Déjà le vaisseau romain, poussé sur les flots d'azur, apportait
les ordres menaçants du sénat magnanime et deux des premiers patriciens.
L'un, Fabius, issu du sang d'Hercule, rappelait les trois cents Fabiens, ses
aïeux, que la fureur imprévue de Mars avait enlevés en un seul jour, lorsque la
fortune, contraire à leur vaillance, teignit de leur noble sang les rives de
Crémère. On lui avait donné pour collègue, avec un pouvoir égal, Publicola,
Spartiate d'origine par le grand Volésus : son nom fameux rappelait son amour
pour le peuple, et il faisait remonter ses titres à son trisaïeul, l'un des deux
premiers consuls.
Les ambassadeurs sont à peine entrés dans le port, les voiles repliées,
qu'Annibal est instruit du message dont ils sont chargés. Au milieu de la
guerre, le sénat réclame bien tard le châtiment de celui qui la fait, et le
maintien de la paix et du traité. Aussitôt le chef carthaginois ordonne à ses
escadrons armés d'agiter sur le rivage leurs étendards menaçants, leurs
boucliers encore tout ensanglantés, et leurs piques rougies dans le carnage. «
Il n'est plus temps de s'expliquer, s'écrie-t-il, quand le son de la trompette
tyrrhénienne, quand les cris des mourants retentissent de toutes parts. Tandis
qu'ils le peuvent encore, que ces députés se rembarquent, et n'aillent pas
s'enfermer inconsidérément avec les assiégés. Ils n'ignorent pas ce que peuvent
des soldats animés par le carnage, à quels excès s'emporte la colère, et ce
qu'ose le glaive une fois tiré ». Ainsi parle Annibal. Les députés, chassés du
port où on leur interdit de s'arrêter, reprennent la mer, et cinglent vers
Carthage pour s'adresser au sénat.
Alors le Carthaginois, montrant de la main le navire qui déployait ses voiles en
pleine mer.
« O Jupiter! » s'écrie-t-il, « c'est ma tête, oui, c'est ma tête, que ce
vaisseau va demander. Esprits aveugles! coeurs enflés par l'orgueil! c'est
Annibal en armes que Rome criminelle veut qu'on lui livre ! Je me présenterai
moi-même: tu me verras, sans qu'on l'exige, avant de t'y attendre tu trembleras
pour tes amis, pour tes propres foyers, cité orgueilleuse qui prétends couvrir
de ton bras les villes étrangères.
Romains, montez une seconde fois sur la roche Tarpéienne, vous le pouvez : fuyez
à travers les rochers à pic de cette citadelle élevée: vous n'y rachèterez plus
votre sang captif au prix de l'or ». Ces paroles enflamment le soldat : son
ardeur guerrière se tourne en fureur. Dès lors, un nuage de traits dérobe le
ciel aux regards, et les tours retentissent sous une grêle épaisse de pierres.
Les bataillons brûlent de commencer l'attaque de la ville, tandis que le
vaisseau fugitif peut encore en voir les murs et être témoin de l'assaut.
Annibal découvre la blessure qu'il a reçue, et, d'une éminence, adjure ses
soldats furieux d'en tirer la vengeance promise.
D'une voix tonnante il réitère ses griefs:
« Compagnons! Rome demande ma tête. Fabius ose, de son vaisseau, vous montrer
les fers qu'il me destine; et le sénat impérieux nous appelle avec colère devant
son tribunal. Si vous regrettez d'avoir commencé cette guerre, si je suis
coupable de vous avoir appelé aux armes, hâtez-vous de rappeler le navire
romain. J'y consens, livrez-moi, les mains liées, au supplice.
Et pourquoi Annibal, issu du sang de l'antique Bélus, environné de tant de
bataillons africains ou ibères, se refuserait-il à l'esclavage? Oui, que le
Romain règne à jamais sur le monde; que son empire tyrannique s'étende sur tous
les peuples et sur tous les âges; et nous, tremblons aux ordres, aux regards de
ces maîtres ». Le soldat gémit à ces mots, détourne l'augure sinistre sur la
race d'Énée, et, par des clameurs, irrite sa propre rage.
