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Silius Italicus

LIVRE IX

livre 8 - livre 10

 

 

 

 

Malgré les prodiges qui effrayaient le Latium, malgré les signes que donnaient les dieux d'une défaite imminente, Varron, comme si les plus heureux présages eussent conseillé de combattre sur-le-champ, passa la nuit sous les armes et lança des traits dans les ténèbres, tantôt accusant Paulus de timidité, tantôt ordonnant. que les trompettes sonnassent vivement la charge et que les clairons se fissent entendre avant le jour. Annibal ne désirait pas avec moins d'ardeur qu'on en vint aux mains. Des deux côtés on sort du camp; ainsi le veut la fortune ennemie. Le combat s'engage. Déjà les Maces, disséminés dans la plaine pour fourrager, ont fait pleuvoir une grêle de traits légers. Mancinus, toujours prêt à porter les premiers coups et à tremper son fer dans le sang ennemi, est renversé : avec lui périt une nombreuse jeunesse. Varron ne se fût point arrêté aux représentations de Paulus, qui lui montrait les auspices et les victimes contraires aux Romains, si le hasard, en donnant à chacun d'eux, à tour de rôle, le commandement de l'armée, n'eût point ôté, ce jour-là, au téméraire consul la liberté d'en venir aux mains et de courir à sa perte. Toutefois, cette heureuse circonstance ne valut qu'un jour de plus à tant de milliers d'hommes, Et vous, dont j'ai vu les yeux et le visage se mouiller de larmes lorsque le consul donna l'ordre de tourner le dos et de revenir au camp, oubliez les vaines lois de la discipline, et n'attendez pas le signal du combat. Que chacun soit son propre général, et marche en avant, dès que Phébus éclairera le mont Gargan de ses premiers rayons. Pour moi, je veux vous ouvrir les portes : courez, volez, et réparez la perte d'un jour ». C'est ainsi que ce fougueux consul agitait et embrasait le camp d'une fatale ardeur de combattre.
A ce discours, Paulus, abattu, perd tout espoir; il est debout, immobile, comme vers la fin de la bataille, quand ses soldats jonchaient la plaine. Il mesure toute l'étendue du malheur qui est devant ses yeux. Telle une mère interdite, sans force et sans espoir, serre en vain dans ses derniers embrassements les membres encore tièdes de son enfant qui n'est plus.
- Je t'en conjure, dit-il, par nos murs tant de fois ébranlés ; par ces âmes innocentes que la nuit du Styx couvre déjà de ses ombres, cesse de courir au-devant d'un désastre; attendons que le courroux du ciel s'apaise, et que la mauvaise fortune se lasse: qu'il nous suffise que les nouveaux soldats apprennent à se familiariser avec le nom d'Annibal et à regarder l'ennemi de sang-froid. Ne vois-tu pas comme ils pâlissent tout à coup, dès qu'il se fait entendre dans les campagnes voisines? comme les armes tombent de leurs mains au son de la trompette? Fabius, grâce à ses lenteurs, grâce à ce qui te semble de la timidité, a conservé pour nous, sous ses drapeaux calomniés, cette jeunesse qui est ici sous les armes ; tandis que Flaminius... Dieux! détournez de mauvais augures! Si tu es sourd à mes conseils, à mes prières, écoute du moins l'avertissement du ciel. La sibylle de Cumes a jadis prédit ce jour funeste : elle a, d'avance et dès le temps de nos ancêtres, annoncé à la terre tes fatales fureurs. Et moi aussi, nouveau devin, je te dirai sans détour que si demain tu n'arrêtes tes drapeaux, tu confirmeras, par une défaite sanglante, les paroles de la prêtresse de Phébus. Les plaines de Diomède ne porteront plus le nom d'un Grec ; mais elles deviendront, si tu persistes, fameuses par celui de ton consulat ».
Ainsi parlait Paulus, et ses yeux étaient rouges de larmes.
Un crime, triste effet de l'erreur, avait même souillé cette nuit. Satricus, pris par Xantippe, avait souffert l'esclavage en Libye. Bientôt après, pour récompenser son courage, on l'avait donné au roi des Autololes parmi plusieurs présents. Ce Romain avait laissé à Sulmo l'espoir de sa race, deux enfants à la mamelle, Mancinus et Solyme.
Il descendait des Troyens: son aïeul était ce Phrygien qui suivit la fortune d'Énée, et qui fonda la ville célèbre appelée de lui Soymo, nom bientôt changé en celui de Sulmo par les peuples d'Italie. Satricus était donc venu avec le roi parmi ses cohortes barbares, et quand le besoin l'exigeait, il lui servait d'interprète pour traduire le latin dans la langue des Gétules. Voyant qu'il peut regagner les murs Péligniens et revoir sa ville natale, il appelle la nuit à son secours, et se sauve furtivement du camp ennemi. Il en était sorti sans armes, dans la crainte de se trahir s'il emportait un bouclier.
