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Silius Italicus

LIVRE IV

livre 3 - livre 5

 

 

 

 

Cependant la renommée apprend aux villes épouvantées de l'Ausonie que ces montagnes, séjour des orages, que ces pics qui menacent le ciel, ont subi le joug ; que les Carthaginois ont franchi les précipices, et qu'Annibal, qui aspire dans son orgueil à égaler les exploits d'Hercule, est enfin descendu dans la plaine.
La déesse aux sinistres nouvelles sème les plus terribles alarmes, les accroît dans sa marche, et, plus rapide que l'Eurus, fait retentir de ses rumeurs les citadelles effrayées.
Ces bruits grossissent en se transmettant par cet effet de la peur, qui se plaît à ajouter des chimères aux vagues appréhensions. Chacun s'empresse, et se prépare aux rudes soins de la guerre. Le dieu des combats remplit tout à coup de ses clameurs l'Ausonie entière, et demande des soldats et des armes. On restaure les lames ; on dérouille le fer, qui reprend un éclat menaçant: les blancs panaches sont replacés au haut des casques, les piques sont garnies de leurs courroies, et l'on forge de nouvelles haches. On dispose des cottes de mailles impénétrables, des cuirasses à l'épreuve de tous les coups. Les uns apprêtent les arcs, les autres domptent les chevaux rétifs aux manoeuvres; on aiguise le tranchant des épées. Ici on se hâte de relever les murs qu'a rongés le temps, on charrie des pierres, on répare les tours endommagées par les ans ; là, on garnit d'armes les citadelles, on s'empresse de tirer des forêts les poutres dont on fera des portes et des obstacles sûrs. On creuse des fossés autour des remparts ; la crainte, ce maître qui ne connaît pas de lenteurs, hâte les travaux, et tout s'agite au loin dans les campagnes. Le colon abandonne ses pénates; le fils intimidé emporte sur ses épaules sa mère languissante, son père chargé d'années et qui touche à la fin de ses jours. Devant lui marche sa femme, la chevelure en désordre ; de la main droite et de la gauche, ils entraînent leurs enfants qui doublent le pas pour les suivre. Chacun communique ainsi à d'autres la crainte dont il est saisi, sans même remonter à sa source.
Les sénateurs, bien qu'ils envisagent avec terreur la hardiesse de l'entreprise, cette guerre portée au sein de l'Italie, les Alpes traversées et les glaciers franchis contre leur attente, opposent néanmoins à l'adversité une âme fière et un courage intrépide. Résolus de marcher à la gloire à travers les dangers, c'est par la plus noble vaillance qu'ils veulent se faire un nom tel que la fortune n'en donna jamais aux hommes les plus heureux.
Annibal, retranché dans son camp, laisse à ses troupes le temps de se reposer en sûreté de leurs fatigues, et de ranimer leurs membres engourdis par l'excès du froid. Pour les consoler, pour ramener la joie dans leur âme, il appelle leurs regards sur les plaines unies qui leur restent à traverser jusqu'à Rome, désormais livrée à leurs coups. Mais loin de faire trêve aux soins vigilants, aux méditations de la guerre, seul il ne se livre point au repos.
Une nation belliqueuse avait jadis envahi cette portion de l'Italie, en s'ouvrant par la terreur ces heureuses contrées. Bientôt le Capitole et les Romains assiégés connurent sa valeur. Tandis qu'Annibal gagne, par ses présents, ce peuple inconstant et léger, le flatte et le réunit à ses armes, le consul Scipion revenait des plages phocéennes et abordait au rivage.
Ainsi ces deux grands capitaines, diversement éprouvés par les fatigues d'un voyage, l'un sur terre, l'autre sur mer, venaient camper l'un près de l'autre et rapprochaient le danger; Rome était à la veille d'une sanglante défaite. Car le consul ayant fait avancer son camp, la Fortune ne pouvait plus souffrir de retard, et les armées en présence demandaient le signal du combat. « Souvenez-vous, soldats, que vous avez réduit toute l'Ibérie, criait d'une voix terrible, Annibal en parcourant ses nombreux bataillons : les Pyrénées, le Rhône n'ont pu se soustraire à vos armes, Sagonte est réduite en cendres avec ses Rutules : vous avez franchi le pays des Celtes, et là où le fils d'Amphytrion ne fixa ses pas qu'après les plus pénibles travaux, la cavalerie carthaginoise a passé en armes; nos chevaux bondissants ont foulé ces montagnes orgueilleuses et fait retentir les Alpes de leurs hennissements ».
Scipion, de son côté, appelle les siens aux nobles périls de la gloire. « Romains, dit-il, vous avez à combattre un ennemi abattu, brûlé par les neiges de ces rochers et traînant avec douleur ses membres engourdis. Apprenez donc à celui qui a traversé ces pics altiers, et évité leurs précipices, combien nos retranchements surpassent en hauteur les monts qu'Hercule a franchis, et combien il est plus facile de gravir une colline que d'enfoncer vos bataillons. Qu'il garde sa vaine gloire, pourvu que, défait dans un combat sanglant et fuyant en désordre, il regagne ces Alpes qui devront l'arrêter.
Oui, les dieux l'ont poussé par-dessus ces monts, pour qu'il teignît de son sang le Latium, pour qu'une terre ennemie se refermât sur ses os. Voyons donc si c'est une nouvelle Carthage, différente de la première, qui nous envoie ses bataillons, ou si ce n'est pas celle que nous avons renversée dans les flots et abîmée près des îles Égates ».
Il dit ; et conduit son armée sur les bords du Tésin. Ce fleuve promène ses eaux profondes sans qu'aucun mélange de vase les trouble jamais.
Partout elles conservent leur transparence, en roulant sur un lit verdoyant ; à peine dirait-on que le fleuve coule, tant son cours est tranquille entre des rives couvertes d'épais ombrages.
Le chant mélodieux des oiseaux, qui gazouillent à l'envi, invite au sommeil près de son onde brillante.
Déjà les ombres de la nuit disparaissaient devant l'éclat naissant du jour, et le Sommeil avait parcouru les heures laissées à son empire. Le consul allait reconnaître tes lieux, le site de la colline voisine et la surface de la plaine.
Les mêmes soins occupaient le général carthaginois; ils se trouvent donc en présence, accompagnés de quelques escadrons légers.
La nuée de poussière qui s'élève de part et d'autre les avertit tous deux que l'ennemi s'avance. La terre retentit de plus en plus sous le pied sonore des chevaux et leur hennissement terrible ne permet pas d'entendre le son des trompettes qu'il a couvert. Aux armes! soldats, aux armes' crient les deux généraux.
Tous deux ont un courage aussi bouillant, la même soif de gloire, une aussi violente ardeur de combattre.