Parmi les Libyens à la tunique traînante, et au milieu de ces peuples perfides,
l'audacieuse reine Asbyte avait amené ses étendards du fond de la Marmarique
pour combattre les Romains.
Elle était fille d'larbas le Garamante. Celui-ci descendait d'Hammon; et les
vastes états soumis à son sceptre comprenaient les antres de Méduse, le Mace,
les Battiades brûlés par un soleil excessif, le Nasamon, son compatriote, Barcé
toujours aride, les forêts des Autololes, et les rivages dangereux des Syrtes.
Enfin le rapide Gétule, dont le coursier ne connaît point de bride, lui
obéissait également. Ce prince avait fondé l'espérance de sa maison sur ses
amours avec la Nymphe Tritonide : aussi Asbyte faisait-elle remonter sa race à
Jupiter son aïeul, et ses titres au bois sacré où ce dieu rendait ses oracles.
Restée vierge, et accoutumée au plus strict célibat, elle avait passé ses
premières années à chasser dans les forêts. Sa main ne s'était point efféminée à
tresser des corbeilles, ni à travailler au fuseau. Comme Diane, elle aimait à
vivre d'ans les bois, à presser du talon un coursier rapide, à faire tomber sous
ses coups les bêtes sauvages. Telles on voit les Amazones franchir le Rhodope ou
le Pangée, aux cimes sourcilleuses couvertes de bois, passer et repasser
l'Hèbre, toujours libres du lien de l'hymen, et dédaignant les Ciconiens, les
Gètes, le palais de Rhésus, et les Bistoniens au bouclier en forme de croissant.
Asbyte magnifiquement vêtue, selon l'usage de sa nation, avait arrêté sa
chevelure flottante avec un noeud, présent des Hespérides ; son sein droit
bravait à découvert la fureur de Mars : au bras gauche, elle portait dans le
combat, comme les Amazones, un bouclier éclatant. Dans sa course rapide, elle
embrasait son essieu fumant : ses compagnes l'escortaient, les unes sur un char
attelé de deux chevaux, les autres sur le dos des coursiers. Quelques femmes
ayant subi le joug du mariage l'accompagnaient aussi; mais sa troupe de vierges
était beaucoup plus nombreuse. Tantôt, en tête de l'armée, elle montrait avec
orgueil ses chevaux choisis dans ses bourgades lointaines : tantôt, suivant les
sinuosités de la plaine, autour du monticule voisin, elle fendait l'air des
traits qu'elle lançait sur le faîte de la forteresse.
Mopsus ne put souffrir que le javelot d'Asbyte pénétrât tant de fois dans la
ville. Du haut des remparts le vieillard décoche ses flèches: l'arc sonne; le
trait s'échappe, et le fer ailé vole à travers les airs, portant les blessures
et la mort. Mopsus était Crétois. Venu des antres que les Curètes font retentir
de leurs cymbales, il avait appris, dès sa plus tendre jeunesse, à jeter au loin
l'alarme avec ses roseaux empennés, dans les forêts du mont Dictée. Souvent il
abattit l'oiseau qui planait dans des airs : une autre fois il arrêtait dans la
plaine le cerf échappé des filets; et l'animal sans défiance tombait sous un
coup imprévu, avant même que l'arc eût cessé de siffler. Jamais personne ne
mérita mieux que Mopsus d'être l'honneur de la Crète, qui dispute elle-même le
premier rang aux archers de l'orient. Cependant, las de soutenir sa pauvreté du
produit de sa chasse, la gêne étroite où il se trouvait le força de s'embarquer
avec sa femme et ses enfants. Il vint alors, étranger inconnu et cédant à son
destin, chercher un asile dans l'infortunée Sagonte. Aux épaules de ses deux
fils, Dorylas et Icare, était suspendu un carquois garni de flèches paternelles,
armes crétoises qui feront voler l'acier rapide. Mopsus, au milieu des deux
frères, tirait à coups redoublés sur les phalanges libyennes. Déjà il avait
renversé Garamus, l'audacieux Thyrus, Giscon, l'imberbe Bagas, Lyxus enfin, dont
un léger duvet couvrait à peine les joues, et qui ne méritait pas de se voir
atteint par un trait aussi sûr : Mopsus soutenait ainsi la guerre, de son
carquois inépuisable. Soudain il vise Asbyte, tend son arc contre cette reine,
et demande à Jupiter, qu'il a abandonné, de lui être favorable mais ses voeux ne
seront pas exaucés. Harpé la Nasamone, oppose son corps au coup dirigé de loin
contre la reine, dont elle prévient ainsi la mort. Harpé jetait un cri, lorsque
le trait rapide lui entra dans la bouche. Ses soeurs virent les premières le
trait sortir derrière sa tête. Asbyte frémit de rage au malheur de sa compagne,
soutient son corps qui chancelle, et arrose de ses larmes les yeux mourants de
sa chère Harpé.
