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Silius Italicus

LIVRE VI.

livre 5 - livre 7

 

 

 

 

Déjà le soleil, qui avait délié ses coursiers, dans la mer de Tartesse, les attelait sur les rivages de l'Orient, pour pénétrer à travers les ombres de la nuit, et les Séres, éclairés de ses premiers rayons, allaient recueillir la soie sur les rameaux de leurs bocages. Quel horrible carnage se présente à la vue ! Partout l'on voit les effets de la fureur de Mars. Armes, hommes, chevaux, boucliers, casques, tout est confondu: ici ce sont des mains qui tiennent encore leurs lances après la mort ; là, des boucliers, des aigrettes, des troncs sans tète ; des épées brisées dans les os, une multitude de mourants levant en vain leurs veux vers le ciel. Le lac écume de sang; des cadavres, privés pour jamais de sépulture, y flottent le long des rives.
Toutefois, ce désastre n'avait pas abattu la fierté romaine. Sur un affreux monceau d'ennemis égorgés, Bruttius, dont les blessures montraient assez la cruauté de Mars, avait à peine pu lever sa tête. Il traînait ses membres mutilés à travers le carnage, succombant sous le poids de son corps. Né dans la pauvreté, il ne brillait ni par ses aïeux, ni par son éloquence, mais par son courage, et jamais Volsque ne mérita mieux l'immortalité. Encore enfant, il soupirait après un âge impétueux, où un léger duvet viendrait couvrir ses joues, et lui permettrait de se jeter dans les camps. Flaminius avait été témoin de sa bravoure dans le combat où, plus favorisé du ciel, il défit l'armée gauloise.
Alors, il l'avait honoré, pour les guerres à venir, de la garde de l'aigle sacrée ; distinction qui fut cause de sa mort. En effet, certain de périr, sans pouvoir soustraire son aigle à l'ennemi, voyant pâlir les destinées de Rome, et la défaite devenir imminente, il se préparait à la cacher à tous les regards et à la confier à la terre ; mais, accablé subitement de traits ennemis, blessé à mort, il tombe en la couvrant de son corps. Revenu un moment de la nuit infernale et d'un évanouissement funeste, il se lève, en s'aidant d'une pique qu'il a arrachée d'un cadavre voisin ; et, soutenu par son courage, il creuse avec son épée la terre, que fait céder le sang qui la pénètre. Puis, adorant cette aigle malheureuse, il l'enfouit, et aplanit le sol de ses mains défaillantes. Épuisé par ces efforts, il exhale le dernier soupir, et sa grande âme descend dans le Tartare.
Non loin de là, Laevinus avait donné un exemple d'héroïsme farouche qui mérite d'être consacré dans nos vers. Ce guerrier des coteaux de Priverne, honoré de la vigne latiale, était couché sans vie sur le Nasamon Tyré, mort comme lui. Il n'avait ni lance ni épée; dans la déroute, la fortune l'avait dépouillé de ses armes: mais le ressentiment lui en avait fourni d'autres pour combattre encore. Sa bouche sanglante lui avait servi pour une lutte nouvelle, et ses dents avaient tenu lieu de fer à sa noble fureur. Le nez, les yeux de son ennemi étaient déchirés, ses oreilles arrachées, son front couvert de morsures, sa bouche ouverte inondée de sang. Laevinus ne s'était arrêté que surpris par la mort; jusque-là il dévorait son ennemi : des lambeaux de chair restaient encore à sa bouche.
Tandis qu'un déplorable courage offre ce spectacle inouï, les fuyards, couverts de blessures, se jettent çà et là, au hasard, se cachent dans l'épaisseur des bois, et ne s'exposent que la nuit à traverser les campagnes solitaires pour réclamer des secours. Le moindre bruit, le vent, l'oiseau qui vole les remplit de terreur : nulle part ils n'osent se reposer ni goûter le sommeil. Dans cette consternation, Magon les presse d'un côté, Annibal de l'autre.
Serranus, cet illustre fils de Régulus, lequel se rendit à jamais fameux par sa fidélité à garder la parole donnée aux perfides Carthaginois, Serranus avait, dès sa première jeunesse, pris les armes dans la guerre Punique, sous les auspices de son père. Blessé, victime d'un sort funeste, il tâchait de regagner ses pénates et d'aller revoir sa mère désolée. Il n'avait plus de compagnon qui pût prendre soin de ses blessures. A la faveur d'une nuit épaisse, il marchait par des chemins détournés, s'appuyant sur sa lance, brisée et se traînait vers les champs de Pérouse. Enfin, épuisé de fatigue, il frappe à la porte d'une chaumière, quelle que pût être la destinée qui l'attendait là. Marus se lève aussitôt: c'était un vieux soldat, qui avait servi avec gloire sous Régulus. Il vient, portant devant lui un flambeau allumé à son humble foyer. Spectacle déplorable! il reconnaît Serranus chargé de blessures, et soutenant ses pas chancelants de sa lance tronquée. Le bruit de la terrible défaite avait déjà retenti douloureusement à l'oreille de Marus. «O infamie! s'écrie-t-il, ô vie qui n'a tant duré que pour me rendre le témoin d'affreux malheurs! Je t'ai vu prisonnier, ô toi! le plus grand de nos généraux; j'ai vu Carthage effrayée ne pouvoir soutenir ton regard ; j'ai vu ta chute, et ce fut le crime de Jupiter! La poignante douleur que j'ai ressentie, je l'éprouverais encore, même si Carthage était renversée. Cette fois encore, Dieux justes, où êtes-vous? Régulus présente son corps aux supplices, et la parjure Carthage éteint aujourd'hui tout l'espoir d'une si grande race »!