Plus de retard: déjà les deux armées ne sont plus éloignées l'une de l'autre que du jet d'une lance armée de sa lanière, quand tout à coup un présage apparaît sous le ciel le plus pur, et attire les yeux et l'attention vers l'espace où roulent les astres. Un épervier fondant du midi poursuivait avec fureur des colombes, oiseaux chers à Vénus, et renommés dans le culte qu'on lui rend. Déjà quinze d'entre elles étaient mortes sous l'étreinte de sa serre, ou déchirées par son bec, ou étourdies sous les coups de son aile. Tant de sang ne l'a pas rassasié, et déjà il pressait la dernière, toute tremblante du meurtre de ses campagnes, et qui fuyait d'une aile d'où tombaient, les plumes arrachées, quand l'oiseau de Jupiter, parti de l'orient, force l'épervier à se dérober dans les cieux. Victorieux, il prend son vol avec joie vers les aigles romaines, vient du côté où le fils du consul secouait son armure sur ses jeunes épaules, jette trois cris, et effleurant de son bec le cône brillant du casque du guerrier, remonte dans les airs. Liger, qui possédait l'art d'interpréter les avertissements des dieux, et de prédire l'avenir par le vol des oiseaux, s'écrie : « O Annibal ! semblable à cet oiseau audacieux, tu poursuivras pendant seize ans en Italie la jeunesse ausonienne, et tu feras un riche butin au milieu du carnage: mais réprime ce ton menaçant; regarde : l'oiseau qui porte les armes de Jupiter t'annonce que tu ne soumettras jamais l'empire daunien : maître des dieux, je te reconnais ici, sois-nous favorable, et ratifie le présage de l'oiseau sacré.
Oui, jeune guerrier, si cet aigle ne m'égare point par un vol trompeur, c'est à toi qu'il est réservé de décider du sort de la Libye soumise, et de prendre un surnom plus grand que Carthage elle-même ».
Bogus, au contraire, interprète le prodige en faveur du chef carthaginois. L'augure est favorable: l'épervier et les colombes déchirées dans l'air présagent la ruine totale des descendants d'Énée et de la race de Vénus. Parlant encore, il fait voler le premier une lance contre l'ennemi, comme si la Divinité l'inspirait, et qu'il connût l'arrêt du destin. La javeline, traversant les airs, eût été tomber au loin dans la plaine sans atteindre personne, si Catus, jaloux de l'honneur de commencer l'attaque, ne fût venu à toute bride se jeter au-devant d'elle. Le trait languissant et déjà près de tomber porte ainsi le coup qu'il devait frapper, et, devenu mortel par la rencontre de l'ennemi qui s'y présente, le perce au milieu du front. Les deux armées en viennent aux mains; un horrible tumulte fait retentir la plaine. Les cavaliers ajustent leurs rênes si court, que les chevaux sont comme suspendus avant d'être lancés. Ils rendent la main ; le coursier retenu s'emporte, et, volant avec toute son impétuosité, laisse à peine sur le sol l'empreinte de ses pas. La troupe des Boïens, plus agiles que les autres bandes gauloises, s'élance, conduite par Crixus, sur les premières cohortes romaines, et leur oppose ses grands corps. Crixus, tout orgueilleux de ses ancêtres, rapportait son origine à Brennus, et comptait parmi ses titres la prise du Capitole. Sur son bouclier, l'insensé portait ciselée la roche Tarpéienne, et les Gaulois pesant l'or au pied de la colline sacrée. Il avait au cou un collier d'or étincelant. Sa tunique était ornée de filets du même métal, ses manches en était raidies, et la crête de son casque en lançait au loin des éclairs.
La première phalange composée des Camertes tombe sous le vaste effort des Barbares, et le torrent des Boïens se précipite à travers les rangs épais. Les infimes Sénonais renforcent et soutiennent les Boïens. Les coursiers, qui se heurtent poitrail contre poitrail, roulent étendus sur le champ de bataille. La plaine est inondée du sang des guerriers, et celui des chevaux coule à flots si pressés, que le soldat y glisse sur le sol sans y laisser de traces. Le pied pesant du cheval achève le blessé mourant, et les coursiers, dans leurs évolutions, font jaillir une rosée sanglante qui souille l'armure des combattants. Ce fut toi, jeune Tyrrhène, qui le premier teignis du tien, en mourant, les armes victorieuses du fier Pelore. Tandis que ta trompette anime au combat les guerriers qui te suivent, que ses sons les ramènent à la charge, le trait du Barbare vient traverser ta gorge épuisée; et une blessure mortelle met fin au rauque murmure de l'airain : mais le dernier son que produisit ta bouche mourante parcourut encore la courbure de l'instrument, malgré le repos de tes lèvres. Crixus renverse Picens et Laurus, tous deux à peu de distance l'un de l'autre. L'un périt d'un coup d'épée, l'autre frappé d'une lance dont le bois avait été choisi sur les rives du Pô. Picens, en effet, s'était jeté au hasard, à travers la plaine, pour échapper à Crixus par des détours.
Mais la lance du Boïen lui traverse la cuisse, perce les flancs du cheval animé qui voltige, et donne à la fois deux morts cruelles. Crixus arrache son javelot du cou sanglant de Vénulus, pour étendre sur la poussière Farfarus avec ce trait fumant. En même temps il immole Tullus, né sur les bords du froid Vélidus.
Tullus serait la gloire de l'Ausonie; il y acquerrait un nom illustre, si les destins lui accordaient plus de jours, ou si le Carthaginois eût respecté l'alliance promise. Après lui sont immolés Rémulus et plusieurs guerriers, jadis fameux, les Magius de Tibur, Metaurus d'Hispella, et Clanius, qui médite un coup de sa javeline qu'il balance.
Jusque-là les Carthaginois n'avaient pu se faire place dans le combat. Les Gaulois seuls remplissaient la plaine de leur fureur.
Aucun d'eux ne lance inutilement son javelot; tous leurs traits s'arrêtent dans le corps ennemi. Au milieu du désastre, Quirinus veut tenter un exploit décisif. Jamais il n'a fui : son âme inébranlable sourit à l'idée de recevoir la mort dans ce cruel revers. Soudain il presse son cheval de l'éperon, pare de son bouclier les traits qui l'accablent, et, le fer à la main, tente de s'ouvrir un passage jusqu'au chef des Gaulois.
Déterminé à périr, il cherche un honneur dont il ne jouira point. Teutalus, percé dans l'aine, tombe sous ses coups, et fait retentir la terre de son poids énorme. Il renverse Sarmens, qui avait fait voeu, s'il revenait vainqueur, de t'offrir, dieu des combats, sa blonde chevelure aussi belle que l'or du noeud éclatant qui la fixait derrière sa tête. Mais les Parques, dédaignant ses voeux, l'entraînent chez les Mânes par les tresses mêmes de cette épaisse chevelure. Le sang qui coule fume sur son beau corps, et rougit la terre humectée. Ligaunus, sans être arrêté par le trait qui s'adresse à lui, fond sur Quirinus, lui présente son épée qu'il brandit en cercle, et soudain, s'élevant de toute sa hauteur, frappe son adversaire à l'articulation flexible qui unit le bras à l'épaule.
