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Silius Italicus

LIVRE III

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Dès que Carthage eut rompu le traité et renversé les murailles de la fidèle Sagonte sans l'aveu du Père des dieux, le vainqueur vole chez les peuples situés aux extrémités du monde, et passe à Gadès, colonie du sang Tyrien. Il a soin d'interroger les oracles et leur science prophétique; il veut savoir à qui est destiné l'empire. Bostar met immédiatement à la voile; il a ordre d'aller apprendre les décrets du destin. C'est une antique croyance, conservée dans le renouvellement des âges, qu'il est un temple chez les brûlants Garamantes, digne de le disputer aux antres de Delphes, temple où Hammon, assis sur un trône élevé, et la tête ornée de cornes, dévoile, au fond d'un bois sacré, les siècles futurs aux mortels. C'est là qu'Annibal demande un augure pour ses desseins et veut connaître, avant le jour marqué, les hasards de l'avenir et les vicissitudes de la guerre. Le vainqueur carthaginois rend ensuite ses hommages aux autels d'Hercule. Il les charge des dépouilles qu'il a ravies à demi brûlées à la citadelle de Sagonte fumante. C'était un bruit conforme à la vérité, que les poutres posées à l'origine du temple duraient encore, et que de- puis ce temps les mains des constructeurs de l'édifice les avaient seules touchées. Aussi, se plait-on à croire qu'un dieu y a fixé sa demeure, puisqu'il en écarte la vétusté. Les prêtres, à qui seuls appartient l'honneur d'entrer dans le sanctuaire, ont fermé l'entrée de ce temple aux femmes, et en éloignent soigneusement les porcs. Ils portent tous, devant les autels, des vêtements d'une même couleur. Le lin couvre leurs membres, et une bandelette pélusienne brille sur leurs tempes. Ils ont d'ordinaire une robe traînante lorsqu'ils offrent l'encens, et, selon l'antique usage, cette robe est bordée de pourpre quand ils immolent des victimes. Ils sont pieds nus, ont la tête rasée, et gardent le célibat. Sur les autels brûle un feu dont la flamme ne doit pas s'éteindre. Nulle image, nulle statue des dieux ne remplit le lieu saint d'une majesté divine et n'y imprime une crainte religieuse.
Sur la porte, on voit en bas-reliefs les travaux d'Alcide; à ses pieds l'hydre de Lerne et ses têtes de serpents abattues; le lion de Cléone ouvrant sa gueule sous l'effort des mains qui l'étranglent; le gardien du Styx, qui effrayait naguère les ombres de ses horribles aboiements, est arraché pour la première fois de son antre éternel, et s'indigne contre ses fers: Mégère y craint aussi des chaînes. près de ces images sont les chevaux du roi de Thrace, le monstre d'Érymanthe, et le cerf aux pieds d'airain dont le bois dépasse les arbres les plus hauts; et ce Libyen, fils de la terre, si difficile à vaincre tant qu'il touchait le sein maternel. On y voit terrassés, les centaures, espèce de monstres aux membres d'une double nature; et le fleuve d'Acarnanie, le front privé d'une corne. Au milieu de ces trophées brille le feu divin du mont Oeta, et les flammes qui enlèvent aux cieux la grande âme du héros.
Après avoir à loisir charmé ses yeux de ce tableau du courage, Annibal contemple ailleurs d'autres merveilles. C'est la mer soulevant hors des abîmes la masse de ses eaux qu'elle lance subitement sur la terre, où elle ne laisse plus de rivages, et dont elle change les campagnes en de vastes étangs. En effet, là où Mérée sort de ses antres azurés, et agite les ondes du fond de l'empire de Neptune, les eaux s'élèvent comme une montagne énorme qui, retombant en flots épais, se prolonge sur l'Océan, semblable à un torrent impétueux. Alors la plaine liquide, agitée par ce terrible trident, lutte contre la terre pour en couvrir la surface. Bientôt ce flot brisé revient sur lui-même et reflue en bouillonnant; le vaisseau reste à sec sur la plage abandonnée par la mer, et les nautonniers couchés sur leurs bancs en attendent le retour. C'est la lune qui trouble l'empire de la vagabonde Cymothoé, et qui produit ces agitations. Lançant son char sur les ondes, elle les pousse et les ramène; Téthys refoulée suit le mouvement.
Annibal, préoccupé de mille soins, voit toutes ces choses à la hâte. Sa première pensée est de soustraire aux dangers de la guerre celle qui partage sa couche, et son fils encore à la mamelle.
Cette épouse avait allumé pour le jeune héros le flambeau virginal d'un premier hyménée, et sa tendresse la rappelait à son esprit. Leur enfant, né aux portes de Sagonte, n'avait pas encore une année lunaire. Résolu de s'en séparer, et d'éloigner ces deux objets de son amour du théâtre des combats, le chef carthaginois s'adressant à eux : «Doux espoir de la fière Carthage, ô mon fils! dit-il, puisses-tu, redouté des Romains, surpasser la gloire de ton père, et te faire par tes exploits un nom plus grand que celui de ton aïeul! puisse Rome intimidée, compter tes jeunes années en présageant le deuil des mères de ses guerriers! Si mon coeur, sondant l'avenir, n'est pas le jouet de vains pressentiments, quel fléau sera cet enfant pour la terre d'Italie!
Voilà bien les traits de son père; ses yeux menaçants sous un sourcil farouche.
Dans ses mâles vagissements, je reconnais le germe des colères paternelles. Mais toi, chère épouse, si quelque dieu s'opposait à mes grandes entreprises et arrêtait par ma mort ces premiers succès, conserve ce gage promis à la guerre.
Lorsqu'il pourra parler, qu'il aille, conduit par toi, comme moi dans mon enfance, toucher les autels d'Élisse de ses faibles mains, et qu'il jure, sur la cendre de son père, guerre au Latium. Puis, dès qu'un premier duvet annoncera la puberté, qu'il vole aux combats, qu'il foule aux pieds l'alliance de Rome, et qu'il aille en vainqueur m'élever un tombeau sur le sommet du Capitole. Et toi, qui devras ta gloire à la naissance de cet enfant précieux, et que ta fidélité rend si digne de respect, fuis les hasards, les périls de la guerre; renonce à ses pénibles travaux. A nous seuls les rochers hérissés de neige, avec leurs cimes qui soutiennent le ciel; à nous la fatigue qui montre Alcide en sueur à sa marâtre étonnée; à nous les Alpes avec leurs dangers plus redoutables que ceux de la guerre.
