes les impositions qu'ils avaient mises. C'était la troisième fois que Chypre était pillée ; et beaucoup moururent dans les tourments.
Oh! justice divine! Quand ils eurent pillé Leucosie ils rassemblèrent dans la chancellerie le produit du sac de la ville, puis ils chargèrent sur des chameaux et dans des chariots, camelot, argent et or, pour conduire le tout à Famagouste. Un garçon, ayant réussi à s'échapper, vint à Cérines annoncer au connétable que les Génois allaient transporter ces richesses à Famagouste, et ajouta : « Je suis un garçon de la suite de ceux qui vont les conduire, et comme Chypriote je suis venu te donner cette nouvelle. Les Génois sont au nombre de 500. » Le connétable le remercia, et, lui faisant des cadeaux, le mit dans sa chambre. Il commanda aussitôt à 500 guerriers de se mettre à cheval et alla avec eux au village de Sivouri s'installer dans la loge de l'archevêque. Ayant été informé que les chameaux avec les chariots chargés de richesses se trouvaient au village Aschia où ils dormaient, le connétable tint immédiatement conseil avec son armée, afin de décider s'il fallait aller à Aschia ou s'il valait mieux les attendre où il était. Les conseillers lui dirent : « Si nous allons à Aschia pour enlever tout cela, pendant que nous attendrons le moment où nous serons prêts à partir, les Génois peuvent aller à Famagouste qui est très près pour annoncer la nouvelle et ils pourront facilement courir sur nous et nous mettre en danger. Laissons-les venir jusqu'à Sinta et s'éloigner, et là avec la volonté de Dieu nous les assaillirons et nous leur enlèverons leurs richesses. » Le connétable agréa ce conseil. Quand les Génois furent arrivés à Sinta, il commanda à ses soldats de mettre pied à terre, d'ôter les brides et d'ouvrir l'écurie pour prendre l'orge dont on donna une assiette à chaque cheval ; quant aux hommes, ils se reposèrent et attendirent. Il parut quatre Allemands au service des Génois qui venaient en avant pour surveiller le pays. Le connétable fit mettre les brides aux chevaux et ordonna aux hommes de monter à cheval ; le nom de Sainte-Julie fut donné comme mot d'ordre. Il était déjà tard. On se jeta sur les quatre Allemands qui se rendirent immédiatement au connétable. Celui-ci leur demanda s'ils voulaient entrer à son service ; ils acceptèrent sa proposition et lui prêtèrent serment. Ayant appris par eux que les chameaux et les chariots arrivaient, le connétable se précipita alors sur les Génois avec son armée. Les Bulgares, en lançant leurs flèches, criaient : « Vive le roi Pierre! » La plus grande partie des Génois furent tués. Quelques-uns profitèrent de l'obscurité pour se cacher sous les chariots, mais quand le soleil parut, les Bulgares qui restaient en arrière, les ayant reconnus, se jetèrent sur eux et les tuèrent avec leurs arcs et leurs épées. Un maître d'armes, nommé Cosmas Macheras, avait un serviteur nommé Baxis; devenu Chrétien, Macheras s'appelait Antoine. Ce serviteur, remplaçant son maître qui s'en était allé avec les autres compagnons, gardait les prisonniers avec les Bulgares. Voyant ceux-ci prêts à égorger les prisonniers, il se mit à crier : « Gardez-vous bien d'y toucher; ils se sont rendus à mon maître qui m'en a confié la garde jusqu'au moment où il reviendrait avec le seigneur le connétable. » Quand le jour parut, le connétable, qui s'était avancé avec son armée pour explorer le pays et voir s'il n'avait pas à craindre une attaque, revint et trouva les ennemis qui s'étaient rendus à Antoine Macheras. Celui-ci savait le français. Ces Génois, en voyant les Bulgares prêts à les massacrer, lui avaient dit en français : « Au nom de Dieu nous nous rendons à toi; sauve-nous. » Alors le connétable les fit enchaîner et conduire à Cérines. Les objets enlevés aux ennemis furent amenés à Trypimeni et là, après avoir déchargé tous les chariots, on mit le tout sur les chameaux et on les emmena à Cérines. Les chariots appartenaient aux jardiniers qui, après qu'on les eut déchargés, allèrent à Leucosie. Des Génois qui avaient pu se sauver, les ayant rencontrés sur la route de Famagouste, leur demandèrent ce qu'ils avaient fait des objets en question. Ils répondirent que le connétable, à la tête d'une grande armée, s'était jeté sur eux, avait pris les richesses, avait tué les uns et emmené les autres à Cérines.
