L’introduction placée en tête du volume de texte contenant tous les renseignements nécessaires pour connaître l'auteur et son ouvrage, nous nous contenterons de dire ici quelques mots sur la traduction française.
Nous avons publié la Chronique de Macheras[2] d'après les deux manuscrits de Venise et d'Oxford, de manière à les reproduire exactement l'un et l'autre, par conséquent sans chercher à constituer un texte unique. C'était là le fait de la traduction française qui, en comparant entre elles ces deux copies infidèles et défectueuses, a dû s'attacher à retrouver autant que possible le récit même de l'auteur, qui maintenant est beaucoup plus complet, grâce aux nombreuses lacunes comblées par le manuscrit d’Oxford.
Ce travail comportait des difficultés de plus d'un genre. Le dialecte chypriote, dans lequel l'ouvrage est écrit, est très difficile à comprendre, sans compter que les copistes l’ont défiguré, au point de le rendre souvent inintelligible. L'auteur a un style bizarre et n'est pas commode à traduire. Les Chypriotes modernes eux-mêmes ne le comprennent pas, non seulement à cause des mots étrangers qu'il introduit dans son récit, mais aussi et surtout à cause des termes du vieux dialecte dont il se sert et qui sont oubliés aujourd'hui. La construction de sa phrase est désespérante. Il n'a aucune espèce de notions grammaticales. Il ne tient compte d'aucune règle; il confond tout, genre, nombre, cas, et souvent on ne sait pas s'il parle d'un ou de plusieurs personnages et même quel est celui dont il est question. Sans doute, on pourrait mettre tous ces défauts sur le compte de ses copistes qui sont très inintelligents et qui ont certainement apporté un fort contingent à la masse d'erreurs grammaticales qui fourmillent dans cet ouvrage; mais Macheras ne doit pas être à l'abri de tout reproche, parce que, comme il nous l'apprend lui-même, son langage laissait beaucoup à désirer et n'était point compréhensible pour ses contemporains. « Nous étions obligés alors, dit-il, de savoir la langue hellénique et la syriaque pour écrire à l’empereur et au patriarche. Les enfants apprenaient donc ces deux langues, afin de pouvoir entrer à l'office de la chancellerie secrète. Mais après que les Lusignans eurent fait la conquête de l’île, on a commencé à apprendre le français, en faisant un mélange tel que personne ne peut comprendre notre langage. » Rappelons d'ailleurs, comme nous l'avons dit dans l'introduction, que le solécisme est un produit du sol chypriote.
Quoi qu'il en soit et grâce à la connaissance spéciale du dialecte chypriote que possède M. Sathas, nous avons pu rendre possible la lecture de ce document important. Les répétitions de mots y sont perpétuelles; malgré les efforts que nous avons faits pour les éviter, nous n'y sommes pas toujours parvenus, parce que nous avons craint d'être obscurs. Avec un écrivain pareil, il ne s'agit pas de faire du style, mais bien de dire ce qu'il raconte, d'une manière aussi claire que possible.
Il y avait une autre difficulté qui nous a paru, d'une nature insurmontable. Nous voulons parler des noms propres qui abondent dans la chronique de Macheras. Les noms occidentaux y sont tellement estropiés que la plupart du temps il est impossible de les reconnaître. Et cela s'explique facilement. Les Grecs ne possèdent pas certains sons de notre langue; ainsi ils ne savent comment exprimer notre ch, notre g doux et notre j et ils ont recours à des à peu près qui varient suivant le caprice de l'écrivain. Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'étonner de rencontrer cette phrase sous la plume d'Anne Comnène : « Ma langue se refuse à prononcer ces sons barbares et inarticulés. » Et cependant il s'agit là des noms les plus harmonieux de la langue française !
La plus grande incertitude règne dans l'orthographe de ces noms qui varie sans cesse. Ainsi le nom français Badin se trouve écrit des quatre manières suivantes : Πατῆς, Βατῆς, Πατὶν, Πατί. Les copistes ont fait leur travail avec la plus grande négligence. Ils donnent des prénoms différents au même personnage, ajoutent ou omettent la particule nobiliaire de (ντὲ), quelquefois la joignent au nom de manière à le rendre méconnaissable, en un mot semblent prendre à Lâche de multiplier les difficultés. Nous avons rendu ces noms à leur orthographe régulière quand il s'agissait de personnages connus; quant aux autres, nous les avons reproduits à peu près tels qu'ils se trouvent écrits dans le grec, bien que beaucoup d'entre eux soient évidemment corrompus. M. de Mas Latrie, si profondément versé dans l’histoire de Chypre au moyen âge, a bien voulu nous aider dans cette partie de notre travail, mais il l’a fait avec une excessive réserve, n'osant pas corriger ces noms dont la plupart concernent des personnages inconnus. Il aura, sans doute, l'occasion d'en déterminer plusieurs lorsqu'il publiera le second volume de son Histoire de Chypre. En attendant, nous lui offrons ici le témoignage de notre gratitude pour le concours utile qu'il a bien voulu, nous prêter.
On est souvent embarrassé pour l’orthographe de certains noms propres, géographiques ou autres, venant du grec. Le sigma a se prononce toujours comme une lettre double, quelle que soit d'ailleurs l'orthographe. Nous disons bien en français Parnasse, Halicarnasse, etc., bien que ces noms s'écrivent souvent en grec avec un seul sigma. Mais s'ensuit-il qu'il faille toujours suivre cette règle ? L'usage viendrait singulièrement la contrarier. Ainsi les noms 'Ασία, 'Ασπασία, Λευκοσία etc. se prononcent Assia, Aspassia, Leucossia etc., mais en français nous disons Asie, Aspasie, Leucosie etc. D'où l'on, voit qu'il n'y a point de règle pour l’orthographe de ces noms qui est laissée à l’arbitraire pour les cas non consacrés par l'usage.
La chronologie de Macheras laisse quelquefois à désirer. Chercher à rectifier les dates fausses nous eut entraîné beaucoup trop loin. Nous devons toutefois prévenir le lecteur que du temps de l'auteur l'année en Chypre commençait le plus ordinairement à la Noël. Les événements sont souvent confondus et placés les uns avant les autres, contrairement à l'ordre chronologique; aussi nous avons eu soin de n'indiquer à la marge de la traduction française que les principales dates qui ne viennent pas interrompre cet ordre dans le récit.
Nous avons fait une table des matières aussi détaillée que possible au point de vue historique, en ayant soin d'être beaucoup plus sobres quand il s'agissait du règne des Lusignan et des événements qui se suivent régulièrement.
En publiant une traduction française de la Chronique de Macheras, nous n'avons pas voulu faire une œuvre d'érudition, Notre prétention était beaucoup plus modeste. Eu égard à l'intérêt qui s'attache aujourd'hui à l'île de Chypre, nous avons pensé qu'il serait utile de faire connaître un document de la plus haute importance pour l'histoire de l’île de Chypre sous les princes de la maison de Lusignan. Après avoir achevé notre tâche le mieux que nous avons pu et en nous tenant dans les limites que nous nous étions tracées, nous laissons à d'autres, à M. Mas Latrie surtout, le soin de déterminer historiquement les personnages cités par Macheras, de rectifier sa chronologie et de contrôler la valeur des renseignements qu'il nous fournit.
Au nom du Dieu bon qu'on adore en trinité, je me suis décidé à m'expliquer sur le bien aimé pays de Chypre. De même que, dans ce monde, il y a trois périodes qui marquent le temps, le passé, le présent et l'avenir, ainsi sont les jours de notre vie, comme David le dit. Nos jours passent et nous mangeons les fruits non mûrs, et, semblables à des fous, nous tuons nos parents pour prendre leurs biens. Nous ne savons pas combien de temps nous avons à vivre ; il faut que nous mourions, et, pour cette raison, nous devons prendre patience jusqu'au moment où Dieu voudra enlever nos parents et nous permettre de jouir de leurs biens. Voyez comme le sage Salomon[3] nous attriste en disant : « Vanité des vanités, tout est vanité. »
Puisque tout passe et puisqu'on raconte le passé, chacun désire vivement entendre le récit des événements qui ont eu lieu, parce que les anciennes histoires nous apprennent à ne point commettre de fautes et à chercher à nous sauver. C'est ce qui me décide à composer, par la grâce du Saint-Esprit, un petit mémoire destiné à ceux qui trouvent quelque plaisir dans le récit de ces anciennes histoires.
Le grand Constantin, après avoir reçu le baptême, a dit que notre terre de Chypre est restée sans maître pendant trente-six ans, par suite d'une grande famine occasionnée par le manque de pluie. Toutes les semences périrent; les eaux des fontaines tarirent et les hommes erraient de pays en pays avec leurs troupeaux, afin de découvrir de l'eau pour vivre eux et leurs animaux. Tout s'étant desséché, l'admirable île de Chypre fut abandonnée, chacun allant ça et là pour trouver un soulagement à ses maux. C'est ainsi qu'elle resta sans habitants pendant trente-six ans. Quand le grand Constantin renonça au paganisme pour embrasser la foi du Christ, lui et ceux qu'il avait à Rome avec lui, il ordonna à la sainte dame Hélène, sa mère, d'aller chercher la précieuse croix à Jérusalem. Celle-ci se dirigea du côté du Levant et, arrivée à notre île, débarqua à Limisso; mais, ayant trouvé cette île déserte, elle fut très affectée de voir un pays aussi célèbre dans une pareille situation.
Elle partit aussitôt et se rendit à Jérusalem. Après beaucoup de peines, de dépenses et employant même les menaces, elle découvrit la précieuse croix, ainsi que les deux autres, celles des larrons, les clous, la couronne d'épines et trente-six gouttes du sang qui étaient tombées du corps de Notre Seigneur sur un linge. Cette histoire serait très longue si je vous la racontais dans tous ses détails ; mais on la trouve tout au long dans le livre composé par Saint-Cyriaque[4] et qui explique comment la sainte croix a été trouvée et comment elle fut distinguée des deux autres, celles du bon et du mauvais larron.
Émerveillée à cette vue, la sainte dame Hélène fit bâtir un grand nombre d'églises à Jérusalem au nom du Dieu vivant et de la croix vivifiante et laissa de l'argent pour en construire d'autres.
Sachez aussi qu'en partant pour Jérusalem, elle avait ordonné aux magistrats d'élever, depuis cette ville jusqu'à Constantinople, des tours qui devaient être en vue l'une de l'autre. La garde en serait confiée à des hommes qui, veillant jour et nuit, seraient prêts à donner chacun le même signal aussitôt qu'ils apercevraient du feu ou de la fumée dans Jérusalem, de telle sorte que, le jour où la sainte croix serait retrouvée, les feux successifs de chaque tour en annonceraient la nouvelle à l'empereur. C'est, en effet, ce qui arriva. A l'heure même où la bienheureuse Hélène fit la découverte, l'empereur, son fils, en fut averti. Mais revenons à Sainte-Hélène.
Après avoir retrouvé la précieuse croix et avoir admiré le prodige, elle prit l'escabeau sur lequel les saints pieds du Christ avaient été cloués et le divisa en deux parties, et fit deux planches dont elle tira seize angles,[5] en enlevant quatre morceaux à chaque planche, ce qui resta forma deux croix. Elle mit la croix du Christ dans le Saint des Saints (de Jérusalem), après l'avoir couverte de beaucoup d'or, de perles et de pierres précieuses. Elle décloua ensuite les deux croix des larrons qu'elle transforma en joignant le grand bois de celle du bon larron au petit de celle du mauvais et faisant de même pour les deux bois restants. Comme ces croix étaient demeurées ensemble pendant un si long espace de temps, 69[6] ans, il n'était pas juste de rejeter celle du mauvais larron. Elle les prit avec elle pour en montrer à son fils la longueur et la largeur, toutes les deux ayant le même prix. Ces deux premières croix d'une seule pièce, les seize planches, les clous et la couronne furent mis dans une caisse, et avec les deux autres croix Hélène monta sur sa galère et arriva à Chypre. Quand elle y aborda, elle fit débarquer cette caisse qui contenait les deux croix, et mangea à Vasilopotamo. Après dîner, tombant de sommeil par suite des fatigues de la mer, elle s'endormit et vit en songe un jeune homme qui lui disait : « Ma princesse Hélène, tu as fait construire beaucoup de temples à Jérusalem, fais la même chose ici, parce que la volonté de Dieu est que ce pays soit habité par des hommes et qu'il n'en soit pas privé éternellement. Construis un temple au nom de la sainte et vivifiante croix et déposes y une partie des précieux bois que tu portes avec toi. » Aussitôt qu'elle fut réveillée, elle chercha la caisse et les grandes croix. O miracle! l'une d'elles avait disparu. Elle envoya à sa recherche des gens qui la découvrirent sur la montagne appelée Olympe, à cause de la croix d'Olympius qui était le nom du bon larron. Elle bâtit alors une église dédiée à la Sainte Croix et mit dans l'intérieur de la crois une partie du précieux bois. Elle aperçut ensuite Une brillante colonne qui montait de la terre au ciel, et, comme elle allait pour examiner le miracle, elle découvrit sur le bord du fleuve l'une des petites crois et entendit une voix du ciel qui lui disait: « Hélène, fais construire une église, sur ce lieu même appelé Togni. » Elle en bâtit une dédiée à la Sainte-Croix, avec un pont pour que les bommes pussent passer et elle couvrit la croix d'or, d'argent et de perles.[7] Dès ce moment notre Seigneur envoya la pluie; la nouvelle s'en répandit partout et tous retournèrent dans leurs anciennes habitations. Avec eux arrivèrent beaucoup d'étrangers qui s'établirent dans l'île. Lorsqu'elle eut terminé ces constructions, Hélène monta sur sa galère et se rendit à Constantinople.