Mais si le sort dément les promesses favorables qu'il m'a faites, s'il s'oppose à mes entreprises, puisses-tu jouir alors de la plus longue vieillesse.
Il est juste que les Parques filent plus lentement la trame de tes jours que celle des miens » . Imilcée voudrait s'opposer à ce dessein. Elle était issue du Phocidien Castalius, fondateur de Castulo, qui reçut de lui le nom de sa mère, prêtresse d'Apollon. Ainsi, Imilcée remontait par ses aïeux à une souche sacrée. Au temps où Bacchus domptait les peuples de l'Èbre, ébranlant Calpé du thyrse dont il armait ses ménades, Milichius, né d'un satyre lascif et de la nymphe Myrice, régnait au loin sur ces campagnes où il avait vu le jour, et il portait sur son front une corne, à l'image de son père. Telles étaient la patrie d'Imilcée et sa noble origine; le nom de Milichius ayant toutefois éprouvé une légère altération dans cette langue étrangère.
Elle commence en ces termes, en versant d'abondantes larmes: « Oublies-tu donc que ma vie dépend de la tienne? quoi! tu me refuses de continuer à partager tes dangers! Est-ce là le prix de notre union, des prémices de mon amour? Moi, ton épouse, je manquerais de courage pour franchir à ta suite ces monts hérissés de glace! juge mieux le courage d'une femme.
Un chaste amour sait braver les plus grands périls. Si cependant tu ne considères en moi que le sexe, si tu as résolu de me quitter, je cède et n'arrête plus le destin. Puisse le ciel t'être favorable! Pars sous d'heureux auspices; pars, et que les dieux écoutent ma prière. Au milieu des armées, dans la chaleur des combats, souviens-toi de cette épouse ; de cet enfant que tu laisses loin de toi. Car je crains moins les Romains, le fer, le feu, que ton bouillant courage. Je sais avec quelle impétuosité tu te précipites au milieu des combattants, et exposes ta tête à tous leurs traits. Aucun succès ne rassasia jamais ta valeur, et pour toi la gloire n'a point de bornes. Tu te persuades que mourir au sein de la paix est un déshonneur pour des guerriers. Oui; la crainte s'empare de tous mes sens. Ce n'est pas que je redoute l'effort d'aucun héros qui oserait se mesurer seul avec toi; mis --- ô dieu des combats! par pitié, éloigne de sinistres présages, conserve cette tête si chère; que les traits ennemis la respectent » .
Ils s'étaient, dans leur course, avancés déjà jusqu'au rivage : ils s'arrêtent sur ses bords.
Déjà le vaisseau à quelque distance laissait voir les matelots suspendus à ses vergues, et déployait les voiles que le vent commençait à enfler, lorsque 'Annibal s'empressa de calmer les inquiétudes d'Imilcée, et de relever son courage abattu par tant de sujets de douleurs. « Fidèle épouse, dit-il, cesse de craindre et de pleurer dans la paix et dans la guerre, le terme de la vie est fixé pour chacun : le premier de nos jours amène à sa suite le dernier. Ce n'est qu'au petit nombre des âmes ardentes qu'il est réservé d'avoir un nom qui passe de bouche en bouche à la postérité. Celles-là, le père des dieux les destine au séjour du ciel. Souffrirai-je donc que Carthage asservie subisse le joug romain? Obsédé par les mânes, j'entends dans le silence des nuits l'ombre de mon père m'accabler de reproches. J'ai sous les yeux ces autels dressés pour le redoutable sacrifice, et la rapidité de la vie me défend de différer davantage.
Resterai-je ici oisif? Carthage seule connaîtrait Annibal ! l'univers ne saurait pas qui je suis! la crainte de la mort me ferait renoncer à la gloire! Quelle différence y a-t-il donc entre la mort et la vie d'un obscur citoyen? Ne crains pas cependant qu'un élan téméraire m'emporte a la gloire. Je connais le prix de la vie : j'estime aussi la vieillesse, et je sais qu'il est glorieux de prolonger ses ans au sein de la renommée. Toi-même, ne dois-tu pas recevoir le prix de la guerre que j'aurai faite ? Que les dieux servent mon bras, et tout le Tibre te sera soumis. Le riche habitant de Rome et les femmes de l'Italie seront tes esclaves »  Tandis qu'ils se font ces mutuelles prières, auxquelles se mêlent des larmes, le patron du navire, debout sur la poupe, juge la mer favorable. Il appelle Imilcée qui retardait l'instant de son départ, et l'arrache aux embrassements de son époux. Tous deux attachent leurs regards l'un sur l'autre, et restent enchaînés au rivage. Enfin le vaisseau vole avec rapidité sur la plaine liquide, la mer les dérobe à la vue l'un de l'autre, et la terre disparaît.
Cependant Annibal se dispose à faire taire sa tendresse au milieu des soins de la guerre. Il revient précipitamment à la ville, en parcourt les murailles, examine tout d'un oeil attentif. Son courage indomptable cède enfin à l'excès du travail, et son âme guerrière reprend des forces dans le sein du sommeil.
Mais le grand Jupiter veut exercer dans les périls les fils des Troyens, élever jusqu'aux cieux leur gloire par les guerres sanglantes, et rappeler ainsi les travaux de leurs ancêtres. Il précipite, en conséquence, les projets d'Annibal, trouble son repos, et interrompt tout à coup son sommeil par une apparition effrayante. Déjà Mercure avait traversé dans son vol rapide les ténèbres humides de la nuit, et apportait sur la terre les ordres du père des dieux. Soudain il s'adresse au héros, qui réparait ses forces dans un sommeil paisible, et l'aiguillonne de ces reproches amers. « Chef des Libyens, il est honteux à un général de dormir toute une nuit. La vigilance seule assure à celui qui commande le succès des armes. Tu vas voir les Latins troubler toutes les mers couvertes de leurs vaisseaux; leur jeunesse s'y précipite en foule, tandis que la mollesse enchaîne tes projets sur la terre d'Ibérie. Est-ce donc assez pour ta gloire, est-ce assez pour immortaliser ta valeur, d'avoir renversé Sagonte par un si grand effort? Allons, si ton âme peut concevoir de grands et audacieux desseins, hâte-toi de voler sur mes pas et de me suivre où je t'appelle. Je te défends de regarder en arrière: telle est la volonté du maître des dieux. Je vais te transporter vainqueur devant les murs de la superbe Rome » .
