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Silius Italicus

LIVRE VII

livre 6 - livre 8

 

 

 

 

Cependant Fabius, unique espoir de Rome tremblante, s'empresse d'armer les alliés et l'Ausonie épuisée par la dernière défaite; et bientôt ce vieillard, endurci aux fatigues de la guerre, marche à la rencontre de l'ennemi. Mais son âme, plus qu'humaine, ne tenait compte ni des traits, ni des épées, ni des hardis coursiers.
C'est lui seul qu'il va opposer à tant de milliers de Carthaginois, à un général invincible, à tant de rangs serrés : toutes ses armes, toutes ses troupes ne sont qu'en lui. C'en était fait de Rome sans la force admirable, sans la fermeté de ce vieillard qui sut arrêter, en temporisant, les coups que pouvait encore nous porter la fortune. Il mit des bornes à la faveur accordée par les dieux aux armes carthaginoises, et fixa le terme des victoires de la Libye. Enfin; par ses prudentes lenteurs, il joua le Carthaginois, qu'avaient enflé les défaites de l'Hespérie. O le plus grand des généraux! toi qui soutins le royaume de Troie, près de tomber pour la seconde fois; qui sauvas le Latium et nos ancêtres accablés; toi qui préservas la maison de Carmente et le palais d'Évandre, va, tu l'as mérité, va placer ta tête sacrée dans le ciel. Le chef africain, voyant que des noms nouveaux avaient été créés en même temps qu'un dictateur, pensa que ce brusque changement dans la forme de l'autorité devait avoir une cause puissante. Il voulut savoir quelle illustration, quels exploits avaient parlé en faveur de Fabius; comment ce guerrier pourrait être pour les Romains l'ancre de salut, et pourquoi, après tant d'orages, Rome osait penser qu'il égalât Annibal. Cet âge mûr, exempt de témérité, l'inquiétait : il ne serait pas possible de faire tomber un vieillard dans des piéges, Il fait venir à l'instant un prisonnier, pour connaître et la race de ce chef, et ses habitudes, et ses exploits. On amène Cilnius, personnage illustre, né à Arrétium, ville d'Étrurie. Un sort malheureux l'avait conduit sur les bords du Tésin, où, tombant de son cheval blessé, il avait été pris et jeté dans les fers par les Carthaginois. Dans sa captivité, le plus grand de ses maux, il désirait ardemment la mort. « Non, dit-il, ce n'est plus ici Flaminius, ce n'est point le téméraire Gracchus que tu as à combattre : tu as pour adversaire un descendant d'Hercule. Si les destins l'avaient fait naître dans ta patrie, ô Annibal, Carthage, du haut de sa citadelle, verrait l'univers à ses pieds. Je ne déroulerai pas ici une longue série de faits. Il me suffira de te faire connaître les Fabius par un seul combat. Les Véiens, ayant violé la paix, refusaient de recevoir le joug. Déjà Mars en fureur se présentait aux portes de Rome, et le consul ordonnait de prendre les armes. Les Fabius, dignes enfants d'Hercule, s'opposent aux nouvelles levées, et eux seuls vont camper devant l'ennemi. On vit avec étonnement une seule famille de patriciens former une armée et marcher au combat. Ils étaient sortis au nombre de trois cents, tous en état de commander; avec un seul d'entre eux, tu aurais pu faire partout la guerre sans craindre les revers. Mais un sinistre présage avait signalé leur sortie de Rome; on entendit la porte Scélérate jeter, en roulant sur ses gonds, un son menaçant; on entendit mugir le grand autel du temple d'Hercule. Ils attaquèrent les ennemis : leur rude valeur ne voulut pas les compter, et ils en tuèrent plus qu'ils n'étaient eux-mêmes. Tantôt ils fondaient sur eux en un seul peloton ; tantôt, séparés, ils se plaçaient en embuscade, se partageant les dangers et la gloire. Aucun d'eux ne le cédait à un autre, tous méritaient la palme du triomphe et l'honneur de ramener les trois cents. Espérances trompeuses! grandes âmes! vous oubliâtes, hélas! la fragilité des choses humaines. Cette troupe de héros, qui regardaient comme une honte que l'état entreprît une guerre tant que les Fabius seraient vivants; cette troupe, subitement cernée, dut sa défaite à l'envie des dieux mêmes. Toutefois, ne va pas te réjouir en apprenant qu'ils ont pu mourir; il en reste assez pour te tenir tête, à toi et à toute la Libye. Fabius seul suppléerait à ses trois cents aïeux, tant il a de vigueur, de prévoyance et d'expédients cachés sous son flegme. Non, malgré ta jeunesse et la chaleur de ton sang, tu ne presses pas plus vivement de l'éperon un coursier au jour de la bataille, tu ne lui fais pas mordre le frein avec plus de rage ».
Annibal, jugeant par ce discours, que Cilnius ne cherchait qu'à mourir : « Insensé, dit-il, c'est en vain que tu veux m'irriter, et te dérober en mourant aux fers que tu portes. Oui, tu vivras : soldats, qu'on resserre ses liens! » Ainsi commande Annibal, tout orgueilleux des faveurs de la fortune et de son heureuse audace. Cependant la religion appelait aux autels des dieux le sénat et les dames romaines.
Elles marchent en nombreux cortège, le visage triste, les yeux pleins de larmes, et vont offrir à Junon le voile qu'elles lui ont voué. « Reine des dieux, sois ici présente; entends les prières de la chasteté. Citoyennes de Rome, nous qu'honore le beau nom de matrones, nous t'offrons un don précieux, un voile magnifique que nous avons brodé en or sur un fond que nos mains ont tissé. Daigne, ô Déesse, te contenter de ce voile jusqu'à ce que nos frayeurs aient disparu, et si tu accordes à nos guerriers de chasser de notre patrie la tempête libyenne, nous poserons sur ta tête une couronne d'or massif enrichie de perles éclatantes ». Elles font aussi à Pallas, à Phébus, à Mars des dons particuliers, et surtout à Vénus. Tant il est vrai que le culte des dieux est né du malheur; dans la prospérité, un rare encens fume sur leurs autels. Tandis que Rome décrète des cérémonies religieuses, Fabius s'avance en dérobant sa marche ; et son habileté militaire, qu'on eût prise pour de la lenteur, avait déjà fermé toutes les voies à l'ennemi et à la fortune. On ne pouvait plus s'éloigner des drapeaux: Fabius apprenait à ses soldats cette discipline qui fit l'honneur et la puissance de l'empire romain. Dès qu'Annibal voit apparaître les premières enseignes sur les montagnes, et que l'éclat des armes lui annonce une nouvelle armée, son espérance se ranime, il brûle de ressaisir la fortune: la victoire lui semble retardée de tout le temps qui doit s'écouler jusqu'à ce que les armées soient en présence.