Les Génois firent aussitôt leurs préparatifs en se mettant à cheval et prirent la route de Cérines, au mois de janvier 1373. Après beaucoup de fatigues ils furent informés que le butin était arrivé intact à Cérines, et ils retournèrent à Leucosie en soupirant et profondément affligés. Envoyant une pareille perte jointe à celles que le connétable leur faisait subir chaque jour, ils tinrent conseil pour savoir comment ils pourraient s'emparer d'un tel ennemi. « Nous sommes venus, disaient-ils, accompagnés de la reine et avec la permission du roi pour prendre Cérines ; si nous en chassons le connétable, nous serons les maîtres de tout le royaume de Chypre. » Cet avis ayant prévalu, ils allèrent trouver la reine à laquelle ils dirent avec humilité et courtoisie: « Madame, nous avons laissé notre pays et nos biens pour venir ici te venger de tes ennemis, le connétable et le prince, et surveiller le royaume pour ton cher fils; c'est pour toi que nous sommes ici depuis seize jours. Or, si tu l'ordonnes, il est temps d'aller prendre et piller Cérines. » Celle-ci répondit : « Mes boas amis, allons. Je ne veux pas y mettre d'obstacle. » Elle monta sur la célèbre mule de son mari le roi Pierre, nommée Marguerite, et se mettant en selle à la manière des dames, elle commanda à son écuyer Putzurello de tenir ses éperons, et, quand elle lui ferait signe, de tourner son pied pour qu'elle pût se placer à la manière des bommes et de lui mettre les éperons. Elle paraissait satisfaite parce que les armées l'attendaient. Quand ils arrivèrent près d'Anichia, les Génois s'avancèrent à petits pas, songeant déjà aux moyens de garder la forteresse et aux bommes qu'ils y mettraient pour cela. Quand la reine commença la montée, elle fit signe à Putzurello qui lui détourna le pied et lui mit les éperons. Elle hâta la mule et partit en criant : « Que ceux qui le veulent, m'accompagnent, les autres seront pendus ! » Elle atteignit immédiatement le camp du connétable qui l'accueillit avec honneur. Quand les Génois parurent, les Bulgares se jetèrent sur eux avec leurs arcs et les chassèrent; les arbalétriers qui étaient embusqués les blessèrent. Ainsi les Génois très affligés retournèrent honteusement à Leucosie. La reine avec sa suite fut conduite à Cérines. Son secrétaire Dimitri Daniel se présenta alors devant elle et, après lui avoir offert ses hommages et ses remercîments, lui dit : « Ah! Madame, quel mal ai-je donc fait à ta seigneurie, pour qu'elle m'ait fait mettre en prison? C'est là la récompense qu'elle me réservait! Après avoir réussi à t'apporter la lettre, j'ai été condamné jusqu'à l'arrivée de ta seigneurie. Quoi qu'il en soit, que Dieu te garde! » La reine lui répondit : « Mon fils Dimitri, Dieu sait quelle frayeur j'ai éprouvée quand j'ai appris les nouvelles que tu m'as apportées! En ta qualité de jeune homme tu pouvais confier le secret à un autre, et à peine serait-il sorti de tes lèvres que j'étais tuée ainsi que mon cher fils, et l'île pillée. Cependant, il ne t'a rien manqué à Cérines. » Il lui répondit : « Le visage seul de votre seigneurie! Le bienheureux connétable m'a traité d'une manière plus que convenable et je lui rends grâces, ainsi qu'à vous qui l'avez commandé. » Aussitôt la reine ordonna qu'on augmenta de cent hyperpères son salaire annuel, et elle envoya une lettre à sire Paul Mariza, le bailli de sa cour, pour qu'il prît note de ce don.
La reine donna de l'argent à son cuisinier, afin qu'il achetât des poules pour son dîner. Le peuple alors se mit à murmurer en disant : « Où trouverons-nous de la viande et des poulets pour le connétable et la reine, du blé et d'autres vivres? Nous avons très peu de provisions; que ferons-nous si les Génois nous assiègent? » Le connétable demeurait dans la forteresse supérieure et la reine dans la forteresse inférieure. Le premier descendit aussitôt pour la recevoir et la pria de monter à son logement. Elle n'y consentit pas en disant : « J'ai une nombreuse suite et je ne puis pas m'emprisonner. » Elle refusa aussi de prendre les clefs que le connétable lui remettait. « Dieu m'a placée sous ta garde, dit-elle, et tu me donnes les clefs? Conserve-les pour ton neveu. » Ayant entendu les gémissements du peuple qui se lamentait de ce qu'il n'avait pas suffisamment de vivres, la reine fit appeler le capitaine, les maîtres d'armes et tout le peuple, auxquels elle dit : « Seigneurs, je suis venu ici pour fuir mes ennemis, et non pour être nourrie par vous. Avec l'aide de Dieu j'ai assez d'argent pour moi et pour vous. » Elle fit ensuite appeler son secrétaire Dimitri et lui dit : « Apporte-moi l'argent que tu as. » Il lui apporta cinquante mille gros, outre les ducats et les petites pièces. Alors elle dit au capitaine : « Envoie des hommes parcourir Cérines pour acheter toute chose mangeable. » C'est ce qui eut lieu; ils y allèrent et apportèrent de quoi remplir la forteresse, du blé, de l'orge, des petits animaux, des petits porcs, du fromage et d'autres choses. Ainsi, grâce aux soins du connétable et de la reine, la forteresse fut garnie de tout ce dont elle avait besoin et se défendit bien et vigoureusement, comme vous l'apprendrez dans la suite.
Pendant que les Génois mettaient toute l'île en rumeur, personne n'était allé à Rhodes. Les Rhodiens, très désireux de savoir ce qui se passait à Chypre, étaient restés sans nouvelles pendant cinq mois. Le grand-maître, étonné de "ce silence, arma une galiote et s'embarquant se rendit à Chypre. Il arriva à Famagouste en janvier 1373 et voulut intervenir pour faire la paix. Mais, voyant que les Génois avaient complètement ruiné le royaume et que le peuple était devenu pauvre et suspect, le grand-maître, affligé de l'inutilité des efforts qu'il avait faits pour amener la paix, tomba malade et mourut en février 1373. On l'enterra à Saint-Jean, l'hôpital de Leucosie, le 16 février, et son vaisseau retourna à Rhodes.
Racontons maintenant les guerres que Cérines, la ville protégée de Dieu, soutint contre les Génois. Le 14 janvier 1373, les Génois voulurent exciter le roi Pierre en lui (lisant : « Tes oncles se sont partagé Chypre ; ils ont pris l'un Saint-Hilarion, l'autre Cérines. Maintenant, dis-nous, que te reste-t-il? » Le roi répondit : « Que voulez-vous que je fasse, moi, orphelin et prisonnier entre vos mains? » Ils lui dirent : « Viens avec nous pour assiéger Cérines. » Il répondit : « A vos ordres, allons la combattre. » — « Quand nous serons vengés du connétable, nous te remettrons la ville. » L'amiral des Génois, sire Pierre de Campo Frégoso, arma avec le roi 2.000 guerriers. Ils allèrent à Dicomo et y établirent leur camp, ayant peur de passer le Diava, parce que c'était un passage étroit gardé par les Bulgares. Ce passage était surveillé de tous les côtés par des guerriers. Les Génois firent des efforts pour le passer, mais ils n'y réussirent pas; ils rentrèrent dans leur camp blessés et honteux. L'amiral continua d'envoyer beaucoup de soldats pour forcer ce passage. Ceux qui le gardaient laissaient les envahisseurs y entrer, puis ils les capturaient et les envoyaient prisonniers à Cérines. Les Génois perdirent beaucoup de monde. Nuit et jour campés à Dicomo, ils employèrent huit jours à tenter le passage, mais ils retournaient honteusement et après avoir fait des pertes.