A ces mots, Marus dépose l'infortuné sur un lit. Puis, comme lui-même avait appris, dans les combats, l'art de panser les plaies, il nettoie les blessures de Serranus avec de l'eau tiède, les adoucit par des sucs, les entoure de bandes de lin délicatement serrées, et rend un peu de vie à ses membres raidis. Ensuite, le vieillard apaise la soif dévorante de Serranus, et lui fait prendre quelques légers aliments, afin de lui rendre des forces. A ces soins empressés, le sommeil vient ajouter ses bienfaits, et répandre un repos salutaire dans les membres du malade. Avant le jour, Marus, oubliant la faiblesse de son âge, et animé d'une sorte de tendresse paternelle, se hâte de prévenir l'inflammation des plaies, par les moyens que lui indique son expérience, et par l'emploi de tièdes fomentations.
Serranus lève au ciel de tristes regards; il gémit et s'écrie en pleurant: « O Jupiter! si la roche Tarpéienne n'a point encouru ta haine, si le sceptre de Romulus n'est point condamné sans retour, vois où en est réduite l'Italie; regarde la terre d'Ausonie qui s'écroule, et que ton visage propice détourne la tempête qui menace les restes de Troie. Les Alpes ne nous protègent plus, l'adversité nous accable. Le Tésin, le Pô, noircis de notre sang, la Trébie devenue fameuse par les trophées carthaginois, la contrée désastreuse de l'Arno. Mais pourquoi rappeler ces souvenirs? n'en est-il pas de plus affligeants? J'ai vu les eaux du Trasimène grossies de notre sang, et chargées des cadavres de nos guerriers. J'ai vu Flaminius tomber sous les traits ennemis. Mânes de mon père, que j'adore à l'égal des dieux, je vous atteste! j'ai cherché dans le carnage des ennemis une mort digne de la grandeur de votre sacrifice ; mais les destins jaloux m'ont refusé comme à lui de mourir sous les armes ».
Marus voyant qu'il allait continuer ces plaintes amères, tâche de le calmer, et lui dit: « Courageux guerrier, supportons ici, comme nos pères, ces dures épreuves et ces changements de fortune. Telle est la volonté du ciel. La vie se déroule dans ce temps à travers ses vicissitudes, semblable à une roue qui descend d'un sentier rapide. Un assez grand exemple, un exemple connu de toute la terre, offre, dans la maison, une preuve de cette vérité. Ton père, ce Romain vénérable, aussi grand que les dieux, a su monter au comble de la gloire en résistant à tous les coups du sort : aucune de ses grandes vertus ne l'a quitté qu'avec la vie. J'étais à peine sorti de l'enfance, quand Régulus approchait de la puberté. Je devins son compagnon, et nous avons passé ensemble nos années, jusqu'au moment où il plut aux dieux d'éteindre cette lumière de l'Italie. Son grand coeur était le temple de la Bonne-Foi ; elle s'était fixée dans sa belle âme.
C'est de lui que je tiens cette épée, témoignage de ma valeur, ainsi que cette bride à présent noircie par la fumée, mais qui peut reprendre l'éclat de l'argent. Honoré de ces récompenses, je ne vis personne au-dessus de moi. Mais de toutes ces distinctions la plus glorieuse fut ma lance. Si tu me vois lui offrir des libations, il est juste que tu en connaisses la cause. « Il est en Libye un fleuve dont les eaux fangeuses coulent lentement à travers des sables arides ; c'est le Bagrada. Aucune rivière, dans ces contrées, n'étend davantage ses ondes où se mêle un impur limon, et ne couvre un plus grand espace de marais stagnants. Nous campions joyeux sur ses rives terribles, afin de ne pas manquer d'eau dans un pays où la terre en est si avare. Près de là s'étendait un bois sombre, au feuillage immobile, dont le soleil ne perçait jamais la pâle obscurité. Une noire vapeur, qui s'en échappait, répandait dans les airs une odeur infecte. Au fond, était une caverne béante, servant d'ouverture à un antre aux détours souterrains, affreuse demeure, dont la lumière du jour ne chassait jamais les ténèbres. J'en frémis encore. Un monstre effroyable, engendré par la terre en courroux, et tel qu'aucun âge d'homme n'en verra de pareil, un serpent, long de cent coudées, avait choisi pour retraite cette rive mortelle, et cet autre bois de l'Averne. Les lions, qu'il saisissait lorsqu'ils venaient boire, servaient à nourrir le poison dans son ventre immense. D'autres fois, il dévorait les troupeaux qu'on ramenait le long du fleuve, pendant la chaleur du jour, ou bien les oiseaux que faisait tomber du haut des airs l'odeur qu'exhalait son souffle empesté. Des os demi rongés étaient épars sur le sol; et, quand il s'était largement rassasié par le carnage des troupeaux, il venait revomir la sanie dans les ténèbres de son antre. S'il cherchait un gouffre rapide et écumant pour éteindre l'incendie qu'avait allumé dans son corps la fermentation de sa pâture, il n'était pas encore tout entier dans l'eau que déjà sa tête repassait sur la rive opposée. Dans l'ignorance d'un aussi grand péril, je marchais sans défiance sur les bords du fleuve, accompagné d'Aquinus, habitant de l'Apennin, et d'Avens, natif de l'Ombrie. Nous voulions reconnaître le bois et explorer sa douce solitude.
A peine en approchions-nous, qu'un frémissement secret circula dans tous nos membres, et qu'ils se raidirent, glacés par un frisson intérieur.