Après son départ la population de Chypre augmenta considérablement. Les habitants redoutant les impies Sarrasins, qui à diverses reprises avaient saccagé l'île, détruit plusieurs villes et châteaux et pris beaucoup de monde, se tenaient sur leur garde. « Quand le sultan voudra, disaient-ils, il lui sera facile de nous faire prisonniers. » Ils décidèrent entre eux qu'ils donneraient communication de leurs inquiétudes à l'empereur en le priant de leur envoyer des troupes pour garder leur pays. Les plus distingués d'entre eux furent chargés d'aller demander à sa grande sainteté impériale des troupes à pied et à cheval pour les défendre contre les Sarrasins. L'empereur, accédant à leur demande, leur envoya beaucoup de soldats pour protéger le pays. Ceux-ci se consultèrent, stipulèrent la somme que le peuple pourrait leur payer et convinrent de la partager entre eux ; puis ils nommèrent un capitaine chargé de la percevoir. Chaque habitant fut obligé de payer annuellement trois hyperpères[8] d'or, ce qui équivalait à six hyperpères de la monnaie chypriote, et cet impôt fut nommé Stratia à cause de ces Stratiotes (Albanais). Le ducat valait alors quatre hyperpères de Chypre. On donnait aussi à cet impôt le nom de Capnon,[9] parce que chaque maître de maison ayant des fils et des filles réunis à la même table et auprès du même foyer, payait seul pour tous; mais quand la famille se trouvait séparée par suite du mariage d'un fils ou d'une fille, chacun contribuait pour sa part. L'empereur envoya alors un duc pour juger le peuple; ce fonctionnaire changeait de temps en temps jusqu'au moment où fut envoyé un duc nommé Isaac qui était un homme débauché. Cela arriva l'an 1000[10] de Jésus-Christ.
Après le passage des armées commandées par les seigneurs et qui avaient été rassemblées par un duc nommé de Bouillon, les Latins conquirent la Terre Promise, et, faisant prisonniers les Sarrasins, parvinrent à les éloigner. Ces derniers, désirant toujours recouvrer cette Terre Promise, ne restaient jamais tranquilles, mais ils étaient un fléau pour les populations en tourmentant les Chrétiens…[11]
Le fleuve-torrent fit descendre le sable et le couvrit entièrement. Les hommes disent que cette pierre est une pierre de liberté et peut nous être utile jusqu'à un certain point. Mais cela se faisait pour que la fin des choses ne fût pas connue, parce que le philosophe dit : « Cherchez la fin des choses, et d'après la fin vous connaîtrez le commencement. » Mais aujourd'hui la patience manque…[12].
Et quand le lundi apparut et que les Templiers se furent séparés du peuple, on commença à gémir et à pleurer pour les femmes et les hommes qui avaient été tués, et les frères furent profondément affligés en cherchant de quelle manière ils pourraient échapper à un pareil désordre.
Ces Templiers étaient de puissants seigneurs, mais il régnait parmi eux une grande hérésie et ils pratiquaient un usage indigne. Dieu ne pouvant supporter le mal qu'ils faisaient, le fit connaître au Pape de la manière suivante. Deux jeunes garçons du même pays et qui avaient été élevés ensemble, s'aimaient entre eux comme deux frères. S'étant aperçus par la suite que l'ordre des Templiers était très honoré et que ces chevaliers étaient très heureux de remplir leurs devoirs, l'un de ces garçons qui était riche désira être admis comme frère dans cet ordre. Le grand maître l'accepta. Alors l'autre jeune garçon voulut aussi y entrer. Quand les frères vinrent la nuit pour l'élection, ce dernier se glissa furtivement dans l'assemblée (personne ne l'avait aperçu, car Dieu avait fermé les yeux de tous les assistants afin qu'il ne fût point découvert). Il vit les choses qu'ils firent à son compagnon et les révéla au Pape. « J'ai vu, dit-il, le prêtre qui s'apprêtait à le tonsurer, c'est-à-dire à le consacrer. Il avait une croix de bronze dans les mains et Jésus-Christ était étendu sur cette croix. Alors le jeune garçon s'agenouilla et promit au grand maître de ne rien révéler de ce qu'on lui ferait. Le prêtre lui dit : « Te paraît-il que ce crucifié soit le fils de Dieu, comme le peuple le croit? » L'usage était que, si l'initié répondait : « Oui, je crois en vérité que cette image est celle de Jésus-Christ le Dieu vivant », le prêtre lui disait : « Nous le croyons aussi, mais nous voulons t'éprouver ». Alors on l'élisait et on l'envoyait à la guerre afin qu'il y fût tué. Mais mon compagnon leur dit : « Oui, je crois en vérité que c'est bien l'image du Seigneur, mais vous, qu'est ce que vous croyez? Dites-le moi, je suis prêt à le confesser aussi ». Le prêtre dit alors : « Celui-ci n'est qu'un faux prophète ». Après avoir entendu ces paroles, l'initié se tut et, prenant la sainte croix, il la jeta à terre et lui infligea beaucoup d'affronts. On lui fit ensuite ôter ses vêtements et quand il fut entièrement nu, on lui lava tout le corps et, l'un après l'autre, ils l'embrassèrent sur la tête, sur la bouche, sur le nombril et sur le c... Ceux qui voulurent abusèrent de lui, et il leur promit que chaque fois qu'on le demanderait, il serait prêt au moment même et ne résisterait à personne. Ils le revêtirent ensuite des habits de leur ordre indigne et le firent monter à l'étage supérieur. Le lendemain on lui donna de l'argent, de l'or et des vêtements et on lui fit parcourir la ville au milieu de grandes réjouissances. » Les statuts de leur ordre rédigés avec beaucoup de sagesse et d'honneur leur prescrivaient de proclamer la vérité de l'église devant les hommes, de manger, de boire et de s'habiller convenablement, de ne pas être orgueilleux, de montrer de la patience dans tout ce qu'ils entendraient, et plusieurs autres bonnes recommandations, mais en secret ils suivaient les pratiques que je viens de raconter.
Quand le très saint père eut entendu ces paroles, il fut douloureusement affecté. « Qu'est-il arrivé, ô mon Seigneur? Le Dieu tout-puissant a envoyé son fils bien aimé, qui de sa propre volonté a souffert la mort, est monté aux cieux, s'est assis à la droite de son père, afin de nous délivrer des mains du démon et de nous enseigner à fuir toute espèce de péché pour n'être point damnés, et voilà que le grand maître, mon ami, se conduit d'une manière aussi indigne! Je fais le serment au Seigneur qu'un jour ils disparaîtront de ce monde. » En bon chrétien qu'il était, le très saint père recommanda au jeune garçon de ne révéler ces choses à aucun autre, et, voulant être mieux renseigné, il appela devant lui le grand maître du Temple et entre autres choses lui dit : « J'ai désiré voir comment vous élisez vos frères. Pour cela prenez ce garçon (un que le pape avait choisi) et élisez-le devant moi. » Celui-ci lui répondit : « Seigneur, votre volonté ne peut pas être exécutée, parce que notre ordre prescrit de n'élire personne devant le monde, mais secrètement et dans le lieu convenable et sanctifié. » Le pape ne manifesta aucun signe d'irritation, mais il fit appeler le grand maître de l'Hôpital auquel il ordonna d'élire le même garçon; celui-ci l'élut immédiatement. Le saint père éprouva une grande joie en reconnaissant que les Hospitaliers sont de bons chrétiens, tandis que les Templiers sont bien tels qu'on les lui avait dénoncés. Il commanda alors à son secrétaire d'écrire deux lettres à l'adresse des seigneurs dans les terres desquels les Templiers avaient des biens, et il apprit que ceux-ci possédaient des terres d'une dimension telle qu'il faudrait presqu'un an pour les parcourir. Une de ces lettres disait:
« Mon fils bien aimé, salut avec bénédiction pontificale! Apprends que cette lettre ouverte doit être lue; quant à l'autre qui est cachetée, mets-la dans un lieu sûr et que personne ne soit assez osé pour l'ouvrir et la lire, jusqu'au jour de la Pentecôte prochaine. Quand vous irez à l'église, après le premier office terminé, ouvre la lettre cachetée et fais exactement ce qu'elle commande, sous peine d'excommunication. » La lettre cachetée disait : « Ainsi qu'on l'a démontré en notre présence, l'ordre des Templiers est en proie à un grand mal; ils nient Dieu et tous les Saints. Pour cette raison nous t'ordonnons de faire tuer, avant l'heure du dîner, tous ceux qui se trouvent dans ton pays, sans en épargner aucun. En te bénissant, je te conjure au nom de Dieu de faire remettre tous leurs biens et tout ce qu'ils possèdent dans ton pays, entre les mains des Hospitaliers. Si tu ne fais pas ce que je te commande et si tu laisses l'un d'eux vivant, que la colère de Dieu tombe sur toi comme elle est tombée sur Judas! »
On exécuta les ordres du Pape dans l'île de Chypre et on les tua tous le jour de la Pentecôte. Quelques-uns disent que le Pape était irrité contre le grand maître du Temple qui avait excité son indignation. Ce que j'ai raconté fut la cause que Dieu fit tomber sa colère sur ce dernier, indigné qu'il était contre eux et leurs péchés. Aussi ils furent tous exterminés en un seul jour, aucun d'eux n'ayant échappé. Si Dieu avait reconnu leur innocence, il aurait pu les sauver; mais, dans sa colère, il les a frappés.
Quand la messe de la Pentecôte fut terminée dans chaque localité, on ouvrit la lettre cachetée et on prit connaissance du contenu. Les ordres du Pape ayant été connus immédiatement avant dîner, on tua tous les Templiers partout où ils se trouvaient et leurs biens furent donnés à l'Hôpital.
Il est nécessaire de raconter l'histoire du bon Godefroy de Bouillon pour arriver à parler des rois latins qui ont été couronnés à Jérusalem. Le 5 août 1086,[13] Godefroy de Bouillon partit de France avec une grande armée et accompagné de puissants seigneurs. Arrivé en Syrie, il commença la conquête du pays. Au mois de juin 1099, une masse considérable de soldats à pied et à cheval arriva à Jérusalem, qui était au pouvoir des Sarrasins; quatre de ces derniers étaient des géants. Les chrétiens les assiégèrent jusqu'au 15 juillet 1099, qui fut le jour de leur défaite. Je puis affirmer que le très saint père Urbain, le roi de France, Philippe, Alexis Comnène, empereur de Constantinople, et beaucoup d'autres seigneurs, conquirent tous ensemble la sainte ville de Jérusalem, et qu'ils élurent pour roi le susdit Godefroy de Bouillon. Mais celui-ci ne voulut pas être couronné roi et mettre la couronne sur sa tête, en disant : « Le roi des rois, le doux Jésus, a porté une couronne d'épines pendant son triomphe, c'est-à-dire le jour où il fut crucifié. » Godefroy de Bouillon mourut en 1100 et fut enterré sur le mont Calvaire. Après lui fut couronné Baudouin, son frère, qui est mort en 1118. Viennent ensuite les couronnements de Baudouin d'Aiguillon, mort en 1136 ; de Foulques, son gendre, mort en 1143; de Baudouin le Adieux, fils de Foulques, mort en 1163; d'Amaury, son frère, mort en 1174; de Baudouin le Lépreux, mort en 1181 ; de Baudouin le Jeune, fils de la comtesse de Jaffa, nommée Sibylle, fille du roi Amaury, sœur du roi Baudouin le Lépreux et femme du marquis Guillaume Longue-Epée; et ce Baudouin est mort en 1186. Après lui fut couronné roi de Jérusalem le roi Guy qui épousa la princesse Sibylle, la mère du roi Baudouin, laquelle fut couronnée reine de Jérusalem et mariée au susdit Guy de Lusignan en 1190. Avec l'aide de Dieu et des Génois, Guy[14] s'empara du royaume de Chypre; il donna la liberté aux Génois et à leurs enfants, en reconnaissance du service qu'ils lui avaient rendu en se dévouant pour lui, eux et leurs biens.