Les armées, voyant ces désastres, dirent à l'amiral : « Il paraît que tu nous as conduits ici pour mourir. Chaque fois que nous cherchons à forcer le passage, nous sommes massacrés. Retournons chez nous. »
Le 22 janvier, ils se mirent à cheval pour revenir à Leucosie. Un prêtre grec, les voyant avec le roi, leur demanda: « Qu'est-ce qui vous donne tant de peine? » Les Génois, en gens prudents, trompèrent le prêtre, en lui disant : « Mon père, les oncles du roi, l'ayant trouvé orphelin et pauvre, se sont partagé son royaume; le prince a pris Saint-Hilarion, la reine et le connétable se sont emparés de Cérines. Nous l'avons conduit ici pour reprendre ses terres et les remettre entre ses mains. Ne pouvant passer le Diava, qui est gardé par les ennemis, nous voyons nos peines perdues et nous nous en retournons. » Le prêtre, croyant que les Génois disaient la vérité et voyant le roi affligé, leur dit : « Pour l'amour de mon bon seigneur je vous conduirai par une autre route, pour écraser l'armée qui garde le Diava, et de là vous vous emparerez des forteresses; vous, qui êtes à cheval, retournez à Leucosie. » Les Génois, enchantés d'entendre ces paroles, suivirent le prêtre qui les fit entrer par le sentier. Ils trouvèrent les gardiens en train de se reposer parce que les guerriers et les Bulgares, voyant les pertes éprouvées par les Génois, et croyant qu'ils n'oseraient plus revenir, restaient tranquilles en bas de la montagne. Alors, ceux qui venaient d'en haut se jetèrent sur ceux qui restaient en bas. Les Bulgares et les autres, voyant quelques Génois arriver par le sentier, accoururent, mais, se trouvant pris par le haut et par le bas, ils cherchèrent à fuir. Ceux du haut se mirent à crier, pour avertir ceux qui se trouvaient en bas. Les Génois massacrèrent tous ceux qu'ils purent; le reste se sauva à Saint-Hilarion. L'amiral, croyant sa présence plus utile à Leucosie, laissa un capitaine avec le roi et partit pour surveiller la ville. Quand les Bulgares entrèrent à Saint-Hilarion, sire Jean Perrot, qui se trouvait avec le prince, les compta et il trouva qu'il manquait cent hommes morts au passage du Diava. Aussi sire Pierre de Cassi, qui accompagnait le prince, s'en étant allé, fut pris.
Alors les Génois prirent avec eux le roi Pierre; ils menaient ce pauvre enfant comme un agneau conduit à la boucherie. Ils campèrent à Saint-Antoine. Les animaux que les Cériniotes avaient pour leurs vivres paissaient au dehors, et chaque jour les Génois les égorgeaient et les mangeaient, Le connétable et la reine firent lever les ponts et clouer les portes. Les Génois vinrent alors courtoisement lui dire : « Ami, donne la forteresse à son maître. » Les hommes de la forteresse répondirent : « La forteresse appartient à notre seigneur le roi et nous sommes ses hommes. Séparez-vous de notre seigneur et qu'il vienne prendre possession de son bien. » Alors, ils injurièrent la reine en lui disant : « Tu nous as amenés pour nous livrer la forteresse, et avec tes artifices tu nous as laissés, tu t'es enfuie et tu es allée au château. » Pis lancèrent des dards; les assiégés répondirent en jetant des pierres qui arrivèrent jusque dans le camp; ils lancèrent aussi du feu grégeois et beaucoup furent blessés. Les Génois levèrent alors le camp et le transportèrent hors de la portée des pierres, et de là ils continuèrent à faire la guerre. Ils taillèrent des échelles, préparèrent des pierres, des feux d'artifice et un grand nombre d'instruments de guerre; tous ces préparatifs furent terminés le 3 février.
