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Silius Italicus

LIVRE VIII.

livre 7 - livre 9

 

 

 

 

Le premier des Romains, Fabius avait fait fuir l'ennemi carthaginois. On le regarde comme l'unique sauveur de l'armée romaine, et Annibal voit en lui son seul adversaire. Tant de délais le font frémir d'impatience. « Quoi! pour obtenir l'occasion d'en venir aux mains, il me faudra, sous les armes, attendre la mort de Fabius et implorer l'aide des Parques! Où est pour moi l'espoir de verser le sang des Latins, tant que respirera ce vieillard? » L'union régnait dans le camp des Romains depuis que les drapeaux étaient rapprochés. Plus de partage dans le commandement; pour la seconde fois Annibal n'a à lutter que contre le seul Fabius. Une autre cause de chagrins et d'inquiétudes ne cessait de l'agiter. En prolongeant la guerre, au lieu de la précipiter, le dictateur, outre plusieurs avantages, avait obtenu celui de réduire, par ses habiles lenteurs, l'armée carthaginoise à manquer de tout; et, quoique la lutte n'eût pas été décidée par un combat, il avait déjà vaincu son ennemi.
Les Celtes, terribles dans le premier choc, mais naturellement légers, peuple au caractère mobile et présomptueux, tournaient souvent les yeux vers leur pays. Ils se plaignaient qu'on leur fit faire une guerre sans carnage, chose inouïe pour eux; et que leurs bras, qui ne pouvaient se tremper dans le sang ennemi, s'énervassent dans une soif stérile de combats. En outre, des désordres intérieurs à Carthage, et les efforts d'une faction furieuse, étaient, pour le coeur d'Annibal, une blessure nouvelle. Hannon, toujours contraire à son entreprise, empêchait les sénateurs de lui envoyer des secours ou de soutenir son armée par des subsides. Junon, voyant Annibal déchiré par ces soucis, et livré à la crainte d'un revers, lui rend l'espoir d'un combat et réveille ses voeux sanguinaires. Prévoyant la défaite de Cannes, et fière de l'avenir, elle fait venir Anna des lacs de Laurentum, et lui tient ce discours flatteur: « Déesse, le jeune Annibal, du même sang que toi, et qui fait remonter son illustre nom jusqu'à Bélus, est dans le plus grand danger. Va le trouver, et étouffe dans son coeur les soucis insensés qui l'assiégent, bannis-en la pensée inquiétante de Fabius : c'est le seul obstacle à l'asservissement des Latins; mais ce Romain va quitter l'armée.
C'est Varron qu'Annibal devra combattre, c'est avec Varron qu'il devra se mesurer: qu'il porte ses drapeaux où les destins l'appellent, j'y serai : qu'il passe dans les champs d'Iapyx, il y verra recommencer les grands jours de la Trébie et de Trasimène ».
La divinité voisine des secrets bocages qu'habite le dieu Indigète répondit: « Je ne puis qu'exécuter ce que tu me prescris; grâce à toi, il me sera permis de marquer mon attachement à mon ancienne patrie et mon respect pour les ordres sacrés de ma soeur, quoique Anna ait aujourd'hui les honneurs d'un temple parmi les Latins ».
L'obscurité qui cache une époque aussi éloignée semble avoir fait oublier pourquoi les descendants d'Oenotrus ont élevé des autels à une divinité carthaginoise, et pourquoi la soeur de Didon est adorée en Italie. Je vais donc rapporter l'histoire de cet événement, en resserrant mon discours et en rappelant succinctement le passé. Didon, abandonnée par Énée qu'elle avait accueilli, et ne conservant plus d'espoir, fait élever aussitôt un bûcher funèbre dans l'intérieur de son palais, et, déterminée à mourir, furieuse, saisit une épée, funeste présent de cet époux fugitif. Iarbas, dont elle avait rejeté l'hymen, s'empare de ses états; et Anna prend la fuite lorsqu'elle voit le bûcher s'embraser.
Quel secours attendre, dans cette détresse, contre le puissant roi des Nomades? Battus, qui faisait aimer ses douces lois à toute la Cyrénaïque, Battus savait donner des larmes au malheur. Voyant Anna implorer son secours, il frémit à la pensée des vicissitudes royales, et tendit les bras à la princesse. Anna resta deux ans dans son palais; mais elle ne put jouir plus longtemps de l'amitié de Battus, qui lui apprit que Pygmalion traversait les mers pour la faire périr. Elle s'embarqua, courroucée contre les dieux, et contre elle-même, pour n'avoir pas suivi sa soeur au tombeau. Une horrible tempête fond sur son navire, déchire les voiles, et la jette enfin sur la côte des Laurentins. Ni le ciel, ni le pays, ni ses habitants ne lui étaient connus; et la Tyrienne, naufragée, tremblait, sur la terre du Latium.
Tout à coup Énée, qui régnait déjà, se présente à elle accompagné d'Iule. Anna le reconnaît.
