Machéras

LEONCE MACHERAS

 

CHRONIQUE

partie II

partie I - partie III

 

 

 

 

 


 

 

CHRONIQUE DE MACHERAS.

 

RÉCIT SUR LE DOUX PAYS DE CHYPRE

 

C'EST-A-DIRE

 

CHRONIQUE.

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Revenons au légat du Pape. Le lundi 20 décembre 1359 le port de Cérines vit aborder une galère amenant ce légat nommé Pierre de Thomas de l'ordre des Carmes. Quand il vint à Leucosie, le roi et tous les seigneurs le reçurent avec beaucoup d'honneur; mais ayant voulu convertir les Grecs il occasionna un grand scandale entre ces derniers et les Latins. Il convoqua les évêques, les supérieurs des couvents et les prêtres, qui, ne connaissant pas sa pensée, se rassemblèrent un jour dans Sainte-Sophie. Mais à peine étaient-ils entrés dans l'église qu'on ferma les portes et on convertit de force un prêtre nommé Manzas ; les autres Grecs se défendaient contre les Latins qui voulaient les violenter. Le peuple ayant entendu ce bruit, accourut et tous voulurent entrer dans Sainte-Sophie; mais comme les portes étaient fermées personne ne put pénétrer. Alors ils apportèrent une grande poutre pour briser les portes et d'autres y mirent le feu. Le roi ayant appris ce qui se passait, envoya le prince son frère, l'amiral et le vicomte de Leucosie qui firent ouvrir les portes et le peuple suivant l'ordre qu'on lui donna, se retira ailleurs. Aussitôt on fit sortir les évêques et les prêtres grecs, en leur recommandant de continuer d'observer leur religion suivant les rites accoutumés. Quant au légat il reçut l'ordre de quitter l'île. Ainsi finit le scandale. Ceux qui avaient été convertis, jetèrent le coton[51] et le crachèrent.

Le 18 septembre le roi chargea trois chevaliers d'aller annoncer au Pape la mort de son père et le couronnement du roi Pierre et de lui raconter en même temps les folles imprudences de son légat, en le priant de ne plus en envoyer qui occasionnassent de pareils scandales. Ces chevaliers étaient messire Raymond Babin le bouteiller de Chypre, messire Pierre de Nur et sire Jean Carmadin,[52] chevalier chypriote, d'origine génoise.

La même année arrivèrent dans les eaux de l'île et avec l'intention de piller, deux galères de corsaires sous la conduite de Lucas le Catalan; elles s'emparèrent de plusieurs vaisseaux chypriotes. Le roi Pierre arma immédiatement deux galères qu'il envoya à la poursuite des pillards. Elles étaient commandées par les capitaines François Spinola et Frasses Cataneo, tous deux Génois au service du roi. Ils se mirent à la poursuite des corsaires, mais n'ayant pas réussi à les rencontrer ils se dirigèrent sur l'Aragon[53] et sur Barcelone et dirent au roi d'Aragon dans quel but ils étaient venus. Celui-ci leur promit de prendre ces corsaires et de venger le roi de Chypre. Ils rentrèrent ensuite dans Chypre. Ce furent les premières galères que le roi Pierre fit sortir de l'île, depuis le jour de son couronnement.

Le mercredi 23 mars 1360, il quitta Leucosie pour aller à Famagouste se faire couronner roi de Jérusalem. Il y arriva le 27 mars, après avoir parcouru le pays en chassant, et le lendemain qui était un dimanche, il nomma comme dignitaires du royaume de Jérusalem, en remplacement de ceux qui étaient morts, sire Philippe de Brunswick, père de la femme de son frère Jacques, lequel Philippe fut ordonné sénéchal de Jérusalem; sire Jean d'Ibelin, fils de Philippe (d'Ibelin), fut nommé connétable de Jérusalem; sire Matthieu de Plissie, bouteiller, sire Jean Le Vicomte, maréchal, sire Jean de Montolif, chambellan du même royaume de Jérusalem. Il fit ensuite préparer son couronnement pour le jour de Pâques, qui tombait le 5 avril 1360. Quand le saint dimanche fut arrivé, il fut couronné dans l'église de Saint-Nicolas par les mains du frère Pierre Thomas,[54] légat du Pape et de l'ordre des Carmes. Il fit couronner la reine avec lui. A l'occasion de son couronnement à Famagouste il y eut pendant huit jours une grande fête et une solennité dans laquelle figurèrent tous les dignitaires du royaume. Revenons aux ambassadeurs qui avaient été envoyés au Pape. En se présentant ils lui annoncèrent la mort du roi et le couronnement de ce dernier. En apprenant cette nouvelle le sire Hugues de Lusignan, prince de Galilée, fils de Guy de Lusignan, vint à Rome porteur de lettres adressées par le roi de France son neveu, au Pape Innocent. Hugues demanda à celui-ci réparation du tort que lui avaient fait les barons de Chypre en lui préférant, contre les usages, Pierre comme roi, et il montra le traité passé entre son grand père le roi Hugues et son grand père maternel Louis de Valois, traité qui contenait la promesse faite par le susdit Louis d'envoyer sa fille épouser Guy, fils du roi Hugues, et, dans le cas où ce Guy aurait un enfant et viendrait à mourir, le royaume appartiendrait au fils de la fille de Louis, à l'exclusion de tout autre enfant du roi Hugues. Le Saint Père ayant demandé aux ambassadeurs des renseignements à ce sujet, ceux-ci lui dirent : « Seigneur, que Ta Sainteté sache que nos parents n'ont pas abandonné leurs maisons, leurs parents et leurs biens, et qu'ils ne sont venus habiter une pierre jetée au milieu de la mer, qu'à la condition de faire des traités et de rédiger des assises pour garantir leur sécurité. Si un chevalier, un baron ou un roi a plusieurs enfants, si ces derniers ont des enfants qui meurent, les petits enfants des morts ne peuvent avoir de droit sur l'héritage, ce droit appartenant à ceux qui vivent encore. Or si Guy étant mort, celui-ci n'a pas pris possession du royaume, comment Hugues pourrait-il hériter, lui qui n'est que le fils de ce dernier? »

Le Pape dit : « Vos justifications ne me semblent pas acceptables; elles n'ont pas le pouvoir d'abolir le droit de l'enfant. Quelle force ont vos assises contre les traités? Elles ne peuvent supprimer la loi. » Les ambassadeurs défendirent leur cause avec insistance, mais ils ne réussirent pas à convaincre le Pape. Celui-ci écrivit au roi Pierre, lui communiqua l'accusation du roi de France et lui signifia qu'il eût, dans le délai d'un an, à se présenter à Rome pour se justifier.

Les ambassadeurs retournèrent à Chypre et remirent au roi les lettres du Pape. Celui-ci, après les avoir lues, fut très affligé et ne savait quel parti prendre. Les barons et les chevaliers, reconnaissant la justesse de la réclamation, lui conseillèrent d'envoyer des ambassadeurs pour défendre sa cause, et, dans le cas où ces derniers ne réussiraient pas à convaincre le Pape, de donner une rente de cinquante milles aspres de Chypre. A la suite de cette délibération furent nommés deux ambassadeurs, les chevaliers sire Jean de Morpho, comte de Rochas et maréchal de Chypre, et sire Thomas de Montolif, auditeur de Chypre, lesquels partirent de Famagouste le 9 avril 1360, se rendirent à Rome et firent valoir leurs raisons; mais ce fut en vain. Le Pape leur ordonna d'aller trouver le roi de France. Après de grands efforts, ils parvinrent à persuader au prétendant de se contenter d'une rente annuelle de cinquante mille aspres de Chypre. Après cela ils retournèrent à Chypre.

Alors messire Jean de Morpho fit alliance avec le prince de Galilée en lui donnant sa fille pour fiancée. En revenant à Chypre ils rencontrèrent Jean de Verni[55] que le roi avait envoyé pour faire une levée de troupes à sa solde. Ils se rendirent aussitôt en Lombardie et, après avoir choisi beaucoup de recrues, ils retournèrent ensemble à Chypre. Dans le même temps sire Galio de Dampierre et sire Barthélémy Frare, tous deux florentins d'origine, arrivèrent accompagnés de mon frère sire Paul Macheras, leur jeune serviteur, et peu de temps après ils revinrent à Chypre.

Le dimanche, 22 avril 1360, pendant que le roi Pierre était à Famagouste, il y eut une mêlée sanglante entre les nouveaux et les anciens soldats chypriotes et syriens, mêlée dans laquelle deux des étrangers furent tués. Le tumulte ayant augmenté, le roi, voyant qu'il y allait de la vie de plusieurs de ses hommes, fit publier un ordre suivant lequel tout individu qui se permettrait de porter des armes et de provoquer une querelle, serait puni de mort. Puis Le Vicomte accompagné de ses gens alla arrêter les auteurs du désordre et les fit pendre au gibet. Le peuple alors se calma et le tumulte cessa.

Il faut maintenant que je vous dise comment la forteresse de Gorhigos et de l'île se rendirent au roi Pierre, ainsi que je l'ai trouvé mentionné dans les papiers de la cour royale. Gorhigos appartenait au roi d'Arménie. Son évêché dépendant de la métropole de Tarse, comprenait autrefois une partie de la Palestine et s'étendait depuis Arménaki jusqu'à Séleucie et Susi. Mais tout ce pays, ayant été pris par les Turcs à cause de nos péchés, il ne resta plus que le territoire de Gorhigos qui à partir de l'église de la Sainte Trinité, embrasse une grande partie de pays jusqu'à Pilerga où était la douane, et descend jusqu'à Hebréka et à la forteresse moderne de Gorhigos. On y voit encore aujourd'hui le château-fort et les fondations des tours. Les habitants, opprimés continuellement par les Turcs qui s'emparaient des terres, des maisons, des jardins et des autres biens, se sont enfuis allant de contrées en contrées; d'autres Gorhigiotes sont arrivés en Chypre; d'autres demeurèrent soit dans le château, soit dans l'île, et, bien qu'ils fussent persécutés, ils y restèrent pour l'amour du Christ.

Le royaume d'Arménie était alors occupé par le roi Livon qui était pauvre. Il y avait deux cents villes et châteaux-forts, mais il les avait perclus; une partie fut ruinée, les autres tombèrent aux mains des Turcs. Dans ces conditions le roi d'Arménie crut devoir quitter le pays et alla se réfugier en France auprès de ses parents. Les pauvres Chrétiens, Grecs et Arméniens, se voyant abandonnés et n'espérant de secours de personne, envoyèrent une ambassade au roi Hugues pour lui offrir le château-fort, à condition qu'il les secourrait. Celui-ci refusa en disant : « Dieu me garde de prendre le château de mon neveu! » C'est ainsi qu'ils souffrirent jusqu'au règne du roi Pierre; mais après son couronnement, le monde ayant retenti du bruit de ses belles actions, ils voulurent se jeter dans ses bras.

C'est alors que les Gorhigiotes envoyèrent au roi Pierre, le 8 janvier 1359, une ambassade composée de Michel Psararis et de Costas Filitzis, tous deux Grecs, Ceux-ci mirent tous les habitants de Gorhigos et l'île sous le protectorat du roi Pierre et de ses conseillers. Après avoir lu les lettres qui lui annonçaient que les Gorhigiotes se rendaient à lui, le roi. qui désirait posséder des terres en Turquie, fit un bon accueil aux ambassadeurs et leur rendit de grands honneurs. Le 15 janvier 1359, il envoya des galères de Myra sous la conduite de sire Robert de Lusas, chevalier anglais, capitaine de la dite forteresse. Quand les galères arrivèrent à Gorhigos, tous les habitants ouvrirent les portes et accueillirent le capitaine en faisant une procession en son honneur. Ce dernier escorté de quatre compagnies d'arbalétriers entra dans l'église métropolitaine et, après avoir posé l'évangile sur le pupitre, il fit prêter à tous le serment qu'ils garderaient la forteresse au nom du roi Pierre et de la croix de Jésus Christ. Tout cela fut fait pour empêcher les Turcs de s'emparer de la forteresse et de porter préjudice au royaume de Chypre. Le roi céda l'île au Pape et le pria de lui fournir les deux galères que l'île était tenue d'envoyer pour la garde de Gorhigos.[56] Depuis lors et jusqu'à ce jour les rois et les gouverneurs de Chypre envoient tous les ans deux galères avec le salaire, les provisions et les armements aux Gorhigiotes qui ne cessent de combattre les Turcs avec l'aide de Dieu et de l'image miraculeuse de la vierge Gorhigiotissa. C'est ainsi que la forteresse est protégée contre les infidèles.

Je serais très fastidieux pour mes lecteurs si je voulais raconter en détail les miracles que cette image accomplit chaque jour. Elle apparut dans une vision au grand Karaman, père de Mahomet Pacha, qui resta aveugle pendant plusieurs jours. Il avoua qu'une grande dame de Gorhigos lui avait donné un coup dans les yeux, et que ce coup l'ayant rendu aveugle, était un terrible avertissement de l'image miraculeuse. En conséquence il leva son camp et fit faire plusieurs grandes torches de cire et trois lampes d'argent qui sont suspendues devant l'image ; il promit aussi de donner annuellement plusieurs cruches d'huile. On illumina l'église et on chanta la messe pendant toute la nuit. Le lendemain il mit sur ses yeux un morceau de coton qu'on avait frotté sur l'image et il fut guéri. On raconte encore beaucoup d'autres miracles.

Le grand Karaman qui régnait alors ayant appris que le roi s'était emparé de Gorhigos craignit qu'il ne prît les armes et ne vînt pour le dépouiller de sa seigneurie. Il fit alliance avec le seigneur d'Allagia et avec le seigneur Monovgatis. Chacun arma tous les vaisseaux qu'il put, pour venir ravager Chypre, et afin d'effrayer le roi Pierre et de l'empêcher de marcher contre eux.

Le roi commanda immédiatement à tous les chevaliers de se préparer à monter, au premier ordre, sur les galères et à courir sus aux ennemis. En même temps il signifia au grand maître de Rhodes qu'il eût à lui envoyer, quatre galères, cet ordre étant obligé de secourir les Chrétiens. Le grand maître arma quatre galères et les envoya au roi; elles étaient commandées par l'amiral, par le gouverneur militaire de Rhodes et par plusieurs frères.

Le roi Pierre arma aussi quarante six vaisseaux grands et petits, au frais du royaume et des seigneurs; ce qui faisait en tout cinquante. Il commanda à chacun des chevaliers de s'embarquer suivant ses instructions particulières. Le roi, accompagné de toute sa cour, se rendit à Famagouste le dimanche 12 juillet 1361, et pourvut aux vaisseaux, aux équipages et aux patrons. D'autres bâtiments étant arrivés, la flotte s'éleva au nombre de 106, non compris 12 galères de corsaires et deux du Pape. En tout 114.

Le roi s'embarqua sur la galère capitane avec tous ses chevaliers et tous ses barons; sur les autres vaisseaux étaient sire Philippe d'Ibelin, le seigneur d'Arsouf, sire Jacques d'Ibelin le connétable de Jérusalem (lequel étant mort, cette dignité avait été donnée à sire Jacques de Lusignan, le frère du roi); le seigneur de Passes qui se trouvait alors à Chypre, sire Jean de Sur sur sa propre galère, l'amiral de Chypre, le prince frère du roi, sire Simon d'Antioche, sire Jean de Morpho comte de Rochas, sire Philippe de Brunswick, le comte de Brunswick, beau-père de Jacques (de Lusignan), le fils du comte de Savoie, sire Pierre de Lases, sire Raymond Babin le bouteiller de Chypre, sire Badin de Norès, sire Jean d'Antioche, fils de sire Thomas de Montolif seigneur de Cliron, le fils de sire Jean, sire Jean le Vicomte, sire Jean de Brie, sire Guy de Mimars, sire Arnaud de Montolif, sire Jacques le Petit, sire Pierre de Cassi, sire Jean Carmadin, sire Pierre Malosel, le neveu du Pape le châtelain de Rhodes, sire Jean Lases, sire Nicolas Lases, les deux galères de Myra appartenant au roi, sire Jacques de Norès le turcoplier de Chypre, sire Jean de Plessie, sire Jacques Montgezart, sire Jean Bédouin, sire Jean de La Baume, sire Jean de Soissons, sire Renier Le Petit, sire Hugues de Montolif, sire Jean de la Ferté, sire Henri de Giblet, sire Jean de Montolif l'amiral, sire Jean de l'Eglise sur la seconde galère de Rhodes, les deux galères de Gênes qui avaient amené le podestat, la galère de l'archevêque de Chypre, sire Anseau de Kividès et plusieurs autres.

Cette flotte sortit le jour fixé et se rendit à Salines pour prendre les chevaux, et de là aux Moulins afin de se munir de provisions pour les hommes et les chevaux. Le seigneur de Satalie ayant appris que le roi préparait sa flotte, lui avait adressé des ambassadeurs avec des lettres pour le prier de ne pas l'envoyer contre lui. Il espérait ainsi l'empêcher d'exécuter son dessein, mais ce fut en vain. Les ambassadeurs, informés que le roi se trouvait aux Moulins, s'y rendirent et, après l'avoir salué, lui présentèrent les présents et les lettres. Pierre reçut le tout, mit à la voile, et emmenant avec lui le vaisseau des ambassadeurs, il arriva à Satalie après un bon voyage.

Le mardi 23 août 1361, l'armée du roi arriva en Turquie vers la côte de Satalie dans un endroit nommé Tetramili. La cavalerie mit pied à terre. Le roi envoya aussitôt son frère le prince avec plusieurs hommes d'armes à pied et à cheval pour mettre le siège devant Satalie. Celui-ci aurait pu prendre la ville s'il l'avait voulu, mais il s'abstint dans la crainte que le roi ne fût fâché. Le 24 du même mois le roi arriva avec le reste de l'année, et on cerna de toutes parts la forteresse qui fut prise vers le soir. Pierre y fit son entrée, fut reçu avec les plus grands honneurs, et des actions de grâce furent rendues à Dieu pour cette première victoire.

Tacca le seigneur du pays, se trouvait alors hors de Satalie dans un endroit nommé Stenon. En apprenant cette mauvaise nouvelle, il fut pénétré de douleur. Il réussit à pénétrer dans la forteresse par un endroit secret avec quelques hommes d'armes, mais ayant vu les drapeaux du roi flotter sur la tour et sur les remparts et craignant de n'être pas reconnu et d'être fait prisonnier, il sortit et retourna à Stenon, où il était campé, plein de douleur et d'amertume.

Le roi convoqua les seigneurs et les consulta sur ce qu'il devait faire. Ceux-ci lui dirent : « Seigneur, retiens le pays pour toi et mets y d'autres soldats pour le garder. » C'est ce qu'il fit. Il nomma chevetain sire Jacques de Norès le turcoplier, et il y laissa comme gardes plusieurs chevaliers, turcopoles et arbalétriers. Il fît publier que les Sataliotes qui aimeraient mieux abandonner le pays pour venir à Chypre n'avaient qu'à monter sur les galères; quant aux autres ils pourraient rester suivant leur convenance. Puis il laissa trois galères pour garder Satalie.

Le seigneur Monovgatis et le seigneur d'Allagia ayant appris que le roi avait pris Satalie, furent saisis de frayeur et eurent le cœur rempli d'amertume. Ils lui envoyèrent des ambassadeurs à Satalie pour le prier de leur accorder son amitié, lui promettant de payer chaque année une somme fixe, de mettre ses drapeaux sur leurs terres et de se considérer comme ses hommes. Le roi se rendant à de si belles promesses envoya ses drapeaux qui furent placés au-dessus de leurs enseignes.

Le 20 (ou 8) septembre 1361, Pierre sortit de Satalie et, accompagné de son armée, se rendit à Allagia. L'émir qui y commandait sortit aussitôt avec quelques-uns de ses hommes. Il lui fit hommage, lui remit les clefs de la ville et lui offrit un présent seigneurial. Le roi donna l'ordre d'accepter les présents, mais lui fit rendre les clefs. Un traité fut fait, et l'émir lui prêta serment comme un esclave soumis. Après être resté un jour à Allagia, le roi alla vers le fleuve Monovgatis.[57] Le seigneur Monovgatis en apprenant cette nouvelle fut profondément attristé. Il lui envoya des présents avec une ambassade pour s'excuser de ce qu'il ne pouvait pas venir à sa rencontre. Le roi renvoya les présents en disant : « Saluez-le de ma part; je le considère comme m'appartenant. » Il partit ensuite pour retourner en Chypre, et le 22 septembre 1361 il arriva à Cérines. Les autres galères se rendirent à Famagouste où elles furent désarmées. Il vint ensuite à Leucosie où il fut reçu avec les plus grands honneurs.

Quand l'armée royale retourna en Chypre, Tacca l'émir de Satalie, rassembla des troupes et vint assiéger la ville. La garnison, composée de soldats à cheval et à pied, chassa les assiégeants qui en fuyant abandonnèrent leurs tentes et leurs bagages. Un long temps s'écoula sans que l'émir tentât de reprendre le siège, mais il donna l'ordre qu'aucun Turc n'apportât de provisions au marché. L'hiver étant arrivé, les vaisseaux ne pouvaient mettre à la voile à cause des bourrasques, aussi les soldats et les chevaux restèrent sans nourriture, n'ayant autre chose à manger que les feuilles des pommiers et des orangers. Tacca instruit de l'embarras dans lequel se trouvaient les Sataliotes, arriva avec une grande armée, le samedi saint, 13 avril 1362, et envoya des messagers au turcoplier de Chypre, qui était chevetain de Satalie, le sommant de rendre la ville de bon gré; il le menaçait, en cas de refus, de s'en emparer facilement l'épée à la main à cause de la famine, et alors il n'épargnerait la vie de personne. A ce message le turcoplier répondit qu'il était prêt à faire la guerre, qu'il ne rendrait jamais la ville de sa propre volonté et qu'il ne M permettrait pas d'y mettre le pied; puis il renvoya honteusement le messager. Celui-ci vint raconter les faits à Tacca qui entreprit une grande guerre, mais avec l'aide de Dieu le peuple de Satalie en sortit vainqueur. C'était la troisième fois que Tacca était repoussé depuis la prise de cette ville par le roi. L'émir exaspéré détourna l'eau qui entrait dans Satalie. Le capitaine fit sortir une armée pour abattre les anciennes maisons, couper les arbres et combler les fossés, parce que les Turcs qui y étaient embusqués se jetaient sur les gens et leur faisaient beaucoup de mal. Puis il fit bâtir l'enceinte fortifiée et élever les tours. Le jeudi 9 mai 1362 le roi envoya à Satalie quatre galères, six tafourèzes[58] et quatre vaisseaux corsaires. L'ancien capitaine de Satalie, le turcoplier, fut remplacé par L'amiral Jean de Sur, et on introduisit dans la ville des soldats et des vivres. L'amiral prit les galères, vint à Myra, où se trouvait le corps de Saint-Nicolas et débarqua des troupes pour assiéger la ville. Avec l'aide de Dieu la forteresse fut prise, les ennemis furent mis en pièces et détruits 3t l'image du grand Saint-Nicolas, après avoir été transportée à Famagouste, fut installée dans l'église de Saint-Nicolas des Latins. L'amiral sortit de Myra et incendia La ville. Tacca, ayant appris la prise, le sac et l'incendie de Myra, se rendit sur les lieux, mais ayant trouvé le pays ruiné par l'incendie il fut profondément affligé. Quand il fut calmé, il pria l'amiral de proposer au roi de lui rendre Satalie au prix qu'il voudrait, autrement il fera tout le mal possible jusqu'à ce qu'il s'en soit emparé de force. L'amiral répondit : « Mon seigneur n'a pas besoin de ton argent, car il ne veut pas vendre ses terres ; si au contraire il trouve à en acheter, il le fera avec grand plaisir. Tes menaces sont vaines. Tu as tenté trois fois l'expérience et tu as perdu tes peines, tes flèches et tes dards.[59] Si tu veux recommencer, je suis à tes ordres et, Dieu aidant, je te réserve de beaux présents. »

Expliquons-nous maintenant sur l'affaire du roi de France. Il n'avait pas été content de la pension accordée à son neveu le prince de Galilée; il porta la querelle devant le Pape, pour que le royaume de Chypre fût concédé au susdit prince, et lui envoya en même temps les traités. Le Pape pressé par le roi de France et reconnaissant que le prétendant avait raison, ordonna au roi de Chypre de venir en personne pour répondre. A la réception de cet ordre le roi manda immédiatement à sire Jean Carmadin d'aller, comme capitaine de Satalie, faire introduire dans cette ville des vivres suffisants et organiser la forteresse. Il fit armer à Famagouste trois galères et une galéasse qui se rendirent aux Moulins. Puis il alla en chassant à Emba vers Paphos où, le lundi 24 octobre 1362, il s'embarqua accompagné de ses chevaliers, sire Pierre Thenouri, sire Jean de Gaurelle, sire Jean de Fenio, sire Nicolas d'Ibelin, sire Jean Thenouri et d'autres chevaliers et courtisans.