Dans la même année arrivèrent le roi d'Angleterre Richard et le roi de France Philippe. Le maître de l'Hôpital se présenta devant eux et leur demanda au nom de Dieu de lui remettre Chypre. Alors Richard la vendit à Hugues, roi de Jérusalem, pour cent mille ducats d'or. Les Génois lui avaient prêté beaucoup d'argent, et il l'avait achetée aux mêmes conditions que les Templiers. Le duc de Chypre étant mort, et personne ne s'étant présenté pour faire valoir ses droits sur l'île, Richard vint avec ses gens et ses barons et prit possession du royaume.
Le roi de France Philippe et celui d'Angleterre étaient venus pour recouvrer Jérusalem, mais ayant trouvé ce roi Hugues appauvri en hommes et en argent, ils retournèrent dans leur pays. Cet achat de l'île de Chypre eut lieu en 1192. Ce dernier qui est le premier roi de Chypre et de Jérusalem, est mort en 1205.
Quand le roi Hugues acheta Chypre aux Templiers et aux Lombards, il apprit les mauvais traitements que les habitants avaient fait subir aux premiers et la manière dont ils les avaient massacrés. Il commença alors à réfléchir sur les moyens auxquels il pourrait recourir pour n'être pas inquiété en Chypre, car tout le pays était plein de Crées. Il disait en lui même : « Quand ils voudront se révolter contre moi, et cela leur est facile avec le secours de l'empereur de Constantinople, ils pourront m'enlever de force mon royaume. » Il pensa à se lier avec le sultan du Caire et lui envoya une ambassade. « Veuille considérer, lui disait-il, que tout vient de Dieu, que les peuples aiment leurs voisins, et par la grâce de Dieu nous sommes des voisins. Je te prie donc de faire alliance avec moi; je te promets d'être toujours un ami cordial, regardant tes amis comme mes amis chéris et tes ennemis comme mes ennemis mortels. Dans le cas où l'empereur des Grecs préparerait une flotte pour venir m'attaquer, je te demande de me donner du secours et des troupes, et je serai ton sujet. Mais s'il envoie une flotte contre toi, c'est à toi à te tirer d'affaire. »
Le sultan lui renvoya ses deux ambassadeurs en lui répondant : « Mon fils, tu me dis que, comme mon voisin, tu désires avoir la paix selon les commandements de Dieu, et que nous contractions une alliance ensemble; j'accepte cette proposition. Tu m'exprimes également l'intention de considérer mes amis comme tes amis et mes ennemis comme tes ennemis, je ferai aussi de même de mon côté. Mais que tu deviennes mon sujet, cela ne dépend pas de ta volonté, mais bien de celle de Dieu qui nous a donné la puissance. Sache cependant que ni toi ni ceux qui naîtront de toi, vous n'aurez à souffrir aucun mal de ma part, ni de la part de ceux qui viendront après moi, à moins que vous n'en fournissiez vous-mêmes l'occasion. Quant à te procurer des secours et des troupes dans le cas où l'empereur de Constantinople viendrait t'attaquer, cela est impossible, parce que notre loi ne nous permet de ne secourir que ceux qui croient à Dieu et à son grand prophète Mahomet, mais non les infidèles. Si tu consens à reconnaître un seul Dieu et Mahomet, son prophète, et à élever ton doigt,[15] alors je te regarderai comme un ami cher et un frère, et, m'alliant avec toi, je serai contraire à tes ennemis. »
En apprenant cela le roi Hugues fut vivement troublé et dit : « Que Dieu me protège! Lors même qu'il me donnerait toute sa puissance, je ne renierais pas la Sainte-Trinité. Mieux vaut être l'esclave de l'empereur que de renier la foi en mon Dieu. Je crois au père, au fils et au Saint-Esprit. C'est lui qui viendra à mon secours et me sauvera de tout mal. »
Il s'adressa une seconde fois au sultan pour lui demander un conseil sur la manière dont il pourrait dominer le peuple. Le sultan lui répondit : « Mon fils, donne tout pour obtenir tout. Parmi tes amis et tes coreligionnaires choisis de bons chevaliers salariés et nomme-les tes officiers. Partage ton royaume entre toi et eux et donne-leur des biens pour les récompenser de leurs services. Alors ils auront à cœur de maintenir l'ordre dans ton royaume, et, comme ils seront satisfaits, tu le seras aussi toi-même, parce qu'ils ne te tourmenteront point pour être payés de leurs peines, et tu ne craindras pas de leur commander de veiller à tes intérêts, sans avoir le souci de les payer. Mieux vaut faire des donations suffisantes pour se procurer de vaillants hommes que de donner peu pour perdre ce qui te reste. Envoie donc de sages ambassadeurs et non des hommes vulgaires, si tu ne veux pas subir de grosses pertes. »
Le roi envoya alors en Occident et en France des ambassadeurs munis de lettres et de privilèges; il s'adressa aussi en Angleterre à un grand nombre de seigneurs riches et puissants, ainsi qu'en Catalogne, promettant de leur donner de l'argent, de l'or, des fiefs pour eux et leurs enfants, et les saintes reliques qui se trouvaient en Chypre. Et comme Jérusalem était dans le voisinage, il en vint un très grand nombre avec leurs femmes et leurs enfants, et ils habitèrent l'île. Le roi donna à quelques-uns des appointements mensuels, à d'autres des rentes et des salaires avec le droit d'être jugés à la cour et dans les pays dépendant de Jérusalem ; quant aux hommes de condition basse, il leur donna la franchise, c'est-à-dire il les nomma miamoun,[16] affranchis. Il permit aux Syriens de ne payer que la moitié des droits sur toute marchandise vendue ou achetée, et il les exempta des impôts qui étaient payés par les indigènes.
Des Syriens et des Latins vinrent en grand nombre se fixer à Chypre ; mais, se rappelant le mauvais traitement que les Grecs avaient fait subir aux Templiers, ils demandèrent le privilège de ne pas être jugés comme les indigènes. On admettra ce qu'ils diront contre les pauvres indigènes, mais ceux-ci ne seront pas crus et leur témoignage n'aura aucune valeur contre les chevaliers ni contre les salariés; celui du roi lui-même ne sera accepté qu'autant que le salarié aura avoué volontairement. Dans le cas où une dispute s'élèvera entre un salarié et un homme du peuple, si le second lève la main contre le premier, on lui coupera la main droite. Tout cela se fit parce que les Grecs étaient très nombreux dans l'île, et qu'on voulait abattre leur orgueil, de peur qu'ils ne se révoltassent, comme ils avaient fait contre les Templiers. Les seigneurs rédigèrent des assises dans leur intérêt, ordonnant que le roi, lorsqu'il ceindra la couronne dans l'église, jurera sur les évangiles d'observer et de confirmer les assises et toutes les bonnes coutumes de ce royaume, y compris les privilèges de la sainte église.
Cependant les Latins n'avaient ni peuple, ni archevêques, ni prêtres pour célébrer les offices dans la sainte église de Dieu. Les rois, l'un après l'autre, s'adressèrent au très saint Pape pour qu'il leur envoyât des évêques, des métropolitains et des prêtres. Le Pape leur répondit : « Je ferai volontiers ce que vous me demandez, seulement je voudrais savoir comment ils auront de quoi vivre; car il ne serait pas juste que je vous envoyasse des évêques, des maîtres de théologie et des diacres, sans que leur existence fût assurée; et je crains que le roi régnant, écoutant les conseils de ses seigneurs, ne se tourne un jour contre eux. » Le roi lui répondit qu'il leur donnerait une pension suffisante pour vivre. Le Pape ne se rendit pas encore, mais répliqua: « Mon cher enfant, celui qui est payé dépend de la volonté de celui qui le paie; et quand ce dernier veut se débarrasser du premier, il retient sa pension, et alors le serviteur souffre et éprouve de grands ennuis. Mais si tu désires les avoir, fixe leur une pension inaliénable pendant toute leur vie, pension qu'aucun de tes successeurs n'aura le droit de reprendre, et alors je t'enverrai tous ceux que tu voudras pour célébrer, dans ton pays et suivant mon ordre, le nom de Dieu et de la Sainte-Trinité, et ces prêtres latins éliront les diacres et autres fonctionnaires de l'église. » Il institua dix sages chanoines chargés de poursuivre tous les blasphèmes des hérétiques de l'église, et quatre évêques, un pour chaque évêché, à la condition qu'ils seraient payés avec la dîme de l'église. C'est ce qui se pratique encore aujourd'hui. Les rois et les seigneurs firent ensuite, l'un après l'autre, bâtir des églises et des couvents à Nicosie et commencèrent la construction de Sainte-Sophie. Ils rédigèrent les assises, assurèrent leurs revenus, et les villages qui appartenaient aux évêchés grecs furent donnés aux Latins. Les empereurs (de Constantinople), voyant que les évêques grecs de Chypre ne recevaient point la dîme de l'église et qu'ils avaient une vie très gênée, consentirent à leur attribuer des villages et d'autres revenus, suivant le bon vouloir du donateur. Mais ces gratifications furent enlevées aux évêques par les rois de Chypre qui les possèdent jusqu'à ce jour et en gratifient les seigneurs; celles qui restèrent dans la possession des évêques grecs, leur furent ensuite enlevées et données aux Latins.
Il est nécessaire de faire l'éloge de la sainte île de Chypre et, quel que soit cet éloge, il ne sera pas contraire à la vérité. Il y a eu dans ce pays quatorze évêchés. Parmi ceux qui les ont occupés,[17] je citerai Saint-Barnabé, l'apôtre du Christ, Saint-Epiphane, Saint-Serge, Dométius, Porphyre, Plutarque, un autre Barnabé, Théodore, Basile, Arcadius, Théodore, Jean, un autre Barnabé, Sophronius, Esaïe, Hilarion, Néophyte, Grégoire, Euthymius,[18] Alexis, Nilus, Germain, qui tous ont été évêques de Chypre. Les évêques de Tamasie sont : Héraclidius, Mnason, Rhodon, Macédonius, Lazare, le très saint évêque de Kitti que le Seigneur a ressuscité d'entre les morts; Tychon, le très saint évêque d'Amathonte, c'est-à-dire de Leucara; Zénon le très saint évêque de Cérinie, Cilisius, Phylarien,[19] évêque de Paphos, Nicolas et Arcadius, évêques d'Arsinoé, Auxibius, évêque de Solie, Eulalius, évêque de Lapithos, Théodote,[20] évêque de Cérinie, Démétrianus, Pappus, Athanase, Eustathe, Nicétas, évêque de Cythrée, Spyridion, évêque de Thrimithonte, Philon,[21] Synésius, Sosicrate,[22] évêque de Garpaso, Triphylle le Photolampe,[23] évêque de Leucosie, et Tychicus, évêque de Neapole Limisso.