Déjà Mercure semblait lui saisir la main et l'entraîner en Italie à pas précipités. Annibal le suivait avec joie, quand tout à coup à ses côtés un fracas horrible, et derrière lui des sifflements sortis d'une gueule furieuse, percent les airs et le glacent d'épouvante. Dans sa frayeur extrême, il oublie ce que lui prescrivaient les dieux, et le trouble lui fait retourner la tête. Un noir dragon, aux écailles résonnantes, se roulait en anneaux terribles, arrachant les forêts du sommet des montagnes brisant les chênes dans ses immenses replis, entraînant les quartiers de roche dans les précipices. Le monstre est aussi grand que celui qui s'approche, en tournant, des deux Ourses, et dont la marche sinueuse embrasse ces deux constellations inégales.
Dans sa rage, il ouvre une aussi effroyable gueule et sa tête s'élève jusqu'à la cime orageuse des montagnes. Le ciel déchiré répète au loin de sinistres murmures et laisse tomber une eau glacée mêlée de grêle. Annibal est effrayé de cette vision extraordinaire : son sommeil était alors léger, et la nuit, penchant vers son déclin, était éclairée à demi d'une lumière émanée du dieu dont la verge dissipe les ténèbres: le héros se demande quel est ce monstre; où il traîne le corps énorme dont il presse la terre, et quels peuples il semble menacer d'engloutir.
Le dieu élevé dans les antres frais du bienveillant Cyllène lui répondit : « Tu vois la guerre que tu as appelée de tes voeux, la guerre la plus sanglante. Le ravage des forêts, les tempêtes qui troublèrent le ciel ébranlé, le carnage des peuples, la ruine effroyable de la nation romaine: le deuil et les larmes accompagneront tes pas. Tel tu vois ce monstre aux anneaux livides précipiter dans la plaine, du haut des montagnes, les forêts déracinées, et abreuver au loin la terre de son fiel écumant; tel tu descendras en furie des Alpes vaincues, et tu envelopperas l'Italie dans une guerre funeste, renversant avec autant de fracas les villes démantelées » .
A ces mots, Mercure, et avec lui le Sommeil, abandonnent le héros à ses agitations. Une sueur froide coule sur tous ses membres : avec une joie mêlée de crainte, il se retrace le songe et ses promesses, et revient sur les prodiges de la nuit. Déjà il a préparé l'hommage d'un sacrifice au maître des dieux et à Mars, pour l'heureux présage qu'il en a reçu. Avant tout il immole un taureau blanc sur les autels de Mercure, en reconnaissance de ses avis. Il ordonne ensuite de lever les étendards, et soudain le camp retentit des clameurs dissonantes de tant de nations diverses.
Dis-nous, Muse, quels criminels motifs ont soulevé tant de peuples et les ont poussés contre le Latium. Quelles villes arma la Libye chez le redoutable Ibère, quels bataillons elle assembla sur le rivage Parétonien, lorsqu'elle osa prétendre à l'empire du monde, et soumettre la terre à un autre joug. Non, jamais tempête ne déploya une plus grande furie : la guerre terrible que portaient à Troie les mille vaisseaux de la Grèce n'a point grondé si fortement ni autant effrayé l'univers tremblant.
La jeunesse de Carthage déploya ses drapeaux la première. A l'agilité des membres, elle ne joignait pas la noblesse d'une taille élevée: mais elle était habile à tromper, et prompte à inventer des stratagèmes; couverte d'un bouclier grossier, elle combattait avec une courte épée, nu-pieds, sans ceinture, et vêtue d'une robe rouge, afin de cacher aux ennemis le sang qui, dans le combat, coulait de ses blessures. Magon, frère d'Annibal, les conduit. Revêtu d'une pourpre éclatante, on le distingue au-dessus des autres se plaisant à faire retentir le char qu'il dirige. sous les armes, il respire toute l'audace de son frère.
Près des escadrons sydoniens, s'étendaient ceux d'Utique, ville très ancienne, et bâtie même avant l'antique citadelle de Byrsa. Ensuite s'offraient ceux d'Arpis, cette ville au rivage bordé de murs, ouvrage des Sicaniens, et flanquée de tours dont l'ordre circulaire figurait un bouclier. Mais leur chef Sichée attirait tous les regards. Issu d'Asdrubal, il portait un coeur gonflé d'un vain orgueil, à cause de l'illustre origine de sa mère, et ne cessait de répéter avec jactance le nom d'Annibal, son oncle.
On vit aussi apparaître les soldats qui habitaient l'aquatique Bérénice, et ceux que la brûlante Barcé, au fond de ses déserts arides, envoyait aux combats, armés d'une pique au fer acéré. Cyrène elle-même, habitée par les descendants du chef péloponnésien, engagea dans cette guerre les perfides Battiades, conduits par llertès, ce chef prompt au conseil, lent à l'action, et qu'Amilcar estimait autrefois.
Sabratha et Leptis fournirent leurs troupes Tyriennes; OEa, un mélange d'Africains et de colons de Trinacrie. Lixus envoya des bords du détroit rapide les peuples du Tanger. Après eux venaient les soldats de Vaga et d'Hippo, séjour des anciens rois; ceux de Ruspine, que son port met à l'abri des fureurs de la haute mer : ceux de Zama, de Tapsus, maintenant engraissé du sang des Rutules. Stulée commandait tous ces peuples; ce chef, d'une haute stature, que ses armes rehaussaient encore, soutenait sa renommée héréditaire par ses exploits autant que par son nom, qui rappelait Hercule, et élevait sa tête altière au-dessus de tous les bataillons.
Venaient ensuite les Éthiopiens, nation connue sur les bords du Nil, où elle taille l'aimant.
Chez eux seuls on découvre cette pierre admirable, qui, approchée de la roche, en attire le fer sans qu'il soit touché. A eux s'étaient joints les Nubiens, dont le corps brûlé témoignait de l'ardeur excessive du soleil. Ils ne portent ni un casque d'airain, ni une cuirasse toute de fer: ils ne savent pas tendre un arc.