Sachez que le roi Pierre aimait la reine Eléonore selon les commandements divins. En partant pour la France, il ordonna à son valet de chambre de prendre une chemise de la reine et de la placer auprès de lui quand il préparait son lit pour dormir. Le roi embrassait ainsi la chemise de la reine pendant qu'il dormait. Ce valet de chambre était Jean le frère de Basset.

En arrivant à Rhodes le roi manda auprès de lui pour l'accompagner sur les galères, sire Pierre de Sur et sire Jacques Le Petit, qui se trouvaient à Satalie. Ceux-ci vinrent immédiatement à Rhodes pour accompagner le roi. Ils partirent aussitôt et avec un vent favorable ils arrivèrent à Venise où Pierre fut accueilli avec de grands honneurs. Puis il se rendit à Avignon et se présenta à la cour du Pape Innocent. Sire Hugues de Lusignan, instruit de l'arrivée de son oncle, vint aussi devant le Pape, et tous deux s'accusèrent mutuellement. Après beaucoup de contestations le Pape et les cardinaux, étant intervenus, réussirent à les mettre d'accord suivant la première convention, c’est-à-dire moyennant une pension annuelle de cinquante mille aspres de Chypre, pension qui serait donnée à Hugues. Celui-ci se mit à genoux devant le roi et se fit son lige par serinent en le tenant quitte. Pierre pria ensuite les seigneurs de l'Occident d'envoyer des armées pour combattre les infidèles et reconquérir le royaume de Jérusalem, la maison du Christ..

Le prince d'Antioche, gouverneur de Chypre, arma deux galères destinées à conduire sire Jean Carmadin à Satalie pour faire l'échange, c'est-à-dire pour remplacer sire Jean de Sur qui devait retourner avec sa suite à Chypre. Ce Jean de Sur avait fait quelques réparations dans plusieurs parties de l'enceinte fortifiée et de la tour. Tacca l'ayant appris, rassembla une grande armée et vint assiéger la forteresse. Il avait fait alliance avec le seigneur de Satalie et ils étaient convenus que celui-ci arriverait par mer, tandis que Tacca viendrait par terre pour faire le siège. Sire Jean Carmadin informé de ces projets, arma immédiatement un vaisseau et l'envoya à Chypre pour en informer le prince gouverneur. Ce dernier arma aussitôt trois galères qui, sous le commandement de sire Jean.de Brie, arrivèrent à Satalie un jour avant l'armée turque. Tacca avait rassemblé 45,000 hommes, et huit galères vinrent par mer. Le capitaine mit la forteresse sur le pied de guerre, prit de bonnes dispositions pour les gardes et les vivres et fit publier que personne ne devait tirer inutilement une flèche on un dard avant l'approche de l'armée ennemie. Tacca fit le tour de la forteresse en l'assiégeant et il jeta dans l'intérieur des murailles des pierres et d'antres engins de guerre, mais avec l'aide de Dieu personne ne fut atteint. Le capitaine sire Thomas Carmadin fit lancer une pierre qui, dirigée sur la tente de Tacca, la rompit en tuant plusieurs hommes. Les assiégeants apportèrent ensuite des échelles qu'ils appliquèrent contre les murs. Le capitaine fit sonner les cloches et les trompettes et tirer des arbalètes et des dards. Les Turcs qui étaient sur les échelles tombèrent dans les fossés; plusieurs furent tués, parmi lesquels un grand émir parent de Tacca. On ouvrit alors les portes et il en sortit des hommes à cheval et à pied qui firent un grand massacre des Turcs; les survivants se retirèrent honteusement. Le commandant des vaisseaux, messire Jean de Brie, ayant découvert les huit vaisseaux de Tacca, marcha contre eux. Ceux-ci voyant le danger prirent la fuite et allèrent aux Gerakiès; beaucoup abandonnèrent leurs vaisseaux et se retirèrent sur la montagne en continuant à se défendre. Messire Jean de Brie captura les deux galères et incendia les huit vaisseaux.

En 1363 le seigneur prince gouverneur de Chypre envoya deux galères de Famagouste à Satalie pour y apporter des secours, sous le commandement, pour l'une, de sire Nicolas Lases, pour l'autre, de sire Hugues de Pons, bourgeois de Famagouste. La galère montée par ce dernier, se brisa en allant à Paphos et huit hommes périrent. Informé de ce désastre le prince envoya deux autres galères pour secourir le capitaine et le conduire à Satalie.

Dans la même année une mortalité sévit à Chypre, et plusieurs personnes moururent, parmi lesquelles dame Echive, fille du roi Hugues. L'épidémie se manifesta dans le commencement de mars. Messire Jean Carmadin étant tombé malade, pria le gouverneur de lui permettre d'aller à Rhodes pour se guérir, cette île étant plus voisine de Satalie que Chypre. Le gouverneur lui répondit qu'il pouvait se faire remplacer par son fils et partir pour s'occuper de sa guérison. Peu de jours après il mourut à Rhodes. A l'annonce de cette mort, le gouverneur reconnut le fils du sire Jean Carmadin comme capitaine de Satalie.

Je reviens au roi Pierre. Quand il arriva à Avignon,[60] le Pape venait de mourir et on avait élu à sa place, un moine de Saint-Victor de Marseille, qui était supérieur dans cette ville et qui avait pris le nom d'Urbain V. Le roi en témoigna une grande joie, et, après avoir arrangé ses affaires, il partit d'Avignon, puis se rendit en Italie, à Gênes, et alla visiter l'empereur d'Allemagne. Tous les grands seigneurs l'accueillirent d'une manière très honorable et lui firent un grand nombre de présents.

Les Turcs ayant appris qu'une maladie ravageait Chypre et que le roi était en Italie, armèrent d'un commun accord douze galères qui, sous le commandement de Mahomet Reïs vinrent à Chypre et débarquèrent à Pendaïa. Ils saccagèrent le pays et partirent emportant avec eux des captifs. A cette nouvelle le prince envoya de Leucosie des hommes à pied et à cheval qui en arrivant à Pendaïa apprirent que les ennemis étaient partis. Il arma aussitôt deux galères pour porter des vivres (à Satalie) et remplacer le capitaine messire Badin de Brie. Ces galères mirent à la voile le lundi, 10 janvier 1363, et allèrent à Paphos où, de grandes bourrasques étant survenues, ils restèrent pendant 43 jours.[61] Le 13 février la mer se calma et les galères portant le seigneur sire Carmadin et des gens armés, se rendirent à Satalie.

Mahomet Reïs de retour en Turquie raconta que Chypre était déserte et que les gardes y faisaient défaut. Les Turcs pleins de joie armèrent six galères et vinrent à Carpaso qu'ils saccagèrent; ils pillèrent beaucoup de villages, enlevèrent des hommes et retournèrent dans leur pays. Peu s'en fallut que la dame de Carpaso, femme du sire Alfonse de La Roche,[62] ne fût prise aussi. Le prince ayant appris ces nouvelles, envoya à Famagouste l'ordre d'armer quatre galères dont il confia le commandement à messire François Spinola, sire Jacques de Mitre, sire Sabentète[63] et le chevalier sire Henri de la Couronne, et il les chargea d'aller garder la côte. Deux de ces galères se dirigèrent du côté de la Turquie vers la côte de Carpaso et les deux autres vers Paphos. Les deux galères sur lesquelles se trouvaient sire François Spinola et sire Henri de la Couronne, rencontrèrent deux vaisseaux turcs, dont l'un attendait pendant que l'équipage de l'autre, qui avait débarqué, parcourait le pays en le ravageant. Les Chypriotes mirent le feu au vaisseau vide. Les hommes qui étaient à terre voyant leur bâtiment brûler, montèrent sur une colline dans l'intention de se défendre.

Le gouverneur ayant appris cette nouvelle, envoya des gens armés qui s'en emparèrent. Ils les attachèrent à la queue de leurs chevaux et en les traînant ainsi ils les conduisirent à Leucosie où on les pendit, L'autre galère turque ayant aperçu les galères chypriotes sortit et prit la fuite. La galère de sire François Spinola, qui était désarmée, se mit à sa poursuite; les Turcs se rendirent aussitôt. On attacha cette galère et ils l'emmenèrent avec eux. L'autre, celle de sire Henri de la Couronne, resta à Chypre pourvoir la galère turque entièrement détruite par les flammes. Les Turcs prisonniers, voyant que les hommes de sire François Spinola étaient désarmés, se dirent entre eux: « Nous voyons comment les Chrétiens nous traînent à la queue de leurs chevaux et nous font pendre. Puisque nous n'avons plus d'espoir, prenons nos armes et préparons nous à mourir plutôt que de nous laisser traîner ainsi. » Aussitôt ils coupent le câble, tendent leurs arcs et lançant des flèches ils tuent le capitaine sire François Spinola, et blessent plusieurs autres hommes de l'équipage. Les survivants voyant le courage des Turcs, se jetèrent à la mer et gagnèrent en nageant la galère de sire Henri de la Couronne, et lui racontèrent ce qui venait d'arriver, parce que de l'endroit où il était il ne pouvait découvrir le vaisseau. Il arma aussitôt ses gens, se mit à la poursuite de la galère et parvint à l'atteindre. Les Chypriotes exaspérés sautèrent sur celle-ci avec le capitaine Henri de la Couronne. Comme ses gens étaient nombreux, ils furent à peine sur la galère turque qu'elle pencha et plusieurs tombèrent dans l'eau tout armés et se noyèrent avec Spinola. Dans ce même moment parut la galère de Jean de Mitre qui venait de Paphos, On s'empara de ceux des Turcs qui survivaient et on les enchaîna. Les quatre galères retournèrent ainsi à Cérines, conduisant avec des captifs la galère turque à demie brûlée. Le gouverneur affligé des pertes qu'on avait subies et de la mort des deux capitaines, fit traîner les Turcs par des chevaux et les fit pendre aux gibets. D'après les ordres du prince on arma à Famagouste quatre autres galères qui réunies aux quatre précédentes et à quelques galéasses furent envoyées toutes ensemble en Turquie pour y exercer des ravages. Les commandants de cette flottille étaient sire Jean d'Antioche, fils de sire Thomas, et sire Jean de Sur l'amiral, accompagnés d'autres chevaliers. Les huit galères sortirent avec les galéasses, se rendirent en Turquie et débarquèrent à Anemour qu'elles saccagèrent. Ils assiégèrent la forteresse et la détruisirent après l'avoir prise, puis, après avoir incendié la ville d'Anemour, ils retournèrent à Chypre emmenant avec eux plusieurs Turcs prisonniers. Ils allèrent ensuite assiéger Sis, mais n'ayant pas réussi à s'en emparer, ils se postèrent à la rencontre de Mahomet Reïs Pacha qui était venu à Chypre pour y faire des dégâts. Reïs ayant appris qu'on marchait contre lui, abandonna Chypre sans y occasionner du mal, et arrivant en Syrie il entra dans le port de Tripoli.

L'amiral signifia à Melek émir de Tripoli de ne point recevoir Mahomet Reïs, cet ennemi du royaume de Chypre qui était en bons rapports avec le sultan du Caire. L'émir Melek accueillit, bien les ambassadeurs, mais il répondit que pour lui il n'avait pas le droit de chasser Reïs sans un ordre du sultan du Caire. L'amiral envoya une galère avec ordre de dire à l'émir de lui donner deux Sarrasins pour le conduire auprès du sultan et lui offrit en même temps des présents. Melek voyant que les Turcs d'Anemour étaient enchaînés ne permit à personne d'aller trouver le sultan. L'amiral reconnaissant qu'il ne pouvait rien faire retourna à Chypre et désarma.

Le gouverneur fit armer quatre galères pour la garde de l'île suivant la coutume. Quand les matelots reçurent la paie, deux d'entre jeux s'enfuirent. On les rechercha et ils furent retrouvés. Pour les punir, on leur coupa à chacun l'oreille droite au son de la trompette. Ces matelots se prétendaient Génois. Il y avait alors une galère de Gênes que le gouverneur avait nolisée pour transporter des vivres à Satalie. Ces Génois voyant leurs compatriotes ainsi maltraités, abordèrent la galère, massacrèrent plusieurs Chypriotes et s'emparant des vivres destinés à Satalie ils allèrent à Chio. Le gouverneur fit arrêter aussitôt tous les Génois, en ordonnant à l'amiral de se saisir des répondants de la galère et d'exiger la restitution des objets enlevés. Immédiatement le podestat des Génois qui était à Famagouste arma une barque et envoya à la recherche de la galère. Les quatre galères auxquelles était confiée la garde de l'île, retournèrent à Chypre avec leur capitaine sire Nicolas d'Ibelin et restèrent dans le port en attendant les ordres du prince. Quelques soldats siciliens au service du roi, voyant la galère génoise qui revenait de Chio où elle était allée suivant les ordres du podestat, l'abordèrent et tuèrent plusieurs Génois. Le podestat nommé sire Guillaume Lermi, ayant appris le mal qu'on avait fait à ses sujets, fit arrêter un Pisan qui servait sur la galère du roi, sous prétexte qu'il était Génois. Celui-ci ayant nié sa nationalité, on lui coupa la langue. Sire Jean de Soissons ayant eu connaissance d'un jugement aussi bizarre rendu sur un sol étranger, en informa l'amiral sire Jean de Sur, qui exaspéré monta à cheval en compagnie du bailli et se rendit avec lui à la loge des Génois où des disputes s'étaient élevées entre ces derniers et les Pisans. Là le bailli accusa le podestat d'avoir rendu dans sa loge un pareil jugement et lui dit en terminant : « Ordonne à tes Génois de se retirer et de déposer les armes; autrement je les ferai massacrer. » Le podestat lui répondit : « Ne t'imagine pas, mon seigneur, qu'en massacrant les Génois qui se trouvent à Famagouste, tu tueras tous les Génois qui sont sur la terre; il y en a beaucoup d'autres dans le monde qui demanderont vengeance à nos meurtriers. Ne nous traite pas comme tes serfs. » Sur ces entrefaites plusieurs furent tués. Le bailli de Famagouste et l'amiral envoyèrent au gouverneur des relations sur ce qui s'était passé; le podestat fit de même de son côté. Le gouverneur chargea aussitôt quatre chevaliers d'aller faire une enquête. C'étaient sire Thomas de Montolif l'auditeur, sire Jacques de Norès le turcoplier, le comte de Rochas sire Jean de Morpho maréchal de Chypre et sire Jacques de Saint-Michel. En arrivant à Famagouste ils se rendirent à Saint-Nicolas et ils demandèrent deux moines à chacun des couvents latins. Ils ordonnèrent en même temps au podestat de venir conférer avec eux. Celui-ci arriva bien accompagné. Après beaucoup de discours et de contestations le silence se rétablit, Le podestat retourna ensuite à sa loge, puis jetant le bâton qu'il tenait à la main il fit publier que les Génois devraient abandonner l'île de Chypre au mois d'octobre 1364.

Les quatre susdits seigneurs rendirent compte de l'affaire au gouverneur. Celui-ci fit publier que tout Génois qui voudrait rester dans l'île le pourrait sans crainte, et assuré d'être protégé dans sa personne et dans ses biens, suivant les anciens usages. Le podestat s'étant embarqué se rendit à Gênes et accusa, devant la commune, les seigneurs de Chypre.

Le seigneur prince fit remettre au roi de France un récit des événements. Les Génois emmenèrent un de leurs compatriotes pour examiner l'affaire. Celui-ci en arrivant à Chypre le 12 septembre 1364, ordonna à tous les Génois d'abandonner l'île au mois de février. Le roi signifia à son frère Jacques de Lusignan devenir le trouver; celui-ci, se conformant à cet ordre partit avec les galères vénitiennes.

Le gouverneur avait armé quatre galères pour expédier les soldats destinés à remplacer les anciens de Satalie, sous le commandement de sire Léon d'Antiaume, le 3 septembre 1364. Le capitaine de ces galères était sire Paul de Bon. Elles se rendirent à Satalie; celle que commandait ce dernier y resta pour enlever le capitaine sire. Badin de Brie, et les trois autres se dirigèrent vers la rivière pour faire du mal aux Turcs. En arrivant à Allagia elles leur causèrent du dommage et entrèrent dans le port pour assiéger la forteresse. Trois vaisseaux turcs sortirent pour combattre. Pendant le combat il en arriva deux autres également turcs qui joints aux premiers formaient le nombre de cinq. Sire Nicolas Lases commanda à sire Jean Gonème d'attaquer l'un d'eux pendant qu'il entrait; mais celui-ci ne voulant pas tenter l'attaque sortit du port et partit. L'autre galère le suivit et les deux arrivant à Chypre cherchèrent à se joindre aux deux autres vaisseaux, mais avant cette jonction il s'éleva une grande tempête. Les trois galères séparées allèrent à Cérines; celle de sire Badin de Brie se rendit à Paphos, et là il rencontra les galères vénitiennes portant sire Jacques de Lusignan et sire Pierre du Mont qui partaient pour aller trouver le roi. Après les avoir priés de le recommander à ce dernier, sire Badin retourna à Famagouste où il mit pied à terre. En arrivant à Leucosie sire Nicolas Lases fit connaître au prince l'acte de désobéissance du susdit Georges[64] Gonème; le prince irrité donna l'ordre de l'arrêter à Cérines. Il commanda ensuite à l'amiral de faire armer deux galères pour les réunir aux trois autres qui étaient à Cérines et toutes les cinq sortirent pour se mettre à la recherche des cinq vaisseaux turcs. Il nomma capitaine de cette flottille sire Roger de la Colée qui se rendit à Cérines pour en prendre le commandement. L'amiral suivant l'ordre du prince, arma à Famagouste deux galères dont il nomma capitaine sire Nicole Mansel. Celui-ci alla à Cérines pour se réunir aux trois autres, mais ayant appris qu'elles étaient parties pour les Moulins, il fit voile vers cet endroit et les rejoignit. Au même instant parurent trois galères turques, qui, n'apercevant pas les cinq galères royales, firent débarquer leurs équipages. Ceux-ci saccagèrent le pays et regagnèrent leurs vaisseaux emportant des vêtements et beaucoup de prisonniers. Sire Badin de Morpho chevetain de la ville avertit le capitaine des galères sire Roger de la Colée; les trois galères sortirent avant l'arrivée des deux autres et rencontrèrent celles des Turcs. Le capitaine commanda l'attaque, mais ses conseillers étaient opposés à l'abordage parce que, disaient-ils, les vaisseaux ennemis étant remplis de paysans (emmenés comme esclaves), ceux-ci pourraient se noyer, et il était préférable de combattre. Les Turcs en voyant les trois galères s'armèrent de courage et se préparèrent au combat. L'une des galères chypriote alla immédiatement attaquer une de celles des Turcs qui fut brisée d'un côté. Pendant l'acharnement de la lutte, apparurent les deux autres galères. En en voyant six elles crurent qu'elles appartenaient toutes aux Turcs et, saisies de frayeur, se dirigèrent vers la terre pour sauver les hommes. La sentinelle leur ayant appris que trois seulement étaient des vaisseaux ennemis, elles volèrent au secours de leurs compagnons. Beaucoup de Turcs furent tués, et les survivants au nombre de soixante furent faits prisonniers. On les conduisit à Leucosie où ils furent pendus après avoir été traînés à la queue des chevaux. Les Chrétiens captifs ainsi délivrés furent renvoyés dans leur patrie et les huit galères se rendirent à Cérines. Le prince donna l'ordre de les conduire à Famagouste pour les désarmer, ce qui eut lieu le mardi 23 novembre 1364. A l'annonce de ces mauvaises nouvelles les Turcs profondément affligés firent serment de ne plus armer pour aller piller.

La nation orgueilleuse et parjure des Génois, qui faisait tout son possible pour s'emparer de l'île de Chypre, saisissant le prétexte de la querelle, envoya des lettres à Gênes, où le roi Pierre se trouvait alors; on lui reprochait l'injustice qu'il avait commise à Chypre contre eux, et on lui adressait des réclamations rédigées en vingt articles. Le roi fit bon accueil aux mandataires, et désirant obtenir des secours contre les Sarrasins, il ne voulut pas irriter les Génois, dans la crainte que les armées qu'il rassemblait ne se dispersassent. Il choisit alors trois chevaliers de sa suite qu'il chargea d'aller à Gênes pour régler le différend. Ces chevaliers étaient sire Philippe de Maizières le chancelier de Chypre, messire Simon de Norès et maître Guy le médecin. Ils avaient reçu pouvoir de traiter de la manière qui leur paraîtrait la plus avantageuse pour contracter amitié avec les Génois, afin de ne point déranger l'expédition que projetait le roi. Les ambassadeurs se rendirent à Gênes et après beaucoup de pourparlers contradictoires sur les demandes des Génois, ils tombèrent d'accord pour l'acceptation des vingt articles suivants qui furent écrits en latin sur parchemin.

1° Premièrement le roi demande l'amitié des Génois, une amitié vraie et solide, qui soit consacrée par Dieu sous d'heureux auspices. Les dommages subis par les Génois à Famagouste seront réparés; les Chypriotes ne devront plus leur faire aucun mal. Pour confirmer cette amitié on envoya comme ambassadeurs douze conseillers du duché de Gênes dont voici les noms : 1° le doge sire Gabriel Adorno ; 2° sire Lauro Leordo, prieur Jacques de Franceschi; 3° messire Hector Vincenzo; 4° messire Pierre de Négrono; 5° Barthélémy Portonari; 6° messire Julien de Castro; 7° messire Jean de Fontanegio, le notaire; 8° Thomas de Azanio; 9° Jacques de Ponte; 10° Pambelo de Casale; 11° Tealdo Corvaria; 12° Barthélémy de Vialis.

IV°[65] Faire reconnaître comme vrais Génois, ceux qui se disent Génois, même s'ils sont des esclaves de Génois, enfin tous ceux qui se donnent comme tels.

V° Rechercher quels droits les Génois payaient à la douane; ces droits continueront à être payés comme par le passé.

VI° Les Génois jouiront d'une liberté entière.

VI° Les procès des Génois seront jugés par le podestat, comme par le passé.

VIII° Si des Génois appartenant au roi, veulent renoncer à leur nationalité, ils n'y seront pas autorisés.

IX° Les officiers du roi n'auront pas le droit d'obliger les Génois à devenir hommes du roi.

X° Tous les Génois ou se disant tels auront le droit d'aller et de venir dans l'île de Chypre en toute sécurité, sur tel vaisseau qu'ils voudront.

XI° Si des galères génoises armées viennent à Chypre sans marchandises, elles n'entreront pas à Famagouste.

XI° Tous les Génois ou se disant tels ont la liberté d'aborder à toute partie de l'île qu'ils désirent.

XII° Tous les Génois ou se disant tels auront le pouvoir de quitter tout endroit de l'île de Chypre et d'aller où ils voudront.

XIV° Le roi et ses officiers n'ont pas le droit de saisir les Génois ou se disant tels, ni leurs navires, ni leurs marchandises.

XV° Les poids et les mesures des Génois ayant des boutiques, leur appartiennent, c'est-à-dire au podestat, comme le dit le privilège du roi Hugues qui. a été promulgué le 10 janvier 1232.

XVI° La commune des Génois aura le droit d'avoir une cour[66] à part.

XVII° Le roi et ses officiers feront rendre justice aux Génois pour les objets qui leur seraient pris.

XVIII° Justice leur sera rendue contre les Siciliens et leurs complices, pour les événements arrivés à la loge des Génois à Famagouste.

XIX° On observera le privilège accordé par le roi Hugues de bonne mémoire et tout, en ce qui concerne les Génois, sera réglé d'après la lettre de ce privilège. On exilera de Chypre sire Jean de Sur l'amiral et sire Jean de Soissons, l'ancien bailli de Famagouste.

XX° Tous ceux qui voudront être considérés comme Génois, déclarant avec le témoignage de deux témoins qu'ils sont originaires du pays génois, seront reconnus comme tels.

Les susdits ambassadeurs après avoir arrêté la rédaction de ces articles et du traité de paix, retournèrent auprès du roi, puis les ayant traduits en langue franque vulgaire, ils les lui présentèrent. Celui-ci confirma toutes les conventions, à l'exception de la clause qui concernait l'exil de l'amiral et du sire de Soissons. Il écrivit une autre fois aux Génois qui lui donnèrent une carte de passe, c'est-à-dire un saufconduit.