Après vous avoir signalé les quatorze évêchés, je vous indiquerai combien de corps de saints y furent trouvés. Quand les Sarrasins conquirent la Terre Promise, les pauvres chrétiens qui purent se sauver, cherchèrent partout un refuge. Parmi eux, il y avait des archevêques, des évêques, des prêtres et des gens du monde; ils allèrent tous où ils purent. Une troupe de ces derniers, au nombre de 300, arrivèrent dans la célèbre île de Chypre. Ayant appris que des païens[24] y dominaient, ils furent effrayés et se répandirent ça et là faisant des trous en terre dans lesquels ils entraient pour prier Dieu. Ils se réunissaient deux ou trois et avaient un serviteur qui leur fournissait les vivres. Ils moururent dans l'île; quelques-uns d'entre eux furent indiqués par un ange et d’autres par de nombreux miracles. J'ai connu plusieurs de leurs cimetières où il s'en fait beaucoup, et ces cimetières ne sont pas les mêmes que ceux des archevêques et des évêques cités plus haut. On trouve à Peristerona de la Mesaria Saint-Anastase le Miraculeux, à Hormidia Saint Constantin le Stratiote, Saint-Thérapon à Synta, Saint-Sozomène à Potamia, Saint-Epictète au village d'Epiphane, le jeune Saint-Hilarion au château de Saint-Hilarion, Saint-Épiphane vers Cythrée; le cimetière de ce dernier se trouve dans une solitude ; aussi pour cette raison le pays étant devenu désert, on prit la tête du saint avec les images et on les garda à Cuzzuventi. Citons encore à Coffinu l'évêque Saint-Héraclius, Saint-Laurent, Saint-Elpidius, Saint-Christophe, Saint-Oreste et Saint-Démétrianos qui font d'innombrables miracles, à Leuconicon Saint-Euphémianus, à Peristerona, fief du comte de Jaffa, Saint-Barnabé et Saint-Hilarion; à Achera Saint-Héliophotos, Saint-Auxuthenius,[25] Saint-Pamphodote, Saint-Pammégiste et Saint-Paphnutius, Saint-Cornutas; vers Zotia Saint-Irénique, à Kilani un autre Saint-Thérapon, au village Morpho Saint-Théodose et Saint-Polémius, à Vassa le moine Saint-Barnabé; vers le village Alectora, dans un endroit appelé Glyphia, le cimetière de Saint-Cassien avec son corps, saint dont la mémoire se célèbre le 16 septembre. Au village Avdimu un autre Saint-Cassien, dont la fête a lieu le dernier jour de février et le 4 décembre; son cimetière se trouve dans le village Axylu; Saint-Alexandre, Saint-Chariton[26] et un autre Saint-Épiphane à Curdaca ; Saint-Pigon[27] et Saint-Christophe à Aroda; Saint-Callantius, Saint-Agapius, Saint-Barlaam à Tamasie; vers Péra les évêques Saint-Basile et Saint-Démétrius. Il y en a aussi d'autres qui n'ont pas encore apparu; nous les implorons, ainsi que ceux que nous venons de nommer, pour qu'ils prient Dieu de délivrer cette île des mains impies des Agaréniens.[28]
Il y a encore dans cette île des saints étrangers et d'autres Chypriotes, parmi lesquels le premier est Saint-Jean de Montfort à Beaulieu de Leucosie, seigneur français qui fait beaucoup de miracles et guérit les maladies, surtout de la fièvre. Au village Morpho, Saint-Mamas qui est venu d'Allagia. Pendant sa vie il prenait des lions, les trayait et, avec leur lait, il faisait du fromage pour nourrir les pauvres. Les Turcs le chassèrent; en courant il tomba, et son pot au lait s'étant brisé, le liquide se répandit à terre ; on voit encore la place du lait au village d'Allagia. Il subit le martyre et ses parents le mirent dans un cercueil qui par la grâce de Dieu arriva à Chypre, sur la côte de Morpho. Il apparut alors à un bon chrétien, en l'engageant à prendre ses bœufs et ses quatre fils. Ceux-ci y étant allés attachèrent le cercueil avec une corde et le tirèrent comme un objet léger, et cependant il était si lourd que beaucoup d'hommes auraient eu bien de la peine à le tirer. Quand il fut arrivé sur la place où il se trouve aujourd'hui, il s'arrêta et personne ne put réussir à le remuer. On bâtit une église dans ce lieu; il y coule des parfums et de grands miracles se font en faveur de tous ceux qui viennent faire guérir leurs blessures. Il se fait aussi beaucoup de miracles à l'endroit où l'on peint, à Leucosie, à Limisso, à Famagouste, à Claudie. Si je voulais les raconter tous, ma vie entière n'y suffirait pas. Il y a peu de temps, grâce à une apparition divine, on a découvert Sainte-Photine à l'Acrotiki; au village de Saint-Andronic de Canacaria. Son tombeau est sous terre; il y a un chœur, et il y coule de l'eau bénite en abondance. A chaque changement de lune la surface de cette eau se coagule comme de la glace. Cette écorce s'enlève comme si c'en était et, quelque temps après elle se rompt, se réduit en poudre fine comme de la poussière, avec laquelle les aveugles se guérissent en injectant leurs yeux. Il y a encore Saint-Photius près d'Athienu; le village est appelé Saint-Photis. Ce saint est célébré le 18 juillet; il fait de nombreux miracles, et est l'un des 300. Citons aussi Saint-Diomède, élève de Saint-Triphylle. Les Sarrasins firent de nombreuses invasions dans l'île de Chypre. Une fois ayant rencontré à l'Hodégétrie le cimetière de ce saint, ils l'ouvrirent et y trouvèrent son corps tout entier. Après lui avoir coupé la tête ils apportèrent celle-ci vers le lieu où est située l'habitation du Vicomte, et ils s'apprêtaient à la brûler, lorsque Dieu les en empêcha. Le petit garçon, Saint-Diomède, ayant saisi une occasion favorable vola la sainte tête, et quand ils déposèrent le corps à l'endroit où se trouve le baptistère, dans lequel on baptise, ils cherchèrent la tête de tous les côtés, mais ayant appris que l'enfant l'avait enlevée et s'était enfui, plusieurs d'entre eux coururent après lui et le rejoignirent près du gibet de Leucomati, où on pend les voleurs. Celui-ci les voyant accourir avec beaucoup d'empressement, prit peur et il souffla sur eux au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils enflèrent immédiatement et tombèrent à terre. Il put alors arriver à Leucomati en portant la tête avec lui. Les Sarrasins, ainsi enflés, se rendirent les uns après les autres à Leucomati, et le prièrent de les guérir, lui promettant de ne plus revenir exercer leurs ravages dans l'île; et il les a guéris. C'est là que le saint est mort. On lui a bâti une église où il se fait beaucoup de miracles.
Saint-Georges l'Empoignardé à Achlionta, indigène ayant le don des miracles; Saint-Athanase Pentaschinote, du village Pentaschino, saint dont le corps laisse couler du parfum; Saint-Jean Lampadistis à Marathasa, qui chasse les démons et qui était un diacre de la paroisse de Marathasa ; Saint-Sozon à Placutudiu : c'était un garçon berger; poursuivi par les Sarrasins quand ils brûlèrent l'image de Notre Dame dans le couvent, celle-ci s'imprima sur les dalles où on la voit encore de nos jours. En fuyant il tomba et, son vase à traire ayant été brisé, le lait se répandit à terre; tout le monde a vu cet endroit. Il entra dans une caverne avec d'autres enfants ; les Sarrasins y mirent le feu et les brûlèrent. On lui a bâti une église et on y a mis ses reliques qui guérissent toute espèce de maladies. Dans le village d'Epiphane, vers le nord, se trouve un ossuaire plein des reliques des saints Fanentes (Apparus). Ces reliques se sont desséchées et se sont condensées comme des pierres, et si on en sort une de ces reliques, elle est aussi lourde qu'une pierre. Tous ces corps appartenaient aux 300 qui se sont sauvés de la Syrie. Dans le village de Larnaca se trouve le couvent de Saint-Olbien, également du nombre de ces 300.
On voit à Marathasa à Kykos, l'image de la très sainte Vierge. Le seigneur Manuel Butumitès,[29] qui avait été envoyé connue duc de Chypre, se leva un matin pour aller à la chasse; ayant rencontré un pauvre vieillard nommé Ésaïe, il lui donna un coup de pied parce qu'il pensait que cette rencontre lui porterait malheur. Quelque temps après il tomba malade d'une sciatique et le pied qui avait donné le coup se paralysa. Dans une vision qu'il eut, le conseil lui fut donné d'aller trouver le saint pour lui demander sa bénédiction. En même temps le moine eut une autre vision dans laquelle la vierge Tricuciotissa lui dit de demander que l'image conservée dans le palais de Constantinople fût transportée à Chypre. Le duc alla trouver le moine, pleura et, le moine lui ayant pardonné, il fut guéri immédiatement. Celui-ci lui demanda alors l'image que l'empereur conservait dans son palais. Etant retourné à Constantinople, Manuel trouva la fille de l'empereur[30] aux prises avec une grave maladie dont aucun médecin n'avait pu la guérir ; il y avait un an qu'elle était dans cet état. Le duc, se rappelant la guérison que le moine avait opérée sur lui, en fit part à son souverain qui s'informa de l'endroit où il se trouvait. « C'est, dit Manuel, un nommé Esaïe, demeurant à Marathasa de Chypre. » L'empereur envoya immédiatement un vaisseau à Chypre pour prendre le moine et l'amener à Constantinople. Celui-ci, étant venu sur cet ordre, étendit la main sur la jeune fille qui fut guérie aussitôt. L'empereur voulait faire de grands présents au moine, mais Esaïe lui demanda l'image. L'empereur regrettait vivement de s'en séparer; toutefois prenant en considération la fatigue du moine et la guérison de sa fille, il se décida à donner l'image, mais non sans éprouver une grande douleur. Le moine l'emporta et vint à Chypre où tout le monde fut ravi de joie; on bâtit une église et on y installa des moines. Cette image, peinte par l'apôtre Saint-Luc, fait de nombreux miracles, quand les pluies viennent à manquer. L'empereur, de son côté, envoya de quoi bâtir un couvent pour le moine auquel il fit en outre de grands présents.
On trouve aussi dans l'Englistra Saint-Néophyte, jeune moine de Leucara, devenu stylite; son tombeau, conservé dans le même monastère, fait également des miracles. On y trouve aussi la crois de l'Olympe, qu'on appelle la Grande comme il a été dit plus haut, et la Croix Retrouvée, la croix de Psocas surnommé Kouca, qui répand du parfum et la croix de Leucara, qui ont été faites par Sainte-Hélène et qui ont toutes du bois précieux et font des miracles admirables.
Chypre possède encore les deux têtes de Saint-Cyprien et de Justine qui ont souffert le martyre à Antioche. Pendant le ravage de Syrie on les a portées à Chypre et on les a placées dans une petite église à Ménico, près du chœur. Du côté du sud il y a un bassin qui guérit miraculeusement les ophtalmies et les fièvres. Le roi Pierre le Grand souffrait d'une fièvre quarte dont il ne pouvait se débarrasser. D'après le conseil de quelques personnes, il alla visiter les reliques de Saint-Cyprien et de Sainte-Justine, conservées à Ménico, près d'Akaki, il but de l'eau bénite et fut guéri immédiatement. Cette eau, sans cloute, est très saumâtre et se boit difficilement ; mais elle est merveilleuse pour opérer des guérisons. Le roi fit bâtir une église et couvrit d'argent les deux têtes ; sur le sommet du monument il laissa un endroit avec deux portes pour qu'on pût adorer les reliques.
Pendant le règne du roi Hugues, Ignace le patriarche d'Antioche, ayant appris que les sauterelles faisaient de grands ravages, fit prier le roi de faire peindre une image représentant Saint-Christophe le martyr, Saint-Tarase patriarche de Constantinople et Saint-Tryphon le martyr. Après avoir béni cette image, Ignace l'envoya à Palokythro, où se manifestait la plaie des sauterelles, et il recommanda aux habitants, aussitôt que les sauterelles paraîtraient, de faire sortir l'image en procession et de dire la messe, le Seigneur sauverait les semailles. C'est ainsi qu'ils se sont débarrassés des sauterelles, ainsi que me l'a raconté le prêtre Philippe.
Revenons à notre sujet. Hugues de Lusignan, fils du roi Amaury, fut couronné et mourut en 1219. Sa veuve, la reine Alix, gouverna le royaume. Après la mort du roi elle épousa Boémond le fils du prince (d'Antioche). Ce Boémond étant mort en 1232, la reine de Chypre se rendit en France où elle comptait se marier avec le comte de Champagne; le mariage n'eut pas lieu, elle quitta la Champagne et revint à Chypre, en 1235, et, en 1239, elle épousa Raoul de Soissons. L'an 1242 les Lombards revinrent à l'instigation de sire Amaury Barlais, de sire Amaury de Bessan et de Guy de Giblet, mais le sire de Beyrouth, aidé de ses enfants, les mit en fuite, et le gouvernement resta entre les mains de la susdite dame Alix jusqu'en 1246, année de sa mort. Après elle, régna son fils Pumeclis[31] (?) Henri, qui fut marié la même année avec Plaisance (d'Antioche). Après la mort de cet Henri, arrivée le 29 août 1261, fut couronné Hugues, mort en 1267. Le 25 décembre 1268, jour de Noël, Hugues (III) son neveu fut couronné roi de Chypre et le 24 septembre 1269, roi de Jérusalem. Après sa mort, 27 mars (1284) fut couronné le bon roi Jean, mort le 10 mai 1285. Son frère, le bon roi Henri, fut couronné le 24 juin 1285 et, le 15 août 1286, le jour de l'assomption de Notre Dame, il fut couronné roi de Jérusalem, à Tyr par la main du frère Bonacourt[32] archevêque de cette ville, parce que les Chrétiens possédaient encore des terres en Syrie. C'est ce bon roi Henri qui commença à bâtir la muraille de Leucosie. En 1306; 26 avril, Amaury de Lusignan, le fils du roi Hugues, prince de Tyr et connétable de Jérusalem, fut nommé gouverneur de Chypre par tous les seigneurs salariés et les soldats qui s'y trouvaient alors. Mais le prince de Tyr abusa d'eus en les mettant en révolte contre leur bon seigneur, bien qu'ils n'eussent aucun grief contre lui. Parmi ces seigneurs il y en avait deux qui ne faisaient pas partie de ce complot et qui ne voulaient point tremper dans une pareille trahison. C'était sire Philippe d'Ibelin, frère de la reine, mère du roi, et sire Jean de Dampierre, cousin du roi et neveu de la reine, fils de sa sœur, et beaucoup d'autres salariés et soldats qui ne voulurent pas y tremper. Pendant six mois le prince de Tyr chercha les moyens de mettre à exécution ses méchants projets, sous le prétexte que le roi souffrait d'une maladie incurable; ce prince, ainsi que son frère, le connétable, étaient pauvres et avaient gaspillé leur patrimoine. Voyant que le roi était riche, ils conçurent ce projet dans le but de s'emparer de ses biens, et ils déclarèrent qu'il dépensait la fortune du royaume. Ayant appris ces calomnies, quelques chevaliers restés fidèles au roi lui révélèrent le fait, mais celui-ci, qui était bon, n'ajouta pas foi à leurs paroles et leur dit : « Mes frères n'oseront jamais penser à un pareil crime. » Quelques-uns d'entre eux, voyant que le roi n'ajoutait pas foi à leurs paroles, comme d'un autre côté ses ennemis mettaient tout en œuvre pour exécuter leurs projets, allèrent secrètement trouver le frère du roi, le sénéchal qui, fixé dans son village, ne savait rien du complot. Après avoir été informé de tout, il partit immédiatement et se rendit à la capitale. Il arriva un jour avant l'exécution du complot. Il alla trouver le roi et causa avec la reine, sa sœur. Connaissant très bien les desseins du prince de Tyr, son neveu, le sénéchal, ce bon seigneur, espérait qu'en lui parlant il pourrait le faire renoncer à ses projets. Il lui montra la voie de la justice, lui rappela ses serments et le tort considérable qu'il se ferait aux yeux du monde. Mais c'était comme s'il frappait à la porte d'un sourd, et cela ne servit à rien. Il retourna alors auprès de son neveu, le roi Henri.
