Machéras

LEONCE MACHERAS

 

CHRONIQUE

partie IV

partie III

 

 

 

 

 


 

LEONCE MACHERAS

CHRONIQUE


 

 

CHRONIQUE DE MACHERAS.

 

RÉCIT SUR LE DOUX PAYS DE CHYPRE

 

C'EST-A-DIRE

 

CHRONIQUE.

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Aussitôt la guerre s'alluma. On apporta de terre un engin de guerre appelé Truie qui avait trois étages, et trois autres machines. La première était une forteresse de bois à trois étages et trois perdesques[117] placées l'une sur l'autre; cette machine portait un engin qui coupait la pierre, afin de percer le mur de la forteresse assiégée. La seconde machine contenait plusieurs arbalétriers destinés à lancer des dards d'un côté, et de l'antre à occuper les assiégés ; elle était si haute qu'elle arrivait jusqu'aux créneaux de la forteresse extérieure ; ceux qui étaient dedans voyaient les assiégés et ce qu'ils faisaient. Cette machine s'appelait Chatte. La troisième, nommée Faucon, était une forteresse de bois remplie d'hommes et d'échelles pour escalader les murailles. Une autre machine l'accompagnait en forme de cage assise sur une poutre et remplie d'arbalétriers qui faisaient vigoureusement la guerre contre Cérines. Alors le connétable, en général expérimenté, fit sortir six Bulgares qui avec le feu incendièrent les deux machines, le Faucon et la cage, et jetèrent par terre la Truie qui fut brisée entièrement par les pierres que lançaient les assiégés. Les hommes qui se trouvaient dans ces engins furent les uns blessés et les autres tués. La nuit étant venue, on sortit de la forteresse pour rassembler les clous qu'on avait apportés à Cérines. Le connétable les fit clouer, la tête en bas et la pointe en haut, sur des planches qu'on enfonça dans le sable. Le lendemain arrivèrent en courant plusieurs Génois qui, entrant dans la fosse, combattirent pour ramasser les clous des machines qu'ils croyaient être encore là. Les assiégés feignirent de ne pas s'en apercevoir. Quand les Génois arrivèrent sur cet endroit, les pieds de tous y furent cloués, et la douleur les empêchant de se tenir debout, ils tombèrent, le visage contre terre, et les assiégés les tuèrent avec des dards. L'armée de mer plaça une machine sur deux galères, de telle façon que la proue de l'une était unie avec la proue de l'autre; on les lia ensemble et sur les mâts de ces deux galères on mit une poutre verticale sur le sommet de laquelle était placée une tour remplie d'arbalétriers qui firent beaucoup de mal aux Cériniotes. Cette "tour était plus liante de trois cannes que les murailles de la ville, et les assiégés étaient si inquiétés que personne ne pouvait sortir dans la crainte d'être blessé. Le connétable fit faire un mur de bois liant de six cannes et demie, qu'on mit en face de la tour comme un rempart. On boucha ainsi la vue des assiégeants qui ne voyaient plus où il fallait lancer les dards ; de cette manière les ennemis ne purent plus faire de mal aux Cériniotes. Le connétable fit aussi faire trois trébuchets dont l'un tirait contre la Truie; on l'appela Porc; un coup lancé par ce dernier brisa la machine des Génois ; sa roue fut cassée et on ne parvint pas à la raccommoder. Le second trébuchet tirait du côté de la mer sur la galère qui se trouvait près de la chaîne ; le troisième tirait sur les soldats de terre. Et voyez la justice de Dieu! Un coup tiré par ces trébuchets entre dans la tour placée sur les deux galères, l'enlève et la jette à la mer; les Génois blessés se retirèrent honteusement du port. Du camp de ces derniers on provoqua les Cériniotes à sortir pour combattre corps à corps, ou, s'ils avaient quelque personnage d'une grande famille, pour que celui-ci acceptât le combat. — « Ils n'ont, disaient-ils, qu'un homme de qualité, c'est le connétable. » Alors la multitude les accabla d'injures, en disant : « Vous mentez, hommes de marchés, loups pêcheurs! Nous avons des nobles chevaliers, des liges et des bourgeois bien élevés. Vous, chiourme des galériens, comment osez-vous calomnier les nobles Chypriotes? Si vous avez envie de vous mesurer avec nous, fichez une lance en terre comme signe de justice, et sur cette lance mettez un drapeau, et alors nous sortirons pour nous mesurer avec vous. » Le connétable fit sortir un de ses serviteurs nommé Paul Macheras, l'arma de ses propres armes et lui donna son cheval; celui-ci se dirigea vers le camp en vaillant guerrier, accompagné d'une bonne suite. En même temps un chevalier chypriote, Charles Charboncier, fut envoyé comme capitaine pour le combat proposé par les Génois. Ces derniers mirent la lance avec le drapeau, mais ils ne voulurent pas combattre. Ils firent dire au connétable de leur donner des otages, afin qu'ils pussent lui envoyer des ambassadeurs. Les combattants alors rentrèrent à Cérines. Sur la foi du drapeau, on envoya sire Nicolas Ibelin, sire Jean de Plessie, sire Arnaud de Mimars le jeune, chevalier de Chypre, accompagnés de 500 guerriers à cheval et à pied. Les Génois envoyèrent comme ambassadeurs sire Daniel Cattaneo Génois, sire Jacques de Saint-Michel et sire Alphonse Farrand, hommes du roi accompagnés de plusieurs autres. Ils furent amenés en présence du connétable qui les reçut avec honneur et leur donna abondamment à manger et à boire, afin qu'ils ne crussent pas que les assiégés manquaient de vivres. Dieu sait cependant dans quelles angoisses ils se trouvaient! Quand ils furent prêts, ils exposèrent ainsi leur ambassade : « Seigneur, tu es plus puissant que le roi et tu connais en même temps le bien du pays. Il serait bon que tu remisses la forteresse à son seigneur, en conseillant au roi de nous donner congé. Si tu agis ainsi, F amiral aura pour toi une grande reconnaissance. » Le connétable dit alors aux ambassadeurs : « Seigneurs, je m'étonne que vous croyiez que je garde Cérines pour mon compte; personne n'osera dire que cette forteresse a un autre seigneur que mon seigneur le roi Pierre auquel Dieu veuille accorder de longues années. » — Alors tous ensemble se mirent à crier à trois reprises : « Vive le roi Pierre! » — « Mais je vois que vous avez trompé le roi et vous le retenez prisonnier; vous avez mis en prison, aux fers même, mon frère le prince, comme tous les chevaliers qui ont ajouté foi à votre parole. Quant à la prière que vous me faites de conseiller au roi de vous payer, je ne suis ni le patron ni le juge de mon seigneur. Sachant que Famagouste et Leucosie se trouvent entre vos mains et que le roi n'y a aucun pouvoir, comment voulez-vous que je lui dise de vous payer? » Les ambassadeurs, afin de bien examiner le pays, y restèrent pendant six jours, sous prétexte qu'ils désiraient se mettre d'accord avec le connétable auquel ils cherchaient à toute force à enlever Cérines. Voyant qu'ils ne pouvaient atteindre le but de leurs désirs, ils le saluèrent et revinrent au camp; quant aux chevaliers restés comme otages entre les mains des Génois, ils retournèrent à Cérines. Les ambassadeurs vinrent faire leur rapport à l'amiral qui, ayant appris tous les détails de ce qui s'était passé, fut très affligé et retourna au camp.

Les Génois, voyant que leurs machines, les combats et leur cavalerie ne leur servaient à rien, abandonnèrent le pays et s'empressèrent de retourner à Leucosie, ce dont au moyen des Bulgares ils donnèrent avis au roi et à l'amiral qui se trouvaient à Famagouste. Comme le roi était très affligé, l'amiral lui dit : « Fais dire à ta mère et à tes chevaliers qu'ils viennent pour convenir de la manière dont nous serons payés, afin que nous puissions nous en aller. »

Les Bulgares qui se trouvaient en dehors de Leucosie, informés que la plus grande partie des Génois était allée à Famagouste et que ceux qui étaient restés à Leucosie étaient peu nombreux, formèrent le projet de s'emparer de cette ville. Ayant appris qu'au nombre de ceux qui étaient restés au service des Génois se trouvaient deux valeureux frères, le comte d'Urbin et son frère François, ils mandèrent à la reine d'envoyer chercher ces deux hommes pour prendre la ville. La reine dit : « Quel est celui de mes serviteurs qui est assez courageux pour porter à Leucosie une lettre à mon confesseur? » Aussitôt Dimitri Daniel, son petit secrétaire, s'écria : « Madame, je la porterai moi! » On agita la question de savoir comment il entrerait à Leucosie ; il indiqua lui-même le moyen, comme nous l'expliquerons tout à l'heure, et tous s'en contentèrent. Les lettres furent écrites et on les lui remit pour qu'il les portât. Il alla au village Ara, où se trouvait un de ses parrains qui l'avait tenu sur les fonts baptismaux ; ce dernier avait un esclave pâtre du même âge que Dimitri et qui tous les matins apportait sur son épaule une cruche de lait pour le vendre. Il dit alors à son parrain : « Monsieur, je vais aller voir mes hommes, mais j'ai peur d'être reconnu. Donne-moi les habits de ton garçon avec le lait, pour que je puisse aller les voir et revenir. » Celui-ci répondit : « Prends ce que tu veux et va heureusement, mais fais bien attention à ne pas être découvert. » Alors Dimitri ôta ses habits et mit ceux du pâtre, remplit la cruche de lait et, arrivant à Leucosie, se rendit à Saint-Augustin pour donner la lettre au confesseur de la reine. En le voyant celui-ci fut pris de frayeur; Dimitri, il est vrai, était plus laid que le pâtre. Le confesseur parla au comte d'Urbin et à son frère et les persuada de sortir et d'aller à Cérines avec Dimitri qui portait un vieux chapeau sur la tête. Quand ils arrivèrent à Ara, ce dernier ôta ses vieux habits et laissa la cruche vide, après avoir donné le lait aux moines; il remit ensuite les vêtements qui lui appartenaient, puis, après avoir mangé, il monta à cheval et alla à Cérines.

La reine, en les voyant, éprouva une grande joie; elle donna l'ordre d'augmenter les appointements de Dimitri de cent besants par an. Quant au comte et à son frère, elle les reçut très honorablement. Elle les pria d'assaillir Leucosie. Ceux-ci lui répondirent : « A vos ordres, mais ayez un peu de patience. » Quand les Génois cherchèrent le comte sans le trouver, ils furent très attristés de ce qu'il avait pu s'évader, sans qu'on aperçut; ils mirent aux portes de nombreuses gardes avec ordre d'examiner tous ceux qui entraient. Le comte et son frère dirent enfin à la reine: « Madame, pour aller assaillir Leucosie, nous avons besoin de chevaux. »

L'amiral, voyant qu'il écrivait en vain des lettres de la part du roi pour faire venir le conseil qui congédierait les Génois et que personne n'avait assez de confiance pour aller à Famagouste, conduisit le roi à Leucosie. La reine apprit que son fils était arrivé dans cette ville, et comme le comte demandait des chevaux, appela Dimitri et lui dit: « Mon fils, il faut prendre des lettres pour aller chercher des chevaux. » Celui-ci répondit : « Madame, je crains d'y aller; je suis cependant à vos ordres. » Comme la première fois, il vint avec le lait au couvent; il y déposa le lait et remit la lettre entre les mains du confesseur. Ce dernier alla avertir le roi; puis il fit appeler un Catalan nommé Prémeran et qui soignait les chevaux du roi, et lui dit : « Quand tu conduiras les chevaux à la fontaine, il viendra un pâtre garçon te demander des chevaux, donnes en autant qu'il en voudra. » Le lendemain on fit sortir les chevaux; les Génois qui surveillaient les portes en firent le compte; il y en avait soixante-deux. Le garçon vint trouver Prémeran et lui montra le signe convenu; celui-ci lui en laissa prendre treize que Dimitri remit aux hommes qu'il avait amenés avec lui. Ces derniers les prirent et allèrent à Cérines. Dimitri retourna à Leucosie pour prendre la réponse que le confesseur avait faite aux lettres. Quand les chevaux rentrèrent, les Génois les comptèrent à la porte et, en ayant trouvé treize de moins, ils en avertirent l'amiral. Celui-ci interrogea Prémeran qui répondit : « On m'a commandé de donner treize chevaux à un garçon paysan. » Aussitôt l'amiral donna l'ordre de pendre Prémeran au gibet. Je dois vous dire que le roi Pierre avait dans ses écuries deux cents chevaux de course qui avaient appartenu à son père le roi Pierre; les Génois s'en étaient emparés et ne lui en avaient laissé que soixante-deux.

Les Génois cherchèrent le garçon paysan. L'ayant appris, le confesseur dit à Dimitri : « Au nom de Dieu, sauve toi, autrement nous sommes perclus ; fais bien attention qu'à la porte on exerce une grande surveillance afin de t'arrêter. » Celui-ci lui répondit : « Ne crains rien. » S'étant levé dès l'aurore, il se rendit à Pialève. Là se trouvait un trou avec un canal de bois qui conduisait l'eau à Trachonas. Il passa par ce trou et, se glissant dans la boue, parvint à Ara, où on le fit déshabiller et laver ; puis, mettant ses habits, il monta à cheval et arriva à Cérines. Les Génois, en le cherchant, découvrirent l'endroit et d'après les traces qu'on remarquait dans le canal ils reconnurent que le paysan s'était enfui par là; ils bouchèrent le trou avec deux bâtons de fer. En le revoyant, la reine témoigna sa joie et augmenta sa paye de cent autres besants par an. Depuis ce moment Dimitri n'osa plus porter des lettres. Le prince se trouvait à Saint-Hilarion bien accompagné des esclaves bulgares, de Romanites, de Tatares et de bourgeois. Il envoya un exprès à la reine pour l'engager à forcer le comte d'Urbin à aller prendre Leucosie. Le comte en parla à son frère; n'ayant que des hommes à pied, ils disaient : « Comment, avec si peu de chevaux, s'exposer à de si grands dangers? Nous ne pourrons même pas fuir le cas échant. Entrer et se faire égorger ainsi, c'est un malheur et un crime. » La reine communiqua cette réponse au prince qui répliqua : « Le comte ne veut pas, mais il pourrait bien le faire. » Dimitri ayant dit qu'ils pouvaient entrer par le trou, ceux-ci répondirent : « Mais, si nous entrons par le trou, par où donc les chevaux entreront-ils? » Comme la reine pressait le comte et son frère, ils lui dirent : « Vous nous avez conduits ici pour nous perdre; c'est une perfidie. »

François cependant dit : « Au nom de Dieu, puisqu'on ne veut pas nous entendre, allons-y. » Le prince toujours dévoré par l'envie craignait la reine et le connétable, et, voyant leurs affaires aller si bien, il s'affligeait et tâchait d'amoindrir leurs armées. Le comte d'Urbin sortit alors avec son frère et beaucoup d'autres à pied. Ils arrivèrent au trou où était Trachonas et, afin de ne point faire de bruit, ils jugèrent convenable de ne pas briser les portes pour faire entrer les chevaux. Les Génois, l'ayant appris s'enfuirent, allèrent à la basse porte du Marché et montèrent sur l'enceinte. Le comte, entendant ce tumulte, fit briser les portes et vint jusqu'au pont de la Berline. Les Génois, apprenant qu'ils étaient peu nombreux et à pied, les entourèrent. Ils soutinrent le combat; enfin, se trouvant fatigués, ils se retirèrent pour prendre un peu de repos, mais, ayant rencontré d'autres Génois par derrière, ils se mirent à fuir de tous les côtés; quelques-uns se précipitèrent en bas de la forteresse. Quant au comte, il entra dans la tour de Trachonas. Ceux qui s'étaient précipités furent sauvés; le comte et plusieurs étrangers furent pris. Ce dernier et son frère furent pendus au gibet du pont de la Berline ; les autres éprouvèrent le même sort, après avoir été traînés par les chevaux.

L'amiral dit alors au roi : « Il me semble que toutes ces choses se passent avec ton consentement; c'est par tes ordres aussi qu'on retient Cérines, car, autrement, comment ton oncle pourrait-il garder ton château? On a dit deux ou trois fois que c'est pour toi qu'on tient Cérines et tu n'as pas témoigné ton mécontentement, parce que c'est par ton ordre qu'on agit ainsi. » Le roi lui répondit : « Puisque tu me tiens entre tes mains, et que personne n'ose me parler sans que tu sois là, comment ce que tu dis pourrait-il arriver? Sachant que vous êtes des nommes prudents, je vous prie d'envoyer quelqu'un pour faire sortir mon oncle de la forteresse; faites cela, je le trouverai très bien. » Aussitôt on nomma Alafran Doria et sire Thomas Cattaneo pour aller à Cérines remettre au connétable les lettres envoyées de la part du roi. C'était par ordre de l'amiral que le roi avait écrit une lettre ainsi conçue:

« Pierre, par la grâce du Saint-Esprit roi de Jérusalem et de Chypre, à mon très cher oncle le connétable. Dans une autre lettre je t'ai engagé à remettre notre château en notre pouvoir, et toi tu t'es excusé, en disant que tu ne voulais pas qu'il fût enlevé de tes mains pour être livré à celles de nos ennemis; nous t'en remercions et nous reconnaissons que, parmi tous ceux qui s'y trouvent, il n'y en a pas un autre qui prenne nos intérêts plus que toi. Nous désirons maintenant nous délivrer de ces hommes qui sont comme collés à notre personne et traiter avec eux sous plusieurs conventions; tantôt ils paraissent satisfaits, tantôt, annulant ces conventions, ils nous oppriment sous le prétexte qu'ils ne peuvent s'en aller avant d'occuper Cérines. Or, pour toutes ces raisons, nous te mandons et nous te conjurons, au nom de l'affection que tu nous portes, d'abandonner notre château en le remettant à notre cher Luc d'Antiaume, auquel tu recommanderas de le surveiller convenablement. Quant à toi, tu entreras dans notre galère en prenant avec toi deux galéasses, et tu iras où tu voudras accompagné des hommes de Cérines. Et que cela soit fait avant que les Génois ne laissent Chypre, et, te rencontrant, ne t'empêchent de partir. Sache que tous prétendent que tu retiens la forteresse pour ton propre compte; agis de manière à détruire une pareille opinion. Les Génois promettent de te donner un sauf-conduit et jurent de ne quitter l'île que quinze jours après ton départ. Nous t'envoyons dix mille ducats pour tes dépenses; tu les toucheras à Venise. L'amiral t'expédie aussi le sauf-conduit, signé de sa propre main, pour que la flotte génoise, te rencontrant, soit dans un port, soit dans une forteresse, soit sur terre, ne puisse te gêner. Pour une plus grande sûreté je t'envoie huit patrons pour t'accompagner; tu les garderas comme otages sur ta propre galère, et si quelqu'une des galères génoises ose te causer du préjudice, tu feras décapiter ces otages. Nous te mandons et commandons, sur le serment qui te lie envers nous, d'aller à Rome et de demander justice de notre part au Saint-Père le Pape, pour la manière inique dont les Génois ont ruiné notre île. Tu feras cela, sans que personne en parle, et les Génois partiront de Chypre. Tu agiras comme un bon oncle que tu es, et suivant ton affection à laquelle nous croyons. »

Le roi fit aussi rédiger en présence du chancelier un acte ainsi conçu : « Lundi, 14 mars 1374, le roi, en présence de quelques-uns de ses chevaliers, agissant pour lui-même et pour ses héritiers, donne pouvoir à son oncle, messire Jacques de Lusignan, connétable de Jérusalem, de faire de ses biens ce qu'il voudra, c'est-à-dire de les vendre ou mettre en gage devant notaire, suivant sa propre volonté, et il fera valoir cet acte comme s'il avait été fait devant la haute cour. » Cet acte ainsi rédigé fut expédié au connétable.

Il fit adresser encore une lettre aux habitants de Cérines, lettre conçue en ces termes : « Sachez que nous avons appris par notre cher oncle la peine que vous avez prise avec lui pour garder notre forteresse. Nous prions Dieu qu'il nous fournisse l'occasion de vous récompenser tous ensemble et chacun selon son mérite. Nous mandons à notre oncle de livrer notre forteresse à notre cher et fidèle chevalier Luc d'Antiaume, en vous recommandant de lui obéir, comme s'il s'agissait de nous-même en personne; gardez-la bien contre nos ennemis et contre les voleurs, parce que nous faisons partir notre oncle pour un service particulier. »

En outre les Génois rédigèrent cet acte devant notaire: « Lundi, 14 mars 1374, devant moi notaire et les témoins ci-dessous désignés, lesquels ont été priés d'intervenir dans cette rédaction, les très honorables et sages seigneurs, messire Pierre de Campo Frégoso, amiral de Gênes, sire Robert Spinola, sire Ticio Simbo, sire Grigou Dinegro, sire Fran Doria et les autres patrons des galères génoises sont venus en la présence du roi de Chypre et de Jérusalem, et se sont chargés au nom de Dieu de garder la galère royale sur laquelle va monter le connétable pour aller en Occident, promettant de ne mettre aucun obstacle à ce départ. Dans le cas contraire, s'il arrive quelque dommage au roi, à son oncle ou à quelque autre Chypriote appartenant à l'équipage de la galère royale, nous subirons une amende de trente mille ducats qui seront versés à la chambre du roi de France. Pour donner une confirmation et une assurance plus grande à cet acte, il a été écrit de la main du notaire, dans le jour et à la date précitée et devant les témoins suivants : Jean de Lapine, sire Jean de Finiou, sire Jacques de Saint-Michel, sire Jacques de Scandelion, Laurent Malipiero de la Rivière, Jean Doria, Martin de Fieschi et plusieurs autres. » On envoya ce privilège au connétable à Cérines.

Le roi fit écrire encore un autre document ouvert ainsi conçu : « Pierre de Lusignan, par la grâce de Dieu roi de Jérusalem et de Chypre. Par cette lettre faisons savoir à tous ensemble et à chacun en particulier que toutes les libertés rendues aux esclaves par notre très cher oncle à Cérines, ainsi que toutes les condamnations portées contre les voleurs, malfaiteurs, assassins et autres, écrites et signées de sa main, restent, suivant notre volonté, fermes et assurées pour toujours, comme si elles provenaient de notre main. Les augmentations ou diminutions de salaires qu'il a faites à la paye, nous les confirmons et voulons qu'elles restent en vigueur comme si elles étaient signées de notre propre main. S'il existe aussi un acte de sa main accordant quelque gratification aux chevaliers et aux bourgeois qui se trouvaient avec lui, nous le confirmons également. Nous proclamons aussi une nouvelle grâce pour tous les coupables, malfaiteurs, esclaves fugitifs ; que chacun, profitant du pardon que nous lui accordons, revienne à sa maison et à son métier. Nous reconnaissons la liberté accordée aux esclaves par notre oncle le prince à Cantara, au Léon et à Saint-Hilarion. Pour foi et assurance de la vérité nous avons fait faire ce privilège que nous avons signé de notre main et scellé de notre sceau d'usage. »

E écrivit une autre lettre à Luc d'Antiaume : « Nos chers sujets, sachez qu'ayant envoyé notre oncle Jacques de Lusignan en Occident, nous lui avons mandé de rendre notre forteresse à ta discrétion; nous avons aussi mandé à notre peuple de la dite forteresse de t'obéir jusqu'à nouvel ordre. Or, nous te prions de commander à notre peuple de bien surveiller cette forteresse jour et nuit, tant que le loup restera dans l'île de Chypre, afin qu'il ne trouve pas les hommes endormis et qu'il n'enlève pas l'agneau. Fais donc une bonne garde et surveille dans tous ses détails notre forteresse, pour qu'elle se trouve en bon état, comme elle était pendant le gouvernement du seigneur mon oncle, et renseigne-moi, pour que je t'envoie tout ce dont elle pourrait avoir besoin. Mande en même temps au secrétaire d'envoyer les comptes de cette forteresse, afin que je voie ce que je dois à la garnison pour la paye de tout le mois de février et que je les paye. Ecrit le 14 mars 1374. »

Voici la lettre qu'il écrivit à son oncle le prince : « Pour plusieurs affaires du royaume nous envoyons le connétable en Occident. Les Génois, désirant évacuer la forteresse, sont tombés d'accord avec lui et ils lui ont expédié les conditions de la paix. C'est pour cela que je lui ai mandé de mettre à sa place sire Luc d'Antiaume qui surveillera la forteresse aussi bien que possible jusqu'au moment du départ des Génois. Toi aussi garde Saint-Hilarion le mieux que tu pourras. »

Il écrivit ainsi à sa mère : « Très chère mère, sache que par la grâce de Dieu les Génois sont tombés d'accord avec nous pour les raisons suivantes : 1° à cause de sire Gefran Giplin leur receveur. Une querelle mortelle étant survenue deux ou trois fois entre les Génois et ce receveur, les premiers furent obligés de lever leur camp de siège de Cérines ; 2° parce que mon oncle le prince réussit à se jouer d'eux et à s'évader; 3° parce qu'ils n'ont pas pu prendre Cérines, le connétable leur ayant fait beaucoup de mal. Pour toutes ces causes ils ont jugé convenable de faire avec nous une convention dont les détails te seront expliqués quand tu viendras à Leucosie. Ecrit le 14 mars 1374. »

Le camp de siège fut levé pacifiquement devant Cérines le 15 mars 1374. Le siège avait duré quatre mois, pendant lesquels les ennemis n'avaient pas eu d'autre bénéfice que de perdre tous les Génois qui y étaient venus de Leucosie. L'amiral ne descendait pas d'une grande famille; on le haïssait à cause de son orgueil; plusieurs fois même on chercha à le tuer. C'est à leur haine que nous devons notre salut. Il n'y a pas de race aussi envieuse que les Génois et les Arméniens, ces deux nations maudites. Les Arméniens possédaient deux cents forteresses et villes; ils les ont perdues à cause de leurs haines; nous mettons en Dieu notre espérance pour que la même chose arrive à la commune de Gênes.