Les yeux baissés vers la terre, saisie de frayeur, elle se jette aux genoux d'Iule qui fond en larmes. Énée la relève, et d'une main amie la conduit dans son palais. Quand les soins de l'hospitalité ont calmé ses peines et dissipé la crainte de nouveaux malheurs, Énée s'informe avec une douloureuse anxiété de la mort déplorable d'Élisse. Anna commença, en s'interrompant par des larmes, et en mêlant à ses récits quelques paroles bienveillantes, commandées par sa situation : « Fils de Vénus, c'était pour toi seul que ma soeur voulait vivre et régner. J'en atteste sa mort et son bûcher hélas! que n'a-t-il été aussi le mien! Sitôt qu'il lui fut interdit de te voir, l'infortunée alla s'asseoir sur le rivage, et y demeura immobile, suivant de ses regards les vents qui t'entraînaient, t'appelant à grands cris, et te suppliant de la recevoir sur ton vaisseau et de lui permettre de te suivre. Bientôt revenant au palais, troublée et haletante, elle s'arrête saisie d'un tremblement subit, et craint de toucher même le lit où elle t'avait eu pour époux. Hors d'elle-même, elle se détourne, et tantôt prenant l'image céleste du brillant Iule, et la couvrant de baisers, tantôt portant tout à coup ses yeux sur la tienne, et y tenant ses regards attachés, elle t'adresse ses plaintes touchantes, persuadée que tu vas lui répondre. L'amour ne perd jamais l'espérance. Bientôt elle abandonne son palais, et retourne au port, égarée : quelque vent favorable va peut-être te ramener. La légèreté superstitieuse de la nation Massyle, race menteuse et sans foi, l'obligea même de s'abaisser jusqu'à consulter la magie. Ruse sacrée des prêtres, qui évoquaient les divinités infernales et promettaient un remède à ses maux inouïs! O honte! j'ai pu moi-même être témoin de ses déceptions! Elle rassemble alors sur le fatal bûcher tous les témoignages de ton amour et tes sinistres présents.»
Énée, ému par le souvenir d'un tendre sentiment :
« Oui, Anna, je le jure par cette terre que vous m'avez souvent entendu nommer dans les voeux que j'adressais au ciel, je le jure par la tête de l'aimable Iule, objet si chéri de ta soeur et de toi, c'est le coeur plein de tristesse, c'est en reportant souvent les yeux en arrière, que j'ai abandonné Carthage. Non, je n'eusse jamais renoncé an lit de Didon sans les menaces de Mercure, sans cette main divine qui me porta sur mon vaisseau et livra ma flotte aux vents impétueux. Mais, ô tardifs avertissements! pourquoi l'avoir abandonnée aux fureurs d'un amour qui ne put rester caché? »
Anna, les lèvres tremblantes, et d'une voix que les sanglots éteignent à demi, continue :
« Je préparais un nouveau sacrifice à Jupiter Stygien, ce souverain maître du noir royaume, et à sa sombre compagne, pour obtenir quelque soulagement au désespoir de ma soeur; je conduisais même à l'autel des victimes, dont le sang devait expier un songe que j'avais eu. En effet, une frayeur horrible m'avait saisie pendant mon sommeil. J'avais trois fois entendu Sychée appeler à grands cris sa chère Didon; et il m'était apparu le visage rayonnant de joie.
Chassant de mon esprit ces pensées, je priai les dieux de rendre ma vision favorable, et je me plongeai dans une onde pure. Didon se rend d'un pas précipité sur le rivage, baise plusieurs fois en silence le sable où tes pieds avaient touché, y étend ses bras et le presse avec effusion. Telle on voit une mère serrer contre son sein les cendres d'un lit qu'elle vient de perdre. D'une course rapide, les cheveux épars, elle se dirige secrètement vers le vaste bûcher qu'elle avait fait élever à une grande hauteur.
De là elle pouvait contempler les mers voisines et toute la ville de Carthage. Elle revêt une robe de Phrygie, se pare d'un collier de perles, se représente vivement le jour où elle vit la première fois ces présents; se rappelle les festins, les fêtes qui suivirent ton arrivée, le long récit que tu lui faisais des malheurs de Troie pendant une nuit passée à t'écouter. Éperdue, elle fixe ses regards remplis de larmes sur le bord de la mer: Dieux de la nuit éternelle, dit-elle, ô vous dont la majesté paraît encore plus imposante aux approches de la mort, soyez ici présents, je vous en supplie, et recevez favorablement dans votre séjour une âme vaincue par la violence de l'amour. Épouse d'Énée, fille de Vénus, j'ai vu les murs de notre Carthage achevés, mon époux vengé, et je vais maintenant, ombre illustre, descendre dans vos sombres demeures; peut-être ce héros, dont j'ai connu toute la tendresse, m'y attend avec le désir de me prodiguer les mêmes soins qu'autrefois. »
A ces mots, elle se plonge dans le sein l'épée qu'elle avait demandée au prince troyen, comme gage de son amour. Ses femmes l'aperçoivent, et courent dans tout le palais en poussant des cris lugubres; toute sa demeure retentit bientôt de gémissements. Infortunée, j'apprends avec effroi cette fin tragique ; je me déchire les bras, le visage, je vole éperdue dans le palais, je cherche à gravir l'énorme bûcher. Trois fois je voulus me jeter sur ce glaive cruel, trois fois je tombai sans connaissance sur le corps de ma soeur qui n'était plus. Déjà la renommée publiait cette catastrophe dans les villes voisines : alors, conduite par les destins, je passai à Cyrène, et de là je fus jetée par la tempête sur vos bords ». Énée, touché de ce récit, conçoit pour l'infortunée Anna des sentiments de paix et d'amitié.