Il s'avance les mains désarmées, parcourant les dépouilles et les cadavres qui jonchaient la plaine : bientôt il revêt les armes de Mancinus. Déjà il s'est enhardi; mais celui dont il venait de prendre les armes et de dépouiller le cadavre, était son fils, qu'un Mace avait naguère couché sur la poussière. Cependant Solyme, son autre fils, était sorti du camp romain vers le soir, au moment. du premier sommeil, pour aller à son tour au poste dont le sort lui confiait la garde; et il s'avançait en cherchant à découvrir, au milieu des morts, le corps de son frère Mancinus, afin de jeter en secret un peu de terre sur ses malheureux restes. A peine a-t-il fait quelques pas, qu'il aperçoit un ennemi en armes venant du camp carthaginois. Profitant aussitôt d'une retraite que le hasard lui offre, il va se cacher dans le tombeau de Thoas, roi des Étoliens. Mais ne voyant pas d'autres troupes s'avancer à la suite du guerrier qui marchait seul dans les ténèbres, il sort rapidement de sa retraite, et, d'une main sûre, lance un javelot qui va percer le dos de son père, que rien ne protégeait. Satricus croit être frappé par les Carthaginois qui le poursuivent, et, tout tremblant, il regarde autour de lui de quelle main inconnue a pu venir ce coup.
Cependant Solyme, vainqueur, accourt de toute la force de sa jeunesse : un reflet sinistre jaillit de ces armes qui lui sont connues. C'est le bouclier de son frère que la lune montre à ses yeux : il le reconnaît, il l'a vu briller tout près de lui. Enflammé de courroux, il s'écrie : «Non, Satricus, je ne serais point ton fils qui reçut le jour à Sulmo ; Mancinus ne serait point mon frère, et Solyme, l'illustre Troyen, ne reconnaîtrait point en moi son petit-fils, si cet ennemi échappait à mon bras.
Quoi! traître, tu porteras sous mes yeux la noble dépouille de mon frère? Je vivrais, et tu aurais pour trophée les armes glorieuses d'une famille pélagienne! Acca, ma mère chérie, oui, je veux te rapporter ces armes, elles consoleront ton deuil, et tu les placeras pour jamais sur le tombeau de ton fils ». Tout en prononçant ces mots terribles, il fond sur l'ennemi l'épée à la main. Mais les traits étaient tombés des mains de Satricus, dès qu'il avait entendu parler de sa patrie, de ses enfants, de sa femme, de ses armes.
Ses membres sont glacés, ses sens sont saisis d'horreur. Il laisse échapper d'une voix affaiblie et mourante ces lamentables paroles :
«Arrête, je t'en conjure, non pour me laisser la vie, je ne saurais en jouir, mais, ô mon fils! ne trempe pas dans mon sang des mains coupables. Ce prisonnier des Carthaginois, qui venait d'aborder avec eux dans ce pays, c'est moi, c'est Satricus, issu de Solyme. O mon fils! tu n'as pas à rougir d'un crime: j'étais encore Carthaginois lorsque ton bouillant courage dirigea ce coup contre moi. Mais alors, échappé furtivement de ce camp barbare, je revenais vers vous, j'avais hâte d'embrasser une tendre épouse. Celui à qui j'ai pris ce bouclier était mort. Seul espoir de ma maison, reporte donc sur le tombeau de ton frère ces armes que je retenais sans crime.
Mais, avant tout, mon fils, donne à Paulus ce conseil: qu'il s'efforce de traîner la guerre en longueur, et qu'il enlève à Annibal toute occasion d'en venir aux mains. Le Carthaginois bondit de joie à la vue des présages du ciel; il espère qu'un grand carnage suivra la prochaine bataille.
De grâce, arrêtez le furieux Varron; car le bruit court qu'il porte en avant les drapeaux. Au dernier jour de ma déplorable vie, j'aurai, du moins la consolation d'avoir donné un utile avis à mes compatriotes. Maintenant, mon fils, rends ses embrassements à ce père, que tu retrouves et que tu perds au même moment. Il dit, ôte son casque, entoure de ses bras tremblants le cou de son fils glacé d'effroi, et que l'épouvante a rendu muet.
Il s'efforce alors de lui ôter la honte de ce coup malheureux, et de justifier la blessure qu'il en a reçue. «Où est le témoin, mon fils, qui saura ce qui vient d'arriver ? La nuit n'a-t-elle pas enveloppé de ses ombres ton erreur? Pourquoi trembler ainsi?
Viens, Solyme, viens plutôt presser ton coeur contre le mien; c'est ton père qui absout ton bras innocent; à la fin de tous mes maux, que ce soit cette main, je t'en supplie, qui me ferme les yeux ». Mais ce fils infortuné pousse de profonds soupirs, sans pouvoir trouver de paroles pour répondre à son père.
Il s'empresse d'arrêter le sang noir qui sort de la plaie, déchire un voile, bande cette large blessure, et l'arrose de ses larmes.
Sa douleur enfin s'exhale en plaintes lugubres mêlées de sanglots. «Est-ce donc à ce prix, mon père, que la fortune t'a ramené dans ta patrie? La cruelle! est-ce ainsi qu'elle devait réunir le père à son fils, le fils à son père? O trois et quatre fois heureux mon frère ! les destins lui ont dérobé le bonheur de te revoir; et moi, échappé au fer carthaginois, je reconnais un père à la blessure que je lui ai faite. Du moins, Fortune, tu m'eusses consolé de mon crime, en me laissant ignorer l'auteur de mes jours infortunés. Mais les dieux injustes ne pourront cacher plus longtemps mon malheur ».