Bientôt elle rassemble toutes les forces que lui donne l'excès de sa douleur, et
lance un javelot meurtrier contre les murs. Le trait vole, perce l'épaule de
Dorylas, au moment où, faisant toucher les deux bouts de son arc, il mesurait
toute l'étendue de sa corde avec l'extrémité de sa flèche, et n'avait plus qu'à
lâcher le doigt, pour que le trait fendit les airs. Atteint subitement, le
guerrier est précipité du haut des murs: son carquois est renversé; et ses
flèches se dispersent dans sa chute. Icare, son frère, était près de lui, muni
des mêmes armes. Il pousse un cri, et se dispose à venger la triste destinée de
Dorylas. Déjà il saisissait un trait pour le lancer; mais Annibal le prévient
par un caillou, qui vole de sa main en tournoyant. Icare est renversé : le froid
de la mort a glacé ses membres: sa main mourante rend au carquois le trait à
demi tiré. Mopsus, père de ces deux guerriers, saisit trois fois son arc, dans
l'excès du chagrin et de la colère; trois fois il laisse tomber ses bras, et la
douleur lui dérobe son habileté guerrière.
Il se repent trop tard, hélas, d'avoir abandonné sa paisible demeure; et,
saisissant avec avidité le caillou qui venait de renverser Icare, il s'en frappe
la poitrine. C'est en vain : son âge a affaibli ses forces; il le sent; et, pour
mettre fin à de si grandes douleurs, son bras se refusant à le servir, il se
précipite du haut d'une vaste tour, tombe la tête la première, et meurt en
couvrant de ses membres le corps de son fils.
Tandis que cet étranger, venu de Crète, périt dans une guerre qui lui était
étrangère, Théron, gardien du temple d'Hercule, et prêtre de ses autels,
méditait de nouveaux triomphes à la tête d'un corps d'élite. Déjà il avait
surpris et mis en déroute une phalange tyrienne; et, comme un animal furieux, il
se précipitait hors des portes restées ouvertes pour le combat. Ce guerrier
n'avait ni lance à la main, ni casque sur la tête, mais, plein de confiance en
ses forces et en sa vigoureuse jeunesse, il portait le carnage dans les
bataillons ennemis, avec une massue qui lui tenait lieu d'épée. La dépouille
d'un lion, trophée de sa valeur, lui couvrait la tète, dont le sommet supportait
la gueule béante et encore terrible de l'animal. Sur son boucher on voyait
l'hydre de Lerne, avec ses cent têtes, et le double monstre aux serpents
abattus. Déjà Juba, Tapsus le père, Micipsa, illustre par son aïeul, et le Maure
Sacès, chassés loin des murs, fuyaient au hasard devant l'impétueux Théron qui
les poussait au rivage, et dont le bras seul ensanglantait la plaine. Non
content d'avoir immolé Idus, Cothon, Rothus de Marmarique, Jugurtha, il cherche,
il veut voir le char d'Asbyte, la peau de lionne qui la distingue, et les
pierreries éclatantes de son bouclier.