«Avancez, crie-t-il à ses soldats, forcez la marche, courez aux portes du camp, franchissez les retranchements, l'ennemi n'est éloigné du Tartare que de la distance qui le sépare de nous. Ils n'ont appelé aux combats que d'impuissants vieillards contre lesquels vous auriez honte d'employer toute votre valeur. Ce que vous voyez dans leur camp n'est que le reste de leurs soldats, qu'on avait rejeté comme incapable de soutenir la première guerre. Où est ce Gracchus, où sont les Scipions, ces deux foudres de Rome? Chassés de l'Italie, ils ne se sont arrêtés, tout tremblants dans leur fuite, qu'après que la terreur les eut emportés au-delà de l'Océan, aux extrémités du monde. Fugitifs l'un et l'autre, ils errent à présent, saisis d'épouvante à mon seul nom, et se tiennent sur les rives de l'Ébre. N'ai-je point droit aussi de me glorifier d'avoir défait Flaminius; et ne puis-je compter parmi mes titres le nom de cet intrépide guerrier? Combien d'années mon glaive ne va-t-il pas ôter à Fabius ! Il ose cependant m'affronter: eh bien! qu'il l'ose. Il me devra de ne pas porter plus longtemps les armes.
En vociférant ces audacieuses paroles, il conduit ses troupes à pas précipités. Les devançant sur son coursier, tantôt il provoque du geste les Romains, tantôt il tâche de les irriter par des outrages, tantôt poussant sa javeline, il s'élance en avant comme pour se donner le simulacre des prochains combats. Tel le fils de Thétys portait dans les campagnes phrygiennes ces armes fameuses, ouvrage de Vulcain, et embrassait sur son bouclier la terre, le ciel, la mer, le monde entier, ciselé de la main du dieu.
Mais Fabius, habile à temporiser, reste spectateur de cette vaine furie; et, du haut des montagnes, il dompte cette âme impatiente, et fatigue ces impuissantes menaces par le refus de combattre. Tel, durant les ténèbres de la nuit, le pasteur goûte un sommeil exempt d'inquiétudes, entouré de ses brebis qu'un parc bien fermé met à l'abri de toute atteinte. La troupe affamée des loups féroces hurle alentour, et par de vaines morsures tâche de forcer l'obstacle.
Annibal dépité se retire, et traverse la Pouille à petites journées. Tantôt il se cache au fond d'un vallon dérobé, essayant d'y attirer Fabius pour l'accabler s'il vient à l'y suivre ; tantôt, à la faveur des ténèbres, il lui tend des embûches sur son passage, feignant de fuir avec terreur ; tantôt il abandonne son camp en toute bâte, y laissant un butin dont la richesse puisse tenter son ennemi.
Ainsi le Méandre aux replis tortueux promène ses ondes dans toute la Méonie. Annibal épuise toutes les ruses, prodigue tous les stratagèmes, poursuit par tous les moyens le but de ses efforts. Tel un rayon de soleil réfléchi dans l'eau fait flotter sur les murailles de la maison une lumière tremblotante, et semble battre les lambris d'une ombre sans cesse agitée.
Déjà le dépit le rend furieux, et sa colère secrète murmure ainsi : « Si celui-là nous eût opposé le premier ses armes, ni la Trébie ni le Trasimène n'eussent laissé tant de regrets aux Romains; jamais le Pô, teint de sang, n'eût terni les ondes de la mer. Il a trouvé, en se contenant, en nous épuisant par son inaction, un nouveau moyen de vaincre. Combien de fois, en feignant d'accourir, n'a-t-il pas fait avorter mes ruses et tous mes stratagèmes »! Ainsi se parlait-il à lui-même, à l'heure où la trompette annonçait le milieu de la nuit, et où la troisième garde, s'arrachant au repos, se rendait à son poste fatigant. Annibal change de chemin; laissant derrière lui le pays des Dauniens, il revient ravager la Campanie. A peine est-il entré dans les riches campagnes de Falerne, terre féconde qui n'a jamais trompé l'espoir du cultivateur, que les vignobles sont, par ses mains ennemies, réduits en cendres.
Bacchus, il ne nous est pas permis de taire ici tes bienfaits. Quelque grand que soit le sujet de mes chants, je rappellerai que c'est à toi qu'on doit le jus sacré de Falerne, dont les vignes, chargées de grappes, produisent ce nectar qui met ses pressoirs au premier rang. Le vieux Falerne, dans ce temps heureux où l'on ne connaissait pas l'épée, labourait les coteaux de Massique. Le pampre entrelacé ne projetait pas encore son ombre dans les campagnes, alors sans feuillage. Accoutumés à étancher leur soif à une fontaine ou au courant d'une onde pure, les hommes ne savaient pas rendre leur breuvage plus agréable, en y mêlant la liqueur de Bacchus.
Un heureux hasard voulut qu'il vint dans ces lieux, et qu'il y demandât l'hospitalité lorsqu'il allait au rivage de Calpé; vers ces contrées où finit le jour. Ce dieu ne rougit pas d'entrer dans une pauvre chaumière, et de frapper à une humble porte.
Falerne le reçoit dans sa cabane enfumée, et lui dresse une table devant le foyer, selon l'usage de ces temps où régnait la pauvreté, heureux de recevoir un étranger qu'il ne savait pas être un dieu. Aussi hospitalier que ses pères, il le sert avec un empressement joyeux, et il n'épargne pas la faiblesse de son âge. Il apporte tout ce qui fait sa richesse aux jours de fête : des mets dans de pures corbeilles, des fruits humides de rosée, qu'il se hâte d'aller cueillir dans son jardin arrosé d'une eau vive. Il y joint du lait, des rayons de miel, les dons de Cérès; mais il ne souille sa table du sang d'aucun animal. Il commence par offrir à Vesta les prémices de tous ces mets, et il les jette au milieu des flammes.