Tandis qu'il s'abandonne à son désespoir, le vieillard, qui avait perdu tout son sang, exhale son dernier soupir. Solyme, levant alors au ciel de tristes regards : « Astre des nuits, témoin du forfait qui a souillé mon bras, toi, s'écrie-t-il, dont la sombre lueur a dirigé mon trait dans le flanc d'un père, non, ces yeux, ces regards maudits ne te profaneront pas davantage ».
Il dit, se perce le sein de son épée, et comprimant sa blessure, du sang qui en jaillit, il écrit sur son bouclier cet avertissement de son père : VARRON, ÉVITE LE COMBAT ; puis il suspend son bouclier à la pointe de son épée, et couvre en tombant le corps de ce père tant pleuré.
Tels étaient les présages qu'à la veille du combat les dieux envoyaient aux Romains. Peu à peu les ombres se dissipent, et la nuit témoin du crime affreux s'enfuit devant les feux de l'aurore. Le chef libyen a fait sortir son armée pour livrer bataille. L'armée romaine est aussi sous les armes; toutes deux ont suivi leurs usages. Un jour tel qu'aucun âge n'en verra de semblable, allait encore favoriser les Carthaginois. «Est-il besoin de longs discours, dit Annibal, pour échauffer votre ardeur, vous que la victoire accompagne depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'aux plaines de la Pouille? La valeureuse Sagonte n'est plus; les Alpes se sont abaissées, et ce fier roi des fleuves, l'Éridan ausonien, voit captifs les rivages où il promène ses eaux.
Les cadavres des guerriers ont gonflé la Trébie; l'Étrurie, accablée, montre le tombeau de Flaminius; des ossements blanchis brillent au loin dans ces plaines que ne sillonne plus la charrue. Voici pour vous une journée plus glorieuse que tous ces exploits, et qui doit nous donner plus de sang.
Pour moi, la gloire me suffit : je me contente de ce vrai prix des batailles : le reste, je l'abandonne à votre valeur. Tout ce que Rome a rapporté de la riche Ibérie, tout ce qu'elle a étalé dans ses triomphes sur la Sicile; que dis-je? si elle a ravi quelque chose sur les côtes de Libye pour l'enfouir ici, toutes ces richesses vont devenir indistinctement la conquête de vos épées.
Oui, emportez dans vos demeures tout ce que saisira votre main; je ne veux pas qu'on me fasse hommage d'aucune partie de ce butin, à titre de général : que ce soit pour vous que le Romain ravisseur ait dépouillé si longtemps le monde soumis à ses lois.
Toi qui tires ton origine de Tyr, et portes un nom africain, je te donnerai pour récompense, si un tel présent te sourit, le pays de Laurentum, cultivé jadis par les Troyens; ou, si tu l'aimes mieux, les champs de Byzacium, dont la fertilité rend cent épis pour un. J'y ajouterai les terres que le Tibre arrose de ses ondes, et tu pourras y faire paître au loin les troupeaux que tu auras pris. Toi qui, en qualité d'allié, marches sous mes drapeaux, sans tenir â Carthage par les liens du sang, si tu lèves ton bras trempé dans le sang ausonien, je te fais à l'instant citoyen de Carthage. Que le Gargan, que les plages de la Daunie ne vous abusent pas; ici vous êtes vraiment sous les murs de Rome.
Quoique un long espace nous en sépare, et qu'elle soit loin de ce champ de bataille, elle croule ici aujourd'hui, et je ne vous appellerai plus à d'autres combats. Courez donc au combat, vous courez au Capitole ».
Il dit; et, poussant les barrières du retranchement, il fait aussitôt franchir le fossé à ses soldats, et les range selon la position des lieux et les sinuosités du fleuve. A l'aile gauche se tiennent les Africains en ordre de bataille ; le belliqueux Nasamon, le colossal Marmaride, le Maure farouche, le Garamante, le Mace, la troupe des Massyles, l'Adyrmachide, qui se plaît à forger le fer, nation voisine du Nil, où elle est noircie par les feux brûlants du soleil.
Néalce guide et commande ces divers corps réunis. La droite, où serpente l'Aufide dans son cours sinueux, est sous les ordres de Magon.
Près de là sont les peuples agiles, venus des Pyrénées hérissées de forêts; ils se pressent en tumulte autour du fleuve.
On y voit briller la jeunesse aux boucliers de cuir; le Cantabre est aux premiers rangs; après lui se présente le Gascon, qui combat la tête nue; le Baléare, dont la fronde lance des balles au milieu des batailles; et enfin les guerriers de la Bétique. Annibal dirige lui-même le centre, qu'il renforce des troupes de Carthage et des cohortes celtiques, souvent victimes des débordements du Pô. Du côté où le fleuve, se repliant sur lui-même, se dérobe au champ de bataille, et ne couvre pas les troupes, il place ces masses couronnées de tours, les éléphants, pour servir de rempart. Sur la croupe noire de ces énormes animaux est un retranchement mobile qui se penche ou se relève ; sorte de muraille dont le faite se dresse dans les airs.
Du reste il ordonne aux Numides de voltiger dans la plaine, et de s'agiter sur toute son étendue.
Tandis qu'Annibal rangeait ainsi son armée, il exhortait ses soldats, les animait et les enflammait sans cesse, relevant les exploits de chacun, se vantant de connaître quelle main avait lancé le trait qui siffle par les airs, et promettant d'être partout témoin de leur vaillance.