Le prince et le capitaine de Léon et de Cantara, ayant été informés que les Génois avaient fait la paix, écrivirent chacun au roi une lettre ainsi conçue : « Nous avons appris que par la pitié de Dieu tu as fait la paix avec les Génois qui vont partir; or, nous te mandons et prions ta seigneurie de commander à d'autres garnisons de venir nous remplacer, et de leur donner des marques ou une lettre de confiance pour qu'ils puissent prendre ces forteresses. »

Le connétable, après avoir reçu la lettre avec les privilèges rédigés devant notaire et les autres pièces, répondit aussitôt au roi : « Très cher neveu et mon bon seigneur, j'ai reçu tes lettres et j'ai compris ce que tu m'écris. Pour me conformer au commandement que tu me fais de remettre la forteresse à sire Luc d'Antiaume, j'ai appelé, suivant ton ordre, tout le peuple auquel j'ai communiqué ta lettre; tous se soumettent à ton commandement et se rendent à ta seigneurie. J'ai donné à sire Léon[118] d'Antiaume les instructions nécessaires pour garder la forteresse. Ton peuple envoie une lettre à ta seigneurie, et Léon d'Antiaume t'en écrit une autre sur les besoins qu'il a. »

Le connétable adressa une seconde lettre au roi. « Seigneur, tu m'informes que les Génois ont fait un sauf-conduit et tu me l'envoies ; je ne m'y fie pas, parce que plusieurs fois ils nous ont trompés avec leurs serments. Quant à ce que tu me commandes de retenir dans ma galère huit patrons de galères, je m'étonne que ta seigneurie, à l'exemple de ces gens-là, me considère comme un homme aussi inexpérimenté. Dieu veuille que la flotte des Génois ne m'approche pas! Qui oserait alors toucher à ses patrons? Or, il ne me paraît pas sage de me mettre en mer avant leur départ. Mais pour ta satisfaction et pour ma tranquillité, dis à l'amiral d'envoyer à Cérines deux Génois de grandes familles, lesquels, pendant que le prêtre élèvera le corps et le sang de Jésus-Christ, jureront de ne me faire aucun mal ni d'entraver ma route. »

Le roi, ayant reçu cette lettre, la lut à l'amiral. Celui-ci manda aussitôt sire Thomas Cattaneo, qui avait reçu du duc de Gênes le droit de faire à Chypre ce qu'il voudrait avec l'amiral, et sire Jacques de Saint-Michel représentant le roi; tous deux se rendirent à Cérines. Le connétable les accueillit selon leur mérite; ils allèrent à l'église de Saint-Eunomène.[119] Le prêtre se prépara et commença la messe au nom de la Sainte-Trinité ; vers la fin de la messe, quand le prêtre éleva l'hostie et le sang et les mit sur l'autel, sire Thomas Cattaneo avec sa suite déposa sur l'autel la lettre de l'amiral et des autres Génois adressée au connétable avec le sauf-conduit et les autres accords et promesses. Sire Thomas Cattaneo et sire Jacques de Saint-Michel y mirent les mains et dirent : « Moi, Thomas Cattaneo, je jure sur le corps de Jésus-Christ, au nom de tous les patrons des galères, de tenir valable et d'observer ce sauf-conduit que nous t'avons adressé et d'exécuter toutes les promesses qui y sont contenues, sans avoir recours au moindre prétexte de mauvaise volonté. » Le prêtre lui dit : « Que Dieu vienne à ton aide! » Sire Jacques de Saint-Michel dit à son tour: « Seigneur, je jure sur le précieux corps et sang de Notre Seigneur, au nom de mon seigneur le roi, comme chrétien que je suis, que tous les écrits, promesses et autres pièces que le roi t'a envoyés, il les tiendra bien et solidement avec son juste pouvoir. » Sire Cattaneo dit encore : « Je te jure qu'après le jour de ton départ nous attendrons quinze jours avant de sortir de Famagouste, afin que tu puisses continuer ton voyage. » Quand la messe fut achevée, le connétable, dans l'église même, remit la forteresse entre les mains du capitaine. Tous les salariés jurèrent de garder bien et fidèlement la forteresse au nom du roi contre toute sorte d'hommes. Le prêtre, à chaque serment ou promesse, répétait : « Que Dieu vous vienne en aide ! »

On publia aussitôt dans Germes : « Seigneurs, petits et grands, de quelque condition que vous soyez, riches et pauvres, ecclésiastiques et séculiers, qui demeurez ici, sachez que les Génois ont fait une bonne paix avec notre seigneur le roi de Chypre. Dès lors chacun peut entrer et sortir, négocier, voyager par terre ou par mer, selon son plaisir et comme il était accoutumé, sans craindre le moindre dommage pour sa personne et pour ses biens; le pardon est acquis à tout ce qui a été fait de part et d'autre, morts, pillages et injustices, et, sous peine de la vie, personne n'osera demander raison des faits passés. Tel est l'ordre de Dieu et de notre seigneur le roi de Jérusalem et de Chypre. »

Alors la reine, accompagnée de sa suite et emportant ce qui lui appartenait, sortit de Cérines et vint à Leucosie. Sire Pierre de Campo Frégoso prit les Génois pour se rendre à Famagouste. Le connétable envoya comme ambassadeur près de l'amiral Montolif de Verny, qui alla trouver ce dernier avant son départ de Leucosie pour conclure la paix. Le 8 avril 1374, Montolif sortit, et venant à Leucosie devant le roi, lui dit : « Le seigneur ton oncle se recommande à ta seigneurie, et te prie de lui dire si le serment a été prêté devant toi. » Le roi lui répondit : « Tout a été fait devant moi et de mon consentement. » L'amiral vint alors auprès du roi et toute l'armée alla à Famagouste sans l'amiral et sa suite. Montolif répéta sa demande à l'amiral, en lui disant : « Seigneur, le connétable m'a envoyé auprès de vous, pour vous demander si vous considérez comme solides l'accord, la paix et les conditions échangées entre nous. » L'amiral répondit : « Sur ma foi, je les tiens valables et solides. » Montolif lui remit alors les traités écrits et demanda au roi les dis mille ducats qu'il avait promis au connétable. Le roi commanda d'écrire une lettre à sire Jean Cornaro pour que ce dernier lui versât dis mille ducats valant quarante mille aspres de Chypre. L'amiral lui dit : « Tu as oublié de me dire de confirmer et de tenir les accords faits par Thomas Cattaneo et je te montre que je suis prêt à jurer. » Aussitôt l'amiral et les patrons qui se trouvaient à Leucosie jurèrent devant le roi et sur les Saints-Evangiles, de tenir à tout jamais bien et solidement les accords contractés entre sire Thomas Cattaneo avec ses compagnons et le connétable, accords que Montolif allait remettre au roi. Alors celui-ci gratifia Montolif d'une rente de 1.500 aspres de Chypre perçus sur les revenus les plus nets du trésor royal. L'amiral et les patrons jurèrent au roi, et le roi à ceux-ci, de tenir solidement les accords contractés entre eus. Le roi ne pouvait agir autrement, forcé qu'il était de consentir à tout ce que les Génois lui demandaient, dans la crainte d'être tué. Ils l'obligèrent à leur payer neuf cent mille ducats, et ils prirent en gage Famagouste et les chevaliers dont je vous dirai bientôt les noms; ces ducats étaient partagés en payements annuels jusqu'à entier acquittement. L'amiral alors laissa Leucosie aux mains du roi et alla avec sa suite à Famagouste.

Les Génois dirent au roi : « Seigneur, le connétable s'en va, ainsi que l'a juré Montolif ; nous voulons que vous nous donniez un gage pour les neuf cent mille ducats pour lesquels nous sommes tombés d'accord; quand nous aurons été payés, nous rendrons ce gage. Il est nécessaire que le connétable soit obligé de se porter garant; s'il n'accepte pas, tu le déshériteras en nous donnant un autre garant que nous garderons avec nous à Famagouste jusqu'à ce que nous soyons payés ; ce payement se fera en neuf ans, cent mille ducats par an. » — « Le gage que vous avez, Famagouste, ne vous suffit-il pas? Vous m'en demandez d'autres pour les neuf cent mille ducats. » L'amiral répondit : « Seigneur, les Templiers ont vendu toute l'île pour cent mille ducats et nous, nous tiendrions Famagouste pour neuf cent mille! Cela ne nous suffit pas. Nous ne pouvons accepter ni Famagouste ni les chevaliers retenus comme gages; nous demandons une autre assurance. » Le roi dit : « Les Templiers ont vendu le pays, parce qu'ils l'ont trouvé sans maître, le duc étant mort et l'empereur étant trop loin pour recouvrer son bien. Or, ces Templiers, profitant des guerres dans lesquelles l'empereur était impliqué, ont vendu une chose qui ne leur appartenait pas; nous mêmes, nous ne pouvions retenir la chose d'autrui qui pouvait nous être enlevée. Rappelez-vous combien de conventions et de promesses ont faites mes parents afin d'amener ici des seigneurs et des hommes pour occuper l'île, et alors dites-moi si le royaume a été acheté pour cent mille ducats. » L'amiral reprit : « Si ton oncle le connétable veut aller où tu l'envoies pour ton service, sur ta propre galère, ordonne-lui de s'embarquer. » Alors l'amiral envoya la galère royale pour prendre le connétable à Cérines; il chargea sire Montolif d'y conduire les huit patrons pour accompagner le connétable, et il envoya deux autres galères chypriotes pour accompagner la galère royale.

Le roi adressa au prince la lettre suivante : « Très cher oncle, sache que j'envoie au Pape mon oncle le connétable et que j'ai fait la paix avec les Génois qui sont allés à Famagouste. Sors donc et viens à Leucosie pour prendre connaissance des conditions de la paix. J'envoie mon chevalier messire Jean pour que tu lui remettes la forteresse. » Le roi expédia aussi des garnisons pour remplacer celles qui gardaient les autres forteresses. Le prince, voyant la lettre royale, se rendit à Leucosie. Le roi lui montra les conventions, en lui disant « que les Génois exigeaient de lui des garants pour les neuf cent mille ducats, qu'ils garderaient Famagouste avec les chevaliers jusqu'à l'entier acquittement de la dette, et qu'ils demandaient encore son oncle le connétable; et ils ajoutaient que, si ce dernier ne consentait pas à se porter garant, ils lui enlèveraient ses villages et les donneraient à un autre. » Le prince, voyant que les Génois ne voulaient pas partir sans prendre des garants, envoya de son propre mouvement ses deux fils, Jacques de Lusignan comte de Tripoli, son fils légitime, et messire Jean de Lusignan, son fils naturel. Ce dernier avait pour mère darne Alice de Giblet, femme de messire Philippe de Cos, et, afin que ce Philippe ne comprît pas que l'enfant était le bâtard du prince, celui-ci lui avait donné le nom de Jeannot, son propre nom. Après la mort du susdit Philippe on apprit que l'enfant était le fils du prince, dans la maison duquel il demeurait avec cette qualification. Les Génois demandèrent la princesse qu'ils conduisirent à Famagouste.

Quand sire Montolif de Verny revint à Cérines, il remit au connétable le sauf-conduit et la lettre de change du roi, en lui disant qu'on avait juré devant le roi et qu'on allait préparer la galère royale qui devait conduire le connétable. Quand les Cériniotes apprirent que ce dernier allait être exilé de Chypre, de combien de pleurs et d'affliction ils furent remplis! Mais ce fut en vain, car les choses étaient déjà terminées. Ils se repentirent d'avoir conclu la paix. Ils avaient cependant de bons motifs pour la faire. D'abord, quand les ambassadeurs arrivèrent à Cérines, le connétable, pour faire un bon accueil à ces grands seigneurs, les garda chez lui pendant quinze jours; il fit moudre tout le blé qui se trouvait dans la forteresse et le distribua aux boulangers qui, fabriquant du pain, le vendaient à bon compte au marché, afin que les ambassadeurs, voyant que la forteresse avait suffisamment de pain, fissent lever le camp et s'en allassent. Au moment où les ambassadeurs se disposaient à quitter Cérines, le connétable leur donna deux charges de pain à emporter avec eux. Cela tourna à bien, car ces derniers ainsi trompés dirent : « Lors même que nous resterions ici neuf ans, nous ne ferions rien. » On fit lever le camp immédiatement. Il est vrai que le connétable avait été trompé par Montolif de Verny. Il l'avait envoyé acheter du blé pour la forteresse ; mais celui-ci, par avarice, garda l'argent et la forteresse resta vide, comme je l'ai dit plus haut. Puissent les avares ne pas naître, parce que la rage de l'avarice rend les hommes pires que des démons! Le connétable croyait que la forteresse avait du blé pour un an; elle n'en avait pas même pour six mois, et sans le blé apporté par les bourgeois et sans celui que la reine avait acheté, les Bulgares s'en seraient allés et la forteresse se serait rendue; et tout cela pour que le misérable chevalier augmentât sa fortune de cinq cents hyperpères. Il est vrai qu'avant l'arrivée des Génois on apportait du blé chaque jour, mais lorsque le camp de siège fut mis, personne n'osa plus sortir; le bétail même qui restait dehors fut pris par les Génois. C'est ainsi qu'ils furent réduits à toute extrémité, mais Dieu leur vint en aide.

Bientôt parut à Cérines la galère royale sur laquelle le connétable allait s'embarquer avec sa femme, sa fille et toute sa suite. Avant de partir, il avait envoyé partout pour trouver de quoi approvisionner la forteresse de Cérines, qu'il aimait beaucoup, dans la crainte que les Génois ne vinssent à la surprendre. Pour la seconde fois, il mit sire Léon d'Antiaume en mesure de jurer avec tous les guerriers qu'ils ne rendraient la forteresse qu'au roi ou d'après ses ordres, mais non aux Génois. Lors même que le roi leur commanderait de la rendre à ces derniers, ils n'exécuteraient point son ordre, certains qu'un pareil ordre ne pourrait être donné que par peur.

Le connétable monta sur la galère. A peine eût-elle mis à la voile que deux galères génoises apparurent et vinrent l'accompagner. Voyant qu'il était tombé entre leurs mains, il manda les huit patrons auxquels il dit : « Seigneurs, sont-ce là vos promesses et vos serments? Gloire à Dieu! Nous ne sommes pas encore sortis de Chypre et déjà vos galères me surveillent! » Les patrons, en hommes prudents et rusés, répondirent : « Seigneur, il a semblé aux patrons et aux autres seigneurs qu'il serait honteux de laisser un seigneur tel que toi, descendant de sang royal, aller tout seul. C'est pour cela qu'ils ont jugé convenable de les envoyer pour t'accompagner. » Alors les deux galères s'approchèrent de la galère royale et saluèrent le connétable. Les deux patrons, nommés Antonio de la Turno et Antonio Scarzafugho, lui dirent : « Seigneur, n'aie aucun soupçon, nous t'accompagnerons jusqu'à l'endroit où tu mettras pied à terre, et alors nous nous séparerons pour continuer notre chemin. » Le connétable, qui connaissait bien les Génois, n'osa pas leur dire des injures, il feignit au contraire de les remercier, parce que, suivant le proverbe, « Le puissant me tient et l'homme faible me bat ». Quand la galère royale aborda à Rhodes, elle entra dans le port de Mandraki et les frères chevaliers descendirent pour le recevoir avec honneur. Quatre jours après, les mêmes frères vinrent prier le connétable, qui restait hors de la forteresse, d'y entrer, en lui disant : « Seigneur connétable, c'est une grande honte pour nous que tu sois logé hors de la forteresse, daigne y venir et croire qu'elle t'appartient aussi bien que Cérines. D'ailleurs nous avons peur que tes ennemis s'en emparent et il ne nous semble pas juste que tu nous sois enlevé. Nous te prions donc d'entrer dans la forteresse où tu seras en sûreté mieux que partout ailleurs, et nous te servirons dans tous tes besoins. » Le connétable les remercia et se transporta à la forteresse, mais à l'entrée du port sa fille tomba malade. Alors les patrons des deux galères vinrent et lui dirent : « Seigneur, il est temps de monter sur ta galère et de continuer ton voyage. » Le connétable, voyant qu'il se trouvait dans leurs mains, leur répondit avec humilité et courtoisie : « Dieu sait que je désire vivement achever ce voyage, mais ma fille unique est dangereusement malade, et je n'ose pas la transporter dans la crainte de causer sa mort; je resterai ici jusqu'à sa guérison. Cependant, si vous voulez vous en aller, partez heureusement; je vous remercie de m'avoir accompagné. » Ceux-ci répliquèrent : « Nous avons promis de t'accompagner jusqu'où tu voudras. » Le connétable les remercia une seconde fois et les salua. Les Génois allèrent trouver le lieutenant qui gouvernait Rhodes au nom du grand-maître; ce dernier était absent, il était auprès du Pape[120] et avait été remplacé par le maréchal de Rhodes, le même qui auparavant avait visité Chypre. Ils le menacèrent, en protestant : « Nous te rendrons responsable de tous les dommages que nous subirons pendant les journées que nous passerons ici à cause du connétable. Nous te prévenons donc que, si tu veux rester notre ami, tu dois lui commander de quitter le pays, pour que nous-mêmes nous puissions continuer notre chemin; autrement nous t'assurons que nous nous mettrons sur le pied de guerre et que c'est vous qui nous indemniserez. » Pendant ces pourparlers, la fille du connétable, âgée de deux ans, mourut. Son père et sa mère en éprouvèrent une grande douleur. Les frères de Rhodes furent saisis de frayeur à cause des Génois dont ils connaissaient l'orgueil, et parce qu'ils se rappelaient les maux qu'ils avaient faits à Chypre. Ils mandèrent au connétable de partir, parce qu'ils ne pouvaient pas résister aux Génois, ces mauvais Chrétiens, ces instruments du diable; ils ne voulaient pas s'exposer à des dangers à cause de lui. Le connétable leur répondit : « Seigneurs, je vous prie de me recommander à votre lieutenant et à tous les autres seigneurs, en leur disant de ma part: « Sont-ce là les promesses que vous m'avez faites quand je suis venu ici? Ne sont-ils pas obligés de défendre les pauvres contre les voleurs et les faibles contre les forts ? Moi, je suis le fils de ce bon roi Hugues qui vous aimait tant. Vos biens se trouvent dans Chypre; vous nous avez prêté serment et maintenant vous voulez me livrer aux mains de mes ennemis. J'éprouvai une grande joie en arrivant dans votre pays pour trouver un refuge et en croyant que Rhodes n'est pas inférieure à ma propre maison, et je rendis grâce à Dieu qui m'avait mis en si bonnes mains. Vous ne voulez pas avoir pitié de moi et me prendre sous votre protection, et par peur des infidèles Génois vous me refusez le secours que votre ordre vous prescrit. Je prie ardemment Dieu et vous de me mettre dans une tour et de me laisser là jusqu'à ce que cette race infidèle s'en aille d'ici. Vous me laisserez ensuite aller à Rome pour exécuter l'ordre de mon roi. Si vous ne voulez pas faire cela, je vous prie alors d'armer mie de vos galères pour m'accompagner dans mon voyage jusqu'à Rome. En agissant ainsi, vous me causerez un vif plaisir, car vous montrerez votre bonne courtoisie envers les amis et les bons sentiments que vous avez pour Chypre. » Les frères retournèrent auprès du maréchal-lieutenant et des premiers conseillers pour leur rapporter le discours du connétable; ils décidèrent de le secourir et de l'accompagner jusqu'à Venise.

Les jours succédaient ainsi aux jours. Treize jours après l'arrivée de la galère du connétable au port de Mandraki, apparurent dis autres galères génoises sur lesquelles se trouvaient les chevaliers chypriotes que nous nommerons tout à l'heure et les biens enlevés de Chypre. Elles rencontrèrent à Rhodes les deux galères et celle du roi. L'amiral et les autres chevaliers se fâchèrent en voyant que les deux patrons étaient restés à Rhodes pendant tout ce temps-là. Ceux-ci répondirent : « Seigneur, ne te fâche pas contre nous; ce sont les Rhodiens qui retiennent le connétable, et qui, en ne nous le rendant pas, nous empêchent de partir. » On manda à tous les frères qu'ils eussent à renvoyer le connétable s'ils ne voulaient pas se trouver en danger. Alors le lieutenant du grand maître, tous les conseillers et tous les habitants de l'île furent saisis d'effroi et firent dire au connétable : « Au nom de Dieu, sors d'ici pour aller dans leur compagnie; si tu veux que nous te donnions une de nos galères pour t'accompagner, nous sommes à tes ordres. » Le connétable qui, en homme sage qu'il était, comprenait que deux galères ne pouvaient rien faire contre les douze en question, répondit humblement et avec émotion :

« Chers frères chrétiens, protecteurs des faibles, il est temps de me secourir en me sauvant des mains des Génois; je suis venu chez vous comme un homme au désespoir et vous m'avez promis de me conduire à Venise à mes frais. » En parlant ainsi, il remplit un mouchoir de larmes. Les frères revinrent auprès du lieutenant du grand maître pour lui rapporter les paroles du connétable. Celui-ci fut très affligé, mais il ne pouvait rien faire. On publia alors dans la ville de Rhodes qu'il n'était permis à personne de vendre ses armes et que tous les Chypriotes qui se trouvaient à Rhodes devaient, sous peine de mort, quitter l'île dans le délai de trois jours. On mit une garde pour surveiller la porte du logement du connétable. Le soir[121] le lieutenant du grand maître, accompagné des premiers dignitaires, allèrent dire au connétable : « Bon seigneur, nous te prions de partir d'ici; le danger qui nous menace est très grand et peut nous occasionner des malheurs irréparables. Il nous paraît donc juste que tu sortes et que tu continues ta route. Si, à l'aide de douces paroles, tu peux persuader à l'amiral de partir avec ses galères et de te laisser, nous ferons tout ce que nous pourrons pour toi, en mettant à ton service nos propres personnes. » Il les remercia, en leur disant : « Dites, je vous prie, à l'amiral qu'il m'envoie quelqu'un pour que je lui parle. » Ils transmirent le désir du connétable à l'amiral qui, l'ayant appris, lui envoya quatre chevaliers pour s'entretenir avec lui. Ceux-ci lui annoncèrent les nouvelles de Chypre. Ils lui dirent que les Génois avaient voulu tuer la reine à cause de l'infidélité qu'elle leur avait faite et qu'elle avait eu de la peine à se sauver. Le connétable leur dit : « Seigneurs, pourquoi ne me laissez-vous pas aller mon chemin? Vous m'avez fait des promesses par écrit, vous m'avez donné un sauf-conduit, et tout cela n'est que mensonge. Est-il possible d'ajouter foi à vos paroles et à vos serments? » Ils lui répondirent : « Vois combien notre parole et nos serments sont sûrs et solides. Sache que nous avons juré à ton frère le prince et à la reine qu'ils pouvaient venir, l'un de Saint-Hilarion et l'autre de Cérines; bien loin de leur faire aucun mal, nous les avons réconciliés, et ils nous ont remerciés. N'est-ce pas suffisant pour que chacun nous considère comme de justes et fidèles Chrétiens? Nous te promettons, au nom des sept mystères de l'Eglise et sur les Saints-Evangiles que nous t'accompagnerons où tu voudras aller et que ta vie, comme celle de ta suite, et tes biens seront en sûreté. » Le connétable, entendant ces bonnes paroles et leurs promesses, voyant d'ailleurs qu'il était entre leurs mains et qu'il ne pouvait pas s'en tirer facilement, se dit en lui-même « de deux maux il faut choisir le moindre », et consentit à aller avec eux. Les frères le livrèrent aux Génois et ils partirent.

Laissons maintenant ce dernier et racontons la sortie de l'amiral. Après le départ de l'amiral, les quinze jours stipulés étant passés, les patrons armèrent dix galères le dernier jour d'Avril 1374. Outre la chiourme, ces galères portaient ces chevaliers pris en Chypre comme otages poulies neuf cent mille ducats d'or. Le premier de ces otages était Jacques de Lusignan, fils du prince comte de Tripoli, Janot de Lusignan, son frère bâtard (sire de Beyrouth), sire Arnaud de Soissons, sire Jean de Giblet, sire Raymond le Vicomte, Odet de Mimars, maréchal de Chypre, sire Pierre Lases, sire Badin de Norès, sire Guillaume de La Baume, sire Simon de Montolif, sire Pierre de Flourin, sire Jacques Penefi, sire Philippe Costa, sire Amaury de Plessie, sire Pierre de Montolif, sire Nicolas de Montgezart, sire Thomas de Bon, sire Gautier de Norès, sire Jacques de Navarre, sire Jean de Limnat, sire Jacques Le Buffle le Tzasoulas, sire Amaury Le Moine, sire Amaury de Montolif, sire Amaury de Oliva, sire Guy Protot, sire Guy de la Collé, sire Jean de Salases, sire Badin de la Collie, sire Amaury Ysaq, Jacques de Montgezart, sire Guillaume de Gaurel, sire Pierre de Cafran, sire Jean de Mimars, sire Renaud de Lenseigny, sire Pierre de Limnat, sire Guillaume Fort, sire Egrinie vicomte de Famagouste, sire Henri de Limnat, sire André de la Collie, sire Priam de Montolif, sire Hugues de Montolif, outre ceux qu'ils avaient envoyés dans les prisons de Chio, c'est-à-dire Jean de Morpho comte de Rochas, sire Raymond Babin, sire Jean Babin le fils du sire Guy, sire Pierrot Russian, sire Jean Babin le fils de Resia, le fils de sire Philippe Provost, sire Pierre de Couches, sire Jean Babin le fils du sire Ramond, sire Nicolas d'Ibelin. Ils avaient aussi pris les jeunes garçons dont les noms suivent, poulies marier avec leurs filles, savoir Janot de Norès pour en faire le gendre de l'amiral de Gênes sire Pierre de Campo Frégoso, Louis Le Vicomte comme gendre de sire Ticio Simbo. Il y avait aussi d'autres chevaliers qui inconsolables allaient d'eux-mêmes à Gênes. Après le départ de ces derniers, le roi supprima les revenus de ceux qui étaient coupables du meurtre de son père; si, par hasard, l'un d'eux retournait, il était chassé et exilé. En voici les noms : sire Thomas de Morpho, fils du comte de Rochas, sire Arnaud de Mimars, sire Guillaume de Montolif le Jeune, sire Philippe de Moufle, sire Philippe de Soissons, sire Eustache Le Petit, sire Raymond Candoufle, sire Guy Malembec, sire Thomas Amar, sire François Camerdas.