Le bras, qu'a détaché cette profonde blessure, reste encore un instant suspendu aux rênes flottantes, et la main, par une contraction fébrile, fait un effort pour les retenir, et semble encore imiter par habitude le geste de gouverner le frein. Vosége tranche alors la tête du guerrier qui ne se soutient plus, l'attache avec son casque à la crinière de son cheval, puis offre aux dieux, avec les clameurs particulières à sa nation, cette tête ainsi captive.
Tandis que les peuples Gaulois sèment les funérailles, Scipion fait rapidement sortir du camp sa cavalerie, la conduit au lieu du combat et s'élance le premier sur l'ennemi. Monté sur un cheval blanc, il traîne, à sa suite, l'élite de l'Ausonie. Le Marse, Cora, les Laurentins, brillante jeunesse, le Sabin avec ses traits, le belliqueux Tuder, descendu de ses hautes collines, le Falisque vêtu du lin qui croît dans son pays, et les voisins du temple d'Hercule, les Catilles, qui habitent, sur les rives du silencieux Anio, des campagnes couvertes d'arbres fruitiers ; enfin les soldats des roches Herniciennes, hommes endurcis aux travaux, au milieu de leurs sources froides, ainsi que ceux des campagnes nébuleuses de Casinum.
Toute cette jeunesse, ces nourrissons de la belle Italie, marchaient donc à la mort par l'ordre des dieux, et ne devaient plus revenir. Scipion pousse son coursier au plus fort de la mêlée, et, furieux du massacre des siens, il immole à leurs mânes Labarus, Padus, Caunus, Breucus; qui tombe à peine sous plusieurs blessures, Larus, dont le regard était aussi farouche que celui d'une Gorgone. Tu péris aussi, vaillant Leponticus, victime d'une triste destinée. Tandis que ce guerrier farouche, égalant à pied la hauteur d'un homme à cheval, se jetait devant le consul pour saisir son coursier par la bride, Scipion lui décharge sa pesante épée au milieu du front, et lui partage la tête, qui tombe divisée sur ses épaules. L'insensé Battus, qui ose lutter avec le cheval et opposer un bouclier à sa fougue, est étendu, d'un coup de pied, sur la poussière ; son visage fracassé ne présente plus la forme humaine. Le chef ausonien s'abandonne alors à sa fureur, et sème l'épouvante dans la mêlée.
Tel on voit Borée fondre du pays des Gètes, bouleverser la mer en vainqueur, jusque dans ses abîmes les plus profonds; les nautoniers, jouets de la tempête, sont ballottés sur les vagues qui brisent leurs vaisseaux, et les flots bouillonnants s'élèvent par-dessus les Cyclades.
Crixus conserve peu d'espoir et prévoit son destin; il se raidit contre la mort, en cherchant à la braver. Sa barbe hideuse est rougie d'une écume ensanglantée. La rage a blanchi sa bouche, et ses cheveux sont souillés d'une poussière épaisse.
Il se jette sur Tatius, qui combattait à côté du consul, et agite avec bruit ses armes autour de lui. Tatius, roule dans l'arène. La lance mortelle qui le frappe le fait tomber sur le visage. Son cheval effrayé l'emporte, les membres embarrassés dans les courroies. Il laisse après lui une longue traînée de sang; et la pointe tremblante du dard trace un sillon incertain dans la poussière.
Scipion donnait des louanges à la mort de Tatius, et se disposait à venger ses mânes illustres, quand les éclats d'une voix horrible viennent frapper son oreille, et lui apprennent que c'est Crixus qui s'avance; car il ne le connaissait pas. A sa vue, Scipion bondit de colère, et promène ses regards sur l'ennemi qu'il brûle de combattre. Alors, animant son coursier, et passant sur sa crinière une main caressante: « Gargan, dit-il, laissons le vulgaire et les guerriers sans nom; les dieux nous appellent à de plus grands exploits. Vois-tu la démarche fière de ce Crixus, et la housse de pourpre éclatante dont se pare le Barbare?
Cette récompense sera celle de ton courage; j'y ajouterai le présent d'un frein doré ». A ces mots, poussant un cri, il provoque Crixus au combat, et le demande seul au milieu de la plaine. Une fureur égale enflamme son ennemi qui accepte le défi. Les escadrons obéissent de part et d'autre à l'ordre de s'éloigner, et laissent le champ libre aux deux chefs, qui s'arrêtent devant le front des combattants. Tel, dans les campagnes phlégréennes, Mimas, cet enfant de la terre, agitait ses étendards et faisait trembler le ciel à la vue de ses armes; ainsi Crixus ébranle les airs des cris de sa poitrine velue et soulage sa colère par d'effroyables hurlements. « N'est-il donc échappé personne à la prise et à l'incendie de Rome, pour t'apprendre avec quel bras le peuple de Brennus manie ses armes? apprends-le de moi, » crie-t-il au consul. En même temps il lance contre lui avec vigueur une pique noueuse, durcie au feu, et assez forte pour enfoncer les portes d'une ville. Le trait vole avec un bruit terrible ; mais lancé trop fort, et sans que la distance à parcourir ait été calculée, il dépasse l'ennemi déjà près de lui. Scipion alors : « N'oublie pas d'apprendre à ton aïeul Brennus et aux ombres de ses Gaulois combien tu étais loin de la roche Tarpéienne, lorsque tu es tombé, et qu'il ne t'a pas été permis d'aller voir le mont sacré du Capitole ». A ces mots le consul, ajoutant par la course à la vitesse de sa javeline, la lance avec un effort digne du corps de l'ennemi qu'elle doit atteindre. Le trait vole, perce les plis multipliés de sa cuirasse de lin garnie de cuir, et plonge jusqu'au fond de sa poitrine.
Crixus tombe ; son vaste corps reste étendu sur la terre, qu'ébranle le poids énorme de ses armes.
Telle une digue, formée par des rochers dans la mer Tyrrhénienne, lutte contre la fureur des flots et la violence des tempêtes, et retentit avec un horrible fracas sous les coups de la mer qui la déborde. Nérée mugit dans sa fureur; et les ondes, divisées par cet obstacle, reçoivent dans leur sein le mont qu'elles ont renversé. Après la perte de leur chef, les Celtes prennent la fuite. Un seul homme faisait leur espoir; de lui seul avait dépendu leur ardeur impétueuse. Ainsi, quand le chasseur, sur les hauteurs boisées du Picentin, parcourt les forêts, mettant çà et là le feu aux sombres retraites, aux halliers impénétrables, ce feu est d'abord sans violence et sans éclat; un noir tourbillon obscurcit l'air, où il s'élève peu à peu, et lance aux nues une épaisse fumée. Tout à coup un vaste incendie éclaire la montagne, la flamme pétille, et l'on voit fuir les bêtes féroces et les oiseaux, et les génisses tremblantes se cacher au fond de la vallée.
Magon, voyant les bandes des Gaulois tourner le dos, et leur premier choc, le seul décisif chez eu, devenu inutile, donne le signal aux siens, et mène au combat les cavaliers de sa nation. Ils accourent tous, et ceux qui manoeuvrent avec la bride, et ceux qui n'en font pas usage.