Déjà Varron avait fait sortir ses légions, et préludait à sa défaite. Le Nautonier du Styx, joyeux sur son onde pâlissante, élargissait sa barque pour les ombres qui allaient venir à lui.
Tout à coup les premiers rangs s'arrêtent à la vue d'un bouclier fiché au bout d'une épée, avec une inscription tracée en caractères de sang qui défend d'avancer. Stupéfaits de ce présage, ils restent sans mouvement. A leurs yeux s'offre le plus affreux spectacle. Deux cadavres se tenaient embrassés : le fils étendait la main sur la poitrine de son père, pour cacher une plaie mortelle. Des larmes coulent de tous les yeux. on se rappelle avec douleur Mancinus, à la vue de son frère mort et gisant sur la poussière.
Ce triste augure émeut les soldats, aussi bien que la ressemblance des traits qu'ils remarquent dans l'autre cadavre. On instruit Varron de ce déplorable événement, du crime dû à l'erreur, et de la défense de combattre qu'on lit sur le bouclier. Lui, sans rien perdre de sa fougue :
« Allez, dit-il, transmettre ces augures à Paulus; un chef dont la crainte obsède le coeur, comme celui d'une femme, sera touché d'apprendre qu'une main souillée d'une horrible action a tracé ces lignes, et que c'est peut-être avec le sang de son père que le fils mourant les a écrites sous les coups des furies vengeresses des forfaits ».
Alors, d'un ton menaçant, il range son armée à la hâte. Aux troupes féroces commandées par le redoutable Néalce, il oppose les bataillons Marses, les Samnites, les Apuliens, et se met à leur tête.
Au centre, en face d'Annibal qu'il voit diriger lui-même son corps de bataille, Servilius se tiendra avec les Picentins et les Ombriens, pour se porter à sa rencontre.
Paulus est chargé du commandement de l'aile droite. Enfin Scipion doit marcher contre les rapides Nomades, et prévenir leurs stratagèmes si les escadrons, employant l'artifice et la ruse, viennent à se débander, il a ordre de diviser ses troupes pour soutenir l'engagement.
Déjà les deux armées s'approchent: la course rapide du soldat, le hennissement des chevaux qui s'animent, le cliquetis des armes qui se mêlent, répandent un sourd murmure à travers les bataillons troublés. Ainsi, lorsque les vents commencent à se heurter sur les mers, l'onde en travail retient encore dans son sein la fureur et les tempêtes qui vont l'élever jusqu'aux cieux : agitée enfin jusque dans le fond de ses abîmes, elle pousse à travers les rochers d'horribles mugissements, s'élance de ses cavernes et bondit courroucée en tourbillons écumants.
A l'approche de cette terrible colère du destin, la terre ne fut pas seule ébranlée. La Discorde entra furieuse dans le ciel, et poussa tous les dieux à ce combat. D'un côté, on voit combattre Mars et Apollon qui le suit, le roi des mers, Vénus que la fureur agite, Vesta, Hercule excité par la ruine de Sagonte; la vénérable Cybèle, les dieux de l'Italie, Faune, Romulus, père des Romains, Pollux qui revit à la place de son frère. De l'autre on voit Junon, la puissante fille de Saturne, le baudrier sur l'épaule, Pallas née en Libye sur les bords du marais Tritonide, Hammon, le protecteur de l'Afrique, la tête ornée de cornes, et une foule d'autres divinités inférieures. Ils arrivent tous ensemble, et leur poids fait trembler la terre. Déjà les uns se rangent séparément sur les montagnes voisines, les autres se tiennent assis sur la nuée, et le ciel se trouve vide quand ceux qui l'habitent en sont descendus pour le combat.
Un cri effroyable fait retentir les cieux déserts.
Telles furent les clameurs tumultueuses dont l'armée des géants frappa les airs aux champs Phlégréens; telle la voix tonnante du père du monde, lorsqu'il demandait de nouvelles foudres aux cyclopes, à la vue des audacieux enfants de la terre qui entassaient des montagnes pour envahir la demeure céleste. Dans un si grand nombre de combattants, il n'y eut pas un premier javelot lancé avant tous les autres. Une nuée de traits partit de toutes ces mains furieuses, et bien des guerriers altérés de sang tombent de part et d'autre dans cette double tempête. On n'a pas encore tiré du fourreau l'épée furieuse, que des milliers de soldats mordent déjà la poussière. Les autres se tiennent sur les cadavres, et, avides de carnage, ils foulent aux pieds leurs compagnons gémissants. Le Romain ne peut être ébranlé ni repoussé par l'effort du Carthaginois; celui-ci, immobile à son rang, ne cède pas plus à son adversaire que la roche de Calpé aux vagues furieuses qui se brisent contre elle.
L'espace manque déjà pour lancer les javelots; les mourants pressés dans la foule peuvent à peine tomber. Les casques étincellent en s'entrechoquant avec fracas : le bouclier abat le bouclier, l'épée brise l'épée. Le pied foule le pied, le soldat écrase le soldat; on ne distingue plus la terre sous le sang qui l'inonde. Les traits qui traversent les airs ont produit une nuit épaisse qui dérobe les cieux et la clarté du jour. Ceux que le hasard a placés au second rang prennent part à la mêlée, de la pointe de leurs longues piques, comme s'ils combattaient au front de la bataille; le troisième rang, auquel la gloire est encore interdite, s'efforce avec le javelot d'égaler l'ardeur des premiers.