Nous entrons néanmoins, en adressant des prières aux nymphes et au Dieu de ces ondes inconnues, et, malgré la terreur qui nous agite, nous pénétrons jusqu'au fond du bois. Soudain, de l'ouverture de l'antre, s'échappe un souffle mortel plus violent que toute la fureur de l'Eurus. Une tempête s'élève et sort de la vaste gorge du monstre, et nous sommes assaillis par un orage accompagné de sifflements dignes de Cerbère : hors de nous-mêmes à la vue du danger, nous croyons entendre tour à tour le sol retentir, la terre trembler, l'antre crouler : il nous semble que les mânes passent devant nos yeux. Le monstre, pareil aux serpents dont les géants étaient armés quand ils escaladèrent le ciel, à celui qui fatigua Hercule dans les marais de Lerne, ou au dragon que Junon préposait à la garde des rameaux chargés d'or, sortit du fond de la terre, et, dressant sa vaste tête, du seul souffle de sa gueule entr'ouverte, souilla les airs et le ciel. Nous fuyons : nous voulons jeter des cris, la crainte les étouffe : vains efforts; l'hydre remplit tout le bois de ses sifflements.
Aveuglé par sa frayeur, Avens, que les destins entraînaient à sa perte et condamnaient à périr victime de sa hardiesse, se blottit dans un vieux chêne fort élevé, espérant ainsi échapper à la voracité du monstre. Je peux encore à peine le croire! le serpent, roulant autour du tronc ses immenses replis, arrache cet arbre immense, l'abat et le renverse, malgré la profondeur de ses racines : puis il saisit l'infortuné dont le dernier cri appelait ses compagnons, et l'engloutit dans son ventre hideux. J'ai vu de mes yeux cette gueule infernale le dévorer tout entier. Aquinus, non moins malheureux, s'était jeté dans le fleuve, et fendait à la nage le courant rapide; mais le serpent l'atteint avant qu'il soit au milieu des eaux, et le ramène sur la rive. O mort affreuse! il en fait sa hideuse pâture.
Je pus échapper ainsi à la rage du monstre.
J'accours au camp aussi promptement que me le permet la crainte, et je rends compte de tout à Régulus. Touché du triste sort de ces guerriers, le général en gémit. Rapide comme l'éclair, dans le danger, au milieu de la guerre et des batailles, il brûlait, en présence de l'ennemi, d'une ardeur démesurée pour la gloire. Il ordonne que l'on prenne les armes, et qu'une troupe de cavaliers d'élite se mette en marche. Il part lui-même, pressant de l'éperon son coursier docile La troupe armée le suit à l'instant : on porte des balistes, machines terribles aux murailles, et les catapultes, dont le trait colossal peut ébranler les plus fortes tours. Dès que le bruit des chevaux, battant la plaine, a fait retentir la demeure sinistre du monstre, furieux du hennissement des coursiers, il se déroule, sort de son antre, et, de sa gueule fumante, exhale en sifflant un souffle infernal. Des feux pareils à l'éclair jaillissent de ses yeux; la crête qu'il dresse sur sa tête domine les arbres les plus élevés de la forêt; sa triple langue, qu'il darde, brille dans l'air et le sillonne en s'agitant. Mais à peine a-t-il entendu le son de la trompette, que, plein de terreur, il dresse son vaste corps, et se tient sur sa croupe en ramassant le reste de ses replis sous sa poitrine. Alors il fond sur l'ennemi, déroule rapidement les nombreux cercles de sa queue, et se développe dans toute son étendue, se trouve tout près de la troupe, dont il paraissait si éloigné. Les chevaux, épouvantés à sa vue, retiennent leur haleine; puis, impatients du frein qui les assujettit, jettent le feu par les narines. Le monstre, tenant la tête haute sur son cou gonflé, la promène à droite et à gauche. Dans sa fureur, il enlève ceux-ci tout tremblants, écrase ceux-là sous son poids énorme, brise leurs os, aspire leur sang, et, tandis que sa gueule en dégoutte encore, il la rouvre pour saisir une autre victime, et en abandonne les membres demi dévorés. Déjà la troupe reculait, et le monstre vainqueur la poursuivait encore, même éloignée, de son souffle empesté.
Régulus rappelle aussitôt ses cavaliers au combat :
« Fuirons-nous, Romains, devant un serpent? et l'Italie ne pourra-t-elle tenir contre un monstre de la Libye? Si son souffle vous a désarmés, si l'aspect de sa gueule vous a ôté tout courage, j'irai l'affronter seul, et ma main saura soutenir la lutte ». Il dit; et, sans hésiter, il lance d'un bras vigoureux une flèche rapide à travers les airs. Le trait siffle, va frapper le front du monstre, et s'y enfonce d'autant plus avant, que le reptile, s'élançant de nouveau, semblait être venu au-devant du fer.
Un cri s'élève aussitôt jusqu'aux astres ; les demeures célestes retentissent en échos prolongés.
Le serpent furieux ne peux se résoudre à fuir, quoique en proie à une douleur jusqu'alors inconnue, car il n'avait jamais senti le tranchant de l'acier.
Il s'élance, exaspéré par sa blessure, et Régulus eût vainement tenté d'éviter sa poursuite, sans son habileté à manier un coursier. Le monstre, en effet, suit les détours du cheval, en multipliant ses flexibles replis, et le cavalier n'évite ses atteintes qu'en se jetant rapidement sur la gauche.
Mais le bras de Marus, témoin de ce combat, ne resta pas oisif et sans vigueur. Ce fut sa lance qui porta le second coup au terrible monstre.
Déjà il effleurait de sa triple langue le coursier que le combat avait fatigué. Un trait que je lance attire aussitôt sur moi toute la rage du cruel serpent.
La cohorte imite cet exemple, et chacun provoque à son tour sa colère en l'accablant de javelots. Mais un coup de baliste l'arrête, abattu, et lui ôte sa vigueur. Son épine brisée a perdu cette raideur qui lui permettait de dresser sa tête dans les airs ; il se ralentit dans son attaque. Déjà une falarique lui a percé le ventre; des flèches rapides lui ont crevé les yeux.