Immédiatement après, les Génois armèrent trois galères qui vinrent à Chypre amenant le podestat nommé Jacques Salvago, et, après avoir proclamé le traité de paix, elles laissèrent ce dernier à Famagouste.

Ne voulant rien omettre je vous dirai comment le roi amassa assez d'argent pour suffire à tant de dépenses et pendant un temps si long. Avant de quitter Chypre Pierre avait nommé comme chambellan du royaume un bourgeois appelé sire Jean de Stathia, de religion latine. Celui-ci avait reçu du roi le pouvoir de percevoir toutes les rentrées extraordinaires et toutes les anciennes dettes dues à la cour royale et de pourvoir à toutes les dépenses non ordonnées et qui n'étaient ni prévues ni inscrites à la trésorerie. Voyant que le roi était très empressé de partir pour l'Occident, il se trouva très embarrassé. Les secrétaires lui conseillèrent alors de s'entendre avec Pierre pour exempter de la taxe tous les perpériarides[67] qui étaient très nombreux et toute la bourgeoisie de Leucosie, parce que les Syriens avaient la prédominance dans la riche ville de Famagouste et disaient faussement que les autres habitants n'étaient que des parèques.[68] Or tous ces gens-là pouvaient être déclarés libres, en payant une somme fixe. Le roi Hugues avait employé le même moyen pour subvenir aux frais des grands armements contre les Turcs. C'est ainsi que Pierre consentit à exonérer les perpériarides à la condition que chacun paierait pour sa personne, sa femme et ses enfants mineurs deux mille aspres de Chypre. Beaucoup consentirent à acheter leur liberté, ce qui permit de ramasser une grande somme d'argent. Auparavant la capitation était de deux, de six et de seize hyperpères. Comme les plus pauvres ne pouvaient pas payer 2000 aspres, on réduisit à 1800 la somme qui peu à peu descendit jusqu'à 1000. C'est ainsi que furent délivrés tous les riches perpériarides qui payaient annuellement une somme considérable, somme montant même jusqu'à 2000 aspres.

Il y a dans le monde deux seigneurs naturels, l'un séculier, l'autre ecclésiastique. Avant d'être prise par les Latins, la petite île de Chypre reconnaissait l'empereur de Constantinople et le patriarche de la grande Antioche. Nous étions obligés alors de savoir la langue hellénique et la syriaque pour écrire à l'empereur et au patriarche. Les enfants apprenaient donc ces deux langues, afin de pouvoir entrer à l'office de la chancellerie secrète. Mais après que les Lusignans eurent fait la conquête de l'île, on a commencé à apprendre le français, et la langue hellénique est devenue barbare, aussi aujourd'hui nous écrivons le grec et le français en faisant un mélange tel que personne ne peut comprendre notre langage. Ajoutons que la cour royale a été construite par les empereurs des Grecs et que dans cette cour habitaient les ducs nommés par les empereurs.

Je vais maintenant vous raconter la guerre qui éclata entre les Sarrasins et les Chypriotes. Nos galères en allant à Satalie avaient fait prisonnier un Sarrasin nommé Chanzianis, qui conduit à Chypre fut ensuite enfermé à Cérines. Un Turc venu dans cette ville pour son commerce fut reconnu par le prisonnier qui le pria d'engager ses hommes à venir le délivrer de l'esclavage; et il donna une lettre au marchand qui la porta à Damas. Les Sarrasins, parents du détenu, ayant été informés du fait, allèrent trouver le seigneur de Damas pour lui demander justice, en lui disant que l'amitié conclue entre le sultan et le roi de Chypre était rompue, puisqu'un sujet du sultan avait été pris et enfermé à Cérines. A cette nouvelle le seigneur de Damas fit arrêter tous les marchands chypriotes auxquels il ordonna d'écrire à Chypre pour demander qu'on mît en liberté l'homme du sultan. Ceux-ci écrivirent dans ce but au gouverneur de Chypre qui répondit qu'il ne voulait pas délivrer le prisonnier. La réponse étant parvenue au seigneur de Damas, l'émir Melek Pechna, ce dernier, qui était très orgueilleux, ne ménagea ni les offenses ni les menaces aux marchands chypriotes, et en même temps il fit écrire une lettre très grossière aux bourgeois de Chypre. L'amiral qui se trouvait alors à Famagouste, fit traduire la lettre en français et l'envoya au gouverneur pour qu'il la transmît au roi avec les traités. Le prince y joignit une lettre contenant diverses accusations contre les Sarrasins; le tout fut adressé au roi à Avignon. Celui-ci ayant lu les menaces et les injures de l'émir Melek Pechna contre son île, montra la lettre au très saint Pape et aux autres seigneurs présents à Avignon, et envoya une circulaire sur cette affaire à ceux qui étaient absents. Tous les seigneurs de l'Occident furent très irrités, et décidèrent qu'ils iraient attaquer la Syrie pour saccager et piller les terres du sultan du Caire. Le roi voyant la bonne volonté des seigneurs, manda à son frère à Chypre d'armer les vaisseaux qui se trouvaient à l'arsenal de Famagouste ainsi que tous les autres qui étaient dans l'île, et de disposer cette flotte entière de manière à ce qu'il la trouvât prête à son arrivée ; puis en même temps de se procurer le biscuit et le blé nécessaire pour tout cet armement, et, quand toute la flotte sera prête, de la diriger sur Rhodes où elle attendrait le roi, et de lui envoyer une réponse sur toutes ces recommandations. Le gouverneur, après avoir préparé cet armement avec toutes les provisions nécessaires pour la campagne, expédia au mois de juin 1365 sire Henri de Giblet sur une saïtie[69] pour annoncer au roi que tout était prêt. Le roi quitta Avignon et se rendit à Venise où il trouva Henri de Giblet. Il fut enchanté des nouvelles qu'il apprit et fit beaucoup d'honneur à l'envoyé de son frère, auquel il donna des ordres secrets pour que le prince envoyât la flotte à Rhodes. Le susdit gouverneur, après avoir nommé à sa place comme gouverneur du royaume, sire Jacques de Norès le turcoplier, monta sur les galères avec tous les seigneurs mentionnés précédemment. La flotte était composée de trente trois saïties portant les chevaux, dix caravelles et 20 vaisseaux appelés peristeria,[70] en tout 120 voiles, sorties du port de Famagouste. Chacun des seigneurs qui montèrent sur les vaisseaux, était accompagné de sa suite. En voici les noms, exceptés ceux des seigneurs secondaires : d'abord le gouverneur de Chypre, commandant de toute la flotte, messire Jean de Lusignan, prince d'Antioche, frère du roi, messire Jean d'Ibelin comte de Jaffa, messire Jean de Morpho comte de Rochas, messire Raymond Babin le bouteiller de Chypre, sire Hugues de Montolif, sire Jean Thomas de Montolif, sire Pierre de Cassi, sire Jean de Sur l'amiral, sire Rogier de Montolif, sire Thomas de Verny, sire Jean d'Antioche, sire Jean de la Ferté, sire Badin de Brie, sire Jean de Brie, sire Jacques d'Ibelin, sire Niel Le Petit, sire Hugues de Brunswick, sire Balian de Norès, sire Jean de Giblet, sire Guy de Mimars, sire Jacques de Montgezart, sire Ameri de Montgezart, sire Balian de Plessie, sire Louis de Norès, sire Lepan de Montgezart, sire Odet de Giblet, sire Guillaume Le Vicomte et les différentes compagnies de sire Jacques de Norès le turcoplier, de l'archevêque de Leucosie, de l'évêque de Limisso et du commandeur. La flotte sortit et se rendit à Salines. Le gouverneur étant tombé malade et étant retourné à Leucosie, elle alla aux Moulins pour embarquer les chevaux. Comme le prince tardait à revenir, on laissa là sa galère avec trois autres et on se dirigea sur Rhodes. Mais celui-ci voyant que son état empirait au lieu de s'améliorer envoya l'ordre à ces quatre galères d'aller rejoindre les autres. Le 25 août 1365 la flotte arriva à Rhodes à la grande joie des habitants de l'île. Le roi, avant de quitter l'Occident, envoya une galère à Gênes avec Henri de Giblet pour confirmer la paix. Celui-ci accompagna le podestat sire Jacques Salvago qui se rendait à Chypre avec trois galères.

Toutes les quatre vinrent à Rhodes trouver le roi qui les envoya à Chypre. Quand elles arrivèrent à Paphos, la galère royale y resta pendant que les trois galères génoises se rendaient à Cérines. Messire Henri sortit et alla à Leucosie, et après avoir proclamé la paix conclue avec les Génois, il transmit les ordres du roi au gouverneur, puis il retourna pour accompagner les trois galères à Famagouste, où la paix fut aussi publiée. Sire Henri s'embarqua et alla à Rhodes où il trouva le roi et la flotte. Là quelques matelots ivres en étant venus aux mains, plusieurs Chypriotes et Rhodiotes furent tués. Le roi fit annoncer publiquement que tous ceux qui occasionneraient une querelle seraient punis de mort. Le grand maître fit aussi publier un ordre pareil et le scandale cessa. Ce dernier et tous les frères prièrent le roi de faire la paix avec les seigneurs de Saint-Jean[71] et de Palatia.[72] Ceux-ci, déjà en proie à la frayeur, témoignèrent une grande joie et envoyèrent à Rhodes une ambassade et des présents pour le roi, avec lequel ils signèrent un traité de paix.

Le grand-maître arma quatre galères sur lesquelles il fit monter cent frères et des chevaux. Le roi vint avec quinze galères, ce qui faisait seize en y ajoutant celle qui était revenue de Gênes. Sur la galère royale se trouvaient avec le roi : le légat du Pape, le prince, le seigneur du château, le seigneur de Chatillon, le seigneur de Yassa, Chypriote, le seigneur de Rochefort, le maréchal de Champagne, le vicomte de Turenne,[73] et Brunswick avec sa compagnie, messire Simon de Norès, messire Jean Lascaris, messire Pierre Malosel, messire Pierre de Grimani, sire Jean Damar, messire Henri de Giblet. C'est-à-dire seize galères, quatre galères de l'Hôpital et plusieurs autres vaisseaux. Total de la flotte, 115 voiles.

Le roi envoya à Chypre une galère avec sire Jean Damai pour annoncer les nouvelles à la reine et au prince, auquel il manda de donner l'ordre qu'aucun vaisseau n'allât en Syrie, dans la crainte qu'on n'apprît son arrivée, parce qu'il voulait descendre secrètement sur la terre du sultan pour la saccager, et en même temps d'aviser au départ des Chypriotes établis en Syrie.

Le légat annonça à Rhodes que l'expédition du roi avait pour but la Syrie, engageant chacun à prendre part à cette guerre contre leurs ennemis.

En apprenant ces nouvelles les Famagoustains furent très contrariés, parce qu'ils avaient acheté en Syrie beaucoup de marchandises dont il ne leur serait pas facile de prendre possession.

Peu de temps après le roi, avec l'aide de Dieu, partit de Rhodes et alla à Crambouse et de là à Alexandrie.[74] Ce fut le jeudi 9 octobre 1365 qu'il y arriva. Les Sarrasins, en apercevant l'armée du roi, furent pris de terreur, et plusieurs abandonnèrent la ville et s'enfuirent. Ils descendirent ensuite au nombre de dix mille à cheval et à pied pour défendre l'entrée du port, mais ils n'y parvinrent pas. La première galère qui se sépara de la flotte et qui prit terre fut celle de Jean de Sur; après celle-ci toutes arrivèrent l'une après l'autre et débarquèrent[75] leurs hommes d'une manière très heureuse. Les Sarrasins se réjouissaient en disant, « ils n'ont pas de chevaux », et descendant pendant la nuit ils adressaient à l'armée du haut de la forteresse des injures et des défis orgueilleux. Au moment du crépuscule le roi ordonna le débarquement des chevaux. Les Sarrasins en voyant la cavalerie des Chrétiens furent saisis de frayeur et plusieurs prirent la fuite. Le lendemain qui était le vendredi 10 du mois d'octobre, ils montèrent sur l'enceinte d'Alexandrie, décidés à défendre la ville. Mais Dieu favorisa de sa grâce les Chrétiens; en même temps que les soldats montaient à cheval, les galères approchèrent et entrèrent dans le vieux port, tandis que l'armée de terre marchait contre la ville. Cinq mille Sarrasins se mirent à la défense des portes, mais les Chrétiens incendièrent ces portes et pénétrèrent dans la ville, pendant que les galères entraient par celle du vieux port. C'est ainsi qu'avec la grâce de Dieu fut prise Alexandrie qui est la plus forte de toutes les villes que les Sarrasins possèdent sur la mer. Cela arriva le mercredi à quatre heures. Cette prise causa une vive joie aux Chrétiens qui rendirent de grandes grâces à Dieu.

Le légat fit immédiatement remercier Dieu, et on célébra la messe au nom de la Sainte-Trinité en priant pour l'âme des Chrétiens tombés pendant la guerre. Le roi nomma chevaliers, sire Jacques de Lusignan son frère, sire Thomas d'Antioche et plusieurs autres, en conférant de plus à son frère Jacques la dignité de sénéchal. Sire Jean de Morpho fut fait comte de Rochas. Le neveu du roi, messire Hugues de Lusignan, reçut le titre de prince de Galilée. Le roi et toute la flotte restèrent à Alexandrie. Le troisième jour on entra dans la ville et on découvrit une tour pleine d'objets précieux, de richesses, de marchandises et un trésor composé de monnaies d'or et d'argent. La chiourme des galères mettant pied à terre entra dans la ville et fit un riche butin qui fut transporté à bord. Le roi n'en prit rien, se contentant de conserver la cité pour lui. Il prit conseil du légat et des chevaliers qui lui dirent unanimement qu'ils ne voyaient aucun intérêt pour eux à rester plus longtemps à Alexandrie et qu'ils préféraient retourner dans leur pays. Le roi fit remonter l'armée sur les vaisseaux. On mit à la voile et on arriva à Limisso où tous, le roi, les chevaliers et les barons, mirent pied à terre au milieu dune joie immense. Les galères revinrent à Famagouste et, après avoir débarqué le butin, tous les vaisseaux furent désarmés, à l'exception de la galère de messire Jean de Sur l'amiral auquel le roi commanda, ainsi qu'aux galères génoises, de ne point mettre pied à terre, mais de se tenir prêts à partir pour l'Occident, suivant les traités qu'il avait faits avec les Génois, comme il a été expliqué plus haut.

Le roi écrivit des lettres au Pape et aux seigneurs de l'Occident pour se recommander à eux et leur donner des explications sur la prise d'Alexandrie. L'amiral porteur de ces lettres sortit de Famagouste et alla à Sainte-Napa. Tous ses gens s'y étant rendus, suivant l'ordre qu'ils avaient reçu, il recommanda à chacun d'eux de s'acquitter de son devoir jusqu'à ce qu'il fût de retour, et, prenant avec lui les chevaliers sire Thomas Ara et sire François Kmada, il partit pour Paphos où il resta un jour. Le roi ayant ordonné à trois galères corsaires d'accompagner l'amiral, elles se rendirent à Rhodes où elles trouvèrent sire Jean de Soissons aux prises avec une maladie dont il mourut; c'est là qu'il a été enseveli. Suivant l'ordre du roi, l'amiral y avait attendu le légat jusqu'au mois de mars 1365. Suivant un autre ordre du roi, ce légat était allé à Famagouste pour s'embarquer; mais il y était tombé malade et y était mort le 6 juin 1365.

L'amiral, informé de ces nouvelles, partit de Rhodes et se rendit à Gênes, après avoir été d'abord voir le Pape. Le saint père, instruit de tous les événements, en éprouva une vive joie, ainsi que la ville de Rome toute entière. Les seigneurs de l'Occident, à l'annonce de la victoire remportée par les Chypriotes, leur portèrent envie et prirent la décision de s'armer et d'aller à Chypre pour aider le roi dans son expédition contre la Syrie. Le comte de Savoie se prépara aussi à partir à la tête d'une armée nombreuse. Dans le même but, le roi de France envoya un puissant chevalier nommé sire Jean de Lavier[76] pour annoncer à Pierre que son souverain allait lui envoyer une armée pour détruire les Sarrasins. Dans l'intervalle arriva la galère vénitienne qui annonça que le roi de Chypre allait faire la paix avec le sultan. À cette, nouvelle les seigneurs de l'Occident renoncèrent à aller au secours du roi de Chypre. La république de Venise, en apprenant la prise d'Alexandrie, fut très irritée, parce que les Vénitiens avaient là de grands intérêts, eu égard aux profits qu'ils tiraient du commerce de Syrie. Ils envoyèrent immédiatement une ambassade au sultan pour lui annoncer que la flotte qui était dirigée contre Alexandrie avait été formée sans leur consentement. Si même ils avaient été informés d'un pareil projet, ils n'y auraient pas pris part, parce qu'ils désirent agir en bons amis, comme par le passé. Mais toutes ces précautions furent inutiles. La galère étant arrivée à Alexandrie, l'ambassadeur fut conduit au Caire où très humblement et avec le ton de la prière il remplit sa mission. Le sultan, après avoir lu les lettres, lui répondit: « Je ne veux contracter amitié avec personne avant d'avoir fait la paix avec le roi de Chypre, parce qu'il ne faut pas qu'il soit en guerre avec nous, tandis que nous vous aurions pour amis. » L'ambassadeur s'en retourna et, s'embarquant sur sa galère, il se rendit à Chypre où il mit pied à terre à Famagouste.

Le 25 avril le roi Pierre étant revenu à Chypre fit préparer des galères, des saïties et plusieurs autres vaisseaux pour aller prendre Beyrouth qui est près de Chypre, à une distance de cent milles maritimes. Il donna à messire Pierre de Monstri le commandement de toute la flotte qui se trouvait à Famagouste. Les ambassadeurs vénitiens y étaient venus aussi avec leur galère après avoir quitté le sultan. En voyant la flotte prête à partir, ils furent vivement contrariés. Ils mirent pied à terre, allèrent à Leucosie et communiquèrent au roi la réponse du sultan, en ajoutant : « Seigneur, prends garde. Tu nous ruines, car toute notre fortune est en Syrie et nous dépendons de toi. Si ta Majesté va leur faire du mal, ils garderont notre bien et nous serons perdus. Nous te prions donc, au nom du baptême que tu as reçu, d'empêcher la flotte d'aller en Syrie. Il vaut mieux consentir à la paix que le sultan te demande ; quand nous aurons enlevé ce qui nous appartient, tu feras ce que tu voudras. Si tu as besoin d'argent pour payer les frais que tu as faits pour les armées et les chemins, nous te dédommagerons de toutes les pertes que tu as pu éprouver, te rendant en cela les mêmes services qu'autrefois. »

Le roi, ayant entendu ces bonnes paroles et se rappelant les nombreux services qu'il avait tirés des Vénitiens, empêcha la flotte de sortir, et leur dit ; « Mes seigneurs, mieux vaut un ami pendant la route que de l'argent pendant la vie. Me rappelant les nombreux services que vous m'avez rendus, je ne veux pas vous causer du préjudice; c'est pour cela que je retarde le départ de la flotte, et, puisque le sultan désire faire la paix avec moi, arrangez-vous seulement de manière qu'il m'envoie un ambassadeur. »

Les ambassadeurs furent enchantés du bon accueil que leur avait fait le roi et, après avoir reçu ses ordres, ils se rendirent au Caire et prièrent le sultan d'envoyer une ambassade en Chypre.

Le roi adressa à Pierre Monstri, capitaine de la flotte, une lettre ainsi conçue : « Sache que, pour être agréable à nos bons amis les Vénitiens, je ne veux pas faire de mal au sultan du Caire. Pour cette raison sors et va sur la côte de Turquie pour y causer tous les dommages possibles aux Turcs. » Monstri prenant les galères alla aux Moulins et, après avoir embarqué les chevaux, il se rendit à Allagia, assiégea la forteresse et endommagea le port. Pressé comme il était, il n'avait pas le temps de s'emparer de l'enceinte extérieure, il suivit la côte jusqu'au fleuve Monovgatis en saccageant le pays ennemi. Il y avait dans ce fleuve beaucoup de vaisseaux turcs qu'il incendia avec l'aide de Dieu. De là il se rendit à Satalie et après y être resté plusieurs jours il retourna à Famagouste.

La galère vénitienne revint à Alexandrie. Les ambassadeurs allèrent au Caire pour annoncer au sultan qu'ils avaient réussi à persuader au roi de désarmer et de ne pas marcher contre lui, et qu'il devait envoyer une ambassade pour conclure la paix. « Il croit, ajoutèrent-ils, que tu ne la veux pas ; nous avons agi selon ton désir. » Ces paroles causèrent beaucoup de joie au sultan. Il fit préparer de riches présents et choisit de puissants seigneurs qu'il envoya au roi en compagnie des Vénitiens. Le 27 mai 1366 la galère de ces derniers aborda à Famagouste; les ambassadeurs mirent pied à terre et le roi les accueillit avec honneur. Il leur fit envoyer des chevaux, et une escorte de chevaliers les conduisit à Leucosie le 2 juin 1366. Ils se présentèrent devant le roi et lui remirent les présents et les lettres du sultan. Celui-ci les reçut avec joie et les installa dans la maison du prince de Tyr qui avait été préparée exprès pour eux. Des chevaliers leur firent de grands honneurs et leur rendirent tous les services dont ils pouvaient avoir besoin. Le roi fit assembler ses conseillers et, après leur avoir donné communication des lettres, leur demanda leur avis sur le parti qu'il devait prendre. Ceux-ci lui répondirent : « Puisqu'un seigneur de la qualité du sultan demande notre amitié, c'est une chose avantageuse pour, les deux partis, car le butin appartient au soldat, tandis que les dépenses de la guerre incombent à toi seul. » Cette réponse décida le roi à envoyer au Caire en qualité d'ambassadeurs trois Catalans, Jean d'Alfonso qui était un juif baptisé, sire Georges Sitiva et sire Paul de Belonia le notaire. Il leur remit des présents convenables pour le sultan, indépendamment de ceux qu'il donna aux ambassadeurs de ce dernier, avec une réponse pour leur maître. Il fit armer une galère à Famagouste pour transporter ses mandataires, tandis que ceux du sultan s'embarquèrent sur la galère vénitienne qui les avait amenés, et tous arrivèrent ensemble au Caire. Le sultan leur fit bon accueil; les lettres furent lues et les réponses furent commandées pour être envoyées à Chypre.

Les Vénitiens, voyant que la paix allait être conclue, montèrent sur une galère et se rendirent à Venise pour y annoncer la nouvelle. En l'apprenant, les seigneurs qui désiraient marcher contre la Syrie se séparèrent et ne donnèrent pas suite à leurs projets, et cela au grand détriment de la chrétienté. Le comte de Savoie, prêt à partir pour aller attaquer les Sarrasins, ayant su que la paix allait se conclure, préféra se rendre en Pomanie au secours de son neveu, l'empereur de Constantinople. Celui-ci, avec l'aide de Dieu, défit les Turcs et reprit plusieurs villes qui lui avaient été enlevées.