Les sept galères génoises étaient arrivées à Chypre le samedi 30 avril 1373 ; elles partirent le même jour du même mois (de l'année suivante), c'est-à-dire après avoir, pendant un an, causé beaucoup de malheurs dans Chypre.

Reprenons notre récit. Le connétable, voyant le scandale que les Génois avaient fait à Rhodes, descendit le samedi 3 juin 1374, accompagné de sa femme et de sa suite, avec leurs biens, et ils s'embarquèrent sur leur galère au point du jour. Les patrons lui dirent : « Il est nécessaire que tu nous accompagnes à Gênes pour confirmer la paix; nous te promettons qu'après avoir passé l'été avec nous, tu iras trouver le roi de France. » Ils confirmèrent leurs nouvelles promesses par des actes rédigés devant notaire; mais cela ne lui servit à rien. Le connétable comprenait que tous les écrits qui lui promettaient de le laisser partir n'avaient aucune valeur; mais il n'y pouvait rien.

Les frères de Rhodes et les conseillers se repentirent beaucoup d'avoir mis le connétable entre les mains des infidèles Génois; ils craignaient surtout que le roi ne séquestrât les villages de la commanderie qu'ils possédaient en Chypre. Cependant les pauvres Chypriotes, qui souffraient beaucoup et avec patience, abandonnant le soin de les venger à la justice de Dieu, et qui se contentaient d'être les maîtres des pauvres parèques et des esclaves, ne montrèrent nullement qu'ils étaient fâchés de la conduite des Rhodiens. Les infidèles Génois, après avoir juré pour la seconde fois sur le corps et sur le sang de Notre Seigneur et trois fois sur les Saints-Evangiles de ne causer aucun mal au connétable et de ne pas l'empêcher de continuer son voyage, après lui avoir fourni les deux sauf-conduits, les trois écrits notariés et les accords de la paix, annulèrent tout cela et conduisirent le connétable à Gênes. Ils le jetèrent dans la tour de la prison de Malplaga avec les sept chevaliers de sa suite ; les autres chevaliers furent mis dans la tour dite de Gondefra; la femme du connétable madame Héloïse de Brunswick avec sa suite fut laissée libre. Celle-ci alla habiter dans la maison d'une dame veuve; elle cousait des chemises et des caleçons, et avec l'argent que lui produisait ce travail, elle trouva le moyen de vivre elle et son mari.

Le connétable, voyant que les Génois, ne tenant aucun compte de leurs faux serments, l'avaient mis en prison, n'osa pas envoyer à Venise pour faire toucher les ducats; il espérait qu'aussitôt qu'il serait délivré de leurs mains, il pourrait y aller en personne. Le roi Pierre, informé que les Génois avaient conduit son oncle en prison et que l'argent n'était pas encore touché, écrivit à Venise que, dans le cas où le connétable enverrait chercher cet argent, on ne lui payât rien, parce que le roi l'avait envoyé au Pape et en France pour ses affaires. Or, comme les Génois l'empêchaient d'aller exécuter ses ordres, le roi n'était plus obligé de lui rien donner, dans la crainte que les Génois ne s'en emparassent.

Le connétable, après être resté quelque temps dans la tour, fut pris d'ennui et médita avec de bons amis génois sur les moyens de s'évader; craignant que, s'il se sauvait, les Génois n'arrêtassent sa femme, ils l'envoyèrent en Lombardie. On lui permit alors de sortir de prison et de se promener. Mais quelques Génois l'ayant dénoncé comme voulant s'enfuir, on lui fit souffrir beaucoup de tourments. On construisit une cage de fer; il pouvait se promener, mais enfermé, et on le suspendit ainsi avec une chaîne à la tour de Malplaga. Ils firent le serment de ne lui donner que du pain et de l'eau; ils clouèrent une traverse de bois qu'ils mirent à ses pieds et il resta ainsi enfermé jusqu'au carnaval. Ils tinrent ensuite conseil entre eux : « Chevaliers, dirent-ils, cet homme, étant bien élevé, peut mourir, et alors nous perdrons ce que nous attendons de lui. » Tout en se repentant, ils ne voulurent pas briser la cage, mais ils dirent à un Génois nommé de Bagi de demander à la commune la faveur de lui fournir lui-même le pain et l'eau. La demande de Bagi fut accueillie et on recommanda aux gardiens de ne permettre à aucun autre de donner le pain et l'eau au prisonnier. Ce Génois préparait chaque jour une poule rôtie ou bouillie, la partageait en deux et remplissait de pain cette poule ou de la viande de chevreau ou autre; pendant le carême, il faisait de même avec du poisson ou autre chose; et il mêlait du vin avec l'eau. La femme du connétable, ayant appris que son mari endurait ces maux à cause d'elle, retourna à Gênes; on fit aussitôt sortir le connétable de la cage et on le mit dans la tour avec sa femme.

Sachez encore que plusieurs chevaliers trouvèrent le moyen de s'échapper. C'étaient : Hugues de Mimars, amiral de Chypre, sire Badin de Norès, sire Odet de Soissons, sire Philippe de Soissons, sire Pierre Lases, Jean Babin, sire Thomas de Bon, sire Pierre de Cafran, sire Guy le Vicomte, sire Renaud le Vicomte son frère, sire Jean de Mimars avec ses deux fils sire Pierre et sire Henri, sire Guy de La Baume, sire Philippe Costa, sire Amaury de Plessie, sire Hugues de Candoufle. Tous ces seigneurs formèrent le complot de prendre avec eux tous les chevaliers et de s'évader. Après s'être entendus entre eux, ils nolisèrent des galères pour se faire transporter à Chypre. Tout cela est raconté dans le livre écrit par sire Jean de Mimars. Ayant été trahis par sire Amaury Le Moine, les Génois les arrêtèrent aussitôt, et les mettant en prison, les surveillèrent avec de grandes précautions jusqu'au moment où ils furent délivrés par la grâce de Dieu.

Je vous dirai comment Dieu venge les faibles. Les Génois, avant de quitter Chypre, avaient envoyé à Gênes tous les biens ravis aux pauvres et aux riches des villages, de Leucosie et de Famagouste. Le 5 décembre 1373, la veille de Saint-Nicolas, il s'éleva une grande tempête; les six galères se brisèrent à Sainte-Napa, tous les hommes se noyèrent et les biens allèrent au fond de la mer; personne ne fut sauvé, parce que le pays était plein de rochers. Telle fut la punition de ces injustices! Les deux autres galères arrivèrent à Gênes.

Avant de quitter Chypre, les Génois laissèrent un capitaine avec de nombreux soldats pour gouverner Famagouste ; ils lui commandèrent de demander au roi chaque veille de Noël cent mille ducats, suivant les articles de la paix. Il se passa quelque temps sans que ce capitaine pût rien recevoir.

La reine désirait tuer le prince, son beau-frère, qui se trouvait à Saint-Hilarion en compagnie d'un grand nombre de Bulgares. Avant de quitter Germes, elle lui manda de venir avec une armée nombreuse; ce dernier, craignant d'être pris pendant son passage, fit dire une messe, pendant laquelle tous les deux jurèrent sur le corps de Jésus-Christ de conserver la paix. Il retourna ensuite à Saint-Hilarion, accompagné par la reine jusqu'au Pas, où ils se séparèrent; la reine alla à Leucosie et le prince rentra à Saint-Hilarion avec son armée. Quand la reine arriva à Leucosie, elle lui envoya cette lettre : « Mon cher frère, défie-toi des Bulgares qui ont formé le complot de te tuer et de s'emparer de Saint-Hilarion; prends tes précautions; c'est à cause de l'affection que je te porte que je te donne cet avis. » Le l)on seigneur, ajoutant foi à la lettre de son ennemie, qui empoisonnait d'une manière pire que le poison, avait commis un grand crime en faisant périr injustement tant d'âmes innocentes. Or, le prince, après avoir lu cette lettre, monta à la citadelle supérieure de la forteresse, où il appela les Bulgares un à un et il les fit précipiter en bas par la fenêtre; la hauteur en étant si considérable, qu'ils se tuaient. Par la grâce de Dieu, le dernier de ces misérables, ayant été sauvé, alla raconter comment ses compagnons avaient été tués; il a vécu encore longtemps après cet événement, Le prince, ayant reçu une seconde lettre et croyant que le cœur de la reine était lié par le serment, quitta Saint-Hilarion et vint à Leucosie. Cependant la reine très irritée contre lui cherchait le moyen de s'en emparer et de lui donner la mort. Elle excitait son fils à le tuer comme coupable de la mort de son père. Après le dîner, le roi fit dire à son oncle de venir auprès de lui. On avait caché derrière dans les voûtes sire François Tamachi Génois qui était resté à Chypre au service du roi, et sire Fiasses Saturno Catalan et Louis Pons, serviteurs du roi, avec d'autres Napolitains, Lombards et chevaliers chypriotes. Comme le prince après avoir reçu l'ordre royal se disposait à monter à cheval, les serviteurs qui l'aimaient, lui dirent : « N'y va pas, on va te tuer. » Il ne tint pas compte de cet avertissement et alla jusqu'au perron; là on lui renouvela le même conseil. Il ne voulut pas y croire en disant : « On se joue donc des serments! » A peine avait-il mis les pieds dans les étriers, que son cheval fit un faux pas et tomba. Il se rendit néanmoins à la cour. Avant qu'il descendit, les chevaliers lui firent signe de retourner. Il ne voulut pas se rendre à ce dernier avertissement, afin que le destin s'accomplît. Après être descendu de cheval, il entra dans la chambre couverte de tapis d'or et qu'on nommait Chambre de Paris. Là il trouva le roi et la reine assis sur le canapé ; il les salua, ainsi que ses parents. La table était servie. La reine dit au prince: « Seigneur frère, viens manger avec nous. » Celui-ci, pour ne montrer aucune rancune, répondit : « A vos ordres. » On se mit à table. La reine était convenue d'un signal. Au moment où elle lèverait son mouchoir, on lui apporterait sur un plateau l'habit que son mari portait quand il fut tué. Elle avait dit aux assassins : « Au moment où je montrerai l'habit, soyez prêts à le tuer. » Ainsi fut fait. Le prince restait à table, le cœur oppressé. On lui dit : « Seigneur, mange. » Il répondit : « Mon cœur, mon cœur! je ne sais pourquoi il est oppressé; je ne sais ce que j'ai. » Quand ils eurent fini de manger, on apporta l'habit à la table; la reine dit : « Seigneur prince, à qui appartenait cet habit? »

Aussitôt les assassins se précipitèrent sur le bon prince et regorgèrent dans la même chambre où le roi Pierre avait été tué. On pleura beaucoup ; tout le monde s'affligea à cause de sa mort. On le transporta ainsi massacré et on l'enterra à Saint-Dominique. Le même jour, le roi donna à sire Nicolas Zacharia le Vénitien le village de Paléomassara pour lui et ses enfants. Après l'arrivée au trône du roi Jacques cette gratification fut annulée avec les autres, parce que le roi Pierre n'avait pas encore accompli ses vingt-cinq ans. On avait fait une assise d'après laquelle toute donation faite par le roi Pierre avant l'accomplissement de ses vingt-cinq ans serait annulée. C'est pour cela que Paléomassara fut enlevé à Nicolas. Ce Nicolas, devenu maréchal, ne recevait de cadeau de personne, tant que l'affaire pour laquelle le cadeau était offert n'était pas terminée; s'il en recevait un auparavant, il le rendait en cas d'insuccès. Il a fait beaucoup de bien.

A cette époque, il y avait un jeune homme, le plus sage de tous les chevaliers, nommé Thibat,[122] fils de sire Jean Belpharage, le riche frère prieur. Thibat, voyant que les Famagoustains entraient à Leucosie et les Leucosiotes à Famagouste, sentit son cœur fortifié par un souffle divin, en songeant que les Génois pouvaient faire du mal à Leucosie, maintenant qu'ils étaient débarrassés du prince et qu'ils avaient mis la main sur le connétable. Ce Thibat pensait que les Génois se repentaient d'avoir laissé l'île et qu'ils pouvaient y revenir. Tourmenté par ces pensées, il se décida à aller à Venise et à recruter à ses frais une armée avec laquelle il surveillerait le royaume, et, si Dieu le permettait, il enlèverait Famagouste aux mains des Génois. Après avoir bien arrêté son plan, il l'exposa au roi en le conjurant de n'en pas souffler mot, dans la crainte qu'il ne réussît pas. Le roi lui adressa beaucoup de questions et, à la fin, lui dit : « Les Vénitiens m'ont promis de me prêter tout l'argent qu'il me faudrait pour chasser les Génois. Je te donnerai des lettres, et dans le cas où ton argent ne suffirait pas, empruntes en mon nom. Fais ce que tu jugeras le meilleur et je promets de te récompenser. » Le roi écrivit alors la lettre suivante à Venise : « Mes illustres frères, j'envoie à votre seigneurie mon cher lige Thibat Belpharage; s'il a besoin de quelque chose pour notre compte, donnez-le lui en prenant un reçu de sa main ; nous promettons de le rembourser intégralement. » Puis il lui dit : « Puisque Dieu a mis dans ta tête un pareil projet, va et hâte-toi de revenir. » Il prit beaucoup d'argent et se rendit à Venise.

Les Génois, en hommes cruels et n'aimant autre chose que l'argent, commencèrent à murmurer dans Famagouste qu'il était temps d'aller trouver le roi pour lui demander les cent mille ducats, suivant les conditions de la paix. « S'il n'a pas de quoi nous payer, ajoutaient-ils, nous protesterons les armes à la main en nous emparant de Leucosie et en prenant possession du roi. » Après avoir arrêté entre eux cette décision, ils dépêchèrent au roi Antoine Canteli qui lui exposa le but de son ambassade. Le roi l'envoya se reposer ; il se tourmentait à l'idée de ce qu'il allait faire et répondre.

Je m'arrête pour vous raconter ce que fit Thibat. Il alla à Venise et enrôla huit cents hommes d'armes qui pouvaient être regardés comme les plus valeureux guerriers du monde; ils étaient Lombards, Allemands, Chouri, Savoyards, Italiens, Crétois et Anglais de choix. Il acheta pour les embarquer un puissant vaisseau, et, se mettant à leur tête, il se dirigea sur Chypre. Les Génois, en ayant été informés, armèrent deux galères et sortirent pour leur donner la chasse. Le proverbe dit : « L'homme pense et Dieu dispose. » Dieu voulut venir en aide au malheureux royaume de Chypre, parce que, suivant l'Ecriture, « celui qui punit, guérit aussi ». Sire Thibat apprit par un ami de confiance les intentions des Génois. Cet ami lui dit : « Prends garde de tomber dans les mains de tes ennemis les Génois. » Voici les précautions qu'il prit. Il fit fabriquer quatre cents chardons et quatre cents planches qui avaient quatre mille clous pointus et limés avec des crochets, pour qu'ils pussent entrer facilement et sortir difficilement, quatre cents tonneaux pleins de chaux vive et quatre cents pieux de fer. Il indiqua à chacun des soldats ce qu'il avait à faire, en leur disant : « Aussitôt que les galères ennemies auront découvert notre vaisseau, tournez la proue contre eux. » Thibat, en sage guerrier, leur commanda de cacher les armes sous la passerelle, pour qu'elles ne fussent pas vues; la plus grande partie de l'armée se cacherait même sous le pont, en feignant d'être pris de peur. Le camp seul resterait sur le pont pour gouverner le vaisseau. Enfin il commanda que personne ne bougeât sans son ordre. Quand les Génois approchèrent, il commanda immédiatement de préparer les chardons et les planches depuis le mât jusqu'à la proue; sur les deux côtés du vaisseau se rangèrent les hommes portant les tonneaux de chaux. Les galères, voyant peu de monde sur le vaisseau, prirent courage : « Avant de combattre, disaient-ils, nous les ferons prisonniers. » Les deux galères s'en approchèrent l'une d'un côté, l'autre de l'autre. Cent hommes de chacune d'elles, s'étant précipités, furent cloués. Les autres commencèrent à combattre; mais ils furent aveuglés par la chaux. Alors les guerriers sortirent et tuèrent ceux qui restaient. Les vivants se rendirent à sire Thibat qui les mit aux fers sur son vaisseau. Il plaça des hommes sur chacune des galères pour les gouverner. Il arriva ainsi à Paphos.

Racontons maintenant ce que fit Thibat le jour même de son arrivée. Le jour même où sire Antoine Canteli était venu à Famagouste pour demander au roi les cent mille ducats, Thibat arriva à Paphos. Il fit venir les conducteurs du bétail royal et leur dit : « Quel est celui de vous qui peut courir le mieux pour porter une lettre au roi avant que le jour arrive? Il obtiendra sa liberté pour récompense. »

Celui qui était le plus près de lui répondit : « Moi, je me charge d'exécuter ton ordre. » Il lui donna la lettre en lui recommandant de ne la remettre qu'entre les mains du roi et de lui demander sa liberté en lui racontant ce qui était arrivé. Avant le point du jour, le paysan était à la porte de la ville ; il cria qu'on lui ouvrît et il se dirigea à la cour royale où il cria de nouveau : « Faites dire à mon seigneur que je lui apporte de bonnes nouvelles. » Dans le même moment arriva Antoine Canteli pour adresser au roi sa réclamation et prendre sa réponse. On dit au roi : « Seigneur, on t'apporte une lettre de Paphos. » Le roi commanda qu'on lui remît la lettre apportée par le berger. Celui-ci ne voulut pas la donner en disant : « On m'a ordonné de ne la remettre qu'au roi et non à un autre, et de le prier de m'affranchir pour les bonnes nouvelles que je lui apporte. » On transmit cette réponse au roi qui le fit introduire auprès de lui et qui se leva pour s'habiller. Au moment où le berger entrait, Antoine Canteli entrait également. Le berger se mit à genoux et dit au roi : « Mon Seigneur, le seigneur sire Thibat se recommande à ta Majesté. Il a amené huit cents bons guerriers ; les Génois ont voulu lui donner la chasse, mais il en a tué une partie, a mis les vivants aux fers et les amène avec les galères dont il s'est emparé. Il recommande à ta Majesté de m'affranchir. » Le roi, rempli de joie, donna l'ordre de l'affranchir. Canteli, informé de ces nouvelles, quitta le roi sans le saluer et retourna à Famagouste. Dès ce moment, les portes de Famagouste furent fermées. Cela se passait en 1375.

Indépendamment des chevaliers qui avaient été conduits dans les prisons de Chio et à Gênes, il y avait alors à Chypre ceux dont les noms suivent : Sire Jean de Brie, sire Jean de Neuville, sire Jean Gorab, sire Thomas Palek, sire Nicolas Mora, sire Nicolas Sunta, sire Ligier Sunta et son frère, sire Léon d'Antiaume, sire Odet de La Baume, sire Pierre Bédouin, surintendant des sacs, sire Jacques Lases, sire Daniel Le Petit, sire Guillaume de Cerni, sire Jean de Collie, sire Simon du Four, sire Daniel de Scolar, sire Jean de Poitiers, sire Verni, sire Jean de Fine, sire Jean Babin le Jeune, sire Jean Pounous, sire Balian de La Ville, sire Pierre Pisani, sire Amaury de la Collie, sire Barthélémy Mahio le Vicomte, sire Balian de Soissons, Jacques Zapp, sire Raymond Babin, sire Thomas Mahé, Jacques d'Antioche, sire André Legos, sire Nicolas Clorissa, sire Jean Protot, sire André Daparié, sire Nicolas Daparié, sire Jean Bédouin, Vidal Suar, Marcé Rosé, sire Jean Bédouin de la Chaîne l'Ardrette, sire Jean Provost le Grand, sire Jean de Pie, sire Georges Monomaque, sire Jean Lascaris, sire Dame de Collie, sire Jean de Finiou, sire Jean de Viliers, sire Pierre de Bon, sire Thomas Provost et Practoras. Ce dernier, se trouvant à Leucosie au commencement de la guerre, n'était pas retourné à Famagouste. Sa femme, sœur de sire Jean Sozomène et sa fille, madame Euphémie, qui se maria après avec sire Jean de Pac, et ses deux fils Georges et Badin, étaient restés à Famagouste où Practoras demeurait. Quelque temps après, pendant le siège, Georges s'était échappé et était venu à Leucosie. L'autre fils de Practoras, nommé Nicolas,[123] prit dans sa maison Marie de Pissologos, laquelle avait un fils nommé Simonin; ce dernier qui se prétendait fils de Haréri, n'était, selon moi, que le fils de sire Nicolas Pili. Quelque temps après, la femme de ce Practoras sortit de Famagouste et vint à Leucosie, en amenant avec elle sa fille Euphémie et Hypatius.[124] Elle était sortie de Famagouste quand les Génois, en prévision du siège, avaient engagé à sortir de la ville tous ceux qui dépensaient inutilement du pain. Pendant qu'elle était à Leucosie, elle eut deux autres fils, Léonce et Pierre. Sa fille Euphémie, mariée avec sire Jean de Pac, eut deux fils, Nicolas et Jacques, auxquels Dieu veuille donner une longue vie!

Quand Thibat fut arrivé avec ses huit cents guerriers, le roi lui commanda de marcher contre Famagouste pour l'assiéger. Il s'y rassembla des nommes à cheval et à pied, arbalétriers et stradiotes, commandés par le seigneur Alexis le Crétois, l'Allemand sire Conrad Conzémat et Michel le Hongrois. Il arriva aussi de nombreux guerriers, chevaliers et archers…[125] Après avoir conquis la faveur du roi, sire Thibat le turcoplier désira augmenter ses richesses par l'acquisition du village d'Eglia; il eut beaucoup de peine à l'obtenir. Ayant peu de confiance dans l'amitié du roi, il désirait aussi posséder la forteresse de Gorhigos pour y trouver un asile en cas de persécution. Le roi promit de lui donner Eglia comme étant voisine du village de Petra qui appartenait à Thibat; quant à la concession de Gorhigos, le roi y trouvait quelque difficulté. Sire Thibat ne voulait pas prendre Eglia, s'il n'obtenait pas en même temps Gorhigos. Se croyant déjà seigneur de cette dernière forteresse, il fit battre de la monnaie qu'il appela Couria. Un jour, le roi demanda conseil à son maître Philippe, prêtre du rit latin, fils d'une nonne grecque qui était cousine de mon père Stavrinos Macheras, en lui disant : « Tu vois que Thibat veut me forcer à lui donner la forteresse de Gorhigos, et, comme je n'y consens pas, il se montre fâché. Il m'a rendu de grands services et il demande sa récompense; c'est pour cela que je lui accorde le village d'Eglia, mais je ne lui céderai pas ma forteresse, je veux la garder pour moi-même. Je ne sais que faire. » Sire Philippe, influencé par d'autres chevaliers qui étaient jaloux de Thibat et murmuraient contre lui, dit au roi : « Seigneur, pour plusieurs raisons il me paraît dangereux que Thibat prenne Gorhigos. Comme il est ton chevalier et turcoplier, il est probable qu'il médite quelque trahison contre toi, et il demande un pays pour se procurer de l'argent. Ensuite, tous les hommes d'armes se trouvent sous sa main. S'il veut prendre le royaume (que Dieu ne le permette jamais!), il peut l'avoir facilement. D'ailleurs tous les seigneurs et barons, voyant qu'il a conquis l'amour et l'estime de ta Majesté, lui sont affectionnés. Pour tous ces motifs il ne me paraît pas bon que tu lui donnes la forteresse. Cependant, ta Majesté est sage; qu'elle fasse ce que Dieu mettra dans ton cœur. Quant à la récompense de ses services, il me semble qu'en recevant Eglia, il se croira bien payé s'il est raisonnable. Il était bourgeois, tu l'as fait chevalier et turcoplier, en lui donnant Trimithia et Petra avec leurs juridictions et d'autres revenus, auxquels tu vas ajouter Eglia. » Le roi se laissa persuader par ces arguments. Il se disait à lui-même : « Dieu sait qu'il n'est pas juste qu'il possède une forteresse près de moi, parce que, quand il voudra, il pourra trouver un prétexte pour se fâcher avec moi, et, devenant mon ennemi, faire la guerre contre mon pays et le piller, et enfin (que Dieu me protège!) il peut m'enlever le royaume. Ou bien encore il peut persuader aux Vénitiens d'envoyer leurs galères à Gorhigos; et alors les Sarrasins y apporteront leurs marchandises et Gorhigos aura les mêmes intérêts que Famagouste, comme cela est arrivé du temps de la régence de mon oncle le prince. C'est pour cela que je ne veux pas la lui donner. » Quelque temps après, Thibat, voyant que le roi ne montrait pas par le moindre signe qu'il voulût lui donner la forteresse, fut pris de mauvaises pensées : « Quelqu'un l'en empêche, disait-il, et j'ai appris que la douane de Gorhigos rapporte trois ou quatre mille ducats par an. » Très préoccupé de cette affaire, il désirait savoir quelle était la personne qui empêchait le roi de lui donner la forteresse ; il priait les chevaliers et les aides-de-camp du roi de la lui signaler. Quelques-uns, s'étant trouvés présents pendant que le roi tenait conseil avec sire Philippe le prêtre, lui dirent : « Nous croyons que l'obstacle vient du prêtre sire Philippe, car ces jours passés ce dernier a causé longtemps avec le roi. Cependant, si tu désires savoir exactement quel est celui qui l'influence, demande-le lui, nous verrons quelle est la personne à laquelle il demande conseil et tu le sauras. »

Un jour, le seigneur Alexopoulo, ayant arrêté quelques pauvres Chypriotes, sujets génois, qui s'enfuyaient de Famagouste, les conduisit devant le roi qui en fut ravi. Le turcoplier sire Thibat, croyant le moment opportun, se mit à genoux et lui demanda la forteresse. Le roi était très content d'Alexopoulo, à cause des bons services qu'il lui rendait. C'était un vaillant et très habile guerrier. Le roi, répondant à Thibat, lui dit : « Je te remercie beaucoup; mais il me paraît que je t'ai témoigné ma satisfaction et que tu dois être reconnaissant. Je suis tout disposé à te donner d'autres villages; quant à la forteresse, je ne te la céderai pas. Il faut que tu te contentes de mes largesses. Tu étais bourgeois, je t'ai fait chevalier, en te donnant Trimithia et Petra; je consens à t'accorder Eglia, et je te promets d'autres gratifications. Je t'ai nommé aussi turcoplier de Chypre. Quant à la forteresse, je ne te la donnerai pas, je veux la conserver pour moi-même. » Après dîner, le roi, en causant de cette affaire avec son maître sire Philippe le prêtre, lui dit : « Je ne sais que faire avec le turcoplier qui me presse de lui donner ma forteresse. » Celui-ci répondit : « Je t'ai exposé mon opinion, fais ce que tu voudras. » Vers le soir, on dit à Thibat : « Nous avons entendu le roi se plaindre de vous devant le prêtre sire Philippe qui lui a dit : « Je t'ai exposé mon opinion, fais ce que tu voudras; il n'est pas juste que tu donnes à un chevalier l'œil droit de ton royaume. » Alors sire Thibat entra dans une grande irritation et proféra des menaces contre le prêtre. Alexopoulo étant venu dîner avec lui, il lui raconta ce qui était arrivé. Cet Alexopoulo, comme Crétois, était une mauvaise tête qui, après avoir tué un homme, lui disait : « Je veux te tuer. » Il répondit à Thibat : « Eh! mon cher turcoplier, il n'est pas juste que ton affaire manque à cause de ce tonsuré de prêtre latin. Je l'enverrai demain parmi les saints de Dieu. » Deux autres ajoutèrent : « Nous tuerons demain ce mauvais prêtre. » C'était le lundi de la semaine de Pâques, le 6 avril 137(3.