Du fond de sa large blessure coule un sang corrompu, dont l'air est empesté. Sa queue immense, dernière ressource du reptile, reste sans mouvement, percée de javelots, écrasée de projectiles; néanmoins il nous menace encore de sa gueule abattue ; une poutre enfin, sifflant avec grand bruit, et lancée par des machines de guerre, lui fend la tête en éclats. Étendu alors dans toute sa longueur sur le rivage, il exhale de sa gueule une nuée de vapeurs empoisonnées.
Alors sortirent du fleuve de tristes mugissements; un murmure se fit entendre au fond des grottes ; et soudain le bocage, l'antre, les rives retentirent de plaintes amères. Que nous avons, hélas! payé cher cette funeste victoire! à quels supplices, à quelle rage n'avons-nous pas été livrés ? Les devins, révélant la vérité, nous avertirent trop tard, pour notre malheur, que nous avions tué le serviteur des naïades du fleuve Bagrada. Ce fut alors, Serranus, que ton père me donna cette lance, récompense glorieuse du second coup porté au monstre, et qui, la première, avait été trempée dans son sang ».
Serranus fondait en pleurs depuis quelques instants; il interrompit Marus. « Hélas! si ce grand capitaine eût vécu jusqu'à nos jours, la Trébie n'eût pas, grosse de sang, surmonté ses bords ; et le lac Trasimène n'eût pas englouti tant de guerriers ».
« Oui, reprit le vieillard, mais il a su venger d'avance dans le sang de ses ennemis la mort que Carthage lui a fait souffrir.
L'Afrique, épuisée d'hommes et sans ressources, demandait, implorait la paix, lorsqu'un astre fatal voulut que la courageuse Lacédémone envoyât un général aux Carthaginois. Cet étranger, que rien ne relevait aux yeux, ni la beauté du corps, ni la noblesse du visage, était, dans sa petite taille, d'une singulière vigueur qui le rendait supérieur à de plus grands que lui. Habile à la guerre, réunissant la ruse à la force, capable de tout endurer, il n'eût cédé en rien aux talents d'Annibal. Fatal Taygètes, pourquoi l'avoir endurci, lui, lui seul, sur les rives boisées de l'Eurotas? J'aurais pu voir crouler les murs de Carthage, ou du moins je n'aurais pas eu à pleurer la cruelle destinée de mon général; douleur cuisante, que ni le feu, ni la mort ne pourront m'ôter, et que j'emporterai avec moi chez les ombres ».
Les deux armées en étaient aux mains, et l'on se battait dans la plaine avec la plus grande ardeur; chaque soldat se distinguait par son courage. Régulus, au milieu des combattants, faisait des prodiges de valeur, balayait la campagne le fer à la main, se précipitait à travers les traits, et, de chaque coup de sa main meurtrière, abattait un ennemi. Tel le souffle impétueux des vents du midi pousse devant lui, en sifflant, des tourbillons amoncelés, et menace la terre et la mer de l'orage prêt à fondre de la nuée ténébreuse : l'épouvante saisit à la fois le laboureur dans la plaine, et le berger sur la colline ombreuse, et le nautonier, qui s'empresse de replier les voiles.
Mais le général grec, qui méditait un piége, se détourne soudain, feint de fuir avec précipitation, et attire les combattants vers un endroit où de vastes rochers couvraient ses compagnons.
Ainsi le berger qui veille à la sûreté de son troupeau amène, pendant la nuit, jusque dans la fosse qu'il a recouverte de ramée, les loups qu'ont attirés les bêlements d'une brebis retenue à l'attache.
Régulus se laisse entraîner par la gloire, ce flambeau des âmes nobles. Une confiance trompeuse dans le sort incertain des armes fera sa perte. Il ne regarde ni s'il est accompagné de ceux qui se sont associés à ses périls, ni s'il est suivi de ses troupes en armes. Déjà il s'était avancé seul, emporté par son ardeur, lorsqu'il est assailli subitement par une troupe de Lacédémoniens qui sortent de derrière les rochers, et par des Carthaginois qui secondent leur attaque. O jour funeste pour le Latium et à jamais mémorable! Mars, quelle honte pour toi! Un héros, né pour ta gloire et pour celle de Rome, est indignement chargé de fers! Non, je ne cesserai pas de gémir. Toi, Régulus, prisonnier de Sidon ! Et toi, Carthage, les dieux t'ont jugée digne de ce triomphe! Est-il un supplice assez grand pour les Lacédémoniens qui se sont déshonorés dans ce combat?
Cependant le sénat carthaginois délibère d'envoyer Régulus, sur sa parole, comme médiateur de la paix et d'un nouveau traité; il demandait qu'on rendit les prisonniers faits pendant la guerre, et proposait notre général en échange de ces captifs. On met une galère à flot; les matelots apprêtent des rames tirées des forêts, ou réparent les bancs des rameurs avec des planches de sapin. Les uns attachent les cordages, les autres dressent le mât et y suspendent les voiles, ou placent à la proue les ancres pesantes.
Cothon, qui surpasse tous les autres en expérience, dirige le navire, et dispose la poupe et le gouvernail. L'éperon d'airain à triple pointe brille sur la surface de l'eau.
On met quelques voiles en réserve et l'on se pourvoit de tout ce qui est indispensable pour lutter contre la tempête. Debout sur l'avant de la poupe, le pilote règle les efforts alternatifs des rameurs, fixe le battement précis des rames, l'instant où l'on doit frapper l'onde en cadence, et celui où les bras seront ramenés vers la poitrine.
Quand la tâche des matelots fut finie, la galère équipée, l'heure du départ arrivée, et les voiles abandonnées aux vents, femmes, enfants, vieillards accoururent en foule sur le rivage.
A travers cette multitude et en présence de tant d'ennemis, la Fortune montrait Régulus à tous les regards. Ce héros promène sur tous un oeil serein; tel il était lorsque, chef de la flotte romaine, il aborda au rivage sidonien. Il me permit de l'accompagner, et je montai sur le vaisseau pour partager ses périls.