Flatté des soins empressés de ce vieillard, tu ne voulus pas, ô Bacchus ! que ta liqueur manquât sur cette table. Soudain les coupes de hêtre, au grand étonnement de ton hôte, se remplissent d'un vin fumant; c'est le prix de l'hospitalité du pauvre. Une liqueur rouge coule des vases grossiers qui servaient à recevoir le lait.; et, dans le chêne creusé en forme de coupe, la grappe distille un vin d'un parfum délicieux.
« Accepte, lui dit Bacchus, des dons qui ne t'étaient point connus, ils rendront fameux un jour le nom de Falerne, qui désormais cultivera la vigne ». Alors le dieu se fit connaître.
Une couronne de lierre ceignit son front vermeil, ses cheveux tombèrent en boucles sur ses joues, une large coupe apparut suspendue à sa droite, et une vigne descendant de son thyrse verdoyant, embrassa la table de son feuillage bachique.
Et toi, Falerne, tu ne résistas guère aux charmes de la joyeuse liqueur : après en avoir bu plusieurs coupes, tu ris, en trébuchant, ta langue épaissie s'agite, et la tète étourdie des fumées de Bacchus, tu ne peux le remercier qu'en balbutiant des mots inarticulés. Le sommeil, compagnon du dieu, vient enfin fermer tes paupières vaincues. Dès que l'haleine des coursiers du soleil a fait évaporer la rosée, le
Massique paraît couvert au loin de vignes florissantes, étonné de porter ces nouveaux feuillages et ces grappes qui se colorent aux rayons du soleil. Ce sera là sa gloire; et depuis ce temps le riche Tmolus, l'ambroisie des coupes sucrées d'Ariusium, le vigoureux Méthymne cédèrent aux pressoirs de Falerne.
Annibal dévastait alors cette contrée, et portait partout le ravage. Il brûlait de teindre son glaive de sang, tandis que Fabius se jouait de ses efforts. Mais dans le camp romain on se laisse aller à des désirs téméraires. La dangereuse ardeur des batailles commençant à gagner les esprits, les soldats se disposent à descendre de la montagne protectrice.
Muse, tu placeras au temple de mémoire ce chef à qui il fut donné de vaincre deux armées à la fois, et de dompter leur fureur réunie. « Si le sénat, dit-il, m'eût connu téméraire, emporté et capable d'être ébranlé par vos clameurs, il ne m'aurait pas confié l'autorité suprême et le soin de diriger une guerre désespérée.
Oui, mon parti est bien arrêté, et j'y ai pensé longtemps. Je vous sauverai malgré vous, malgré l'entraînement qui vous pousse à votre perte. Fabius ne souffrira pas qu'aucun de vous périsse volontairement. Si la vie vous pèse, si vous voulez que le nom romain expire avec vous, et si vous rougissez de n'avoir pas encore rendu ce champ fameux par le bruit d'un désastre, rappelez donc Flaminius du sein des ombres. Il y a longtemps qu'il vous eût témérairement donné le signal et l'exemple du combat.
Ne verrez-vous donc pas le précipice et le malheur qui vous menace? ! Il ne faut plus qu'une victoire à l'ennemi pour finir cette guerre. Restez ici, soldats, et obéissez à qui vous commande.
Quand l'occasion propice réclamera votre valeur, sachez alors, par vos exploits, égaler la fierté de vos murmures. Non, certes, il n'est pas difficile d'en venir aux mains, je le sais. Il ne vous faut qu'une heure pour sortir du camp, et vous répandre tous dans la plaine.
Ce qui importe, c'est de revenir du combat; et Jupiter ne l'accorde qu'à ceux qu'il a vus partir d'un oeil favorable. Annibal presse sa fortune; il a lancé son vaisseau, plein de confiance dans les vents propices. Pour nous, nous devons temporiser jusqu'au moment où la brise l'abandonnera, et que nous verrons ses voiles privées du souffle puissant qui les avait enflées.
Les faveurs de la Fortune ne sont point doubles.
A quelle extrémité n'ai-je pas réduit ce chef en lui refusant le combat! Quel coup porté à sa gloire! Et ce ne sera pas un de mes moindres titres que.... Mais j'aime mieux me taire.
Vous me demandez d'aller à l'ennemi, de combattre : puisse le ciel vous inspirer toujours la même confiance! En attendant, dérobez-vous aux plus mauvaises chances, et n'opposez, oui, n'opposez que moi seul à toute cette guerre ».
Ce discours calme les mécontentements : les soldats furieux s'apaisent. Ainsi, quand Neptune lève au-dessus des flots troublés sa tête paisible, d'un regard il embrasse la mer, et on voit en lui le dominateur des ondes; les vents tombent, et suspendent le bruit de leurs ailes sur leur front orageux; la paix se répand peu à peu sur l'océan devenu tranquille, et les flots languissants brillent sur la rive silencieuse. Le Carthaginois apprend ce qui se passe dans le camp, et sa perfidie cherche à envenimer les esprits. Fabius avait là quelques arpents de terre héréditaire, dont la culture n'exigeait que peu de charrues, et qui portait le nom des coteaux du Massique voisin. Annibal en prend occasion de le perdre, en jetant des soupçons sur lui dans le camp romain. Il écarte de ce camp et le fer et la flamme, et l'épargne perfidement, pour donner à penser que Fabius et lui traînaient la guerre en longueur par suite d'un accord secret.
Fabius comprit son but, et reconnut là les ruses de Carthage; mais il ne perdit pas son temps à s'affliger ou à se prémunir contre l'envie au milieu des soucis de la guerre et du bruit des armes. Il pensait encore moins à risquer un combat pour justifier sa réputation.