Tantôt, les cohortes romaines sont repoussées et prennent la fuite ; tantôt, la frayeur fait reculer les bandes africaines. Ici, sur la droite, les Romains, après bien des détours, présentent leurs lignes en forme de croissant; là, vers la gauche, les Carthaginois déploient leurs ailes circulaires. Ils se forment tour à tour par pelotons pour courir à l'ennemi; et, bientôt après, ils se rompent avec art en paraissant se débander. Ainsi on voit Eurus et Borée pousser et repousser les flots de la mer dans leur lutte violente, et emporter, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, la masse énorme des ondes qu'ils agitent de leur souffle.
Annibal, tout éclatant de pourpre, vole à son tour, ayant à ses côtés la Crainte, la Terreur et la Rage. Dès qu'il lève ce bouclier étincelant, oeuvre de la Galice, et qu'il inonde la plaine des rayons de feu qui en jaillissent, l'espoir et le courage manquent aux Romains, et, glacés d'effroi, ils ne rougissent plus de tourner le dos à l'ennemi.
Ils ne mettent plus leur gloire à périr; la fuite est le seul parti qu'ils prennent; ils souhaitent même que la terre s'entrouvre sous leurs pas. Ainsi, dans le Caucase, si le tigre vient à sortir de ses antres, les campagnes restent abandonnées; les troupeaux consternés cherchent une retraite sûre, et le monstre vainqueur parcourt sans obstacle les vallées désertes. Déjà il écarte ses lèvres et découvre ses mâchoires, comme s'il dévorait une victime, et sa vaste gueule annonce ses appétits de carnage. Métabus et Ufens à la haute taille ne purent échapper au bras d'Annibal, quoique l'un se sauvât d'une course aussi rapide que le vol de l'oiseau, et que l'autre fût emporté à toute bride sur son coursier. Annibal envoie Métabus chez les ombres, de la pointe étincelante de sa pique, coupe de son épée le jarret d'Ufens, et lui ôte avec la vie la gloire que lui avaient acquise ses pieds légers. Déjà il a immolé Sthénius, Laurus, Collinus, élevé sur les bords frais et dans les antres tapissés de mousse du lac Trucin, qu'il prenait plaisir à traverser à la nage. Massicus, frappé d'un coup de lance, accompagne ce guerrier chez les morts.
Il avait vu le jour sur la cime sacrée du mont Massique, au milieu des vignobles, et il avait été élevé sur les rives du Liris, dont les eaux tranquilles semblent ne pas couler. Ce fleuve, que les pluies ne peuvent changer, suit son cours silencieux en caressant le rivage de ses eaux limpides. Le carnage devient horrible. A peine les traits suffisent-ils à la fureur des combattants. Le bouclier heurte le bouclier, le pied foule le pied, les panaches, tremblants sur les casques, effleurent les fronts ennemis.
Trois frères combattaient avec furie aux premiers rangs.
Ils étaient fils de la Carthaginoise Barcé, qui, par une heureuse fécondité, les avait eus du Spartiate Xantippe, pendant la guerre précédente. La prospérité des armes de la Grèce, leur père général d'armée, le nom illustre d'Amyclée, Régulus fait prisonnier par les Spartiates et chargé de leurs fers, étaient d'anciens titres qui leur enflaient le cœur.
Ils brûlaient de montrer par leurs exploits dans la guerre quelle était leur origine, et de quel homme ils étaient issus. Ils voulaient ensuite visiter les cimes glacées du Taygète, se baigner dans les ondes du fleuve paternel, et connaître les lois de Lycurgue. Mais le sort et trois frères Ausoniens les empêchèrent d'entrer dans Sparte. Ces derniers, du même âge qu'eux, aussi courageux, nés dans les hauts bocages d'Égérie, étaient venus de la cruelle Aricie. Clotho ne leur permit pas non plus de revoir le lac et l'autel de Diane. Eumachus, Critias et Xantippe, glorieux du nom de leur père, les joignent et les attaquent avec furie. Tels on voit les lions en fureur, se jetant les uns sur les autres, remplir de leurs rugissements les sables arides et les rares cabanes qu'on y a dressées. Une fuite rapide emporte tous les Maures d'alentour dans les antres des rochers, ou parmi les précipices; et les femmes épouvantées préviennent les cris de leurs enfants en pressant dans leur bouche le sein où ils sont suspendus.
Les monstres, frémissant de rage, brisent dans leur gueule ensanglantée les os de leurs victimes, dont les membres se débattent encore sous la dent féroce. Ainsi la jeunesse d'Égérie, le redoutable Virbius, Capys, Albanus, parés des mêmes armes, s'élancent sur l'ennemi. Critias, se baissant un peu, renverse Albanus en lui ouvrant le ventre. Ses entrailles, s'échappant de sa blessure, remplissent son bouclier. Eumachus attaque Capys. Celui-ci tient de toute sa force son bouclier fixé sur son corps; néanmoins le fer impétueux lui abat du même coup le bras gauche avec l'arme défensive.
Ainsi cette main malheureuse, qui ne voulait pas lâcher l'égide, est abattue dans son effort et la retient encore en tombant. Il ne restait plus que Virbius à vaincre, après la mort de ses frères. Il feint l'épouvante et la fuite, et perce Xantippe de son épée, Eumachus de sa lance. Le combat devient égal : deux frères étaient tués de part et d'autre. Ceux qui restaient se percent réciproquement la poitrine, et terminent ce combat singulier en se donnant mutuellement la mort. Heureuse fin ! c'est l'amitié fraternelle qui les précipite chez les ombres ! Les siècles futurs désireront de semblables frères; un éternel honneur accompagnera leur nom dans la mémoire des hommes, si nos vers peuvent souffrir l'éclat du grand jour, et si Apollon ne leur envie point la gloire d'être lus par nos derniers neveux.
Cependant Scipion essaie d'arrêter ses troupes dispersées dans la plaine, et emploie tout ce que sa voix a de force à les rappeler. « Où reportez-vous ces drapeaux? Quelle frayeur subite vous dérobe à vous-mêmes? Si vous craignez tant de combattre au premier rang et au front même de la bataille, rangez-vous derrière moi; compagnons, chassez la crainte, et regardez le combat. Ces soldats sont les enfants de nos prisonniers. Où fuiriez-vous? Quel espoir reste-t-il après la défaite? Gagnerons-nous les Alpes? Représentez-vous Rome vous tendant les bras, de ses murs flanqués de tours, et implorant votre appui! Je vois les enfants arrachés avec violence des bras de leurs parents immolés, et le feu sacré des vestales s'éteindre dans des torrents de sang : éloignez de vous ces calamités! »
Ces instances, ces cris répétés, épuisent enfin les forces du consul, dont la gorge est remplie d'une épaisse poussière. Alors, saisissant de la main gauche la bride de son coursier et ses armes de la droite, il présente aux fuyards sa large poitrine, et, l'épée nue, il les menace, s'ils ne font tête à l'ennemi, ou de se percer de son épée, ou de les en frapper eux-mêmes.