Plus loin on s'attaque du moins par des clameurs, et le soldat, qui brûle de combattre et qui ne le peut pas, provoque l'ennemi par d'horribles cris. On se fait des armes de tout. Ceux-ci se battent avec un long bâton, ceux-là avec des brandons résineux enflammés, d'autres avec le pesant épieu. Ici c'est la fronde et la pierre, ou bien encore le dard léger; là on fait siffler la flèche rapide dans les airs : ailleurs on lance la falarique redoutable aux murailles mêmes. Muses, divinités dont le culte m'est cher, puis-je espérer que la voix d'un mortel retrace fidèlement aux siècles futurs cette désastreuse journée? M'inspirerez-vous des vers dignes de la journée de Cannes? Si ma gloire vous touche, si vous ne détournez pas vos regards de cette grande entreprise, appelez ici tous les chants, appelez Phébus à votre tête.
Mais toi, Romain, puisses-tu soutenir un jour ta haute prospérité avec autant de force que tu as supporté ces revers! Oui, que le ciel entende mes voeux ! Puissent les dieux, à l'avenir, ne plus vouloir éprouver si les descendants de Troie sont capables de soutenir une aussi terrible guerre! Et toi, qui trembles pour ta destinée, Rome, essuie tes larmes, adore tes blessures elles te feront un honneur immortel. Tu ne seras jamais plus grande que tu le fus alors : hélas ! bientôt précipitée par tes succès, tu n'auras plus d'autre renommée que le souvenir de tes défaites.
Jusqu'ici la Fortune, indécise entre les efforts divers des guerriers, trompait leur ardeur par l'incertitude de la victoire. L'espérance avait longtemps flotté entre les deux armées, et Mars sévissait également contre chacune d'elles. Ainsi, quand les doux zéphyrs agitent les tiges verdoyantes qui ne sont pas encore chargées d'épis mûrs, on voit au loin briller en se balançant d'un mouvement lent et alternatif ces herbes ondoyantes, espoir de la moisson prochaine.
Enfin Néalce fondant à grands cris à la tête de ses Barbares, enfonce le corps que commandait Varron. Les rangs s'ouvrent, et l'ennemi profite de la confusion pour se jeter rapidement dans les vides qu'il a faits. Le sang, pareil à un torrent, inonde la plaine de ses flots noirs, et le Romain tombe renversé par plusieurs coups à la fois; mais, redoutant avant tout d'être blessé par derrière, il reçoit la mort en présentant la poitrine, et périt au moins sans déshonneur. Au milieu de la mêlée, au premier rang, se tenait Scévola, guerrier qui aimait les postes difficiles et qui se montrait égal à tous les périls,
Dans ce terrible carnage, il ne veut pas sauver sa vie; il cherche une mort digne de Mucius, une mort qui rende son nom immortel. Voyant la bataille perdue et la défaite s'étendre à tous les rangs: « Illustrons, dit-il, le peu de vie qui nous reste. La valeur n'est qu'un vain nom, si le moment de la mort ne peut nous donner la gloire ».
Il dit; et, rassemblant ses forces, il se jette, plein de fureur, où le Carthaginois impétueux moissonne ses compagnons. Là, il fond sur le fougueux Caralis qui voulait élever un trophée des dépouilles arrachées à un Romain. Il l'attaque l'épée à la main, et furieux la lui plonge jusqu'à la garde. Caralis tombe en se roulant, mord la poussière de ce pays ennemi, et presse la terre de ses étreintes convulsives. Gabarus, Siccha, ne purent en réunissant leur ardeur et leur courage tenir contre l'impétuosité de Scaevola. Gabarus ose lui résister, et perd la main dans cette lutte. Siccha, troublé par le désespoir, accourt imprudemment à son secours, et marche sans précaution sur l'épée de Gabarus ; il tombe, se repentant trop tard de n'avoir pas protégé son pied nu par une courroie. Son cadavre gît à la droite de son ami mourant.
La fureur du jeune guerrier, rapide comme la foudre, attire enfin l'arme fatale de Néalce.
Il bondit, plein d'ardeur, jaloux de la gloire de renverser, sous ses coups, un adversaire aussi illustre. Néalce saisit un caillou détaché d'une roche, et qu'un torrent avait fait rouler du haut des montagnes, et l'en frappe au visage. Le coup lui fracasse la mâchoire et le défigure. La cervelle mêlée avec le sang lui sort par les narines comme une sanie épaisse, et l'humeur noire qui sort de ses yeux crevés dans leur orbite coule sur son front écrasé. Marius, qui veut secourir Caper, est étendu à côté de lui; il n'a pas voulu survivre à la mort de son ami. Ils avaient vu le jour sous les même auspices: tous deux étaient nés à Préneste la Sacrée, et la pauvreté de leurs pères leur était commune; leurs goûts étaient semblables, et ils cultivaient des champs qui se touchaient. Même volonté, même esprit dans le cours de leur vie; ils avaient l'amitié qui sait être riche de si peu. Ils moururent ensemble. De tous leurs voeux, la fortune leur accorda le plus cher, en les réunissant à cette dernière heure. Leur double dépouille fit le triomphe de Symathus, leur vainqueur.