Le lin, plusieurs fois roulé autour de leur tête, suffit pour la défendre: ce lin protége aussi leurs flancs.
Ils lancent des javelots que le poison rend dangereux, et imprègnent d'un venin brûlant le fer de leurs lances.
Les Maceses du fleuve Cinyphe apprirent alors à camper régulièrement comme les Carthaginois.
Une barbe hideuse cache le menton de ces guerriers : ils couvrent leurs épaules d'une peau de bouc avec ses poils, et leur main est armée d'une catéie recourbée. Au contraire, les Adyrmachides portent une rondache de cuir peinte de diverses couleurs, avec une épée que l'art a recourbée, et un cuissard à la jambe gauche. Au reste, ce peuple vit d'aliments grossiers et se contente de peu : il fait cuire sur le sable brûlant les tristes mets dont il se nourrit. Les Massyles eux-mêmes apportèrent leurs étendards éclatants, ils étaient venus des extrémités du monde, du fond des bois des Hespérides. A leur tête était le redoutable Bocchus, dont les cheveux pendaient en tresses, et qui, dans les forêts sacrées des rivages de son empire, voyait croître l'or parmi les branches des arbres.
Vous laissâtes aussi vos cabanes pour vous rendre au camp d'Annibal, Gétules, accoutumés à vivre au milieu des bêtes sauvages, vous qui savez vous faire comprendre des animaux les plus farouches, et parvenez à apprivoiser les lions. Sans demeure fixe, ces peuples habitent des chariots. Ils passent leur vie à parcourir les plaines en nomades, traînant partout avec eux leurs errantes demeures. C'est du fond de ces plaines qu'étaient accourus ces escadrons ailés, montés sur des chevaux dociles au fouet, et plus rapides que l'Eurus. Ainsi lorsque le chien de chasse de Laconie remplit en courant les halliers de ses aboiements, ou quand celui de l'Ombrie, à l'odorat si fin, vole sur la joie du gibier qu'il a fait lever, les cerfs épouvantés fuient au loin par troupeaux. A leur tête marchait, l'air triste et le front chargé de nuages, Acherras, frère d'Asbyte, cette reine qui venait de périr. Une peuplade adonnée à la médecine s'agitait avec bruit parmi les bataillons : c'étaient les Marmarides, dont les enchantements font oublier aux serpents leur venin : le Céraste, touché par eux, devient un reptile innocent.
On voyait ensuite s'avancer la robuste jeunesse de Baniure. Ces peuples, privés du fer, se contentent de durcir la pointe de leurs javelots à un feu modéré. Avides de combattre, ils murmuraient des menaces. Avec eux étaient venus les Autololes, tribu ardente et légère à la course. Ils devancent et le coursier agile et le torrent impétueux, tant leur fuite est rapide! Ils le disputent même à l'aile des oiseaux; une fois lancés dans la plaine où ils volent, en vain on y chercherait la trace de leurs pas. On vit aussi dans cette armée les peuples que le suc d'un arbre a rendus célèbres, et qui se repaissent des fruits du délicieux lotos, qui fait oublier à l'étranger sa patrie; et les Garamantes qu'épouvante le noir et brûlant poison des dipsades furieuses qui rampent dans leurs vastes déserts. On dit que Persée, emportant la tête de la Gorgone abattue, le sang de cet horrible monstre tomba dans la Lybie, et couvrit tout le pays de serpents semblables à ceux de Méduse.
Choaspe, guerrier célèbre, conduisait mille de ces soldats. Il était né dans l'île Meninge, illustrée par Ulysse; sa main terrible était constamment armée d'un javelot fameux, la tragule. A ces peuples s'étaient réunis les Nasamons, nation maritime, hardie à fondre sur ceux qui ont fait naufrage, et à ravir à la mer la proie qu'elle réclamait. Enfin, venaient les peuples habitant les bords des profondes eaux du marais Tritonide. La déesse de la guerre sortie, dit-on, de son sein, répandit d'abord en Libye l'olivier nouvellement découvert.
Tout l'Occident se présentait aussi en armes ainsi que ses peuples les plus lointains. Le premier était le Cantabre, que le froid, la chaleur, la faim ne pouvaient dompter, et qui sortait triomphant des plus difficiles entreprises. Chez ce peuple, qui aime les dangers avec passion, on se fait une loi, dès que la lente vieillesse a fait blanchir les cheveux, de prévenir l'inaction et 1a décrépitude en se précipitant du haut d'un rocher. Il ne pourrait supporter la vie sans les combats ; car il ne respire que pour les armes, et l'opprobre pour lui, c'est d'être en paix.
Le second, tout arrosé des larmes de l'aurore, était venu d'un monde étranger. Il avait fui sa terre natale pour passer dans d'autres climats : c'étaient les Asturiens, descendants d'Astyr, écuyer malheureux de Memnon. Ces peuples montent de petits chevaux qui ne sont pas faits pour la guerre, mais dont le pas précipité ne fait éprouver aucune secousse, ou dont l'élan toujours égal emporte mollement un char rapide. Erdus est à leur tête; chasseur infatigable, il parcourait les cimes des Pyrénées, ou bien, armé d'un trait maure, il attaquait de loin l'ennemi. Les Celtibériens venaient à leur suite. Jaloux de périr dans le combat, ils regardent comme un crime de brûler le corps de ceux qui meurent ainsi. Ils pensent que leurs âmes retournent au ciel vers les dieux, si leurs cadavres sont déchirés par le vautour avide.
La riche Galice envoya également sa jeunesse habile à découvrir l'avenir dans les fibres des victimes, dans le vol des oiseaux et dans la flamme du ciel. Ces peuples, tantôt vociféraient des vers barbares dans leurs chants nationaux, tantôt, frappant la terre de leurs pieds qui la touchent tour à tour, se divertissaient à heurter en cadence leurs boucliers retentissants. Tels sont les jeux, les amusements de ces guerriers; tel est leur plus cher plaisir. Les travaux, du reste, sont chez eux le partage des femmes. L'homme passerait pour un lâche s'il ensemençait les sillons, ou s'il enfonçait dans la terre le soc d'une charrue. Tout ce qui est étranger au dur exercice de la guerre fait l'occupation de leurs compagnes infatigables. Ils étaient conduits par Viriathus, qui amenait aussi le Lusitanien, arraché à ses cavernes lointaines. Viriathus était alors à la fleur de l'âge, et ce nom allait bientôt devenir célèbre par les défaites des Romains.