Jupiter, regardant ce combat du haut de l'Olympe, est ému du danger que court l'intrépide consul. Il appelle Mars, et lui dit de sa bouche paternelle : « Vois, mon fils, ce guerrier magnanime ; si tu n'interviens dans cette mêlée, j'ai tout lieu de craindre quelque malheur.
Arrache-le au combat malgré ce feu, malgré cet amour du carnage où il s'oublie. Arrête aussi Annibal, car, dans sa fureur, il se promet plus d'avantage de la mort du consul, que de la défaite de tous les bataillons qui tombent devant lui. Tu vois aussi cet enfant qui ose déjà s'exposer au combat; il aspire à des exploits au-dessus de son âge, et se lasse d'attendre la puberté pour manier les armes : va, que sous ta conduite, on distingue les prémices de son courage; que, dirigé par tes soins, il ose tenter une action d'éclat, et que son premier triomphe soit de sauver son père ». Ainsi parla Jupiter. Mars aussitôt fait venir son char du fond de la Thrace, s'arme d'un bouclier d'où les feux jaillissent rapides comme la foudre, prend ce casque qu'un autre dieu eût à peine porté; endosse sa cuirasse dont le travail pénible coûta tant de sueurs aux Cyclopes, secoue au milieu des airs cette lance qui s'est rassasiée de carnage dans la guerre de Titans, et le bruit de son char remplit la plaine. La Rage, les Euménides, la Mort sous mille aspects, le suivent, comme une armée, et Bellone tout occupée de conduire les coursiers du quadrige, les presse de son fouet ensanglanté. Une horrible tempête parcourt la voûte des cieux. Des masses noires se détachent et enveloppent la terre d'un épais brouillard. La demeure de Saturne tremble ébranlée par l'arrivée du dieu des combats. Au bruit de son char, le fleuve abandonne ses rives et remonte vers sa source.
Les guerriers de Garamante avaient déjà enveloppé Scipion, et allaient faire un nouveau présent de sa dépouille et de sa tête sanglante au chef carthaginois : le héros tenait ferme, bien résolu à ne point céder à la fortune; et sa fureur croissant avec le carnage, il repoussait avec une force terrible les lances qui le menaçaient. Déjà ses membres sont baignés de son sang et de celui des ennemis : son panache est abattu; le Garamante l'emprisonne dans un cercle, le presse de plus près, le javelot levé, et lui lance un fer dont la pointe cruelle va le percer.
Le jeune Scipion a vu le trait plongé dans le corps de son père; ses joues se mouillent de larmes; la frayeur le saisit, il pâlit et frappe le ciel de ses gémissements. Deux fois il fut près de devancer la mort de son père, en tournant. ses armes contre lui-même : deux fois Mars détourna sa colère contre les Carthaginois. Le jeune guerrier s'élance avec fureur à travers les traits et les bataillons, et marche du même pas que Mars. Soudain les bandes qui enveloppaient son père se retirent, et il aperçoit sur la terre une large traînée de sang. Couvert du bouclier du dieu, il moissonne l'ennemi sous ses coups, renverse sur les armes et les cadavres des morts l'audacieux qui a blessé le consul, et immole sous les yeux paternels une multitude de combattants, victimes d'une expiation désirée. Alors il arrache précipitamment le trait qui avait pénétré jusqu'aux os, prend son père sur ses épaules, et s'éloigne avec fierté. Les bataillons, stupéfaits à ce spectacle, suspendent le combat. Le farouche Libyen s'éloigne devant lui, et l'Hibère recule au loin. Tant de piété unie à tant de jeunesse impose aux combattants un silence d'admiration. Mars s'adressant alors du haut de son char au jeune héros : « C'est toi, dit-il, qui forceras les portes de Carthage, et réduiras les Tyriens à recevoir la paix. Toutefois, cher enfant, durant le cours de ta longue vie, aucun jour ne sera plus solennel pour toi que celui-ci. Courage, courage, enfant d'une race sacrée, vrai fils de Jupiter, de plus grandes actions te sont réservées, quoique tu ne puisses en faire de plus vertueuses ». Mars, à ces mots, regagna les demeures célestes. Le soleil était à la fin de sa course, et les ténèbres retinrent dans leur camp les deux années épuisées de fatigue. Déjà Cynthia, poussée par le char de son frère, précipitait le sien, et entraînait les ténèbres avec elle; des lueurs rosâtres commençaient à poindre du sein des mers orientales. Le consul affligé, craignant la plaine si favorable aux Carthaginois, suivait les collines et se dirigeait vers la Trébie.
Deux jours avaient été employés â une retraite rapide et à un travail opiniâtre, le pont sur lequel avait passé l'armée Romaine avait ensuite été rompu, et flottait détaché de ses liens, quand les Carthaginois parurent sur les bords du rapide Éridan. Tandis qu'à l'aide de nombreux détours ils cherchent des abords faciles, des gués et un courant tranquille, Annibal fait couper des aunes dans les bois voisins, pour faire des pontons et traverser le fleuve avec ses troupes. Dans le même temps arrivait près de la Trébie l'autre consul, mandé de Sicile par mer. C'était un descendant des Gracques. Issu d'aïeux illustres et pleins de courage, ce personnage comptait avec orgueil parmi ses ancêtres des noms célèbres soit dans la paix soit dans la guerre.
Les Carthaginois étaient campés de l'autre côté du fleuve. Le succès aiguillonnait leur valeur; Annibal y ajoutait encore de pressantes paroles : « Soldats, quel troisième consul reste-t-il donc à Rome? Quelle autre armée a-t-elle en Sicile ? Voilà donc rassemblées ici toutes les forces du Latium et des habitants de la Daunie ?
Oui, que les généraux romains fassent alliance avec moi maintenant, et viennent me demander des conditions de paix. Mais toi, Scipion, qui viens d'échapper à la fureur du combat, assez malheureux pour y survivre vis donc, vis, et qu'ici encore tu doives quelque chose à ton fils; puisses-tu, à la fin de ta carrière, ne pas avoir la consolation de mourir en combattant, lorsque les destins t'appelleront!
C'est à moi qu'il convient de mourir les armes à la main ».
Ainsi s'exprime l'ardent Annibal; puis, à la tète des bandes massyles, il vient braver l'ennemi jusque dans son camp qu'il obscurcit d'une nuée de flèches, pour provoquer le soldat à en sortir.
Les Romains, de leur côté, regardent comme une honte de ne devoir leur salut qu'à des retranchements dont l'ennemi ose frapper les portes avec sa lance.
Ils sortent avec impétuosité le consul, digne descendant des Gracchus, vole hors du camp, à la tête des troupes.