Le même jour, mardi 26 avril, le complot éclata. Le sire Amaury de Lusignan, prince de Tyr, son frère, le seigneur Amaury de Lusignan, le connétable de Chypre, sire Balian, prince de Galilée, son beau-fils, et tous les autres conjurés se rendirent au bain. Après avoir dîné tous ensemble et s'être baigné à l'établissement du sire[33] de Peristeron, ils envoyèrent chercher tous les hommes liges, chevaliers et salariés qui se trouvaient à Leucosie et les engagèrent à leur prêter serment. Tous jurèrent, les uns volontairement, les autres par force. Ce serment était ainsi conçu : « Je jure sur les saints évangiles de Dieu de garder le prince de Tyr, comme s'il était notre seigneur, contre toute personne, excepté contre notre seigneur le roi dont nous dépendons par serment. »
Le sénéchal se tint en dehors de tout cela. En apprenant ces événements, il monta à cheval et, accompagné de sa sœur, la reine, ils allèrent (chez le connétable) dans le but de réconcilier le roi avec les seigneurs. En entrant, il les trouva tous rassemblés : chevaliers, salariés, soldats, bourgeois et liges. La reine les pria de prendre le parti du roi, en disant : « Ce que vous faites n'est pas à votre honneur; c'est un acte honteux et criminel. Vous agissez contre Dieu et contre votre seigneur, et en ruinant ainsi cette île, vous encouragez le peuple à se révolter. Non, n'agissez pas ainsi contre votre bon seigneur le roi et contre vos serments. » Tous alors s'écrièrent : « C'est très mal d'agir contre notre seigneur. »
En entendant cela, le prince de Tyr, interpellant très grossièrement le sénéchal, lui dit : « Qui t'a dit de venir chez moi? Tu ruines mes affaires. » Le sénéchal alors, laissant là la reine, retourna à la cour pour tenir compagnie au roi, dans la crainte que, dans leur grande irritation, ils ne missent la main sur lui.
La reine versa d'abondantes larmes; elle s'agitait beaucoup, mais ce fut en vain. Le maître de l'Hôpital, le frère Jacques de Milan, qui se trouvait en dehors de la ville, fut à peine arrivé qu'il fut mandé par le prince de Tyr. Il s'unit aux conjurés et prêta à ce dernier quarante mille aspres de Chypre. Monseigneur Pierre d'Erlant, évêque de Limisso se joignit aussi, à eux. Il était très aimé par le prince de Tyr. La reine voyant qu'elle travaillait en vain à les ramener et que le scandale ne faisait qu'augmenter, retourna auprès du roi, le cœur plein d'amertume.
Le même jour, vers le soir, étant tous d'accord, ils mirent par écrit leurs plaintes contre le roi et, montant à cheval pour aller les présenter à la cour, ils entrèrent dans le Tripas près de la chambre du roi. Le sire Baudouin[34] d'Ibelin entra dans cette chambre où le roi était couché malade, et lui dit : « Voyez, ce sont les chefs de votre peuple, qui sont venus pour vous parler. » Le roi se retournant : « Vous êtes vous aussi avec eux; je vous en fais mon compliment. » Aussitôt le prince de Tyr et tous les autres entrèrent ensemble dans la chambre repaie, et ils trouvèrent le roi assis sur le trône, tenant un bâton à la main pour s'appuyer.
Immédiatement le prince de Tyr ordonna la lecture de la demande écrite; elle fut lue par Hugues d'Ibelin devant le roi et devant tout le peuple. Cette pièce contenait beaucoup de propositions blessantes pour le souverain; on ne lui épargnait ni les critiques ni les accusations. II serait trop long de détailler ces articles ; mais le plus important disait : « De la manière dont le royaume est gouverné par le roi, il court à sa ruine, et, le cas échéant, ce seront les chevaliers qui seront obligés de contribuer de leurs biens.
Pour ces raisons, tous ensemble ont jugé opportun de nommer gouverneur le frère du roi, le prince de Tyr, comme étant son héritier et en état de faire le bien du royaume. »
Le roi répondit : « J'ai entendu les expressions de votre mauvais vouloir envers moi et les chapitres si peu convenables que vous avez rédigés. Je ne suis pas le premier roi qui soit tombé malade; l'empereur de Jérusalem Baudouin souffrait d'une maladie plus grave que la mienne. Au lieu de lui enlever la royauté, ses sujets lui dirent : « Dieu qui a envoyé la maladie peut aussi lui envoyer la santé. » Consultez nos coutumes, vous y verrez que jamais à Jérusalem on ne prenait aucune décision sur les affaires du royaume sans le consentement du roi. Vous n'avez point le droit de m'enlever l'autorité sous aucun des prétextes que vous invoquez, et si quelqu'un de vous se permet d'enfreindre le serment que vous m'avez fait, je laisse à Dieu le soin de me faire justice. »
Après qu'Hugues d'Ibelin eut donné lecture de la lettre devant les seigneurs et le peuple, ils sortirent de la chambre du roi sur le balcon, et après ils s'installèrent au palais royal. Le prince de Tyr, son frère, le connétable, le sire Balian d'Ibelin et le prince de Galilée s'établirent dans la même cour à la grande loge. Le prince de Tyr, gouverneur de Chypre, fît proclamer à Leucosie qu'il était le gouverneur du royaume de Chypre et que nul, sous peine d'être pendu, ne pourrait sortir de sa maison pour faire du bruit. Il fit mettre les scellés sur la chancellerie secrète et sur la caisse contenant l'argent; puis il nomma deux chevaliers salariés, sire Jean Le Tor et sire Hugues du Four, chargés de recevoir le serment des bourgeois à Leucosie. Ces chevaliers s'établirent à l'église de Saint-Georges des Poulains et, au nom du même prince de Tyr, ils firent prêter serment au peuple de Leucosie.
La reine assise sur le balcon pendant que les chevaliers et le peuple passaient, déchirait ses vêtements et pleurait aussi amèrement que si son fils était mort. Chacun était ému de compassion en la voyant dans cet état. Elle craignait dans son cœur et disait : « Dieu fera justice et je perdrai mes enfants. » Elle priait chacun des passants de ne point maltraiter le roi, s'ils ne voulaient point encourir la colère de Dieu. D'une voix pleine de larmes elle les suppliait avec beaucoup d'humilité et de douceur de conserver au roi son autorité et leur disait : « Vous êtes ses hommes et ses jurés. » Elle maudissait ses deux fils de ce qu'ils avaient corrompu les chevaliers. Mais le diable avait tant endurci leur cœur qu'ils ne voulurent pas retourner à l'obéissance envers le roi et qu'ils n'écoutaient point les paroles de la bonne reine. Le prince de Tyr jura aussi de garder le royaume et les droits des seigneurs, en conservant le gouvernement pendant toute sa vie.
Après cela le roi Henri envoya la nuit à son frère, le prince de Tyr, deux moines Dominicains avec un notaire pour copier les concessions qu'on lui demandait. Les envoyés étaient accompagnés d'un chevalier qui devait prendre cette copie. Mais, quand ils exposèrent au prince de Tyr l'objet de leur demande, ils furent chassés sans rien obtenir; devant cette mauvaise volonté, ils le saluèrent et se retirèrent.
Alors le prince de Tyr envoya un chevalier pour recevoir le serment des habitants de Cérines, mais ceux-ci ayant à leur tête le capitaine sire Odet de Vis fermèrent le château et ayant chassé l'envoyé gardèrent la forteresse pour le roi. Quelque temps après, le capitaine sire Jean Ferrand et les maîtres de la forteresse, trompés par un lige Cériniote nommé André de Bunes, remirent les clés à l'envoyé sire Barthélémy de Frasses. Ensuite les chevaliers, les liges et tous les maîtres du château avec le peuple, sergents et autres, jurèrent fidélité au prince de Tyr, proclamé comme gouverneur. Ce dernier envoya aussi à Paphos et à Limisso et dans tous les autres châteaux et recevant leur serment il fut proclamé partout comme gouverneur.
Le maître de l'Hôpital, qui était à Limisso, ainsi que les quatorze évêques et les supérieurs, voyant que le prince de Tyr avait eu le même honneur à Leucosie, se rendirent assidûment pendant quinze jours à la cour royale, dans l'espérance de pouvoir mettre d'accord les deux frères; mais ils ne parvinrent qu'à faire fixer, pour la situation du roi, de ses serviteurs et de sa cour, une pension annuelle de 100.000 besants, et de 20.000 besants pour sa mère; de 8.000 pour ses deux jeunes sœurs; de 10.000 pour Hugues, son neveu, fils de son frère feu le connétable de Chypre; de 6.000 pour leur tante, dame Marguerite, princesse d'Antioche, comtesse de Tripoli et princesse de Tyr; de 4.000 pour les demoiselles de Monfort, filles du feu prince de Tyr et du Toron sire Philippe; ce qui faisait en tout 148.000 besants par an. Le roi choisit les villages qu'il voulut et les autres restèrent au gouverneur.
Le roi Henri ordonna que sa fortune serait remise entre les mains des frères Dominicains, et il fit vendre tout son mobilier pour payer ses dettes et celles de son père Hugues. Il donna pour dot à ses deux sœurs 400.000 besants, c’est-à-dire 200.000 à chacune; le reste serait remis aux susdits religieux pour être employé aux besoins de l'île. C'est ainsi que le roi mit ses biens à l'abri de l'avidité du prince de Tyr; on vendit aux enchères les bijoux du roi, les animaux de ses villages et de son écurie, ainsi que ses draps d'or; les habitants de la ville versèrent beaucoup de larmes en voyant les biens royaux vendus à l'encan de son vivant. On paya tous les créanciers de son père et les siens, et on dressa un acte devant un notaire entre le roi et son frère le prince de Tyr. L'acte fut scellé avec leurs sceaux et avec les deux sceaux du commandeur de l'Hôpital. Il fut également signé par tous les évêques, prieurs, chanoines; le roi seul se contenta de le lire.
Cet acte était ainsi conçu : « Nous, Henri, par la grâce de Dieu roi de Jérusalem et de Chypre, faisons savoir à ceux qui comprennent cette lettre, que nous sommes tombés d'accord avec nos hommes; nous avons gardé pour nous 148.000 besants provenant des rentes du royaume et nous abandonnons le reste pour le gouvernement de l'île; et ainsi nous nous sommes contentés des deux parts, moi le roi prince de Tyr. »
Le roi promit de ne pas recourir à la justice du Pape. Il retint à son service dix compagnons soldats, comme il avait toujours eu douze chevaliers salariés, vingt turcopules cavaliers et tous les courtisans et sergents qu'il avait à son service. Les chevaliers salariés qu'il avait gardés, étaient Philippe d'Ibelin le sénéchal, son oncle, sire Jean de Came, son neveu, sire Balian d'Ibelin Le Malgarni, sire Louis de Norès, sire Pierre de Giblet, sire Amaury de Mimars, sire Anseau de Brie, sire Renaud de Soissons, sire Jean Babin, sire Hugues d'Agulier, sire Simon son fils, sire Hugues Bédouin; ils étaient tous logés avec le roi.