Le samedi 4 février 1373, les Génois s'armèrent et prirent avec eux vingt échelles. Ils en avaient un grand nombre à Leucosie ; l'amiral les envoya à Cérines, mais les Bulgares, ayant assailli les porteurs, les tuèrent, enlevèrent ces échelles et les portèrent à Saint-Hilarion, où tous les captifs furent mis aux fers. Les Génois qui attendaient ces échelles apprirent par ceux qui s'étaient sauvés que les Bulgares les avaient portées à Saint-Hilarion, après avoir massacré un grand nombre et fait prisonniers une partie de ceux qui les conduisaient. Les Génois se dirigèrent alors contre Cérines. Ils coupèrent immédiatement des branches d'arbres qu'ils jetèrent dans le fossé de la ville et ils appuyèrent les échelles sur les murailles; ils jetèrent aussi dans le fossé tout le bois sec qu'ils purent trouver. Le connétable donne l'ordre qu'aucun Cériniote ne bouge. Les Génois, voyant que personne ne donne signe de vie, ne s'inquiètent nullement, persuadés qu'ils sont que la forteresse allait se rendre au premier assaut. Ils dirent au roi : « Soyez tranquille, dans deux heures nous entrerons dans Cérines. » Es firent publier immédiatement un ordre au nom du roi : « Seigneurs, petits et grands, qui vous trouvez en compagnie du roi, que personne de vous ne lance un seul dard contre Cérines, si les habitants veulent se rendre à leur seigneur. Et vous, seigneurs, qui vous trouvez dans la forteresse, si vous voulez la rendre de bon gré à son seigneur, on vous laissera tranquilles et le roi vous accueillera avec grande joie, en récompensant chacun suivant son mérite. N'ayez pas l'audace de lancer des dards contre le camp du seigneur le roi. Celui qui tirera sera considéré par nous comme un parjure, et si vous ne rendez la forteresse de bon gré, nous entrerons malgré vous et nous vous massacrerons comme des traîtres au roi. » Le peuple de la forteresse répondit au crieur : « Va dire à notre seigneur de la part de notre dame sa mère, de notre seigneur le connétable son oncle, et de la part de tous, petits et grands, que nous tenons cette forteresse au nom de notre seigneur le roi; qu'il vienne seul, nous l'accueillerons, comme nous l'avons promis ; mais nous ne permettrons pas qu'aucun des infidèles et parjures Génois y entre, et nous prions Dieu de voir notre humilité et d'abaisser leur orgueil. La Sainte-Ecriture dit : « Ne redoute pas un homme orgueilleux, parce que, s'il est aujourd'hui, demain il n'existe plus. » Que Dieu ne permette pas que nous soyons pris par les Génois qui sont des gens parjures. Malgré le serment qu'ils avaient fait à notre seigneur le roi, ils ont pris l'admirable et riche Famagouste ; ils se sont emparés aussi de la grande cité de Leucosie, et, en ayant recours à des tourments et à cent mille autres moyens, ils ont enlevé les biens des chevaliers et des autres. Or, nous aimons mieux mourir tous ensemble et chacun en particulier que de laisser les Génois entrer ici. » Et aussitôt d'une seule voix ils crièrent à trois reprises : « Vive le roi Pierre! » Voyant que le crieur ne voulait pas partir, mais au contraire criait encore, ils le blessèrent avec des dards et le forcèrent de retourner auprès des capitaines auxquels celui-ci raconta ce qu'il avait appris à Cérines.
Alors ils construisirent des pafèses[111] et des échelles de bois et les portèrent où se trouvaient les autres, puis ils firent publier par le crieur : « Le premier qui montera par les échelles à la forteresse pour y mettre une bannière recevra 1000 hyperpères. » Les assiégés, ayant entendu cette proclamation, déployèrent aussitôt une bannière royale. Le crieur continua : « Celui qui mettra la seconde bannière aura 500 hyperpères. » Les assiégés déployèrent une autre bannière. Le crieur : « Celui qui mettra la troisième bannière aura 300 hyperpères. » Les assiégés déployèrent une troisième bannière. Les Génois firent encore crier que celui qui, montant à l'échelle mettra la quatrième bannière, aura 100 hyperpères. Les assiégés mirent encore une autre bannière en disant : « Les enseignes que vous mettrez sont les drapeaux du roi. Infidèles et traîtres Génois, nous mettons les bannières de notre seigneur, mais nous mettons aussi notre âme et notre corps à les défendre jusqu'à ce que Dieu nous délivre de vous et que vous alliez au diable! » Et en même temps ils lancèrent des dards et les chassèrent; ils revinrent et recommencèrent le combat pendant trois heures. Les assiégés étaient très irrités. Parmi eux se trouvait un brave garçon, habile arbalétrier, qui préparait avec adresse l'arbalète du connétable ; il tirait très bien et il ne lançait jamais un dard en vain. On tua 400 Génois pendant cette journée. Or, cet habile arbalétrier, qui se nommait Nicolas Macheras, dit à son compagnon : « Tire sur ce Génois et vise-le à la tête. » Ce dernier, s'étant apprêté, tira sur le Génois désigné; celui-ci, se sentant blessé, mit sa main sur son passinet.[112] Dans le même moment, Nicolas tira son arbalète; le trait, perçant la main du Génois, traversa son passinet et le tua. Les Génois, voyant qu'ils ne pouvaient rien faire, revinrent dans leur camp et construisirent un rempart autour d'une échelle appliquée contre la muraille.
Les assiégés firent semblant de ne pas les voir. Cette opération terminée, ils retournèrent se reposer. Après dîner, ils revinrent pour l'assaut. Mais auparavant ils avaient fait le compte de leurs hommes et ils avaient reconnu qu'il en manquait 400, ce qui leur inspira de la timidité. Le pauvre prêtre, voyant que les Génois voulaient s'emparer de la forteresse pour leur propre compte et non pour le roi, et reconnaissant qu'ils l'avaient trompé, se repentit et retourna à Cérines; à peine fut-il aperçu par les Bulgares qu'il fut massacré.