Le prêtre dormit bien. Le lendemain, mardi de Pâques, 7 avril, le pauvre sire Philippe alla à Sainte-Sophie pour l'office; la messe finit tard. Le prêtre monta à cheval et alla voir sa mère qui était religieuse au couvent de Saint-Mamas. Dans son chemin, il rencontra messire Barthélémy Mahès le vicomte qui l'accompagna. Le même jour, le seigneur Alexopoulo et les deux Italiens qui pendant la soirée s'étaient promis de tuer le prêtre, se réunirent à la cour du palais occupé par le turcoplier. Alexopoulo et sire Thibat habitaient ensemble dans des maisons appartenant à sire Jacques de Norès. Ces maisons étaient hypothéquées par les susdits seigneurs pour mille aspres de Chypre prêtés à madame Marguerite de Norès, femme de sire Pierre de Lemente Montolif, seigneur du village Stefano Vatili. Ils montèrent à cheval et allèrent à la rencontre du prêtre. Ce pauvre malheureux, après avoir vu sa mère, retournait chez lui, accompagné de messire Barthélémy qui était son oncle. Quand ils arrivèrent au pont de Saint-Dominique vers Sainte-Barbara, apparurent Thibat, Alexopoulo et les deux autres. A peine Alexopoulo eut-il aperçu le prêtre vers la loge de l'amiral, qu'il courut contre lui ; puis vint Thibat et les deux Italiens. Quand Thibat fut près du prêtre, il lui dit : « Sire Philippe, je te regarde comme un ami et tu te conduis en ennemi; ce que je construis, tu le détruis au moyen de tes intrigues. » Celui-ci répondit : « Seigneur, quel homme suis-je moi, pour que je puisse mettre des entraves à tes affaires? » Alexopoulo, irrité, lui donna un coup avec le fourreau du sabre. Le vicomte le défendait au nom du roi. On tira les épées. Les deux Italiens tuèrent le vicomte, tandis que Thibat et Alexopoulo tuaient près de sa maison le prêtre consacré à Dieu; ils retournèrent ensuite dans l'habitation de Thibat. Le roi, à l'annonce de cette nouvelle, eut le soupçon que Thibat, méditant quelque trahison, désirait la forteresse de Grorhigos pour se mettre en sûreté. Il fut très affligé de la mort du prêtre qui était son conseiller intime. Il est vrai que celui-ci n'était pas son confesseur; c'était le frère Pierre de Rome. Le roi éprouva aussi un grand chagrin à cause de la mort du vicomte qui était un bon serviteur. Cependant, l'affection qu'il avait pour Thibat dominait tout autre sentiment et, en même temps, il trouvait un grand secours dans les stradiotes d'Alexopoulo. Partagé ainsi entre des sentiments divers, il ne savait que faire.

Sur ces entrefaites arriva la reine qui haïssait Thibat qui lui avait causé plusieurs chagrins. Ce sire Thibat avait tué un certain nombre d'hommes de sa suite, en leur disant : « Avouez que la reine a voulu empoisonner son fils. » Il avait tué plus de quarante hommes, mais le roi l'aimait tant qu'il n'avait rien dit. Il avait mis à la question Paul Macheras, qui, ne pouvant supporter ces tortures, s'était tué de sa propre main dans sa prison. Thibat avait fait périr près d'une centaine d'autres et avait semé la discorde entre la mère et son fils, au point qu'une nuit elle avait voulu le tuer, mais elle en avait été empêchée. Irritée de tous ces souvenirs, elle alla trouver le roi, et, s'y prenant avec habileté et prudence, elle chercha à savoir l'opinion de son fils, en lui disant : « Mon Seigneur, le scandale qui a lieu est du au meurtre exécuté par Thibat. Alexopoulo, étranger et sans expérience, a cru qu'en agissant ainsi, il obéissait à ton ordre; aussi il me paraît juste qu'on lui pardonne, comme à un homme nécessaire à notre armée. » Le roi qui connaissait bien Thibat répondit : « Si Alexopoulo est bon, sire Thibat est très sage et il m'est dévoué ; dans tout le royaume on ne trouverait pas un homme plus prudent. Or, si l'on accorde le pardon à l'un, il faut qu'on l'accorde aussi à l'autre. » La reine qui avait beaucoup de compassion pour Alexopoulo dit : « Il y a entre eux une grande différence, car Alexopoulo est un grand guerrier. » Le roi reprit : « Madame, tu crois donc que j'ai oublié les nombreux services que Thibat m'a rendus? Sans la victoire qu'il a remportée, j'aurais perdu mon royaume. S'il n'avait amené des hommes d'armes, comment aurions-nous une armée? C'est lui qui nous a procuré Alexopoulo. Mais tout cela n'est rien auprès de son expérience. Quelle question peut-on lui proposer qui ne mette en relief son habileté? Tous mes chevaliers ne sont rien auprès de lui, lors même qu'ils voudraient entrer en comparaison ! » La reine, entendant ce discours, comprit que le roi ne voulait pas pardonner à Alexopoulo sans qu'il pardonnât à Thibat; elle lui dit : « Seigneur, le mal qu'ils ont fait n'a pas assez peu d'importance pour qu'ils méritent leur pardon; ils ont commis une grande violence, ils se sont même rendus coupables de trahison, en tuant le vicomte qui était ton corps (ton représentant) et le prêtre de Dieu. Si on leur pardonne cette fois, ils exécuteront une plus grande trahison; tes chevaliers, les imitant, te causeront beaucoup de mal. Condamne-les donc à une mort cruelle pour que les chevaliers prennent peur et ne te tuent pas un jour, comme ils ont fait pour feu ton père. »

Le roi alors nomma vicomte Jean de Neuville ou de Villeneuve, devant lequel il les cita comme coupables de meurtre et de trahison. On envoya les arrêter tous les quatre pendant la nuit et on les mit en prison. La cour les ayant interrogés, ils avouèrent le mal qu'ils avaient fait. Ils furent déclarés coupables, et on dit au roi : « Nous les abandonnons à ta clémence comme reconnus coupables. » Le roi s'en remit au vicomte et à sa cour pour décider le genre de mort qu'ils méritaient. Les juges arrêtèrent qu'ils seraient mis dans quatre chariots et placés droits sur une poutre clouée sur chaque chariot, les mains liées par derrière, en chemise, sans chaussures et la tête découverte ; un sergent assis derrière chacun d'eux les tiendrait par les cheveux. Derrière le chariot un réchaud allumé, sur lequel des tenailles seraient chauffées pour brûler leurs chairs. C'est ce qui fut exécuté. Le crieur proclamait : « Seigneurs, petits et grands, n'essayez pas de faire violence à autrui, ne vous rendez pas coupables de meurtre ou de trahison, parce que voilà comment sont punis de pareils crimes par Dieu et par notre seigneur le roi de Jérusalem et de Chypre, dont Dieu veuille conserver la vie! » Les sergents les déchiraient avec des tenailles enflammées qui mettaient leur chair en lambeaux. Devant se trouvait Thibat le turcoplier, après lui Alexopoulo et, derrière, les deux Italiens. Quand ils arrivèrent à la cour du roi, ils prirent un peu de courage, dans la pensée qu'on leur pardonnerait. En passant auprès des chambres royales, Thibat pria le vicomte de faire arrêter les chariots. Ils jetèrent un grand cri : « Pitié, notre seigneur ! Que ta pitié arrive jusqu'à nous et qu'elle pardonne aux coupables ! » Alors la reine ouvrit la fenêtre et cria en colère au vicomte : « Emmenez loin d'ici ces assassins et ces traîtres ! » Sire Thibat déshonora la reine en lui criant : « Vile courtisane, tu as eu le désir de coucher avec moi et je n'ai pas voulu causer un pareil déshonneur à mon seigneur; c'est pour cela que tu m'infliges une mort aussi cruelle, c'est là l'origine de la haine que j'avais pour toi. Tu fus toujours une méchante femme; tu as causé la mort de ton mari, afin d'épouser le comte de Rochas. »

Sachez par moi que telle est toujours la fin des hommes qui aiment les femmes et ajoutent foi à leurs paroles. Quand une femme aime passionnément, elle cherche toujours à se débarrasser de l'objet de son amour au moyen de philtres, de sorcelleries et autres mauvaises choses ; elle simule une fausse affection et à la fin, pour une seule parole, le fait tuer. Les femmes agissent de même que l'ourse. Quand elle est surexcitée par l'amour, elle flatte l'homme ou le mâle, jusqu'à ce qu'elle ait assouvi sa passion; cette passion une fois satisfaite, l'ourse tue l'objet de son amour. L'amour de l'homme est très profond; il aime la femme petit à petit jusqu'à l'accomplissement de l'amour parfait, ou bien il la hait peu à peu jusqu'à l'oublier complètement. L'amour d'une femme n'a qu'un seul degré. Si elle t'aime, elle te causera tous les maux possibles, afin d'être plus aimée, et ces maux, pour la plupart, sont cause de ta mort; si elle te hait, elle aura recours à tous les moyens pour te faire disparaître de la terre.

Conduits ainsi au supplice, on fit passer sept poutres dans le corps de chacun d'eux; puis, arrivés au gibet des Lances, gibet construit par Thibat lui-même, ils y furent pendus le vendredi 10 avril 1376.

Cependant, le roi ne licencia pas l'armée; il nomma un autre capitaine et turcoplier de Chypre, messire Jean de Brie. Sire Thibat avait des choses précieuses à offrir comme cadeaux à la reine Valentine qu'on attendait. Il y avait une belle selle toute couverte de perles et autres objets d'argent et d'or. On les confisqua et on les apporta au roi. Cette triste fin de Thibat arriva parce qu'il avait renoncé à l'espoir en Dieu ; se confiant à son esprit et à la faveur du roi, et victime d'illusions mondaines, il avait renié la foi de ses pères pour se faire latin. Il a cru que le dieu des Latins est différent de celui des Grecs. Mais celui qui apprécie ainsi la religion n'est aimé de Dieu, ni dans ce monde, ni dans l'autre. Or, il est nécessaire que personne ne dédaigne la vraie religion. Je ne veux pas, par ces paroles, condamner les Latins, mais je ne vois pas la nécessité qu'un Grec devienne Latin; quand un Chrétien orthodoxe préfère un rit à un autre, il dédaigne l'orthodoxie. Si Thibat d'hérétique était devenu Chrétien, ce serait différent. Les Latins sont apostoliques et les Grecs catholiques.

La reine Valentine arriva en Chypre en 1377 ; elle avait été mariée au mois de juin de la même année. Elle apporta avec elle de grandes richesses en or, en argent et en vêtements. Depuis le moment où les Latins ont pris possession de Chypre, on n'avait jamais vu de pareilles richesses. Elle était la nièce du seigneur Barnabo, duc de Milan, seigneur très sage qui soumit les Lombards avec une armée nombreuse. La justice de Dieu éclata aussitôt; le démon très rusé sema de la haine entre la belle-fille et la belle-mère. La reine était accompagnée d'hommes très sages et d'honorables demoiselles. L'une de ces dernières, Jeanne de Rauna, avait été mariée avec messire Jean de Soissons; une autre, Jacquemine, avec messire Jean Spinola, le fils de Lucas, qui l'emmena avec lui à Gênes; une autre, nommée Catherine, avec Simon Pilistrin ; une autre avec messire Jean de Montolif, seigneur de Vavatzinia, et plusieurs autres. Le roi, voyant que sa femme haïssait sa mère, se rappela les paroles de sire Thibat; il se repentit de l'avoir perdu. Il dit à sa femme : « Madame, on m'a donné à entendre que ma mère cherche à m'empoisonner. » Valentine lui répondit : « Puisqu'elle a blessé ton cœur, pourquoi reste-t-elle ici? Envoie-la à son père en Aragon. » Le roi expédia alors un ambassadeur en Aragon, avec un navire qui devait prendre sa mère. Celle-ci nomma comme bailli de ses villages sire Thomas Chartophylacas. La même reine avait une belle-fille, nommée Marguerite, sœur du roi Pierre; après la mort de son frère, on avait obtenu la permission de la marier avec son cousin germain, le fils du prince d'Antioche, nommé Jacques de Lusignan. Le roi donna l'ordre de prendre sa mère à Cérines pour l'embarquer sur le navire qui devait la conduire dans son pays. Celle-ci resta plusieurs jours à Cérines, bien que le navire fût prêt. En regardant les femmes qui avaient des enfants, elle leur demandait : « Etes-vous contentes de mon fils le roi? Lui et sa femme seront pour vous une mauvaise compagnie. C'est pour cela que je manderai aux Génois de venir occuper le royaume, parce que ce sont des gens riches et qu'ils contenteront tout le monde. » Dans cette pensée, elle écrivait des lettres qu'elle mettait au pied de son lit. Sa femme de chambre, s'en étant aperçue, fit dire au roi: « Viens à l'improviste dans la chambre de ta mère sous prétexte de la voir et mets ta main au pied du lit et lis les lettres que tu y trouveras. » C'est ce qui eut lieu. Quand la reine vit son fils, elle fut fâchée et lui dit : « Que veux-tu pour venir à une pareille heure? » Son fils répondit: « J'ai appris que tu es malade et je suis venu pour te voir. » Pendant qu'il lui parlait, il chercha dans le lit et découvrit les lettres. En les lisant, il fut pris d'une violente haine pour elle. Il voulait la tuer, mais il en fut empêché par sa suite. Il la fit enlever de Chypre. Le 3 septembre 1378 se réunirent à Chypre les seize galères vénitiennes, le vaisseau catalan, les six galères catalanes, avec lesquelles sire Guy de Grunal avait accompagné la reine Valentine, et les trois galères de Zeno qui était entré de force dans le port de Famagouste.

Je vais vous expliquer comment les seize galères vénitiennes se trouvaient à Chypre. Depuis longtemps la guerre existait entre les Génois et les Vénitiens. Les Génois avaient armé un grand vaisseau nommé Boconiula, qu'on croyait capable d'affronter sans crainte dix-huit galères. Cette nouvelle s'étant répandue partout, de nombreux négociants se réunirent pour le noliser, afin d'envoyer leurs marchandises en Orient; ils s'embarquèrent en effet et se rendirent en Orient. Les Vénitiens, en ayant été informés, armèrent seize galères dont ils donnèrent le commandement à un jeune homme nommé Charles Zeno. Ce dernier, rempli d'audace, se mit à la recherche du navire ennemi, et il arriva à Chypre dans l'espérance de le rencontrer à Famagouste ou dans un autre port de l'île. Le roi avait trois galères équipées, outre les six galères qui étaient venues de Catalogne pour enlever la reine, et six autres encore, très bonnes galères de Catalogne, avec lesquelles sire Guy de Grimai avait accompagné à Chypre la reine Valentine. Il pria Charles Zeno de se mettre à son service et de se tenir dans le port de Famagouste. La haine que ce Vénitien portait aux Génois lui fit accepter l'offre du roi. Ce dernier, ayant reçu son serment et approuvé les conditions de l'arrangement, envoya la paye des seize galères vénitiennes. Zeno captura les galères qu'il rencontra, entra de force dans le port et s'y empara d'un vaisseau que les Génois préparaient pour lui barrer le passage.

Les Génois, voyant le grand nombre des Vénitiens, craignirent que ceux-ci n'enlevassent Famagouste de leurs mains. Ils arrêtèrent en conseil qu'ils rendraient la ville au roi de Chypre et dans cette intention ils lui envoyèrent un ambassadeur. Celui-ci, s'étant mis à cheval, fut rencontré à la porte par un Génois qui lui dit : « Où vas-tu? » L'ambassadeur répondit : « Trouver le roi de Chypre pour lui dire d'envoyer prendre possession de Famagouste, avant que la ville ne soit prise par nos ennemis les Vénitiens ; nous sommes assiégés par les armées du roi. » Le Génois reprit : « Ceci n'est pas juste. Vous êtes devenus si lâches que vous ne pouvez combattre même pendant une heure. Vous voulez perdre une si belle ville qui est entre nos mains. Je proteste, et je vous dénoncerai comme des parjures, si vous osez faire une pareille chose. Résistez jusqu'au matin, et si, en effet, le roi envoie ses armées contre la ville, alors vous mettrez votre projet à exécution. Dans le cas contraire, concentrez tous les hommes dans la forteresse de la mer pour combattre, en laissant trois ou quatre hommes pour surveiller les murailles du côté de la terre, et, avec les forces dont la ville dispose, vous serez en état de combattre nos ennemis. » Le conseil plut aux ambassadeurs. On éleva immédiatement quarante parois de bois avec des tours vers la tour du port; à trois heures de jouices parois furent clouées et préparées. Voyant qu'aucune armée n'arrivait par terre, ils mirent quatorze hommes dans chaque paroi ; puis, laissant une seule garde du côté de la terre, tous les autres se concentrèrent dans les parois et dans la tour du côté de la mer. Ils firent une guerre si acharnée aux Vénitiens que ceux-ci, épuisés, sortirent du port, avec plusieurs des leurs morts ou blessés. Après cela, les galères vénitiennes reprirent leur chemin pour l'Occident. Le vaisseau capturé avec les trois galères fut conduit à Cérines.

Vers cette époque, octobre 1380, la reine s'embarqua sur le vaisseau et alla à Rhodes, accompagnée de deux galères du roi et de la galère catalane. Après y avoir séjourné assez longtemps, elle partit et se rendit avec sa suite en Catalogne.

Les galères (génoises), informées de ce qui s'était passé à Chypre, allèrent à Chioggia et s'en emparèrent. Zeno, voyant qu'il ne pouvait rien faire contre les Génois, parce que la flotte qui restait à Venise était peu nombreuse, retourna à Cérines.

Je vous dirai quel était le vaisseau qui emmena la reine Eléonore et comment il fut trouvé à Cérines.

Le roi Pierre, voyant que Famagouste restait aux mains des Génois, fit proclamer à Rhodes que tout commerçant qui voudrait trafiquer avec Chypre, pourrait aborder à Cérines sans payer des droits de douane. Sire François Casesantze, qui se trouvait alors à Rhodes, ayant entendu cette proclamation, se rendit à Cérines. Le roi lui remit sa mère pour la conduire en Catalogne.

Mais revenons aux Vénitiens. Voyant leur impuissance à résister aux Génois, ils envoyèrent des ambassadeurs pour demander la paix à tout prix. Ils leur adressèrent même un acte laissé en blanc, dans lequel les Génois pourraient, suivant leur bon plaisir, écrire toutes les conditions de la paix, avec la promesse que les Vénitiens les accepteraient. Les Génois demandèrent le droit de piller Venise pendant trois jours, avec d'autres conditions inacceptables. Les Vénitiens, voyant l'orgueil des Génois, ne consentirent pas à laisser saccager leur admirable ville. Ils avaient en prison un sage et habile vieillard, nommé Victor Pisani, condamné, suivant leurs lois, à y passer toute sa vie, à cause de quelque délit qu'il avait commis. Ils demandèrent tous son pardon, parce que, suivant le proverbe, « où la force domine, la loi change forcément ». Or, grâce à la volonté de tous, cet homme, étant sorti de prison, fut conduit devant les sénateurs qui lui dirent : « Nous te donnons la liberté, parce que nous avons besoin de ton secours. » Il demanda qu'on lui remît toutes les galères qui se trouvaient à Venise. Il se rendit à Chioggia et coula à fond les deux navires que les Génois avaient capturés dans le port de cette île. Ces derniers, déjà certains d'occuper Venise, n'avaient pas de vivres à Chioggia; assiégés par Pisani, ils moururent de faim. Tous les vaisseaux des Génois furent pris par les Vénitiens qui tuaient tout Génois qui se risquait à sortir pour aller à la pêche. Ils furent ainsi assiégés jusqu'à l'arrivée de Charles Zeno. Quand les galères vénitiennes avaient quitté Chypre, elles avaient commencé la chasse au grand navire des Génois; après beaucoup de recherches, elles le rencontrèrent à Rhodes. Zeno lia aussitôt aux mâts des galères des parois pleines d'hommes, et le navire ennemi, ainsi combattu avec habileté et vigueur, fut forcé de se rendre; on lia l'équipage et on mit le feu au navire qui, ainsi brûlé, fut conduit à Rhodes. La partie qui touchait à l'eau était restée intacte; un seigneur frère de Rhodes demanda ces restes du navire génois. Zeno, ayant accédé à sa demande, alla en Crète. Les Crétois voulaient l'empêcher de retourner à Venise, en lui disant que la ville avait été prise par les Génois. Zeno, n'ajoutant pas foi à leurs paroles, prit le chemin de Venise. Il arma un navire pour le conduire à sa ville natale, Les Vénitiens, apercevant de loin la flotte de Zeno, crurent que c'était celle des Génois, et commencèrent à gémir, en disant : « Nous nous rappelons qu'autrefois arrivaient dans notre ville de riches marchands ; nos femmes et nos enfants étaient comblés de richesses. Mais maintenant tous deviendront esclaves. Malheur à nous, les pauvres et les abandonnés ! Que Dieu vienne à notre aide! » Quand le navire approcha, il mit la chaloupe à la mer ; en arrivant celle-ci montra l'étendard de Saint-Marc; mais les Vénitiens disaient : « On nous trompe. Ce sont des Génois. » Cependant les barques approchèrent, et ceux qui les montaient crièrent à haute vois : « Vive Saint-Marc! » Le peuple de Venise, en entendant ce cri, répéta : « Vive Saint-Marc! » Alors ils se reconnurent. Sire Charles mit pied à terre et raconta comment il avait pris le navire génois. On lui dit que sire Victor était allé à Chioggia, mais on ne savait pas ce qu'il était devenu. Zeno, après avoir mis en prison les captifs, alla à Chioggia pour chercher son compatriote. Il le trouva assiégeant les Génois. Ceux-ci, apprenant que Charles était revenu avec les seize galères, s'éclipsèrent frappés de terreur. Comme le frère du comte de Savoie se trouvait là, les Génois le prièrent d'intervenir auprès des Vénitiens pour faire la paix. Cette paix fut conclue à la condition que Chioggia serait ruinée et qu'ils ne se feraient plus la guerre. Chaque Vénitien avait capturé trente Génois. C'était la justice divine abattant l'orgueil des Génois, qui auparavant avaient répondu avec tant de fierté aux prières des Vénitiens. Dieu les mit aux pieds de ces derniers, parce qu'il abat les orgueilleux et donne la victoire aux humbles.

Le roi chargea alors messire Jean de Brie le turcoplier et sire Renier de Scolar de gouverner la forteresse. Ils mirent dans l'intérieur clés fortifications la porte de Sainte-Vénérande avec la cour royale nommée Contiatica; ils prirent pour cela une partie du jardin de Sire Pierre de Couches et chargèrent de ce travail Thadokis de Faulas et son frère, tous les deux maîtres maçons. Ils jetèrent à terre la cour du comte de Jaffa avec le château de La Marguerite et bâtirent l'enceinte en 1376. Ils démolirent aussi, pour prendre les pierres, les deux cours des Patefeli avec les logements supérieurs et inférieurs qui y étaient bâtis. Pour dédommager les propriétaires, le roi assigna des rentes aux héritiers, c'est-à-dire à sire Georges Patefeli cent hyperpères par an sur les rentes du village Petzopoulion (Marché aux Cuirs) et aux héritiers de messire Joseph Patefeli cent autres hyperpères prélevés sur les meilleures rentes de la trésorerie royale. On jeta aussi à terre deux maisons de pierre. Les seigneurs et les bourgeois, ainsi que le peuple, furent obligés de fournir des ouvriers et des pierres. Tous les murs vicies de la ville furent renversés; les matériaux qui provenaient de ces ruines étaient transportés par des voitures, des chariots et des chevaux. On mit dix mois à bâtir cette partie des fortifications telle qu'on la voit aujourd'hui. Les rois Jacques et Janus en construisirent aussi une petite portion. Les Génois prisonniers furent obligés de travailler à creuser les fondations, avec les fers aux pieds et passés deux à deux dans un bois de traverse; accompagnés par un sergent ils parcouraient la ville pour mendier. On avait pris contre eux de pareilles précautions, parce qu'ils avaient percé la prison du prince de Tyr pour s'enfuir. On les avait arrêtés et on les avait liés avec de petites chaînes de fer au lieu des bois de traverse qu'on avait employés d'abord. On mit une taxe sur les Leucosiotes Génois, afin de payer à la journée une partie des ouvriers. Ainsi maltraités plusieurs d'entre eux allèrent clandestinement à Famagouste, d'autres vendirent leurs biens pour payer cette taxe. Le roi, désirant établir cette fortification sur des fondements solides, était venu avec l'archevêque Palounger pour bénir les assises de la construction. Il avait agi ainsi, parce que plusieurs étaient morts pendant le travail et personne, pas même les maîtres maçons, ne pouvait deviner la cause de ce désastre; les uns l'expliquaient par la mauvaise pose de la première pierre, les autres par le mauvais œil ou la parole néfaste des maçons. Si ces derniers en avaient bien connu la cause, ils auraient mis leurs ennemis dans les fondations. Quoi qu'il en soit, il est certain que plusieurs moururent de cette façon. Le roi mit tant d'empressement à bâtir cette fortification qu'elle fut terminée en un an. Son oncle le roi Jacques et le roi Janus, fils de ce dernier, la rendirent célèbre par de nouvelles constructions.