Mais les Carthaginois ne se réjouirent pas longtemps de ces prodigieux succès. Scipion paraît menaçant et terrible; il a pitié du désastre de la cohorte qui pliait. Varron, auteur de tout le mal, Curion, à la blonde chevelure, Brutus, issu de celui qui le premier fut consul, se présentent à la fois. L'armée, soutenue par ces guerriers, eût sans doute repris, par un nouvel effort, le terrain qu'elle avait perdu, si Annibal ne fût venu, d'un soudain élan, arrêter les Romains qui poussaient en avant. Apercevant de loin Varron au milieu des combattants, et le licteur qui voltigeait autour de lui, couvert de sa robe rouge, il s'écrie : «Je reconnais la pompe consulaire, je reconnais ces insignes.
C'est ainsi que j'ai vu naguère Flaminius. Il annonce alors sa furie en faisant tonner son vaste bouclier. Hélas ! malheureux Varron, tu pouvais mourir aussi honorablement que Paulus, si les dieux ne t'eussent refusé de périr sous les coups d'Annibal. Que tu auras souvent à maudire les dieux qui te firent éviter l'épée de ce guerrier!
En effet, Scipion, qui se jette en avant avec rapidité, vient t'arracher à la mort, et détourne sur lui seul tout le péril. Annibal se voit enlever l'honneur des dépouilles opimes; mais il va se mesurer volontiers contre un plus redoutable ennemi, et, dans le combat qui s'offre, punir le fils d'avoir, sur les bords du Tésin, préservé le père de ses coups. Les deux plus grands guerriers que la terre ait vus aux prises sont donc en présence. Nés dans des contrées différentes, ils sont égaux en courage; mais le Romain l'emportait par la piété et la bonne foi.
Soudain Mars craignant pour Scipion, Minerve pour Annibal, s'élancent d'une nuée profonde; le spectacle de ce combat les a troublés l'un et l'autre. Les deux armées tremblent à l'arrivée des dieux; mais les deux chefs les voient sans pâlir. Sur le sein de Pallas, à chaque mouvement de la déesse, brillent au loin de sombres flammes qui s'échappent de la bouche de la Gorgonc. Sur son égide sifflent les serpents horribles de ce monstre dont les yeux ensanglantés, pareils à deux comètes, dardent une lumière lugubre.
Sur le sommet du casque, une large aigrette élève sa flamme ondoyante jusqu'aux astres. Mars trouble les airs en agitant sa lance, et, de son bouclier, embrasse le champ de bataille.
Il est couvert d'une cuirasse offerte par les Cyclopes, d'où jaillissent tous les feux de l'Etna. Son panache fauve bat l'air qu'il remplit de sa haute stature. Les deux héros tout entiers à la lutte, et mesurant déjà de plus près le champ ouvert à leur valeur, s'aperçoivent pourtant que deux divinités sont venues à leur secours, et, fiers d'attirer les regards des dieux, ils s'enflamment l'un et l'autre jusqu'à la fureur.
Déjà, de sa main, Pallas a détourné loin d'Annibal la pique terrible que Scipion a lancée. Mars, instruit par l'exemple de la fière déesse à secourir son héros, lui présente aussitôt une épée forgée dans l'Etna, et demande à son bras de plus grands efforts. Minerve s'enflamme alors; le feu de la colère se répand sur son visage. La déesse, dardant un regard oblique, efface un moment l'effrayante figure de la Gorgone. Ses énormes serpents se dressent aux secousses de son égide; et Mars, après les premiers coups qu'a portés sa furie, se retire peu à peu du combat. D'un rapide effort, Minerve arrache de la montagne voisine d'énormes quartiers de rochers quelle jette sur Mars : l'île de Sason tremble au bruit que l'écho lui renvoie, et son rivage en est ébranlé. Cependant le maître des dieux n'ignorait pas ce terrible combat. Il fait descendre Iris, cachée dans un nuage, pour faire cesser ces fureurs, et lui parle ainsi: « Vole sur la terre, ô déesse! et rends-toi promptement dans lOenotrie.
Dis à Pallas de suspendre cette rage qui l'anime contre son frère; qu'elle n'espère pas changer l'ordre des destins. Ajoute, car je connais le fiel et la violence de cette âme bouillante, ajoute que si elle ne retient, si elle n'apaise son courroux, elle sentira combien mes redoutables foudres l'emportent sur son égide ».