Les Cerrétans, anciens soldats de Tirynthe, et le Vascon, toujours sans casque, s'empressèrent d'apporter leurs secours. Viennent ensuite ceux d'Ilerda, qui fut témoin, dans les âges suivants, de la fureur des guerres civiles; le Concan qui s'abreuve du sang de son cheval, et rappelle par sa férocité le Massagète dont il descend. Déjà la Phénicienne Ébusus a saisi ses armes ; l'Arbace a saisi les siennes ; on le voit presser l'ennemi sans relâche de son aclyde ou de son mince javelot. A leur suite vient le Baléare qui reconnaît Triptolème pour père et l'Inde pour son berceau, et qui combat en faisant voler de sa fronde le plomb meurtrier. Puis, le Gravien, nom corrompu des Grecs, et la jeunesse étolienne partie de Tyde, et qui remonte à Énée. Carthagène fondée par l'ancien Teucer, la Phocéenne Emporia, Tarraco, dont les vins ne le cèdent qu'à ceux du Latium, envoyèrent aussi leurs troupes. Au milieu de ces bataillons on distinguait, à l'éclat des cuirasses, la cohorte Sédétane, envoyée des bords du froid Sucro, par la ville de Sétabis, leur patrie.
Sétabis se vante de faire de plus belles toiles que les Arabes, et de tisser le lin avec autant d'art que Péluse. Mandonius et Céson, fameux par son adresse à dompter les chevaux, commandent ces peuples, et leurs travaux réunis ont élevé ces tentes. Balarus exerce aussi dans la plaine les bandes légères des Vettones. Chez eux, dès que le doux printemps a ramené les tièdes zéphyrs, les juments ouvrent leur sein à l'haleine amoureuse du vent, et conçoivent par l'effet de cette fécondation mystérieuse. Mais la race qui naît de ces mères ne vit pas longtemps; la vieillesse l'atteint bientôt, et sept années sont le plus long espace de temps qu'elle puisse passer à l'étable.
Uxama, dont les Sarmates ont élevé les murs, ne voltige pas sur des coursiers si agiles. Mais elle amène au camp des chevaux qui vivent plus longtemps. Durs et vigoureux, à peine souffrent-ils le mors et obéissent-ils au cavalier.
Rhyndacus commande les troupes d'Oxama.
Leur arme est une lance : l'ouverture béante d'une mâchoire de bête féroce rend leur casque effrayant. Ils passent leur vie à la chasse, ou, comme ont fait leurs pères, pourvoient à leurs besoins par la violence et les rapines.
Au premier rang brillaient aussi les étendards de la Phocidienne Castulo, ceux d'Hispalis, célèbre et par son commerce maritime, et par le flux et le reflux de l'Océan; ceux de Nébrissa, fidèle au culte de Bacchus. Cette ville est le séjour des légers satyres et des ménades qui célèbrent la nuit les mystères de Bacchus, la tête couverte de la peau sacrée.
Cartéia aussi, arma les descendants d'Arganthon.
Ce roi fut, dans l'antiquité, le mortel qui parvint au plus grand âge : il passa un siècle et demi les armes à la main. Tartesse, qui voit coucher le soleil; Munda, qui devait renouveler pour l'Italie les malheurs des champs Émathiens; Cordoue, la gloire d'une contrée qui produit l'or, ne restèrent pas non plus dans l'inaction. Leurs bataillons étaient commandés par le blond Phorcys, et par Arauricus, guerrier redoutable dans ces contrées couvertes d'épis. Tous deux du même âge, ils étaient nés sur les rives fertiles du Bétis, dont les bras sont ombragés d'oliviers.
Tels sont les bataillons nombreux qu'Annibal traîne à sa suite à travers les campagnes noires de poussière. Couvert de ses armes, il regarde, aussi loin qu'il peut porter sa vue, ces brillants étendards. Il marche triomphant; une ombre immense couvre la terre derrière lui. Tel Neptune, tenant en bride ses coursiers, traverse sur son char la plaine liquide, et se rend aux extrémités des mers où se plonge le soleil. La troupe des Néréides s'élance toute entière hors de ses antres : on les voit rivaliser entre elles dans le jeu familier de la nage, et enlacer leurs bras d'albâtre sur les ondes transparentes.
Cependant le chef carthaginois, foulant aux pieds la paix du monde, s'avance vers les cimes boisées des Pyrénées. Du haut de ces montagnes couvertes de nuages, Pyrène voit de loin l'Ibère séparé du Celte, et occupe la barrière éternelle qui divise ces deux vastes contrées : c'est le nom de la vierge, fille de Bébryce, qu'ont pris ces montagnes: l'hospitalité donnée à Hercule fut l'occasion d'un crime. Alcide se rendait, pour l'accomplissement de ses travaux, dans les vastes campagnes du triple Gérion.
Sous l'empire du dieu du vin, il laissa dans le redoutable palais de Bébryce la malheureuse Pyrène déshonorée ; et ce dieu, s'il est permis de le croire, oui, ce dieu fut ainsi la cause de la mort de cette infortunée. En effet, à peine eut-elle donné le jour à un serpent, que, frémissant d'horreur à l'idée d'un père irrité, elle renonça soudain, dans son effroi, aux douceurs du toit paternel, et pleura, dans les antres solitaires, la nuit qu'elle avait accordée à Hercule, racontant aux sombres forêts les promesses qu'il lui avait faites. Elle déplorait aussi l'ingrat amour de son ravisseur, quand elle fut déchirée par les bêtes féroces. En vain elle lui tendit les bras, et implora son secours pour prix de l'hospitalité. Hercule, cependant, était revenu vainqueur; il aperçoit ses membres épars, il les baigne de ses pleurs, et, tout hors de lui, ne voit qu'en pâlissant le visage de celle qu'il avait aimée. Les cimes des montagnes, frappées des clameurs du héros, en sont ébranlées. Dans l'excès de sa douleur, il appelle en gémissant sa chère Pyrène : et tous les rochers, tous les repaires des bêtes fauves retentissent du nom de Pyrène. Enfin il place ses membres dans un tombeau, et les arrose pour la dernière fois de ses larmes. Ce témoignage d'amour a traversé les âges, et le nom d'une amante regrettée vit à jamais dans ces montagnes.