Quand les ambassadeurs du sultan arrivèrent à Chypre, on lut ses lettres dans lesquelles il demandait qu'on lui rendît tous les prisonniers que le roi avait faits à Alexandrie, et alors la paix serait conclue. Le roi n'avait pas soupçonné une pareille perfidie, mais, avec sa bonté ordinaire, il ne fit point d'objection et donna de très bon cœur l'ordre que tous les captifs en question se réunissent pour être envoyés au sultan et se présentassent devant le capitaine nommé à cet effet. C'est ainsi que tous furent expédiés au sultan au Caire. Le roi envoya aussi comme son ambassadeur sire Guillaume de Ras, accompagné du notaire sire Paul de Belonia, auxquels il remit tous les esclaves qui avaient été délivrés; une galère fut préparée pour ce transport. Guillaume de Ras tomba malade en se rendant à Paphos. En apprenant cette nouvelle le roi lui manda de continuer son chemin, parce qu'il était nominativement chargé des esclaves et des lettres, mais, au cas où il ne pourrait pas partir, de remettre le tout entre les mains de Paul de Belonia, et de retourner à Leucosie pour se guérir. Ce dernier prit, les esclaves et les lettres et se rendit auprès du sultan qui les lut avec satisfaction, en apprenant que les armées des seigneurs de l'Occident s'étaient dissoutes, chacun partant de son côté, et que les esclaves étaient rentrés au Caire. Le sultan imagina alors le prétexte que le roi s'était moqué de lui en ne lui envoyant pas des ambassadeurs convenables, choisis parmi les grands seigneurs, comme on faisait autrefois, et en conséquence il ne consentit pas à faire la paix. Il fit arrêter l'ambassadeur et donna l'ordre à Alexandrie de prendre la galère. Le patron de cette galère, qui était un homme prudent, ne voulut pas entrer dans le port; il resta en dehors en attendant le retour de l'ambassadeur. On cherchait à le faire entrer en employant la flatterie, mais ayant surpris certains chuchotements il mit à la voile et se rendant à Chypre il expliqua au roi ce qui était arrivé. Le roi vit que les Vénitiens l'avaient trompé et s'étaient moqués de lui; c'était à cause d'eux en effet qu'avait été abandonnée la campagne préparée en Occident, campagne dans laquelle les armées auraient pu enlever beaucoup de terres au sultan. Il fut d'abord très irrité, mais comme il était tout à la fois sage et audacieux, il manda à Famagouste de disposer toutes les galères et tous les vaisseaux petits et grands pour marcher contre la Syrie. Il fit partir immédiatement une galère avec sire Pierre de Levât, chevalier français, pour se rendre à Constantinople et informer de l'événement le comte de Savoie en le priant de venir pour attaquer les possessions du sultan. Le comte de Savoie n'était pas à Constantinople dans ce moment là; on y attendait son retour. Quand il revint, ayant appris les nouvelles, il dit : « J'étais prêt à partir, mais les Vénitiens m'ont prévenu que la paix allait être conclue. Dès lors n'ayant rien à faire en Syrie, je suis allé au secours de mon neveu, et je ne puis plus l'abandonner. » Le seigneur de Lesparre prépara sa galère et alla à Chypre à ses frais avec sire Bermond (de la Voulte). En apprenant son arrivée, le roi eut beaucoup de joie et l'accueillit avec de grands honneurs, puis il se rendit à Famagouste. Aussitôt apparut une galère venant d'Occident et montée par l'honorable chevalier messire Jean d'Ibelin, sénéchal de Jérusalem et neveu du roi. Quand il avait accompagné son oncle en Occident, il l'avait abandonné pour aller au secours du roi d'Angleterre contre le roi de France. Pierre avait éprouvé un grand chagrin de voir son neveu se séparer de lui pour marcher contre le roi de France son ami chéri. Aussi quand il était retourné à Chypre ne l'avait-il pas mandé en sa présence. Mais Jean d'Ibelin ayant reconnu sa faute revenait pour demander pardon au roi. Celui-ci ayant le projet d'ouvrir la campagne contre le sultan lui pardonna et l'accueillit avec joie. Les Vénitiens voyant que la paix allait se conclure entre le sultan et le roi, et comme ils ne pouvaient négocier avec plus de bénéfice qu'en Syrie, avaient armé trois galères et mettant sur elles soixante dix marchands, les avaient envoyés en Syrie avec beaucoup d'argent et de riches marchandises. Arrivés à Beyrouth ils furent bien reçus par les Sarrasins qui s'empressèrent de leur vendre des épices et d'autres marchandises. Mais à peine eurent-ils mis pied à terre que l'émir fit arrêter la chiourme, les marchands ainsi que leurs marchandises, et les mettre dans un lieu sûr. Les gens qui étaient restés sur les galères, reconnaissant la perfidie des Sarrasins, conduisirent les vaisseaux à Famagouste et racontèrent à leurs compatriotes résidant à Chypre et au roi, ce qui était arrivé. Tous en furent vivement affectés.

Les négociants Catalans voyant qu'il n'arrivait plus de marchandises de Syrie, prièrent le roi d'envoyer des ambassadeurs au sultan pour l'engager à faire la paix, cette paix leur assurant le libre trafic dont ils vivaient. Il arma aussitôt une galère sur laquelle il mit un honorable chevalier accompagné de plusieurs gentilshommes très prudents, et les envoya au sultan, en le priant de calmer sa colère, de ne lui faire aucun dommage à lui et aux Chrétiens, d'avoir pitié de ses hommes, enfin d'apaiser son irritation. Mais Dieu, comme autrefois pour Pharaon, avait endurci le cœur du sultan qui ne consentit point à faire la paix. Les Catalans, en hommes habiles qu'ils étaient, voyant que toutes ces démarches, au lieu de tourner à bien, ne servaient qu'à irriter davantage les Sarrasins, partirent et allèrent à Famagouste le 26 novembre 1366, au moment même où la flotte chypriote appareillait pour sortir.

Or le roi, suivant sa prudence ordinaire, s'y était pris à temps pour mander à Rhodes qu'on lui envoyât à ses frais quatre galères et tous les vaisseaux qui se trouveraient au port. Le grand maître lui expédia aux frais de l'ordre des Hospitaliers quatre galères et douze saïties qui arrivèrent à Chypre le 11 novembre 1366. Le bon roi Pierre, voyant la flotte bien équipée et composée de 116 voiles, c'est-à-dire de 56 galères et de 60 autres navires, y mit pour patrons les chevaliers nommés ci-après. Il montait la galère capitane, puis venaient : le prince d'Àntioche, messire Philippe d'Ibelin, le seigneur d'Arsouf, messire Jean d'Ibelin, sénéchal de Jérusalem, sire Jean d'Ibelin, comte de Jaffa, sire Jean de Morpho, comte de Rochas, la compagnie du légat, la compagnie de l'archevêque, la compagnie de la très sainte mère de Dieu, la compagnie de sire Jean de Lalivière, sire Louis de Rochefort, sire Simon Thenouri, maréchal de Jérusalem, sire Jacques de Norès, turcoplier de Chypre, sire Thomas de Verny, sire Jacques de Montgezart, sire Raymond Le Vicomte, messire Jean Bédouin, sire Philippe Doukises, la galère Napolitaine, sire Jean de Brie, sire Rogier de Montolif, sire Guillaume Le Vicomte, sire Niel Le Petit, sire Jean de Montolif, sire Jean Lascaris, sire Jean de Monstri, sire Jean de Giblet, messire Marc Corner, sire Pierre Malosel, sire Jean de Mouris, sire Raf de Carmaï, sire Jean de Rafier, sire Jean d'Antioche, sire Arnaud Sosious sire Pierre Grhnani, sire Jean de Grimande, chevalier du roi d'Aragon, avec sa compagnie, sire Bermond de la Voulte, sire Alfonse Farrand, sire Odet Bédouin, sire Florimont, seigneur de Lesparre, sire Hughet de Mimars, sire Henri de Montgezart, sire Pierre de Cassi, sire Nicolas Lases, sire Guy de Mimars, sire Jean de Montolif, avec les quatre galères de l'Hôpital entretenues aux frais du roi et les douze saïties, sire Thomas de Montolif de Cliron, sire Raymond Babin, sire Jean de La Baume. Sur les vaisseaux se trouvaient aussi des patrons de moindre importance et dont les noms ne sont pas donnés. Le total des vaisseaux était de 48 qui, avec les 52 cités précédemment, formaient le nombre de 100.

Le dimanche 7 décembre de la même année la susdite flotte du roi de Jérusalem et de Chypre sortit et prit le large. Au même moment il s'éleva une violente tempête qui sépara les vaisseaux les uns des autres, de telle sorte qu'ils ne pouvaient plus distinguer leur direction réciproque. La galère du roi avec d'autres allèrent à Carpaso et à Acrotiki; celle du seigneur de Lesparre avec quatorze autres se rencontrèrent à Tripoli; ils attaquèrent la forteresse dont ils firent prisonnier le capitaine nommé Mekentam (Mouqaddim) Daoud Ces quinze galères restèrent à Tripoli pendant douze jours en attendant la flotte. Le roi poussé par la tempête arriva à Carpaso. Il y mit pied à terre et se rendit au village de Tricomon, d'où il donna l'ordre au reste de la flotte de retourner à Famagouste. Le seigneur de Lesparre, voyant qu'elle n'apparaissait pas, saccagea Tripoli et revint à Chypre avec les autres galères.

Le sultan, ayant appris l'armement et les ravages que les Chypriotes avaient faits, regretta beaucoup de n'avoir pas conclu la paix. Il fit aussitôt sortir de prison sire Jacques de Belonia[77] le notaire que le roi lui avait envoyé comme ambassadeur, puis, lui rendant sa liberté, il l'expédia accompagné d'un mandataire porteur de lettres et de présents convenables dans le but de faire la paix. Le roi se trouvait alors à Famagouste. La galère de l'ambassadeur sarrasin prit terre à Saint-Georges de Dadas, et fit connaître son arrivée au roi qui lui manda de venir en sa présence. C'est ce qui eut lieu. Quand il arriva à Famagouste, le roi l'accueillit avec de grands honneurs et lui donna pour lui et les siens un beau logement pour s'y reposer. Le lendemain il les fit venir auprès de lui. On lui présenta les lettres et les présents du sultan qui écrivait que, cédant aux prières des Vénitiens, des Génois et des Catalans, il était prêt à conclure la paix. Le roi demanda l'avis de ses conseillers qui lui répondirent qu'il agirait sagement s'il faisait la paix. « Le sultan, disaient-ils, étant un riche seigneur, peut attendre que tu sois épuisé de dépenses et que tu sois obligé de renvoyer les soldats étrangers, et alors, quand tu seras seul et sans être préparé, il tombera sur toi à l'improviste et te causera beaucoup de dommages. » Après avoir reçu ce bon conseil il promit, devant l'ambassadeur du sultan, de faire la paix avec ce dernier; cette promesse eut lieu le dimanche 10 février 1366.

Le roi envoya au Caire sire Jacques de Norès, le turcoplier de Chypre, sire Pierre de Campo, sire Jacques Le Petit et sire Hugues de La Baume pour la bienheureuse paix et pour recevoir le serment du sultan suivant l'usage. Puis il fit chercher dans toute l'île de Chypre les Sarrasins non baptisés qui pouvaient s'y trouver pour qu'ils se rendissent à Famagouste ou à Leucosie. Il en arriva aussitôt un grand nombre qu'il remit au turcoplier en le chargeant de les emmener avec lui et de les conduire au Caire. Il fit aussi publier que tous les Sarrasins qui s'étaient faits chrétiens volontairement pouvaient, s'ils le voulaient, aller au Caire, en accompagnant les ambassadeurs; même liberté était donnée à tous ceux qui étaient venus de Syrie.

Le roi fit immédiatement armer une galère, une saïtie et un navire pour l'ambassadeur et les captifs qui devaient aller au Caire. Sur ces entrefaites on apporta des lettres du capitaine de Ghorigos et d'Iconium, annonçant que le grand Karaman avait reçu du sultan l'ordre d'assiéger la forteresse. Le roi fit venir devant lui l'ambassadeur du sultan et lui lut les lettres. « Dieu, répondit-il, n'a pas permis qu'une pareille chose soit arrivée à mon seigneur. » Le roi donna l'ordre aussitôt d'armer dix galères qu'il envoya au secours de la forteresse. Il nonuna son frère capitaine-général et donna pour patrons à ces vaisseaux les seigneurs dont les noms suivent : sire Philippe d'Ibelin, sire Jean d'Ibelin, sire Philippe de Brunswick, sire Philémon, seigneur de Lesparre, messire Simon de Norès, sire Thomas d'Antioche, sire Jean de Monstri, sire Jean Lascaris, chevalier grec de Constantinople, sire Jean de Montgezart ; il leur donna aussi plusieurs chevaliers comme compagnons et hommes d'armes. Le 26 février 1366 la flotte sortit de Famagouste et alla à Ghorigos. La forteresse était assiégée par une foule de Turcs qui avaient déjà pris la tour de pierre située près du puits qui est en dehors des murs, vis-à-vis la tour appelée Ornitharion. Les Ghorigiotes, ayant reconnu la flotte, furent comblés de joie; ils firent sonner les cloches et les trompettes. Le prince entra dans la forteresse avec sa compagnie et y resta enfermé pendant trois jours en combattant les Turcs du haut des remparts. Il commanda ensuite une sortie 6 aux Ghorigiotes qui livrèrent un grand combat et Dieu donna la victoire aux Chrétiens 13. Ceux-ci repoussèrent les Turcs, et firent un grand nombre de prisonniers, en les massacrant et leur prenant beaucoup d'engins de guerre, de tentes et d'habits. Le grand Karaman lui-même reçut plusieurs blessures et. on reprit la tour qui était déjà aux mains des Turcs.

Le prince resta pendant douze jours à Ghorigos, attendant toujours le retour des Turcs; mais il apprit que bien loin de revenir ils s'étaient dispersés et chacun d'eux était retourné chez lui. Grande fut sa joie; il manda la nouvelle au roi et revint à Famagouste le 14 mars 1367.

Pendant que le prince se trouvait à Ghorigos, il arriva plusieurs Turcs Barsacides[78] comme amis du pays, lesquels lui donnèrent à entendre qu'il régnait au Caire un grand tumulte entre le sultan et ses émirs. On avait massacré le grand émir nommé Pechna[79] Ellazezi qui gouvernait les Musulmans, parce qu'il avait conseillé au sultan de faire la paix avec Chypre, et on l'avait remplacé par un autre émir nommé Chassan Damur. Le prince transmit cette nouvelle au roi qui se trouvait alors à Leucosie. Celui-ci fit venir les ambassadeurs du sultan qui à cause du mauvais temps étaient restés dans le port de Famagouste. Quand ils furent en sa présence, il leur demanda des renseignements sur ces bruits. Ces derniers lui répondirent : « Seigneur, nous savons positivement que le sultan et tous les émirs veulent faire la paix avec ta seigneurie ; n'aie donc aucun soupçon sur cette affaire. » Il leur commanda aussitôt de retourner à Famagouste et de continuer leur voyage.

Les Génois voyant que la paix tardait à se conclure, envoyèrent au Caire une galère avec sire Pierre de Canal,[80] négociant prudent, pour demander la paix au sultan. Celui-ci lui répondit : Je ne fais la paix avec aucun Chrétien avant de l'avoir conclue avec le roi de Chypre dont j'attends l'ambassadeur. Le susdit Pierre fut vivement contrarié de cette réponse, mais ayant quitté le Caire il alla trouver les ambassadeurs, et pria le roi de les expédier au plus tôt, Celui-ci ordonna aussitôt au turcoplier Jacques de Norès d'aller au nom de Dieu, le plus promptement possible trouver le sultan. On arma une galère qui appartenait au roi d'Aragon, une saïtie et deux naves pour transporter les esclaves envoyés au sultan. Accompagnés par la galère génoise qui était montée par le susdit Pierre de Canal ils quittèrent tous ensemble Famagouste et se rendirent à Alexandrie, où ils mirent pied à terre le samedi 14 mars 1367. Ils furent reçus avec les plus grands honneurs, et le turcoplier accompagné des émirs les plus distingués vint au Caire trouver le sultan. En partant il avait reçu du roi l'ordre de lui envoyer immédiatement par la saïtie un rapport sur tout ce qui se passerait au Caire.

Le roi avait armé plusieurs galères pour envoyer à Satalie la paie des soldats et des vivres. Mais voyant que la saïtie attendue d'Alexandrie n'arrivait pas il conçut de l'inquiétude et fit dire à messire Jean de Monstri qu'il avait nommé capitaine de l'armement pour Attalie, de ne point partir avant qu'il n'eût reçu son commandement.

Les soldats de Satalie n'ayant pas reçu leur paie à temps se dirent entre eux que le roi les avait oubliés. L'esprit de révolte s'empara d'eux. Sire Léon d'Antiaume, le capitaine, cherchait à les faire patienter en employant les plus douces paroles, mais il ne panant pas à les calmer. Un maître, nommé Pierre Canel, les excitait à tel point, qu'ils se révoltèrent, prirent les clefs des mains du capitaine et dirent qu'ils allaient les remettre aux Turcs. La crainte et l'inquiétude régnaient parmi eux. Cependant le capitaine faisait tout son possible pour les retenir momentanément, priant en même temps le roi de presser l'envoi de la paie. En apprenant ces nouvelles le roi fut très contrarié, d'un autre côté toutes ses pensées se concentraient sur la saïtie qu'il attendait du Caire pour connaître les projets du sultan. L'amiral reçut l'ordre de faire armer tous les vaisseaux qu'il pourrait. On arma 28 galères, non compris les quatre de Rhodes qui se trouvaient à Famagouste, et d'autres vaisseaux plus petits et on leur donna pour patrons les personnages suivants. La première galère était celle du roi, la seconde celle du prince, la 3e de messire Jean d'Ibelin; 4e de Philippe Dampierre; 5e du comte de Jaffa Jean d'Ibelin; 6e messire Jean de Morpho comte de Rochas; 7e messire Hugues de Lusignan le prince, 8 e messire frère Florimont[81] seigneur de Lesparre; 9e messire Simon de Norès, maréchal de Jérusalem; 10e messire Jean de Brie; 11e messire Jean Bédouin Lusignan; 12e sire Guillaume Le Vicomte; 13e sire Jean de Alfier; 14e sire Thomas de Montolif de Giron; 15e Jean d'Antioche; 16e sire Thomas de Verny; 17e sire Rogier de Montolif; 18e sire Jacques de Montgezart; 19e sire Henri de Montgezart; 20e sire Jean de Monstri; 21e sire Pierre Malosel; 22e sire Jean Damar; 23e sire Marin Corner;[82] 24e sire Léon Spinola; 25e sire Jean Lascaris; 26e sire Bermond de la Voulte; 27e sire Alfonse Farrand; 28e la galère de l'évêque de Chypre; 29e la compagnie du sire Jean de Lavier.

Le 26 mai 1367 le roi Pierre partit avec toute la flotte et se rendit à Satalie. À peine arrivé il fit décapiter Pierre Canel qui était la cause du tumulte et paya les soldats. Il partit ensuite et alla à Rhodes pour attendre les nouvelles du Caire. Il avait changé le capitaine de Satalie en le remplaçant par sire Thomas de Montolif de Cliron.

Le turcoplier Jacques de Norès reçu en audience par le sultan, s'exprimant avec un ton plein d'audace et inconvenant, lui dit : « Les grands seigneurs ne doivent pas promettre de faire la paix et ensuite revenir sur leur promesse. Ce à quoi nous sommes parvenus à force de sacrifices, le voilà détruit en un jour. » Puis il ajouta d'autres paroles cruelles et peu convenables; il était fier de sa noblesse et de l'illustre origine de son seigneur le roi. En entendant ces paroles le sultan entra dans une grande irritation et donna l'ordre de l'étendre à terre et de le battre. Un émir se leva alors et dit au sultan : « Accorde à ton esclave la permission de te parler. Je prie ta seigneurie de vouloir bien m'entendre devant tes émirs. » Le sultan y ayant consenti, il dit : « Seigneur, explique-moi comment les Chrétiens sont assez confiants pour envoyer tant d'argent et de marchandises dans ton pays et comment tant de négociants y vivent? » Le sultan répondit : « Ils viennent parce qu'ils se fient au serment que le sultan leur fait devant les émirs. » « Les ambassadeurs des Chrétiens, reprit l'émir, se trouvent en ta présence, et je vois que tu as commandé d'étendre à terre celui-ci et de le châtier. Si cet ordre est exécuté, qui voudra à l'avenir t'envoyer une ambassade? Cela sera l'occasion d'une grande guerre. Or que ta seigneurie ouvre les livres des sultans et qu'elle cherche si quelqu'un de tes devanciers a jamais fait une chose pareille. Un ambassadeur ne doit être ni déshonoré ni battu. S'il ne répond pas d'une manière convenable on peut l'accuser, en recommandant à son maître de ne plus choisir de pareils mandataires, mais non le tuer. Dans le cas où ton arrêt recevrait son exécution, toutes tes terres seront ruinées et les Musulmans n'auront plus de quoi vivre. » En parlant ainsi l'émir calma son maître et l'empêcha de maltraiter l'ambassadeur. Le sultan lui dit : « Nous te demandons à toi qui es le plus ancien et le plus fidèle des conseillers de notre cour, nous te demandons ce qu'il faut faire à ce porc d'ambassadeur pour les paroles honteuses qu'il a prononcées devant moi et devant les émirs. » — « Ne lui fais point de mal et laisse le partir. » Le sultan y consentit. Le turcoplier ayant entendu ces paroles (il était lié avec un Génois qui avait embrassé la foi musulmane, nommé sire Lucien Delort, en turc Nasar Eltin [Nasr eddin]), le turcoplier envoya chercher ce dernier et lui donna de riches présents pour les distribuer aux émirs les plus influents; il le pria aussi de hâter son départ du Caire. Celui-ci alla trouver l'émir qui avait empêché le sultan de rompre les projets de paix. Tous deux allèrent, chacun de son côté, trouver le sultan et parvinrent à vaincre son obstination en lui disant : « Dieu nous enverra une grande calamité si tu ne fais pas la paix. Nous sommes informés que les Chrétiens vont se réunir pour marcher contre toi et te détruire toi et ton peuple. Tu semblés les forcer à en venir à cette extrémité. » Le sultan consentit enfin à conclure la paix et donna l'ordre d'envoyer des ambassadeurs à Chypre avec le turcoplier. Nasar Eltin s'adressant alors au sultan: « Les Francs disent que celui qui donne vite donne deux fois ; d'abord parce qu'il montre l'intention de donner, ensuite parce qu'il donne immédiatement. Or ce que ta seigneurie a l'intention de faire ou de donner, qu'elle le fasse promptement afin que ta renommée se répande partout, que les marchandises arrivent et que le pays s'ouvre à la bonne volonté de Dieu. »

Le loup sauvage s'adoucit et fit expédier immédiatement le turcoplier avec les ambassadeurs et les présents d'usage. Tous satisfaits allèrent à Alexandrie et y trouvant leurs galères y montèrent et se rendirent à Chypre où ils arrivèrent le vendredi 14 juin 1367. Comme le roi se trouvait à Rhodes, ils furent reçus avec les plus grands honneurs à Famagouste par le-prince qui avertit le roi et alla trouver la reine; puis, le 24 juin de la même année, après avoir arrangé ses affaires, il quitta Leucosie et se rendit à Famagouste où, préparant ses galères, il s'embarqua avec les ambassadeurs le vendredi 28 juin et alla à Rhodes. Le roi qui se trouvait alors à la chasse, éprouva une grande joie en apprenant le retour du turcoplier accompagné des ambassadeurs, et, abandonnant la chasse, il revint immédiatement à Rhodes. Sur l'avis que la paix n'était pas encore conclue, il manda au turcoplier de mettre pied à terre avec sa compagnie. Quant aux ambassadeurs ils resteraient sur leurs vaisseaux jusqu'à nouvel ordre. Il conféra aussitôt avec le turcoplier, et, ayant appris ce qui était arrivé, il envoya une galère à Chypre montée par Léon d'Antiaume avec l'ordre de rassembler autant de chevaux qu'il pourrait en emporter avec lui, et de se procurer en même temps des navires, de tafarèses et des louserges pour enlever ces chevaux. Ce dernier devait aussi préparer plusieurs autres saïties et vaisseaux qui se trouvaient dans le port de Famagouste et attendre le roi. Le susdit Léon d'Antiaume exécuta immédiatement l'ordre du roi, arriva et, après avoir fait la paie des soldats, fit tous les préparatifs dont il était chargé et attendit son arrivée. Ce dernier, ayant eu une querelle avec le seigneur de Rochefort et sire Jean de Monstri, le roi se fâcha contre lui. Alors le seigneur de Rochefort s'entendit avec le seigneur de Lesparre pour quitter le roi et retourner en Occident. Ils armèrent aussitôt une galère à Rhodes et ils sommèrent le roi de Chypre de se trouver devant le Pape à Rome le jour de Noël, pour vider la querelle qui s'était élevée entre eux et afin qu'ils pussent justifier leurs prétentions. On vit alors le grand-maître de Rhodes qui arrivait d'Occident avec deux galères. Il se nommait frère. Raymond Bérenger et venait de voir le Pape. Il fut très bien reçu par le roi et ses gens, ainsi que par tous les habitants de l'île.

Le roi sortit de Rhodes et se rendit à Satalie; puis il envoya messire Jean de Monstri à Tacca pour qu'il vînt conférer avec lui. Celui-ci reçut l'envoyé royal avec beaucoup d'honneur, fit un grand éloge du roi, le reconnut comme son seigneur et lui rendit hommage en sujet fidèle. Après une longue entrevue Tacca le salua et partit; le roi remonta sur sa galère et se rendit à Satalie. Les émirs de ce pays lui envoyèrent de dignes présents avec des ambassadeurs, suivant l'usage, le priant de renouveler la paix que Satalie avait faite avec lui. Le roi, après avoir fait proclamer cette paix, alla à Kitti de Chypre où il mit pied à terre avec ses gens, en attendant F amiral Jean de Sur qui était en Occident, parce que le grand maître lui avait dit à Rhodes que ce dernier avait fait la paix avec les Génois et était sur le point de revenir à Chypre. Le roi étant tombé malade nomma à sa place son frère le prince et alla à Leucosie. Quand il fut rétabli il retourna à Kitti. Le prince étant tombé malade à son tour, on le porta sur une litière à Leucosie. Le 22 septembre, pendant que le roi était à Kitti, arriva la galère de messire Jean de Grimante sur laquelle se trouvaient l’évêque de Famagouste sire Erat et l'amiral sire Jean de Sur. Le roi et tous les seigneurs les reçurent avec de grands honneurs. Le roi donna l'ordre immédiatement à l'amiral de conduire l’évêque à Famagouste de revenir ensuite à Kitti, et, s'il n'y était plus, d'aller le retrouver à Tripoli.