L'extérieur le plus négligé, une table frugale, un lit dur, une lutte à outrance avec le malheur, lui semblaient une victoire plus glorieuse que celle qu'on remporte sur un ennemi : il attachait moins de mérite à savoir éviter les revers qu'à triompher de la fortune par l'égalité de son âme.
Quoique la sévère probité de ce grand homme me fût connue depuis longtemps, j'espérais que la vue de Rome, de ses murs, de sa famille, que tant d'objets en deuil parviendraient à le fléchir; j'attendais de vos larmes qu'elles ébranleraient son coeur. Je tâchais de faire taire mes craintes, pensant que lui aussi savait verser des pleurs, et qu'au milieu des revers, son âme ressemblait à la mienne. Nous touchons enfin au Tibre et à la terre de la patrie. Les yeux fixés constamment sur lui, j'observais sa contenance, ses regards, fidèles interprètes de l'âme. Si je mérite d'être cru, Serranus, oui, votre père fut toujours impassible.
Il le fut au sein des malheurs et des dangers ; il le fut dans sa patrie comme dans la cruelle Carthage; il le fut encore durant son supplice. De toutes les villes d'Italie on accourt au-devant de l'illustre captif; la plaine ne suffit plus à la foule, les coteaux sont couverts de spectateurs ; Albula retentit dans ses hautes rives.
Les sénateurs carthaginois, qui l'accompagnaient, veulent en vain obtenir de son âme inflexible qu'il reprenne le costume qu'il portait à Rome, la toge, ornement des magistrats : il demeure inébranlable au milieu des larmes du sénat, devant la douleur immense des mères et le désespoir de la jeunesse. Le consul lui tendait la main du bord du fleuve et allait l'accueillir avec l'empressement d'un ami, au moment où il posait le pied sur la rive de ses aïeux.
Régulus s'arrête, avertit le consul de ne point manquer à sa haute dignité; puis s'avance, environné d'orgueilleux Carthaginois et de prisonniers romains. A cette vue, la pitié des spectateurs se soulève contre le ciel et contre les dieux.
Tout à coup Marcia, traînant deux jeunes enfants, gages de son hymen, Marcia, malheureuse par la trop grande vertu de son noble époux, se présente, les cheveux en désordre et déchirant ses vêtements. Te rappelles-tu ce jour, Serranus, ou ta grande jeunesse te l'a-t-elle fait oublier? A peine l'a-t-elle vu revêtu de l'habit carthaginois, qu'elle se répand en sanglots et tombe évanouie; la pâleur de la mort couvre son visage. Dieux, si vous avez pour nous quelque pitié, puisse un jour Carthage voir ses mères sidoniennes dans ce triste état!
Régulus m'adresse la parole d'un air calme, m'ordonne d'éloigner de lui les embrassements de Marcia et les vôtres. Son oreille entend les sanglots sans qu'il en soit ému : son âme est in- capable de se plier à la douleur.
Serranus, à ces mots, pousse un profond soupir, et, les yeux baignés de larmes:
« O mon père! s'écrie-t-il, toi qui es pour moi l'égal de tous les dieux du Capitole, s'il est permis à la piété d'un fils de t'adresser des plaintes, pourquoi nous avoir refusé, à ma mère et à moi, la consolation, l'honneur de toucher ton noble visage et de t'embrasser? Pourquoi t'être montré cruel à ce point? Quoi! tu n'as pas même voulu que je misse ma main dans la tienne? Oh! que mes blessures seraient moins douloureuses, si je pouvais descendre chez les mânes avec le souvenir ineffaçable de tes embrassements! Mais, Marus, si je me rappelle bien mon père (car j'étais alors retenu dans les liens du premier âge), il avait un extérieur surhumain.
Une épaisse chevelure blanche descendait négligemment sur ses larges épaules : sur son front ombragé régnait une majesté sévère, indice de la grandeur de son âme. Non, depuis lors on ne vit rien de si noble ».
Marus interrompt des plaintes qui aigrissaient les blessures de Serranus. « Parlerai-je, continue-t-il, de cette fermeté avec laquelle il passa devant sa maison, sans y entrer, pour se rendre à l'odieuse demeure qu'on avait assignée aux députés de Carthage? Des boucliers, des chars et des javelots, monuments glorieux de ses triomphes, étaient suspendus aux murs de ses humbles lares, où tous les yeux les voyaient : sur le seuil, Marcia lui criait : « Où portes-tu tes pas? Ce n'est point ici, Régulus, la prison de Carthage que tu dois fuir: notre couche nuptiale est restée pure, et aucun crime n'a souillé nos pénates. C'est en ce lieu que je t'ai rendu père de deux enfants: ici je leur ai donné le jour au milieu des félicitations du sénat et de la patrie.
Qu'as-tu donc à reprocher à ma vertu? Tourne de ce côté tes regards : voilà ta maison; c'est de cette demeure que tu sortis, entouré d'un pompeux cortége, couvert de la pourpre consulaire et précédé des faisceaux; c'est d'ici que tu partais pour la guerre, c'est ici que, vainqueur, tu rapportais les dépouilles de l'ennemi pour les suspendre à ce portique. Je ne demande point de doux embrassements, je n'invoque pas la sainteté des nœuds de l'hymen, cesse seulement de charger de mépris la demeure de tes pères, et accorde une seule nuit à tes enfants ». Malgré les pleurs de son épouse, Régulus, accompagné des Carthaginois, alla s'enfermer avec eux pour se dérober aux plaintes. A peine le soleil éclairait-il, sur le sommet de l'Oeta, le glorieux bûcher d'Hercule, que le consul ordonne qu'on fasse venir les Carthaginois. Je vis alors Régulus entrer dans le temple: la délibération du sénat, et les paroles que ce grand homme prononça pour la dernière fois devant ses membres affligés, lui-même me les rapporta d'un ton calme et tranquille.