Déjà il lui avait fait oublier tous ses ennuis, toutes ses douleurs : et cette princesse n'était même plus regardée comme étrangère parmi les Phrygiens. Les ombres de la nuit avaient répandu le silencieux sommeil sur la terre et les mers, quand Didon, l'air triste, et le visage accablé d'une profonde douleur, apparut en songe à sa soeur, et lui parla ainsi: « Quoi! tu peux, soeur imprudente, tu peux, hélas! reposer tranquille sous ce toit? Tu ne vois pas le piège qui t'est tendu, le danger qui t'environne? Ignores-tu que les enfants de Laomédon sont les ennemis de notre race et de notre pays? Tant que le ciel emportera les étoiles dans un cercle rapide, que la lune éclairera la terre de sa lumière empruntée à l'astre fraternel, aucune trêve n'existera entre les Tyriens et les descendants d'Énée. Lève-toi, sors de ces lieux : déjà Lavinie ourdit une trame secrète, et médite le coup le plus atroce. Ne pense pas que ces avis soient l'effet de la vaine illusion d'un songe. Non loin d'ici, descend d'une petite source le fleuve Numicius, qui roule ses eaux tranquilles au fond des vallées. Prends ta route de ce côté; tu y trouveras une sûre retraite; les nymphes te recevront avec joie dans leurs ondes sacrées, et tu seras révérée en Italie comme une divinité ». Ainsi parla Didon, et elle s'évanouit dans les airs. Anna s'éveille, tout effrayée de cette nouvelle apparition, et une sueur froide, effet de la crainte, coule de tous ses membres. Elle s'élance hors de son lit, couverte d'un simple voile, sort par une fenêtre basse, traverse rapidement l'étendue des campagnes, et arrive au fleuve Numicius, qui, selon la renommée, la reçut dans son lit, et la cacha dans ses retraites de cristal.
L'astre du jour versait déjà toute sa lumière sur le monde, lorsque les Troyens, ne trouvant plus la princesse sidonienne dans son appartement, se répandent, en poussant de grands cris, dans les champs des Rutules, et arrivent au fleuve, guidés par les traces visibles de ses pas.
Tandis qu'ils se communiquent leur étonnement, le fleuve, du haut de sa source, retient ses eaux dans leur course vers la mer ; alors ils aperçoivent, au fond de ses grottes humides, assise au milieu des nymphes azurées, Anna qui leur parle avec bonté. Depuis cette époque, on célèbre sa mémoire aux premiers jours de l'année, et on lui rend, dans toute l'Ausonie, des hommages comme à une déesse.
Après l'avoir excitée contre les armes malheureuses des Romains, Junon remonte aux demeures célestes sur son char rapide, emportant l'espoir de s'abreuver bientôt du sang latin.
La nymphe s'empresse de lui obéir, et va trouver secrètement le grand capitaine de la Libye. Il veillait alors, éloigné de tous ses compagnons d'armes, et poussait, en songeant aux caprices de la fortune et aux hasards de la guerre, des soupirs qui trahissaient son inquiétude. Elle lui adresse ces consolantes paroles :
« Vaillant chef des Carthaginois, pourquoi aigrir plus longtemps ta douleur par ces soucis dévorants ?
La colère des dieux est entièrement apaisée : compte sur leur faveur, ce sont les Carthaginois qu'ils vont protéger de nouveau : hâte-toi et entraîne au combat les escadrons de la Marmarique.
Les consuls sont changés, et Fabius, ce héros issu d'Hercule, a quitté la guerre et son armée par l'ordre même du sénat. C'est contre un autre Flaminius que tu auras à combattre. N'en doute pas ; c'est l'épouse du maître des dieux qui m'envoie, moi, divinité à jamais révérée dans l'Oenotrie, et issue du sang de votre grand Bélus. Hâte-toi, et dans ta course rapide, saisis les foudres de la guerre. Non loin d'ici sont les plaines de la Pouille, où le Gargan prolonge ses collines; c'est là qu'il faut porter tes étendards. »
Elle dit; et son humide fantôme disparut dans un nuage. Annibal, ranimé par la promesse d'une gloire assurée, lui répond : « Nymphe, honneur de la race de Bélus, divinité la plus sacrée pour moi, puisses-tu couronner de succès l'espoir que tu me donnes! Après ma victoire, je te dresserai une statue de marbre dans un des temples de Carthage; et, placée à côté de Didon, tu y jouiras des mêmes honneurs ». Il dit; et plein d'espoir, il va exciter ses soldats, qu'il remplit de joie : « Compagnons si redoutables au Latium, quittez ces pesants soucis et ce long ennui de l'inaction qui vous tue: nous avons apaisé la colère du ciel, les dieux reviennent à nous; ce dangereux Fabius n'a plus de commandement, les consuls sont changés, recevez-en la nouvelle. Maintenant faites-moi voir ce courage et l'effet de ces promesses que vous éleviez si haut, quand nous ne pouvions agir. Oui, une des divinités de la patrie nous présage des succès plus brillants que les derniers : levons les étendards, et passons, sous la conduite de la déesse, dans les champs de Diomède : ils seront le tombeau des Romains ».
Tandis que les Carthaginois partent pleins d'ardeur, et se portent sur Arpi, Varron, qui venait d'envahir la pourpre consulaire par la faveur du peuple, exhale sa fureur aux Rostres, et hâtant le jour d'une horrible catastrophe, il pousse Rome au bord de l'abîme.
Cet homme sans illustration, né de parents obscurs, avait la langue hardie, et la parole sonore et inépuisable. Parvenu à une brillante fortune, et prodigue des trésors dus à la rapine, il caressait la populace, et déchirait le sénat. Ce fut ainsi que s'éleva dans Rome, ébranlée par tant de défaites, cet homme parvenu au point de se croire le régulateur et l'arbitre du sort de l'état; tandis que le Latium aurait rougi de devoir son salut à ses victoires. Les suffrages aveugles imprimèrent cette tache à nos fastes, de le placer entre les Fabius, les Scipion, noms consacrés au dieu de la guerre, à côté de Marcellus, qui offrit à Jupiter des dépouilles opimes. Les intrigues, le Champ-de-Mars, plus funeste que la Pouille même, fomentaient en lui la terrible défaite de Cannes.