Le roi partit de Kitti le 22[83] septembre 1367, et toute la flotte étant arrivée à Tripoli le dimanche 28[84] septembre, elle entra dans la ville et l'équipage se répandit dans le pays. L'armée se livra au pillage, mais quand les soldats voulurent retourner à leurs vaisseaux ils furent massacrés par les Sarrasins, parce que s'étant séparés les uns des autres, ils n'avaient plus de capitaine pour les commander. Le roi fut obligé d'abandonner Tripoli à cause de l'imprudence de ses gens qui, entraînés par l'appas d'un faible gain, étaient allés en désordre, tandis que les ennemis cachés dans des embuscades les massacraient facilement. Il fit enlever la porte de fer du château et la fit placer dans l'île de Ghorigos. En partant il alla à Tortose où l'armée mit pied à terre. Les habitants de cette ville qui appartenait au sultan, voyant une armée aussi nombreuse, se sauvèrent et allèrent se réfugier sur la montagne. Les galères atterrèrent et l'armée mettant pied à terre ravagea la ville et les faubourgs. On y trouva une grande quantité de rames, de poix et d'étoupes, matériaux destinés aux galères que le sultan se disposait à construire et qui étaient ramassés dans l'ancienne église métropolitaine des Chrétiens. Le roi les incendia en y faisant mettre le feu. Le fer et les clous qui avaient échappé à l'incendie furent jetés à la mer. Il fallut un jour pour consumer tous ces objets. Quant à la porte de fer de Tortose, elle avait été enlevée et envoyée à Ghorigos. En partant il se dirigea sur Valena[85] qu'il incendia. Il se rendit ensuite à Laodicée[86] qui a un bon port. On n'y put descendre à cause d'une violente tempête accompagnée de bourrasques. De là on se dirigea vers Malo, où on resta pendant deux jours; puis on alla à Agiassi. Ce pays appartenait autrefois au roi d'Arménie auquel il avait été pris par les Sarrasins. Il a deux forteresses, l'une près de la mer, l'autre sur la terre ferme; toutes deux étaient pleines de Sarrasins. Le roi mit pied à terre avec la cavalerie et beaucoup de soldats à pied. Dieu aidant, les ennemis tombèrent de peur en combattant du haut des murailles tandis que les autres cherchaient leur salut dans la fuite. La ville fut prise et on massacra beaucoup de Sarrasins. Ceux qui purent se sauver se réfugièrent dans la forteresse de la terre ferme. Le roi se disposait à conduire les troupes contre ces derniers, mais comme il était tard, il remit la poursuite au lendemain matin. Cependant les Sarrasins étaient accourus de tous les côtés pour défendre la forteresse et le matin quand on vint pour mettre les échelles, on la trouva remplie d'ennemis. Dans un conseil il fut décidé qu'il était préférable de partir, de ne pas jeter les hommes dans un pareil péril et de ne pas les fatiguer inutilement. Ainsi fut fait. La trompette sonna pour faire rentrer toute l'armée dans les vaisseaux, et on fît une retraite honorable. Le mercredi 5 octobre le roi arriva avec la flotte à Famagouste, et de là se rendant à Leucosie il fit arrêter les ambassadeurs du sultan, qui avec une partie de leurs gens, furent emprisonnés à Cérines; les autres furent enfermés dans la maison du seigneur de Tyr. Il fit publier en même temps qu'il accorderait la liberté à tous ceux qui voudraient aller saccager les terres du sultan, reviendraient se reposer à Famagouste pour renouveler leurs incursions, et qu'on leur donnerait dans l'arsenal de cette ville tout ce dont ils pourraient avoir besoin. En entendant cette proclamation Pierre de Grimante et son frère Jean de Grimante qui avaient alors deux galères génoises à Rhodes les firent armer et allèrent à Sidon où, trouvant au port trois galères chargées de menues marchandises, ils s'en emparèrent et retournèrent à Chypre. Dans la route ils rencontrèrent un autre vaisseau sarrasin; ils le prirent aussi et conduisirent tous ces navires à Famagouste à la gloire de la Sainte-Croix. Revenons maintenant à l'assignation que le seigneur de Lesparre et le seigneur de Rochefort avaient donnée au roi de se présenter le jour de Noël devant le Pape pour leur rendre justice. Le roi afin de montrer son innocence donna l'ordre d'armer sa galère et de l'envoyer à Paphos où elle l'atteindrait pour le prendre et le conduire en Occident, Il se fit remplacer par son frère le prince et emmena avec lui, son fils Perrin de Lusignan comte de Tripoli et messire Hugues, son neveu, le prince de Galilée qui avait été marié en Chypre à demoiselle Marie fille de messire Jean de Morpho comte de Rochas, sire Jacques de Norès le turcoplier, sue Simon Thenouri, Pierre d'Antioche, sire Jean de Monstri, sire Thibat Belpharage et plusieurs autres chevaliers et sénateurs. Il laissa comme gouverneur de sa maison un très valeureux chevalier nommé Jean le Vicomte. Comme il avait besoin d'argent pour les frais de son voyage, le soin de lui en procurer incombait à sire Jean de Castia le chambellan du royaume de Chypre et qui en touchait tous les revenus. Mais tout avait été dépensé, et ce dernier s'ingéniait pour en trouver, comprenant très bien que s'il n'y réussissait pas le roi lui ferait un mauvais parti. Il fit publier alors au nom du roi que tous ceux qui voudraient avoir la liberté de leurs personnes, de leurs vignes et de leurs biens n'avaient qu'à se présenter devant le chambellan. Les bourgeois se rendirent à cet appel et s'accordèrent entre eux pour racheter la liberté de chaque ménage avec les enfants mineurs au pris de mille aspres; le prix fut ensuite abaissé à 800 et enfin descendit jusqu'à 200 besants par famille. C'est ainsi que plusieurs reconquirent leur liberté et que l'on put rassembler une grande somme d'argent. Le roi se rendit alors à Paphos, et de là à Rhodes, puis à Naples où, la reine Jeanne l'ayant accueilli avec beaucoup d'empressement, il resta pendant plusieurs jours. Il avait pris avec lui la chemise de sa femme, la reine Éléonore, et quand on préparait son lit, on la mettait à son côté, comme je l'ai dit précédemment. En quittant Naples il alla à la cour du Pape. On envoya chercher le seigneur de Lesparre pour qu'il vint demander raison au roi qui était prêt à répondre à toute question et même à se battre avec son accusateur. Celui-ci, croyant que le roi ne viendrait pas, se trouva très embarrassé. En arrivant il alla trouver les seigneurs pour les prier d'intervenir comme conciliateurs entre lui et le roi, parce qu'il se repentait de tout ce qu'il avait dit contre ce dernier. Quand les seigneurs vinrent trouver le roi, celui-ci consentit à la réconciliation à la condition que son accusateur répéterait devant le Pape tout ce qu'il venait de dire. Sire Florimont[87] de Lesparre se présenta devant le Pape et désavoua tout ce qu'il avait dit contre le roi, déclarant que ce prince était un bon et orthodoxe Chrétien, fidèle à la sainte église, vengeur des Chrétiens, et autres témoignages honorables pour le roi. Celui-ci alors lui pardonna et le Pape ravi de voir la paix rétablie entre eux, les invita tous les deux à dîner avec lui. A la fin du dîner messire Florimont de Lesparre se leva, prit le dessert et en servit au Pape et au roi de Chypre. C'est ainsi que la paix fut rétablie entre le roi et le seigneur de Lesparre.

Les seigneurs de l'Occident avaient promis au roi de Chypre de venir à son secours avec des armées pour exterminer les Sarrasins. Le seigneur de Lesparre pressait beaucoup le Pape et les autres seigneurs d'exécuter le passage; mais le Pape ne pouvait rien faire à cause de la querelle qu'il avait avec le seigneur de Milan. Le roi alla à Florence où il apprit que l'empereur d'Allemagne se trouvait de ce côté et qu'il était venu pour défendre les fleuves de Milan. Il alla trouver l'empereur qui le reçut avec honneur, et après être resté plusieurs jours auprès de lui il revint à Milan. Le duc de Milan fut comblé de joie en voyant que le roi de Jérusalem daignait venir le voir. Ce dernier resta plusieurs jours dans cette ville. On lui donna de grandes fêtes et on lui rendit de grands honneurs, et lui de son côté après beaucoup d'efforts panant à rétablir la paix entre le duc et le Pape.

Parlons maintenant des communes des Génois et des Vénitiens. Ils envoyèrent à la même époque des ambassadeurs au Pape pour accuser le roi de ce que, à cause des guerres qu'il avait avec le sultan, ce dernier faisait confisquer toutes leurs marchandises et mettre en prison tous les Chrétiens qui se trouvaient sur ses terres; tout le monde en souffrait. « Nous te prions, disaient-ils, humblement et en esclaves et nous nous prosternons devant toi pour que tu dises et que tu persuades au roi de consentir à faire la paix, afin que les Chrétiens soient délivrés et les routes ouvertes. » Les lettres étaient accompagnées de présents convenables pour le Pape et le roi. Celui-ci se trouvait alors à Florence; le saint père lui manda de venir à Rome. A son arrivée les susdites communes le reçurent avec honneur et lui offrirent de grands présents qu'il ne voulut pas accepter. Le Pape pria le roi de consentir à faire la paix pour les besoins de la chrétienté et de délivrer ainsi les Chrétiens des amères et ténébreuses douleurs de la prison. Celui-ci se rendit volontiers au désir du Pape. Les deux frères génois, Pierre et Jean de Grimante, irrités de l'extrême orgueil du sultan, prirent leurs deux galères qui étaient au service du roi et se rendirent à Alexandrie où ils trouvèrent un navire sarrasin de Tripoli de Barbarie, chargé de précieuses marchandises. Les corsaires sarrasins à la vue des deux galères firent monter à bord un grand nombre des leurs pour les secourir, mais ce fut en vain. Les galères chrétiennes se jetèrent sur le navire et, après un combat acharné, pendant lequel beaucoup tombèrent et furent blessés, le vaisseau fut pris avec l'aide de Dieu et conduit à Famagouste le 1er avril 1368.

Le 9 avril la lumière du saint dimanche de Pâques éclaira l'année 1368. Dans le même mois sire Jean de Sur arma deux saïties à Famagouste, et laissant à sa place sire Jean de Colies, il alla ce même dimanche de Pâques dans un village nommé Sarfent et le ravagea après avoir fait tous les habitants prisonniers. Les Sarrasins poussèrent de grands cris et il en accourut d'autres de plusieurs villages. Colies craignant qu'on ne lui barrât le passage et qu'il ne perdît ses hommes, envoya les captifs sur les galères, et ils arrivèrent sains et saufs à Famagouste. Le sultan apprenant le mal qu'avaient fait les galères génoises et les saïties, et en même temps l'emprisonnement de ses ambassadeurs à Chypre, entra dans une grande colère. Il fit armer aussitôt deux galères arabes et les envoya pour ravager cette île. La tempête les jeta sur l'île de Castel Roux, où ayant trouvé un navire vénitien et une grippe[88] avec trois Chrétiens, ils s'en emparèrent et revinrent à Alexandrie.

Les deux susdits vaisseaux arabes retournèrent à Chypre pour piller. Dieu permit qu'il se trouvât alors une saïtie armée à Famagouste qui devait partir pour Ghorigos. Le lendemain en sortant du port elle entendit le mouvement des rames des deux galères arabes. Elle se rendit alors à la tour de la chaîne et prévint les gardes qui transmirent la nouvelle à l'amiral. Celui-ci ordonna immédiatement aux deux galères génoises et à une saïtie bien armée et commandée par messire Jean de Pons, de sortir pour aller à la recherche des galères ennemies, jusqu'à ce que la porte fût ouverte et que les gens se fussent rassemblés. Les galères bien équipées sortirent pour remplir leur mission; peu de temps après la saïtie s'unit à elles, et elles procédèrent ensemble à cette recherche, mais n'ayant pas réussi à rencontrer les galères arabes, elles retournèrent à Famagouste. Les deux galères génoises allèrent ensuite à Damiette où elles trouvèrent deux navires sarrasins, dont l'un entrant dans ce port, prit à bord des hommes de terre et se défendit; mais l'autre qui était resté en dehors, fut pris avec sa cargaison de marchandises et conduit à Famagouste. Quand la saïtie rentra, après avoir faussé compagnie aux deux galères, l'amiral, craignant que dans la rencontre qu'elles pourraient faire de celles des Arabes, elles n'éprouvassent quelque dommage, mit en prison messire Jean de Pons, et lui dit qu'il ne le délivrerait que quand les deux galères seraient revenues saines et sauves à Famagouste. En cas de malheur il le ferait décapiter. Le 10 mai 1368 Dieu manifesta sa volonté sur la personne de l'amiral de Chypre à Famagouste, et les galères revinrent heureusement comme je l'ai dit plus haut. Ce Jean de Pons était d'origine génoise et capitaine d'un navire. Mais revenons au roi.

Il consentit devant le Pape à faire la paix avec le sultan auquel il envoya des ambassadeurs de Gênes et de Venise. Les Génois armèrent aussitôt deux galères et on fit partir en cette qualité Casa de Grarri. Les Vénitiens en firent autant de leur côté en choisissant sire Nicolas Giustiniani. Le roi manda à Chypre à son frère le prince de délivrer les ambassadeurs du sultan qui étaient enfermés à Cérines et de les remettre à ceux des deux communes pour, être conduits au Caire, quand ils seront réclamés, sous la condition que les ambassadeurs feraient la paix comme ils l'avaient promis devant le très saint père.

Le 24 juin 1368 on arma les quatre galères des communes sur lesquelles montèrent les susdits ambassadeurs; on arma aussi une saïtie pour porter au gouverneur les volontés du roi. Le 5 juin les ambassadeurs partirent de Rhodes d'où ils se rendirent à Alexandrie, puis allant au Caire se présentèrent devant le sultan. Ils remplirent leur mission et après être tombés d'accord avec lui ils envoyèrent à Chypre pour prendre les siens. Le sultan aussitôt délivra les Chrétiens qui avaient été emprisonnés, leur restitua leurs biens et fit le serment d'usage pour confirmer la paix. Après que tout fut convenu, les ambassadeurs restèrent au Caire et envoyèrent à Chypre deux galères, l'une génoise l'autre vénitienne, pour transporter au Caire les ambassadeurs sarrasins. Ces galères partirent d'Alexandrie le 8 août 1368, et on écrivit au podestat des Génois et au baile des Vénitiens à Chypre pour qu'ils fissent ensemble des démarches afin d'obtenir que les susdits ambassadeurs fussent envoyés le plus tôt possible au Caire. Ces derniers allèrent à Leucosie pour remplir leur mission; le gouverneur, qui avait déjà reçu un ordre du roi, leur fit remettre immédiatement les prisonniers, et acte de cette remise fut rédigé devant un notaire conformément aux usages. Le vendredi 28 août les susdites galères sortirent de Famagouste et quand elles furent arrivées à Alexandrie on se disposa à remettre au sultan les ambassadeurs sarrasins. On annonça leur arrivée à sire Casa de Garri et à sire Nicolas Gustiniani ambassadeurs des communes. Ceux-ci transmirent la nouvelle au sultan qui dit : « Faites mettre à terre mes ambassadeurs. » Ils répondirent : « Seigneur, le roi de Chypre nous a ordonné de ne les rendre que lorsque tu auras conclu la paix et fait sortir les Chrétiens de prison, dans la crainte que ta ne te repentes, comme cela est arrivé d'autres fois. » L'orgueilleux sultan fut très irrité d'une pareille réponse. Il y avait là un émir nommé Mechli Bechna (Mengly Bogha), qui avait été la cause du commencement de la guerre. Furieux contre Casa de Garri qui conseillait au sultan de calmer sa colère et de terminer la paix, il se leva et devant son maître il lui donna deux soufflets en disant : « Porc de vil prix, tu te moques de mon seigneur le sultan. Vous demandez la paix pour nous tromper jusqu'à ce que le roi de Chypre vienne nous faire ce qu'il a déjà fait plusieurs fois. » Puis il le prit par la barbe pour le décapiter. Casa, voyant la honte qu'on lui infligeait, lui dit : « Seigneur émir, je ne trompe pas le sultan, mais je dis ce qu'on m'a chargé de dire et tu me bats. Si tous les Génois sont morts, grand bien te fasse.[89] Mais il viendra un temps où le battu battra. » Puis s'adressant au sultan : « Seigneur, je te jure sur ma foi, que si tu ne conclus pas la paix, ils viendront contre toi avec tant d'armées que tu seras exterminé ainsi que tous les marchands. » A ces mots l'ancien émir se leva et dit au sultan : « Seigneur, n'écoute pas celui qui n'a en vue que son propre intérêt, mais bien celui qui te parle dans l'intérêt commun. Les hommes d'armes ne désirent que la guerre pour voler et massacrer. Veux-tu que pour eux tout ton peuple soit pillé chaque jour ? Sache que le roi de Chypre est en Occident pour rassembler des armées de seigneurs chrétiens qui viendront ruiner tes terres. S'il apprend que tu as terminé la paix, il reviendra sans armée et nous jouirons du repos. Si tu ne me crois pas, plusieurs abandonneront tes terres préférant des pays libres et plus sûrs et mieux protégés ; d'antres seront emmenés en esclavage. Informe-toi et tu apprendras que les magasins sont pleins de marchandises et qu'il ne se trouve personne pour en acheter. Où sont les ducats des Génois? Ne vois-tu pas que les revenus de tes douanes sont diminués, et que les marchands ne savent ce qu'ils doivent faire? Je suis ton esclave et je suis obligé de dire toute la vérité à mon seigneur, à cause de mes parents et dans l'intérêt de tous les Musulmans. Cette vérité je l'ai dite et j'ajoute que pour le crime du sang versé et pour les captifs emmenés en esclavage Dieu te demandera justice à toi et à ceux qui t'empêchent de conclure la paix. » Le sultan lui dit : « Tu parles bien, et il me plaît de terminer la paix. »

Alors se leva un autre émir très irrité qui dit au sultan : « Seigneur, aie la patience d'attendre que le roi soit revenu sans armée, car en apprenant que la paix a commencé et qu'elle va se conclure, il est probable qu'il reviendra ainsi, et alors tu traiteras comme tu voudras. » Tel était le désir du sultan qui éloignait toujours la conclusion de la paix. Après avoir entendu cet émir il attendit encore quelques jours, et on lui apporta la nouvelle que le roi était revenu sans aucun secours. Aussitôt il changea d'avis et ne voulut plus faire la paix; il donna cependant des lettres à Casa de Garri pour retourner à Chypre. Celui-ci ayant hâte de partir et de faire connaître les outrages qu'il avait subis, il retourna auprès du roi auquel il exposa tout ce qui était arrivé.

Le roi fit une réponse qu'il envoya par le même ambassadeur avec deux esclaves sarrasins qui s'étaient trouvés à Chypre, et cela dans l'intérêt de la liberté des Chrétiens. Celui-ci les prit avec lui et retourna à Alexandrie.

Le roi étant parti de Famagouste pour aller à Cérines tomba malade et s'arrêta pendant plusieurs jours. Son état s'étant amélioré il demanda de plus amples renseignements sur l'affaire de la paix. En souverain sage qu'il était il exposa au Pape l'état des choses. Les seigneurs avaient consenti à lui dominer plusieurs vaisseaux, mais, ayant appris que la paix allait être conclue, il n'avait pas accepté ce secours; toutefois il s'était trompé. Après avoir pris conseil de ses seigneurs, il envoya des lettres avec une saïtie qui alla les remettre à Alexandrie et revint immédiatement.

Le sultan voyant que sire Casa de Garri était de retour porteur de présents honorables et d'une lettre écrite d'un style humble, dit en lui même : « Il me paraît que le roi est très humilié et que par peur il désire vivement la paix. » Telle était sa pensée avant de lire les lettres que la saïtie avait jetées à terre; ces lettres étaient ainsi conçues : « A notre cher ami le sultan de Babylone bien des salutations de la part de ton ami le roi de Chypre. Sache que je me sens très fatigué de tes manœuvres. C'est toi qui le premier as exprimé le désir de faire la paix ; ce sont les Génois, les Vénitiens et les Catalans qui m'ont vivement sollicité de consentir à cette paix. Quand mes ambassadeurs sont venus en ta présence, on a voulu tuer les uns, les autres ont été battus, sans que tu aies témoigné ton mécontentement. Un jour tu me demandes la paix, un autre tu te repens et tu en retardes la conclusion; tout cela me montre que tu es un seigneur parvenu à cette élévation par un caprice de la fortune. Puisque Dieu, à cause de nos crimes, a consenti à te donner cette dignité, tu dois te conduire comme les seigneurs et les rois qui en ont hérité par droit de naissance. Consulte-toi avec ton conseil, avec tes gens, avec toi-même, et éclaire ton esprit, et quand tu verras que tu as besoin de l'amitié des autres, demande-la. Mais la demander et la négliger, c'est là le fait des hommes grossiers. Or, je te jure, sur ma foi de Chrétien, que les seigneurs de l'Occident ont commandé à leurs officiers de préparer une grande armée pour marcher contre toi. Trompé par les Vénitiens j'ai trompé mes bons parents les seigneurs, en leur disant que des relations de bonne amitié existent entre nous; c'est pour cela qu'ils ne sont pas venus. En ajoutant foi à tes paroles comme à celles d'un seigneur, j'ai délivré mes esclaves sarrasins et je te les ai envoyés, tandis que toi tu retiens les Chrétiens en prison. Pour cette raison, avec l'aide de Dieu, je pars pour l'Occident; quand je reviendrai pour marcher contre toi, je te montrerai quel homme je suis, expirant que Dieu voudra bien me donner la victoire. Je ne t'écrirai plus qu'en temps et lieu convenables. »

Le roi après avoir préparé sa galère partit pour la France, accompagné de plusieurs chevaliers.

J'ai oublié de vous expliquer comment la dignité de comte fut convertie en celle de prince, mais j'ai l'intention de vous raconter tout cela à propos du couronnement du roi Jacques de Lusignan. Lorsque le roi Pierre fut couronné il disposa des offices du royaume vacants. Il donna le titre de prince d'Antioche à son frère sire Jean de Lusignan avec la dignité de connétable de Chypre, et nomma son frère Jacques de Lusignan connétable de Jérusalem, sire Thomas d'Ibelin sénéchal du royaume, sire Raymond Babin bouteiller du royaume de Chypre, sire Hugues Enebès son médecin, chancelier de Chypre et sire Pierre Malosel, chambellan de Chypre. Quant au roi Pierre il épousa une belle fille de Catalogne, Eléonore d'Aragon qui fut couronnée avec son mari.

Laissons maintenant l'histoire de ce chien de sultan et venons à celle de la reine, nommée Eléonore, femme du roi Pierre dont nous avons parlé plus haut. Comme vous le savez, le démon de la luxure qui tourmente le monde entier séduisit donc ce bon roi et le fit tomber en faute avec une noble dame, nommée Jeanne l'Aleman, veuve du sire Jean de Montolif, seigneur de Choulou, et il la laissa enceinte de huit mois. Le roi étant allé une seconde fois en Occident la reine la fit appeler et venir à la cour; quand elle fut venue devant elle, elle lui adressa des paroles honteuses, en lui disant : « Méchante courtisane, tu m'enlèves mon mari! » La noble dame se taisait. La reine donna un ordre à ses servantes qui la jetèrent à terre et apportèrent un grand mortier de marbre qu'elles mirent sur son ventre et avec lequel elles broyèrent diverses choses et une mesure de sel pour la faire avorter. Mais Dieu vint à son aide et l'enfant ne sortit pas de son sein. Voyant qu'on l'avait torturée tout le jour, et que l'enfant était resté dans le sein de sa mère, la reine ordonna qu'on la mît dans une maison jusqu'au lendemain. Quand il fit jour, elle la fit amener devant elle; on apporta un moulin à main, on retendit par terre, on lui mit le moulin sur le ventre et l'on moulut un plat[90] sur son ventre ; on la tenait, et elle n'accoucha pas. On lui fit subir mille tortures, employant odeurs, orties et d'autres mauvaises ordures, tout ce qui était ordonné par les sorcières et les sages-femmes. L'enfant persistait à se fortifier dans le sein de sa mère. La reine la fit retourner chez elle et fit savoir à toutes les sages-femmes que celle qui recevrait l'enfant devait le lui apporter sous peine d'avoir la tête tranchée. Quand l'enfant naquit, le pur et l'innocent, on l'apporta à la reine et personne n'a pu savoir ce qu'il était devenu. Cette méchante reine donna des ordres et l'on emporta la malheureuse accouchée à Germes, et on la jeta toute sanglante encore dans une prison souterraine, et là elle eut beaucoup à souffrir de toutes les manières, privée de tout par le capitaine qui voulait exécuter les ordres méchants de la reine impie et méchante. Sept jours passés, le prince rappela le capitaine de Cérines et le changea. Il mit à sa place un autre capitaine, sire Hugues d'Antiaume, qui était parent de la dame. Le gouverneur lui commanda en secret, par amour pour le roi, de la soulager un peu. Sire Hugues mit de la terre dans la fosse, mais seulement à la surface, et il y fit descendre un menuisier qui mit des planches au-dessous de la terre ; il donna à la malheureuse des draps pour dormir, il la traita bien en lui servant à manger et à boire. Tous ces faits arrivèrent en Occident aux oreilles du roi de Chypre, grâce à ses parents.