Minerve, en recevant ces ordres, reste longtemps incertaine, et ne sait si elle doit céder aux armes de son père. « Retirons-nous, dit-elle: mais en repoussant Pallas, détournera-il le cours des destins? m'empêchera-t-il de contempler, du haut du ciel, les plaines du Gargan fumantes de carnage »? Elle dit, saisit Annibal, et, l'enveloppant d'un nuage, elle l'emporte sur un autre point du champ de bataille, et quitte la terre. Mars, au départ de la déesse, qui disparaît dans les airs, relève les courages, rappelle les Romains dispersés dans la plaine, et, de sa main puissante, que cache la nue, les ramène pleins d'ardeur au combat. Ils reviennent avec leurs drapeaux, et, cessant de trembler, ils recommencent un horrible carnage. Mais soudain le dieu auquel est confiée la garde des vents, et qui, de sa volonté suprême, retient dans une étroite prison l'Eurus et Borée, Corée et Notus, ou les précipite dans l'espace, se laisse fléchir par les prières et les grandes promesses de Junon, et déchaîne le Vulturne, qui règne dans les champs de la Pouille. C'est ce vent qu'il a choisi pour assouvir son funeste ressentiment. Vulturne court d'abord se plonger dans le gouffre embrasé de l'Etna, s'y enflamme, en sort le visage tout en feu, s'envole avec un sifflement horrible, et parcourt tout le royaume de Daunus, roulant devant lui une nuée de poussière. Sa furie aveugle le soldat romain, le suffoque, le désarme. Déplorable spectacle! le vent lui chasse au visage des tourbillons enflammés de sable, et se déchaîne contre les bataillons avec toute la rage qui lui est ordonnée. Sous sa masse énorme tombent soldats, armes, clairons. Son souffle ennemi relève la lance et rejette en arrière tous les traits des Rutules. Il ajoute, au contraire, à la force de ceux des Carthaginois, lance lui-même leurs javelots comme avec la lanière, et les porte en sifflant contre l'ennemi. Le Romain, étouffé par les torrents de poussière qui remplissent sa gorge et ferment le passage à l'air, se plaint de mourir d'une mort ignominieuse. Vulturne lui-même, la tête cachée dans une noire obscurité, la chevelure chargée d'un sable épais, tantôt frappe le dos du soldat de ses ailes bruyantes, tantôt se précipite sur le front de l'armée au milieu du fracas de la tempête, secoue les armes avec fureur, et pousse de sa vaste bouche d'horribles sifflements. Quelquefois, dans l'ardeur qui les anime, les Romains sont près d'atteindre de leur fer la gorge de l'ennemi : mais Vulturne arrête leurs efforts et détourne le coup que leur main va porter. C'est peu d'accabler les cohortes de l'Ausonie il vomit en mugissant une horrible tempête contre Mars lui-même, et deux fois, il ébranle son panache. Tandis que la fureur d'Éole se déchaîne ainsi contre les Romains, et irrite le courroux du dieu de la guerre, Minerve et Junon s'adressent à Jupiter : « Vois, lui disent-elles, quel orage le terrible Mars soulève contre les Carthaginois! par combien de meurtres il assouvit sa colère. Quoi! il ne te plaira pas de faire descendre Iris sur la terre? Je n'étais point là pour aider à l'anéantissement du nom romain. Que Rome règne avec le Palladium, je consens volontiers qu'il y ait son siége; mais je voulais empêcher qu'Annibal, ce héros de la Libye, ne fût tué à la fleur de ses ans, et que de si glorieux commencements ne fussent arrêtés par sa mort ». Junon répond avec tout le fiel d'un antique ressentiment. «Oui; il faut faire connaître à toutes les nations combien est supérieure à chacun des dieux la redoutable puissance de Jupiter, et quel est le poids de son empire renverse donc, ô mon époux! du feu de ta foudre, les murs de Carthage; ma prière ne t'implore pas pour elle; précipite ses armées dans les abîmes entr'ouverts du Tartare, ou bien engloutis-les dans les flots ». Aces plaintes Jupiter répond avec douceur : « Vous luttez contre le destin, et vous portez trop loin vos espérances inquiètes. Minerve, celui contre lequel tu avais pris les armes, doit abattre la puissance de Carthage, prendre son surnom de l'Afrique, et porter au Capitole le laurier de la Libye conquise. Et toi, Junon, celui à qui tu donnais le courage et la gloire (je te dis l'ordre des destins) retirera son armée des champs Laurentins ; sa défaite n'est même pas éloignée ; je vois approcher le jour où il souhaitera de n'avoir jamais franchi les Alpes ». Il dit; et fait descendre promptement Iris de l'Olympe, pour rappeler Mars, et lui ordonner de quitter le combat. Le dieu, frémissant encore, se retire sans résistance au haut des airs, quelque joie que lui causent le son des clairons, des trompettes, le carnage, le sang, les clameurs et les armes. Dès que la campagne fut libre après ce combat des dieux, et soulagée de la présence de Mars, Annibal se précipite du fond de la plaine où il s'était retiré pas à pas devant les immortels ; il amène à grand cris sa cavalerie, son infanterie, ses immenses éléphants avec leurs tours, et toutes ses machines de guerre. Il reconnaît un jeune Romain qui mettait en désordre les troupes légères de Numides. La colère étincelle aussitôt dans ses yeux pleins de sang. « Quelle furie, Minucius, ou quelle divinité, dit-il, te pousse contre ton ennemi? Oserais-tu donc te mesurer avec moi ? Où est maintenant ce Fabius, qui devint ton père en t'arrachant à mes armes? Qu'il te suffise, téméraire, d'avoir