Autant il était habile à semer le trouble et à susciter l'envie, hostile et dur pour le sénat, autant. il était lâche sous les armes, et ignorant dans l'art des combats. Sans avoir jamais brillé le fer à la main, il espérait gagner par ses discours la palme du courage, et faisait la guerre en déclamant du haut des Rostres. Il ne tarde donc pas à accuser les lenteurs de Fabius, et à parler insolemment du sénat devant le peuple. «Vous, disait-il, en qui réside la souveraine autorité, je vous demande, moi consul, comment je dois faire la guerre. Me faudra-t-il rester oisif dans mon camp, errer dans les montagnes, tandis que le Garamante et le Maure au corps brûlé partageront l'Italie avec moi? ou bien dois je me servir de l'épée que vous m'avez confiée? Écoute donc, magnanime dictateur, ce que veulent ces fils de Mars : ils m'ordonnent de chasser le Carthaginois, de délivrer Rome de ses ennemis.
Est-ce donc se montrer impatient que de souffrir pendant trois ans les ravages et les maux les plus déplorables? Oui, prenons les armes, marchons; il n'y a qu'un court intervalle d'ici au triomphe. Le premier jour où nous verrons l'ennemi, mettra fin et à la domination du sénat, et à la guerre de Carthage. Soldats, partez pleins de confiance, j'amènerai à Rome Annibal chargé de chaînes, et Fabius en sera témoin ».
Après cet arrogant discours, Varron, que rien n'arrête, fait sortir impétueusement ses troupes. Tel un cocher fougueux s'élance à toute bride hors de la barrière qui s'ouvre; suspendu en avant sur la pointe de ses pieds tremblants, frappe ses chevaux, qui l'emportent sans qu'il les puisse diriger : l'essieu fume dans sa course téméraire, et les rênes en désordre flottent sur le char incertain. Paulus, que les comices venaient de lui donner pour collègue dans son autorité et son commandement à l'armée, voyait l'abîme où s'allait précipiter la république sous un aussi funeste consul; mais il craignait le ressentiment d'un peuple inconstant et furieux; et l'ancienne blessure dont son coeur portait l'empreinte réprimait l'élan de son indignation. Il se rappelait qu'après avoir soumis l'Illyrie, dans sa jeunesse, l'envie avait éclaté contre lui au sein de la victoire, et l'avait livré au vent de toutes les injustes rumeurs. De là cette crainte et cette circonspection qu'il montrait à l'égard d'un peuple difficile à satisfaire. Quant à sa naissance, elle le rapprochait des dieux, et la longue suite de ses aïeux se perdait dans le ciel. Amulius comptait parmi ses ancêtres, Assaracus ; et celui-ci, Jupiter. Quiconque eût vu Paul Émile sous les armes, l'eût jugé digne de sa naissance. A son départ pour l'armée, Fabius lui tint ce discours :
« Si tu penses que ton ennemi le plus redoutable soit le Carthaginois, je le dis à regret, tu mens à l'Italie. Une guerre plus dangereuse, un ennemi plus terrible est dans ton camp : si la grande expérience que j'ai des armes ne m'abuse pas dans mes prévisions, oui, j'ai entendu cet homme assurer hautement qu'il livrerait bataille au favori de Mars aussitôt qu'il l'apercevrait. Oh! que mon grand âge est à plaindre, s'il doit être le témoin des malheurs que je prévois ! Non, Paulus, notre ruine n'est pas éloignée, si l'ardent Annibal entend ces promesses. Son armée est peut-être déjà rangée dans la plaine, et il attend qu'un second Flaminius se présente à ses coups. Quels ennemis tu auras contre toi, insensé Varron! et tu parles, grands dieux ! de combattre sur l'heure. Mais toi, Paulus, explore avant tout le champ de bataille; étudie, sans impatience, la manière dont l'ennemi fait la guerre; vois quelles sont tes ressources, quelle est la nature des lieux, quelles troupes tu auras à combattre, et ne perds pas de vue la Fortune, qui plane sur toutes les armées. Jette-toi, Paulus, au devant du téméraire. S'il est permis à un citoyen de perdre sa patrie, pourquoi serait-il défendu à un autre de la sauver? Le perfide Libyen manque de vivres. L'attachement de ses alliés s'affaiblit, depuis que j'ai amorti son ardeur. Aucune contrée ne l'invite à venir s'y reposer, comme dans une autre patrie : aucune ville ne lui offre sûreté dans ses murs: de nouvelles recrues ne réparent point les pertes de son armée. A peine lui reste-t-il le tiers des soldats nombreux qui l'ont suivi de la belliqueuse Ibérie. Sois ferme, prudent, et n'attaque qu'après de longues méditations. Si pourtant il s'offre une occasion favorable, et que les augures s'y prêtent, vole au-devant de la fortune ». Paulus, affligé, lui répondit en peu de mots :
« J'aurai devant le Carthaginois cet amour pour la patrie, cette prudence qui fut la tienne, invincible Fabius. Je n'ignore pas que c'est par tes seules lenteurs qu'Annibal affaibli t'a vu grandir pour sa ruine, et continuer la guerre.
Mais d'où vient le courroux des dieux? Des deux consuls, il en est un, je pense, qui semble avoir été élu pour Rome, l'autre pour Carthage. Le téméraire va tout précipiter avec lui, et semble craindre que la patrie ne périsse sous un autre consulat! Qu'on me donne un collègue tiré du sénat de Carthage, nous préparera-t-il de plus grands malheurs? Insensé! il ne trouve pas de coursier assez rapide pour le porter contre l'ennemi. Il frémit à l'approche d'une nuit qui suspend sa fougue; l'orgueilleux marcherait volontiers l'épée nue, de peur que le temps de la tirer ne reculât le moment de la bataille. Roche Tarpéienne, et toi, temple de Jupiter, auquel je rapporte mon origine, remparts de mon heureuse patrie, que je laisse encore debout; oui, je le jure par vous, partout où m'appellera le salut de l'état, j'irai braver tous les dangers. Si le camp, sourd à ma voix, se refuse à mes avis, ni vous, mes enfants, ni cette famille descendue d'Assaracus, vous ne me serez plus assez chers ; et Rome, après un désastre, ne verra pas Paulus revenir semblable à Varron ». Les deux consuls, pleins de trouble, mais pour une cause bien différente, se rendent à leur camp. Annibal avait déjà pris possession des campagnes de la Pouille, et occupait, selon l'ordre d'Anna, les lieux les plus avantageux pour une bataille. Jamais fantassins plus nombreux, jamais plus de cavaliers en armes et plus de chevaux, n'ébranlèrent le sol de l'Italie. On avait à craindre à la fois et la ruine de Rome et celle de la nation ; et tout espoir se bornait a ce seul combat.