Vingt jours après le prince de Tyr vint lui rendre visite accompagné de ses barons dont voici les noms : Sire Henri de Lusignan, le connétable de Chypre et son frère, sire Balian d'Ibelin prince de Galilée, sire Jean d'Ibelin seigneur d'Arsouf, sire Baudouin d'Ibelin, sire Hugues d'Ibelin, sire Philippe d'Ibelin le Jeune, sire Rupin de Monfort, sire Hugues d'Ibelin, sire Enguerrand de Bessan,[35] sire Jean d'Antioche, sire Hugues de Bessan, sire Renier le Conte, sans compter les salariés. De ces douze seigneurs, trois préférèrent se réunir au roi, parce qu'ils reconnaissaient qu'ils avaient fait une mauvaise action, ce sont : sire Baudouin d'Ibelin, sire Rupin de Monfort, sire Hugues de Bessan. Le roi les accueillit avec joie; ils firent de grands efforts pour l'entraîner dans leur parti, mais ils n'y réussirent pas. Le prince de Tyr s'empara de la chancellerie secrète et prit possession des domaines royaux.
Avant de quitter la cour il engagea sire Philippe d'Ibelin le sénéchal et sire Jean de Dampierre à lui prêter serment comme les autres ; ce qu'ils firent bon gré mal gré.
Le roi sortit et se rendit au village Strovilo; il s'amusait en chassant avec ses faucons. Poussé par l'envie, le prince de Tyr s'entendit avec ses gens pour arrêter le roi, dans la crainte que les chevaliers n'allassent pendant la nuit tenir conseil avec lui. Une nuit ils prirent les armes et sortirent de la ville à cheval pour s'emparer du roi Henri. Un homme qui lui était dévoué ayant appris ce projet, le fit avertir à Strovilo. Le roi sortit avec ses compagnons et allant par la plaine il rentra par la porte du bain, car la muraille n'avait pas encore de portes. Quand le jour parut, le prince de Tyr, ayant appris que le roi était rentré dans la ville, s'exaspéra en disant : « Le roi a des espions. » Il employa alors des hommes qui étaient chargés de le surveiller en dehors nuit et jour; mais le roi prit aussi ses précautions. Ils menaient une triste vie. On avait peur que le roi n'envoyât des lettres au Pape; on était toujours en éveil et le diable mettait dans le cœur du prince des pensées que le roi n'avait pas.
Il est vrai que le prince de Tyr envoya en qualité d'ambassadeur le seigneur de Gorhigos, surnommé sire Hayton Graniaz, homme méchant, exilé de l'Arménie à cause des mauvaises actions qu'il avait commises contre sire Haython, son seigneur et héritier de l'Arménie. Il vint avec sa femme et ses enfants trouver le roi Henri. Le bon roi les accueillit et lui donna les moyens de vivre convenablement. Mais celui-ci noua tant d'intrigues avec sire Haython roi d'Arménie et son frère le sire de Toros, qu'il finit par exciter des scandales tels entre les deux frères de Chypre, qu'on vint arrêter le roi le 7 février de l'an 1300. Le prince de Tyr après avoir ainsi détrôné le roi Henri, l'envoya en Arménie au roi Haython son beau-père, et il resta à la tête du royaume pendant neuf ans.
Le 5 mars 1309 le chevalier sire Simon de Montolif tua le prince de Tyr dans les lieux d'aisances, et le 20 août suivant le bon roi Henri revint à Chypre. Il envoya son fils comme roi d'Arménie avec la femme du prince de Tyr et ses enfants, Livon de Lusignan, qui après la mort de son grand père devint roi d'Arménie. La demoiselle Marie de Lusignan, fille du prince de Tyr, fut mariée avec Manuel Cantacuzène, despote de Morée, frère de l'empereur de Constantinople. La reine resta chez son père.
H régna, en comptant depuis son couronnement jusqu'à sa mort, pendant 39 ans, 4 mois et 24 jours. Il mourut le jeudi 31 mars 1324 dans le village de Strovilo; le vendredi 9 avril on transporta son corps de Strovilo à Leucosie et il fut enterré à Saint-Dominique.
Au mois de juillet 1325, le nouveau roi Hugues condamna 100 hommes à être pendus; 18 à Leucosie, 8 à Famagouste, 8 à Cérines, 7 à Paphos et à Limisso, 7 à Cormakiti et 16 à Carpaso. C'étaient des voleurs, des corsaires qui ravageaient, tuaient et qui avaient commis de grands crimes dans l'île. L'amiral arma deux galères et s'empara de deux vaisseaux de corsaires; il les conduisit à Famagouste et fit pendre les hommes qui les montaient.
Je vous dirai maintenant ce qui arriva dans notre île après le couronnement de Hugues de Lusignan, son neveu. Le 10 novembre 1330, à la suite de pluies abondantes, le fleuve de Leucosie augmenta tellement et devint si impétueux qu'il déracina beaucoup d'arbres et, les entraînant jusqu'à la ville, il encombra le pont du Sénéchal; puis, les transportant autour de la ville, il renversa un grand nombre de maisons et noya plusieurs habitants. Comme souvenir de la hauteur à laquelle montèrent les eaux, on a mis un clou dans l'église de Saint-Georges des Poulains à l'endroit où l'eau est arrivée, et un autre clou dans la maison du comte de Tripoli, vis-à-vis de la forteresse; ces marques subsistent encore et montrent que la hauteur de l'inondation a été de neuf bras. En honneur des personnes noyées, on commanda une procession qui avait lieu chaque année le 10 novembre, avant veille de la fête de Saint-Martin.
En 1348 Dieu, pour punition de nos péchés, envoya une grande maladie qui enleva la moitié des habitants. En 1351, les sauterelles arrivèrent et firent de grands dégâts. En 1368, une autre maladie décima les enfants et fit périr une grande partie des habitants.
Vous vous rappelez comment Sainte-Hélène, étant venue à Chypre par une inspiration divine, y éleva de nombreuses églises, et surtout la grande et la petite croix qui, restées au village de Togni, faisaient beaucoup de miracles et de guérisons. Les Latins, poussés par l'envie, disaient que ces miracles ne devaient pas être attribués à la croix, mais bien à la sorcellerie des Grecs ; d'autres cependant prétendaient qu'ils étaient dus à la vertu de la croix. Ayant appris cela, un prêtre latin, nommé sire Jean Santamarin, obéissant à un moment d'irritation, se rendit à Togni et vola la croix pendant la nuit. Il la mit sous sa robe et s'embarqua sur un vaisseau qui l'attendait; mais à peine eut-il pris la mer qu'une grande tempête s'éleva par miracle et mit en péril les jours des passagers. Les matelots firent débarquer ce prêtre qui, après avoir enlevé les pierreries et les perles qui couvraient la crois, jeta le bois sacré dans un caroubier d'Avras, dans le village de Calamouli; puis il s'embarqua et partit.
La grande croix de l'Olympe est venue d'elle-même se placer au bas de la montagne en 1426, quand les Arabes arrivant firent prisonnier le roi Janus et brûlèrent l'église.
Le vol du susdit prêtre eut lieu en 1318. La sainte croix était dans le caroubier depuis 22 ans quand en 1340 elle apparut dans une vision à un jeune esclave, gardien des troupeaux du village Calamouli. Il se nommait Georges et avait été vendu par les corsaires dans ce village près de Cacorachia. Ce Georges raconta sa vision à beaucoup de personnes qui lui dirent : « Ce n'est que de l'imagination. » Il voyait à diverses reprises quelqu'un qui l'appelait par son nom et qui lui disait : « Viens à moi, et je te donnerai un trésor inépuisable. » Mais chaque fois ceux qui l'entendaient raconter ses apparitions lui disaient : « C'est une vision du démon. » Un jour, pendant qu'il faisait paître son troupeau, se trouvant épuisé de fatigue, il tomba de sommeil près du caroubier dans lequel était la croix, mais il ne put fermer l'œil. Ainsi étendu il regarda au-dessus, quand il vit une caroube à une brandie du caroubier. Il se leva et jeta sa boulette pour prendre le fruit; cette boulette s'étant prise dans les branches, il prit une pierre et la jeta pour la débarrasser. Mais il aperçoit tout à coup de la lumière dans le caroubier. Effrayé il reprend sa houlette et court au village en disant : « Venez, un inconnu a mis le feu dans le caroubier pour le brûler. » Il disait cela pour qu'on ne le soupçonnât pas d'avoir mis lui-même le feu. Les paysans aussitôt prennent de l'eau et des pioches et courent pour sauver l'arbre et éviter des dégâts plus considérables. En arrivant ils fendirent le caroubier avec la pioche, et, l'arbre étant un peu ouvert, il en sortit une odeur rappelant celle du musc. Le garçon, apercevant la crois, se mit à jeter un grand cri : « Maintenant, disait-il, mes visions s'accomplissent ; voyez la croix du Seigneur ! » Il y porte la main et prend la croix vivifiante. Les prêtres la prennent aussitôt, et immédiatement furent guéris douze malades souffrant de diverses maladies, épileptiques, sujets aux pertes de sang, aveugles, lépreux et autres. La nouvelle se répandit dans les environs. L'évêque de Leucara vint avec son clergé et une nombreuse suite de peuple pour chercher la croix, en disant : « C'est la croix qu'on a volée à Togni. » Le garçon Georges ne voulut pas la donner, mais il alla trouver le roi pour lui raconter comment la chose était arrivée. Le roi la mit dans son palais et voyant les nombreux miracles opérés, il voulut la garder. Mais après quatorze jours, ayant fait pendant la nuit un très mauvais rêve, il fut effrayé; il appela Georges et lui remit la croix. On pria celui-ci d'aller à Cérines pour guérir des malades; il s'y rendit et fit beaucoup de miracles. Ce garçon étant tombé de son âne s'était brisé le pied; mais par la volonté de Dieu et grâce à l'influence de la croix, il fut guéri. Il embrassa ensuite la vie monastique et prit le nom de Gabriel.
Les Latins, par jalousie des Grecs, cachent les miracles opérés par les images et les saintes croix; ce n'est pas l'incrédulité, mais l'envie qui les fait agir ainsi. Les religieux latins disaient alors que cette croix n'était pas de bois sacré, mais que c'était par sorcellerie que les miracles se faisaient.
A cette époque se trouvait à Leucosie l'évêque latin de Famagouste, nommé frère Marc.[36] En entendant raconter les admirables miracles de la croix, il ajouta foi aux calomnies des Latins qui disaient que les Grecs trompent le peuple et le jettent dans l'hérésie par leurs paroles, c’est-à-dire en prétendant que la croix est du bois sacré de la vraie croix de Jésus-Christ; ils mentent en affirmant comme les païens clés choses inconvenantes. Or l'évêque devint la proie de l'envie et très irrité alla trouver le roi Hugues auquel il dit : « Seigneur, sachez qu'il y a des péchés qui se remettent par l'eau bénite (les Latins ont de l'eau bénite faite avec la rosée du samedi), d'autres péchés dont on obtient le pardon par les prières et par le jeûne, et d'autres par le feu que nous appelons feu du purgatoire; mais les seigneurs ne punissant pas les péchés qui rendent le peuple incrédule, sont impardonnables et méritent le feu de l'enfer. C'est pourquoi il m'a paru que tous les deux nous rendrons compte à Dieu, de ce qu'ayant appris qu'un garçon a fait sculpter une croix qu'il présente comme la vraie croix de Jésus, nous tolérons une pareille chose. »
« Que faut-il faire », lui dit le roi. L'évêque répondit: « Il faut examiner si elle provient du bois vivifiant. » Le roi dit : « Puis-je examiner les mystères de l'Eglise? » L'évêque répondit : « Non, cela n'appartient qu'à moi seul. Mais sans votre concours, je ne puis pas le faire. » Le roi dit : « Fais devant moi ce que tu crois nécessaire et personne ne te contrariera. » L'évêque ajouta : « Seigneur, sache que les bois sacrés s'examinent par le feu et par le sang; par le feu en y mettant le bois sacré. S'il brûle, il n'est pas sacré; s'il ne brûle pas, ils est sacré; si le sang d'une personne coule, en mettant la bois sur cette personne, le sang s'arrête et se coagule. » Le roi lui dit : « Fais ce que te paraît convenable. »
Alors l'évêque fit apporter la grande chaufferette du roi et, l'ayant remplie de charbon, il l'alluma. Il prit la croix qui était sans argent et en présence du roi et de tous ceux qui se trouvaient dans le palais, il la mit dans le feu. Elle y resta assez de temps pour que quelques-uns d'entre eux pussent dire : « Elle est brûlée. » Ils la prirent avec la pincette et l'ayant enlevée, ils virent qu'elle était intacte comme auparavant.