En vain le rusé Carthaginois traîne et porte son camp à droite et à gauche, épiant l'occasion d'attaquer. Fabius s'empare de tous les défilés, et l'enferme sur des monts couverts de bois, dans des collines hérissées de rochers. D'une part, les rochers des Lestrigons le pressaient par derrière de leurs flancs escarpés; de l'autre, le Literne, de ses profonds marécages.
La position des lieux dispensait Fabius d'attaquer : l'armée ennemie, resserrée dans ces détroits et que la faim commençait à tourmenter, allait éprouver à son tour le sort de la malheureuse Sagonte : Carthage était là près de mettre bas les armes.
Tout ce qui respire sur la terre et dans les profondeurs des ondes était livré an sommeil: et les mortels, délivrés de leurs travaux, reposaient dans le sein de la nuit. L'inquiétude cependant agitait Annibal. Le feu qui dévorait son coeur ne lui permettait pas de goûter les douceurs du repos pendant la nuit, qui invite à s'y livrer. Il se lève, et se couvrant de la peau du lion qu'il avait coutume d'étendre sur la terre pour s'y reposer, il court à la tente de son frère qui était peu éloignée de la sienne.
Magon, endurci comme lui aux fatigues de la guerre, était couché sur une peau de taureau, et oubliait ses soucis dans les bras du sommeil. Près de là, sa lance, plantée dans la terre, portait sur sa pointe le casque du guerrier. A ses côtés étaient son bouclier, sa cuirasse, son épée, son arc et sa fronde. Autour de lui dormait une troupe d'élite, éprouvée dans les combats : son cheval broutait le gazon sur lequel il était étendu. Le bruit d'Annibal entrant dans sa tente interrompt son léger sommer. « Eh ! mon frère, dit-il en mettant la main sur ses armes, quel souci t'agite et te prive du repos? » Déjà Magon s'était levé; il pousse du pied ses compagnons étendus sur l'herbe, et les appelle aux travaux du camp. «Fabius, répond Annibal, trouble toutes mes nuits et me cause les plus vives alarmes. Ce vieillard, hélas! est le seul obstacle qui arrête le cours de mes destins.
Tu vois qu'il nous tient investis de tous côtés; ses troupes sont un rempart qui nous enferme. Mais écoute ce que je veux tenter; car le danger est pressant. Tu sais que nous avons à la suite de l'armée des troupeaux ramassés dans les campagnes. Je vais ordonner qu'on attache à leurs cornes des branchages secs de sarment.
Dès qu'on y aura mis le feu, les boeufs, que la douleur rendra furieux, se jetteront de tous côtés, et répandront ainsi l'incendie sur toutes les collines. Les gardes romaines, effrayées de ce spectacle nouveau, abandonneront les postes périlleux, croyant, à cause des ténèbres, à un danger plus réel. Si tu approuves ce projet, il faut l'exécuter sur-le-champ; car, ajoute-t-il, l'extrême péril ne permet pas de délai ». Ils sortent ensemble et parcourent plusieurs tentes. Le grand Maraxès dormait dans la sienne, la tête appuyée sur son bouclier; il était étendu parmi les soldats, les chevaux et les dépouilles sanglantes arrachées à l'ennemi. Au milieu d'un sommeil agité qui lui retraçait sans doute l'image des combats, il jetait alors un cri horrible.
Dans son ardeur, sa main droite cherchait en tremblant sous le chevet ses armes et cette épée qui lui était si connue.
Magon, le poussant avec le bois de sa lance renversée, l'arrache à cette lutte imaginaire: « Modère ton courroux nocturne, vaillant Maraxès, et diffère tes combats jusqu'au jour. Il faut profiter des ténèbres pour exécuter un stratagème qui nous tire secrètement d'ici et assure notre retraite. Annibal veut qu'on attache des branchages secs aux cornes des boeufs, afin que ces animaux, couverts de feu, parcourent tous les bois d'alentour; nous pourrons, par ce moyen, nous ouvrir un passage à travers les bataillons qui nous arrêtent, et dégager l'armée investie de toutes parts. Sortons, et que cette ruse apprenne à Fabius qu'il ne doit point lutter d'adresse avec nous ».
Maraxès accueille ce projet avec une joie pleine d'ardeur, et ils se rendent, sans tarder, à la tente d'Acherras. Ce guerrier connaissait peu le sommeil et le repos; jamais il ne passait une nuit entière à dormir. Il était alors occupé de son coursier belliqueux; il le soulageait de sa fatigue en l'étrillant, et lui rafraîchissait la bouche qu'avait irritée le mors. Ses compagnons nettoyaient ses javelots, enlevaient le sang desséché qui en couvrait le fer, et en aiguisaient les pointes.
Les deux chefs lui exposent ce qu'exigent leur position, le temps qui presse, et ce qu'ils ont projeté; ils le pressent de les seconder de toute son ardeur : l'ordre circule dans tous les bataillons; chaque capitaine instruit sa troupe de ce qu'il faut faire à l'instant, et n'épargne point les avis. La crainte, qui donne du courage, les anime et les pousse à dérober leur fuite pendant le silence profond et l'obscurité de la nuit.
Bientôt le feu est mis aux faisceaux de sarment, et s'élève rapidement sur les cornes des bœufs.
Dès que la chaleur les a gagnés, ces animaux secouent leurs têtes et alimentent la flamme en l'agitant. Bientôt des gerbes de feu s'élancent à travers la fumée qui se dissipe. Les bœufs, hors d'haleine, se précipitent à travers les collines, les broussailles et les rochers. Partout l'horrible mal les poursuit; ils poussent des mugissements furieux, et luttent en vain contre ces flammes qui assiègent leurs narines. Les montagnes, les vallées sont remplies d'un feu errant qui va même briller le long des rivages voisins. Moins nombreuses sont, dans une belle nuit, les étoiles attachées au firmament, qu'aperçoit le matelot en fendant les ondes.
Moins nombreux sont les incendies qui frappent les yeux du berger arrêté sur les cimes du Gargan, lorsque les Calabrois mettent le feu aux broussailles pour engraisser leurs terres.