Le lendemain 5 février 1373, de bonne heure, quinze compagnons, braves stradiotes, sortirent par la porte secrète de Cérines; ils tenaient à la main du feu avec lequel ils brûlèrent le pavillon et le bois qui se trouvait dans le fossé et dont ils firent entrer une partie dans la forteresse. Les Génois réussirent à sauver deux longues échelles et cinq planches du pavillon. Les quinze guerriers se mirent alors à injurier les Génois, en leur adressant de vilains mots et leur criant : « Si vous êtes braves, venez vous mesurer avec nous! » Et ils se mirent en embuscade, mais, appelés par les assiégés, ils en sortirent pour revenir à la forteresse. Alors parurent quinze Génois qui sonnèrent de la trompette en les provoquant au combat. Aussitôt ils ouvrirent la porte et jetèrent le pont de la forteresse. Ils agissaient ainsi, parce que le pont était double; sur le devant se trouvait un petit pont qui avait près du grand pont une caisse remplie de pierres pour qu'il fût en équilibre. Il y avait une machine qui s'ouvrait et alors les assaillants, en tombant dans la trappe, étaient enfermés comme des rats. Quand un Génois venait, le pont le prenait et le jetait dans la fosse, et après cette manœuvre il retournait à sa place. Les deux ponts communiquaient par une contrebalance qui les tenait en dessus. C'est pour cela qu'on laissa ouvert un des ponts. Les Génois, voyant les Cériniotes entrer sans danger, voulurent les imiter et y coururent à la hâte pour entrer; on avait tiré la contrebalance et tous les assaillants furent jetés en bas; ceux qui étaient restés hors de la portée du pont s'enfuirent, blessés par les arbalètes des assiégés. Alors 400 Cériniotes sortirent et provoquèrent les Génois au combat avec des paroles injurieuses. Ceux-ci, irrités d'un pareil affront, choisirent 500 hommes des plus braves et arrivèrent pour combattre ; les assiégés tirèrent sur eux avec la barbacane[113] et les chassèrent honteusement. Sire Louis Doria, l'amiral de Neapolis, le général des Génois, fut blessé; aucun des Cériniotes ne le fut. Tous rentrèrent sains et saufs et remplis de joie, à cause de la victoire qu'ils avaient remportée. Les Génois, voyant qu'ils ne pouvaient continuer, demandèrent à Famagouste du secours par mer. On apporta des machines et des engins qui lançaient des pierres aussi loin qu'un arc. Le 10 février 1373, on amena un engin appelé pafilos[114] qui portait dans l'intérieur une machine pareille à un trébuchet; elle tirait aussi droit qu'une ballistre, mais pas aussi loin; le pafilos portait aussi une pierre pesant quatre livres chypriotes. Avec cette machine on battait la forteresse par la mer. Alors le connétable, en sage général qu'il était, inspecta la muraille battue par la pierre, puis immédiatement la fortifia par l'intérieur et la protégea par un mur extérieur, de manière que la pierre ne pouvait plus lui nuire. Les Génois approchèrent alors avec impétuosité et assaillirent les murailles; les assiégés lancèrent des pierres et des tonneaux remplis de pierres et de sable et tuèrent un bon nombre des assaillants. Ceux qui se trouvaient à terre, informés du combat qui avait lieu sur mer, se décidèrent à venir jusqu'au fossé et commencèrent à monter aux échelles. Quand le fossé fut rempli d'hommes, les assiégés lancèrent d'en haut une grande poutre qui était appliquée sur le rempart; l'échelle fut brisée et tout le monde tomba dans le fossé; on leur lança des pierres et si quelqu'un d'eux se montrait, il était tué immédiatement. On jeta sur l'autre échelle des ancres avec des cordes et on la tira en haut. Quatre Génois assis sur cette échelle ne comprenaient pas qu'ils étaient accrochés par les ancres; quand ils s'aperçurent que l'échelle montait, ils se jetèrent dans le fossé: on les tua à coups de pierres. Un brave jeune homme, tenant une bannière pour la mettre sur la muraille, fut tiré avec l'échelle et fut tué.
Les Génois, voyant que les vivres leur manquaient, envoyèrent en demander. A l'arrivée de ces vivres, les Bulgares se jetèrent sur les convois qui les amenaient; ils tuèrent et blessèrent les conducteurs et portèrent les provisions à Saint-Hilarion. Les Génois, ainsi maltraités, se décidèrent à conduire le roi à Leucosie, ce qu'ils firent le 13 février 1373. Avec l'aide de Dieu les Chypriotes eurent toujours la victoire.
Si tu veux que je t'apprenne comment Famagouste a été pris, sache que Dieu le permit à cause de uos péchés. Il était juste que, pour la même cause, non-seulement Famagouste, mais aussi tout l'île fut conquise. Je vous dirai clairement quels étaient ces péchés. C'était d'abord celui qui concerne les esclaves. Quand la Romanie (Asie-Mineure) fut perdue, on conduisit les esclaves dans les îles, et leurs maîtres devinrent si cruels envers ces malheureux, que ces derniers préféraient se précipiter des étages supérieurs pour se donner la mort; d'autres tombaient volontairement dans les fossés ou se pendaient à cause des travaux insupportables qu'on les forçait d'exécuter. Ensuite, parce qu'ils avaient livré leur semblable Jean le Vicomte au roi qui le fit mourir, et à cause de la pédérastie; qui se pratiquait à Famagouste. En agissant ainsi, les Chypriotes allèrent contre la loi de Dieu qui commande : « L'esclave doit servir pendant six ans et être mis en liberté la septième année; et tu ne dormiras pas criminellement avec les garçons. » Ils blasphémaient le nom de Dieu qui commande de ne point dire du mal d'autrui; ils médisaient tous et Chypre toute entière était remplie de mal. Ils ont aussi tué comme un porc le roi qui a honoré Chypre. Enfin, à cause de leurs richesses, ils sont devenus très superbes et ont dédaigné le peuple. Ils ont trouvé les Génois armés ; il fallait avoir de la patience et ne pas les précipiter de haut en bas. C'est pour cela que les Bulgares, les esclaves et les Génois se sont révoltés contre eux; on les avait pillés, conduits en esclavage et humiliés dans leurs femmes et dans leur existence. Le 27 février 1373, sire Jean Perrot, d'après l'ordre du connétable et du prince, rassembla les Bulgares pour surveillais Leucosie en dehors et opprimer les Génois. Les troupes campées près de Cérines, ayant besoin de vivres, en demandèrent avec menace d'abandonner le siège; les Génois de Leucosie envoyèrent 400 chameaux chargés de vivres et d'armes. Le 28 février, ce convoi était arrivé au Pas lorsque les Bulgares se jetèrent dessus, s'en emparèrent et le conduisirent à Saint-Hilarion, à l'exception de cinq chameaux qui se trouvaient en arrière. Les Génois qui le conduisaient furent tués et chassés. Le même jour, comme d'habitude, un grand combat se livra à Cérines, et avec l'aide de Dieu, les Génois revinrent très affligés et sans avoir rien pu faire. Dans la même nuit le roi fut conduit à Famagouste avec l'amiral.