Théron n'en veut qu'à la vierge belliqueuse. Dès qu'Asbyte le voit fondre sur
elle avec sa massue meurtrière, elle détourne ses coursiers, et décrit
habilement un cercle dans la plaine qu'elle traverse. Tel que l'oiseau qui se
dérobe à la vue, son char l'emporte en traçant mille sinuosités dans la
campagne. Mais, tandis qu'elle échappe aux regards de Théron, et que ses
coursiers, plus rapides que l'Eurus, soulèvent un tourbillon de poussière, ses
roues bruyantes écrasent çà et là les bataillons qu'elle traverse dans sa
course, et, en même temps, elle décoche des traits nombreux sur l'ennemi
épouvanté. Là, sont renversés Lycus, Thamyris, Eurydamas, descendant d'un
illustre aïeul, qui avait autrefois osé se promettre une noble union. Insensé !
il convoitait le lit même d'Ulysse. Abusé par la chaste industrie de Pénélope,
qui fit et défit tant de fois sa toile trompeuse, il avait répandu partout
qu'Ulysse avait péri englouti dans les flots. Mais Ulysse, en échange de cette
mort imaginaire, donna une mort réelle à l'imposteur, et le flambeau nuptial
devint pour lui une torche funèbre. Eurydamas, le dernier de ses descendants,
est donc renversé dans les champs d'Ibérie, par la main d'une Nomade : l'essieu
crie sur sa tête qu'il écrase, sans qu'Asbyte se détourne de sa course.
Déjà la reine revenait sur ses pas: elle aperçoit Théron pressé de toutes part.
Soudain elle mesure son coup, pour le frapper de sa hache redoutable au milieu
du front. C'est à toi, déesse des forêts, qu'elle voulait faire un hommage de
cette insigne dépouille du prêtre d'Hercule:
Théron n'hésite pas, attiré par l'espérance de la gloire. Il se jette rapidement
au-devant des coursiers d'Asbyte, et les frappe de terreur en leur présentant le
mufle velu de sa peau de lion. Les coursiers épouvantés à l'aspect, nouveau pour
eux, de cette gueule menaçante, renversent le char et celle qui le conduisait.
Théron, d'un saut, fond sur Asbyte qui essayait de se dérober au combat, la
frappe de sa massue entre les deux tempes, lui brise le crâne, et fait voler sa
cervelle sur les roues brûlantes et sur les rênes qu'avait mêlées la frayeur des
chevaux. Impatient de montrer à tous un sanglant trophée, il saisit une hache et
tranche la tète de cette amazone précipitée de son char. Sa fureur n'est point
satisfaite encore. Il veut que cette tête, placée sur la pointe d'une pique,
soit portée devant les bataillons carthaginois, et que le char soit aussitôt
dirigé vers la ville. Ainsi Théron, ignorant sa destinée, ne respirait que
carnage, au moment où la protection des dieux venait de l'abandonner pour le
laisser périr.
Déjà s'approchait Annibal; sur son visage était empreintes la colère et la
menace : le meurtre d'Asbyte, le trophée exécrable de sa tête fixée au bout
d'une lance, lui remplissaient le coeur de rage. A peine son bouclier d'airain
avait-il fait rayonner la lumière, à peine de loin entendait-on le bruit de ses
armes sur ses membres agiles, que soudain l'ennemi, glacé d'épouvante comme à un
son précurseur de la mort, prend la fuite et court en tremblant vers les murs de
la ville.
Tels on voit les oiseaux, rappelés par l'étoile du soir, quitter la pâture aux
approches du crépuscule, et regagner à tire d'aile le rite accoutumé.