Déjà l'armée, traversant les collines et les épaisses forêts de pins, avait franchi la porte de Bébryce. Delà, elle se répand en furie dans le pays inhospitalier des Voltes, qu'elle ravage le fer à la main. Bientôt, hâtant sa marche, elle se répand sur les rives menaçantes du Rhône impétueux. Ce fleuve, qui prend sa source aux massifs des Alpes, descend d'un roc couvert de neiges, pour répandre chez les Celtes ses eaux immenses. Bientôt, fendant les plaines de ses flots écumants, il va, d'un cours rapide, se jeter dans là mer par une vaste embouchure. Dans sa route, il est grossi par l'Arar, qui s'y mêle sans bruit, et qui semble à peine couler: dès que le Rhône l'a reçu dans ses flots, il l'entraîne, comme malgré lui, à travers les campagnes, et, le versant dans la mer, il l'empêche de porter son nom aux rivages voisins. Les guerriers s'élancent dans ce fleuve qui n'a pu souffrir de pont. D'abord ils chargent de leurs armes le sommet de leur tête et de leurs épaules, puis, à l'envi, ils fendent les flots de leurs bras vigoureux. Les chevaux, attachés à des barques, sont conduits de l'autre côté du fleuve. Les éléphants même ne retiennent pas longtemps l'armée au rivage, malgré la crainte qu'ils éprouvent d'abord. On imagine, pour leur cacher les eaux, de lier ensemble de grosses poutres qu'on recouvre de terre, puis, lâchant les cordages à mesure qu'ils s'éloignaient du bord, on les pousse peu à peu en pleine eau. Le Rhône est effrayé de cette masse nouvelle, dont le poids énorme fait frémir ses eaux ; il se répand au loin et fait, entendre du fond de ses sables un murmure menaçant. Déjà l'armée s'avance par le pays des Tricastins, et se porte par des chemins plus faciles dans les champs des Voconces, Là, des troncs d'arbres et des débris de roches attestent la fureur de la Durance, et ses ravages dans la plaine unie que traverse Annibal.
Ce fleuve, descendu des Alpes, roule avec fracas dans ses ondes retentissantes des arbres déracinés, des quartiers de roche, et change ses gués trompeurs en dirigeant son cours de divers côtés, en sorte qu'il est dangereux de s'y exposer à pied, et peu sûr de le faire en bateau. Il était alors grossi par des pluies récemment tombées. Beaucoup de soldats y furent emportés avec leurs armes; le flot les roula en écumant, et les précipita tout déchirés dans des gouffres.
Cependant les Alpes, qu'ils contemplent de plus près, leur inspirent une terreur capable d'effacer le souvenir de leurs travaux passés. Des gelées, des grêles éternelles y accumulent des glaces séculaires. Les flancs escarpés de la montagne, qui se perd dans les cieux, en sont hérissés, et le soleil, au feu duquel elle se présente, ne peut en dissoudre les cristaux endurcis. Autant le Tartare, ce gouffre du royaume des ombres pâles, s'étend dans des profondeurs souterraines, vers les mânes et le noir marais du Styx ; autant en ces lieux la terre s'élève dans les airs au-dessus de sa surface, lui dérobant le ciel par la hauteur de son ombre.
Jamais on n'y voit de printemps; jamais d'été avec sa parure : l'affreux hiver habite seul ces montagnes et s'y est fixé éternellement. C'est là qu'il rassemble de loin les nuées sombres, et les orages accompagnés de grêle ; que les tempêtes et tous les vents en fureur ont établi le siége de leur empire. Le spectateur est pris de vertige au sommet de ces roches altières dont la cime se perd dans les nues.
Le mont Athos joint au Taurus, le Rhodope au Mimas, l'Ossa au Pélion, et I'Hémus à l'Othrys, le céderaient encore aux Alpes. Ce fut Hercule qui osa le premier franchir ces monts inaccessibles. Les dieux le virent avec étonnement traverser les nues, briser les roches escarpées, et s'y ouvrir, avec les plus terribles efforts, une route inconnue à tous les siècles antérieurs. Le soldat irrésolu ose à peine avancer. Il craint de porter ses arrhes sur un sol sacré dans l'univers; la nature lui semble s'opposer à ses desseins, et la volonté des dieux lui être contraire. Mais Annibal, que ne sauraient arrêter les Alpes, et que rien ne trouble et n'épouvante, soutient et ranime par ses exhortations le courage de son armée abattue par tant d'objets terribles. « Quoi ! las de la ferveur des dieux et de vos succès, après vous être couverts de gloire dans les combats, vous tourneriez le dos à des montagnes blanchies par la neige? vous seriez assez lâches pour déposer les armes au pied de ces rochers? Oui, compagnons, oui, croyez-le, c'est sur les murs de l'orgueilleuse Rome, et sur la roche de Jupiter même que vous aller monter. Cet effort va vous donner l'Ausonie et vous soumettre le Tibre.» Soudain l'armée s'ébranle à ces grandes promesses, elle s'élève sur le flanc des montagnes. Annibal ordonne de quitter le chemin qu'ont ouvert les pas d'Hercule ; il veut qu'on avance par des lieux inexplorés, et que chacun monte par la route qu'il se sera frayée. En même temps il se fait jour lui-même à travers des défilés inaccessibles, franchit le premier les pics ardus, et de là il appelle ses cohortes. Lorsque le mont, couvert d'une glace épaissie par un froid éternel, lui laisse à peine un endroit où poser le pied sur ses flancs qu'ont blanchis les frimas, il fait entamer ces glaces qui résistent en vain. La neige fondue s'entrouvre et engloutit les soldats; et, se précipitant d'en haut en masse humide, elle couvre dans sa chute des bataillons entiers.
Quelquefois l'affreux Corus, rassemblant devant eux des tourbillons de neige, les leur pousse au visage avec ses sombres ailes; ou bien encore, au milieu des sifflements d'une horrible tempête, il arrache au soldat ses armes et la trombe qui les emporte, les fait tournoyer jusqu'aux cieux dans son rapide essor.
Plus l'armée s'avance vers la cime et fait d'efforts pour s'élever jusqu'à elle, plus ses fatigues augmentent. Accablés de lassitude, ils ont à peine gravi une roche, qu'il s'en présente une autre, d'où ils osent à peine contempler celle qui vient de leur coûter de si pénibles efforts; tant est grande la frayeur qui les saisit à la vue de ces vallons multipliés, dont l'aspect uniforme n'offre que blancheur et frimas aussi loin que l'oeil peut s'étendre.