Si quelqu'un désire être renseigné sur le nombre des armées génoises qui sont entrées dans le royaume de Chypre, je le dirai sans avoir l'intention de glorifier nos armées comparées à celles des Génois. Après avoir raconté plusieurs fois les pertes que ces derniers ont subies, je vous dirai maintenant le nombre des hommes amenés par la flotte et le nombre de ceux qui sont retournés à Gênes. D'abord sont arrivées six galères bien équipées, ensuite cinq, puis deux, puis trente-six; total 49 galères et un navire. Il ne retourna à Gênes que 12 galères mal équipées, et ceux qui restèrent pour garder Famagouste formaient à peine l'équipage de deux galères et d'un navire. Il manquait donc l'équipage de 35 galères. Parmi les équipages des douze galères étaient compris les chevaliers enlevés de Chypre. Comptez maintenant combien il y en eut de tués !
Les Génois, voyant qu'ils ne pouvaient remporter aucune victoire devant la bénite Cérines, firent prier le connétable d'envoyer un ambassadeur pour se mettre d'accord avec eux, afin qu'ils pussent s'en aller. Le connétable, aux abois à cause du manque de vivres, demandait à Pieu cette faveur; il répondit au camp de siège qu'on lui donnât des otages, afin qu'il pût envoyer des ambassadeurs à Famagouste. Les Génois expédièrent dix des leurs à Cérines, le connétable les retint et adressa un chevalier français au roi et à l'amiral des Génois. Outre la lettre cet ambassadeur était chargé de transmettre à ce dernier plusieurs questions par voie orale. Ce chevalier, sorti de Cérines, se rendit à Leucosie où il ne trouva ni l'amiral, ni le roi. Le capitaine de guerre qui était à Leucosie lui donna un logement, afin qu'il pût attendre le moment où il serait conduit à Famagouste. Il défendit aussi que personne n'allât trouver l'ambassadeur, afin que le but de l'ambassade restât secret et il chargea quelqu'un de le surveiller. Le mandataire se présenta devant le capitaine de guerre, et après avoir présenté ses lettres et expliqué son mandat, il fut reconduit à son logement. Un sujet génois d'origine français, n'ayant pas entendu la défense, malheureusement pour lui, alla trouver son compatriote qui lui demanda des informations sur ses parents. Le matin, le capitaine le fit amener devant lui et le força de lui rapporter la conversation qu'il avait eue avec l'ambassadeur. Ce malheureux répondit : « Seigneur, il est mon ami et mon compatriote; il m'a demandé des renseignements sur ses parents, je lui ai dit ce que j'en savais et rien de plus. » Le capitaine lui dit : « Tu n'as pas entendu l'ordre que j'ai donné et d'après lequel il n'était permis à personne d'aller le voir sous peine du gibet. » — « J'étais absent, répondit-il, veuillez me pardonner. » Le capitaine, afin que ses ordres et son commandement fussent suivis, comme d'ailleurs il s'agissait d'un étranger, le fit conduire sous bonne garde hors de la ville; l'entrée lui en fut interdite jusqu'au départ de l'ambassadeur, sous la menace d'être décapité. On prit cette mesure pour empêcher les intrigues auxquelles on pourrait avoir recours afin de persuader aux soldats génois de prendre du service pour le roi et d'entrer à Cérines; c'est pour cela qu'ils lui dirent : « Nous t'assurons que, si tu n'étais pas un étranger, nous te pendrions. » Le capitaine fit envoyer la réponse à Famagouste à l'amiral et au roi, et désigna un homme pour accompagner l'ambassadeur. Celui-ci, étant entré à Famagouste, se présenta devant le roi auquel il rendit l'hommage dû à son rang, puis il recommanda à Sa Majesté le connétable et toute sa suite et commença à expliquer au roi l'objet de son ambassade. L'amiral, s'étant approché pour entendre le discours, l'ambassadeur s'exprima ainsi : « Seigneur amiral, devant notre seigneur le roi couronné par Dieu, en la présence duquel nous nous trouvons, je déclare que, sur la demande du capitaine de siège de Cérines, qui a donné des otages pour garantir ma personne, mon seigneur le connétable a consenti à m'envoyer comme ambassadeur près de ta seigneurie pour te faire comprendre sa volonté, ainsi que celle de son conseil. Or, je te prie de ne pas blâmer mon discours, et si mon ignorance m'empêche de parler convenablement, toi qui es rempli de sagesse, prends mes paroles comme si elles étaient sorties de la bouche d'Aristote. »
L'amiral lui répondit de la manière suivante : « Seigneur, j'ai entendu ton discours. En ta qualité de Français, je comprends que tu seras courtois; les paroles sont bien entendues là où se trouve la courtoisie. Puisque, comme tu l'as dit, le connétable t'a envoyé près de nous, sous la garantie des otages, sois le bienvenu. Quant au pardon que tu demandes pour tes paroles, je t'assure que tu ne seras pas blâmé pour tout ce que tu diras. Je comprends que tu es un homme prudent, et comme tel tu as été choisi pour-être envoyé vers nous. Or, ce que tu diras dans l'intérêt de ton ambassade, tu le diras poliment, convenablement, en adoucissant même les expressions qu'on t'a chargé de nous transmettre, parce que souvent les ambassadeurs sages calment la colère de leur seigneur. Dans l'excès de leur colère les seigneurs disent beaucoup, mais font peu, et les ambassadeurs adoucissent leur dureté, et c'est ainsi qu'ils donnent la paix au monde. Or, pour toutes ces raisons, il me semble que tu exposeras ta mission avec honneur et convenance, et jamais un ambassadeur n'est blâmé quand il se conduit ainsi. Quant à la lettre que tu as apportée, tu y recevras une réponse convenable. »