A l'aspect de ces feux subits qui errent sur les montagnes, les soldats que le sort a commis à la garde du camp sont saisis de frayeur; ils s'imaginent d'abord que ces lueurs voltigent ainsi d'elles-mêmes, et sont nourries dans des foyers inépuisables cachés sous les collines. Dans leur terreur, ils se demandent si ces flammes ne sont pas tombées du ciel, si le père des dieux n'a pas lancé sa foudre, ou si la terre, ouvrant ses redoutables abîmes, ne les vomit pas de son sein déchiré par l'explosion du soufre embrasé. Déjà ils ont abandonné leurs postes : Annibal s'empare aussitôt des gorges, et se jette, plein de joie, dans la plaine. La vigilance de l'habile dictateur avait ainsi réduit Annibal, après ses victoires de la Trébie et du Trasimène, à regarder comme un événement heureux d'échapper à Fabius et aux armes des Romains. Il l'eût même poursuivi dans cette évasion, s'il n'eût été appelé à Rome pour offrir aux dieux les sacrifices accoutumés de sa maison. Au moment de se mettre en chemin il s'adressa au guerrier qui devait, selon l'usage, recevoir les étendards, le commandement et la souveraine autorité; et il lui donna, en terminant, ces instructions et ces avis :
« Minucius, si la fortune ne t'a pas encore appris par ma conduite à préférer le parti de la prudence, ce ne sont pas des paroles qui te mèneront au véritable honneur, et te garantiront d'un excès de témérité. Tu as vu Annibal emprisonné. Infanterie, cavalerie, légions, phalanges serrées, rien ne m'a servi encore!
Seul, je t'en prends à témoin, je l'ai tenu investi.
Je reviendrai bientôt. Donne-moi le temps d'offrir aux dieux des libations et un sacrifice solennel, et je vous le livrerai de nouveau, enfermé dans les montagnes ou dans les replis sinueux de quelque fleuve. Mais garde-toi bien de combattre : crois-en mon expérience : elle ne me trompe pas. Dans ce désastre de nos affaires, le salut de Rome est de temporiser. Que d'autres mettent leur gloire à dompter l'ennemi le fer à la main; cela est beau sans doute; mais Fabius n'ambitionne pas d'autre triomphe que celui de vous avoir conservés.
Je te confie un camp où l'armée est encore entière, où les soldats sont sans blessure : rends-les-moi comme tu les auras reçus, et ce sera assez pour ta gloire. Tu verras ce lion de Libye tantôt assaillir ton camp, tantôt t'attirer par l'appât d'une proie, tantôt opérer sa retraite, mais en tournant la tête, et en couvant des menaces et des ruses. Que ton camp, je t'en conjure, soit tenu bien fermé; ôte à l'ennemi tout espoir de combattre. Qu'il me suffise de te donner ces conseils ; mais si mes prières ne pouvaient modérer ta fougue, en qualité de dictateur, et en vertu de mon autorité suprême et sacrée, je te défends de prendre les armes ».
C'est ainsi qu'au moment de quitter le camp, Fabius le fortifiait de ses sages avis. Bientôt il se rend à Rome. Cependant une flotte carthaginoise, poussée par un vent favorable, rasait la côte de Càiete, et le pays des Lestrigons, pour entrer dans les ports qui lui étaient ouverts.
La mer bouillonnait sous les coups multipliés des rames. Les nymphes, effrayées par le bruit, sortent toutes tremblantes de leurs demeures transparentes, et voient leurs rivages au pouvoir des vaisseaux ennemis. Dans l'épouvante qui les saisit, elles fuient précipitamment vers d'autres bords connus, là où s'élève du sein des ondes l'ancien royaume des Téléboïens, et ses grottes creusées dans la pierre ponce. C'est là que s'enferme le terrible
Protée dans un antre profond défendu contre les ondes par un rempart de rochers. Ce devin, qui connaît la cause de leur fuite et de leurs terreurs, élude d'abord leurs questions en prenant différentes formes. Tantôt il les effraie sous celle d'un serpent hérissé d'écailles, qui darde sa langue sifflante; tantôt il rugit, transformé en un lion effroyable.
« Parlez, dit-il enfin, quel sujet vous amène ?
Pourquoi cette pâleur qui couvre vos joues?
D'où vous vient cette soif de l'avenir? »
Cymodocé, la plus âgée des nymphes d'Italie, lui répond :
« O Protée! tu sais déjà le sujet de nos frayeurs et ce que nous réserve la flotte carthaginoise qui a envahi nos rivages.
Les dieux vont-ils faire passer l'empire romain en Libye? ou le nocher carthaginois possédera-t-il à jamais ces ports ? Chassées de notre patrie, irons-nous habiter l'Atlas, ou les grottes de Calpé, aux extrémités du monde? »
Le devin, embrassant toutes les choses passées depuis leur origine, de sa parole à double sens leur dévoile ainsi l'avenir: « Le Berger de Troie était assis sur le mont Ida: aux sons aigus de sa flûte il rappelait à de frais pâturages ses troupeaux errants dans les broussailles. Mollement étendu, il avait été témoin du différend élevé entre les déesses pour le prix de la beauté. Cupidon, qui se tenait prêt pour l'heure où il devait être décidé, pressait les cygnes d'albâtre attelés an char de sa mère. Un petit carquois et un arc d'or brillaient sur ses épaules. Il fait signe à Vénus de ne point trembler, et lui montre le carquois qu'il porte garni de flèches. Parmi les amours, l'un arrange sa chevelure sur son front d'ivoire, l'autre détache la ceinture de sa robe.
Vénus pousse un soupir, les roses s'épanouissent sur ses lèvres, et elle parle ainsi à la troupe brillante : « Enfants, voici le jour de me prouver toute votre tendresse. Avec vous, qui eût pu croire à tant d'audace? Vénus vient aujourd'hui défendre ses attraits et sa beauté : que lui reste-t-il au monde? Oui, chers enfants, si jamais je vous ai confié mes traits imprégnés du plus doux poison, si votre aïeul, qui donne des lois au ciel et à la terre, paraît même devant vous en suppliant quand vous le voulez, faites que, victorieuse de Pallas, je remporte à Chypre les palmes de l'Idumée; et que, préférée à Junon, je voie brûler à Paphos des parfums sur cent autels ».