Tel, au milieu des ondes, le nautonnier, après avoir quitté sa douce patrie, voit retomber sur le mât immobile ses voiles détendues, qu'aucun souffle ne vient agiter.
Il promène ses regards sur l'immensité des mers, et, fatigué de ne rencontrer que leur vaste étendue, demande des consolations au ciel qu'il contemple. Après tant de maux, après des difficultés toujours renaissantes, on voit sortir de dessous les rochers des têtes hideuses et hérissées de glaçons : ce sont les montagnards des Alpes, demi sauvages qui viennent infester l'armée en se glissant dans les fissures des rochers rongés par le temps. Doués d'une vigueur qu'ils déploient habituellement dans les halliers, dans les neiges qu'ils affrontent, et dans les endroits les moins accessibles, leurs attaques ne laissent point de repos à l'armée que ces montagnes emprisonnent. Bientôt la surface de ces lieux change de couleur. La neige est rougie, infectée par des torrents de sang ; et la glace qui n'avait point cédé s'affaisse peu à peu, échauffée par ce sang. Le cheval, en pressant de sa corne le sentier solide, se sent le pied pris et serré dans la glace qu'il a percée. La chute n'est pas le seul danger que ces animaux aient a redouter : ils laissent dans la glace des membres qu'elle a coupés; elle les brise, elle les tranche dans ses âpres saillies. Après six jours et six nuits terribles, après des blessures sans nombre, les troupes s'arrêtent enfin sur ces cimes tant désirées, et suspendent leur camp sur ces rochers à pic qui fendent les nues.
Mais Vénus, inquiète, saisie de crainte, adresse ces mots au dieu son père, et donne un libre cours à sa tristesse: « Quelle sera donc pour les descendants d'Énée la fin de leurs souffrances et le terme de leurs désastres ? Quand leur accorderas-tu le repos ?
N'ont-ils pas subi d'assez longs exils sur terre et sur mer? Faut-il que le Carthaginois vienne chasser mon peuple de la ville qu'il te doit?
Déjà l'ennemi a transporté la Libye au sommet des Alpes; il menace de renverser notre empire, et Rome redoute le sort de Sagonte.
Donne-nous, ô Père des dieux ! un refuge où nous transportions les restes de la cendre de Troie, les saints présents du ciel, les dieux d'Assaracus et les mystères de Vesta.
Donne-nous un asile où nous puissions nous reposer en sûreté. N'est-ce donc rien d'avoir parcouru l'univers toujours exilés, toujours errants? La prise de Rome doit-elle renouveler les désastres de Pergame » ? Ainsi parla Vénus. Le dieu son père prend ensuite la parole : «Bannis tes craintes, ô Cytherée ! que les efforts de la nation tyrienne ne te troublent pas : ton sang possède et possédera longtemps la roche Tarpéienne. Je veux, dans cet effort de Mars, avoir l'oeil sur tes guerriers, et les éprouver par les combats. Nation qu'avait jadis endurcie la guerre, et qui surmontait avec joie les fatigues, elle déchoit peu à peu des vertus de ses ancêtres ; et ce peuple, altéré de renommée, qui n'épargna jamais son sang pour s'illustrer, languit aujourd'hui dans une obscure oisiveté, et traîne, oublié, des jours sans gloire. La valeur, abattue par le doux poison de l'indolence, s'anéantit insensiblement; et ce n'est que par les plus durs travaux, au milieu des plus grandes fatigues, que, parmi tant de nations, une seule peut prétendre à l'empire de l'univers. Bientôt, d'ailleurs, viendra le temps où Rome, déjà la plus puissante vile de la terre, apparaîtra encore plus imposante par ses défaites.
C'est alors que sa lutte courageuse lui méritera un nom digne des demeures célestes. Ainsi se distingueront Fabius, Paul-Émile, Marcellus, dont j'agrée déjà les dépouilles opimes. Le Latium verra naître de leurs blessures un grand empire, que leurs descendants dégénérés ne pourront même renverser malgré leurs dérèglements. Déjà est né le capitaine qui doit arracher le Carthaginois du Latium, le rappeler en Afrique, et le dépouiller de ses armes devant les murs de Carthage sa patrie. Dès lors tes descendants, ô Cythérée! régneront dans la suite des siècles.
Un héros sorti de Cures élèvera sa gloire jusqu'aux cieux, et une race guerrière, quoique nourrie sous l'olivier sabin, ajoutera un nouveau lustre au nom sacré de Jules.
Le père de cette famille lui fera faire la conquête de Thulé jusqu'alors inconnue, et conduira le premier ses bataillons dans les forêts calédoniennes. Il réprimera les bords du Rhin, soumettra les Africains à son joug; et, dans sa vieillesse, il domptera les palmiers d'Idumée. Loin de voir les eaux du Styx et les sombres royaumes, il jouira, dans les demeures célestes, des mêmes honneurs que nous. Alors un jeune héros, doué d'une grande force de tête, se chargera du fardeau porté par son père. Il s'avancera avec gloire, se montrant partout égal à la grandeur de l'empire, et finira, dans sa première jeunesse, les cruelles guerres de la Palestine.
Et toi, Germanicus, déjà redouté du blond Batave dans ton adolescence, tu surpasseras les exploits de tes prédécesseurs.
Que les flammes du Capitole ne t'épouvantent pas. Tu seras conservé au monde, au milieu de ce détestable incendie; car pour toi aussi une place est réservée près de nous dans les cieux. La jeunesse guerrière du Gange mettra à tes pieds ses arcs détendus. Les Bactres te présenteront leurs carquois vides. Vainqueur des peuples de l'Ourse, tu entreras triomphant dans Rome, effaçant dans tes trophées orientaux toute la gloire de Bacchus. Tu soumettras les Sarmates, tu tranquilliseras leurs contrées sur les bords du Danube indigné de livrer passage aux aigles romaines.
Tu effaceras par ton éloquence la gloire des plus célèbres orateurs; les Muses t'offriront leurs lauriers, et ta 1yre, supérieure à celle qui suspendit le cours de l'Èbre et attira le mont Rhodope, étonnera Phébus par ses accents. Sur cette roche Tarpéienne, où tu vois notre ancien palais, tu bâtiras un temple pompeux, dont le faîte ira toucher le ciel, notre demeure.