C'est au même roi Pierre qu'on doit la construction de Potamia et de Gava; quant à Akaki, elle a été bâtie par le roi Henri, grand-père de ce dernier.

Ce roi Pierre avait une sœur que le roi Jacques, revenant de Gênes maria avec le fils du prince d'Antioche.

Pierre mourut le 3 octobre 1382 ; on l'enterra dans le tombeau de son père le roi Pierre et de son grand-père le roi Hugues.

Après la mort du roi, les chevaliers se réunirent pour nommer comme son successeur le connétable, c'est-à-dire Jacques de Lusignan qui en même temps portait le titre de sénéchal et qui se trouvait emprisonné à Gênes. Il était fils du roi Hugues et par conséquent héritier incontestable du royaume. Ils confièrent à Jean de Brie le turcoplier le gouvernement jusqu'à ce que le sénéchal-connétable fût revenu de l'exil et ils lui donnèrent comme conseillers douze chevaliers, savoir sire Jean Gorab, le frère du gouverneur, sire Jean de Neuville vicomte de Leucosie, sire Renier Scolar chevetain de la Secrète, sire Hugues de La Baume, son frère Guy, Pierre de Montolif le serviteur royal et son frère Glimot le chanoine qui a abandonné son canonicat pour les splendeurs du monde et devint chevalier, sire Amaury de Plessie, sire Arnaud de Montolif le Jaune, sire Thomas Parec, bourgeois grec qui était devenu chevalier latin, sire Thomas de Morpho et sire Pierre d'Antioche, le surintendant des sacs.

Sur ces entrefaites, les Génois indigènes qui étaient emprisonnés, brisèrent leurs fers et sortirent de prison par la fosse. La paix fut conclue avec Famagouste ; les Génois qui se trouvaient dans cette ville firent annoncer la nouvelle à Gênes. Les Génois armèrent deux galères sur lesquelles on embarqua le connétable sénéchal avec sa femme et on les conduisit à Chypre. Ils jetèrent l'ancre à Salines et annoncèrent leur arrivée au gouverneur et à son conseil qui gouvernaient le royaume au nom du connétable.

Perrot de Montolif était un brave serviteur; un bruit public en faisait l'amant de la reine Valentine. Il conseilla à la reine de garder le royaume pour son compte, à l'exemple de son père qui avait conquis de force Milan et la Lombardie. Le gouverneur et ses conseillers, informés de l'arrivée du connétable, convoquèrent un conseil. Après beaucoup de paroles et de contestations, ils dirent : « Il est vrai que Jacques est notre seigneur, mais si nous l'acceptons comme roi, il payera beaucoup de rentes aux Génois; si ces derniers consentent à le mettre à terre seul, nous l'accepterons en cette qualité. » Perrot de Montolif, qui pendant ces débats restait silencieux, leur dit : « Pourquoi ne pas donner le royaume à la fille du roi Pierre, sœur du petit roi Pierre, en la mariant avec un grand seigneur du pays qu'on couronnerait comme roi? » Il cita aux chevaliers plusieurs exemples pour prouver que cela était arrivé d'autres fois. Après avoir entendu Perrot, les chevaliers montrèrent qu'ils approuvaient sa proposition; ils l'envoyèrent à Salines pour répondre aux Génois, promettant par serment de confirmer ce qu'il ferait. En arrivant à Salines, Perrot dit aux Génois : « Si vous voulez le laisser seul, nous l'accepterons; dans le cas contraire, prenez-le avec vous et partez. »

Le roi Jacques implora leur pitié pour qu'on lui permît de mettre pied à terre; Perrot et Glimot ne se rendirent pas à sa prière, dans l'espérance qu'ils pourraient s'emparer du royaume et sous le prétexte d'exécuter la décision du conseil. Alors madame Héloïse de Brunswick pria humblement Perrot de les laisser par pitié à Chypre, pour qu'elle ne souffrît pas une seconde fois du mal de mer et en même temps pour qu'ils pussent être délivrés des Génois. Perrot lui répondit : « Le mal est moins grand si tu souffres toi et ton mari, plutôt que tout le royaume. » Nous devons ajouter que Glimot et Perrot étaient au nombre des prisonniers qui avaient été conduits à Gênes. Quand les Chypriotes avaient demandé le roi à Gênes, on avait ouvert les prisons et il y avait eu un échange de prisonniers entre les Chypriotes et les Génois. Aussi les deux frères mis en liberté étaient arrivés à Chypre avant le connétable.

Les Génois, après avoir entendu cette réponse, prirent le connétable avec sa femme et les reconduisirent à Gênes. Après le départ de ce dernier, les chevaliers qui formaient le conseil furent pris de repentir et se réunirent deux fois, à deux jours différents, pour prendre une décision définitive; la première fois, le conseil se forma le vendredi de la troisième semaine du Saint-Carême dans la maison de sire Thomas Parec, bailli de la cour royale, maison située vis-à-vis de Saint-Georges le Sataliote; la seconde fois, il eut lieu le mercredi de la quatrième semaine du Saint-Carême dans la maison de sire Perrot de Montolif. Cette maison appartenait à Marguerite de Norès, femme de sire Barthélémy de Montolif, fille de sire Jean (Jacques ?) de Norès le turcoplier et dame du village appelé Stefano Vatili ; elle lui appartenait comme douaire, mais elle l'avait donnée en gage au susdit Perrot pour mille aspres de Chypre.

Au milieu de leurs débats, les conseillers firent appeler mon père Stavrinos Macheras, comme un homme savant, pour connaître son opinion, ainsi que celle du peuple. Versé dans les questions théologiques, mon père représenta devant tous ces chevaliers qui étaient distingués, qu'il valait mieux que le pays eût un roi. Il était très aimé des seigneurs, des bourgeois et surtout de sire Thomas Parec. Quand il eut parlé, on approuva son conseil. Il ajouta de plus qu'il n'était pas juste d'élire un autre roi que le connétable, le royaume lui appartenant à toute espèce de titres. Aussitôt les chevaliers se mirent à crier : « Vive le roi Jacques! » Quand les débats furent terminés, les dis conseillers proclamèrent Jacques en qualité de roi ; Perrot et Glimot se retirèrent.

Le jeudi, 13 mars 1383, de la quatrième semaine du Saint-Carême, Pâques étant le 6 avril, les conseillers se réunirent dans la maison du gouverneur, et prirent la décision d'envoyer à Gênes demander le connétable. Dans le même temps, sire Penaud de Mimars était venu de Gênes et avait promis de la part du connétable des villages aux chevaliers qui travailleraient à le délivrer de l'esclavage. Tous étaient tombés d'accord, à l'exception des deux frères Perrot et Glimot. Sire Odet de La Baume, voyant que la décision du conseil ne leur plaisait pas, avait proposé de les faire arrêter et mettre en prison ; mais un pareil événement pouvant empêcher l'arrivée du connétable, ils en avaient remis l'exécution jusqu'au mois d'octobre 1382. Ils se réunirent dans un nouveau conseil. Perrot, en homme habile, mettait des entraves au projet de faire revenir le connétable; il eut même l'audace à la fin de défendre à qui que ce fût de sortir de Chypre pour demander le sénéchal. Sire Hugues de La Baume, irrité, dit à Perrot : « Il paraît que tous les arguments que tu nous proposes n'ont point d'autre but que de nous obliger d'obéir à ta seigneurie, ce qui n'aura jamais lieu; mais, « Vive le roi Jacques! » C'est lui qui est notre seigneur et tout ce que tu dis n'est qu'une méchante trahison. » Dans l'après-midi, on convoqua les deux frères au conseil, où tous les chevaliers avec les salariés et le peuple réunis se mirent à crier : « Vive le roi Jacques! » Les conseillers prirent leurs places, mais les deux frères ne voulurent pas venir. Alors on donna l'ordre de les conduire de force au logement de sire Jean de Brie le turcoplier de Chypre ; de là ils furent transportés dans la prison de la forteresse de Léon. Quand le roi Jacques arriva à Chypre, Perrot dit à son frère Glimot : « Mon frère, bravons le précipice pour aller à Cérines implorer le pardon du roi ; nous l'obtiendrons suivant les coutumes du royaume. » Alors ils écartèrent les barreaux de fer de la fenêtre. Perrot sortit le premier par cet endroit, et prenant un mouchoir dans ses mains, il sauta et tomba sur les pieds dans les arbres; puis, à l'aide du mouchoir et de ses jambes, il réussit à descendre d'un arbre dans l'autre et il se trouva bientôt à terre. Comme dans sa chute il s'était donné des entorses, il avait besoin d'un cheval; ayant rencontré un serviteur de sire Guillaume de La Baume qui venait à cheval de Saint-Épictète, il le jeta à terre et prit son cheval. Le garçon alla à Cérines et avertit le connétable que Perrot de Montolif arrivait. Le connétable, soupçonnant quelque trahison de la part de cet homme dangereux, envoya à sa recherche. On le trouva dans l'église de Saint-Antoine et on l'arrêta dans le chœur. Il demanda instamment qu'on le conduisît devant le connétable pour lui démontrer que les frères de La Baume étaient les seuls traîtres. Les hommes qui l'avaient arrêté voulaient exaucer sa prière, mais le connétable ne consentit pas à entendre sa justification. Il fut immédiatement reconduit dans la prison de Léon; on mit un bois de traverse aux pieds de chacun des deux frères prisonniers. Glimot, voyant les difficultés que son frère avait éprouvées pour descendre, n'avait pas voulu l'imiter; il s'était dit : « Si mon frère y va, il est capable d'arranger l'affaire », et il était resté dans la forteresse. Après son couronnement, le roi Jacques envoya l'ordre de décapiter les deux frères. Leurs têtes placées dans un baldaquin furent portées sur un mulet à Cava où, le mulet étant crevé, on enterra les deux têtes. On trancha aussi la tête de Pierre de Came, valeureux stradiote, et de trois de ses compagnons. L'exécution eut lieu sur la terrasse du Marché aux Pains, à côté du Pont des Juifs ; le sang coulant par le canal trempait le pain qui était exposé en bas. On pendit aussi au gibet le destrier de Perrot. Cela eut lieu en 1385.

Après l'arrestation des deux frères Perrot et Glimot de Montolif, sire Nicolas Bussat, informé que le roi Jacques avait été proclamé, était sorti de Leucosie et était allé trouver mon frère, sire Paul Macheras, qui était serviteur et secrétaire de sire Jean de Neuville vicomte de Leucosie, afin de lui demander des sauf-conduits pour aller en Occident. Mon frère lui en donna un pour le chevetain de Cérines, sire Louis d'Antiaume, qui l'autorisa à noliser une grippe pour aller à Rhodes. Là, prenant un navire, il arriva à Gênes et apporta la bonne nouvelle au sénéchal qui lui donna une rente perpétuelle de 1200 besants prélevée sur les meilleurs deniers de la trésorerie royale.

Les Génois firent alors des conventions avec le roi Jacques au grand détriment du royaume. A peine informés de la mort du roi Pierre et désirant obtenir quelques franchises pour leur commerce avec l'Orient, ils avaient pris le connétable et l'avaient conduit à Chypre; mais ce dernier n'ayant pas été accepté, ils l'avaient repris et étaient retournés à Gênes. Alors ils obtinrent de lui tous les privilèges qu'ils désiraient, à savoir posséder le port et la ville de Famagouste comme gage des 900 mille ducats d'or, être maîtres de la terre deux milles en dehors de Famagouste; le roi et les chevaliers seulement auraient leurs rentes sans jugement, toutes les autres devant être rendues à Famagouste; les vaisseaux ne pourraient aborder à aucun autre port qu'à Famagouste; les navires qui viendraient de la Turquie pourraient aborder à Cérines, c'est-à-dire tous les vaisseaux venant des ports de Lajasso et au-dessus n'auraient le droit d'aborder ni à Acrotiki, ni à Pendaïa, ni à Saint-Xife. A cause de la peur que les Génois avaient des Chypriotes, ils obtinrent aussi du roi que si, dans une querelle entre un Chypriote et un Génois, il y avait blessure, le coupable ne serait pas protégé par la franchise, mais ils seraient jugés, le Génois par le capitaine de Famagouste et le Chypriote par le roi. Le roi Jacques s'engagea aussi à verser d'avance 100,000 ducats entre les mains des Génois, en laissant pour gage son cher fils nommé Janus, né à Gênes et conçu par sa femme dans la prison. Alors le connétable retourna à Chypre, accompagné de sa femme nommée Héloïse, des deux fils de son frère le prince, des chevaliers et de tous les serviteurs qui se trouvaient à Gênes.

Les Génois, craignant que le connétable, pendant son voyage, ne fût enlevé de leurs mains par les Vénitiens, armèrent six galères qui le conduisirent à Cérines de Chypre en avril 1385. On le reçut avec une grande pompe et on le fit conduire à Leucosie, avec des processions, suivant la coutume. Quand le cortège arriva à la célèbre cour du palais de Leucosie, la reine, mère du roi, donna à son fils les villages de son douaire. Il fut ensuite conduit à Sainte-Sophie au moment où tombaient les têtes de Glimot et de Perrot de Montolif, comme nous l'avons raconté.

Le roi maria sa nièce, la fille de Pierre le Grand, avec Jacques de Lusignan, comte de Tripoli, le fils de son frère le prince; il nomma chevalier Janot de Lusignan, le fils naturel du prince, et, en l'élevant à la dignité de seigneur de Beyrouth, l'unit à la fille du comte de Rochas de Morpho. Après il fut couronné roi de Jérusalem le dimanche 1389.

Quelque temps après mourut Léon, roi d'Arménie, le dimanche 1395; il était Chypriote et s'intitulait roi d'Arménie, de Chypre et de Jérusalem.

Tous les Génois mirent des habits de couleur écarlate; ils portèrent trois couronnes de perles sur la manche de la main gauche; la couronne de dessus était plus grande que celle du milieu, et celle de dessous plus petite que les deux autres.

Le roi avait une grande passion pour la chasse. Il donna l'ordre que la dîme fût prélevée sur la rente des chevaliers, des parèques, des affranchis, des chapelles et sur les loyers de toutes les maisons de Leucosie, sur les fours, les bains et les jardins qui étaient situés en dedans et en dehors de la ville, comme sur le loyer de toutes les fermes et assignations. Il obligea aussi toute personne, depuis le grand jusqu'au petit, tels que chevaliers, salariés, de payer une taxe suivant ses revenus; celui qui avait une rente annuelle de mille besants payait un besant, avec le droit de prendre un muids de sel des salines. Sous ce roi, chacun paya suivant ses moyens. C'est pour cela qu'on déposa tout le sel dans les magasins du Temple. Cet impôt avait pour but la délivrance du fils du roi retenu prisonnier à Gênes.[126] Il supprima l'office de la taille. Toutes ces taxes n'avaient d'autre but que de l'aider à payer les 100.000 ducats qu'il avait promis aux Génois.

Le roi envoya à Gênes comme gouverneur de son fils sire Jean Babin qui y resta jusqu'à ce que le roi Jacques y envoyât sire Pierre de Cafran. Ce dernier obtint des Génois la diminution de beaucoup de privilèges que le roi avait été obligé d'accorder lors de son départ. Après avoir payé 800,000 aspres de Chypre aux Génois, il obtint la délivrance de son fils Janus qui arriva à Famagouste en octobre 1392. Il récompensa de la manière suivante les chevaliers qui avaient été de son parti : il donna à sire Jean de Brie, turcoplier et prince de Galilée, le village d'Omodos ; à sire Pierre de Cafran, amiral de Chypre, le village de Criti; au seigneur d'Antioche le village de Trimithia; à sire Hugues de La Baume, connétable de Chypre, le village de Piscopio ; à sire Guy de La Baume, maréchal de Chypre et de Jérusalem, le village de Palurocampos ; à sire Renaud de Mimars le village de Génagra; à sire Jean de Neuville le village de Xométochi; à messire Odet Césaro la paroisse de Potamia; à sire Jean Gorab, auditeur de Chypre, le village d'Akanthou; à sire Jean Sozomène le village de Critou; à sire Jean Babin le village d'Apalestra. Le même roi Jacques promit de rendre aux chevaliers les villages confisqués par le roi Pierre sous le prétexte qu'ils étaient compromis dans la trahison qui avait eu pour but le meurtre de son père. Il rétablit aussi le comte de Tripoli, en lui donnant une partie des villages qui appartenaient à son frère le seigneur de Beyrouth, c'est-à-dire Lophos, Palamida, Polémidia, Palatia, Chiton et une partie du village de Saint-Réginus. Il récompensa aussi par des assignations les maîtres guerriers de Cérines, François Perrot, Guy Bénafé, Pantelli et beaucoup d'autres. Le susdit Perrot fit construire à Potamia un très beau jardin avec une jolie maison et une belle église de forme ronde, ce qui plut beaucoup au roi Jacques.

Disons maintenant de quelle manière le roi Jacques ordonna la taxe de la dîme. Dès le commencement du mois de mars 1388, il nomma des secrétaires aux douze départements de Chypre avec douze Génois; tous ces officiers exigeaient la taxe de chaque personne. Il nomma en même temps un chevalier et un chevetain accompagnés d'un secrétaire et d'un Génois qui percevaient la dîme sur les maisons. La taxe fut perçue ainsi jusqu'en février 1388. Plus tard, messire Jean d'Antioche ordonna que la taxe serait payée par tous, soit qu'on eût des rentes, soit qu'on n'en eût pas. Voilà ce que chacun payait.

En 1393 arriva la troisième maladie épidémique, et beaucoup moururent, Cependant le percepteur n'exempta personne de la taxe de la dîme. On excepta le vin de cette taxe pour dix ans, laquelle fut renouvelée encore pour cinq ans, et, pour la troisième fois, on imposa la même taxe pendant quelque temps; et elle est restée jusqu'à ce jour.

La maladie ayant sévi de 1392 à 1393, le roi Jacques fut effrayé et s'adressa à l'évêque de Leucosie qui envoya plusieurs prêtres avec le confesseur Menzis. L'évêque leur commanda de faire une procession des images autour de la ville dans l'espace de deux milles; une autre procession, commençant à la tour, alla jusqu'à Saint-Tharape. Là on célébra la messe, les prédicateurs firent des sermons, le comte de Tripoli, accompagné de tous les seigneurs, à l'exception du roi Jacques, toutes les dames avec la comtesse, descendirent sans chaussures et sanglotants. Cependant, comme le mal continuait de ravager la ville, le roi se dit : « Il est probable que Dieu est irrité contre nous, à cause de la dîme que nous avons imposée au peuple; je l'ai fait pour payer les Génois. » Au moment où la procession allait finir à Saint-Tharape, le roi remit la taille aux salariés ; cette taxe ainsi nommée prélevait deux besants sur cent; on avait estimé les revenus des villages, les assignations et la taxe de la capitation. Cette dernière taxe regardait les affranchis qui payaient un besant par tête. Il faut savoir que cette taille était injuste, parce qu'elle obligeait chacun de payer quatre pour cent. On estimait le bien de chacun, et d'après cette estimation on percevait le quatre pour cent. Elle comprenait aussi tous les affranchis au-dessus de quinze ans, les parèques et les esclaves qui étaient obligés de payer un besant. Cette dernière taxe ensuite fut diminuée.

Le roi, effrayé de cette grande mortalité, emmena sa femme avec toute sa suite et alla se réfugier au couvent de Machiéra. Après y être restés quelques jours, comme le mal augmentait, le roi et la reine se dirent : « Si tout notre monde meurt, quel profit en retirerons-nous? Allons mourir avec eux. » Ils descendirent donc de Machiéra, et, ordonnant une grande procession, rentrèrent dans la ville; la reine marchait pieds nus, avec toute sa suite en larmes. Ils mandèrent à l'évêque de sortir et de venir à leur rencontre à la tête d'une autre procession. Après cette procession, le mal diminua peu à peu.

Le roi imposa d'autres taxes obligeant le peuple de payer un besant par tête, depuis le plus vieux jusqu'au plus jeune, y compris les moines et toute âme vivante. Chacun, en payant cette taxe, avait le droit de prendre un muids de sel. Tout le produit de cette taxe fut attribué comme rente à sa fille Echive.[127] Après la mort de cette demoiselle, c'est-à-dire quatre ans après, cette taxe fut supprimée. Maître Antoine le Bergame, médecin physicien, chef de l'office de la Chambre royale, étant mort, il fut remplacé par sire Jean Silvani qui vécut jusqu'au dimanche 25 août 1395. Ce Silvani mourut à cause des malédictions que le peuple lançait contre lui et contre le roi qui chaque année imposaient une ou deux taxes sur les Chrétiens.

En 1396, Xénos de Famagouste promit au roi Jacques de lui rendre la ville. Les Génois, informés à temps de la conspiration, arrêtèrent Xénos avec ses compagnons. On dépeça leur corps en quatre morceaux qu'on pendit à Famagouste. Le roi feignit de ne rien savoir de tout cela.

Le lundi, 9 septembre 1398, mourut ce roi Jacques; on l'enterra à Saint-Dominique vers la droite du chœur, vis-à-vis du roi Pierre.

Le lundi, 11 novembre 1399, le roi Janus fut couronné à Sainte-Sophie par la main du frère Matthieu, archevêque de Tarsos, de l'ordre de Saint-Dominique. Ce roi était sage et très instruit; cependant de grands maux ont affligé quelquefois son règne.

Le jeudi, 30 septembre 1400, mourut sire Guy de La Baume, maréchal de Jérusalem.

En 1402, le dimanche 26 mars, échoua un nouveau complot pour enlever Famagouste. Le capitaine de cette forteresse était sire Antoine de Guarco. Le frère Guy Cal, un sage moine, confesseur de ce capitaine, conçut le projet de le tuer et de rendre la ville au roi qui lui avait promis la candidature à l'archevêché. On fit faire à Leucosie par Gabrielo des clefs qu'on envoya avec Macheras et un jeune Catalan à Famagouste pour les essayer. Ces clefs ayant été reconnues bonnes, on attendit l'arrivée du roi pour lui ouvrir les portes, afin qu'il pût s'emparer de la ville. On prépara des échelles et des engins pour escalader les murailles. Au nombre des conjurés étaient sire Simon de Montolif et sire Georges Billi. En attendant ce dernier, on fit retarder l'exécution du complot, parce que sire Simon l'ayant expliqué à sa suite, le secret avait été divulgué. Sire Thomas de Campo Frégoso se trouvait alors à Cérines dans la maison de son beau-frère sire Jean, mari de sa sœur nommée dame Andréola de Campo Frégoso. Ayant appris la nouvelle, il se mit à cheval pour retourner à Famagouste. Les conjurés avertirent le roi que sire Thomas revenait à Famagouste pour dénoncer le complot au capitaine. Le roi envoya aussitôt deux de ses serviteurs, Doria Castrisio et Perrin Samson, qui devaient aller à la rencontre de ce Thomas et, s'ils le trouvaient, le détourner honnêtement du chemin de Famagouste. Ces derniers, l'ayant rencontré, lui demandèrent où il allait. Le rusé Génois les trompa, en leur disant : « Je vais au village de mon beau-frère à Stronghilo pour des affaires de ma sœur et je reviendrai tout à l'heure à Leucosie. » Ils le crurent et revinrent, pendant que celui-ci allait à Famagouste. Dieu voulut venir en aide à mon frère Perrin Macheras, serviteur du roi. Mon frère aîné et moi Léonce, nous étions secrétaires de sire Jean de Norès. Ce dernier qui était lié d'amitié avec ce Génois, envoya aussitôt prévenir mon frère qu'il devait sortir de Famagouste pour qu'il ne fût pas pendu au gibet. Sire Thomas informa alors le capitaine du complot. Quand, au moyen de la torture, ils eurent appris tous les détails de cette affaire, les Génois arrêtèrent les conjurés; on coupa les uns en morceaux et les autres furent pendus au gibet. Le nombre des tués monta à vingt-huit personnes. Les Famagoustains déplorèrent leur mort.

Le dimanche 23 octobre 1401[128] le roi envoya de Cérines sur les galères sa sœur la demoiselle Mariette à son mari le roi Ladislas. Elle mit pied à terre à Lapithos où le roi et sa mère la rejoignirent par terre; ils s'amusèrent là buvant et mangeant pendant plusieurs jours. Le 3 octobre[129] elle s'embarqua et continua son voyage.

Vers la même époque arriva de Cérines de Chypre un seigneur nommé Boucicaut avec une nombreuse suite. Mon neveu Georges Billi, le gouverneur de Chypre, l'accueillit et l'accompagna d'une manière si courtoise que ce seigneur, enchanté de s'être trouvé dans la compagnie de l'homme le plus sage qu'il eut jamais vu, lui offrit de précieux présents en le congédiant. Les Chypriotes firent alors la paix avec les Génois sur lesquels Boucicaut exerçait le commandement.

En l'an 1403, le roi recommença avec les Génois une grande guerre qui dura jusqu'en 1406 et pour laquelle il fit beaucoup de dépenses et chargea le peuple de taxes. Il fit battre une monnaie de six chalques, qui à cause de cela fut appelée sixini et des petits chalques. Il nomma un receveur qui percevait deux chalques par besant pour chaque chose vendue; il nomma aussi d'autres receveurs qui amassèrent beaucoup d'argent. On amena des guerriers à cheval et à pied et des vaisseaux, mais de tout cela il ne retira d'autre profit que d'accabler le peuple et les seigneurs qui ne furent jamais soulagés de corvées et de guerres continuelles. Je raconte cela brièvement parce que, si je voulais entrer dans les détails, je deviendrais fastidieux en m'étendant sur des choses aussi tristes.