La reine Alix, femme du roi Hugues, alla un jour au couvent de Machiéra dont l'entrée est interdite aux femmes. Comme elle voulait entrer de force, sa langue fut paralysée et elle resta ainsi pendant trois ans, punie par la vierge Machiérotissa. En voyant la croix intacte comme avant d'avoir été mise au feu, elle jeta un grand cri en disant: « Je crois, Seigneur, que ce bois provient de la vraie croix. » Quand elle eut prononcé ces paroles, sa langue fut guérie par miracle. Le roi fit alors appeler le moine Gabriel et lui dit : « Prends la croix vivifiante, et va dans l'île partout où tu voudras; seulement je te défends, sous peine de mort; de la faire sortir de Chypre. »
Sur ces entrefaites, madame Marie de Blis,[37] voyant le miracle accompli sur sa nièce[38] et désirant que son mari qui avait été envoyé par le roi comme ambassadeur au Pape pour terminer une dispute intervenue entre les Génois et les Chypriotes, revînt heureusement, demanda instamment au roi l'autorisation de choisir un emplacement pour y élever une église à la sainte croix. Le roi accueillit cette demande avec joie. La dame de Blis fit alors venir le moine Gabriel et lui dit qu'eu égard aux grands miracles opérés par la croix, elle désirait bâtir une église pour sauver son âme, ajoutant : « Va chercher le lieu qui te conviendra pour y faire cette construction. »
Les murailles de la ville n'étaient pas encore bâties. Le moine pria Dieu de lui révéler un emplacement convenable et, après s'être donné beaucoup de peine à chercher un lieu sûr, il choisit la terre de Saint-Domitius pour y élever l'église projetée. Le choix une fois fait, la susdite dame fit aussitôt creuser et jeter les fondations du monument sous la bénédiction de l'évêque de Leucosie. Quand l'église fut terminée, la reine fit faire des cellules pour les moines. C'est ainsi que fut construit le couvent, dont les peintures, les images, les vases d'argent et les livres furent faits aux frais de la reine Alix, femme du roi Hugues, et de la susdite dame; il fut appelé la Croix Retrouvée. Le bois orné d'or, de perles et de pierres précieuses fut déposé dans une châsse conservée dans cette église.
Vers le même temps se trouvait en Chypre le patriarche d'Antioche, nommé Ignace. Voyant le dévouement et les dépenses de la noble dame et de la reine, ainsi que les miracles de la croix, il fit faire une grande crois de bois de noyer, longue de cinq[39] palmes et large de quatre doigts. Après l'avoir sanctifiée et ointe trois fois dans toutes ses parties, il mit dans l'intérieur un peu de bois sacré, une parcelle du pain[40] de la cène du Seigneur, puis il inscrivit les dix commandements, l'évangile selon Saint-Jean, le mystère du jeudi saint et y ajouta des reliques des 40 saints, de Saint-Épiphane, archevêque de Chypre, de Saint-Triphylle, évêque de Leucosie, de Saint-Sozomène, évêque de Potamia, de Saint-Héraclidius, des 40 martyrs de Sébaste, et de Saint-Euthymius du couvent clés Prêtres. Il fit creuser derrière la croix un petit canal dans lequel il mit et renferma tous ces objets, puis, recouvrant la croix d'une enveloppe de soie, il la déposa dans le trulle[41] de la même église, ainsi qu'il est raconté en détail dans le livre[42] de la Croix. Et quand il arrive soit une maladie, soit des sauterelles, soit un manque de pluie, on fait autour de l'église une procession de la Croix Retrouvée, et après avoir préparé de l'eau bénite, on y trempe la croix, on asperge l'air, et Dieu alors laisse tomber sa colère.
Le roi Hugues vécut longtemps et eut des fils et des filles dont une partie mourut, tandis que les autres vécurent. Le premier était Pierre de Lusignan, comte de Tripoli ; le second Jean de Lusignan, prince d'Antioche et connétable de Chypre, et le plus jeune sire Jacques de Lusignan, connétable de Jérusalem, et une fille nommée Echive, mariée à Fernand de Majorque.
Les susdits comtes et princes, voyant que ceux qui venaient de l'Occident étaient beaux et bien élevés, conçurent l'envie d'y aller, de voir le monde et d'éprouver le sentiment produit par l'absence de la patrie, sentiment très doux à ceux qui ne le connaissent pas et très amer à ceux qui l'ont éprouvé. Pendant plusieurs jours ils tinrent conseil avec les chevaliers de leur cour pour organiser cette fuite,[43] et ils communiquèrent leur projet à sire Jean Lombard qui consentit à les accompagner. Ce chevalier était célèbre en Chypre; il passait pour le plus vaillant et le plus beau. Néanmoins il n'était pas en estime auprès du roi et était très peu payé, car il ne recevait que 800 besants par an. Etant tombé d'accord avec les enfants du roi, il demanda à ce dernier la permission de partir; le roi y consentit pour ne pas donner un mauvais exemple aux autres chevaliers dont il aurait fallu augmenter les appointements en leur accordant des fiefs. Ce chevalier alors se rendit à la côte avec les deux enfants du roi, cherchant un vaisseau pour s'en aller, et, en l'an 1349, ils s'enfuirent, accompagnés par sire Simon de Thenouri[44] et sire Pierre de Couches.
Quand le roi reçut la nouvelle du départ de ses deux enfants, il fut tellement affligé qu'il me serait impossible de vous donner une idée de sa douleur. Il écrivit aussitôt aux baillis, aux chevetains et à tous les gardiens de l'île, avec l'ordre de mettre partout de bonnes gardes, et dans l'espérance que ses enfants n'étaient pas encore passés. Ceux-ci, ayant trouvé des vaisseaux, s'embarquèrent à Stylaria. Quant à Jean Lombard, comme il se préparait à partir d'un autre côté, il fut découvert par les gardiens vers la côte de Famagouste. Le bailli de cette ville, en ayant été prévenu, le fit prendre et mettre dans la prison de Famagouste.
Le roi, accompagné de toute sa cour, sortit pour aller à la recherche de ses enfants, et il était sur le point de mourir de douleur. Il se rendit à Famagouste et y trouva le pauvre Jean Lombard, mis en prison par sire Thomas de Montolif qui remplaçait le bailli de Famagouste. Le roi, irrité contre lui à cause de son départ, commença à soupçonner que c'était peut-être bien lui qui avait conseillé aux enfants de partir. Il le fit mettre à la torture et ce malheureux, après avoir été torturé sans pitié, fut envoyé à la cour royale, dans le palais du connétable.
Désespéré de ne pas retrouver ses fils, le roi retourna à Leucosie, et fit immédiatement appareiller deux galères. Il chargea l'une d'aller de pays en pays pour chercher les fugitifs. Celle-ci se rendit à Chio, mais, ne les ayant pas trouvés, elle revint suivant l'ordre qu'elle avait reçu. L'autre galère restait en attendant au port de Famagouste. Le roi, voyant la galère revenir sans les enfants, fit sortir le bon chevalier de la prison de sa cour, et, après qu'on lui eut coupé la main et le pied, il fit suspendre ces deux membres au gibet de la Berline, et Jean Lombard lui-même fut pendu au gibet le 24 avril 1349. Que Dieu lui pardonne!
Alors le roi ordonna à sire Antoine et à sire Louis de Norès de s'embarquer comme patrons des deux galères et d'aller porter au Pape et aux autres seigneurs ses lettres concernant ses deux fils. Les patrons arrivèrent à Rome et le Pape, ayant appris la douleur du roi envoya partout des ordres pour que personne, sous peine d'excommunication, ne cherchât à retenir les enfants, mais qu'on les empêchât de se sauver et qu'on les fit rendre à leur père.
Le roi, pour faire revenir ses enfants, dépensa 500.000 besants. Le ducat valait alors trois hyperpères et douze chalques, et même quelquefois deux ou trois chalques de moins. Le gros d'argent valait 24 chalques, et 24 chalques contiennent autant d'argent que le poids du gros. Si on faisait les chalques d'argent, ils seraient si minces qu'ils se détruiraient promptement; pour les faire durer on les mélangeait avec du cuivre.
On retrouva[45] enfin les enfants et on les ramena à Chypre à la grande joie de tous. Le roi pour récompenser les patrons donna à sire Antoine une rente perpétuelle de mille besants par an et pour ses héritiers une autre rente annuelle de mille hyperpères, et à sire Louis de Norès et à ses héritiers 2000 besants, levés sur les meilleurs revenus de la cour du Roi. Ce dernier avait pour femme Héloïse de Brunswick, dont la mère était Alix d'Ibelin.
Afin de ne pas laisser ses enfants impunis et pour qu'ils servissent d'exemple à ceux qui voudraient s'enfuir, le roi se conduisit habilement. Il sortit et se promenant de pays en pays il arriva à Cérines, où il mit ses enfants en prison.
Il se tenait très affligé à la porte de cette prison dans laquelle ils restèrent enfermés pendant trois jours. La douleur qu'il ressentit fut la cause de sa mort.
J'ai trouvé écrit quelque part que le roi Hugues avait, de son vivant, fait couronner[46] son fils Pierre le 24 novembre 1358, et qu'il mourut le 10 octobre 1359. Il fut enseveli à Saint-Dominique au seuil de la porte qui conduit au cloître. Il nomma de son vivant son fils Jean prince et connétable de Chypre, et le plus jeune de ses fils, Jacques, connétable et sénéchal de Jérusalem.
Je vais vous dire l'ordre qu'on suivait pour les fils des rois. Sachez que depuis la prise de Chypre par les Latins jusqu'au roi Pierre, les enfants des rois étaient comtes de Tripoli et demeuraient à l'endroit nommé Contiatica[47] où est située aujourd'hui la nouvelle forteresse. Près de cette habitation il y en avait une autre en briques appartenant au Comte de Jaffa. C'est pour cela que l'endroit était appelé Contiatica. Le fils aîné, étant héritier de la couronne, n'avait pas besoin du titre de prince; ce dernier titre était donné au second fils pour l'honorer, et on le nommait prince d'Antioche. Les autres fils prenaient les autres offices du royaume, tant de Jérusalem que de Chypre. Sachez aussi que ceux qui reçoivent des offices pendant le couronnement du roi, les conservent pendant leur vie, quant aux autres qui ne les reçoivent pas pendant cette cérémonie, le roi peut les leur enlever, s'il le veut. C'est pour cela que les premiers offices s'appelaient offices du royaume ; ce sont ceux de maréchal, sénéchal, bouteiller, chambellan; les seconds offices de Chypre, étaient ceux d'amiral, d'auditeur, de percepteur, de commandant des turcopules. Ceux qui possédaient ces derniers offices ne furent pas remplacés par d'autres. Cela n'a rien d'étonnant, parce que je me rappelle que le vicomte, le percepteur et les autres offices ne furent jamais changés. Mais après la mort du roi Pierre, tous ces dignitaires furent remplacés.
Sachez encore qu'il n'y a que trois princes, ceux de Galilée, de Jérusalem et d'Antioche, et pour cette raison, la dignité de prince est supérieure à celle de comte.
J'ai lu ailleurs qu'après la mort du roi Hugues le roi Pierre fut couronné à Sainte-Sophie le dimanche 24 novembre[48] 1359 par la main du frère Guy d'Ibelin, frère du seigneur d'Arsur, évêque de Limisso. Comme les Sarrasins occupaient Jérusalem, c'est par un sentiment de haine et par suite d'autres malheurs, que les rois préférèrent Famagouste aux autres villes et lui donnèrent les sceaux et l'hôtel de la monnaie, et, quand ils se faisaient couronner rois de Jérusalem, ils allaient à Famagouste. Voilà pourquoi le roi Pierre y alla pour cette cérémonie, le 5 avril 1360. Famagouste était la plus riche des villes du royaume. Les seigneurs les plus opulents y demeuraient, et parmi ces derniers se distinguaient sire Frazes Lachas le Nestorien et son frère sire Nicolas Lachas le Nestorien. Il me serait impossible de décrire leurs richesses. Tous les navires chrétiens qui venaient d'Occident à Chypre servaient à leur commerce. Le très saint Pape avait recommandé à tous les chrétiens de préférer Chypre, pour procurer ainsi des profits aux pauvres habitants qui sont fixés sur un rocher de la mer parmi les ennemis de Dieu, les Sarrasins d'une part et les Turcs de l'autre ; et, comme la Syrie est voisine de Chypre, les commerçants envoyaient leurs vaisseaux à Famagouste et tout le commerce se concentrait dans cette ville. Les susdits frères Lachas[49] les Nestoriens étaient les commissionnaires de ce trafic et, quand les vaisseaux de Venise, de Gènes, de Florence, de Pise, de la Catalogne et de tout l'Occident arrivaient, ils y trouvaient les marchandises qu'on voulait enlever. Depuis la mort du roi Pierre, un méchant démon devint jaloux de la richesse de Famagouste et tout le commerce fut transporté en Syrie entre les mains des Sarrasins.