Ainsi, à l'approche d'un nuée pluvieuse, les essaims d'abeilles errants parmi
les fleurs se rassemblent sur le mont Hymette ils retournent avec empressement à
leurs doux travaux, dans le sein de leurs ruches odorantes : bientôt l'essaim
serré qui voltige fait entendre un bourdonnement sourd à l'entrée des ruches oit
il s'agglomère : de même la troupe de Théron est poussée par l'épouvante qui
l'emporte au hasard. Douce lumière du ciel, hélas ! est-ce donc par tant de
crainte qu'on peut éloigner une mort qui reviendra toujours, et un destin fixé
dès notre naissance? Cette troupe condamne son dessein téméraire, et gémit
d'être sortie des portes et des murs qui faisaient sa sûreté. Théron peut à
peine la retenir, tantôt avec le bras, tantôt par ses cris ou ses menaces.
« Guerriers, arrêtez. Voici l'ennemi que je cherche, et c'est de ce grand combat
que j'attends toute ma gloire. Arrêtez, voilà le bras qui repoussera les
Carthaginois loin de Sagonte. Soutenez seulement la vue de cette lutte ; ou, si
la crainte l'emporte chez vous sur la honte, et vous précipite vers la ville,
fermez les portes sur le seul Théron ».
Cependant Annibal, d'un pas rapide, accourait vers les remparts, profitant de la
frayeur de ces fuyards qui déjà désespèrent de la vie. D'abord il veut fondre
sur la ville ouverte et y pénétrer, remettant après cet exploit la bataille et
le carnage.
L'intrépide ministre d'Hercule s'aperçoit de ce dessein ; et, l'excès de sa
crainte doublant son agilité, il se jette au devant de l'ennemi qu'il prévient.
Le courroux du général carthaginois n'en devient que plus violent. « Zélé
portier de Sagonte, dit-il, péris donc ici, et que ta mort nous en ouvre les
portes ».
La colère ne lui permet pas d'en dire davantage : il agite déjà son épée
flamboyante. Mais, le premier, le courageux Théron brandit sa massue, et en
décharge un coup terrible sur son adversaire. A ce choc impétueux, l'armure rend
un son rauque; mais la massue pesante de bois noueux vole au loin en éclats,
brisée contre le bouclier d'airain. Théron sans armes, et trahi par le coup
inutile qu'il a porté, se sauve à perte d'haleine, et parcourt dans sa fuite
l'enceinte de la ville. Le vainqueur furieux vole sur ses traces, le presse, le
serre de près. Les femmes poussent ensemble du haut des murs des cris
lamentables. Tantôt elles appellent Théron ; tantôt elles voudraient pouvoir
ouvrir à temps les portes au guerrier fatigué. Elles l'animent; mais, dans le
trouble qui les agite, elles craignent d'introduire à sa suite son redoutable
ennemi. Annibal enfin le heurte du cône de son bouclier, saute sur son
adversaire abattu, et, lui montrant les assiégés qui le regardaient du haut des
murs: « Va, dit-il, consoler la malheureuse Asbyte par ta mort qui aura suivi de
près la sienne ». Il dit, et plonge son fer meurtrier dans la gorge de Théron,
qui ne demandait plus qu'à quitter la vie. Annibal joyeux ramène de dessous les
murs les coursiers enlevés par Théron, et sur lesquels le bataillon tremblant
avait refermé les portes. Le vainqueur les guide, debout sur le char, et vole en
triomphe au milieu de son camp.
En même temps la cohorte furieuse des Nomades s'empresse de rendre à Asbyte les
tristes devoirs de la sépulture, et y joint les honneurs d'un tombeau. Trois
fois elles font tourner le corps du guerrier autour des cendres, et jettent dans
les flammes la massue meurtrière et l'effrayante dépouille qui le couvrait.
Après avoir brûlé la bouche et les joues de son cadavre, elles abandonnent le
corps aux oiseaux de l'Hibérie. Dans le même temps le sénat de Carthage
s'assemblait pour délibérer sur la guerre. Il appréhende les paroles qu'on lui
apporte de Rome, et l'arrivée menaçante de ceux qui doivent les leur
transmettre. D'une part, on s'émeut au souvenir des traités, de la bonne foi qui
les a garantis, des dieux qu'on a pris à témoins, des serments qu'ont faits
leurs ancêtres; de l'autre, l'amour que le peuple porte à un jeune héros chargé
des plus grandes entreprises fait espérer que cette guerre sera plus heureuse.