En 1406, le roi incendia les engins et renonça à son camp de Famagouste jusqu'en 1408. Les Génois, ayant fait une sortie de Famagouste, on tira une grande bombarde qui enleva la cuisse de Casaserta; ces bombardes avaient été apportées de Venise; le blessé en mourut. Les Génois sortirent une autre fois de Famagouste et se rendirent à Limisso avec une grande bombarde. La garnison de la forteresse, ne se trouvant pas prête, promit de se rendre au bout de deux mois; mais avant l'expiration de ce terme arrivèrent le sénéchal et Charles Zeno qui, ayant bien dirigé l'attaque, massacrèrent les Génois et enlevèrent la bombarde. La paix se fit en 1409.

Le même roi Janus avait dès l'an 1404 commencé la guerre contre les Sarrasins en pillant leurs terres. Le sultan avait supporté cela en silence parce que ses émirs ne s'entendaient pas avec lui.

En 1410, l'île fut ravagée par une autre épidémie qui dura plus d'un an. Les seigneurs s'étaient enrichis en pillant les Sarrasins; cette guerre avait duré jusqu'en 1408. Le roi avait expédié près du sultan comme son ambassadeur sire Thomas Provost qui était revenu accompagné d'un ambassadeur sarrasin; le même jour, ce dernier avait été introduit dans Leucosie. Ayant la mission d'acheter tous les esclaves sarrasins, il avait fait l'acquisition de tous ceux qui n'étaient pas baptisés. On fit la paix, le roi ayant promis de ne pas accueillir les corsaires et de ne pas permettre le pillage de la Syrie, et, si des corsaires venaient à Chypre, le roi ne leur fournirait point de vivres et aucun de ses sujets n'aurait le droit d'acheter les objets pillés. L'ambassadeur retourna auprès du sultan.

Depuis le 10 juin 1409, une grande épidémie régnait dans Chypre, et de nombreuses sauterelles ravagèrent l'île pendant quatre ans, en dévorant toutes les semences, l'herbe des prés et les arbres. En 1410, ce fléau causa un grand mal dans toute l'île; il diminua en 1412. Le peuple moissonna l'orge avant l'apparition des sauterelles, mais tout le blé fut dévoré, ainsi que les vignes des Arméniens de Calamouli. L'année suivante, le roi fît prendre ces sauterelles, aussi firent-elles moins de mal.

Le 25 août 1411, le frère Corrin, prieur de Toulouse et commandeur de Chypre, et sire Etienne Piniol amenèrent de France à Chypre la jeune infante Charlotte de Bourbon qu'ils marièrent avec le roi Janus le même jour, 25 août. Dès son arrivée le fléau des sauterelles diminua et des biens innombrables arrivèrent Chypre, grâce à la bonne fortune de la reine. Les sauterelles, comme nous l'avons dit, étaient en grand nombre, mais elles ne causèrent pas autant de mal qu'en 1411. Dans cette dernière année, le fléau ravagea les champs, les jardins, les arbres, surtout les citronniers et les sycomores, les vignes. Pendant trois ans, les jardins de Calamouli furent entièrement ruinés, les arbres étant restés dénudés comme en hiver; les citronniers, les oliviers et les caroubiers se desséchèrent. Quand la reine arriva, la colère dix fléau s'apaisa; les sauterelles mangeaient une partie et laissaient les autres intactes. Un prêtre, voyant le mal qu'elles causaient, se décida à lancer contre elles les malédictions, mais apprenez ce qui arriva. Pendant qu'il les maudissait, un essaim de sauterelles se jeta sur lui et elles le suffoquèrent au point de le faire mourir. Le fait eut lieu dans le village d'Achéra, avant l'arrivée de la reine. Après son arrivée, les sauterelles durèrent encore pendant deux ans, mais grâce aux processions, aux dévotions, aux prières, Dieu fit cesser ce fléau dans l'île.

Le 11 septembre 1413, monsieur Henri de Lusignan, prince de Galilée, frère du roi Janus, partit de Famagouste pour aller clandestinement en Occident. Il emmena Giustin de Cafran, Perrin Salahas et son fils sire Paul, un Italien nommé Zollou, Bertili de Savoie, Gruiotin de La Gridia, Nicolas Calamouniote et son fauconnier, et prit avec lui 8.000 ducats. Le roi fut très irrité en apprenant cette nouvelle.

Le lundi 16 mai,[130] la reine accoucha d'un fils appelé Jean ; le roi le nomma prince d'Antioche, parce que le comte de Tripoli était encore vivant. Le samedi 24 septembre 1418, la reine accoucha d'une fille appelée Anne. Quelque temps après, elle accoucha de deux jumeaux qui moururent; puis elle accoucha d'une fille qui mourut aussi.

Cette reine amena avec elle une suite nombreuse, à savoir : Madame Isabelle de Lesparre, mariée avec le fils bâtard du père de la reine; madame Musette, mariée avec sire Simon de Morpho l'auditeur; madame Cécile, mariée avec sire Marin[131] Villerbe; sa nourrice mariée avec Lussietto ; mademoiselle Lucette, mariée avec Simon Frasses ; madame Jeanne la veuve; Catherine, mariée avec Couratto son écuyer ; une autre demoiselle Isabelle qui mourut vierge ; Catherine de Paros qu'elle amena de Rhodes, fut mariée avec son frère le bâtard de Bourgogne, appelé Michel de la Beauté. La même reine amena avec elle soixante hommes : sire Ibrahim le maure de sa maison, écuyer de sire Abaïn Couratto, Irtanton le cuisinier de Pasquinet, Etienne de Vareha et sire Martin le Sage, surnommé Tziclouris. Elle amena comme chantre le prêtre Jean Morèse, sire Jean Maroche le prêtre, Jean Rondos, Jean Canelle, Jacques de Rasé, Gillet Veliout, sire Pierre Verniet le prêtre; ce dernier, à cause d'une faute qu'il avait commise, avait été excommunié, mais, étant allé trouver le Pape, il avait obtenu son pardon et était revenu avec la reine; Gillet le secrétaire; Jean Sellas, avec sa femme et son fils; Permet l'orfèvre; Jean de Vene son frère et Coudray ; Jean le Sourd et Metato le fils de sa nourrice, frère hospitalier. Cette reine fit beaucoup d'œuvres de charité; elle éleva l'hôpital de Saint Augustin dont elle nomma Arnaud Guillaume surintendant, et fit des lits, des couvertures et des draps pour les étrangers, en ajoutant des dépenses journalières pour leur nourriture. Elle fit aussi beaucoup d'autres bonnes œuvres.

En 1419 et 1420 régna à Chypre une grande épidémie pendant laquelle mourut la femme du connétable de La Baume.

Le 20 février 1420, une grande rixe s'éleva entre le roi et les Génois, toutefois elle s'apaisa, mais difficilement. Or, nous ne voyons pas que les maux qui nous visitent, bien loin de nous amener au repentir, nous font agir plus mal encore et nous exposent à un plus grand châtiment. Le seigneur a dit : « Aime ton prochain », et nous allons contre ce commandement divin. Les Sarrasins souffraient beaucoup de maux de la part des Chypriotes, parce que les premiers étaient venus plusieurs fois saccager l'île, emmenant en esclavage des hommes et des femmes; ils avaient soumis toutes les forteresses de Chypre et y avaient répandu l'incendie à plusieurs reprises ; une fois même l'incendie sévit tellement dans l'île qu'il n'y eut qu'une seule montagne qui échappa, et c'est pour cela qu'on l'a nommée Acamas (non brûlée).

Comme les corsaires ravageaient la Syrie, les Chypriotes les imitèrent au grand jour et sans honte. Les Sarrasins avaient coutume de souffrir beaucoup, ne voulant pas se venger avant d'avertir une, deux et même trois fois leurs ennemis, et cela afin de s'assurer la victoire. Or, ils firent présenter leurs griefs au roi Janus qui, en 1414, envoya en Syrie sire Thomas Provost. Le sultan le reçut avec de grands honneurs et lui fit de riches présents. Il envoya en Chypre comme ambassadeur Diotar qui, arrivant dans l'île en compagnie de Provost, fut accueilli avec honneur par le roi. On fit pour lui de grandes dépenses et il logea dans les maisons de sire Thomas Spinola.

Le dimanche 24 novembre 1414, on publia la paix avec la Syrie avec de grands honneurs et à la joie de tous. Toutefois le sot peuple et beaucoup de chevaliers disaient:

« Voyez, ils ont eu peur de nous et aussitôt ils ont cherché à nous flatter pour faire la paix. »

Le jeudi 15 janvier 1421 mourut notre reine madame Charlotte. Comme le roi se trouvait malade, on fit sortir clandestinement le cercueil de la cour royale pour qu'il n'eût pas connaissance de cet événement. Il régnait alors une épidémie à Chypre. Quand le cercueil arriva à Caballikion (place des Ferrages), les prêtres commencèrent à réciter les prières des morts. On conduisit la reine au couvent de Saint-Dominique et on l'enterra à la gauche du grand chœur, vis-à-vis du tombeau de son beau-père le roi Jacques.

Le jeudi, 15 janvier de la même année, mourut madame la reine Héloïse de Brunswick, mère du roi Janus ; elle fut enterrée dans le tombeau de son mari le roi Jacques.

Le mercredi 25 mars 1425, on publia dans Leucosie et dans toute l'île de Chypre qu'il était défendu de vendre ou d'acheter, de faire quelque autre affaire, de faire venir du dehors dans la capitale aucune charge de marchandise pendant la journée du dimanche; celui qui serait découvert comme ayant contrevenu à cet ordre, serait emprisonné et déshonoré.

Les Azapides recommencèrent à piller la Syrie. Les objets pillés étaient achetés clandestinement par Philippe de Picquigny, le bailli de Famagouste, et par sire Jean Grazel, chevetain de la Saline. Comme il est vrai que Dieu est un juge équitable, n'attendant qu'une occasion pour punir les coupables, un esclave sarrasin s'échappa de Chypre et alla au Caire. Il dit au sultan que les corsaires pillaient les Sarrasins et que les objets pillés étaient achetés par les Chypriotes qui les tourmentaient beaucoup. Le sultan, irrité, envoya le 26 septembre 1424 six galères qui vinrent à Limisso se plaindre au roi, en lui disant : « Voilà la paix et vos serments? Laisser ainsi les corsaires nous saccager et acheter les choses volées? » En apprenant cela, le roi envoya des guerriers commandés par Philippe Provost pour empêcher de faire du mal. Alors Philippe de Picquigny, bailli de Limisso, vint se joindre à Philippe Provost. Tous deux, laissant l'armée à la forteresse de Limisso et accompagnés seulement de leurs écuyers, allèrent à la découverte des Sarrasins. Syambac, qui tenait une flèche, la tira contre sire Philippe Provost qui tomba de son cheval à terre. Philippe de Picquigny prit la fuite avec l'écuyer de Provost, en laissant ce dernier par terre. Les Sarrasins, en arrivant, lui coupèrent la tête et enlevèrent la peau pour la porter au Caire. Alors notre armée s'en retourna. Les Sarrasins, en débarquant, trouvèrent beaucoup de marchandises de leurs compatriotes; ils enlevèrent les robes des Vénitiens qui étaient à Limisso dans la maison d'Alphonse Santamaria, le baile des Vénitiens. Ils incendièrent à Limisso un vaisseau crétois et un autre de ceux des corsaires, qui se trouvaient tirés à terre. En revenant, ils rencontrèrent deux grippes de Gorhigos et y mirent le feu. Dans l'une de ces grippes se trouvait Andronic qui réussit à prendre terre; l'autre capitaine fut conduit au Caire. Les Sarrasins allèrent à Couvouclia où ils firent beaucoup de mal. Là ils trouvèrent l'esclave sarrasin qui, ayant été baptisé, avait pris le nom de Thomas. Celui-ci, ayant renié le baptême, alla rejoindre ses anciens coreligionnaires. Les Chypriotes, l'ayant pris une seconde fois en 1429, le brûlèrent vif, parce qu'il avait renié le baptême.

Le roi fit armer deux galères et deux galéasses qui, commandées par sire Thomas Provost, allèrent piller la Syrie. On rencontra une galère de Lajasso, sur laquelle se trouvait un mamelouk, grand personnage, qui fut conduit à Leucosie pour y être emprisonné; on mit aussi en prison tous les Sarrasins qui avaient été sauvés de la mort.

Le vendredi 3 août 1425, on apporta au roi la nouvelle que les Sarrasins de la Syrie avaient armé 50 galères. Elles arrivèrent à Chélones vers Acrotiki, et le samedi, elles abordèrent à Famagouste. Alors le roi envoya son frère, le prince de Galilée, comme capitaine avec 500 guerriers à cheval et 2000 à pied, Syriens, Arméniens, paysans affranchis et artisans de Leucosie; ils allèrent à Sinta et à Trapeza. Une troupe de Sarrasins à cheval et à pied mit pied à terre et incendia Trapeza et Calopsida. Le prince vint à Sivouri, ne sachant où se trouvaient les galères et les hommes à pied; on l'informa pendant le dîner qu'ils étaient à Calopsida. Le prince vint chercher les Sarrasins à Saint-Serge pour leur livrer bataille, mais là il apprit qu'ils avaient quitté Sivouri pour se diriger vers Stylos. Dans ce dernier village, ils rencontrèrent sur une montagne vingt Sarrasins, huit à cheval et douze à pied; les troupes du prince s'élancèrent et tuèrent six des hommes à pied; ils en prirent un vivant; les autres s'échappèrent. Le même jour, il y eut une grande chaleur qui fit mourir onze hommes de l'armée du prince, Jean Poupi, Pierre de Zallès, Mafiol de Saint-Antoine, Alexandre Teti, Gaspard de Vianè, Benoît de Vicence, Armand Tonquet, serviteur de sire Jean de Grimer, frère Jacques Pelestri Hospitalier, serviteur du cardinal, un maure Patzi et Jacques Cantah l'écuyer. Le mercredi 8 août, les Sarrasins avancèrent par la côte et le prince les suivit par terre. Ils arrivèrent à Salines devant le village de Pyla; un fourrier flamand mourut. Le prince alla avec toute son armée à Aradippo ; la même nuit, il dormit dans les maisons de la Despotissa.[132] Jeudi 9 août, il envoya plusieurs de ses hommes à Salines; là ils rencontrèrent des Sarrasins à pied. On en vint aux mains; les Sarrasins nous tuèrent Strouthos le fauconnier, Jacques de Floury, Thomas Armaratti, le serviteur du prince, Jacques Kythriote, artisan chypriote et crieur public, et sire Toros de Coustace, chevalier arménien. Vendredi 10 août, à midi, on apporta la nouvelle que les Sarrasins avaient incendié Kellia et Aradippo avec la cour de la Despotissa, le logement de la tour des Salines, Agrinon, Vromolachia et Kitti; ils promenaient l'incendie de pays en pays. Quelques esclaves sarrasins rachetés par l'ambassadeur du sultan, connaissant à la forteresse de Limisso un trou dans lequel ils avaient travaillé pendant leur esclavage, le montrèrent à leurs compatriotes. Ces derniers y entrèrent et prirent Limisso ; ils tuèrent Etienne de Vicence, le bailli de cette ville, et firent prisonnier Recouniatos avec plusieurs autres Chypriotes.

Le roi, ne voulant pas confier l'armée aux caprices du prince qui était très jeune, nomma près de lui des conseillers qui, par de bonnes manières, calmaient sa vivacité. Or, le samedi-11 août, le prince voulait livrer bataille aux Sarrasins; il en fut empêché par ces conseillers, nommés Jean de Grimer, sire Badin de Norès et sire Bès; ils eurent beaucoup de peine à le faire renoncer à l'exécution de son projet. Le 22 août il se rendit à Leucosie.

Le roi remplaça le prince par Dominique de Palu, vicomte de Leucosie. Ce nouveau capitaine de l'armée prit le drapeau royal et vint à Limisso. Les Sarrasins, informés de l'arrivée de l'armée, préparèrent une embuscade; ils sortirent huit à cheval, afin d'attirer par de faux détours notre armée dans cette embuscade. Nos hommes se mirent à les chasser. Un paysan, placé sur une hauteur, l'ayant découverte, descendit et défendit aux soldats d'avancer jusque là et les fit rétrograder. Les Sarrasins, voyant que notre armée revenait, firent sortir de l'embuscade trente Mamelouks à cheval bien armés qui la suivirent à pas mesurés. Le vicomte la conduisit à Palamida où on dîna, et, après dîner, il alla à Limnati. Les Sarrasins se rendirent à Palamida, en incendiant tout sur leur passage. Enfin, voyant que notre armée était peu disposée à combattre, ils retournèrent à Limisso et, s'embarquant sur leurs vaisseaux, reprirent la route du Caire; ils avaient jeté en prison Recouniatos et Andronic le Gorhigiote. Quand le roi fut fait prisonnier, comme je vous le raconterai, les Sarrasins envoyèrent une petite compagnie de matelots pour annoncer au sultan cette triste nouvelle ; alors Recouniatos et Andronic furent brûlés vifs. Tous les deux périrent pour le doux Jésus, aimant mieux mourir en vrais Chrétiens que de vivre dans le mensonge, en devenant Musulmans. Ils insultèrent le sultan et ceux qui les torturaient. A la fin, le bourreau trancha leurs saintes têtes, et ils remirent ainsi leurs âmes pieuses entre les mains du Dieu vivant. L'église les a canonisés comme des martyrs. Que leur mémoire soit éternelle!

Quand ces affreuses nouvelles arrivèrent aux oreilles du sultan, un brave homme de Damas, célèbre par sa sainteté parmi les Musulmans, ayant appris le mal et les ravages que ses coreligionnaires causaient à Chypre, en fut profondément affligé. Connaissant depuis longtemps les menaces que le roi avait adressées au sultan, ses forces de terre et de mer, ayant eu aussi par sire Thomas Provost, l'ambassadeur du roi, et sire Jean Apodochatoro, le négociant, des informations sur la vaillance et la bonté du roi, il prit ce dernier en affection comme son propre fils. Ce Musulman n'était pas guerrier. Il refusa les présents que Provost et Apodochatoro lui offraient, se contentant d'accepter seulement des choses à manger; car il était très riche et son bien suffisait à toutes ses dépenses. Or, cet homme envoya son propre fils auprès du roi pour le détourner du funeste projet qu'il nourrissait de déclarer la guerre au sultan et lui fit dire que le sultan était très puissant, ayant surtout la justice de son côté, car le roi et ses sujets lui avaient juré de ne fournir aux corsaires ni pain, ni vivres, de ne point leur acheter d'esclaves et ils avaient trahi leurs serments. Il lui dit encore que le sultan avait soumis tous les royaumes depuis Lajasso jusqu'à Alep, et de Damas à Tripoli, à Jérusalem et au Caire, et que le roi devait bien penser qu'un pareil seigneur pourrait facilement ruiner la malheureuse île de Chypre. Ce personnage, regardé comme un saint par les Sarrasins, appelait le roi son fils. Tout le monde, en effet, savait que le roi, ayant rompu les traités, fournissait des vivres aux corsaires et permettait la vente des esclaves. Le sultan, étonné de son arrogance, dit : « Je lui ai mandé deux fois avec mes vaisseaux d'envoyer des ambassadeurs pour conclure la paix, mais il ne s'y montre pas disposé. Ce roi me paraît ou très sage ou très fou. Aussi je promets à Dieu d'employer toutes mes forces pour voir si je viendrai à bout de cet homme, en incendiant son île détestable, et pour ne pas être tourmenté sans cesse par ces Chypriotes. »

Le scheik, ayant entendu tout cela, se rappela que plusieurs fois les Sarrasins avaient occupé les îles, qu'ils avaient incendié et ravagé surtout Chypre dans les temps anciens, et prit la décision d'écrire au roi, en lui envoyant son propre fils, porteur d'une lettre ainsi conçue :

« Seigneur plein de grâce, très honoré et très aimé, je fais savoir à ta Majesté que je sais parfaitement que le sultan est irrité contre toi. J'ai appris aussi qu'il prépare une grande flotte pour tomber sur toi, qui es la cause de cette guerre, et pour ruiner ton île. Il t'a mandé deux fois d'envoyer des ambassadeurs pour confirmer la paix, mais toi, tu ne t'es montré nullement disposé à te réconcilier avec lui. On dit aussi que toi et ton peuple, vous vous vantez de vouloir punir le sultan et faire la paix après cette punition, et cela dans le but de capturer des esclaves sarrasins et de piller leur bien. Mon enfant, j'ai appris les grâces dont Dieu t'a comblé; ne donne, je te prie, aucune importance aux paroles du peuple, en les regardant comme des vérités, tandis qu'elles ne sont que des mensonges. Le vrai sage est celui qui prête l'oreille aux sages, parce qu'ainsi il augmente ses connaissances et écarte le malheur. Pour toutes ces raisons, je te supplie instamment et je te conjure au nom de ton créateur de ne pas devenir la cause de tant de maux qui attendent ton peuple; son sang va couler. Ce seigneur sultan n'est pas comme ses devanciers; ces derniers retenaient l'empire au moyen de la force, chaque émir aspirant à usurper l'autorité du sultan, tandis que le nôtre est débarrassé de tous ses ennemis; les uns sont morts, les autres ont été tués ou se sont livrés à lui. Je t'assure que le sultan est en ce moment le monarque absolu de tout le monde musulman, beaucoup plus riche que toi, ayant dans son conseil des hommes très sages, et des armées plus expérimentées à la guerre que les tiennes; je ne te parle pas d'hommes armés, mais de guerriers valeureux et consommés dans la science militaire. Il a cinquante provinces qui sont plus fortes et plus riches que ton île. Si tu ne crois pas à mes paroles, fais-toi apporter la carte appelée mappemonde et ouvre-la pour voir l'étendue de l'empire du sultan; comme grandeur ton île n'est qu'une pierre jetée au milieu de la mer. Crois à mes paroles qui sont les conseils d'un bon père à son fils. Je ne sais pas si Dieu est irrité contre toi, mais il a mis dans le cœur de tes conseillers la haine qui n'aura d'autre conséquence que ta ruine. Je te jure que depuis Meleza[133] et Barkos[134] Dieu n'a pas envoyé aux Musulmans un sultan aussi puissant; je te conjure, au nom du créateur du ciel et de la terre, d'abandonner un dessein aussi extravagant; tu seras vaincu, ruiné, exilé, et après, tu te repentiras, mais en vain. Mon fils, j'agis contre ma conscience et contre ma foi, en t'avisant contre ; mon seigneur l'orthodoxe; c'est la grande affection que je te porte qui m'engage à le faire. Connaissant par des étrangers et par tes sujets ta vaillance et tes bonnes actions, je te regarde comme mon cher enfant, ainsi que Dieu le sait, comme si je t'avais engendré moi-même; aussi je te recommande de ne pas mettre ta personne et ton royaume à une pareille épreuve, et je prie Dieu de te sauver des mains des Sarrasins. Eu égard à l'affection fidèle, vraie et complète que je te porte, je t'envoie mon cher fils auquel j'ai confié pour toi beaucoup de secrets; crois ce qu'il te dira. Je ne t'en écris pas plus; dispose de moi comme tu l'entendras, et que Dieu te donne une longue vie. »

Quand le fils du scheik fut arrivé à Famagouste avec cette lettre et de très bons présents, on en avertit le roi. Il convoqua son conseil; tous les chevaliers lui dirent de ne pas le faire venir en sa présence, dans la crainte qu'ils ne fussent ensorcelés, lui et son armée, parce que les Sarrasins aiment les enchantements et au moyen de l'astrologie peuvent nous faire beaucoup de mal. Le roi, ayant reçu d'avis de son conseil, s'y conforma et donna l'ordre de ne pas amener en sa présence le fils du scheik, mais de le conduire de Famagouste à Leuconico. Il envoya maître Jean Synclitique le médecin et Perrin Pilistrin son serviteur pour l'accompagner et pour le servir dans tous ses besoins. Il envoya aussi comme interprète sire Manuel David son écuyer avec sire Basile Sakis pour lui offrir des liqueurs blanches, du vin blanc de la table du roi, des mets délicats et autres bonnes choses. Mais tout cela n'était rien pour lui qui ne demandait qu'à être présenté au roi. Ceux qui l'entouraient ne pouvant pas exaucer sa prière, le fils du scheik, à la fin fatigué, dit à Pilistrin : « Je te donne cent ducats si tu veux me présenter au roi. Autrement sois toi-même mon ambassadeur, en lui disant que j'ai beaucoup de secrets à lui communiquer pour son bien. » Perrin alla trouver le roi et le pressa beaucoup de donner l'ordre qu'on le lui présentât; mais il s'épuisa en efforts inutiles, parce que les chevaliers s'y opposaient formellement, et il revint sans résultat. Le fils du scheik, voyant qu'il n'avait pas réussi à lui obtenir la présentation, lui dit : « Frère, j'ai une lettre secrète de mon père; prends-la pour la remettre au roi. » Quand ce papier fut apporté au roi, les chevaliers lui défendirent d'y toucher. Le roi le donna à sire Georges Hatip pour le traduire en français. Cette traduction ayant été lue devant le conseil, les conseillers dirent au roi : « Sache que le sultan, très tourmenté à cause de nous, a peur et désire la paix. C'est dans cette intention qu'il nous prie. Il a chargé le scheik d'envoyer cette lettre pour nous tromper et nous empêcher de marcher contre lui. Nous te promettons qu'en allant l'attaquer, nous rapporterons assez d'esclaves pour remplir l'île. » C'est ainsi que raisonnaient des conseillers sans expérience et n'ayant pas la moindre idée du monde! Le roi alors envoya sa réponse avec des présents au fils du scheik qui retourna très affligé auprès de son père.