Le vent agite l'aigrette qui surmonte son casque ; sur ses épaules brille le manteau de pourpre, marque glorieuse du consulat. Il se retourne pour appeler à grands cris les cohortes, et partout où il voit devant lui la mêlée s'épaissir, il s'y porte et s'ouvre un passage. Tel un torrent impétueux se précipite du haut du Pinde : la plaine, qu'il inonde, retentit au loin; il roule un quartier de la montagne avec un horrible fracas : les troupeaux, les bêtes sauvages, les forêts qu'il rencontre, sont emportés dans son cours; l'onde écumante mugit au fond de la vallée.
Non, quand j'aurais toute l'éloquence, tout le génie d'Homère, quand Apollon propice m'accorderait cent bouches à la fois; non, je ne pourrais exprimer quel carnage fit la main du grand consul; combien de sang répandit la fureur du Carthaginois.
Annibal renverse Murranus; Phalante succombe sous le bras de Gracchus. Tous deux étaient versés dans l'art de la guerre, et avaient vieilli dans ses fatigues; tous deux tombent sous les yeux de leurs généraux. Murranus était venu des cimes orageuses d'Anxur, et Phalante des bords glacés du sacré marais Tritonide. Dès qu'à l'éclat de sa parure on a reconnu le consul, Cupencus, qui affrontait encore les dangers de la guerre, bien que privé d'un oeil, lance impétueusement sa pique : ce trait s'enfonce en tremblant sur le bord du bouclier. A l'instant Gracchus, tout furieux: « Laisse donc ici, téméraire, le seul oeil qu'ait conservé ton farouche visage, et qui brille encore sous ton front mutilé ». Il dit ; et lance avec fureur une longue javeline dont il lui traverse cet oeil hagard. Annibal ne combat pas avec moins de fougue. Varenus tombe sous ses coups, malgré ses armes brillances. Varenus était de Mévanie, ville pour laquelle laboure Fulginie, riche en grasses campagnes. Là coule, dans de vastes plaines, le Clitumne, dont les eaux font blanchir les taureaux qui viennent s'y baigner. Mais alors les dieux étaient irrités, et Jupiter Tarpéien n'agréait plus l'hommage des grandes victimes nourries en ces lieux. Le léger Ibère, le Maure plus léger encore, pressent les Romains, ceux-ci de leurs javelots, ceux-là de leurs flèches - ils forment à l'envi une épaisse nuée, qui dérobe la clarté du jour. Tout l'espace situé entre la rive et le lieu du combat est couvert de traits; à peine les mourants peuvent-ils tomber, tant les rangs sont pressés.
Le chasseur Allius était venu à cette bataille des champs de la Pouille : armé de traits grossiers, il parcourait la plaine sur un cheval d'lapygie, et, fondant sur l'ennemi, il lui décochait ses javelots d'une main sûre. Sa cuirasse est formée de la peau velue d'un ours samnite, et son casque armé des défenses d'un sanglier vieilli dans les forêts. Il portait partout le désordre, comme s'il eût battu les sombres retraites d'un bois solitaire, ou suivi les traces des bêtes fauves sur le Gargan. Dès que Magon et le cruel Maharbal l'aperçoivent, ils l'attaquent avec autant d'acharnement que deux ours qui, poussés par la faim, sortent de deux antres différents pour assaillir un taureau, qui tremble entre ces deux ennemis trop affamés pour partager la proie. L'intrépide Allius tombe frappé des deux côtés. Les deux javelines viennent en sifflant lui percer la poitrine, et se rencontrent dans le coeur, qu'elles traversent : on ne sut laquelle avait donné la mort. Cependant Annibal a enfoncé les Romains, qui n'offrent plus que des groupes épars: il les poursuit en désordre; les pousse vers la rive; spectacle digne de pitié! et s'efforce de les précipiter dans les ondes.
On vit alors la Trébie, sollicitée par les prières de Junon, soulever ses flots et tenter une lutte avec une armée défaite.
La terre engloutit les fugitifs en s'affaissant sous leurs pieds, et le sol trompeur les entraîne au fond des gouffres.
En vain, par les plus grands efforts, pensent-ils s'arracher du limon où s'enfoncent leurs pieds ; la vase qui les retient enchaîne leurs mouvements et les rend immobiles : bientôt le rivage s'affaisse, les enveloppe, les abat dans cette fange qui se dérobe sous eux. On les voit alors, cherchant à s'élever sur cette pente glissante, s'agiter pour se devancer les uns les autres sur une rive inextricable; lutter avec le gazon qui cède; défaillir, retomber de tout leur poids, et s'entraîner mutuellement dans leur chute. Celui-ci, habile nageur, était près d'aborder à un endroit sûr; déjà, s'élevant au-dessus des eaux, sa main saisissait l'extrémité de l'herbe qui croît sur le rivage; déjà il allait sortir du fleuve, lorsqu'il reste suspendu, attaché à la rive par la lance qui l'a percé.
Celui-là, n'ayant plus d'armes, serre son ennemi entre ses bras, lutte contre lui, et le force à mourir avec lui dans les eaux. La mort se présente sous mille aspects divers.
Ligus est tué sur le sol même; mais, jeté au milieu des eaux, sa bouche qu'entrouvrent les sanglots s'abreuve de cette onde teinte de sang. Le bel Hirpin avait presque gagné le milieu du fleuve à la nage, et appelait à lui la troupe de ses compagnons : soudain, un cheval fougueux, emporté par le courant, et percé de plusieurs coups, le heurte : Hirpin, que ses efforts ont épuisé, est entraîné sous les ondes.
Mais le désastre augmente à l'aspect subit des robustes éléphants chargés de tours. Poussés rapidement dans ces ondes, ils y sont emportés avec autant de vitesse qu'une roche qui s'est détachée de la montagne. Ces monstres inconnus au fleuve épouvanté en refoulent devant leur poitrail les eaux écumantes qu'ils couvrent de leurs masses. C'est l'adversité qui éprouve l'homme; et le courage intrépide marche à la gloire par le chemin escarpé des travaux et des épreuves. Fibrenus, impatient d'acquérir de la renommée, et ne voulant pas périr sans gloire, s'écrie: « O fortune ! on vantera ma mort, et tu n'enseveliras pas mon nom sous ces flots. Voyons s'il est quelque chose au monde que ne puisse abattre l'épée d'un Romain, ni traverser une lame tyrrhénienne ». A ces mots, il se redresse, et porte dans l'œil droit de la bête gigantesque un trait qui demeure dans la blessure. Le monstre fait entendre un horrible rugissement, lutte contre le dard qui a pénétré dans les chairs, se lève tout droit en perdant des flots de sang, et retombe en arrière sur son conducteur renversé. Tous l'accablent alors de javelots et de flèches; assez hardis pour braver la mort, ils couvrent de blessures mortelles ses vastes membres et toute l'étendue de ses larges flancs. Sur sa croupe et sur son dos livide s'élève une forêt de lances, qu'il fait trembler en s'agitant. Il tombe enfin sous les traits qu'un long combat a épuisés contre lui; et son cadavre immense obstrue et embarrasse le cours du fleuve.