Alors l'ambassadeur, s'adressant à l'amiral de Gênes : « Seigneur amiral, dit-il, mon seigneur le connétable te salue; il s'étonne de vous voir venir de l'Occident, vous valeureuses, prudentes et honorables personnes, dans une île si pauvre et dans le royaume d'un orphelin, île qui se trouve au milieu de la mer, entourée par les Turcs infidèles et par les Sarrasins, et faire tant de maux et d'injustices au peuple qui se trouve sous la protection du roi. Et après tout cela, vous voulez encore faire du mal à notre pauvre roi et à son royaume. Craignez Dieu et apprenez que vous allez mourir ainsi que nous. Il doit vous suffire qu'on vous ait accordé tout ce que vous avez demandé. D'abord vous avez demandé et vous avez fait mourir trois, quatre chevaliers, comme compensation des quatre Génois tués pendant le couronnement, indépendamment de ceux que vous avez tués pendant la guerre. En second lieu, vous avez pillé l'admirable Famagouste et la noble Leucosie, en imposant des contributions de différentes sortes et en enlevant tout ce que possédaient les seigneurs et les pauvres. Ainsi vous avez été indemnisés de toutes vos dépenses et de tout ce qu'on avait enlevé à vos sujets. Or, il noirs semble qu'il est temps que vous laissiez le pays et que vous partiez sous des auspices favorables. Je vous conseille donc de vous en aller, en laissant le roi se reposer des maux que vous lui avez causés. Si vous ne voulez pas écouter mon conseil, vous le payerez cher. Si vous avez l'intention de priver le roi de son héritage, le Dieu du ciel ne supportera pas une pareille injustice. Ce que vous avez fait suffit; retournez dans votre pays. Si vous faites cela, Dieu vous en saura gré, le ciel et les hommes vous rendront grâce. »
L'amiral de Gênes, Pierre Campo de Frégoso, répondit humblement et en arrangeant en bel ordre ses douces paroles : « Seigneur chevalier, nous avons entendu, moi et les seigneurs qui se trouvent avec moi, la lettre que tu as apportée devant le roi, devant moi et les capitaines, et je réponds : d'abord, en ce qui concerne la satisfaction que nous avons obtenue pour nos hommes tués, il n'en est pas ainsi du sang de nos Génois. Ce sang versé nous a occasionné plus de mal que de bien, parce que nous avons beaucoup perdu; quant à l'objection que nous avons occupé le pays, que nous avons déshérité le roi et pillé, tout cela est le signe de la grâce divine; elle vous montre que Dieu est irrité contre vous qui avez égorgé votre seigneur le roi, couché dans son lit, lui qui était l'oint de Dieu et dont vous étiez les sujets par serment, et vous avez tué la beauté de son corps, pendant qu'il était dans toute la vigueur de la jeunesse. Or, sachez-le bien, vous êtes excommuniés et hors de l'église de Dieu, maudits par Dieu. Vous dites ensuite que nous avons pris beaucoup de biens à vos hommes et que nous sommes payés, ce sont les soldats qui les ont pris et non pas nous; vous ne nous les avez pas donnés en compte comme payement, Les soldats les ont pillés et les ont partagés entre eux. Vous dites encore que nous voulons dépouiller le roi de son royaume, que Dieu nous pardonne! Nous avons hâte, au contraire, de le mettre en possession de son royaume, de le venger de ses ennemis; la fin montrera nos intentions. Dis donc au connétable que, si vous voulez que nous partions d'ici, il nous envoie un million de ducats, parce que nous demandons cette somme, et nous la prendrons; et, s'il n'a pas cet argent pour le moment, qu'il fasse devant le chancelier un acte signé par lui et par le roi, qu'il nous envoie des otages, et alors nous laisserons le pays pour nous en aller; autrement nous ne bougerons pas d'ici jusqu'à la mort. Tel est le payement de notre service! »
Le chevalier répondit ainsi : « Seigneur, j'ai compris ce que ta bouche a exprimé. Puisse Dieu faire que ton cœur pense comme tes lèvres! Pourquoi n'a-t-on pas fait au cœur de chacun une fenêtre, pour qu'on puisse l'ouvrir et voir si les cœurs sont d'accord avec les lèvres? Il y a une grande différence entré dire et faire.[115] Tu dis que tu es venu pour mettre notre seigneur le roi en possession de son royaume, il n'y a personne qui ne le veuille, excepté vous qui lui avez enlevé son château, qui le traînez ça et là comme un prisonnier et qui cherchez jour et nuit par diverses machinations à lui enlever sa forteresse et son royaume, ce que Dieu ne permettra pas. Quant à la vengeance que vous voulez au nom du roi tirer de ses ennemis, cela ne vous regarde pas; vous le dites et vous avancez d'autres prétextes frivoles, afin de faire croire au roi que vous dites la vérité, tandis qu'en réalité vous pensez que, si vous ne réussissez pas avons emparer de tout le royaume, vous le pillerez autant que vous le pourrez, et vous lui ferez contracter une dette si considérable que vous nous retiendrez esclaves pendant toute notre vie et jusqu'à la fin du siècle. » — L'amiral lui dit alors : « Assez! nous t'avons dit ce que nous avions, à te dire; le chancelier qui est ici te donnera la réponse avec laquelle tu partiras. »