Informé de ces faits, le roi écrivit à la reine une lettre fort irritée. « J'ai su le mal que tu as fait à ma bien chère dame Jeanne l'Aleman; en conséquence je t'annonce que, si je reviens à Chypre, avec l'aide de Dieu, je veux te faire tant de mal que tout le monde en tremblera. Ainsi, avant que je revienne, fais donc tout le mal que tu pourras. » Aussitôt que la reine eut reçu la lettre, elle manda au capitaine de Cérines de venir secrètement à Leucosie avec sa femme qui priera la reine pour la dame Jeanne dont nous avons parlé, et de la tirer de la fosse. Ils le firent, la retirèrent de la fosse et lui dirent : « Nous sommes allés trouver la reine, nous l'avons priée, elle vous a fait grâce; rendez-vous dès l'aurore à la ville et allez la remercier. » C'est ainsi qu'ils l'envoyèrent à la ville. La reine ordonna qu'on la fît venir devant elle et qu'on lui remît tout ce qu'on avait enlevé de sa maison. Et la reine lui dit : « Si tu veux que nous soyons amies, si tu veux avoir mon affection, va dans un monastère. » La dame Jeanne lui dit : « A vos ordres, madame, indiquez-moi le monastère où je dois aller. » Et elle lui ordonna d'aller à Sainte-Photiné, c'est-à-dire Sainte Claire. La dame ci-dessus resta un an dans la fosse de Cérines et dans le monastère, et sa beauté ne passa point.

Sachez que le même roi Pierre avait une autre maîtresse, Echive de Scandelion, femme de sire Grenier Le Petit, et, parce que la susdite dame était mariée, la reine ne pouvait lui faire aucun déplaisir. Qui m'a dit cela, c'est la belle-mère de Georges, Marie de Nouzé le Caloyer, fauconnier de sire Henri de Giblet, au village de Galata, qui connaissait ce seigneur et le servait, et il a su cela.

Venons maintenant à ce qui arriva à cause des péchés de la reine. Le diable de la luxure, maître de tout le mal, fondit sur le cœur de messire Jean de Morpho, comte de Rochas; il lui fit concevoir un vif et grand amour pour la reine. Il s'y prit de tant de manières, il donna tant de présents aux entremetteuses pour réussir, qu'il finit par obtenir ce qu'il voulait, et que tous les deux se trouvèrent ensemble. L'affaire fut bientôt répandue dans toute la. ville; on sut comment s'était fait ce péché, tout le monde ne parlait plus de rien autre chose, si bien que les domestiques mêmes s'en entretenaient. Les frères du roi l'apprirent aussi, et ils en furent vivement blessés. Ils songèrent au moyen de faire passer ce grand mal, pour qu'il ne s'en produisit pas un autre plus grand, comme il arriva. Sur ces entrefaites arriva messire Jean Le Vicomte, auquel le roi, en partant, avait donné l'ordre de veiller sur sa maison, et les seigneurs commencèrent à l'interroger sur le compte de madame la reine, et surtout ils lui demandèrent si c'était la vérité. Le bon chevalier leur dit : Non. Il ajouta : « Seigneurs, qui peut être maître de la bouche du peuple, qui est toujours prêt à dire du mal de chacun, et à cacher le bien des autres? » Il dit encore : « Dieu sait qu'à l'heure où j'ai appris ceci, j'ai failli tomber à terre évanoui, car je ne sais que faire. Mon maître le roi m'a donné la charge de veiller a son honorable maison, plus que ses frères mêmes. » Alors ils lui disent : « Il nous semble qu'il en doit être instruit par vous plutôt que par un autre. » Le bon chevalier rentra chez lui et il écrivit au roi une mauvaise lettre qui disait ceci:

« Mon très honoré seigneur, suivant l'ordre que j'ai reçu de renseigner votre seigneurie sur le royaume, je lui fais savoir que notre très haute dame et reine, votre sainte compagne, va bien, ainsi que vos frères ; et ils ont un grand désir de vous revoir. Quant aux nouvelles de l'île, maudite soit l'heure où j'ai pensé à vous écrire, trois fois maudit le jour où vous m'avez chargé de surveiller votre maison, car il faut que je vous tourmente le cœur en vous racontant les nouvelles. Je voudrais les taire; mais j'ai peur que votre seigneurie ne les apprenne de quelque autre, et alors je serais châtié. Voilà pourquoi je vous parle de cela, et je prie Dieu et votre seigneurie de n'en prendre pas de dépit; j'aurais préféré être muet. On dit dans le pays que le comte de Rochas a mis la main sur votre trésor, que votre brebis s'est égarée et qu'elle a été trouvée avec le bouc ; on dit que le comte de Rochas a un grand amour pour notre dame la reine, mais il me semble que ce sont des mensonges. Si j'en avais eu le pouvoir j'aurais voulu rechercher d'où et de qui est sorti ce propos, et j'aurais fait que personnelle fût assez audacieux pour débiter de pareilles infamies. Ne vous irritez pas contre moi; selon vos ordres j'ai transmis à votre seigneurie ce que j'ai appris. Je prie Dieu que votre seigneurie vienne pour examiner cette affaire et qu'il soit prouvé que je suis un menteur et surtout que l'on découvre et punisse celui qui a osé répandre une pareille calomnie. Je prie Dieu pour la bonne vie de votre Majesté. Ecrit dans la ville de Leucosie le 13 décembre 1368 de J.-Chr. »

Je vous ai déjà parlé de l'amour que le roi avait pour la reine; par suite de cet amour il lui avait promis que partout où il se trouverait, il prendrait la chemise de la reine et la tiendrait la nuit dans ses bras, pour dormir. Son chambellan portait donc partout avec lui le vêtement de la reine et le mettait sur son lit, et si quelques-uns disent : « Comment ayant tant d'amour, avait-il deux maîtresses? » je répondrai qu'il le faisait par la grande luxure qu'il avait, et parce qu'il était un homme jeune.

On lui apporta la lettre; c'était la nuit quand on lui apporta cette triste nouvelle. Aussitôt il ordonna à son chambellan d'enlever le vêtement de la reine d'entre ses bras, ce serviteur s'appelait Jean de la Chambre,[91] et il lui dit de ne plus mettre la chemise sur son lit. Alors il soupira et dit : « Anathème sur l'heure et sur le jour où l'on m'a remis cette lettre; la lune assurément était dans le signe du capricorne quand on me l'a écrite. » Le roi en homme sensé ne fit rien paraître et il se fit beaucoup de violence pour montrer de l'allégresse, mais il ne le pouvait pas à cause de sa douleur. Les chevaliers voyant son visage sombre, tandis qu'auparavant il paraissait très gai, l'interrogèrent en lui disant : « Dites-nous ce que vous nous cachez; si nous le savions, il est probable que nous y remédierions, au moins nous partagerions avec vous votre ennui. » Le roi soupira et leur dit : « Mes chers amis, je prie Dieu qu'il n'arrive jamais à mes amis pareille nouvelle, pas même à mes ennemis; c'est un message très amer et empoisonné, qui ne peut se partager; il entre dans le cœur comme un nœud, et comme cela reste dans mon cœur. Il n'est personne qui puisse le guérir, excepté le Tout-Puissant. Et je vois bien que le Roi des rois est irrité contre moi, car je ne me suis pas contenté de l'héritage que m'avaient donné mes parents, j'ai cherché à prendre ce que n'avaient pas mes pères, et il a fait que mes amis tirent vengeance de moi plus que de mes ennemis; c'est pourquoi il dit : « Garde-moi de ceux en qui j'ai confiance, parce que je prends mes gardes moi-même contre mes ennemis. » Et les pauvres chevaliers tombèrent dans une grande douleur, ils interrogeaient ses serviteurs leur demandant s'ils savaient quelque chose sur ce sujet.

Le roi voyant d'ailleurs qu'il n'avait plus rien à faire dans le pays de l'Occident, ayant l'assurance de la paix avec le sultan, dit adieu aux princes de l'Occident, il monta sur son navire et il revint en Chypre. On le reçut selon les coutumes royales, on lui fit des fêtes et un joyeux accueil pendant huit jours.

Il faut que nous revenions au comte messire Jean de Morpho. Lorsque vint la nouvelle à Chypre que le roi avait terminé ses affaires, et qu'il était prêt de retourner, le susdit messire Jean de Morpho fut en grand souci à cause de l'arrivée du roi; il craignait qu'on ne lui racontât la chose, et surtout les maîtresses du roi, pour contrarier la reine. Or il envoya deux pièces d'étoffe d'écarlate, l'une à la dame Jeanne l'Aleman, l'autre à la dame Echive de Scandelion, de couleur fine, et mille aspres d'argent de Chypre à chacune, et il les fit prier de lui promettre qu'elles ne diraient rien, pas même au roi, et si elles entendaient quelqu'un le dire, de le contredire comme un menteur. Les dames promirent de le faire et elles le firent en effet. Le roi s'étant mis en mer, il s'éleva une grande tempête qui mit sa vie en péril; il fit vœu, s'il arrivait sain et sauf en Chypre, d'aller visiter tous les couvents latins et grecs, d'y faire ses prières et de distribuer des aumônes. Le ciel le sauva, il arriva heureusement à Leucosie. Il fut reçu par son peuple avec joie et au milieu des processions. La cour royale se composait de deux appartements dont l'un était occupé par la reine et sa suite, l'autre qui regardait le fleuve appartenait au roi. Il n'a pas voulu voir la reine. Ce palais était célèbre dans le monde entier.

Le lendemain le roi, suivant le vœu qu'il avait fait de secourir les couvents, prit avec lui des maçons et des secrétaires pour rédiger la note des dépenses qu'on allait faire.

Il donna à messire Jean de Monstri beaucoup de pièces de monnaie, et celui-ci les porta avec lui. D'abord le roi alla au monastère de Sainte-Claire. Il prit l'autorisation de l'abbesse, et ils montèrent aux cellules des nonnes. Il entra dans celle de la dame Jeanne l'Aleman ; celle-ci se mit à genoux et elle allait baiser la main du roi, quand il l'embrassa avec grande affection; il lui donna mille gros d'argent et lui demanda : « Qui t'a dit d'embrasser la vie religieuse? » Elle répondit : « Puisque j'ai tant souffert dans le monde faux, que je souffre encore dans le bon. » Il lui ordonna déposer sur le champ l'habit de religieuse, de quitter le couvent puisqu'elle y était entrée sans sa volonté, sur l'ordre de la reine. Le roi continua ses dévotions dans les couvents, donnant à chacune de ces maisons pour le salut de son âme. Le roi vint au palais et fit venir devant lui les deux dames; il les fit mettre dans une chambre, et là il les interrogea en secret sur les propos que l'on tenait. Comme nous l'avons dit déjà, les deux dames s'étaient concertées. Il les interrogea à part; toutes deux dirent la même chose au roi, et il ne put rien apprendre d'elles. Elles lui disaient : « Sachez que la reine fut mécontente de messire Jean Le Vicomte ; elle l'a insulté, et lui, fâché pour cela, a écrit à votre Majesté la lettre que vous avez reçue. » Elles lui disaient encore : « Sire, vous savez que nous ne sommes pour rien dans votre grâce, nous sommes vos esclaves, et nous ne pouvons pas dire ce que nous ne savons pas; et, puisque le comte de Rochas est un bon serviteur de votre Majesté, pourrions-nous le calomnier injustement! » Ainsi le roi fut trompé par ces deux dames, en croyant qu'elles disaient la vérité. Voilà comment l'affaire se passa, comme je l'ai su de madame Losé, la nourrice des filles de sire Simon d'Antioche, qui était une femme esclave du comte de Rochas ; elle savait tous les détails de cette affaire. Elle était la mère de Jean le Cuisinier.

Réellement le roi n'ajouta pas foi aux paroles de ces deux dames; ce n'était pas un souverain ordinaire; né sous l'influence de la planète du lion, il était beau de corps et vaillant de cœur, sage, prudent, ayant reçu de Dieu plusieurs grâces et d'un aspect imposant.

Récit de la querelle qui s'éleva entre les Génois et les Vénitiens.

En 1368, un Génois était allé au pont de Famagouste pour monter sur son vaisseau; n'ayant pas trouvé de barque génoise, il s'adressa à des bateliers vénitiens en les priant de le transporter à bord. Ceux-ci n'y consentirent point; alors le Génois les accabla d'injures. Les hommes de la barque vénitienne l'ayant battu, il alla trouver le balle des Vénitiens, nommé Jean de Molin, pour lui demander réparation. Le baile ne voulut pas l'entendre. Alors l'offensé alla trouver ses compatriotes pour leur expliquer l'affaire. Les Génois irrités se rendirent à la loge des Vénitiens, où ayant trouvé les bâtons peints des huissiers, ils les rompirent sur leur dos; puis ayant tiré des épées ils sautèrent sur les Vénitiens qui s'enfuirent et montèrent dans les appartements supérieurs de leur loge afin de se défendre. Alors les commerçants génois entrèrent dans les magasins de la douane qui étaient situés près de là. On se jeta des pierres de part et d'autre; les Vénitiens lancèrent même des dards contre les Génois. Une pierre lancée par un de ces derniers blessa à la main le baile des Vénitiens. Le capitaine informé, de l'affaire, envoya aussitôt le vicomte accompagné de nombreux hommes d'armes pour mettre fin à la querelle et garder la ville. Une autre pierre blessa le baile au visage; celui-ci quitta aussitôt la loge et allant chez lui ordonna à tous les commerçants de s'armer. Le podestat des Génois fit de même ; il se nommait Edouard Falamonaco. Les moines des Latins et le bailli de Famagouste intervinrent, accusèrent les deux partis, et réussirent à les calmer et à rétablir la paix parmi eux.

Revenons au roi. Comme il n'avait pas confiance dans les propos de ces deux dames, il demanda leur avis à ses seigneurs, à ses frères et à tous les autres barons, salariés, hommes liges, ses conseillers et il les consulta par ordre. Le roi leur parla ainsi : « Seigneurs honorés de Dieu, mes amis et mes frères, je vous confie la peine, le chagrin ardent et l'incendie qui dévore mon cœur ; désormais aucun ne peut être surpris pour ce qui m'est arrivé, parce que je suis moi-même la cause de ce malheur, je ne blâme personne autre que moi. Dieu m'a fait roi de Chypre, il m'a appelé aussi roi de Jérusalem, et avant le temps j'ai été pressé de posséder ce royaume de Jérusalem, et j'ai voulu accomplir ce dessein pour votre bien, pour votre honneur et pour le mien; Dieu m'a châtié, il a puni mon orgueil. Plût au ciel que je fusse resté roi de Chypre honoré, plutôt que d'être roi du monde, mais déshonoré. Je suis né dans le signe du capricorne et j'ai été couronné sous l'influence de la planète de Saturne. Aussi, seigneurs, je vous ai convoqués, je vous ai rassemblés ici, pour vous dire mon chagrin, il est lourd, difficile à porter, il me couvre de honte, il est indécent à vous le raconter. Je sais que tous vous êtes sages; voyez ce que je vous demande, et justifiez-moi selon la justice et la grâce que le Saint-Esprit vous donnera. »

Alors, tous d'une seule vois, lui dirent : « Seigneur et maître, si quelqu'un s'est fait quelque imagination, ou d'après sa passion vous a paru dire des propos inconvenants pour votre royauté, en prince sensé vous n'en devez rien croire, car on dit beaucoup de choses dans le monde, qui ne sont pas paroles d'évangile. » Le roi se remplit de colère et dit à ses seigneurs : « Si vous ne voulez pas me croire, voyez la lettre qu'on m'a envoyée en France, et, par elle, vous connaîtrez comment les choses se sont passées. Cependant je demande votre avis, dites-moi ce qu'il vous semble que je doive faire. Dois-je me séparer de ma femme, et la renvoyer à son père? Dois-je faire périr le chien, le galeux qui a abîmé ma perle, ou n'en dois-je rien faire paraître? Dites-moi ce qu'il vous en semble, et je vous promets que je ne ferai rien autre chose que ce que vous me conseillerez. Ne dites pas que je vous trompe avec ces paroles, et que je peux bien me venger moi-même; mais vous savez que tous les hommes ne raisonnent pas, et pour cela je m'adresse à vous, plus il y a d'hommes, plus il y a d'esprit. C'est pour cela que depuis longtemps nous avons un conseil de vieillards éprouvés et par eux nous trouvons la vérité. Les hommes peuvent malheureusement être juges dans leurs propres affaires; voyez les médecins, ils ne soignent pas eux-mêmes leurs femmes et leurs enfants, parce qu'ils ne peuvent distinguer chaque maladie à cause de la grande affection qu'ils ont eue pour eux; il faut donc que ce soit des médecins étrangers qui guérissent leurs femmes et leurs enfants, de même il faut que ce soient des juges étrangers qui jugent les griefs, parce que la colère ou la douleur manque à ces étrangers qui voient avec patience l'affaire telle qu'elle est. C'est pour cela que je vous remets l'autorité ; c'est pour cela que je vous ai rassemblés afin de porter devant vous les griefs que j'ai, et que vous jugiez selon ce qui vous semblera juste. »

Ils répondirent au roi : « Seigneur, nous avons entendu votre plainte, votre demande et votre chagrin, nous espérons dans la grâce de Dieu, pour qu'il nous enseigne ce qui doit lui convenir et convenir à votre Majesté. Sur le point que vous nous ordonnez de juger, veuillez-vous retirer un peu, afin que nous délibérions, et que nous choisissions le parti que Dieu trouvera le meilleur, et que nous vous disions ce qui doit se faire. ».

En entendant ceci, le roi se retira aussitôt. Et les chevaliers se livrèrent entre eus à une discussion pénible : les uns parlaient de tuer le comte; mais ils disaient : « Si nous le faisons, nous révélerons l'affaire, et ce sera une grande honte pour nous. » D'autres disaient : « Il est bien dit qu'il y a trois choses que nous devons éviter, la colère, la haine et le bruit public. Mais si nous disions de tuer la reine, vous savez qu'elle est de la grande famille des Catalans, ils sont imputables ; ils diront que nous avons agi par haine, ils prendront les armes, ils viendront ici, ils détruiront notre pays avec nos biens. D'un autre côté, si nous tuons le comte, le fait va s'ébruiter, les uns le croiront, les autres ne le croiront pas, tous croiront que nous avons tué le comte pour cette affaire, et le bruit s'en répandra dans le monde entier. Et notre roi est comme un aigle, et nous, nous sommes ses ailes, et comme l'aigle ne peut rien sans ses ailes, aussi le roi seul ne peut rien sans nous, et nous ne pouvons rien sans lui; notre roi nous accusera et le bruit ne fera que prendre de la consistance. Il nous semble que nous ferions mieux d'étouffer ce propos. Vraiment, le roi nous a montré la lettre qui lui a été écrite par sire Jean Le Vicomte en France, mais nous pouvons dire tous que Jean Le Vicomte est un menteur, faisons lui perdre la liberté de sa condition, et laissons-le à la pitié du roi, comme un homme qui a calomnié la reine à cause de quelque brouillerie qui est survenue entre eux au temps passé. S'il se sauve, la gloire en sera à Dieu, sinon qu'il aille au bien (qu'il meure) ! il vaut mieux qu'un chevalier périsse plutôt que nous mêmes soyons démontrés parjures, parce que nous n'avons pas surveillé la reine, et si nous l'avions surveillée, nous aurions dû, aussitôt que nous entendîmes les bruits indignes qui couraient sur elle, venger notre maître sur son ennemi, et sur celui qui avait porté atteinte à son honneur. De cette manière, si l'on vient à apprendre ce qui s'est passé on ne croira pas à ces méchants bruits, tous diront que le chevalier a menti, et qu'il a subi une mort injuste! et avec cela les propos se dissiperont, et tout le monde croira ce que nous avons dit. »

Aussitôt ils appelèrent le roi et ils lui dirent: « Seigneur, vous nous avez fait connaître vos griefs, vous nous avez montré la lettre que vous avez reçue, nous avons longuement conféré entre nous, nous avons tourné la question de côté et d'autre pour trouver quelque justification à ce que dit le papier, enfin il nous a paru que ce que la lettre contient n'est que mensonge; celui qui l'a écrite en a menti à son âme, et tous ensemble, ainsi que chacun de nous en particulier, nous sommes prêts à prouver par notre même corps contre lui (en duel) qu'il est un menteur. S'il a agi comme il l'a fait, c'est qu'il est survenu une querelle entre lui et la reine; le chevalier l'a convoitée, la reine ne l'a pas écouté : de là sa colère, et la lettre qu'il vous a écrite. Mais notre reine est honnête, sainte, noble et honorée. Et souvenez-vous que vous nous avez promis de faire ce que nous vous conseillerons. »

C'est ainsi qu'ils justifièrent le roi, en présentant le chevalier comme menteur. Le roi les remercia ; il demanda ce chevalier à son pouvoir ; il leur donna en main un papier où ils écrivirent qu'il était un traitre et qu'il avait calomnié la reine. Quand il eut écouté leurs raisons, qu'il en eut rapproché celles des deux dames, ses maîtresses, il les crut, et il envoya à minuit à la demeure du chevalier, et on l'appela de la part du roi. Le noble chevalier était dans son lit ; aussitôt il se lève, il monte à cheval pour aller à la cour du roi. Dehors se tenaient des turcoples, des Arméniens, une foule de gens armés, ils le prirent sur le champ et le conduisirent à Cérines, et on le jeta dans la fosse de Scoutella. Il y resta pendant un an. Après arriva un grand seigneur français qui allait à Jérusalem pour faire ses dévotions ; les parents de sire Jean Le Vicomte le prièrent de le demander au roi, comme il est de coutume aux seigneurs. Celui-ci pria le roi de le retirer de la prison, et le roi promit de le retirer. Quand le comte étranger fut parti, le roi ordonna de retirer le chevalier de la prison de Cérines; il l'envoya au château de Léonte;[92] on le jeta dans la fosse, il y resta sans manger et mourut. Le chevalier qui fut si mal traité, comme je viens de le dire, était un très brave homme, et dans les joutes et dans toute sorte d'armes très vaillant; que le Seigneur lui pardonne !

Or le roi ne fut pas content de tout cela, sachant comment la chose était arrivée. Pour se venger il commença à déshonorer les femmes de tous ses ennemis qui s'étaient entendues pour lui infliger une pareille honte, depuis la plus petite jusqu'à la plus grande dame. Les chevaliers voulaient aussi faire quelque chose pour se venger, mais, voyant que leurs desseins avaient été dévoilés, ils renoncèrent à leurs méchants projets. Cependant comme on ne pouvait trouver personne capable de les désunir, mais comme au contraire ils étaient très unis, le roi commença à les haïr tous et à traiter chacun d'eux suivant son mérite. Les Génois disent : « Fais du mal à celui qui t'en fait, et si tu ne le peux pas, garde-toi de l'oublier. » Bref il déshonora toutes les dames de Leucosie, petites et grandes; ce serait une grande honte de les nommer. Les seigneurs prirent leurs mesures et étaient mal disposés pour le roi; le diable, trouvant que le terrain était fécond, y jeta sa semence, c’est-à-dire la haine, de sorte que ce terrain produisit un grand intérêt, mille pour cent. Les choses marchaient ainsi de jour en jour lorsque le moment opportun se présenta. Le roi savait bien qu'il était haï de tous les chevaliers ; de son côté il les haïssait tous. Craignant de mourir avant d'accomplir ses projets de vengeance, d'être tué, exilé ou détrôné, comme il avait été fait au roi Henri, il se fit bâtir une tour et dans l'intérieur il fit peindre une image de la miséricorde; la prison qui se trouvait au-dessus de cette tour fut nommée Marguerite.[93] La tour était, assez forte, il voulut l'entourer d'un fossé. Après avoir fait ce retranchement, il songeait à envoyer une invitation générale, afin d'y rassembler tous les grands seigneurs et barons et, pendant qu'ils mangeraient, de faire arrêter ses frères et une partie des chevaliers qu'il soupçonnait. Son but était de les empêcher de se réunir pour lui faire du mal, et ainsi il pourrait être tranquille pendant toute sa vie. Son plan avait été très bien arrêté, mais il fut mal exécuté. Quand le grand carême arriva, dans la semaine de la Passion, il fit appeler son confesseur, frère Jacques de Saint-Dominique, afin de se confesser, et dans sa confession il lui expliqua le plan de la Marguerite. Ce dernier était aussi le confesseur du prince qui le fit appeler dans le même but. Après la confession le moine lui exposa tous les plans du roi. Aussi le prince se gardait bien d'entrer dans la Marguerite, empêchant également son frère Jacques de le faire.