Soudain, au milieu du désastre, Scipion, bien que son pas soit ralenti par sa blessure, se jette, furieux, dans le fleuve, et fait de l'ennemi un affreux carnage. La Trébie est couverte de cadavres, de boucliers, de casques ; à peine voit-on la surface de l'eau. Mazéus tombe abattu par un javelot; Gestar, par un coup d'épée, et après lui, l'agile Péloponésien Telgon, habitant de Cyrène.
Scipion lui lance un trait qu'il a saisi dans le rapide courant du fleuve; le fer pénètre de toute sa longueur dans la bouche ouverte du guerrier, et la blessure fait claquer ses dents. Toutes ces victimes n'ont point acheté le repos par la mort même : la Trébie roule dans le Pô, et le Pô jusqu'à la mer leurs cadavres tuméfiés. Tapsus, tu péris aussi, et tu n'auras pas de sépulture : que t'ont servi le séjour des Hespérides et les bocages de ces divinités, où l'or jaunit sur les rameaux des arbres qui le portent?
La Trébie, grossie subitement, s'élève du fond de son lit, chasse de sa source tous ses flots avec impétuosité, et ramasse toutes ses forces. L'onde mugit en furie dans ses gouffres retentissants, et une seconde crue d'eau suit la première avec murmure. Le consul s'en aperçoit, et n'en est que plus irrité! « Perfide Trébie, s'écrie-t-il, tu recevras de moi un châtiment mérité! Je vais mutiler ton cours, et te répandre en ruisseaux dans les plaines gauloises,et anéantir jusqu'à ton nom. Je fermerai la source d'où tu descends : tu ne couleras plus entre ces rives, et tu cesseras d'envoyer tes eaux dans l'Eridan. Rivière funeste ! quel excès de fureur t'a donc fait prendre le parti des Carthaginois »?
Tandis que Scipion lui fait ces menaces, le fleuve, se levant tout entier, pousse le consul, et lui couvre déjà les épaules de ses flots amoncelés. Lui, debout, rassemble toutes ses forces pour lutter contre l'onde impétueuse, et en soutient le choc en lui opposant son bouclier: un autre flot, mugissant avec furie, vient alors par derrière baigner le panache de son casque. Bientôt la terre se dérobe sous ses pas, et le dieu du fleuve ne lui permet plus de prendre pied et de s'avancer sûrement : les roches rendent en échos un son rauque qui va retentir au loin; les ondes soulevées prennent part au combat de leur monarque, et le fleuve n'a plus de rives.
Alors le dieu sort des eaux; ses cheveux sont mouillés, et sa tête couronnée de joncs verdâtres : « O toi, l'ennemi de mon empire, crie-t-il au consul, oses-tu bien, dans ton orgueil, me menacer d'un châtiment, et parler d'anéantir le nom de la Trébie? Les cadavres que je roule, c'est ton bras qui les a précipités : ces boucliers, ces casques des soldats égorgés de ta main, ont embarrassé mon cours et m'ont contraint de l'abandonner.
Vois mes ondes rougies de sang et refoulées vers leur source. Suspends donc tes coups, ou va les porter dans ces plaines voisines ».
Vulcain, accompagné de Vénus, et enveloppée d'une nuée obscure, considérait ce spectacle du sommet d'un tertre.
Scipion lève les mains au ciel et se plaint amèrement : « Dieux, de la patrie, vous qui présidez au sort de la glorieuse Rome, étais-je donc réservé à cette mort ignoble, quand vous m'avez naguère conservé la vie au milieu de sanglants combats? avez-vous cru indigne de vous de me faire périr sous un bras courageux? Rends-moi, oh ! rends-moi, mon fils, aux dangers que j'ai courus; rends ton père à l'ennemi ! que je puisse braver la mort sur un champ de bataille et me montrer digne de mon frère et de la patrie »!
Émue à ce discours, Vénus gémit et tourne contre le fleuve les forces dévorantes de son époux invincible. Le feu, dispersé sur les rives, répand partout ses flammes et gagne avec furie les arbres que nourrissait le fleuve depuis des siècles. Tout le bois est embrasé ; et Vulcain, se portant dans les hauts bocages, pétille partout où il est entré vainqueur. Le sapin et son feuillage, le pin, l'aune sont déjà consumés; les oiseaux ont abandonné le peuplier, dont il ne reste plus que le tronc, et dont les branches abritaient autrefois leurs nids. La flamme avide absorbe jusqu'aux eaux les plus profondes, qu'elle attire en les volatilisant, et le sang desséché se durcit sur les rives par l'effet de la chaleur. La terre brûlée se fend au loin, s'entrouvre de toutes parts; des monceaux de cendres s'élèvent dans le lit du fleuve. L'Éridan majestueux voit avec surprise le cours éternel de ses eaux interrompu; et la troupe affligée des nymphes remplit les antres de ses lamentations. Trois fois le dieu du fleuve veut lever sa tête qui s'embrase; trois fois Vulcain, jetant sur elle une torche enflammée, le force de se replonger dans les ondes fumantes; trois fois les roseaux qui protégeaient sa chevelure la laissent à nu. Mais ses prières et ses voeux furent enfin écoutés, et Vulcain lui permit de conserver ses anciennes rives.
Scipion, épuisé, rappelle de la Trébie ses soldats découragés, et, suivi de Gracchus, il les conduit sur une colline où il se retranche. Annibal, de son côté, rend au fleuve de pieux hommages, et dresse des autels de gazon à ces ondes amies. Il ignorait, hélas! ce que les dieux méditaient de plus grand, et quel deuil, ô Trasimène! tu préparais à l'Italie!
Flaminius avait défait, quelques années auparavant, les bandes boïennes : triomphe facile pour le général romain, dans une guerre contre une nation mobile et sans ruse. Mais une lutte avec le héros Tyrien était une tout autre entreprise.
C'est lui que Junon destine aux Romains pour les commander après leur défaite; le choix de ce général devait accélérer la ruine de son armée, car sa naissance, accompagnée de malheureux auspices, ne présageait que des désastres. Revêtu de l'autorité consulaire, à peine eut-il pris les rênes du gouvernement et fut-il à la tête des bataillons, que, semblable à un pilote ignorant et inhabile à maîtriser les flots, il devient le jouet des vents, et abandonne à la furie des tempêtes le malheureux vaisseau dont il a pris le gouvernail. Emporté au hasard sur le gouffre des mers, ce vaisseau est jeté contre les écueils par la main même de celui qui le dirige. L'armée est conduite, à marches forcées, chez les peuples de Lydie, dans le voisinage de la cité, séjour de l'ancien Corythus, pays qu'habite une race de Méoniens et d'Italiens, depuis longtemps confondus. Junon presse aussitôt Annibal, dans l'intérêt de sa gloire, de s'assurer des dispositions de l'ennemi. La nature était plongée dans le sommeil, et les soucis endormis dans les coeurs, quand la déesse prend la figure du dieu protecteur du lac voisin. Les cheveux de son front humide sont ceints de rameaux de peuplier.