Le chevalier, se tournant vers le roi, lui dit : « Très grand et puissant seigneur, ne prends aucun souci de nos paroles, parce que les ambassadeurs ont l'habitude de dire quelque fois des choses qui semblent au peuple être l'expression de la vérité. Où tu vois de grands désordres, là aussi tu verras la paix et l'amitié, comme après la tempête vient le calme. Nous tous qui sommes à Cérines, nous prions Dieu qu'il t'accorde une longue vie. Tous ces gens-là passeront, et toi, le vrai seigneur, tu resteras, parce que l'eau s'en va et le sable reste, c'est-à-dire les étrangers s'en iront et les indigènes resteront. Je le dis clairement, Dieu fera le contraire de ce que pensent ces honorables. Si tu veux prendre ton château de Cérines, et avoir ta personne libre, viens avec tes chevaliers et tu verras avec quel empressement nous nous rendrons à toi; quant à moi, je suis prêt à te prendre et à te faire entrer. » Le chevalier, après avoir ainsi, en homme sensé, proclamé l'autorité du roi, se met à genoux et lui dit : « Seigneur, j'ai quelque chose à te dire en secret; ordonne aux Génois de se retirer pour que je puisse te parler. » Comme tous les serviteurs du roi étaient des Génois et ne permettaient pas qu'on lui parlât en secret, ceux-ci se mirent alors à crier en lui disant : « Va-t-en; ici il n'y a pas de traîtres! Ce que tu veux lui dire, dis-le en notre présence. » L'ambassadeur reprit : « Seigneur, j'ai entendu l'amiral dire qu'ils sont venus pour te mettre en possession de ton royaume, mais je vois tout le contraire. On t'entoure habilement de manière que personne ne puisse parler avec toi; d'où je reconnais qu'il y a une grande différence entre les paroles et les actes de l'amiral. » Celui-ci lui dit : « Il me paraît, seigneur, que tu as peu de confiance en nous; mais je te dis qu'ils sont fous ceux qui croient à vos paroles et à vos promesses. » — « C'est contre les lois du bien et de la fidélité que vous retenez notre roi emprisonné; Dieu exercera sur vous sa justice. » L'amiral, se tournant, lui dit : « Tu es, à ce qu'il paraît, un vil personnage; si tu n'étais en présence du roi, je te ferais décapiter. » Le chevalier reprit: « Il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'on me coupe la tête, car tu peux faire pire; je te rappelle seulement le mal qui en résultera pour les Génois qui sont retenus à Cérines comme garants de ma personne. » Le roi alors : « Il suffit, monsieur l'amiral, tu sais bien que les ambassadeurs parlent beaucoup et disent même des choses plus dures à entendre que celles-ci. »
L'amiral chargea ensuite le chancelier d'écrire la réponse qu'il remit au chevalier en lui disant : « Dis au connétable de faire vider le château du roi, pour que celui-ci aille avec ses amis en prendre possession; autrement le roi avec son conseil armera pour venir l'assiéger si étroitement qu'il le prendra sans empêchement, et alors il traitera ceux qui sont dedans comme ils le méritent. » « Seigneur, répondit le chevalier, on peut avoir peur des hommes qu'on n'a pas encore vus, mais il est inutile que ceux que nous connaissons et que nous avons éprouvés, nous menacent ainsi. Préparez-vous à quitter le pays et à retourner chez vous, sinon vous vous repentirez. »
L'ambassadeur reçut l'ordre départir; il arriva à Cérines le 2 mars 1374 et raconta en détail toute l'affaire au connétable.
Le jeudi 3 mars 1374, les galères génoises arrivèrent à Cérines, accompagnées de l'armée de terre. Ils livrèrent une grande et terrible bataille ; on appliqua de terre des échelles qui furent brisées par les pierres que lancèrent les assiégés ; plusieurs furent blessés. Sire Thomas Tagas le Génois vint de Leucosie à la tête d'une armée pour escalader les murailles de Cérines. Un dard lancé par Nicolas Macheras le blessa au visage; il reçut de la main du connétable une autre blessure à la poitrine, et retourna à son camp où il fut guéri.[116] Plusieurs autres furent blessés ou tués. De la mer une galère s'approcha de la chaîne du port qui fut coupée avec un tranchant et enlevée. Les assiégés lancèrent des dards et des pierres contre cette galère qui, étant couverte, resta sauve; son équipage tâcha de mettre pied à terre, mais ne put réussir. Une autre galère se rendit à la Cava où l'on déposa à terre les blessés qui furent conduits au camp pour qu'ils se soignassent. Le capitaine fut averti de tout cela. Les assiégés ayant dit à la galère qui coupait la chaîne : « Ne la coupez pas, nous la détendrons, » l'équipage avait répondu : « Vous la détendrez pour que nous entrions, et à notre sortie vous la retendrez. C'est pour cela que nous la couperons. » La galère, après avoir coupé la chaîne, s'était retirée; le connétable la fit réparer dans son état primitif.
[101] Probablement le 7; le roi avait été couronné le 12.
[102] Peut-être de Chorissa.
[103] Sur la mahone de Chypre, v. Mas Latrie, Hist. de Chypre, t. II, p. 366 et 489.
[104] Plus haut, il lui donne le surnom de Nicolas.
[105] Le calcul n'est pas exact, à cause des derniers cent mille ducats, ajoutés par le manuscrit d'Oxford. Il faudrait 450 mille ducats.
[106] Il faut corriger « le dimanche 2 juillet », comme le montre la suite du récit.
[107] Période confuse, probablement à cause des manuscrits ou de l'inexactitude des renseignements recueillis par Macheras.
[108] Plus loin, il l'appelle Tangaro.
[109] On appelait Génois Blancs les sujets étrangers de la république de Gênes. Ce surnom leur fut donné à cause de l'habillement blanc qu'ils portaient, pour se distinguer des vrais Génois qui avaient des habits de couleur écarlate.
[110] Cette mesure est appelée cafi.se, xa;p(Ciov.
[111] Espèce de pavillon de bois (pavoi).
[112] Espèce de masque de combat.
[113] Défense extérieure d'une forteresse.
[114] Espèce de barque.
[115] Ou « une grande distance depuis le cœur jusqu'à la bouche », suivant le manuscrit d'Oxford.
[116] Le manuscrit d'Oxford dit « où il mourut ».