Mais Hannon, dont la haine héréditaire poursuit depuis longtemps Annibal,
s'élève en ces termes contre ses partisans et contre la faveur aveugle dont on
l'entoure.
« Toute cette noble assemblée est muette, sénateurs; les emportements d'une
faction enchaînent sa voix, et la crainte vous réduit au silence.
Je parlerai pourtant, le poignard qui me donnera la mort fût-il à mes côtés.
Je prends les dieux à témoins, et je laisse au ciel seul à connaître ce
qu'exigent de vous l'intérêt commun et le salut de la patrie. Hannon n'a pas
attendu que Sagonte fût livrée aux flammes, pour vous faire une prédiction
tardive. Je cédais aux terreurs de mon âme, quand je rompis le silence, vous
conjurant de ne pas laisser croître dans le camp et sous les armes cette tête
sinistre. Oui, tant que je vivrai, le même avis ne vous manquera pas, parce que
je connais le sang empoisonné et l'orgueil que lui ont transmis ses pères.
J'étais alors semblable à l'observateur qui, d'après l'inspection du ciel
étoilé, voit à l'avance arriver la tempête, et prédit avec certitude aux
malheureux nautoniers la rage de l'impétueux Caurus. C'est un trône qu'Annibal
s'est élevé en s'emparant de la direction suprême; aussi le voyons-nous, les
armes à la main, violer les traités et méconnaître toute règle et tout devoir.
Les villes sont ébranlées sous ses coups; en même temps l'oeil attentif des
Romains regarde de loin nos murailles, et la paix s'en éloigne pour toujours.
Le jeune téméraire est agité par les mânes, par les furies de son père, par son
sacrifice exécrable, par les dieux, que la rupture de l'alliance ont tournés
contre sa tête perfide; par l'oracle libyen.
Aveuglé par l'ambition d'une puissance nouvelle, ne prétend-il pas renverser une
cité étrangère?
Hélas! non, ce ne sont pas des murs élevés par la main d'Hercule qu'il va
assiéger (puisse-t-il porter seul la peine de ce forfait, et ne pas entraîner
l'état dans sa propre ruine!), oui, Carthage, ce sont tes murs qu'il attaque
aujourd'hui, tes murs qu'il a investis de ses armées.
Les vallons de Sicile ont été arrosés du sang de nos meilleurs soldats. A peine
avons-nous dû le plus léger avantage au Spartiate pris à notre solde. Nous avons
comblé les gouffres de Scylla de nos vaisseaux déchirés ; nous avons vu nos
flottes entraînées, englouties dans ses ondes, et Charpbde revomir les bancs des
rameurs, rejetés du sein des abîmes. O insensé ! ô toi dont le coeur méprise les
dieux, regarde les îles Égates et les membres de nos Lybiens flottants au loin!
Où cours-tu te précipiter? où vas-tu chercher un nom acheté par la ruine de ta
patrie ? Sans doute, à l'aspect de cette jeunesse armée, les Alpes vont abaisser
leur cime! Il abaissera également ses neiges amoncelées, le gigantesque Apennin,
ce noble rival des Alpes! Soit ; que l'orgueilleux n'ait plus que des plaines à
traverser. Ces peuples sont-ils donc des mortels comme les autres? le fer, le
feu, peuvent-ils les abattre?
Ce ne sera plus avec la jeunesse de Nérite qu'il faudra se mesurer. Le soldat
romain grandit dans les camps dès son jeune âge, et le casque s'appesantit sur
sa tête avant que le premier duvet se montre sur ses joues. Ils ne connaissent
point le repos que réclament les années ; et ceux que les fatigues de la guerre
devraient mettre hors de service se présentent, malgré leur vieillesse, les
premiers sous le drapeau, et vont provoquer la mort. J'ai vu moi-même le soldat
romain arracher de sa blessure le trait qui l'avait percé, et le darder contre
l'ennemi.
J'ai vu l'intrépidité de son courage, sa mort héroïque et son amour passionné de
la gloire.