Dans cette guerre s'élancent les Sicaniens, les bandes sacrées des Rutules, issus de Faune, et qui habitent la Daunie ; les Laurentins, qui ont leurs demeures dans les campagnes arrosées par le Numicus; ceux de Castrum, d'Ardée, jadis si redoutables aux Troyens; de Lanuvium, demeure consacrée à Junon sur le penchant d'une montagne; de Collatia, patrie de Brutus, vengeur de la chasteté; ceux qui habitent le bocage de l'impitoyable Diane, ceux qui se plaisent près de l'embouchure du Tibre; ceux, enfin, qui plongent la statue de Cybèle dans les tièdes eaux de l'Almon.
A leur suite venaient les soldats de ton Tibur, ô Catille ! ceux du coteau sacré de Préneste, dédié à la Fortune; d'Autemna, plus antique que le vieux Crustumium; les Labiciens, habiles laboureurs; ceux qui boivent les eaux du Tibre puissant, ou qui habitent les bords de l'Anio; ceux qu'arrose le froid Simbruvium, et qui labourent avec la bêche les champs des Éques. Scaurus a le commandement de ces troupes. Scaurus était alors très jeune : mais sa valeur naissante prouvait déjà ce qu'elle serait un jour. Ces soldats n'avaient point coutume de couvrir de javelots un champ de bataille, ni d'emplir un carquois de flèches garnies de plumes : ce sont de lourdes piques qu'ils préfèrent, des glaives très courts, qu'ils manient avec adresse. L'aigrette qui surmonte leur tête couverte d'airain domine les bataillons.
Mais les troupes qu'envoya Setia, dont les vins sont réservés pour la table même de Bacchus ; celles qui vinrent du vallon de Vélitre, alors peu renommée; de Cora, de Signia, dont le vin est écumeux et austère ; des champs Pontins, abreuvés d'une humidité pestilentielle, où le nébuleux marais de Satura répand ses eaux stagnantes, où l'Ufens rassemble ses flots jaunâtres, et après avoir coulé à travers des campagnes fangeuses, va troubler de son limon l'azur des mers. Ces troupes sont conduites par Scévola, personnage illustre par des ancêtres dont sa valeur le rendait digne. Les ciselures de son bouclier représentent le trait glorieux de Mucius et son farouche courage. Le feu brûle sur l'autel. Mucius est debout au milieu du camp des Étrusques: dans sa fureur, c'est lui-même qu'il punit. Son intrépide action est rendue dans tout son éclat. On voit Porsenna, frappé à cet aspect, trembler à l'idée des périls dont le menace ce chef exalté, et fuyant cette main que la flamme consume. Sylla commandait les troupes des coteaux de Circée, celles d'Anxur aux nombreux rochers, celles dont la charrue sillonne les monts Herniciens; les tiennes, Anagnie, aux grasses et fertiles campagnes; enfin, les bandes Férentines, et celles de Priverne, qui s'étaient levées en même temps.
La jeunesse de Sora, qui était venue se joindre à elles, se faisait remarquer par l'éclat de ses armes. Ici étaient les soldats de Scaptia; là, ceux de Fabrateria. Atina, descendue de ses monts couverts de neige, avait pris part à la guerre, ainsi que Suessa, ruinée depuis peu par les combats; et le Frusinate infatigable, qui avait quitté sa rude charrue. Le farouche habitant d'Arpino, qui cultive les bords sulfureux du Liris, dont les eaux mêlées au Fibrène vont se décharger paisiblement dans la mer, avait réuni à ses armes les alliés du Vénafre, les guerriers Larinates, et épuisé d'hommes la grande ville d'Aquinum.
Tullius guidait au combat ces bataillons couverts d'airain. Ce guerrier, issu du sang royal, remontait par ses aïeux à Tullus. Quelle grande âme dans ce jeune homme! Quel illustre citoyen il devait donner un jour aux peuples de l'Ausonie! C'est cet homme, connu au-delà du Gange et de l'Inde, qui devait remplir la terre de son nom, arrêter la fureur de la guerre par son éloquence foudroyante, et ne laisser à personne l'espoir de mériter par le talent de la parole une gloire égale à la sienne.
Parmi les premiers bataillons, s'avance avec fierté le Sabin Néron, rejeton des Clausus, et dont les rapides exploits n'ont pas trouvé d'imitateur.
Il est suivi de la cohorte d'Amiterne, de celle de Caspéria, qui tire son nom de la Bactriane; des troupes Forules; de Réate consacrée à la mère des dieux; de Nursia, séjour dés frimas; des cohortes du mont Tétrica. Tous ces soldats étaient armés d'une pique et munis d'un bouclier rond. Leur cimier était sans panache, et un cuissard couvrait leur jambe gauche. Ils marchaient, les uns en chantant avec joie Sancus, père de leur nation; les autres, en célébrant tes louanges, ô Sabus! qui donnas ton nom au grand pays des Sabins.