Tandis que Vénus stimulait ainsi le zèle des amours, tout le bois retentissait sous les pas de la déesse. Déjà Minerve avait quitté son égide, arrangé sa chevelure, jusque-là cachée sous son casque ; et, apprenant la douceur à ses regards devenus sereins, elle s'avançait, portant rapidement ses pas vers le bocage désigné.
D'un autre côté, Junon y entrait aussi, elle, l'épouse de Jupiter, qui consentait à l'orgueilleux jugement du berger de l'Ida. Enfin Vénus arrive la dernière.
Les ris se jouent sur son visage resplendissant. Tous les bois d'alentour, les antres couverts d'épais feuillages, sont pénétrés de l'odeur suave qui s'exhale de sa tête sacrée. Pâris n'est plus maître de juger; il baisse ses yeux, qu'a fatigués cette lumière éclatante, prononce, et craint de paraître avoir balancé.
Mais les déesses vaincues soulevèrent contre Troie une guerre terrible qui traversa les mers; et cette ville fut détruite avec son juge. Alors le pieux Énée, après de grands dangers sur la terre et sur les ondes, vint déposer en Italie les pénates de Dardanus. Aussi longtemps que les phoques sillonneront les mers, que les astres luiront au ciel, que le soleil se lèvera sur les rivages de l'Inde, aussi longtemps vivra l'empire qu'il aura fondé, et cet empire n'aura point de bornes. Mais vous, ô nymphes ! tandis que tourne l'inévitable fuseau, fuyez les sables malheureux de Sason et l'Adriatique. L'Aufide, gonflé par des ruisseaux de sang, ne roulera vers la mer que des flots rougis par le carnage; et les ombres des Étoliens combattront encore les Troyens dans un champ maudit de la voix des oracles. Peu après, les Carthaginois viendront frapper de leurs lances les murailles de Rome ; et le Métaure deviendra fameux par la sanglante défaite d'Asdrubal. On verra Scipion, qui doit la vie à un amoureux larcin de Jupiter, venger la mort de son père et de son oncle.
Il livrera aux flammes les rivages de Didon, arrachera le Carthaginois dé l'Italie, dont il dévorait les entrailles, et le vaincra enfin au sein même de la Libye. Carthage lui rendra les armes, et l'Afrique lui cédera son nom. Celui qu'il se donnera pour fils dirigera contre cette ville une troisième guerre, et rapportera à Rome la cendre de Carthage ».
Tandis que Protée déroule ainsi dans son antre les secrets de l'avenir, le maître de la cavalerie, chargé du commandement, oubliait Fabius et ses sages conseils pour courir imprudemment à l'ennemi. Annibal n'avait rien oublié pour nourrir dans ce chef une témérité coupable. Il feignait de fuir, et s'exposait volontairement à quelque échec, dans le but de le pousser à une action générale. Ainsi le pêcheur jette des appâts au fond d'un lac, pour faire sortir le poisson de ses retraites humides.
Dés qu'il le voit nager à la surface de l'eau, il rapproche insensiblement les extrémités de son filet, et l'amène captif sur le rivage.
Le bruit se répand que l'ennemi est en déroute, qu'il a cherché son salut dans la fuite; on ajoute que Minucius s'engage à finir la guerre, si on lui permet de vaincre ; mais que sa valeur ne peut rien, puisque, vainqueur même, il encourt la peine prononcée par les lois; que Fabius viendra encore enfermer l'armée dans le camp, ordonner qu'on remette l'épée dans le fourreau, et exiger que le soldat rende compte de sa victoire et du succès de ses armes.
Ainsi parlait le peuple; Junon profitait de ces rumeurs populaires pour exciter contre Fabius la jalousie du sénat. Aussitôt, ce qui est à peine croyable, on prend, selon les voeux d'Annibal, une décision, qu'on n'expiera pas par de médiocres malheurs. L'armée est divisée, et le commandement partagé entre Fabius et le commandant de la cavalerie, dont on fait son égal. Cet illustre vieillard le voit sans colère, il craint seulement que la patrie imprudente ne soit punie d'une si grande faute.
Tout occupé de ses pressentiments, il quitte Rome, fait le partage de toutes les forces, établit son camp auprès des collines voisines; et, placé comme en observation sur les hauteurs, ne considère pas moins le camp romain que celui des Carthaginois. Minucius fait sans délai renverser les retranchements du sien brûlant d'une ardeur qui le conduit à sa ruine et à celle de son pays.
Annibal d'un côté, Fabius de l'autre, le regardent sortir d'une marche précipitée, et se tiennent prêts à tout événement. Le Romain fait prendre aussitôt les armes à ses troupes, et les tient rangées devant leurs retranchements. Le général carthaginois lance toutes les siennes au combat, les poussant à grands cris dans la plaine.
« Soldats, saisissez l'occasion qu'on vous offre de combattre, le dictateur est absent; c'est un dieu qui vous accorde en pleine campagne ce combat depuis si longtemps inespéré. puisque le jour en est venu, faites disparaître l'antique rouille qui ternit vos armes, et assouvissez par des ruisseaux de sang l'impatience de vos glaives ».
Fabius se livrait, sur son rempart élevé, à de graves réflexions, en promenant ses regards dans la plaine. Son coeur souffrait devoir que tu voulusses, ô Rome ! affronter un si grand danger, pour apprendre quel était Fabius.
Le fils du dictateur, joignant ses mains, s'écrie : « Le téméraire ! il va être puni comme il le mérite, lui qui, favorisé par d'aveugles suffrages, a osé nous ravir nos faisceaux pour se jeter en aveugle dans l'abîme. Le voyez-vous, tribus insensées ! ô Rostres, théâtre de tant de méprises! Assemblées du Forum, passionnez-vous pour ces hommes vains! obtenez donc de Mars de mesurer aux grades ses faveurs! et que les lâches enjoignent au soleil de le céder à la nuit! Que votre erreur insensée, que l'insulte faite à mon père vont vous coûter cher »!
Le vieillard agite sa lance, et, les larmes aux yeux : « Mon fils, dit-il, c'est dans le sang des Carthaginois qu'il faut effacer ces prédictions farouches. Souffrirai-je que des citoyens romains périssent sous mes yeux, à la portée de mon bras ? Quoi ! je verrais tranquillement l'ennemi victorieux? Avec de telles pensées, j'absoudrais ceux qui ont égalé à moi un inférieur. Apprends donc de ton père, et n'oublie jamais que c'est un crime de s'en prendre à la patrie, et qu'un homme coupable de cette faute est le plus criminel qui descende au Tartare.