Je vous donnerai une idée des richesses de sire Frazes Lachas. Il faisait de nombreuses invitations au roi et aux seigneurs (il est vrai que tous les Syriens de Famagouste en agissaient de même envers les chevaliers pendant le mois de janvier, mais le susdit Frazes invitait particulièrement le roi). Or une fois le roi Pierre étant venu lui rendre visite, Frazes rempli de joie, voulant montrer sa richesse, fit allumer trois ou quatre bottes de xylaloès; après le dîner le roi avec ses barons et les autres seigneurs se mirent à terre pour jouer aux clés. Frazes, toujours avec le désir de leur montrer ses richesses, fit apporter un grand plateau, tenu par quatre hommes et qui était rempli de grosses perles et de pierres précieuses, parmi lesquelles brillaient quatre rubis. Il fit verser à terre dans un coin de la maison une niasse de ducats comme si c'était du blé, et des gros et des saphirs dans les autres coins. On servit le dessert dans des vases garnis de perles. Comme on était en hiver on brûlait dans la cheminée des troncs de xylaloès dans des chaufferettes d'argent et toute la maison était chauffée avec du xylaloès. Il y avait à terre quatre-vingts tapis de soie pour qu'on pût s'asseoir. Les ducats et les pierres précieuses étaient cachés sous une couverture. Il fit alors éteindre le feu; on apporta le plateau au milieu, puis on le découvrit et les rubis éclairaient comme des charbons enflammés. On ne laissa pénétrer aucun pauvre, le roi et sa suite seuls y étaient. Plusieurs des chevaliers, qui étaient insatiables et pauvres, jetèrent la main dans le trésor; chacun prit ce qu'il put, et, malgré la grande quantité qu'ils enlevèrent, on ne s'en aperçut pas. Un jour ayant fait une affaire considérable, il envoya dix mille ducats au roi qui était son parrain [spirituel], en lui disant : « Hier dans un trafic important j'ai gagné trente mille ducats. Je prie Ta Majesté de daigner accepter ce que je lui envoie. »
En 1359 arriva à Famagouste un corsaire Catalan sur son propre vaisseau. Il apportait une pierre précieuse dans l'espérance de la vendre à Chypre qui était renommée pour ses richesses. Personne ne voulant l'acheter, il se répandit en injures calomnieuses contre Chypre. L'ayant appris Lachas le Nestorien alla trouver le patron du bâtiment et lui dit : « Montre-moi la pierre précieuse que tu veux vendre et à propos de laquelle tu as injurié les Chypriotes. Moi, je veux l'acheter, quoique je sois le plus pauvre. »
Le patron remarquant qu'il avait des souliers éculés, lui répondit : « Va ton chemin, c'est une honte de parler avec toi. » Lachas lui répéta : « Montre-la moi. » Le patron voyant qu'il portait trois bagues précieuses, lui montra la pierre, et on tomba d'accord pour quatre mille ducats. Lachas ôtant ses bagues les lui remit pour arrhes, puis il dit: « Donne-moi la pierre et viens avec moi pour que je te la paye. » Arrivé chez lui, il l'invita à manger avec lui. C'était un mercredi. Il envoya acheter les fèves, et prenant la pierre, il la mit dans un mortier et la réduisit en poudre. A cette vue le patron voulut le tuer. Mais celui-ci : « Frère, ne l'ai-je pas achetée? Essaye démanger, et si tu n'es pas satisfait, alors tu auras le droit de te plaindre. » Et aussitôt il fit de la poudre de la pierre une espèce de sauce pour les fèves. Après avoir mangé il le conduisit dans ses magasins et, lui montrant l'argent, l'or, les étoffes, il lui dit : « Vois avec quoi tu veux être payé. » Le patron resta tout stupéfait; il consentit même à lui vendre son vaisseau pour six mille ducats. Puis il dit à Lachas : « Frère, je ne croyais pas qu'il y eût à Chypre des hommes aussi puissants. Bien que tu aies détruit ma pierre, voici tes arrhes, mais ne me prends pas mon vaisseau qui fait toute ma joie. » Lachas lui répondit : « Sache que-je suis le plus pauvre dans Chypre. J'ai voulu te jouer ce tour, pour t'empêcher d'injurier notre île. » Le patron après avoir perdu sa pierre, précieuse, prit son vaisseau et partit. Le roi et les chevaliers informés de ce qui était arrivé en éprouvèrent une grande joie.
Les richesses des frères Lachas étaient telles qu'ils donnaient beaucoup pour leur âme et en faveur de leur croyance; ils firent même construire l'église des Nestoriens. Mais après la mort de Frazes, ses fils, Zolès appelé Joseph, et Tzetzios nommé Georges devinrent pauvres. Georges, ayant tué un homme, vint à Leucosie et entra à l'hôpital, et telle était sa misère qu'il sonnait les cloches de l'établissement. Je l'ai vu de mes propres yeux. Quant à Joseph il faisait le commerce à Famagouste et parcourait les villages comme colporteur. Il venait souvent à Leucosie et habitait avec son frère. Je l'ai connu aussi très pauvre.
Revenons à notre sujet et expliquons comment le roi, à propos de son premier fils, a changé la dignité de prince en celle de comte. Quand le roi Jacques revint de Gênes, comme je vous l'expliquerai en parlant de son exil, par affection pour son premier fils Janus né à Gênes (et c'est pour cela que celui-ci portait ce nom du lieu de sa naissance), ayant déjà donné le titre de comte à son neveu Jacques, fils de son frère le prince, il fut forcé d'accorder ce même titre de prince à son fils Janus. Et afin que ce dernier fût bien servi et n'eut pas besoin des fils de chevaliers (ces chevaliers royaux faisaient leur service quand ils le voulaient, et quand ils ne le voulaient pas, ils s'y refusaient sous de faux prétextes), il choisit des enfants de bourgeois et en fit sa garde et celle de son fils. Il abolit en même temps la peine entraînant la perte de la main pour celui qui tirerait le couteau contre un chevalier ou un lige. Il établit aussi cette loi que si un bourgeois ou quelque pauvre était maltraité par un chevalier ou un lige, on pourrait citer ce dernier devant les tribunaux de la part du roi; si un pauvre attaqué par un lige ou par un chevalier, blessait ce dernier en se défendant, il serait jugé comme s'il avait blessé un pauvre comme lui.
Je vous ai expliqué jusqu'ici comment le royaume fut arraché aux Grecs par les Latins et comment ceux-ci introduisirent des étrangers pour garder le pays, comment on a fait les assises, et comment le roi et les chevaliers jurèrent de les observer, comment ils firent venir des prêtres latins et bâtirent des églises et d'autres monuments, enfin comment les rois étaient nommés jusqu'au règne de Pierre dont je raconterai les actions dignes d'être célébrées dans le monde entier.
Quand le roi Pierre fut couronné, comme je l'ai dit ci-dessus, le dimanche 17 octobre[50] 1360, il distribua les offices du royaume de la manière suivante, : son frère fut nommé prince d'Antioche et reçut en outre le titre de connétable de Chypre, son autre frère Jacques reçut la dignité de connétable de Jérusalem; sire Thomas d'Ibelin, seigneur d'Arsouf, fut nommé sénéchal du royaume et sire Raymond Babin, bouteiller du royaume de Chypre, sire Hugues Enebès le médecin chancelier, et sire Paul Malosel reçut le titre de chambellan. Ce même roi Pierre épousa une belle jeune fille de Catalogne, nommée Éléonore d'Aragon, laquelle fut couronnée avec lui.
[1] L’Index des noms et les notes n’ont pas été intégralement reproduits.
[2] Machairas, né vers 1360, mort vers 1450, était un chrétien orthodoxe mais il s'exprimait avec respect sur le pape et sur la classe dominante catholique de Chypre, au service de laquelle il se trouvait. Il est la seule source connue sur la révolte des serfs cypriotes conduite par le « roi » Alexis sous le règne de Janus de Chypre, révolte qu'il condamne. Il réservait le mot « basileus » (grec pour souverain) à l'empereur de Constantinople et désignait le roi de Chypre par "regas" (du latin rex, roi). Il assista à la bataille de Chirokitia. Le texte de la Chronique, tel que conservé, prend le caractère d'un abrégé à partir de 1432 et les historiens pensent que cette partie est une addition tardive. (Wikipédia)
[3] Eccles. I, 2.
[4] Ce prétendu livre de Saint-Cyriaque n'a jamais existé. Sur ce saint voy. Bolland. Act. SS. Maii I, p. 363 sq. et p. 445—448.
[5] Le texte est corrompu. Notre traduction expliquerait les seize angles donnés par les deux croix, chacune en présentant huit. Mais plus loin il y a, non pas seize angles, mais seize planches. Du reste ce texte est incompréhensible, peut-être même Macheras ne s'est-il pas compris lui-même.
[6] Probablement 309 ans.
[7] Voir Wilbrandus Oldenb. Peregrinat., éd. Laurent, p. 181.
[8] Nous avons conservé le terme employé au moyen âge. La numismatique a adopté le mot perpre.
[9] C'est-à-dire « tribut de la cheminée, impôt du feu ».
[10] Isaac Comnène, le dernier des gouverneurs byzantins de Chypre, s'empara de l'île par la ruse avant 1185; c'est sur lui que Richard Cœur de Lion l'a conquise en 1191.
[11] Il y a ici une lacune qui interrompt le récit.
[12] Cette dernière, phrase est tronquée et incompréhensible.
[13] Il faut sans doute corriger en 1096.
[14] Tout cela a été brouillé par Macheras qui se contredit lui même et confond Guy avec ses successeurs.
[15] L'expression « élever ton doigt » signifie « si tu fais le geste qui accompagne ordinairement l'énoncé de la profession de foi musulmane; il n'y a d'autre Dieu qu'Allah, etc. ». C'est une locution usitée surtout dans le langage vulgaire. Voilà pourquoi les Turcs nomment l'indicateur chehadet parmaghe, « doigt de la profession de foi », et ils ont le proverbe, « lever l'index, c'est devenir musulman ».
[16] Le mot miamoun est la transcription assez exacte de l'arabe méémoun dont le sens littéral est « qui est en sécurité, qui a obtenu la vie sauve, l’aman ». Par extension et aux basses époques le mot a pris le sens de exempté, délivré, affranchi, bien que ce ne soit pas le terme ordinaire employé par les écrivains arabes pour désigner l'esclave affranchi selon les prescriptions de la loi musulmane. Méémoun se dirait surtout d'un serf chrétien rendu à la liberté.
[17] L'Oriens Christianus de Le Quien est trop incomplet dans les premiers siècles de notre ère pour aider à contrôler ces listes d'archevêques et d'évêques.
[18] Ou Éleuthère.
[19] Ou Philagre.
[20] Ou Théodore.
[21] Ou Sinon.
[22] Ou Socrate.
[23] Brillant de Lumière.
[24] Hellènes.
[25] Ou Auxentius.
[26] Ou Chérétis.
[27] Ou Pion.
[28] Ou Sarrasins.
[29] Voy. ce nom dans la Table des Histor. gr. des Croisades, t. 2.
[30] Anne Comnène, fille d'Alexis.
[31] Il s'agit ici de Henri Ier, dit le Gras.
[32] Bonacourt de Gloise. Cf. Bulletin des Antiq. de France, 1877, p. 65—69.
[33] Le texte donne Chin (?) Peristeron.
[34] Peut-être faut-il lire Balian.
[35] Le texte porte Engante Cortebessan.
[36] Les deux textes portent l'un Mara et l'autre Marine Il s'agit de frère Marc, religieux Franciscain, qui était évêque de Famagouste.
[37] Peut-être de Plessis.
[38] La reine.
[39] Ou de cinq et demie.
[40] Pain servant à la communion du saint jeudi. C'est une relique connue.
[41] C'est-à-dire « dôme ».
[42] Nous ne saurions dire quel est l'ouvrage désigné ici par Macheras.
[43] Voy. Gull. de Machaud, v. 507 et la note de M. Mas-Latrie.
[44] Le texte porte de Nuiïsi.
[45] Voy. Guill. de Machaut, V. 545 et suiv.
[46] Voir M. de Mas-Latrie sur Guill. de Machaut, p. 278, note 7.
[47] C’est-à-dire « la demeure des comtes ».
[48] Anniversaire de son premier couronnement. Un peu plus loin, il donne une autre date.
[49] Strambaldi écrit toujours Lachanopoli.
[50] Il a dit plus haut que Pierre fut couronné à Sainte-Sophie le dimanche 24 novembre 1359 et à Famagouste le 5 avril 1360.