Mais voici la jeunesse Picentine, pressée par son chef, Curion, lequel est bardé de fer, et porte en guise d'aigrette une queue de cheval.
Quel redoutable renfort ils amènent !
Les flots écumants, pendant la tempête, ne viennent pas en plus grand nombre se briser contre les rochers; moins agile est le cortége de cette vierge qu'entourent mille groupes donnant le spectacle d'un combat véritable, quand le choc de leurs boucliers lunaires fait retentir le Thermodon et toute la contrée des Amazones.On vit aussi sous les armes les soldats que nourissent les champs de Numana; ceux qui font fumer les autels de Cupra sur le bord de la mer; ceux qui défendent les tours de Truentum et le fleuve du même nom. Ces bataillons, couverts de boucliers étincelants sous les feux du soleil, renvoient jusqu'aux nues une lumière menaçante.
Là se trouvaient aussi Ancône, dont la pourpre le dispute à celle de Sidon et de la Libye; Hadria, baignée par les eaux du Vomanus, et les drapeaux de la sauvage Asculum, hérissée de bois. Cette ville eut pour fondateur Picus, prince jadis si célèbre, et qui descendait de Saturne; les enchantements de Circé dépouillèrent de sa forme humaine et firent voler par les airs ce roi fugitif, dont elle avait moucheté de jaune le beau plumage. Ce pays, comme nous l'apprend la renommée, l'ut auparavant possédé par les Pélasges ; et Aesis, leur roi, laissa son nom au fleuve et aux peuples nommés depuis Asili.
Les agrestes Ombriens, sortis des gorges de leurs montagnes n'offrirent pas à l'armée un secours moins puissant. Leur pays est arrosé par l'Aesis, le Sapis, le Métaure qui, tombant avec bruit du sommet d'une montagne, roule impétueusement ses eaux à travers les rochers.
On y voit aussi le Clitumne, qui lave dans ses eaux sacrées ses immenses taureaux; le Nar, qui hâte vers le Tibre le cours de ses eaux blanchissantes; l'humble ruisseau de Tinia, le Clanis, le Rubicon, la Sena, ainsi appelée des Sénonois. Mais le père des fleuves, le Tibre promène au milieu de ces peuples ses vastes eaux, et baigne les murs de Rome en rapprochant ses rives.
On y compte Arna, Mévania aux riantes prairies, Hispellum, Narnia, assise sur un mont au milieu des rochers; Iguvium, jadis infesté par des vapeurs humides; Fulginia, qui s'étend sans murailles dans une vaste plaine. Là sont des peuples pleins de courage ceux d'Améria, de Camers, également renommés pour le labourage et pour les armes; de Sassina, riche en laitage; de Tuder, aux moeurs belliqueuses. Pison commandait ces guerriers qui méprisaient la mort. Le visage et la contenance de Pison sont d'un enfant; mais sa pénétration l'égalait aux vieillards, et il était au-dessus de son âge dans l'art de tromper l'ennemi.
Il brillait, à la tête de l'armée, sous ses armes peintes et radieuses de tout l'éclat que jette une perle persane sur un collier d'or.
La légion formée des troupes étrusques obéissait à Galba, nom fameux. Sa race remontait à Minos et à Pasiphaé abusée par un taureau; et tous ses ancêtres depuis ce roi se succédaient avec gloire. Caere, Cortona, d'où sortait la famille du superbe Tarconte; l'antique Gravisque, envoyèrent chacune des troupes d'élite. Alsium, rivage chéri d'Halésus ; Frégène, environnée d'une campagne aride, fournirent leur part. On vit encore celles de Foesule, interprète des flammes sacrées du ciel, et celles de Clusium, jadis la terreur de Rome, quand tu donnas vainement tes ordres, grand Porsenna, pour que Tarquin remontât sur le trône d'où on l'avait chassé. Venaient ensuite les bataillons qu'envoya de ses carrières de marbre blanc la ville de Luna, célèbre par son port: aucun autre plus spacieux ne contenait plus de vaisseaux, et ne renfermait la mer dans un plus vaste bassin. On vit aussi les soldats de Vétulonie, autrefois la gloire des Étrusques; c'est de cette ville que vint l'usage de porter devant les consuls douze faisceaux, auxquels on joignit autant de haches, muets symboles de terreur. C'est elle qui la première orna d'ivoire la chaise curule, qui donna l'exemple de la robe bordée de pourpre, et apprit à échauffer les combats par les sons de la trompette d'airain. Parmi ces troupes s'étaient mêlés les Éques-Falisques, la cohorte de Népé, les soldats de Flavina, de Sabatia, du lac Ciminus, de Sutria qui en est proche, et les habitants du Soracte consacré à Apollon.
Ces guerriers ont deux traits pour armes; le cuir cru d'un animal leur suffit pour protéger leur tête; ils préfèrent le javelot aux flèches de Lycie.
Toutes ces troupes savaient faire la guerre, mais les soldats du pays des Marses possédaient, outre l'art de combattre, celui d'endormir les serpents, et d'amortir au moyen de plantes ou d'enchantements le poison des dents de la vipère.
On rapporte que ce fut Anguitia, fille d'Aétès, qui la première fit connaitre les plantes vénéneuses ; apprit à dompter la violence des poisons par le toucher, à détacher la lune du ciel, à suspendre le cours des fleuves par des sifflements, à dépouiller les montagnes de leurs forêts, qu'elle appelait à elle. Mais ces peuples doivent leur nom à un timide étranger qui fuyait les sources phrygiennes au-delà du Marsyas, après avoir été vaincu sur la flûte mygdonienne par le luth d'Apollon. Marruvium, célèbre par le nom de l'ancien Marrus, est la capitale de cette contrée. Dans l'intérieur est Albe, située dans une campagne humide, qui rend en fruits ce qui lui manque en blé. Le reste des bourgades, sans gloire et sans nom, ne se recommande que par le nombre. Le courageux Pélignus s'était joint à ces troupes, entraînant ses cohortes des eaux froides de Sulmo.