« Dès qu'il fut entré, chacun l'invita du geste et de la voix à s'asseoir là où il avait siégé auparavant: il s'y refusa, ne voulant plus partager cet antique honneur. Tous néanmoins, pleins d'empressement, l'environnaient, lui prenaient les mains, le conjuraient de rendre à la patrie un chef d'un nom aussi fameux.
Pour payer sa rançon, il suffisait de la troupe des captifs; Carthage alors serait plus justement livrée aux flammes par une main qu'elle aurait osé charger de fers. Mais lui, levant les yeux et les mains au ciel: « Grand dieu qui présides à la justice et qui gouvernes l'univers; Bonne Foi, déesse qui ne m'es pas moins chère; et toi, Junon tyrienne, divinités par qui j'ai juré de retourner à Carthage; s'il m'est permis de tenir un langage digne de moi et de défendre encore les foyers du Latium, oui, je me rendrai en Afrique avec courage, gardien sévère de ma parole, fût-ce même pour y être livré au supplice. Cessez donc de m'offrir des honneurs qui tourneraient à la ruine de ma patrie.
Les guerres que j'ai faites, les ans qui pèsent sur ma tête ont brisé ma vigueur: ce qui m'en reste s'affaisse sous le poids de mes fers et dans la prison où languit ma vieillesse. Il n'est plus le Régulus d'autrefois. Tant qu'il fut lui-même, il n'a pas fui un instant les rudes travaux de la guerre : hélas! ce n'est plus aujourd'hui qu'un nom dans un corps décharné. Mais Carthage, cette cité perfide, qui n'ignore pas combien peu de force il me reste, demande à m'échanger contre ses jeunes soldats, moi, un vieillard, contre de robustes guerriers. Gardez-vous de ses ruses; et que cette nation, toujours prête à la fraude, éprouve, ô Rome! ce que tu peux encore après la captivité de Régulus. Qu'aucune paix ne vous satisfasse si elle n'est conforme aux usages de nos ancêtres. Carthage vous demande et me charge de vous proposer que chaque peuple supporte ce qui a été fait dans cette guerre, et que la paix soit conclue à des conditions égales départ et d'autre: Dieux! puisse le Styx me voir sur ses bords avant que je voie les Romains souscrire à un pareil traité »! Après ce discours, il se livra lui-même au courroux des Carthaginois ; et le sénat, sentant l'importance et tout l'avantage de ces avis, congédia les députés. Irrités de ces refus, ils menacent leur prisonnier et hâtent leur départ. Le peuple suit les sénateurs; le Champ-de-Mars en deuil retentit de lamentations. Parfois, dans le transport d'une juste douleur, on veut rappeler Régulus, le retenir, l'arracher à l'ennemi.
Marcia, aussi troublée que si elle assistait aux funérailles de son époux, remplit l'air de clameurs effroyables, lorsqu'elle le voit regagner d'un pas rapide le vaisseau carthaginois.
Elle accourt éperdue sur la rive: « Libyens, recevez-moi, je partagerai ses tourments et sa mort. Cher époux, c'est la seule faveur que je te demande! je t'en conjure par le fruit de mes entrailles; qu'il me soit permis de souffrir avec toi tous les maux qui peuvent t'attendre sur terre et sur mer. Est-ce moi qui opposai Xantippe à ta valeur ? est-ce moi qui t'ai chargé de fers? pourquoi donc me fuir jusqu'au sein de Carthage: Oh! reçois-moi, reçois ces enfants peut-être fléchirons-nous par nos pleurs l'âme des farouches Carthaginois ; ou si ces ennemis sont sourds aux cris de ma douleur, ta mort du moins sera partagée par les tiens. Que dis-je? si tu es décidé à mourir, mourons au sein la patrie : Marcia saura partager les destins ».
Pendant qu'elle se lamente, le vaisseau qu'on a détaché s'éloigne peu à peu du bord; l'infortunée alors s'abandonne au désespoir : levant au ciel ses faibles bras : « Le voilà donc cet homme qui se fait gloire de garder sa parole envers un ennemi libyen, envers un peuple exécrable : et la sainteté de notre union, et les promesses du jour de l'hymen, perfide, que sont-elles devenues »? Ces derniers mots frappèrent en vain l'inflexible Régulus ; le bruit des rames l'empêcha d'en entendre davantage.
Le courant nous entraîne bientôt dans la mer, dont nous sillonnons, dans les lianes creux d'un navire de sapin, l'abîme immense.
Saisi d'horreur à l'idée du supplice qui attendait Régulus, j'aurais voulu que les flots en courroux nous engloutissent, que la fureur des vents brisât notre vaisseau sur les rochers : la mort du moins eût été commune à tous.
Mais les zéphyrs, de leur haleine favorable, nous poussèrent tranquillement vers Carthage, pour nous livrer à la rage des Tyriens. Infortuné! J'ai vu ce cruel supplice. Renvoyé à Rome pour en faire le récit, combien j'ai acheté cher ma liberté! je n'essaierais point de te peindre la race de Pygmalion, ces fureurs qui surpassent la rage des bêtes féroces, si l'univers, si le genre humain pouvait offrir l'exemple d'un courage supérieur à celui que montra ton illustre père.
Je rougis de verser des larmes en racontant le supplice que je lui ai vu braver sans pâlir. Oui, cher Serranus, ne cesse jamais d'être digne du sang dont tu es issu, et arrête les pleurs que je vois près de couler.
On arme de dards, disposés avec un art infernal, les flancs d'une cage de bois; les pointes étaient rangées de telle sorte, que Régulus, privé par ce supplice des douceurs du sommeil, ne pouvait, sans être percé jusqu'aux entrailles, incliner à droite ou à gauche son corps vaincu par la fatigue. Arrête tes larmes, cher Serranus, cette patience de ton père surpasse tous ses triomphes: sa gloire se perpétuera d'âge en âge, tant que la bonne foi régnera dans les cieux ou sur la terre: son nom vivra aussi longtemps que celui de la vertu sera respecté : grand homme ! la postérité n'apprendra un jour qu'avec effroi le sort cruel que tu as bravé ».