Celui-ci, en le voyant si triste et en apprenant qu'il n'avait pas été admis en la présence du roi, éprouva un vif chagrin et dit : « Je devais envoyer mon fils dans l'intérêt des affaires du sultan, et moi, dans l'intention de faire du bien au roi, j'ai préféré l'envoyer à ce dernier qui nous regarde comme des chiens! Puisqu'il n'a pas voulu recevoir mon fils en sa présence, c'est que la volonté de Dieu est de jeter cet orgueilleux aux pieds de mon seigneur le sultan. Que le roi et ses conseillers deviennent donc les esclaves des Musulmans! »

Je vous raconterai aussi la vision qu'une femme d'Alexandrie a eue à propos de Chypre. Une chrétienne avait un fils nommé Georges, âgé de seize ans. Ce garçon fut pris du vif désir d'aller à Jérusalem pour visiter le tombeau du Christ et faire le pèlerinage de toute la terre sainte. Il le demanda vivement à sa mère qui ne voulait pas y consentir, dans la crainte des Sarrasins. Elle lui disait : « Mon fils, tu vois combien les Sarrasins sont irrités et qu'ils sont en guerre avec les Chrétiens, et tu veux parcourir leur pays? » Son fils, garçon vertueux et d'une piété irréprochable, n'ayant jamais enfreint les commandements de Dieu, ne changeait pas d'opinion, mais pressait sa mère d'exaucer son vœu. Il lui dit un jour : « Ma chère mère, je te prie de me laisser y aller. Si les Sarrasins sont irrités contre les Chrétiens, que devons-nous faire, nous serviteurs de Dieu, si ce n'est d'aller servir pour sauver notre âme? » Il la pressait jour et nuit; enfin elle consentit à l'accompagner. Ils prirent quelques vivres avec eux et se mirent en route. Après trois jours de marche, ils rencontrèrent sur leur chemin une belle fontaine ombragée par un bel arbre. Le garçon, désirant vivement se reposer là, dit à sa mère : « Mère, restons dans ce charmant endroit. » A peine avaient-ils mis leurs bagages à terre qu'un serpent monta rapidement sur l'arbre. Le garçon effrayé dit à sa mère : « J'ai peur que, quand nous serons endormis, le serpent ne descende pour nous faire du mal. » La mère répondit : « Mon fils, Dieu qui sait tout, sachant où nous allons, enverra l'ange de paix pour nous garder. » Son fils avait un arc avec lui; il tire une flèche et tue le monstre. Quand il voulut s'asseoir, la moitié de son corps était paralysée; sa mère lui prépara un lit et le mit dessus pour qu'il pût dormir. Pendant son sommeil, il vit en songe trois beaux et jeunes stradiotes, montant l'un un cheval blanc, l'autre un noir et le troisième un de couleur baie. Ils lui dirent: « O Georges!— « A vos ordres », répondit-il. — « Quelle est ta maladie? » — « J'ai été pris en tuant un monstre. » — « N'aie pas peur. » Ils se mettent à terre et ils le prennent, l'un par les cheveux, l'autre par les mains et le troisième par les pieds; ils le tinrent dans cette position et le garçon guérit. « Mes seigneurs, leur dit-il, qui êtes-vous et que faites-vous? » Ils lui répondirent : « Nous allons au secours des Chypriotes contre les Sarrasins. » Il se leva et dit à sa mère : « Réjouis-toi, je suis guéri », et il lui raconta sa vision, en remerciant Dieu. Ils restèrent dans le même endroit pendant deux jours et deux nuits, afin de voir quelque chose de plus particulier à Chypre. La troisième nuit, Georges, ayant vu les mêmes stradiotes, leur dit : « Avec la permission de Dieu, je vous demande pourquoi vous êtes revenus. » Ils répondirent : « Dieu nous a ordonné de fuir Chypre; ils n'ont pas mis leur espérance en Dieu, mais dans leur armes inutiles; c'est pour cela que nous sommes partis. » En entendant ces paroles, le garçon se mit à pleurer et raconta à sa mère sa nouvelle vision. Tous les deux, affligés, quittèrent le pays et, retournant à Alexandrie, racontèrent en secret la vision à plusieurs Chrétiens. Peu y ajoutèrent foi. La plupart se disaient : « Voilà que Dieu est descendu pour parler à ce garçon! » Mais après ils disaient : « Il a justement parlé; étant sans foi, nous sommes châtiés par Dieu. »

L'armée du sultan étant revenue, raconta que les mamelouks avaient défait les Chypriotes qui sont des hommes sans expérience militaire et sans courage. Le sultan fit alors préparer d'autres galères et des équipages. Les Génois qui se trouvaient là avec Benoit Palavicini excitaient sa colère en lui disant : « Quelle est la force du roi de Chypre pour qu'il puisse te combattre? » Ils l'encourageaient à une guerre plus acharnée, dans l'espérance que le roi dépenserait son trésor et deviendrait pauvre, et alors qu'ils interviendraient entre les belligérants pour les concilier, et cela dans la pensée que la prolongation de la guerre pourrait mettre également en danger Famagouste. Aussi Barabak, le seigneur d'Allagia, qui se trouvait à Alexandrie avec deux galères, pressait le sultan d'envoyer sa flotte contre Chypre.

Au mois de juin 1426, le sultan envoya Takriver Mohammed avec 150 galères et navires bien équipés, 500 mamelouks, 2000 guerriers et 600 Arabes. Ils arrivèrent le 1er juillet à Lénidia auprès d'Avdimou. A peine débarqués, ils se dirigèrent contre la forteresse de Limisso, bâtie par le roi Janus. Le 3 du même mois, le roi, informé de la descente des Sarrasins, organisa une armée composée de 1.600 chevaliers armés et de 4.000 soldats à pied, recrutés parmi les habitants de Leucosie et des environs. Le même jour l'armée, ayant quitté la capitale, arriva à Potamia où elle dîna. Le roi fit demander du secours à Rhodes.

Les Sarrasins envoyèrent au roi comme ambassadeur un vieux mamelouk qui de Chrétien s'était fait Musulman. Avant son arrivée, le roi avait appris que Limisso avait succombé. Les chevaliers, fidèles à leur tactique, ne permirent pas au roi de donner audience à l'ambassadeur.

Le roi, pour empêcher les ennemis de tomber subitement sur lui, envoya en avant-garde Jacques de Pologne avec l'armée à pied. M'ayant nommé surintendant pour le vin, il me donna l'ordre d'accompagner l'avant-garde. Nous allâmes à Pyria et nous couchâmes dans les champs. Vendredi étant arrivé, nous partîmes de là et nous nous rendîmes à Cherokitia. Le jeudi nous rencontrâmes Sforza, qui se faisait fort de donner du courage à l'armée, parce qu'il avait capturé quelques Sarrasins. Nous rencontrâmes ensuite un des malheureux arbalétriers de Limisso. Il nous raconta comment la ville avait été prise et nous dit que les Sarrasins envoyaient un ambassadeur au roi; cet ambassadeur était conduit par Philibous par une autre route, et par cette même route arrivait un jeune ambassadeur envoyé de Limisso avec l'arbalétrier. La populace apprenant que cette ville.avait été prise par les Sarrasins, fut plongée dans la douleur.

Le matin du vendredi 5 juillet 1426, le roi arriva à Gierokitia avec toute l'armée; il logea dans la tour avec les chevaliers, les autres campèrent sous les tentes ou sous des cordes. L'espace occupé par l'armée était si long que quand le crieur allait publier un ordre, parce qu'ils n'avaient point de trompette, il partait le matin et à midi il n'avait pas encore fini sa tournée; s'il avait un autre ordre, il sortait à midi et à la nuit tombante il n'avait pas encore terminé.

Les Sarrasins écrivirent une lettre qu'ils envoyèrent au roi par nn paysan; elle était ainsi conçue : « Vertueux seigneur, nous sommes venus ici, et toi, comme fils de notre seigneur le sultan, tu n'as pas envoyé quelqu'un de tes hommes pour nous demander la cause de notre arrivée. Nous te mandons maintenant de sortir et de venir nous trouver pour contracter avec nous un nouveau lien d'amitié et rédiger les articles du traité de paix, par lequel tu t'engageras à ne plus recevoir dans ton île les pillards et les corsaires qui peuvent nous faire du mal, à ne point permettre que ton pays leur donne l'hospitalité, mais à regarder nos amis comme tes amis et nos ennemis comme tes propres ennemis, ce que doivent faire de bons amis et de bons voisins. Notre seigneur le sultan nous a donné son tapis pour l'étendre sous toi et pour que tu puisses t'y asseoir. Quand tu viendras, nous conférerons avec toi et tu seras content; nous te laisserons ensuite et nous retournerons auprès de notre seigneur. Sache que si tu ne viens pas à nous, c'est nous-mêmes qui irons te trouver, et sois sûr que dimanche ne se passera pas sans que nous nous soyons rencontrés. » Quand les chevaliers eurent lu cette lettre, ils se moquèrent de la manière dont elle était rédigée ; d'autres très irrités disaient : « Ils nous trompent! » On arrêta l'ambassadeur envoyé par Pikénis et on le mit à la torture à tel point qu'on le fit mourir d'une mort injuste et perfide, pareille chose n'étant jamais arrivée à un ambassadeur. Il y eut aussi un autre ambassadeur qui, arrêté par sire Thomas Provost, fut mis en prison et soumis à une grande surveillance dans la tour de l'arsenal de Leucosie. On persécuta les esclaves sarrasins baptisés, dans la pensée qu'en les effrayant on les empêcherait d'aller retrouver leurs anciens coreligionnaires. Il arriva précisément le contraire; car plusieurs Sarrasins baptisés prirent la fuite et se cachèrent dans les montagnes, justement afin de ne pas être pris par les Sarrasins. Parmi ces esclaves, je citerai Georges de Tamathiani qui faisait cuire la poudre pour fabriquer la colle servant à épurer le sucre, Théotokis, le maçon du roi, Nicolin de Lutraris, Mikellos le Taliouris, le Syrien affranchi, Paul, l'esclave de l'évêque, l'esclave du couvent de Mâchera, l'esclave du couvent de la Grande-Croix, surnommé Stavrias à cause de cela, et beaucoup d'autres qui aimaient mieux s'exposer à la mort que de se rendre aux Sarrasins. Mais, comme Dieu voulut jeter le trouble dans la tête des officiers et des conseillers pour leur faire prendre les choses en sens contraire, ces mêmes hommes se conduisirent ainsi à l'égard des âmes des pauvres ambassadeurs et des pauvres baptisés.

Revenons au roi et à l'armée campés à Chérokitia. Nos vigies vinrent le samedi 6 juillet 1426 annoncer que les Sarrasins se préparaient à nous donner l'assaut. Le roi commanda alors à tous ses gens de venir dormir autour de la tour; ce qui fut exécuté. A minuit, un signe parut au ciel; une grande étoile, s'arrêtant dans le ciel pendant un moment, vint tomber sur la tour. L'armée s'effraya et dit: « Dieu! que ce signe tombe sur la tête des Sarrasins ou sur celle du prince, mais non sur notre seigneur le roi! » Pendant toute la nuit on surveilla le roi. Le vin commençait à manquer; il n'en restait plus que quatre charges; le roi se fâcha contre Apodochatoro de ce que celui-ci n'en avait pas fait une provision suffisante.

Quand apparut le dimanche bénit, 7 juillet 1426, le peuple vint chercher du vin; messire Badin de Norès, maréchal de Jérusalem, me commanda à moi, Léonce Macheras, de n'en donner à aucun des indigènes jusqu'à ce qu'on en apportât. Le peuple en exigea de force; à la fin ils saisirent, les uns une charge, les autres une outre, d'autres des veaux et de plus petits animaux; une grande querelle survint à cause de cet envahissement du magasin qui se trouvait dans la cour. Messire Badin de Norès, voyant cette rébellion dont le but était d'enlever le vin, descendit l'escalier de la tour et assaillit tellement le peuple qu'un garçon nommé Harion Scaramas lui dit : « Seigneur, tu nous bats et tu nous chasses ! Où donc alors trouver à boire pour tenir tête à nos ennemis? » Le maréchal irrité lui porta un coup sur la tête qui fit tomber le casque de ce Harion. D'autres allèrent dans les aires pour prendre de la paille et en firent manger en abondance à leurs chevaux. Tous se gorgèrent en se remplissant le ventre comme des porcs.

Le roi finissait de dîner quand on vint lui annoncer l'arrivée des Sarrasins. Il mit son casque et descendit pour monter à cheval. Sistros Grellios, qui devait porter le drapeau royal, n'étant pas présent, le roi commanda à Perrin David le Fa vas de tenir l'enseigne devant lui; Sistros parut immédiatement et prit le drapeau. Le roi fit donner l'ordre par son crieur que tout le monde s'armât. Comme l'armée se trouvait au milieu d'un champ, il commanda aux soldats à pied de mettre les armes les unes auprès des autres, de manière à en faire un mur. On forma ainsi cent grands pavois avec les armes. Sur ces entrefaites arrivèrent des hommes de l'avant-garde qui avaient été blessés par les Sarrasins; c'étaient Scarmoutzas et Constantin de Papas, le frère du père Livon, évêque des Arméniens; ce dernier, à peine arrivé, mourut. Douze de nos guerriers prirent un Sarrasin et trois des nôtres furent tués, Démétrius Lacas qui fut conduit à Togni et deux autres. Le roi quitta sa tente, avança et ne trouva personne; il fit former des escadrons de 100 et de 50 soldats qui devaient se tenir prêts à se jeter sur les ennemis. Il prit cette mesure à cause de la désobéissance de la populace, dont une partie ne voulait pas reconnaître comme capitaine Jean de Verni, nommé par le roi. Ce capitaine, d'humeur difficile, était détesté par le peuple qui criait : « Nous voulons rester sous les ordres de notre seigneur le roi et non de cet homme. » Leur exemple fut suivi par d'autres, de sorte que personne ne voulait se soumettre à aucun autre chef que le roi, et cela afin de n'avoir pas à obéir à plusieurs chefs.

Les Sarrasins arrivaient à pas lents ; ils envoyèrent un corps pour entourer notre armée du côté de l'orient. Les Arméniens et les affranchis se rassemblèrent d'un côté en attendant l'assaut des Sarrasins. Le roi se trouvait justement au milieu de l'armée, ayant le prince à sa droite[135] et sire Jean de Grimer et sire Badin de Norès à sa gauche. Notre armée se tenait d'un côté, formant des pavois comme le roi l'avait commandé et ressemblant à une muraille d'armes. Les Sarrasins parurent alors au sommet d'un monticule vis-à-vis du champ ; les Syriens et les soldats à pied, à la vue des ennemis, poussèrent un grand et terrible cri en battant leurs tambours ; les Sarrasins en firent autant. Alors le roi dégaina son sabre et toute l'armée se précipita sur eux. La mêlée eut lieu sur le sommet de la montagne. Plusieurs Sarrasins étant tombés, ils firent un détour et le roi se tourna de l'autre côté, un jeune et vaillant Turc, salarié du roi, lui dit : « Seigneur, retournons contre eux une seconde fois pour les mettre en fuite, parce que leur trompette a sonné la retraite. » Personne ne voulait retourner; les soldats à pied, hommes sans expérience de la guerre, abandonnèrent les pavois formés de leurs armes et s'enfuirent de tous les côtés. Un guerrier à cheval, voyant le fils de Tacca et le prenant pour un Sarrasin, lui porta un coup de sabre sur son bouclier; le sabre l'ayant traversé de part en part, lui donna la mort. Janot Castrisio, Georges Ibrahim et Nicolas Zandilier se distinguèrent aussi. Mais, l'armée s'étant mise en déroute, ces actes de bravoure furent mutiles. Beaucoup des nôtres furent tués, parce qu'ils n'avaient pas d'expérience et étaient mal dirigés.

Les Sarrasins, voyant notre déroute, conçurent le soupçon que le roi avait préparé quelque embuscade dans la tour de Cherokitia. « Ils font semblant de fuir, disaient-ils, pour que nous les suivions, et quand nous passerons la tour, ceux de l'embuscade nous prendront par devant et les autres par derrière pour nous massacrer. » Dans ce moment les Sarrasins prièrent Dieu de leur envoyer quelqu'un pour faire la paix, mais la fortune ne nous favorisa pas. Les Sarrasins, ainsi effrayés, venaient à pas lents, et rencontrant sur leur chemin des hommes fatigués par les armes, ne les tuaient pas.

Cependant le roi continuait sa route; son cheval avait déjà buté deux ou trois fois, lorsqu'il rencontra un chameau dans le même chemin; son cheval ne pouvant pas passer, il mit pied à terre et prit un cheval de course qui était monté par Antoine Marris. Les Sarrasins, étant arrivés devant la porte de la cour de Cherokitia, y trouvèrent le corps de leur ambassadeur qui, après avoir été torturé, avait été tué par le prince à son retour. La cour était déserte. Les Sarrasins, irrités à la vue du corps de leur ambassadeur, pressèrent le pas, et ayant rencontré le prince, le tuèrent. On s'approcha du roi; deux mamelouks l'assaillirent avec leurs lances mises en travers. Le roi, n'ayant pas de lance, tira son sabre. L'un des mamelouks lui porta un coup au visage; le roi se défendit et se mit à crier en langue arabe « Melek! », ce qui signifie roi. L'autre Sarrasin passa sans le toucher. Je tiens ces détails de la bouche du connétable de Chypre. Les Sarrasins, apprenant que c'était le roi, tombèrent sur lui et l'arrêtèrent. Il n'y avait personne avec lui pour le secourir. Ils arrêtèrent aussi un Catalan nommé Suarès et un pauvre boutiquier nommé Colis qui comprenait l'arabe. Ils s'en retournèrent ensuite en tuant les gens fatigués qu'ils avaient épargnés la première fois; ceux qu'ils trouvaient en route étaient passés au fil de l'épée. Un mamelouk, ayant rencontré un jeune chevalier, le mit à terre; mais celui-ci ayant sauté de nouveau sur son cheval, le mamelouk s'effraya et prit la fuite.

C'est ainsi que le roi, abandonné par son armée, fut pris et conduit à Salines. Le même jour, avant la nuit, la nouvelle arriva à Leucosie et fut transmise au cardinal.

Le nombre des guerriers tués sur le champ de la bataille montait à vingt. Je vous citerai leurs noms. Que Dieu leur accorde le repos ! Le prince de la grande Antioche, frère du roi, sire Fermoun Babin, sire Caras de Montolif, sire Barthélémy de Navarre, sire Martin[136] de Villerbe, sire Jacques de Kiventes, chevalier du prince, huit chevaliers allemands, Jean Provost, fils de sire Thomas, Thomassin de la Gridia, chevetain de Sivouri, Janot d'Acre, serviteur du roi et maréchal de l'étable royale, Sistros Grellios, serviteur du roi, d'origine génoise, le seigneur Thomasel de Paradiso, Nicolin Zandilier, serviteur du roi, Janot, le fils de Doria Castrisio, Janot de Rarnefort, le fils d'Amaury Galliart, chancelier du roi, Harion Scaramas, homme d'armes et génois de nation, Nicolin d'Acre, homme d'armes. Beaucoup d'hommes du peuple furent tués : sire Temé le Maktasip, Nicolas Primikyris le parfumeur, Georges le cordonnier, maître Ibrahim le négociant, Antoine le cordonnier, Sarrasin baptisé, Amirallios le sergent, Salahas, Fakelatos, Nicolas le cuisinier, le frère de Jean et plusieurs autres Syriens, Arméniens, affranchis, étrangers, ainsi que beaucoup de Moraïtes; des aides de camp, Nicolin Galliardo, Georges le cordier le borgne, Nicolas Safinis, boutiquier, Thomassin Bustron le tailleur.

Je vous signalerai aussi les forces de mer dont le roi disposait et qui n'arrivèrent pas à Limisso en temps convenable : sept galères royales, deux de Rhodes, deux catalanes, l'une de sire en Palol, et l'autre de sire Jean de Flenxer, une autre du frère Recanto, une galéasse de Matthieu Costa au nez mutilé, et sept navires, dont l'un de sire Georges de Camperen, le second de Cotzilio, le troisième du frère Prigoruan, le quatrième de Carsemian Tonamat, un autre du roi, et deux petits. S'ils étaient arrivés à temps contre les Sarrasins, on n'eut pas éprouvé tant de malheurs et tant de pertes. Quand le roi fut arrivé, cette flotte parut à Salines; les Sarrasins, à sa vue, furent effrayés et forcèrent le roi d'écrire une lettre dans laquelle il lui donnait l'ordre de s'en retourner. Ainsi intimidée, la flotte partit après avoir reçu indûment la paye du roi.

Quand le seigneur cardinal apprit cette triste nouvelle, il fit aussitôt enlever de Leucosie pendant la nuit tout ce qu'il put des biens du roi et chargea sire Etienne Spinola de les transporter à Cérines, et il mit des gardiens aux portes de la ville, dans la crainte que les Sarrasins n'y arrivassent. Puis, après avoir pris dès l'aube du jour le prince d'Antioche, fils du roi, Jean, ses sœurs mesdemoiselles Anne et Agnès, et d'autres, le cardinal se rendit à Cérines.

Les Sarrasins avaient conduit le roi aux Salines avant l'apparition de la flotte dont je vous ai parlé. Au même moment parurent deux vaisseaux de pèlerins, allant en Terre Sainte ; ils se querellaient avec la flotte pour savoir qui prendrait les devants à cause des Sarrasins. Enfin les malheureux pèlerins firent voile pour passer au milieu de ces derniers; les autres vaisseaux ne voulurent pas les imiter. Aussi les pèlerins, se trouvant seuls, furent pris par les Sarrasins ; les uns furent tués et les autres mis aux fers. C'est par ordre du roi que la flotte retourna à Cérines, comme je l'ai dit. Ainsi les Sarrasins, débarrassés de la flotte royale, commencèrent à piller l'île, en transportant dans leurs vaisseaux des hommes, des animaux et des vêtements.

Les signes sont toujours de sûrs présages, telle est du moins l'opinion de ceux qui savent les interpréter. Depuis longtemps les chiens hurlaient, les corneilles et les chouettes criaient sur la cour et sur la forteresse, lorsque le roi fut fait prisonnier. Le même dimanche où eut lieu ce désastre, un épais brouillard couvrit l'île et chacun croyait que le monde allait finir.

Les Sarrasins firent mettre pied à terre aux pèlerins; ils les tiraient dans tous les sens, en les frappant avec des cailloux devant le roi pour s'amuser. Ils moururent ainsi le lundi.

L'armée ennemie marcha alors contre Leucosie et le roi fut mis aux galères. En arrivant à Potamia, ils incendièrent ce village et la cour qui en dépendait. Arrivés au village de Sainte-Marine de Connos, du côté de la porte de Paphos,[137] ils n'osèrent pas entrer dans Leucosie, en voyant cette ville si grande. Le cardinal, en sortant de Leucosie pour aller à Cérines, avait laissé comme gouverneur de la ville Eustathe Pournellis. Tous les Vénitiens de Leucosie avec d'autres, au nombre de mille, se réfugièrent dans la maison du batte, en prenant avec eux tout leur bien en or et argent, outre leurs femmes et leurs enfants. Cette maison appartenait au maréchal de Chypre. Ils avaient pris ce parti croyant que les Sarrasins, comme amis des Vénitiens, les épargneraient; mais, « hélas! la toile fine tombera entre les griffes du chat », (comme dit le proverbe).

Les Vénitiens, voyant que les Sarrasins, arrivés à Sainte-Marine, n'osaient pas entrer dans la capitale, leur envoyèrent sire Joseph Audet avec son frère sire Bechna, sire Aboim, sire Chimis et tous les autres frères Audet avec sire Badin Gonème qui connaissaient la langue arabe. Ceux-ci les engagèrent à occuper la ville et les conduisirent avec des flambeaux. Alors ils demandèrent des emplois aux Sarrasins. Messire Jean Flatre, nommé secrétaire pour les comptes des bailliages, indiqua ans envahisseurs les rentes de la trésorerie royale. Ils publièrent un ordre qui invitait tous les habitants à retourner à leurs affaires; ils donnèrent à quelques-uns des flèches comme gages de sûreté; mais ces flèches ne les protégèrent nullement. Alors l'envieux Manuel Ascas conseilla aux Sarrasins d'adresser une lettre écrite de la main de sire Badin Gonème à Eustache Goul pour l'inviter à prendre le poste de percepteur. Ainsi trompé, Goul vint de Saint-Onuphre où étaient ses vignobles, pour montrer seulement où se trouvaient les rentes de la trésorerie. La flotte des Sarrasins, voyant que les vaisseaux du roi revenaient après en avoir reçu l'ordre de s'en aller, fut effrayée et manda à l'armée qui se trouvait à Leucosie de s'en retourner le plus tôt possible; ce départ fut cause que la ville fut sauvée de l'incendie. Avant de quitter Leucosie, les Sarrasins allèrent à la maison du baile des Vénitiens où ils trouvèrent tant de monde et tant d'argent à enlever qu'ils en furent rassasiés. Ils mirent le feu à la célèbre cour du roi et au fondouc. La langue humaine ne pourrait décrire la grandeur et la beauté de ce marché. Pour en faire comprendre l'étendue, je vous dirai seulement qu'il y avait quatre églises pour servir aux travailleurs et au peuple qui restaient en dedans.

Le vendredi, ils pillèrent les maisons, les temples et les couvents, en enlevant beaucoup de trésors à des Chrétiens; ils pillèrent aussi le couvent de la Grande-Croix. Le feu commençait à se répandre lorsque heureusement Hannas de Damas et madame Pella la Mohroutina s'en rendirent maître et l'éteignirent, sans qu'il eût causé des dégâts considérables.

Le vendredi, les Sarrasins prirent les esclaves chrétiens et les biens pillés et allèrent au diable.

Quand l'armée des infidèles fut partie, la populace se souleva et pilla les maisons, en tuant beaucoup de monde. Un soldat au service du roi et nommé Sforza, pilla tant qu'il put; il chercha même, avec les Espagnols, à occuper Paphos, pour en devenir le seigneur. Les paysans révoltés nommèrent des capitaines à Leuca, Limisso, Orini, Peristerona, Morpho. A Leuconico, un Alexis s'intitula roi; tous les paysans se soumirent à lui. Ils ouvrirent de force les celliers des honnêtes gens et prirent les vins; d'autres enlevèrent le blé des aires; d'autres volèrent le sucre et d'autres récoltes des honnêtes personnes. Un chevalier arménien, pendant qu'il conduisait sa femme à Paphos, fut arrêté à la capitainerie de Leuca; sa femme fut violée et lui tué. L'évêque latin frère Salomon, allant à Famagouste, fut arrêté par l'armée du roi Alexis; il fut pillé, battu, déshonoré ; il échappa cependant à la mort. Ils firent beaucoup de mal, ce que Dieu ne put pas supporter.