Le soldat Sidicin, né à Calès, ne leur cède pas en ardeur. Cette ville eut, selon la renommée, un célèbre fondateur, Calaïs, qu'Orithye, enlevée dans les airs par borée, vint nourrir dans les antres des Gètes. La jeunesse des Vestiens réunit à l'armée ses bataillons endurcis à la chasse. Nul autre peuple n'est plus belliqueux.
C'est cette jeunesse qui habite le mont Fiscellus, la verdoyante Pinna, les pâturages d'Avéia, qui renaissent peu de jours après avoir été broutés.
Les Marruciniens, leurs émules, amenaient, avec les Frentans, les peuples de Corfinium et de la grande Téate.
Tous portent un épieu pour le combat, outre la fronde avec laquelle ils sont exercés à abattre l'oiseau du haut des airs.
Une peau d'ours, tué à la chasse, enveloppe leur poitrine.
Déjà les troupes tirées de la Campanie, cette riche contrée, illustre par ses anciens habitants, passaient sous les yeux des Osques, leurs voisins, à l'arrivée des généraux : les bataillons de Sinuesse, célèbre par ses thermes, ceux des rives du bruyant Vulturne, d'Amyclé qui périt par le silence, de Fundi, de Caïète où règna Lamus; ceux de la demeure d'Antiphate, resserrée par la mer; de Literne, environnée de marécages; de Cumes, jadis initiée aux secrets du destin; de Nucérie, du mont Gaurus; la jeunesse de Pouzzole qui s'est arrachée à son port ; les nombreuses cohortes grecques de Parthénope, ainsi que les soldats de Nole, où ne put entrer Annibal, d'Allifa, d'Acerra, toujours ravagée par les eaux du Clanius.
On voyait encore les Sarrastes et toutes les forces du tranquille Sarnus, les troupes levées dans les champs phlégréens, imprégnés de soufre ; dans Misène, dans la demeure du compagnon d'Ulysse, Baïus, toute embrasée par le souffle d'un géant. Prochyte, Inarime qui eut en partage l'ardent Typhée; l'île de l'antique Télon, hérissée de roches; Calatia, enfermée d'humbles murs, ne manquèrent pas d'envoyer leurs bataillons, non plus que Surrente, Abella, pauvre en blés. Capoue tenait le premier rang. Trop imprudente, hélas! pour soutenir sa prospérité, elle allait se perdre par son malheureux orgueil.
Scipion formait à la guerre ces troupes, fières d'un tel général. Il avait ajouté la grosse pique à leurs armes et la cuirasse autour de leur poitrine; ainsi que leurs ancêtres, ils ne portaient d'ordinaire chez eux pour javelots que des bâtons de cornouiller durcis au feu et sans pointe. L'aclyde était leur arme favorite, avec la hache agreste à deux tranchants. Scipion, au milieu de ces troupes, donnait déjà des signes éclatants de sa gloire future; on le voyait brandir le bâton, franchir d'un saut un fossé mural, et, muni de sa cuirasse, passer un fleuve à la nage. Ces grandes preuves de courage, il les donnait dans les exercices, préludes de la guerre. Que de fois son pied agile l'emporta en vitesse sur le cheval qui dévorait la plaine, pressé par l'éperon du cavalier! que de fois, la pierre ou la lance qu'il fit voler par les airs dépassa la largeur du camp !
Son front était martial; une mâle chevelure et d'égale longueur ombrageait naturellement sa tête ; une douce flamme brillait dans ses regards ; on était pénétré, en le considérant, d'un respect mêlé de confiance.
Le Samnite vint se joindre aussi à l'armée romaine. La Fortune ne l'avait pas encore entraîné vers Annibal; mais il conservait contre nous une vieille haine. On vit aussi ceux qui moissonnent les champs de Batulum, de Nucra ; ceux qui chassent dans les bois de Bovianum, ou qui s'enfoncent dans les gorges de Caudium, ceux qu'envoyèrent Rufra, Aesernia, et l'obscure Herdonie, de ses champs incultes.
Le Bruttien, animé du même esprit, vint avec la jeunesse sortie des monts de la Lucanie ; avec les Hirpins hérissés de javelots et couverts de peaux velues, dépouilles des bêtes fauves. Tous vivent de la chasse, et habitent dans les bois. L'eau calme leur soif; la fatigue prépare leur sommeil.
A ces troupes s'étaient réunis les Calabrois, les cohortes de Salente, les soldats de Brundisium, où finit la terre d'Italie. La légion qui était sous le commandement de l'intrépide Céthégus présentait les forces des alliés réunies en bataillons ; armés diversement. Là, on voyait les soldats venus des roches de Leucosie, ceux que Picentia envoya de Poestum, ceux de Cérilla, promptement épuisée par la guerre punique ; ceux que le Silarus nourrit de ses eaux, lesquelles donnent, dit-on, au bois qu'on y plonge la dureté de la pierre.
Céthégus loua les épées recourbées des vaillantes troupes de Salerne, ainsi que les noueuses massues que maniait la jeunesse de Buxentum. Quant à lui, le bras nu jusqu'à l'épaule à l'exemple des guerriers de sa famille, il se plaisait sur un cheval rétif, et il exerçait la force de sa jeunesse à plier à l'obéissance la bouche encore dure du noble animal.