Ainsi parlait Marus, et il pansait les blessures de son ami avec une triste sollicitude.
Cependant la renommée portée sur des ailes teintes du sang qui s'est mêlé aux eaux du Trasimène, répandait en même temps dans Rome et le mensonge et la vérité. On s'y rappelle avec effroi l'Allia, les terribles Gaulois, et Rome livrée au pillage. La crainte attriste tous les coeurs, et le trouble qu'augmente la frayeur, n'a plus de bornes. Les hommes courent précipitamment sur les murs: un horrible cri se répand: «Voici l'ennemi! Et les Romains font voler des lances et des dards contre des fantômes. Les femmes, arrachant leurs cheveux blanchis par l'âge, se traînent dans les temples des dieux, et leur adressent, quand il n'est plus temps, des prières pour ceux qu'elles aiment et qui ne sont plus.
On ne connaît plus de repos ni le jour ni la nuit. Le peuple reste çà et là étendu sur la terre, au seuil des maisons, où il hurle de douleur. La foule en longues files accompagne ceux qui reviennent de la bataille, écoute avidement leurs récits; on accueille une bonne nouvelle sans y croire : on retient ceux qui ont parlé, pour les interroger encore. Quelques-uns même, gardant le silence, mais témoignant par leur contenance qu'ils sont avides de détails, redoutent d'apprendre ce qu'ils brûlent de savoir. D'un côté ce sont des sanglots, quand celui qui écoute connaît enfin le malheur qui l'a frappé; de l'autre, c'est de l'effroi, si celui qu'on interroge prétend ne rien savoir, s'arrête, ou hésite à continuer. A peine voient-ils approcher ceux qui les intéressent, que sur-le-champ ils les entourent, pleins d'une joie mêlée d'inquiétude, attachent leurs bouches à leurs blessures et fatiguent de leurs actions de grâces les oreilles des dieux.
Au milieu de cette foule en désordre, Marus, que ses soins pour Serranus rendaient encore plus vénérable, l'amenait avec lui. Marcia qui, renfermée chez elle, ne s'était pas encore montrée en public et n'avait consenti à vivre qu'à cause de ses enfants, allait donner de nouveau le spectacle de son ancienne affliction. Le trouble la saisit; elle reconnaît pourtant Marus : « Brave compagnon du héros dont la Bonne Foi fut l'idole, tu me rends du moins celui-ci, dit-elle: sa blessure est-elle légère, ou le fer cruel a-t-il pénétré jusqu à mes entrailles?
Quoi qu'il en soit, ô dieux! oui, je suis contente, pourvu que Carthage ne me l'enlève pas, chargé de chaînes, pour renouveler les horreurs du supplice paternel. Cher enfant! combien de fois ne t'ai-je pas conjuré de ne point porter au combat la fougue et l'ardeur de ton père, de ne point te laisser aiguillonner par les tristes trophées de sa valeur! Par quels tourments j'ai satisfait aux trop longues années de la vieillesse !
Dieux ! si je vous ai eus contre moi, n'est- il pas temps enfin de m'épargner? » Quand la consternation causée par le désastre se fut dissipée comme l'orage, le sénat s'occupa des moyens de le réparer. On ne songe plus qu'aux soins de la guerre, et l'imminence du danger a fait disparaître la crainte.
L'objet le plus important était le choix d'un chef, sur qui le Latium et la république ébranlée pussent s'appuyer au bord de l'abîme : Jupiter voulut aussi retarder la ruine de l'Ausonie et protéger l'empire romain. Il avait tourné ses regards sur l'Étrurie, et vu, du mont Alban, le Carthaginois, qu'enflaient ses succès, se préparer à conduire contre Rome ses drapeaux victorieux : soudain, secouant sa tête : « Non, dit-il, jeune homme, Jupiter ne t'accordera jamais de franchir les portes de Rome et d'y porter tes pas. C'est assez pour toi d'avoir jonché de cadavres les vallées d'Étrurie, d'avoir rejeté hors de leurs rives les fleuves gonflés du sang latin; je te défends de gravir la roche Tarpéienne, d'aspirer même à toucher les murs de Rome ».
Il dit, et lance quatre fois sa foudre : toute l'Étrurie en est éclairée, le ciel s'entrouvre, et une nuée épaisse fond sur l'armée ennemie. Non content d'éloigner ainsi Annibal, Jupiter marque sa puissante protection pour Rome, en lui inspirant enfin de confier à des mains sûres les descendants de Romulus, et de commettre à Fabius le salut de l'état. Dès qu'il le voit revêtu de la souveraine autorité: « Jamais, dit-il, on ne verra ce chef céder à l'envie ni à la séduction d'une gloire populaire. Les stratagèmes trompeurs de l'ennemi, l'espoir du butin ou tout autre avantage ne feront pas changer ses résolutions. Vieux capitaine, son âme tranquille peut supporter également la bonne et la mauvaise fortune ; son mérite est le même sous la toge que sous les armes ». Ainsi parla le père des dieux, et il remonta dans le ciel. Ce Fabius, loué par Jupiter même, lui dont aucun ennemi ne trompa jamais la vigilance, se faisait un devoir sacré de ramener sans aucune perte, au sein, de la patrie, les troupes qu'il avait conduites au combat. Jamais tête ne veilla plus sur ses membres ; jamais mère ne ménagea plus un fils chéri, jamais général ne vit avec plus de tristesse couler le sang de ses compagnons : vainqueur et arrosé de celui des ennemis, il revenait sans lui avoir laissé entamer son camp.