une fois échappé à mon bras ». Après ces fières paroles, il lui perce la poitrine d'une pique lancée comme avec la baliste, et l'empêche ainsi de répondre. Ce n'est pas assez que le fer éclaircisse les rangs de l'armée ; elle est encore attaquée par les éléphants, qui foulent sous leurs pieds la jeunesse de l'Italie. Annibal, sur le coursier qui le porte aux premiers rangs, vient d'ordonner au Maure qui dirige ces animaux, de les aiguillonner vivement pour les lancer au milieu de la mêlée. Ces monstres, poussés par les blessures qui se succèdent sur leurs corps, s'élancent avec des cris effrayants, portant sur leur dos livide des tours remplies d'hommes armés de flèches et de torches ardentes. Une grêle de pierres fond de loin sur l'ennemi ; et le Carthaginois, debout sur ce rempart mobile, lance de toutes parts une nuée de traits. Les éléphants, au milieu des rangs serrés, forment comme un mur hérissé de dents blanches. Des piques brillent devant eux, fixées à leurs défenses d'ivoire, et inclinées sur leur dos. Dans le désordre, un d'eux perce de sa dent meurtrière les armes et le corps d'Ufens, et le porte, poussant des cris douloureux, à travers les bataillons qu'il écrase. Tadius n'est pas frappé d'un coup moins violent. La pointe de la dent cruelle pénètre sa cuirasse de lin, à l'en- droit où le tissu protège son flanc gauche, et, sans le blesser, l'enlève avec son bouclier qui retentit. Ce péril, nouveau pour lui, n'effraie point le courageux guerrier. Il fait tourner l'événement à sa gloire. Placé près du front de l'animal, il lui crève un oeil avec son épée. La bête, furieuse de cette blessure, se dresse sur ses pieds, renverse la tour, et la lance au loin derrière elle. Les armes, les soldats, ô pitié! sont précipités par l'animal à demi aveugle, qui tombe lui-même et les écrase sous sa chute. Vainqueur, le Romain ordonne de jeter des torches ardentes contre ces monstres, et d'attaquer par le soufre et la résine ces murs qu'ils portent çà et là. L'ordre est promptement exécuté. Leur dos fumant s'allume, et déjà la flamme y brille. Le vent en furie alimente l'ardeur de feu qui se propage dans toutes les tours. Telles on voit s'embraser les forêts du Rhodope et du Pinde, quand les bergers y jettent la flamme, qui dévore en un moment l'espace. L'incendie éclaire toutes les collines, et dépouille tous les rochers. Les éléphants, furieux sous le bitume ardent qui les dévore, s'ouvrent une large voie à travers les escadrons. Aucun soldat, même parmi les plus courageux, n'ose en approcher. On les attaque de loin avec le javelot et la flèche. Exaspérés par la douleur, ils sèment de tous côtés les flammes, et augmentent l'incendie. Quelques-uns vont se précipiter dans les ondes du fleuve voisin. Trompés par le peu de profondeur de l'eau, ils promènent au loin dans les lagunes marécageuses et le long du rivage la flamme que leur course a irritée, jusqu'à ce qu'enfin ils trouvent des eaux assez profondes pour recevoir leurs masses énormes. Là où le combat dure encore, les Romains investissent de loin ceux de ces animaux que le feu n'a pas attaqués, et les pressent de tous côtés avec des javelots, des pierres, et avec la fronde rapide. Le siège d'une forteresse située sur une haute éminence ne se fait pas, autrement par l'ennemi campé dans la plaine. L'intrépide Mincius, victime de sa hardiesse, et digne cependant d'un meilleur sort, affrontait, le bras levé, un de ces monstres, et allait le percer de son glaive. L'animal enveloppe le soldat de sa trompe, d'où s'échappe, en sifflant, un souffle brûlant, l'enferme dans ses noeuds irrésistibles, puis le lance avec force dans les airs : l'infortuné retombe les membres brisés. Paulus, apercevant Varron au milieu de ce désastre, s'emporte contre lui: «Que n'allons-nous donc à la rencontre d'Annibal? N'avons-nous pas promis à Rome de l'amener chargé de fers, devant ton char triompha! ? O ma patrie! ô peuple coupable! ô égarement de la faveur populaire ! Non, dans cet horrible excès de nos maux, tu n'oseras pas dire lequel eût été le plus à souhaiter pour toi, qu'Annibal ou Varron n'eussent point vu le jour ». Tandis que Paulus s'indigne, Annibal poursuit les fuyards, et, sous les yeux mêmes du consul, presse de sa lance cette foule qui se rue pêle-mêle. Il heurte le casque du Romain et ébranle ses armes. Paulus, furieux, n'en fond qu'avec plus d'ardeur au milieu des ennemis. Dès que Varron l'a perdu de vue dans la mêlée, il se trouble, détourne son coursier et s'écrie: « O Rome! combien tu es punie de m'avoir confié la direction de la guerre, tandis qu'il te restait un Fabius ! Mais pourquoi ce trouble! pourquoi les destins s'opposent-ils à ce que je veux? les Parques me tendraient-elles de secrètes embûches? tout ce que je crains, je puis le prévenir en tranchant le fil de mes jours? quel dieu arrête donc mon glaive, et me réserve pour une plus triste destinée ? vivrai-je? rapporterai-je au peuple ces faisceaux brisés, arrosés du sang de mes concitoyens? Quoi! j'oserais m'exposer aux regards des villes qu'irriterait ma vue? et ce qu'Annibal pourrait me souhaiter de plus accablant, ô Rome ! je pourrais fuir et te revoir ». Son indignation s'exhalait encore, quand déjà l'ennemi s'est approché, l'a atteint de ses traits. Il lâche les rênes à son coursier qui l'emporte loin du péril.