Vous aussi, nations de l'Éridan, aujourd'hui dépeuplées et en deuil, vous étiez accourues à ces funestes combats, sans qu'aucun des dieux écoutât vos prières. Plaisance, ébranlée par la guerre, le disputa à Modène dans son empressement à envoyer des troupes; et Mantoue ne voulut point le céder à Crémone ; Mantoue, séjour des Muses, qu'éleva jusqu'aux astres le chant d'Aonie, et qui rivalise avec la lyre de Smyrne. Après ces guerriers venaient ceux de Vérone, baignée de tous côtés par l'Athésis, ceux de Flaventia, habile à élever des pins pour en couronner les campagnes; ceux de Vercelles, de Pollentia, riche en toisons noires, de l'ancienne maison d'Ocnus, alliée des Troyens dans la guerre da Laurente : de Bononia voisine du faible Rhénus ; ceux qui, d'une lourde rame, fendent avec peine les eaux stagnantes de la marécageuse Ravenne ; ceux de la colonie troyenne, sortie anciennement du territoire des Euganéens et qui avait fui les rivages sacrés d'Anténor. Aquilée envoya aussi une nombreuse troupe armée.
Le rapide Ligur, les Vagennes, épars sur des rochers, envoyèrent également leur vigoureuse jeunesse pour accroître la gloire d'Annibal. Brutus, qui commandait tous ces peuples, les remplissait de confiance, et, par ses exhortations, les animait contre un ennemi qu'il connaissait. Chez ce guerrier, la gravité se mêlait à l'enjouement ; le sang-froid était aimable, et la vertu n'avait rien de farouche. Il ne mettait pas sa gloire dans la sévérité, et n'affectait jamais un air sombre. C'était par le droit chemin qu'il marchait à la renommée.
Ajoutons à ce nombre trois mille archers excellents, envoyés de Sicile par le monarque de l' Etna, allié fidèle. La part d'llva était moindre; mais ses soldats savaient porter le glaive; elle les avait armés de ce fer même qu'elle fournit pour la guerre. Quiconque eût vu tant de guerriers réunis sous les armes, eût excusé l'empressement de Varron à livrer bataille. Aussi nombreux s'agitaient autrefois sur le rivage troyen les mille vaisseaux que contempla l'Hellespont sur la côte d'Asie, quand Mycènes vint se précipiter sur Pergame. Dès que l'armée parvint aux environs de Cannes, restes d'une ancienne ville, elle planta ses étendards malheureux sur le fatal retranchement. Toutefois, à la veille du désastre qui menaçait les Romains, les dieux ne leur ménagèrent pas les présages. On vit avec effroi des lances en feu briller au milieu des bataillons : les créneaux de tout un rempart s'écroulèrent; le Gargan s'agitant renversa les forêts de sa cime ébranlée.
L'Aufidus mugit en bouillonnant au fond de son lit, et les monts Cérauniens, qu'on voyait de loin jeter des flammes, remplirent de terreur les nautonniers sur la vaste mer. Le Calabrois de Siponte, privé subitement du jour, chercha dans une nuit profonde la terre et ses rivages ; des bandes de hiboux assiégèrent les portes du camp. D'épais essaims d'abeilles ne cessèrent de s'agiter autour des aigles tremblantes. Une comète, ce présage assuré de la ruine des empires, montra ses feux d'une rougeur sinistre.
Des animaux féroces se jetèrent pendant la nuit au milieu des retranchements, jusque dans le camp même, et dispersèrent dans les champs voisins les membres de la sentinelle, enlevée sous les yeux des soldats épouvantés.
De vains objets de terreur abusaient même l'imagination pendant la huit; on crut voir les mânes des Gaulois sortir de leurs tombeaux. Les roches tarpéïennes, ébranlées à plusieurs reprises, tremblèrent dans leurs fondements : un ruisseau de sang noir coula dans le temple du Capitole : l'antique statue de Romulus versa des larmes abondantes; l'Allia s'éleva au-dessus de ses rives effroyables. Les Alpes s'arrachèrent de leur base; le gigantesque Apennin s'agita nuit et jour au milieu de ses vastes abîmes. Du côté du midi, 1'on vit venir de la Libye des météores embrasés, qui se portaient sur le Latium, et le ciel, s'ouvrant avec un fracas horrible, laissa voir le visage de Jupiter. Le Vésuve tonnant vomit des tourbillons de feu semblables à ceux de l'Etna; et son sommet embrasé poussa jusqu'aux astres les roches qu'il lançait dans les airs.
Tout à coup, au milieu de ses compagnons, un soldat présage l'avenir. Les yeux et les sens égarés, il remplit le camp de sinistres clameurs, haletant sous le pressentiment de la défaite prochaine.
« Dieux cruels, s'écrie-t-il, arrêtez! déjà la plaine ne suffit plus aux cadavres amoncelés; je vois le général carthaginois voler à travers les épais bataillons, et pousser son char rapide sur les armes, sur les cadavres, sur les drapeaux abattus. Un vent impétueux s'élève en tourbillons, et roule la poussière dans les yeux et dans le visage des combattants. Servilius, échappé au Trasimène, se sacrifie sans songer à son âge. Où fuis-tu, Varron, juste ciel ! Paulus, le dernier espoir qui reste dans ce désastre, est renversé d'un coup de pierre. Que la Trébie disparaisse devant cette défaite : les cadavres entassés dans l'Aufide pourront servir de pont; je vois ce fleuve fumant les rejeter sur ses bords, et les éléphants vainqueurs fouler le champ de bataille. Un licteur carthaginois porte devant Annibal les haches d'un consul romain et les faisceaux arrosés de notre sang. La Libye triomphe avec pompe de l'Italie. Hélas ! grands dieux, voulez-vous donc que nous soyons encore témoins de ce spectacle! On fait un monceau des anneaux d'or arrachés aux doigts de nos chevaliers, et Carthage victorieuse mesure les ruines du Latium !