Elle agite l'esprit d'Annibal par une subite inquiétude, et trouble son sommeil pour lui faire entendre d'importants avis. « O toi! dont le nom si fameux est un sujet de larmes pour le Latium ; toi, que l' Ausonie mettrait au nombre de ses grands dieux si elle t'avait donné le jour, pourquoi suspendre le cours des destins? hâte-toi : les faveurs de la fortune sont passagères : va donc faire couler autant de sang ausonien que tu l'as promis à ton père, quand tu juras entre ses mains la guerre d'Italie: satisfais, par un immense carnage, aux ombres de tes compatriotes. Tu me rendras après et sans remords les honneurs qui me sont dus : je suis Trasimène, dieu de ces eaux ombragées; dans les collines qui m'entourent est une troupe envoyée d'Étrurie ».
Annibal se met en marche à cet avis, et fait descendre du haut des monts son armée joyeuse de la fureur divine. L'Apennin, qui porte dans les nues sa cime hérissée de sapins, leur opposait des rochers et des glaces. Une neige épaisse couvrait les arbres, et sur ces hauteurs des pics blanchissants élevaient jusqu'aux astres leurs frimas solidifiés.
Annibal ordonne la marche ; sa gloire passée, il la croit perdue si, après les Alpes, une seule montagne arrête ses pas. Mais c'est peu pour l'armée d'avoir franchi des cimes qui se cachent dans les nuages; elle ne voit pas de terme à ses fatigues, ni de trêve à ses travaux.
Les plaines nagent sous les eaux, la glace fondue s'épanche en mille ruisseaux qui rendent impraticables les campagnes, devenues des marais fangeux. Annibal, qui marchait tête nue à travers ces lieux inhospitaliers, y est atteint par l'inclémence du ciel. Un de ses yeux s'est fondu et a baigné son visage; mais il dédaigne le secours des médecins, et ne croit pas payer trop cher l'heureux moment d'une bataille. S'inquiétant peu de la beauté de son front, pourvu que sa marche n'éprouve aucun retard, il sacrifierait tous ses membres, si la victoire était à ce prix. Il croit voir assez encore s'il peut seulement contempler vainqueur le Capitole, et frapper de près le Romain, son ennemi. Après avoir surmonté ces rudes épreuves, il arrive enfin près du lac tant désiré, pour y venger sur une foule de victimes la perte de son oeil.
En ce moment des sénateurs arrivent de Carthage dans son camp. Le sujet de leur voyage avait de l'importance, et leur message était triste. D'après les coutumes de ce peuple, apportées par l'étrangère Didon, on apaisait les dieux par des sacrifices humains; et on déposait, spectacle horrible! des enfants sur leurs autels en feu. Tous les ans le sort désignait les victimes infortunées d'un culte, imitation cruelle de celui de Diane en Tauride. Le destin venait d'exiger le fils d'Annibal, et Hannon, son constant adversaire, réclamait l'exécution de cette volonté des dieux. Cependant Carthage craignait le ressentiment de son général en armes, et voyait dans le fils le portrait imposant de son redoutable père. Imilcé ajoutait encore à ce trouble des esprits, en se montrant le visage défait et les cheveux en désordre, et en remplissant la ville de ses clameurs déchirantes. Telle, dans les fêtes de Bacchus, on voit une Ménade en fureur parcourir le Pangé, et exhaler au dehors la rage dont elle est remplie.
Au milieu des femmes de Carthage, elle s'écrie, comme la Ménade, à la lueur des torches : « O mon époux ! en quelque partie du monde que tu fasses la guerre, ramène ici tes drapeaux. Ici, dans ta patrie, est un ennemi plus terrible. Maintenant, peut-être, au pied des remparts de Rome, tu reçois, héros intrépide, mille traits sur ton bouclier, et tu agites la torche ardente qui doit porter l'incendie au milieu du Capitole. Et voilà qu'au sein de ta patrie, on entraîne devant un autel impitoyable le premier, le seul enfant qui doive perpétuer ta race. Va donc maintenant, le fer à la main, ravager les villes romaines, ouvre-toi des routes jusqu'alors impraticables, déchire les traités jurés au nom de tous les dieux ; telle est la récompense que te réserve Carthage ; tels sont les honneurs qu'elle te rend !
Eh ! quelle est donc cette piété qui arrose de sang les temples des dieux? Hélas! la première cause des crimes des hommes, c'est leur ignorance de la nature divine. Allez, qu'un encens pieux accompagne vos justes demandes, et loin de vous ce culte barbare avec les meurtres qu'il commande. Dieu est doux et ami de l'homme. Qu'il suffise donc désormais de voir immoler des taureaux sur les autels, ou, si c'est votre opinion inébranlable que les dieux veulent le mal, me voici, moi la mère du fils d'Annibal ; accomplissez sur moi vos voeux sacrilèges.
Pourquoi ravir à la Libye un enfant d'un si grand caractère? La journée des îles Égates, qui a vu s'abîmer sous les flots la puissance carthaginoise, serait-elle plus déplorable que celle où la patrie, par un sort cruel, se verrait privée de mon noble époux »?
Ces plaintes ramenèrent au parti de la prudence les sénateurs, flottants entre la crainte des dieux et le courroux des hommes. En conséquence, on laissa Annibal maître de se soustraire à l'arrêt du sort, ou de se conformer au culte des dieux. Après cette décision, Imilcé, hors d'elle-même, et tout agitée, redoute le coeur impitoyable du magnanime Annibal.
A ces paroles, qu'il écoute avec avidité, celui-ci répond :
« O Carthage ! quelle reconnaissance, digne d'une telle faveur, pourra te témoigner Annibal, lui que tu viens d'égaler aux dieux mêmes?
Comment m'acquitter justement envers toi? O ma patrie! Jour et nuit je serai sous les armes ; et j'enverrai d'Italie, dans tes temples, les plus nobles victimes du sang de Quirinus. Quant à mon fils, qu'il vive, qu'il ait pour héritage mes armes et mon amour des batailles. Mon fils, doux espoir de son père, unique salut de l'empire carthaginois, malgré les menaces de Rome, souviens-toi de faire la guerre aux enfants d'Énée, sur terre et sur mer, tant qu'un souffle de vie te restera. Marche, les Alpes te sont ouvertes; poursuis mes travaux. Et vous, dieux de la patrie, vous dont les temples sont arrosés de sang, dont le culte est la terreur des mères, tournez ici un visage riant, et soyez attentifs ; je vous prépare des sacrifices sur un autel colossal. Toi, dragon, occupe la hauteur qui est devant nous, toi Choaspe, les collines qui sont sur la gauche ; et que Sychée aille, par des chemins couverts, s'emparer des gorges et des défilés. J'irai moi, reconnaître le lac Trasimène, avec quelques troupes légères; et je chercherai pour les dieux les victimes que lui vaudra cette journée. Car le dieu du lac m'a solennellement promis les plus grands succès. Vous en serez témoins, ô mes concitoyens ! et vous en porterez la nouvelle à Carthage ».