Mais il est temps de moissonner la récolte de la haine et de vous montrer par un exemple qu'il y avait une réciprocité de ce sentiment entre le roi et les chevaliers. Le 8 janvier 1368[94] qui était un dimanche, le roi, se trouvant à Akaki, alla à la chasse. Près de là est un petit village nommé Ménico et appartenant à sire Henri de Giblet. Ce chevalier avait un fils nommé Jacques, une fille veuve nommée Marie, et une seconde fille naturelle du nom de Louise. Il était vicomte et aimait beaucoup la chasse comme tous les chevaliers. Il possédait une paire de superbes chiens lévriers qu'il s'était procurée en Turquie. Ils suivaient tous le roi, comme l'étiquette l'exige en pareil cas. Pendant que celui-ci chassait, le valet des chiens du susdit vicomte, se détournant de la chasse, passa par la cour d'Akaki pour aller ; à Ménico, accompagné de ces deux beaux chiens que sire Henri avait donnés à son fils Jacques. Le comte de Tripoli, sire Pierre de Lusignan, le fils du roi, rencontrant le valet des chiens, lui demanda à qui appartenaient les deux lévriers. Celui-ci lui dit : « Monseigneur, ces chiens appartiennent à mon maître Jacques de Giblet. » L'enfant royal caressa ces chiens et, après les avoir examinés, en enfant et seigneur qu'il était, il désira les avoir et dit au serviteur: « Donne-moi ces chiens. » Le serviteur lui répondit : « Je n'ose pas, j'ai peur de mon maître; demandez-les lui, il vous les donnera. » Le comte de Tripoli manda à Jacques de Giblet de les lui envoyer, ajoutant qu'il les paierait courtoisement. Ce dernier répondit : « Va dire à ton maître qu'il aime à avoir ce qui ne lui appartient pas, quant à moi, je n'aime pas à avoir ce qui ne m'appartient pas; or, qu'il me pardonne, je ne les donne pas. » Le susdit Jacques alla trouver son père et lui dit que le comte de Tripoli lui demandait les chiens, mais qu'il les avait refusés. Sire Henri fut fâché de la réponse de son fils. Quand le serviteur apporta la réponse de sire Jacques, le seigneur comte de Tripoli se mit à pleurer. Dans le même moment le roi montait à la porte du palais; entendant les pleurs de son fils, il lui demanda la cause de ses larmes. Celui-ci, sanglotant, ne put pas lui répondre. Le roi alla trouver le chevalier maître de son fils et lui dit : « Quel est donc le motif qui cause tant de chagrin à mon fils? » Le chevalier dit au roi : « Seigneur, Jacques de Giblet possède une paire de lévriers très beaux; comme son valet de chenil passait par ici, le prince mon seigneur a vu ces chiens et les a demandés; mais le valet ne voulant pas les donner, il a envoyé son serviteur à sire Jacques de Giblet qui n'a pas consenti à s'en défaire et le serviteur est revenu sans eux. C'est pour cela qu'il se désole et pleure. » En apprenant cela, le roi fut très irrité; son cœur se remplit d'amertume et il dit : « Mon très cher fils a raison d'être de mauvaise humeur. » Puis, se tournant vers son fils : « Mon enfant, dit-il, ne sois plus fâché, je vais envoyer chez son père pour les lui demander. » Le roi dépêcha alors à Henri de Giblet un prudent chevalier chargé de demander les chiens pour son fils, le comte de Tripoli, promettant de les payer à leur juste valeur. Le chevalier de Giblet, attaché à son fils et aimant la chasse, et en même temps pour montrer la haine que les seigneurs nourrissaient contre le roi, s'inquiéta peu des conséquences et des dangers que comportait une affaire de si petite importance. Les chiens, en effet, ne vivent pas plus de six ans, mais la colère du seigneur cause beaucoup de dommages en revenus, en maisons et autres objets, parce que, suivant son bon vouloir, il peut élever, abaisser et déshériter les hommes. Or, n'ayant égard à aucune de ces considérations, sire Giblet osa répondre au chevalier envoyé par le roi : « Va dire au roi qu'il demande ces lévriers pour le plaisir de son fils, dans la crainte qu'il ne se fâche et ne tombe malade, et moi, il me regarde comme une bête de somme et comme un assassin de mon fils. Puisqu'il tient à bien traiter son enfant, j'ai le même désir pour le mien, car je ne suis pas un fou comme il le croit. Ces lévriers appartiennent à mon fils; si je les prends, il tombera malade et probablement il mourra.

Qu'il ne se fâche donc pas si je ne me rends pas à son désir. La Turquie est près de nous, et les marchands vont et viennent, de manière qu'il peut commander qu'on lui apporte tout ce qu'il désire, au lieu de demander le bien des autres; c'est pour cela que je ne consulte que mon plaisir et celui de mon fils. » Le chevalier lui dit : « Seigneur, nous sommes, comme tu sais, obligés par notre loi de nous secourir l'un l'autre, cette réponse ne me paraît point bonne pour notre seigneur le roi; et si je lui rapportais ces paroles, tu pourrais te trouver en danger ; prends donc garde. » Celui-ci répondit au chevalier : « S'il y avait moyen de lui donner tout ce que nous avons, il ne serait pas encore content, parce qu'il nous hait; qu'il agisse aussi mal qu'il pourra. »

Le chevalier transmit cette réponse au roi aussi courtoisement qu'il put.

Le roi, l'ayant reçue et voyant la grossièreté de Giblet, fut irrité. Il ordonna aussitôt à sire Henri de prendre ses chevaux et ses armes pour se rendre à la garde de Paphos, puis il fit mettre aux fers son fils Jacques, qu'il envoya avec une pelle à la main travailler à la tranchée de la Marguerite, comme les autres ouvriers. Il donna aussi l'ordre de prendre sa fille Marie de Giblet, veuve de sire Guy de Verny, pour la marier avec Camus qui était tailleur et en même temps serviteur de sire Raymond Babin. La veuve du chevalier était une femme prudente; quand elle apprit la querelle survenue entre le roi et son père, elle fut effrayée à l'idée que cette querelle pourrait finir mal ; aussi elle quitta sa maison et alla à Sainte-Claire, couvent où l'on ne voit point de femmes, pour y rester jusqu'à ce que l'affaire fût terminée. Mais, ayant su que le roi voulait la marier, elle en sortit et alla se cacher au couvent de Tortose. Le roi retira à son père la dignité de vicomte, pour la donner à sire Jean de Neuville. Le dimanche 15 du mois de janvier 1368, le roi se rendit d'Akaki à Leucosie et, informé qu'on ne trouvait pas la veuve du chevalier, il la fit chercher partout. Ayant appris qu'elle était à Tortose, il la fit prendre de force dans le monastère et l'envoya au vicomte pour qu'il la fit mettre à la torture jusqu'à ce qu'elle nommât la personne qui lui avait conseillé d'aller se cacher au couvent. Elle dit au vicomte : « Seigneur, je veux faire le bien de mon âme, et, en offrant mon douaire à mon seigneur, je l'autorise à en faire l'usage qu'il voudra. » Le roi commanda de continuer la torture, et on la tortura tellement qu'on lui fit frire les pieds. La pauvre dame ne disait autre chose que : « O mon Dieu, justice! »

Ce que voyant les seigneurs disaient : « Nous verrons dorénavant la même chose arriver à nos filles, à nos fils et aux dames veuves. »

La dame résistait de toutes ses forces; mais le roi n'avait aucune pitié. Enfin sire Jean de Neuville étant veuf lui-même, la prit en mariage.

Le diable fit naître un autre scandale. Le roi voulait prendre conseil sur ce qu'il devait faire de sire Henri de Giblet, parce que dans son premier moment de colère, il l'avait fait arrêter et mettre dans la prison des voleurs, sans consulter la grande cour, comme il avait fait pour Jacques son fils et la sœur de ce dernier, dame Marie de Giblet.

Quand il demanda conseil, ses barons lui dirent : « Eloigne-toi un peu de nous, pour que nous puissions nous consulter, et te donner une réponse. » Les seigneurs voyant le roi rempli de méchanceté et de colère et qu'il avait osé sans aucun droit mettre la main sur ses liges, tous ensemble s'indignèrent et dans leur irritation se dirent entre eux : « Voilà que la méchanceté du roi contre nous se dévoile! » Ils commencèrent à se livrer à d'autres réflexions en laissant de côté ce qui venait d'arriver. Tous les chevaliers se lèvent alors et allant trouver les frères du roi, leur disent : « Seigneurs, vous connaissez les rapports d'obéissance réciproque qui existaient entre le roi et nous; nous nous appartenions par le serment qui nous enchaînait mutuellement. Or ce qu'il a fait contre Henri de Giblet et ses enfants est contraire à la loi et à la justice, car, sans l'avis de sa cour, il l'a envoyé à Paphos après l'avoir fait mettre d'abord en prison, comme aussi son fils et sa fille; et tout cela, quand il n'avait pas le droit de mettre la main sur eux, sans le consentement de ses conseillers. Nous reconnaissons donc qu'il est un parjure, car il a prêté serment d'observer les assises et les lois en vigueur; quant à nous, nous sommes tenus à défendre nos pairs. » Ils allèrent alors trouver le roi auquel son frère le prince adressa ces paroles : « Seigneur, il nous paraît que tu as agi illégalement en te conduisant ainsi contre tes liges, sans soumettre la querelle à ta cour souveraine pour qu'elle l'entendît et la jugeât; tu foules ainsi aux pieds les lois et les assises, car, par le serment fait pendant ton couronnement, tu as promis de les considérer comme tes pairs. »

En entendant cela le roi fut exaspéré et lui répondit par des paroles peu dignes et grossières. Le prince se tut; son jeune frère Jacques dit au roi : « Seigneur, tu es trop irrité, ta vue se trouble et tu ne vois pas les choses telles qu'elles sont. Nous te prions, comme notre seigneur, de tourner vers nous un doux regard, suivant les anciennes assises, les us et les coutumes de ce noble royaume. » Le roi s'emporta courre lui et lui adressa des injures ainsi qu'à sa femme. Le démon triomphait. Enfin il maltraita et déshonora tous les chevaliers.

Dès lors commença à s'élever l'arbre de la haine. Tous les seigneurs voyant le roi si irrité, prirent congé de lui en disant: « Seigneur, sois tranquille. Ce soir nous en parlerons, et, si nous trouvons dans les assises quelque article relatif à cette affaire, nous le soumettrons à ta seigneurie. » Le roi se calma et faisant taire sa colère, leur dit : « Mettez en écrit tout ce que vous arrêterez et apportez-le moi pour que je le voie. » Ils s'en allèrent alors très irrités et indignés des paroles inconvenantes que le roi leur avait adressées devant des hommes qui étaient leurs inférieurs. Quand les frères du roi descendirent pour monter à cheval, une foule de chevaliers les suivit et ils allèrent jusqu'au perron de l'escalier où d'habitude on se met en selle. Là ouvrant la bouche ils dirent aux frères du roi : « Nous rendons grâces à Dieu de ce que votre frère vous a traités comme des manants, et, si vous ne cherchez à le faire changer, Dieu exercera sa justice contre vous et le péché tombera sur vous et vos enfants. » Après s'être mis en selle, ils se lièrent entre eux par serinent en donnant leur parole qu'ils se tiendraient éveillés pendant toute la nuit pour délibérer sur ce qu'il y aurait à faire, afin que le roi eût pour eux les égards exigés par les anciennes coutumes et qu'ils pussent se laver de la honte que chaque jour il leur infligeait à tous et à chacun d'eux en particulier. Puis renouvelant le serment de ne se séparer que le lendemain matin et de ne pas changer d'opinion, ils dirent : « Vous avez vu comment le roi a rompu les serments faits entre lui et nous. Puisqu'il traite ses frères comme ses valets de chambre, comment se conduira-t-il avec nous? Or nous sommes délivrés de l'alliance que nous avions contractée avec lui. Depuis son retour d'Occident, il est devenu tellement superbe, qu'il a trahi ses serments à cause de la haine qu'il nourrit contre nous. Quant à nous, nous jurons de lui rendre haine pour haine. » Les paroles des chevaliers furent accueillies par le prince et le connétable qui y donnèrent leur assentiment et le confirmèrent par serment. Quand les seigneurs sortirent de la cour royale, messire Jean de Monstri (ce sage chevalier avait été élevé par le roi à la dignité d'amiral, par conséquent il aimait beaucoup son bienfaiteur) pensa que cette affaire commencée par son souverain n'aurait pas une bonne issue. Il fut très contrarié et voulut intervenir à propos afin de guérir cette plaie, sachant très bien que la trame de la fortune est mal filée. Il dit donc au roi : « Seigneur, par pitié, prête l'oreille à mes paroles. Si je n'expose, comme il convient, ce que j'ai à dire, ta seigneurie à laquelle Dieu a donné un esprit net, ne comprendra pas bien l'affaire et mes paroles seront perdues. Or, je te prie, ne te fâche pas si je dis quelque chose qui ne te convienne pas. » Le roi lui répondit : « Parle, n'aie pas peur. » Celui-ci alors lui dit : « Seigneur, j'ai appris de plusieurs savants que les anciennes querelles et disputes engendrent l'inimitié et que l'inimitié engendre la haine, et qu'à cause de cette dernière les commandements de Dieu sont négligés, à tel point que les mauvaises pensées et les mauvais vouloirs des hommes se transforment en passions obstinées. Or il me paraît qu'il faut chasser les mauvaises pensées. Tes frères, mes seigneurs, sont sortis d'ici très irrités et déshonorés par toi. Tous tes parents et plusieurs chevaliers sont avec eux et ils sont tellement irrités qu'avant de se coucher ils prendront quelque méchante décision; que Dieu nous en préserve! Je te prie de les faire revenir et de leur adresser quelques bonnes et douces paroles afin d'apaiser leur colère, et en homme sage que tu es, tu dissiperas leur irritation en les rassurant, et leurs dispositions pour toi deviendront bonnes de mauvaises qu'elles étaient. »

Ce discours plut au roi qui lui répondit : « Tu as bien pensé. Va rejoindre mes frères et tâche de les faire revenir ici sous le prétexte que j'ai quelque renseignement à leur demander à propos de la question que je leur ai soumise pour cette nuit. » Le chevalier se met en selle et se hâtant de les rejoindre, il court et se rend à Saint-Georges des Poulains où on vend des fils de coton. A cette occasion je remarque que près du coin de l'église se trouve un bassin (urne) de marbre qui donne la mesure du muid de Leucosie. Le chevalier les ayant rejoints dans cet endroit, les salua. Les chevaliers en le voyant arriver dirent aux frères du roi : « Aboyez, il envoie pour que vous alliez faire la paix avec lui ce soir, et demain il vous maltraitera plus qu'il n'a déjà fait. Vous serez déshonorés pour toute votre vie, parce qu'après les injures qu'il vous a faites, il cherche maintenant à vous flatter comme des serviteurs, et dès ce jour il nous regardera tous comme des bêtes et des fous, et cela ira pour nous de mal en pire. Mais si vous voulez vous conduire en seigneurs prudents que vous êtes et être regardés comme tels par nos inférieurs, éloignez-vous de lui et suivant votre serment, venez avec nous pour l'obliger à nous faire des concessions. » C'est ainsi que les seigneurs se mirent d'accord pour agir. Cependant l'amiral s'approcha et les salua de la part du roi; on s'arrêta devant Saint-Georges. Après les avoir salués, il leur dit : « Seigneurs, notre seigneur le roi votre frère vous demande; il voudrait ajouter secrètement une question à celle qu'il vous a soumise. Or, si vous l'aimez revenez pour qu'il vous en parle, et après vous repartirez. » Les seigneurs irrités et pleins d'amertume ne voulurent pas revenir, mais ils lui répondirent : « Seigneur amiral, retourne vers le roi et recommande nous à lui, en lui disant que nous délibérons sur la question, que nous continuerons nos délibérations pendant toute la nuit, et ce que nous aurons reconnu être le plus utile et le plus convenable, nous le lui soumettrons le matin par écrit. » L'amiral leur dit : « Pour l'amour du Christ, revenez et ne cherchez pas à faire la joie de vos ennemis; ce sont les anges seuls qui ne se scandalisent jamais. Si votre frère vous a adressé des paroles inconvenantes, vous, comme plus jeunes, vous devez respecter votre frère aîné, dans l'intérêt de la couronne qu'il porte. » Ceux-ci lui dirent : « C'est en vain que tu te donnes du mal. » Ils allèrent à la boutique de Giafouni, où il leur parla encore, mais ceux-ci, ne tenant aucun compte de ses observations, lui dirent : « Le temps ne permet pas que les chevaliers retournent à la cour, parce qu'après ils se sépareront et nous ne pourrons plus discuter les volontés du roi. Comme nous nous trouvons ensemble, nous entrerons chez moi, ajouta le prince, et personne ne pourra quitter avant que le conseil ne soit arrêté de manière à lui être soumis le matin. Quant à sa nouvelle proposition, il nous la dira et nous l'examinerons. Recommandez-nous à sa seigneurie. »

Le bon chevalier reconnaissant qu'il perdait ses peines, les salua et retourna trouver le roi. Celui-ci voyant l'amiral revenir sans ses frères, se fâcha et lui dit : « Comment se portent mes frères? Pourquoi ne les as tu pas amenés? » Il répondit : « Seigneur, je les ai rejoints à Saint-Georges. Je leur ai parlé longuement de ta part en les priant de revenir, mais ils n'y ont pas consenti à cause du conseil dans lequel ils doivent se réunir suivant ta recommandation. Ils ne veulent pas se séparer avant le matin, avant de terminer cette affaire, et, pour ne pas te déplaire, ils sont tous tombés d'accord qu'ils iraient à la maison du prince ton frère; ils ne se sépareront pas sans prendre une résolution sur ce qu'il faut faire, et demain, avec la permission de Dieu, on te présentera cette résolution. Ils se recommandent à ta seigneurie. » Cette réponse satisfit le roi.

Les seigneurs chevaliers et tous les conseillers se rassemblèrent dans la maison du prince, et ils se querellèrent toute la nuit à propos du roi. Les chevaliers dirent à ses frères : « Quel droit votre frère a-t-il sur vous? Vous êtes des rois comme lui; il ne vous manque que la couronne pour être comme lui, et cependant chaque jour il vous déshonore devant des hommes de basse condition. Comment voulez vous qu'il vous estime ensuite? De quel droit ose-t-il mettre en prison les liges, sans la permission de son conseil, et sans être certain qu'il a raison? C'est dans l'intérêt de la vérité, de l'ordre et des lois des assises, qu'il a promis d'observer et de surveiller, que nos pères ont abandonné tous leurs biens pour venir dans cette île prendre quelque repos. Ils ont fait entre eus des conventions et des lois. Comment aujourd'hui le-roi agit-il envers ces lois et ces assises? Il a mis en prison sire Henri qui est un homme lige, et tous nous sommes entre nous nos garants réciproques. Il a pris aussi son fils sire Jacques, qui est le premier-né de sire Henri, et par conséquent l'héritier direct des biens de son père et ayant lui aussi la même liberté que son père, suivant les coutumes et les assises du royaume. Il a pris encore madame Marie de Giblet, veuve du chevalier sire Guy de Verny. Quand le roi veut marier une femme de cette condition, il est obligé de demander le conseil de trois chevaliers liges, dont l'un représente le roi, et les deux autres la cour et le secrétariat de la maréchaussée. Une année après la mort de son premier mari, ces chevaliers doivent lui signifier la volonté du roi, en lui disant : « Notre seigneur le roi, étant le maître de disposer de tous les hommes qui possèdent une partie de ses biens dans cette île, nous te proposons tel ou tel pour époux. » Alors on lui nomme trois chevaliers appartenant au même rang qu'elle ou son mari avait occupé, et elle choisit entre les trois celui avec lequel elle préfère être mariée. On fixe un terme à la dame pour qu'elle ait le temps de réfléchir et de répondre. Si elle laisse passer ce terme sans qu'elle ait fait son choix, alors le roi a le droit de la marier avec l'un des susdits, celui qu'il voudra. Mais dans l'affaire dont il s'agit ici, nous voyons que le roi veut la marier avec un tailleur, ce qui est tout à fait injuste, et nous ne pouvons l'approuver. Nous vous prions donc de nous écouter, d'accéder à notre désir et de nous aider à l'arrêter et de lui ôter sa liberté, s'il ne nous promet pas sur sa foi de nous traiter selon nos assises d'après lesquelles ses prédécesseurs feux nos rois ont ordonné toutes les bonnes coutumes du royaume. Autrement chacun de nous quittera l'île et nous irons chercher fortune ailleurs, en prenant Dieu pour guide. »

Ce conseil plut au prince et au connétable. Ils se mirent à table et après le dîner ils commencèrent à dormir dans le grand palais où ils demeuraient. L'ennemi (le diable) jugea le moment opportun pour moissonner la récolte dont il avait jeté la semence dans leur cœur, c'est-à-dire pour tuer le roi. Or, les chevaliers voyant que les frères du roi étaient avec eux, devinrent audacieux et se consultant entre eux, dirent : « Seigneurs, il est vrai qu'auparavant nous avons dit aux frères du roi d'arrêter ce dernier, jusqu'à ce qu'il nous promette de nous traiter convenablement; mais quand nous lui rendrons la liberté, il nous fera tous mourir. Avant d'être couronné il a juré sept fois et après ce serment il a mis la couronne; mais tous ces serments sont oubliés, car il agit contre les assises et Dieu. Qui à l'avenir pourra ajouter foi à ses serments et à ses promesses? » Les autres dirent: « Vous parlez bien. Nous proclamons que nous ne sommes plus obligés envers ce parjure; mais nous devons nous présenter devant lui pour le tuer! » D'autres : « Nous irons chez lui la nuit pour le tuer pendant son sommeil. Il faut presser ses frères de venir avec nous et de rester jusqu'au matin pour exécuter notre plan, autrement ils peuvent nous tuer. » D'autres encore : « En avant! » Mais les frères du roi les prièrent de ne pas les forcer de prendre part à un projet dont en effet ils ignoraient la portée. Le proverbe dit : « Dans son orgueil il croit qu'il tient le pied du chevreau, comme celui qui l'écorche. » A minuit ils forcèrent les frères du roi de préparer leurs chevaux et d'envoyer délivrer les chevaliers prisonniers, en brisant les fers qu'ils avaient aux pieds. C'est ainsi que sire Jacques de Giblet et Marie de Giblet sortirent de prison.