Le cardinal, informé de la révolte des paysans et des maux que ces loups causaient, nomma gouverneur sire Badin de Norès, maréchal de Jérusalem, qui, accompagné de sire Henri de Giblet et de Perrin Macheras, serviteur du roi, vint avec une armée occuper Leucosie. Il fit publier un ordre d'après lequel chacun devait rester tranquille et s'occuper de ses affaires, et personne, sous peine d'être décapité, ne devait causer le moindre mal. Il chargea frère Ange de l'Hôpital, qui était bailli de Paphos, d'aller avec Antoine de Milan supprimer les capitaineries des paysans.

Ils allèrent à Morpho et à Lenca; les capitaines furent pendus au gibet, d'autres eurent le nez mutilé, d'autres s'enfuirent. Ainsi cessèrent la révolte et la malice de ces maudits paysans. Sire Henri de Giblet et Perrin Macheras se rendirent à Limisso et établirent des cours martiales jusqu'à Morpho. Le roi Alexis, arrêté par ruse, fut conduit à Leucosie où il fut pendu au gibet le lundi 12 mai 1427.

Le dimanche, 23 novembre 1426, arriva un serviteur du Pape pour apporter le chapeau de cardinal au protonotaire, avec les bulles nécessaires pour l'élever à la dignité de cardinal. Le dimanche, 30 novembre, le protonotaire, accompagné de nombreux chevaliers, alla à l'église de Sainte-Sophie. Messire Hugues de Lusignan, nommé protapostolaire, ensuite candidat, puis protonotaire et évangéliste, fut le même jour élevé au cardinalat avec le titre de diacre de Saint-André; on lui mit la cape écarlate et le chapeau, suivant l'usage indiqué dans les privilèges du Pape.

Le dimanche, 23 novembre de la même année, arriva à Chypre le bon Suarès de la part du roi. Après ce dernier arriva de Rhodes frère Ange de l'ordre de Saint-Dominique, auquel le cardinal remit des chemises, des braies et d'autres vêtements pour les porter au Caire au roi. Il fit ensuite partir sur la galéasse de Matthieu Costa comme ambassadeurs auprès du sultan, sire Etienne Piniol, Janus de Montolif, Rizas Camius et François Piniol. Quelque temps après, sire Etienne Piniol revint apporter des lettres arrivées avec un navire sarrasin. Le cardinal[138] envoya Carcéran Suarès sur la galère du roi; il expédia aussi le seigneur de Beyrouth, sire Matthieu Rames, sire Thomassin de Pologne, Perrin Pilistrin, Jacques de Pologne, maître Thomassin Bibi, sire Cole de la Princesse, premier chantre de Sainte-Sophie, et Georges Coromilos, son cuisinier. Le même cardinal envoya sur la galéasse de Matthieu Costa, en compagnie de sire Etienne Piniol que j'ai déjà nommé, Feret, le trucheman du sultan, Biliguier Fiquerello, Frasses Spinoel et Alexis Giacoupis, serviteur du roi.

Le lundi, 12 mai 1427, on annonça la nouvelle que la galère qui portait le roi était apparue à Paphos. Le même jour, on pendit au gibet le roi Alexis, comme nous l'avons dit; il était surintendant du bétail royal, attaché à l'office de la chambre du roi, parèque originaire du village de Catomilia. Le mardi, 13 mai, arriva Janus de Montolif. Le mercredi, 14 mai, le cardinal alla à Cérines pour recevoir le roi. Comme on était au milieu de la Pentecôte, le cardinal fit faire une grande illumination dans les temples et dire les grandes prières. A minuit parurent les galères conduisant le roi.

Le 15 mai, pendant le dîner, arrivèrent deux galères royales et une rhodienne avec deux navires conduisant les esclaves chrétiens délivrés. Le roi mit pied à terre sur le pont de bois construit par le cardinal sur la mer; là le roi salua son frère le cardinal et son fils Jean. Le 18 mai, au moment du dîner, le roi entra à Leucosie, au milieu des processions des Chrétiens et des Juifs; tout le peuple sortit à sa rencontre jusqu'à Sainte-Vénérande. Le roi avait conclu avec les Sarrasins un traité d'échange d'esclaves et il en avait amené du Caire et d'Alexandrie plusieurs auxquels les Chrétiens qui y résidaient avaient fait de généreuses aumônes; on délivra aussi des esclaves de la Barbarie, d'Allagia et des autres pays de la Turquie.

Mort du roi James.

Le 10 juin 1432 fut pris d'une paralysie qui lui donna la mort, notre bon seigneur le roi Janus; il n'avait jamais ri depuis le premier jour de sa captivité. Paralysé des mains et des pieds, il garda le lit pendant un an. On disait qu'il avait été empoisonné par les Sarrasins. Il a construit de nombreux édifices ; il a terminé la forteresse et les maisons où il demeurait, l'ancien palais royal ayant été incendié par les Sarrasins. Ce fut un homme savant, fort, beau et bon. Depuis la mort de sa femme, il n'en a pas connu une autre. Ce furent ses conseillers qui l'empêchèrent d'exécuter ses sages desseins. Ces derniers, voulant imposer de nouvelles taxes, estimèrent les biens du roi en argent, en or, en pierres précieuses, en joailleries, à la somme de 200,000 besants. Comme le roi, après le pillage que les Sarrasins avaient fait dans l'île, avait 2000 ducats d'or, les mêmes conseillers s'en emparèrent pour acheter les camelots destinés à la paye du sultan.

Avant que le bruit de sa mort ne se répandît, tous les seigneurs entrèrent et firent le serment à son fils le roi Jean qu'ils le regarderaient comme leur seigneur. On publia ensuite la mort du roi Janus et immédiatement on cria : « Vive le roi Jean! »

Le 30 juin, on enterra le bon roi Janus à Saint-Dominique. Des dignités furent données aux chevaliers ci-dessous nommés; ils formèrent un conseil de régence ainsi composé : sire Pierre de Lusignan, son oncle, comte de Tripoli et connétable de Chypre, gouverneur du royaume; le fils naturel de ce comte, nommé sire Philippe de Lusignan, promu à la dignité de maréchal d'Arménie; sire Carcéran Suarès, amiral de Chypre et seigneur de Césarée; sire Jacques de Cafran, maréchal de Chypre et percepteur; sire Jacques de Floury, auditeur de Chypre; sire Hugues Soudan, chambellan de Chypre; messire Jacques Grouri, juge, fils de Nicolas Gouri; sire Pierre Pilistrin, turcoplier de Chypre; sire Hector de Balion, juge de la secrète; Matthieu Rames, chevalier; sire François Zarneri, juge; sire Jean Salahas, bourgeois et bailli de la secrète. Ces offices leur furent donnés par le roi Jean qui les nomma ses conseillers. Sire Badin de Norès, maréchal de Chypre, se trouvait alors à Constantinople ; il y avait porté une lettre relative au mariage du prince, fils du roi Janus. En allant à Constantinople, il avait trouvé la fiancée qu'il devait accompagner à Chypre, pour la marier au roi Jean; quelque temps après, en 1433, cette fille de l'empereur mourut. Quant au susdit messire Badin, revenu en Chypre, il fut nommé et adjoint aux autres quarante conseillers.

Le 24 août le roi Jean de Lusignan fut couronné à Sainte Sophie par le frère Salomon, évêque de Tarsos, de l'ordre de Saint-Dominique. La même année parut un très grand nombre de sauterelles. Depuis le commencement de juillet 1438 régna une grande épidémie qui ravagea Leucosie et les villages; elle dura pendant dix-sept mois faisant mourir beaucoup de monde dans l'île.[139]

Le dimanche, 3 juillet 1440, le roi Jean fut couronné à Sainte-Sophie pour la seconde fois avec sa femme Médée qui tirait son origine de la France. Le 13 septembre 1440 la susdite reine Médée mourut; elle fut enterrée à Saint Dominique dans le tombeau de sa belle-mère.

Le dimanche, 2 février 1441, arriva à Saint-Xife madame Hélène Paléologue, fille du despote de la Morée.

Le mercredi, 3 février 1441, le prieur d'Antioche, le chanoine, fils de la dame Carbonna, alla à la rencontre de la susdite Hélène Paléologue qu'il maria au roi Jean.

Le 28 mai 1453 le Turc infidèle ayant conquis Constantinople, la susdite reine de Chypre fut très affligée. D'excellents seigneurs de Constantinople et de nombreux moines cherchèrent un asile en Chypre. Désirant bien traiter ces réfugiés la reine prit l'église de Saint-Georges surnommé Mangana, et la transforma en un monastère auquel elle donna assez de revenus pour que son nom fût mentionné dans les prières.

En 1458, mourut la susdite reine Hélène; elle fut enterrée dans Saint-Dominique.

Le mercredi[140] 24 juillet 1458, Dieu manifesta sa volonté sur notre seigneur le roi Jean de Lusignan qui, étant né un lundi, mourut le même jour après midi; il fut enterré dans Saint-Dominique. Dans le même couvent mourut aussi sa fille Charlotte, veuve de son mari le prince Jean de Coïmbre; le jour même de la mort de son père elle avait été proclamée reine, suivant la coutume. Sa mère était morte soixante-dix jours avant son père. Que Dieu donne le repos à tous les deux!

1458 de Jésus Christ.

 

FIN.


 

 

APPENDICE.

 I.

ELOGE DE HUGUES IV, ROI DE CHYPRE, PAR

Nicéphore GRÉGORAS.

Nous avons publié cet opuscule dans l'Appendice placé à la fin du volume I consacré au texte de la Chronique de Macheras. Il ressemble à la plupart des productions byzantines de la même époque; les faits intéressants y sont noyés dans des amplifications oratoires. Ainsi Nicéphore Grégoras emploie deux pages pour dire que l'île de Chypre est dans une position préférable à celle des pays situés près des colonnes d'Hercule. Comme les observations dont nous avons fait précéder cette pièce nous semblent suffisantes pour la faire connaître, nous croyons devoir renvoyer le lecteur à ces observations. Il peut d'ailleurs, dans le cas où il ne pourrait pas aborder l'original, recourir à la traduction latine publiée par Laurentius Normannus et reproduite dans l'édition de Migne en regard du texte grec.

II.

CHANSON DE LA REINE ET D'ARODAPHNOUSA.

Quelque part l'éclair brille, quelque part la foudre gronde, la grêle tombe? Ni l'éclair ne brille, ni le tonnerre ne gronde, ni la grêle ne tombe : seulement c'est la reine qui demande à ses esclaves quelle est celle que le roi aime, et les esclaves lui répondent : « En haut, en haut dans le voisinage, il y a trois sœurs; l'une s'appelle Rose, l'autre Anthousâ, la troisième et la plus belle est Arodaphnousa (Laurier Rose). Que Rose l'aime, qu'Anthousâ lui donne des baisers ; mais c'est la troisième, la plus belle, qui fait sa couche et la partage. » Quand le roi apprend ceci, il part et va auprès d'elle; et la reine, instruite de ce voyage, s'irrite et s'emporte. Elle envoie un message et des ordres à Arodaphnousa pour qu'elle vienne. « Levez-vous, Arodaphnousa, la reine vous demande. » — « La reine me demande, moi; elle ne m'a jamais vue, elle ne me connaît pas; si elle me veut pour la cuisine, je prendrai mes ustensiles. Si elle me veut pour la danse, je prendrai mon écharpe. » — « Allons, partons, Arodaphnousa, comme vous voudrez, partons. »

Elle rentra chez elle et changea les vêtements qu'elle portait, ni longs, ni courts, justes à sa taille. Elle mit, en dessous, ses vêtements d'or, par dessus, un vêtement de cristal, enfin tout à fait par dessus, un vêtement garni de perles. Une pomme d'or dans la main, elle badine et s'avance; elle s'arrête, elle réfléchit à la manière dont elle saluera la reine : « Lui dirai-je, le giroflier, le giroflier prie; lui dirai-je, la vigne, la vigne a des nœuds; lui dirai-je, la rose, la rose a des épines? Je dois la saluer ainsi qu'il convient, ainsi qu'elle le mérite. » Elle se met en route et elle marche dans le sentier jusqu'au bout, dans le sentier qui la conduit à la demeure de la reine.

Elle monte un escalier; elle se balance et se plie; elle monte un autre escalier et elle fait la coquette; enfin, au bout de l'escalier, la reine l'aperçoit, elle crie à son esclave d'apporter une chaise. « Bonjour, reine. » — « Sois bien venue, ma perdrix, tu as bien fait de venir, Arodaphnousa, pour manger et pour boire avec nous. Pour manger les morceaux délicats d'un lièvre, pour manger une perdrix rôtie, pour manger l'asphodèle que mangent les braves, pour boire le doux vin que boivent les gens de noble renom ; quand les malades en boivent, ils se trouvent guéris. » — — « Je ne suis pas venue, reine, pour manger, pour me régaler; à ton commandement je suis venue, tu as envoyé me prendre. »

(La reine) l'interroge et lui demande quelle est celle que le roi aime. « 0 Madame ma reine, je n'en sais rien. »

Elle a descendu un escalier, elle s'est balancée et pliée, elle a descendu un autre escalier et elle a fait la coquette; enfin arrivée au bout de l'escalier de la reine, elle dit:

« Voilà cette femme au gros vilain front, ce petit coq enroué dont on me parle . . . . » La reine n'entendit pas, son esclave entendit.

Elle envoie de nouveau des messagers avec ses ordres auprès d'Arodaphnousa, — « Allons en route, Arodaphnousa, la reine te réclame. » — « Tout à l'heure, j'étais près de la reine et la voilà qui me redemande. » — « Allons, partons, Arodaphnousa, la reine veut te voir. » Elle entre dans sa demeure, et prend des vêtements tout noirs; elle prend des vêtements d'or, elle se couvre tout entière de noir, elle couvre de noir sa pomme, elle joue et se met en marche.

Elle monte un escalier, se balance et se plie, elle monte un autre escalier et fait la coquette, elle monte un troisième escalier et elle dit : « Que me veux-tu, reine, quelle est ta volonté? » — « Allons, Arodaphnousa, le four chauffe. » — « Laisse-moi un instant, un tout petit moment, laisse-moi que je puisse faire entendre un petit cri, un grand cri, pour que le roi l'entende et qu'il vienne m'arracher. »

En haut, le roi est à manger, en haut, le roi est à boire ; il l'entend. « Taisez-vous, toutes les violes et tous les luths; cette voix qui m'arrive est celle d'Arodaphnousa ; qu'on m'amène mon cheval noir sellé et bridé! »

Il s'élance, il est en selle comme il sait le faire. En moins de temps qu'il n'en faut pour dire bonjour, il a fait un millier de milles ; en aussi peu de temps qu'il en faut pour dire adieu, il a fait un autre millier de milles; il trouve la porte fermée; il pousse un grand cri : « Ouvrez-moi, reine, les Turcs sont à ma poursuite. » — « Attendez un instant, un petit instant, attendez, j'ai une femme sur le lit de douleur, il faut que je l'accouche. » Il a donné un coup de pied à la porte; il était dehors et le voilà dedans; il court et se dirige vers le four, il y voit Arodaphnousa; il prend la reine et il la jette dans le four.

CHANSON[141] SUR ARODAPHNOUSA.

En liant, dans le voisinage, il y a trois sœurs; l'une s'appelle Krystallo, l'autre petite Hélène, et la troisième, la plus belle, on la nomme Arodaphnousa. Celle-ci l'empereur l'aime, celle-ci le roi l'aime, le roi du levant et l'empereur du couchant. Quand la reine en eut connaissance, elle en eut un bien vif chagrin. Elle envoie quatre messagers vers Arodaphnousa pour lui donner ordre de venir. Quand Arodaphnousa apprit cet ordre, son cœur battit dans sa poitrine; ses larmes commencèrent à couler, elle pleura de toute sincérité; elle se défend, elle dit aux serviteurs : « Que me veut la reine? Que signifie cet ordre? Veut-elle me prendre parmi ses esclaves, il faut que j'emporte mon métier; veut-elle que je danse, je prendrai mon écharpe » Les serviteurs lui répondent : « Nous irons comme vous voudrez; nous sommes pressés, nous avons faim, il faut que nous mangions. » Arodaphnousa rentre chez elle, pour changer de vêtements. Elle prend, dessous, des vêtements brodés, des vêtements dorés; enfin elle met sur le tout un vêtement de perles. Elle prend des parfums, elle lave son corps; elle croyait qu'elle allait près d'une compagne de son rang. Elle a pris une branche de romarin, pour se préserver du soleil, une pomme dans la main avec laquelle elle joue, et elle se met en marche. Elle va au palais, elle s'arrête et réfléchit en elle-même, elle s'arrête et réfléchit sur la manière dont elle saluera la reine. « Le giroflier, le giroflier a des rameaux », lui dira-t-elle; « la rose a des épines; » comment la saluera-t-elle, comme il lui convient d'être saluée. « Salut, reine, fille de roi, qui brilles sur le trône, comme une blanche colombe. » Quand la reine l'a vue, elle s'est levée pour venir au devant d'elle : « Tu as bien fait de venir, Arodaphnousa, pour boire et pour manger avec moi, pour manger les parties délicates d'un lièvre, pour manger une perdrix rôtie, pour boire de ce vin si doux dont boivent les braves; quand les malades en boivent, ils sont aussitôt guéris. »

Quand Arodaphnousa l'entend, son cœur s'en réjouit; elle a pris une chaise dorée, et elle s'est assise près d'elle. « Rose de pourpre, flèche toute d'or, ma reine, que me voulez-vous? Pourquoi m'avez-vous fait venir? » — « Je t'ai fait venir pour te voir, pour te faire asseoir auprès de moi, pour causer ensemble, et ensuite pour manger ensemble, et pour nous promener. »

Elle la prend par la main, et elles vont dans le jardin, et tous ceux qui les voient, les admirent. Elles ont passé ce jour comme des sœurs, elles ont joué ensemble, elles se sont promenées, les servantes malignes en rient de loin.

Le jour est fini, et le soleil va bientôt se coucher. Arodaphnousa commence à prendre congé de la reine : « Je vous souhaite une bonne santé, reine, branche de pommier d'or, qui avez le cou blanc comme une perle. » La reine ne l'entendit pas, et elle ne lui répondit pas. Arodaphnousa en conçoit de la colère, et elle reprend : « La voilà, cette femme au gros vilain front, édentée, ce petit coq enroué dont on me disait tant de belles choses! »

La reine n'entendit pas, mais ses servantes entendirent. « Ecoutez, Madame, écoutez Arodaphnousa, ce qu'elle dit de vous; elle vous a appelée femme au vilain front, édentée, petit coq enroué dont on dit tant de belles choses. »

Quand elle apprit cela, la reine en fut très mécontente; le lendemain, elle envoie à Arodaphnousa un cavalier. — « En route, Arodaphnousa, la reine veut vous voir, allons vite en route! » — « Hier, j'étais chez la reine, et elle veut maintenant me voir! » — « Allons, vite, cela ne me regarde pas. »

Quand elle entend ces mots, le cœur lui bat dans la poitrine; elle se rappelle alors les propos qu'elle, a tenus. — « Attends un petit instant que je me reconnaisse et m'arrange; j'ai peur dans mon âme de ne plus revenir. Adieu, ma maison! et mon lit où je couchais, adieu ma chambre où je buvais mon café, cour où je me promenais; je te ferme, ô mon coffre, et je ne t'ouvrirai plus. Je t'endors, ô mon cher enfant, et tu t'éveilleras avec une autre; c'est moi qui t'ai donné le jour; il faudra qu'une autre te fasse grandir ! »

Elle se mit en marche, elle fit le chemin tout entier, et Arodaphnousa arriva au palais. Pendant qu'elle montait l'escalier, son cœur tremblait. La reine était prête; elle la prend par les cheveux : « Il faut que je te tue, chienne de folle; tu vas le voir maintenant, parce que tu aimes mon mari, tu veux me séparer de lui. Je t'ai fait grâce de la vie, mais tu en es devenue insolente; sache aujourd'hui que tu vas perdre la vie! » — « Je t'en prie, laisse-moi, laisse-moi vivre une heure, afin que je puisse dire adieu à mon roi de si grande beauté! »

Elle commença alors à crier comme un bœuf, elle mugit, avec des larmes, avec des cris, et voici ce qu'elle dit : « Adieu, mes yeux, adieu, ma lumière, c'en est fait de moi, je quitte le monde. Mon roi, je te dis adieu avec larmes, avec affliction, je t'ai aimé et je t'aime, il y a maintenant huit ans; je t'ai aimé du fond de mon cœur, tu as enflammé mon âme, et ta femme cruelle maintenant me fait mourir! »

Elle jette un petit cri, elle jette un grand cri, et le roi qui était là-bas se sentit remuer sur son siège; aussitôt il se lève et dit à son serviteur : « Amène-moi mon coursier qui broie les pierres, qui broie le fer, qui boit l'écume. »

Il va et chevauche sur son coursier gris, et dans le temps qu'on met pour dire bonjour, il a fait un millier de milles; le temps de dire adieu, il en a fait cent cinquante autres. Il excite son cheval de la bride, il entre dans la ville.

Disons maintenant ce que la reine a fait à Arodaphnousa. Elle l'a prise par les cheveux, elle lui a coupé la tête, et l'âme de la malheureuse s'en est allée.

Le roi arrive, il frappe à la porte. Malheur, hélas! à la malheureuse Arodaphnousa! Il a donné un coup de pied dans la porte, et la porte est sortie de ses gonds; quand il voit tant de sang, il perd connaissance et ne voit plus rien. Quand il eut repris ses sens et qu'il fut revenu à lui-même, il marche sur la reine, il tremble de colère : « Pourquoi as-tu mis à mort, chienne, cette jeune femme? J'anéantirai ton nom, je ruinerai ta fortune; va-t'en d'ici, punaise immonde; liez-la à l'écurie, comme une vieille ânesse. Les os d'Arodaphnousa, je les mettrai dans un coffre d'or, vieille ânesse, je donnerai les tiens aux chiens. »

Aussitôt il la pousse hors du palais ; il prend dans ses mains le corps d'Arodaphnousa, il se lamente et il dit, il dit en se lamentant, et ses mains tremblent, et il se met à pleurer : « Arodaphnousa, mes yeux, ma lumière, ma consolation, il y a huit ans que je t'aime, que je t'ai dans mon cœur; je t'aimais, tu m'aimais d'un amour fidèle, mais voilà que cette femme trois fois maudite t'a mise à mort. Arodaphnousa, mes yeux, c'est pour moi que tu es morte; et moi, je vois que ma vie est finie; je t'aimais, chère amie, j'en avais un secret plaisir, et maintenant l'on t'a fait mourir, et je n'en ai rien su. Le soleil s'est couché, la lune a perdu sa lumière; un tel malheur ne s'éteint pas, qui peut le supporter? Les fers sont suspendus à la porte neuve, tout le monde aime, tout le monde se réjouit, et moi, j'ai perdu toute joie. »

Avec beaucoup de chagrin, avec beaucoup de douleur, il gémit profondément; il ordonne qu'on lui fasse des funérailles royales; on a enlevé le corps, et l'on va pour l'ensevelir; le roi a donné l'ordre aux grands et aux petits de pleurer. Ou a emporté le corps, ou l'a enseveli, tous ses parents pleurent, et sa mère, ses sœurs et ses frères, et toute sa parenté.

Puissent vivre longtemps tous cens qui liront ce chant, que tous ceux qui le liront donnent deux larmes; vous tous, qui le lisez, soyez heureux, et vous tous, qui êtes mariés, renoncez à l'amour !

 

 


 

[117] Espèce de catapulte.

[118] Tantôt il l'appelle Léon et tantôt Luc ou Lucas.

[119] « Saint-Eloi », dans H. Gibier, Histoire des rois de Chypre de la maison de Lusignan, tr. fr., Paris 1732.

[120] Ou en France, suivant le manuscrit d'Oxford.

[121] Ou le matin, suivant le manuscrit d'Oxford.

[122] Tjcemoç dans Macheras. C'est la première fois que ce Grec francisé est appelé Hypatios; il porte toujours le nom français Thibat.

[123] Plus haut, il nomme ce fils Badin. Tout ce passage est tronqué. On ne s'explique pas pourquoi Macheras donne tous ces détails sur la famille de Practoras, à moins que ce chevalier chypriote n'ait joué quelque rôle dans les événements d'alors, ce que ne dit pas le passage très altéré.

[124] Même confusion; c'est la première fois qu'est cité cet Hypatius.

[125] Il y a ici probablement une lacune.

[126] Le manuscrit d'Oxford, dans quelques lignes supplémentaires, répète à peu près la même chose. Nous avons dû arranger ce passage un peu confus, de manière à le rendre intelligible.

[127] Strambaldi la nomme Zaoa.

[128] Il place l'année 1401 après l'année 1402, à moins qu'il n'y ait une faute dans le texte.

[129] Probablement le 3 novembre puisqu'il parle du 23 octobre quelques lignes plus haut.

[130] Il ne dit pas de quelle année.

[131] Plus loin, il l'appelle Martin.

[132] Marguerite de Lusignan, femme de Manuel Cantacuzène, despote de Morée, petite-fille d'Amaury de Lusignan, prince de Tyr.

[133] Veut-il désigner le sultan Seldjoukide de Perse, Melik-Chah, fils et successeur d'Alp Arslan, mort en 1092? Mais peut-être s'agit-il d'un sultan d'Egypte.

[134] Ce nom ne rappelle que le fondateur de la dynastie des sultans mamelouks d'Egypte ou mamelouks circassiens, Barkott, qui vivait vers la fin du XIVe siècle, c'est-à-dire du temps de Bajazet Ier et de Tamerlan.

[135] Il y a ici des répétitions dans le manuscrit d'Oxford.

[136] Voy. plus haut, où il l'appelle Marin.

[137] Le manuscrit d'Oxford dit « Sainte-Marine de la Basse Porte » , Strambaldi traduit della porta da Baffo.

[138] Le manuscrit d'Oxford porte par erreur « amiral ». Strambaldi écrit aussi amiraglio.

[139] Macheras s'arrêtait très probablement ici. Les notes qui suivent ne sont que des additions postérieures faites par des copistes.

[140] Peut-être « le lundi ». Car il dit immédiatement après que le roi Jean est mort un lundi. Il y a dans cette phrase quelque erreur de copiste.

[141] Nous reproduisons ici la traduction de H. Gidel.