Ainsi pensaient nos aïeux. O Camille! combien tu fus grand et majestueux, lorsque, chassé de tes pénates, tu revins, noble exilé, pour monter triomphant au Capitole! Combien d'ennemis extermina ce bras, auparavant maudit! Si ce grand homme n'eût été maître de son coeur, inaccessible au ressentiment, le sceptre d'Énée eût été transporté ailleurs ; et Rome ne serait pas aujourd'hui la première ville du monde.
Laisse là, ô mon fils ! ce courroux qui me siérait mieux. Réunissons nos armes, et portons du secours à cette armée ». Déjà le signal du combat se faisait entendre, et les bataillons se choquaient violemment. Le dictateur renverse le premier les barrières, et ouvre une large issue pour lancer ses troupes au combat. Avec moins de fureur se portent l'un contre l'autre le vent d'Afrique, qui soulève les Syrtes, et Borée accouru de la Thrace, lorsqu'ils se livrent de furieuses batailles. Chacun d'eux divise la mer, et pousse sur les rivages opposés la masse d'eau devenue son partage.
Les flots, entraînés d'un côté ou de l'autre, au gré de la tempête, leur cèdent en mugissant; si la Libye entière eût reçu la loi de Fabius, si Carthage fût tombée sous ses coups, il en eût tiré une moindre gloire que celle que lui valut l'injustice née de l'envie. Car ce grand homme vainquit à la fois les plus dangereux ennemis : la crainte, Annibal, la colère, l'envie, et tout ensemble, la Renommée et la Fortune. Dès qu'Annibal le vit descendre du haut des collines, il trembla au milieu de ses fureurs, et perdit aussitôt, en gémissant, tout espoir de vaincre les Romains. D'épais bataillons avaient déjà investi l'armée, qu'il cernait de toutes parts, sans qu'elle pût échapper à ses coups.
Minucius, engagé témérairement, se croyait déjà descendu dans l'obscur séjour des ombres, car il n'osait espérer du Dictateur aucun secours.
Celui-ci étend aussitôt ses deux ailes, au-delà de l'armée carthaginoise, l'enveloppe par derrière, et, embrassant ainsi tout le champ de bataille, enferme l'ennemi qui enveloppait Minucius.
Hercule voulut que Fabius parût plus grand et plus majestueux, en ce jour de combat. Son haut panache jette des feux étincelants. Une vigueur, qui tient du prodige, circule dans tous ses membres devenus souples et plus agiles. Il accable l'ennemi de javelots, le couvre d'une nuée de traits. Tel le roi de Pylos, entre la jeunesse et la vieillesse, combattait avec toute la force de l'âge mûr. Fabius s'élance et renverse Thuris, Butés, Nuris, Arsès et Mahalce, qui, se fiant sur sa gloire et sur un nom dû à de brillants exploits, avait osé se mesurer avec lui. Garadus, Adherbès à l'épaisse chevelure, Thulis qui pouvait atteindre sans effort le faîte d'un rempart, sont à la fois couchés sur la poussière. Ils avaient été frappés de loin. Fabius immole avec l'épée Sapharus, Momoesus, le trompette Morinus, qu'il atteint d'un coup mortel à la joue droite.
Le sang coule de sa blessure, à travers l'instrument qu'il pressait de sa bouche, et sort par l'autre bout, chassé avec son dernier souffle.
Non loin de là, il perce de sa lance l'Africain Idmon, qui venait de glisser sur du sang, et qui cherchait en vain à dégager son pied.
Fabius le heurte du poitrail de son cheval, l'attache avec, sa lance sur le terrain même, au moment où il se retirait à la hâte, et tout meurtri; et il la laisse dans la plaie. L'arme, s'enfonçant dans la terre, est ébranlée par le mouvement de ce corps palpitant, qui n'est bientôt plus qu'un cadavre qu'elle semble garder sur cette plaine sanglante.
Stimulés par ces grands exemples, la jeunesse guerrière, Sylla, Crassus, Métellus et Furnius, qui combattaient ensemble, et Torquatus, plus valeureux que les autres, se précipitent sur l'ennemi; tous auraient acheté au prix de leur sang l'honneur d'être vus de Fabius. Pendant que Bibulus recule a la hâte pour éviter un coup de pierre, l'infortuné tombe sur des corps qui couvrent la terre; rencontre la pointe d'un dard dressé sur un cadavre qu'elle traversait, et se l'enfonce à travers le corps, du côté où les attaches de sa cuirasse avaient été rompues par des coups réitérés. Sort déplorable !
Il avait évité les traits du Garamante, le fer des Marmarides, pour périr par un fer immobile, qui n'avait pas été lancé contre lui.
Il se roule en mourant; une pâleur inaccoutumée défigure son beau visage; ses membres s'affaissent, les armes tombent de ses mains; un noir sommeil erre sur ses paupières.
De Tyr, était venu à cette guerre Cléadas, issu de la race de Cadmus. Appelé par les enfants de Sidon, il avait amené d'Orient, à leur secours, une troupe d'archers, dont il était fier. Çà et là, sur son casque doré, reluisaient des perles: son collier, où brillait l'or, en était pareillement enrichi. Telle l'étoile du matin, renouvelée dans le sein de l'Océan, charme les regards de Vénus, et le dispute à des astres plus grands qu'elle. Une pourpre éblouissante orne Cléadas et son coursier; l'airain qui couvre toute sa troupe est aussi relevé par la pourpre tyrienne.
Brutus le cherche pour le combattre, et brûle du désir de vaincre un guerrier aussi fameux. Cléadas tourne autour de lui, tantôt à droite, tantôt à gauche, et l'élude en faisant décrire à son cheval mille détours. Enfin, il lui lance un trait par derrière, et fait à la manière des Parthes. Sa main ne fut pas malheureuse.
La flèche, hélas! va percer Casca au milieu du menton, se redresse obliquement dans la blessure, et attache son fer tiédi au palais humide du guerrier.