Alors, fils des dieux, qui donneras des dieux à ton tour, gouverne au sein du bonheur l'empire que tu auras reçu de tes pères. Les dieux accueilleront bien tard ta vieillesse dans leur séjour céleste; Romulus t'y cédera son trône ; ton père et ton frère te placeront entre eux, et la tête de ton fils sera à tes côtés tout éclatante de gloire » . Tandis que Jupiter dévoilait l'ordre des choses futures, Annibal glissait du haut des cimes funestes à son armée. Mille efforts incertains affermissaient à peine ses pas chancelants dans ces gorges impraticables. Il ne marche que sur des rochers humides. Ce n'est plus une armée ennemie qui l'arrête, ce sont des précipices menaçants et des roches à pic. Les soldats, comme enfermés, gémissent du retard et de la difficulté des chemins; ils ne peuvent, par un moment de repos, ranimer leurs membres engourdis.
La nuit même ne leur laisse point de relâche.
Ici ce sont des arbres entiers qu'ils s'empressent de transporter sur leurs épaules réunies; là ce sont des frênes qu'ils déracinent sur la montagne. Ils ont déjà abattu complètement l'épaisse forêt qui la couvre. Un vaste bûcher s'élève, et la roche, enveloppée par un cercle de feu, se calcine. Bientôt elle s'entrouvre sous le tranchant du fer, s'affaisse avec fracas, se précipite en poudre, et ouvre au soldat épuisé de fatigue le royaume de l'antique Latium.
Après avoir enfin franchi, au milieu de ces dangers sans nombre, le sommet inconnu des Alpes, Annibal dresse ses tentes dans les plaines de Turin.
Cependant Bostar, qui a traversé les sables de Garamante, revient plein de joie, rapportant la réponse de l'oracle d'Hammon. Il prend la parole, comme si la divinité présente enflammait encore son âme. « Grand Bélide, toi dont le bras repousse de nos murs l'esclavage, j'ai pénétré jusqu'aux autels de la Libye. Les Syrtes, dont l'eau mouille les astres, m'enlevèrent jusqu'au séjour des dieux; la plage, plus dangereuse que la mer, m'a presque englouti. Du midi au couchant s'étendent des plaines desséchées. Point de colline dans cet immense espace, si ce n'est les hauteurs auxquelles la fureur d'une trombe tourbillonnante a donné naissance en amoncelant les sables, ou bien encore les montagnes de poussière solide qu'élèvent tour à tour l'Africus qui a brisé sa prison pour ravager la terre, et le corus lançant les flots dans les airs, quand ils viennent dans leur furie choisir les plaines pour champs de bataille. Guidé par les astres, j'ai pu la nuit franchir ces vallées ; car il n'est pas de route assurée durant le jour, et le voyageur, errant dans ces sables profonds et voyant toujours et partout des déserts, ne se retrouve qu'à la faveur de la petite Ourse, guide assuré du nautonier phénicien. Je parvins après tant de fatigues jusqu'au bois sacré, demeure ombragée de Jupiter au chef orné de cornes; j'entrai dans son temple éclatant. Arisbas nous reçut sous son toit hospitalier.
On voit près du temple (chose inouïe!) une source qui tiédit au lever et au coucher du soleil, se gèle lorsqu'il monte au plus haut de sa course, pour redevenir chaude durant les ombres de la nuit. Alors le vieil Arisbas se plaît à me montrer ces lieux pleins de la divinité, la glèbe fertile sans culture, et me dit, d'un ton qui marquait sa joie :
« O Bostar ! adore avec humilité les ombres de ces bois, ces cimes qui s'élèvent aux cieux, et ce bocage que visite Jupiter. Eh! qui n'a pas entendu parler des dons du maître des dieux, et de ces deux colombes qui vinrent se poser sur les murs de Thèbes? L'une d'elles dirigea son vol vers la Chaonie, et y remplit le chêne de Dodone de l'esprit sacré qui s'y fait entendre; l'autre, portée au-dessus de la mer de Carpathos, fendit les airs de ses ailes mouchetées de blanc, et s'arrêta chez les Libyens, qui lui ressemblaient par leur couleur brune. C'est cet oiseau de Vénus qui établit là le siège de l'oracle. Dans cet endroit où tu vois maintenant des autels et ce sombre bocage, la divine colombe (ô prodige étonnant!) arrêta son choix sur le chef d'un troupeau; et, se fixant elle-même entre les deux cornes du quadrupède à la longue laine, elle rendait les réponses des dieux aux peuples de Marmorique. Bientôt, sortit, comme par enchantement, du sein de la terre, un bois de chênes robustes, aussi vastes, dès le premier jour, que ceux qui s'élèvent maintenant au plus haut des airs. De là le respect religieux de nos ancêtres pour des arbres qui recèlent la divinité, et où elle reçoit les adorations sur des autels fumants » . Tandis que nous admirions ces merveilles, un bruit redoutable se fit entendre : les portes, poussées sur leurs gonds, s'ouvrirent, et une plus grande lumière frappa notre vue. Devant l'autel un prêtre était debout, vêtu d'une robe blanche et la foule approchait avec empressement.
Dès que j'eus annoncé l'objet de mon message, soudain la divinité s'empare du prophète.
Les cimes des chênes se balancent, un long murmure se répand dans le bocage, et une voix surhumaine retentit dans les airs. Libyens, vous marchez vers le Latium; vous allez combattre la race d'Assaracus; je crois votre entreprise hardie. Mars, d'un air menaçant, vient de monter sur son char; ses coursiers furieux soufflent la flamme vers l'Hespérie, et leurs rênes sont baignées de sang. Toi qui veux connaître l'issue de cette guerre et les secrets du destin, toi qui n'as pas craint de précipiter cette illustre entreprise, va fondre sur les champs de Diomède, envahis la Pouille. Tu augmenteras la gloire de tes ancêtres, et tu ne laisseras à personne celle d'avoir pénétré si avant au sein de l'Italie. Les enfants de Dardanus ne cesseront de craindre tant qu'Annibal aura un souffle de vie » . Tel était l'oracle que Bostar apportait plein de joie; et le soldat, brûlant d'ardeur, appelait de ses voeux la mêlée prochaine.