Revenons au roi. Quand il eut terminé ses affaires il se mit à dîner dans un état de grande irritation : c'était le mardi 16 janvier 1368, la vigile de la fête de Saint-Antoine. Il observait le jeûne ce jour-là, et il y avait avec lui plusieurs chevaliers qui le voyant si irrité citaient qu'il était malade. Après quelques plats on lui servit des asperges; son serviteur demanda de l'huile pour les assaisonner, mais on avait oublié d'en acheter et les boutiques étaient déjà fermées parce qu'il se faisait tard. Le roi attendait qu'on lui servît ce plat; voyant qu'il tardait, il s'écria: « Mais au nom de Dieu, apportez donc les asperges. » Son serviteur lui dit : « Seigneur, on n'a pas d'huile et les parfumeurs ont déjà fermé leur boutique. Ils ont oublié d'en apporter de bonne heure, daignez leur pardonner. » Le roi se fâcha et dit : C'est le bailli de ma cour qui a fait cela pour me tourmenter. » Aussitôt il le fait mettre en prison, menaçant de le faire décapiter le lendemain matin. Ce dernier fut délivré avec les autres. Tous ces prisonniers vinrent à la maison du prince et lui racontèrent ce qui était arrivé. Le mercredi 17 janvier 1368, de bonne heure tous les chevaliers accompagnés du prince et de son frère, arrivèrent à la maison royale, et mettant pied à terre devant le perron de l'escalier, ils montèrent et se dirigèrent vers les appartements du roi avec tous les prisonniers délivrés. Alors le prince frappa à la porte avec précaution. Gilet de Cornalie[95] qui ce jour-là était l'officier de service ouvrit la porte et à la suite des frères du roi tout le monde entra à la fois. Le roi entendant du bruit se leva de son lit et s'écria : Quels sont ces hommes qui viennent d'entrer? » Madame Echive de Scandelion qui était couchée avec lui, dit : « Ce ne peut être que tes frères. » La noble clame se leva, s'habilla, et sortant de la salle descendit dans l'endroit[96] où se trouvaient des selles pour les tournois; elle ferma la trappe. Le prince voyant que madame de Scandelion avait quitté les côtés du roi, entra dans la chambre de celui-ci et le salua. Le connétable n'y entra pas, le prince ne le voulait pas, mais les chevaliers le forcèrent d'y entrer parce qu'ils avaient leur projet arrêté. Alors le prince dit au roi : « Bonjour, seigneur. » Le roi lui répondit : « Bonjour, mon bon frère. » Le prince dit : « Nous nous sommes beaucoup fatigués toute la nuit pour mettre par écrit notre opinion; nous te l'apportons pour que tu la voies. » Le roi était nu, n'ayant que sa chemise, et il avait honte de s'habiller devant son frère. Or il lui dit : « Mon frère, éloigne-toi un peu pour que je m'habille et j'examinerai votre écrit. » Le prince se retira. Alors s'élança le seigneur d'Arsouf tenant à la main un grand couteau pareil à une épée, et qui était alors en usage, et après lui sire Henri de Giblet. Quand le prince s'était retiré, le roi commençait à s'habiller et passant une manche de son habit il tournait le visage pour mettre l'autre, il vit les chevaliers dans sa chambre et les apostrophant: « Lâches et parjures, dit-il, que venez-vous faire dans ma chambre à une pareille heure? » Ces chevaliers étaient au nombre de trois : c'étaient sire Philippe d'Ibelin seigneur d'Arsouf, sire Henri de Giblet et sire Jacques de Gaurelle.[97] Aussitôt ils dégainent et portent au roi trois ou quatre coups chacun. Le roi se met à crier : « Au secours, pitié! » Immédiatement accourt sire Jean Gorab, le bailli de la cour, et, le trouvant évanoui, il tire son couteau et lui coupe la tête en disant : « Tu voulais aujourd'hui me faire décapiter, eh bien! c'est moi qui te coupe la tête, et ta menace tombe sur toi. »

Les chevaliers entrèrent ainsi l'un après l'autre et tous brandirent leurs couteaux pour faire le serment et ils maintinrent de près les frères du roi dans la crainte qu'ils ne fissent quelque bruit; ces derniers avaient peur aussi d'être tués. Arriva ensuite le turcoplier, Jacques de Norès, qui n'était pas dans le complot. Pour qu'on ne crût pas qu'il n'acceptait pas les faits accomplis, voyant le roi couvert de sang, sans chausses et sans tête, il tire son couteau et lui coupe les parties sexuelles en disant : « C'est à cause d'elles que tu as été tué. » Au fond du cœur il avait beaucoup de compassion pour le roi, mais il agit ainsi afin de participer au complot.

Aussitôt la trompette sonna à la porte du palais et on cria : « Seigneurs, Dieu a exécuté sa volonté sur le seigneur le roi. » Le grand drapeau royal fut suspendu du côté du fleuve et on fit publier parmi le peuple que personne ne devait faire de bruit sous peine d'être décapité. Puis le roi Pierre, fils du roi Pierre, prit possession de ses droits sur le royaume, et tous les salariés prêtèrent serment au nouveau roi. Le peuple plaignit beaucoup le roi mort et cria trois fois : « Vive le roi Pierre! »

Le connétable monta alors à cheval et se rendit à Famagouste pour recevoir le serment, Ayant rencontré Jean de Monstri qui allait à la chasse, il le prit avec lui et dans la route lui raconta la mort du roi. Le seigneur d'Arsouf ayant appris par la rumeur publique que l'amiral (Jean de Monstri) était l'amant de sa femme, réclama justice contre lui, et comme il demandait que le coupable fût mis à mort, le prince et la reine firent mettre l'amiral en prison à Cérines. Celui-ci voyant qu'il était détenu dans cette ville et qu'il ne pouvait être délivré, fit faire une grippe[98] pour pêcher, et quelque temps après il s'enfuit pendant la nuit et se rendit en Turquie. Il était enfermé dans une tour; il ôta de la fenêtre deux barreaux de fer, et se suspendant à une corde il sortit de la tour, puis s'embarquant sur sa grippe il mit à la voile et alla au golfe de Satalie. Quand le sergent gardien de la tour vint pour lui apporter sa nourriture, il ne le trouva plus. Il annonça aussitôt l'évasion au capitaine de Cérines. Celui-ci arma une fuste dont il confia le commandement à sire Badin Rasour qui partit et découvrit en mer le fugitif. L'amiral voyant que la fuste marchait à sa poursuite, descendit à terre et, la peur lui ayant fait presser le pas, il gravit une montagne tout épuisé de fatigue et il se jeta sous un arbre pour reprendre haleine; mais il y expira. La fuste s'empara de la grippe qu'elle ramena à Cérines. L'amiral trouvé mort fut enterré par les Chrétiens qui étaient là, dans l'église de Sainte-Marine près de Satalie. Sire Badin Rasour ne pensant pas que l'amiral était mort, dit à son retour à Cérines qu'il s'était réfugié près de Tacca le Turc. Le prince croyant réellement que l'amiral se trouvait là fit partir avec la fuste Badin Rasour et Jean Passel, pour aller le réclamer; mais quand ils arrivèrent, ils apprirent qu'il était mort.

Revenons maintenant à ce trois fois maudit sultan qui ne voulant pas faire la paix en reculait toujours la conclusion. Le prince, gouverneur de Chypre, était irrité contre les ambassadeurs génois qui avaient porté les lettres sur la galère du roi. Quand sire Casa de Garri remit les lettres royales au sultan, celui-ci laissa voir qu'il ne prenait pas en considération la demande du roi, et qu'il ne voulait pas entendre parler de paix. La galère en ayant été informée partit et retourna à Chypre ; en revenant elle rencontra un vaisseau sarrasin qui allait à Alexandrie ; elle l'attaqua, s'en empara et le conduisit à Chypre. On fit un rapport au prince sur tous ces événements, en ajoutant que le sultan mettait les Chrétiens en prison. Le gouverneur contrarié de ces nouvelles, fit publier que tous ceux qui voudraient aller piller la terre de Syrie, auraient pleine liberté et que même on leur donnerait des vaisseaux et des armes. Les Famagoustains armèrent une saïtie et en se rendant en Syrie ils attaquèrent un vaisseau chargé de marchandises précieuses et le capturèrent. Ils rencontrèrent quatre autres vaisseaux vides qu'ils conduisirent à Famagouste. Alors le gouverneur arma quatre galères ; sur l'une il mit comme capitaine sire Jean de Morpho ; les trois autres étaient commandées par les chevaliers sire Renier Le Petit, sire Pierre de Sur et sire Jean de Colies. Elles sortirent du port de Famagouste le mardi 10 juin 1368. Le jeudi du même mois elles allèrent à Sidon et voulurent prendre la ville, mais les Sarrasins sortirent à leur rencontre et après un combat qui dura depuis le matin jusqu'à midi ces derniers prirent la fuite. Dans le même moment s'éleva une grande tempête; les Chypriotes craignant de perdre les galères y entrèrent pour les faire manœuvrer. Ils gagnèrent ensuite le fleuve pour prendre de l'eau et y restèrent pendant toute la nuit. De là ils partirent pour Beyrouth où ils ne purent entrer parce que le port était trop petit. La tour de devant bien garnie leur en interdisait l'entrée, et sur terre il y avait près de 400 hommes et plusieurs marchands à cheval et à pied. Les galères se dirigèrent vers Giblet et les Sarrasins les suivaient à terre. Quand elles arrivèrent à Batroun, l'armée mit pied à terre de force, et livra un combat aux Sarrasins qui se débandèrent. Les Chypriotes alors entrèrent dans la ville et après l'avoir pillée la livrèrent aux flammes. De là ils se rendirent à Tortose qu'ils saccagèrent et restèrent une journée dans l'île de Tortose, puis suivant la côte près de la terre ils pillèrent et ravagèrent tout le pays jusqu'à Laodicée; mais là ils ne purent mettre pied à terre à cause des tours qui protégeaient la ville. Ils gagnèrent alors le pays d'Arménie et le dimanche 17 juin 1369 ils allèrent à Lajasso, où ils ne purent rien faire parce qu'il y avait beaucoup de peuple. Ils vinrent ensuite à Portai où ils restèrent pendant trois jours. Comme l'une des galères faisait eau, on l'envoya à Ghorigos pour prendre de la poix et on la transporta à Satalie où les autres galères devaient aller pour se calfater. Elles y arrivèrent, après avoir exercé plusieurs autres ravages, et procédèrent à l'opération en question; la galère de Grammadi y était venu aussi. Quand elles furent prêtes elles allèrent à Phœnicas et de là se dirigèrent vers Alexandrie et le lundi, 10 juillet 1369, elles forcèrent l'entrée du port. Le capitaine, pour voir les dispositions du sultan et savoir s'il voulait ou non la paix, fit mettre à la mer une barque de sa galère et l'envoya à terre avec une lettre pour l'émir ainsi conçue : « Mon seigneur, le roi envoie des ambassadeurs au sultan, je veux les faire mettre à terre; envoie des hommes pour les accompagner jusqu'au Caire. » Celui-ci répondit : « Mon ami, le sultan n'est pas disposé dans ce moment à conclure la paix, parce que les Musulmans sont ruinés. »

La galère de sire Pierre de Sur entra dans le vieux port d'Alexandrie, où ayant trouvé un grand navire arabe, elle l'attaqua, Ce navire portait à bord 400 hommes qui étaient soutenus du côté de la terre. Voyant qu'elle se fatiguait en vain, la galère fit prévenir le capitaine qui arriva avec les trois autres; mais ce fut en vain. Celui-ci, après un combat acharné, voyant qu'on n'arrivait à rien et qu'une centaine de ses hommes avaient été blessés, se rendit à l'île de Rosette, où il ne put pas prendre terre à cause de la tempête. Ils sortirent et allèrent à Sidon et descendirent à terre. Le pays étant bien garni, les Sarrasins résistèrent. Une tempête s'éleva, les soldats remontèrent alors sur les galères et on alla à Beyrouth. Mais le capitaine voyant que ses gens étaient fatigués et blessés mit à voile et revint à Chypre; il jeta l'ancre à Famagouste le dimanche 22 juillet 1369.

Le samedi 4 août mourut à Leucosie l'honorable chevalier messire Philippe de Brunswick, comte de Brunswick, qui avait épousé la très haute reine de Chypre, femme du roi Hugues et mère du roi Pierre, du prince et du connétable. Il fut enterré au couvent des Frères Mineurs.

Le dimanche 5 août arriva à Famagouste un grand vaisseau génois, sur lequel se trouvait messire Pierre Malosel le chambellan du royaume de Chypre. On amenait le seigneur gouverneur de Gênes qui venait trouver le roi de la part du Pape pour lui dire : « Suivant la demande des Génois et des Vénitiens vous enverrez des ambassadeurs au Caire pour conclure la paix, afin que les tourments des Chrétiens cessent. » Le gouverneur arma deux galères sur lesquelles il mit comme patrons sire de Cassi et sire Jean Gorab, chevaliers et bourgeois de Famagouste afin de terminer cette paix. Samedi 8 octobre 1369, les ambassadeurs quittèrent Famagouste et allèrent à Rhodes où ils trouvèrent les deux galères des Vénitiens; les galères des Génois n'étaient pas venues, parce que des vaisseaux catalans étaient allés à la côte de Gênes et avaient pillé. Or les susdites galères avaient été en Sardaigne dans l'espoir de rencontrer les pillards; mais elles ne les avaient pas découverts. Telle était la raison qui les avait mises en retard. Les galères chypriotes et vénitiennes restèrent plusieurs jours à les attendre; quand elles, furent arrivées, Rhodes fournit aussi une galère, et au nombre de huit elles se rendirent à Alexandrie. Leur arrivée fut annoncée à l'amiral de cette ville pour qu'il en informât le sultan afin que celui-ci envoyât un sauf-conduit pour se présenter devant lui. L'émir transmit la nouvelle au sultan qui immédiatement envoya le sauf-conduit, en recommandant d'accueillir favorablement les ambassadeurs et de les honorer comme ils le méritaient. Quand l'émir leur fit transmettre la décision du sultan, ils ne s'y fièrent pas, parce qu'ils se rappelaient ses fréquentes fourberies à leur égard. Après s'être concertés ils lui écrivirent la lettre suivante:

« Seigneur, après nous être recommandés à ta seigneurie, nous te faisons savoir que le baile de Chypre, avec le consentement du gouvernement et des chevaliers du royaume, des communes de Gênes et de Venise et du grand-maître de Rhodes, ainsi que d'après l'ordre du très saint père le Pape, nous a envoyés vers toi pour savoir quelle est ta volonté. Dans d'autres circonstances, on t'a envoyé des ambassadeurs, pour réclamer les marchands que tu avais emprisonnés et leur fortune, et de ton côté, comme un seigneur prudent, tu as envoyé à Chypre pour demander les Sarrasins qui étaient en prison ainsi que tes ambassadeurs. Ta demande fut exaucée. Tu avais promis et juré qu'aussitôt que tes mandataires et tes esclaves seraient délivrés, tu expédierais immédiatement à Chypre les ambassadeurs chrétiens et les négociants. Ayant ajouté foi à tes promesses on t'a envoyé tes gens, mais toi, tu ne nous as pas renvoyés les nôtres et tu n'as pas délivré nos prisonniers. Or maintenant les susdits seigneurs te prient d'exécuter une de ces deux choses : si tu désires la paix, fais sortir les Chrétiens de prison, ou bien, dans le cas contraire, fais nous connaître ton désir, afin que chacun de nous prenne ses mesures, et que la volonté de Dieu soit faite. Cette lettre sera notre dernière communication. »

On fit débarquer quatre hommes prudents auxquels on remit les lettres. Ils se rendirent au Caire. Le sultan était à la chasse. Quand il fut de retour, ils se présentèrent devant lui et lui remirent les lettres. Il se les fit lire et immédiatement on remit une réponse aux envoyés qui furent chargés de la porter aux galères. En voici le contenu:

« Sachez que nous avons reçu vos lettres et pris connaissance de ce qu'elles contiennent. Du consentement du Pape et des autres seigneurs, vous êtes venus pour savoir si nous voulons faire la paix etc. Vous dites que nous avons demandé la liberté de nos hommes, sous la condition que nous vous rendrions les vôtres. Nous n'avons pas promis avec serment de pareilles choses à Casas Cicala[99] votre ambassadeur; nous en avons seulement parlé, mais ce dernier n'ayant pas tenu sa parole, nous avons fait pareillement. Vous êtes des ambassadeurs ; venez ici, nous vous recevrons suivant la coutume de recevoir les ambassadeurs. Si vous n'ajoutez pas foi à mes paroles, partez et faites le plus de mal que vous pourrez. »

Ces paroles du sultan leur prouvèrent qu'il n'était pas disposé à faire la paix. Alors ils écrivirent une mauvaise lettre et la piquant sur la pointe d'une lance ils l'enfoncèrent dans le port d'Alexandrie, et déclarèrent le sultan comme ennemi. Ils partirent et arrivèrent à Paphos le 9 décembre 1369. De là ils se rendirent à Rhodes. Les vaisseaux des Génois et des Vénitiens retournèrent chacun dans son pays. Quant aux deux galères chypriotes elles allèrent à Famagouste.

Le baile et les gouverneurs informés de la conduite du sultan furent attristés et irrités. On commanda aussitôt au capitaine de Famagouste de faire préparer les galères pour piller le pays des Sarrasins.

Le sultan ayant su d'après le contenu de la lettre piquée sur la lance qu'on lui déclarait la guerre, convoqua tous ses émirs et leur demanda conseil. Tous furent effrayés en pensant que le roi alors en Occident demanderait du secours contre eux, et dirent : « Attendons le printemps; s'il arrive du secours aux Chypriotes, nous ferons la paix. Il faut les tromper jusqu'à ce moment là pour voir s'ils reçoivent ou non du secours. Fais leur donc savoir que nous voulons faire la paix etc. »

On fit alors sortir de prison deux négociants chrétiens; l'un Génois nommé messire Barthélémy Malo, l'autre Vénitien, sire Marc Priuli. On les envoya à Chypre pour dire au baile et aux autres, que la paix n'a pas été conclue par la faute des ambassadeurs, parce que ceux-ci et les négociants sont partis faciles et irrités sans vouloir se présenter devant le sultan qui veut faire la paix. Il est donc nécessaire d'envoyer à ce sujet des ambassadeurs au Caire.

Les envoyés chrétiens en arrivant à Famagouste transmirent la nouvelle aux négociants de cette ville, qui, remplis de joie, les accompagnèrent à la capitale, où ils communiquèrent au baile le message du sultan. Celui-ci donna l'ordre dans Famagouste de ne laisser partir personne pour aller piller en Syrie, et de ne pas armer les vaisseaux. Puis il répondit au sultan qu'il ne pouvait faire la paix avant l'arrivée des envoyés des communes de Gênes et de Venise, mais qu'il pouvait rester tranquille parce qu'il ne serait fait aucun mal sur ses terres.

Le podestat des Génois et le baile des Vénitiens, ce dernier nommé Barthélémy Couri, demandèrent la permission d'armer une galère à leur frais pour annoncer à Gênes et à Venise la volonté du sultan. Après avoir armé cette galère ils y mirent les deux négociants qui étaient venus du Caire et ils partirent le 10 février 1369.

Le sultan voyant que les négociants envoyés par lui ne revenaient pas pour lui annoncer la décision des Chypriotes eut quelque inquiétude. Il en fit sortir deux autres de prison, l'un Génois nommé sire Pierre Cattaneo, l'autre Vénitien appelé Bernard Dechente, et les envoya à Famagouste. Ils y arrivèrent et trouvant la lettre que le baile adressait au sultan, ils la prirent et retournèrent à Alexandrie. Les Famagoustains ayant appris l'arrivée de ces nouveaux ambassadeurs se réjouirent de nouveau et s'adressèrent au bailli pour le prier de conclure la paix. Celui-ci leur répondit: « Nous ne pouvons rien faire sans les commîmes; je les ai déjà averties. » Le podestat des Génois et le baile des Vénitiens armèrent une saïtie, hissèrent sur elle une bannière d'étoffe écarlate; ils y mirent les deux négociants et les envoyèrent aux communes. Après leur arrivée en Occident, chacun de ces derniers se rendit à sa commune pour communiquer les intentions du sultan. Les communes en éprouvèrent une grande joie. Elles s'adressèrent aussitôt au très saint Pape en le priant d'écrire à Rhodes et à Chypre afin qu'on envoyât des ambassadeurs au sultan pour conclure la paix. Le très saint Père, par amour pour les communes et dans l'intérêt de la chrétienté, manda au grand-maître de Rhodes et au gouverneur de Chypre d'envoyer des ambassadeurs en Syrie afin de terminer cette bienheureuse paix. Les communes en firent autant de leur côté.

Les Génois armèrent alors deux galères, sur lesquelles ils mirent un prudent ambassadeur, nommé sire Galtier Doria; les Vénitiens envoyèrent aussi deux galères avec messire Pierre Giustiniani. On renvoya aussi les quatre ambassadeurs expédiés par le sultan. Les quatre galères arrivèrent à Rhodes et remirent les lettres du Pape au grand maître. Celui-ci arma aussitôt deux galères avec lesquelles il envoya comme ambassadeur messire Daverne. Ces six galères partirent de Rhodes et arrivèrent à Famagouste le 10 juillet 1370, et les ambassadeurs vinrent trouver le baile à Leucosie. Ce dernier fit partir immédiatement deux galères portant deux envoyés, sire Thomas de Ras[100] et sire Estien Fardin. L'un d'eux, le premier, étant mort avant leur départ, le baile le remplaça par un autre nommé Jean Bédouin Lachné. Le 28 juillet de la même année 1370 les huit galères et les ambassadeurs quittèrent le port et allèrent trouver le sultan auquel on dit au nom du gouverneur de Chypre:

suivant

 

 


 

[51] Ceci est incompréhensible. Le mot jravîrâxiv signifie coton, mais il est peut-être une corruption du mot turc signifiant hostie.

[52] Ou Jean de Camiain (Kapumjv), comme on lit dans le texte.

[53] Sur Raguna dans le texte.

[54] Voy. Mas-Latrie, Guill. de Machaut, p. 278.

[55] Ou de Vérone.

[56] Le manuscrit d'Oxford porte Cérines.

[57] Le seigneur Monovgatis, suivant le manuscrit d'Oxford.

[58] La xacpoup^TÇa, du grec, pnaaopà, était une espèce de vaisseau particulièrement destiné au transport de la cavalerie.

[59] En italien verettone.

[60] Mas-Latrie, Guill. de Machaut, p. 22.

[61] Probablement 33 jours.

[62] Voy. Bill, de l’Écol. des chartes, 1380, p. 383. Le texte porte Lorenzo.

[63] Nom évidemment corrompu.

[64] Plus haut il est appelé Jean Gonème.

[65] Macheras, partageant le premier article en quatre, décompose ce traité en 20 articles, tandis que l'original n'en contient que quinze ou seize.

[66] Ou « loge ».

[67] Esclaves payant par tête un hyperpère.

[68] ypoizoï, étrangers domiciliés dans le pays, espèce d'esclaves.

[69] Σατία répond au vieux mot français saïtie, du latin saestia. F. de Dombay nomme la saitéja qu'il appelle « navis minor duobus instructa malis ». Voy. le Glossaire de Jal.

[70] C'est-à-dire « colombes ».

[71] Ephèse.

[72] Milet.

[73] Du roi Hugues.

[74] Sur la prise d'Alexandrie par Pierre de Lusignan, voy. le poème de Guill. de Machaut et les notes de M. de Mas-Latrie.

[75] Guill. de Machaut, p. 68.

[76] Nom évidemment corrompu. Le texte porte TeXapis'p.

[77] Plus haut, il l'appelle Paul de Belonia.

[78] Baharides ou Barieh est le nom de la milice turque qui a fourni les souverains de la dynastie des sultans Mamelouks.

[79] L'émir Ilbogha el Azizy fut mis à mort au mois de reby oul evvel 768 (nov. 1366) et remplacé par l'émir Essen Dimour. Cf. Maqrizy, Hist. d'Ég., ms. Bibl. nat. 673, fol. 55 r° et v°.

[80] Dans Strambaldi, ms. de Rome, fol. 67 v°.

[81] Raymond dans le texte.

[82] Plus haut, il l'appelle Marc Corner.

[83] Ou le 27, suivant le manuscrit d'Oxford.

[84] Ou le 29, suivant le même manuscrit.

[85] Guill. de Machaut, l. c., l'appelle Valence pour le besoin de la rime. Valania, Valenia, Balena, ancien évêché grec et latin, aujourd'hui Banias, sur la côte de Syrie. Voy. les notes de Mas-Latrie.

[86] Guill. de Machaut, l. c., qui l'appelle Liche.

[87] Philémon dans Macheras, comme quelques lignes plus loin.

[88] Espèce de bâtiment de guerre.

[89] C'est-à-dire « tu resteras impuni ».

[90] Ou deux mesures.

[91] M. de Mas-Latrie croit qu'il était valet de chambre.

[92] Ou de Léon. Les Grecs nommaient ainsi la forteresse que les Francs appelaient plutôt Buffavent ou Château de la Reine. Voy. Mas Latrie, Guill. de Machaut, p. 289.

[93] Voy. Mas Latrie, Histoire de Chypre, t. III, p. 265, n. 3.

[94] Le 8 janvier 1369, suivant Guill. de Machaut, p. 255.

[95] Strambaldi le nomme sire Roger de Zuli de Cornalie.

[96] « Dans le bas du palais. »

[97] Plus haut, il lui donne le prénom de Jean.

[98] Espèce de barque de pêche.

[99] Appelé plus haut Casa de Garri.

[100] Il lui donne plus haut le prénom de Guillaume.