Brutus, troublé par le malheur de son ami, ne cherche plus à poursuivre de la vitesse de son cheval l'audacieux adversaire qui semait la mort en fuvant. Furieux, il confie à sa javeline la rage de son coeur. Le trait qui, lancé par 1a courroie fend les airs, va traverser la poitrine de l'ennemi à l'endroit que laissaient à découvert les rangs nombreux, mais peu serrés du collier.
Frappé de ce trait parti d'une main sûre, Cléadas tombe; et en même temps sa main gauche abandonne son arc, et sa droite ses flèches.
Carmélus, prêtre d'Apollon, honneur du mont Soracte, combattait avec plus de succès.
Déjà il avait teint son épée du sang de Bagrada, roi des Nubiens, qui commandait en personne.
Zeusis, redoutable descendant de Phalante, né d'un Spartiate et d'une Carthaginoise; est aussi renversé sous ses coups. Hampsicus, craignant un pareil sort, et n'osant ni fuir, ni faire face à l'ennemi, prend le parti que lui dicte la crainte. Il se sauve en rampant dans des broussailles, grimpe en haut d'un chêne et se cache dans l'épaisseur des branches que son poids fait plier. En vain l'infortuné demande la vie avec prières ; en vain il saute d'une branche à l'autre, Carmélus le perce de sa javeline.
Tel on voit un oiseleur dépeupler les bocages avec ses roseaux englués ; il en forme un cône, qu'il tâche d'élever peu a peu jusqu'aux branches les plus hautes du bocage, et suit ainsi l'oiseau, dans les mouvements de sa fuite rapide. Hampsicus mourant, répand son sang du sommet de l'arbre, et son corps sans vie reste suspendu à la branche qui ploie sous son poids. Déjà les intrépides romains avaient fait tourner le dos à l'ennemi, et l'avaient mis en déroute, lorsque le maure Tanger vient, sous ses armes qui portent au loin la terreur, les assaillir de sa masse effrayante.
Ses membres étaient noirs comme les coursiers qui traînaient son char élevé. Ce char lui-même, qui devait intimider l'ennemi par la nouveauté du spectacle, était de la même couleur que les chevaux ainsi que le panache qui surmontait les aigrettes, et le manteau jeté sur ses épaules. Tel on vit autrefois le roi des ombres faire voler son char d'ébène à travers les ténèbres du Styx, lorsqu'il entraînait vers la chambre nuptiale Proserpine enlevée. Caton, dont un léger duvet venait à peine de couvrir les joues, glorieux enfant de la ville bâtie sur la colline de Circé, Tusculum, où régna jadis le fils d'Ulysse; Caton ne s'inquiète pas de voir la tête de l'armée romaine s'arrêter pour se remettre de son désordre : il pousse intrépidement son cheval à toute bride, et le presse de l'éperon malgré sa résistance. Le coursier voit le fantôme et refuse d'avancer.
Soudain Caton descend de cheval, attaque à pied ce char qui vole, et, malgré sa vitesse, y saute par derrière. L'aiguillon, les rênes tombent des mains du Maure; il tremble à la vue du fer levé sur sa tête; son sang se glace, il pâlit; et Caton lui tranche la tête, qu'il emporte au bout d'une pique.
Fabius, fier de son succès, s'ouvre à travers le carnage une issue jusqu'à un groupe qu'il voit dans le plus grand péril. Triste spectacle! Minucius était couvert de blessures, et affaibli par la perte d'une partie de son sang ; à la vue du dictateur, il implore son pardon d'une voix mourante. Fabius verse des pleurs, calme ses frayeurs en le couvrant de son bouclier, et animant son fils : « Vaillant guerrier, dit-il, effaçons ces opprobres, et payons dignement Annibal de la grâce qu'il nous a faite en ne mettant pas notre héritage en feu ». Le jeune homme, souriant au sarcasme de son père, s'anime à ces paroles, repousse de son épée les escadrons carthaginois, et rend enfin le champ libre. Annibal abandonne la plaine. Tel un loup audacieux, pressé par la faim, enlève un agneau dans l'absence du berger, et emporte dans sa gueule l'animal tremblant : mais déjà le berger accourt à ses plaintifs bêlements: alors craignant pour lui-même, le loup lâche la proie vivante où déjà ses dents s'étaient empreintes, et se sauve furieux de sentir sa gueule vide. Alors disparurent ces ténèbres du Tartare que l'horrible tempête avait répandues sur l'armée de Minucius. Les bras tombent engourdis; les soldats reconnaissent qu'ils étaient indignes d'avoir la vie sauve, et leur âme nage dans cette joie inespérée. Ainsi ceux qu'un éboulement subit a couverts, dégagés promptement et rendus à la lumière, ferment encore les yeux, et osent à peine contempler le jour. Fabius, après la bataille, compte avec plaisir les troupes qui lui restent, remonte vers la colline et regagne son camp protecteur. Le soldat, arraché à une mort presque certaine, fait retentir le ciel de ses cris d'allégresse, et tous, marchant sur une longue file, appellent à l'envi d'une voix solennelle, Fabius leur gloire, leur salut, leur père. Minucius, qui avait campé séparément après le partage des troupes, s'écrie: « Vénérable père, ô toi qui m'as rendu la vie! si j'ose me plaindre de quelque chose, pourquoi nous a-t-il été permis de partager les troupes et de séparer nos camps?
Pourquoi ta résignation m'a-t-elle remis une armée que toi seul es capable de commander? Présent funeste, il nous a coûté beaucoup de sang, et nous a fait voir de près le séjour des ombres éternelles. Oh ! qu'on rapporte ici les aigles, les drapeaux que tu as sauvés; c'est là qu'est la patrie, c'est dans ta grande âme seule que sont les remparts de Rome. Annibal, mets fin à tes ruses, à tes stratagèmes; c'est désormais Fabius seul que tu auras à combattre ».
Après qu'il a prononcé ces mots, on voit s'élever comme par enchantement mille autels de gazon verdoyant. Il ne fut permis à personne de toucher à un mets, ou de savourer la liqueur de Bacchus, avant d'avoir, à table, fait à Fabius des libations accompagnées d'actions de grâces.