Illustre du côté de la naissance, il rapportait aux dieux mêmes l'origine de sa race. En effet, lorsque Alcide revenait des contrées lointaines, vainqueur de Gérion, il conduisit en triomphe, sur le sol même où resplendit Rome, ces boeufs dont le spectacle merveilleux faisait la gloire du triple monstre. La renommée nous apprend qu'Évandre, roi d'une pauvre peuplade, jetait alors, au milieu de landes désertes, les fondements du palais d'Apollon. La fille de ce roi, cédant à la passion de l'hôte sacré qu'avait reçu son père, devint, par une faute heureuse, mère du premier Fabius, mêlant ainsi le sang d'Arcadie à celui d'Hercule, dans les veines des enfants qui devaient descendre d'elle. Les trois cents Fabius, que l'on vit sortir ensemble pour aller combattre l'ennemi, étaient de cette famille; mais Fabius surpassa tous leurs exploits par sa prudente lenteur: c'est par elle qu'il s'éleva à ta hauteur, ô Annibal, tant toi-même, alors tu étais grand.
Les Romains repoussés se préparent de nouveau à la guerre. Mais Annibal, intimidé par Jupiter, et désespérant de battre jamais les murs de Rome, se retirait vers les collines et les champs de l'Ombrie, aux lieux où la ville est comme suspendue au sommet d'une montagne: il gagne ainsi les vastes plaines où Mévanie s'étend, exhalant d'épaisses vapeurs, et où paissent les énormes taureaux destinés à Jupiter. De là il se jette dans le Picentin, ami de Pallas, et y fait un riche butin; puis il mène ses troupes vagabondes partout où l'attire l'amour du pillage. Enfin il arrête sa course fatale dans l'heureuse Campanie, qui reçoit la guerre dans son sein sans défense.
Tandis que le général carthaginois considère les temples et les édifices de Literne, qu'entourent des marais, ses regards s'arrêtent sur les peintures des portiques, qui représentent les événements de la précédente guerre.
Une longue suite de faits glorieux y étaient retracés par ordre. D'abord Régulus y conseillait la guerre d'un air farouche, guerre qu'il eût repoussée, s'il lui eût été donné de connaître les destins. Appius commandait dans cette première guerre qu'on avait déclarée aux Carthaginois, selon l'antique usage. Couronné de lauriers, il menait le triomphe légitimement obtenu après la défaite de l'ennemi. Près de là était un trophée naval, qui rappelait une victoire sur mer. C'était une prodigieuse colonne blanche surmontée d'un rostre. Duilius, après avoir coulé bas la flotte carthaginoise, en consacrait le premier les dépouilles à Mars. Un cortége nocturne l'accompagnait au sortir du festin, avec des torches et des joueurs de flûtes; c'était ainsi qu'il revenait à ses chastes pénates au son joyeux des instruments. Annibal aperçoit ensuite la pompe funèbre d'un compatriote. Scipion, vainqueur en Sardaigne, célébrait les funérailles du général carthaginois. Plus loin, il voit l'armée libyenne en déroute, fuir par pelotons dispersés sur les rivages africains : Régulus, remarquable par l'éclat de son panache, les pressait par derrière. L'Autolole, le Nomade, le Maure, Hammon, le Garamante, mettaient bas les armes, et lui livraient leurs villes. Le Bagrada promenait lentement à travers les sables ses ondes tout écumantes du poison des vipères : un serpent combattait avec furie les escadrons qui le pressaient, et faisait la guerre à Régulus. Une escorte perfide noyait Xantippe dans la mer, en le jetant par-dessus la poupe, quelques prières qu'il adressât aux dieux. Tu fus ainsi vengé, ô Régulus ! bien que trop tard, par le juste supplice que souffrit ce chef précipité dans la mer. On voyait également s'élever du milieu des flots les deux îles Égates. Autour d'elles flottaient les débris des vaisseaux carthaginois, et leurs soldats portés au hasard sur le gouffre immense.
Lutatius, maître de la mer, amenait au rivage, poussé par un vent favorable, les navires pris à l'ennemi. Parmi les personnages, le père d'Annibal, Amilcar, entouré des envoyés romains, attirait sur lui tous les regards. On voyait enfin la statue de la Paix, les autels de l'Alliance indignement profanés, Jupiter outragé, et les Romains dictant des conditions. Le Carthaginois, tremblant à la vue de l'épée nue qui menaçait sa tête, tendait les bras à son tour, et ratifiait le traité qu'il allait enfreindre.
Vénus, du haut de l'Éryx, contemplait ce spectacle avec plaisir. Annibal le parcourt en fronçant le sourcil, et le sourire sur les lèvres, il exhale à haute voix son ressentiment : « O Carthage ! dit-il, tu auras aussi à représenter sur tes murailles les faits non moins mémorables dus à ma valeur.
Tu montreras Sagonte soumise, et s'écroulant sous le fer ou dans les flammes. Les pères y égorgeront eux-mêmes leurs enfants. Les Alpes franchies n'y tiendront pas une petite place.
Le Garamante et le Numide vainqueurs voltigeront à cheval sur ces cimes escarpées. Tu y joindras les rives du Tésin, écumantes de sang, ma victoire sur la Trébie, les eaux du Trasimène regorgeant de cadavres. Que Flaminius, grand de taille comme de courage, y soit précipité; que Scipion prenne la fuite en perdant tout son sang, et soit emporté vers les siens sur les épaules de son fils; que tous les peuples, grâce à toi, soient instruits de ces exploits, je t'en réserve de plus grands encore.
Tu représenteras Rome embrasée par les torches de Libye, et Jupiter renversé de sa roche Tarpéienne.
Maintenant, soldats, dont les bras m'ont aidé à faire de si grandes choses, livrez aux flammes ces odieux monuments, et n'en faites qu'un monceau de cendres ».