Si tu renonces à la guerre, si tu ne vas pas t'offrir à ton vainqueur, ô
Carthage! combien de sang t'aura épargné Hannon »!
Gestar se lève pour répondre. Africain bouillant et dur, il couvait depuis
longtemps son terrible courroux, et deux fois il avait été sur le point de
confondre Hannon en lui coupant la parole. «Dieux! s'écrie-t-il, est-ce donc un
soldat de Rome qui siège dans le conseil suprême de Carthage et de la Libye? Que
ne prend-il aussi les armes? car l'ennemi ne se déguise pas en lui. Ici, ce sont
les deux chaînes des Alpes et l'Apennin dont il nous menace : là, ce sont les
détroits de Sicanie et les gouffres de Scylla. Bientôt il tentera de nous
effrayer avec les mânes et les ombres des Romains, tant il se plaît à vanter la
mort et les blessures de ces guerriers, dont il élève la nation jusqu'aux
astres.
Ce sont des mortels, crois-moi, Hannon, malgré la frayeur honteuse qui glace le
sang des âmes timides; ce sont des mortels que nous déferons au combat. J'ai vu
Régulus les mains liées derrière le dos; traîné au milieu de notre peuple
triomphant, jusque dans son obscure prison. J'ai vu, suspendu à un poteau, ce
descendant d'Hector, l'espoir et l'appui de sa nation, regarder l'Hespérie du
haut de la croix. Nous ne nous effrayons pas de ces visages d'enfant ni de ces
joues imberbes que presse avant l'âge un casque pesant.
Non ; nous ne sommes point des lâches; vois combien d'escadrons africains
s'empressent de devancer les années par leurs fatigues.
Ils se présentent au combat sur des coursiers sans frein. Vois le jeune Annibal,
à peine balbutiant quelques paroles de sa bouche enfantine, se passionner déjà
pour la guerre et les clairons, jurer de réduire en cendres la nation
phrygienne, et entreprendre la guerre que son père avait méditée. Ainsi, que les
Alpes s'élèvent jusqu'au ciel, que l'Apennin porte ses sommets éclatants
jusqu'aux astres : il est un homme (disons-le, puisqu'il faut à cet esprit
sombre et timide des prodiges pour l'exciter); il est un homme capable de
s'ouvrir une route par le ciel même. Il est honteux de désespérer de s'avancer
par une route qu'ouvrit Hercule, et de ne pas oser prétendre à la gloire d'y
marcher après lui. Hannon nous rappelle sans fin nos défaites et les incendies
de la première guerre; il nous défend d'en braver encore les horreurs pour
recouvrer la liberté; qu'il bannisse donc la crainte qui l'agite, et que, comme
une femme que la guerre épouvante, il ne produise pas au grand jour son âme
pusillanime.
C'est nous, c'est nous qui marcherons à l'ennemi; car nous sommes résolus
d'éloigner, malgré Jupiter même, ces maîtres impérieux loin de la citadelle que
nous ont bâtie les Tyriens. Si les destins s'y opposent, et si le dieu des
combats s'est retiré de Carthage, condamnée à la servitude, oui, je périrai,
illustre patrie, plutôt que de te laisser tomber pour jamais dans les fers;
l'Achéron me verra libre au moins sur ses bords.
Quels ordres, juste ciel, ose nous donner Fabius!
Quittez à l'instant les armes; sortez de la citadelle de Sagonte que vous avez
prise; que l'élite de vos troupes brûle en monceau ses boucliers; mettez le feu
à vos vaisseaux, et disparaissez de toutes les mers. Grands dieux! si Carthage
ne mérita jamais un si indigne traitement, éloignez de nous ce malheur et
conservez libres les bras de notre capitaine« .
Gestar s'étant ensuite assis, chacun des sénateurs, selon la coutume, eut la
faculté de donner son avis. Hannon insiste alors; il veut qu'on rende sans délai
le butin fait durant les hostilités; il ajoute qu'on doit livrer aux Romains le
violateur de l'alliance.
Les sénateurs, stupéfaits comme si l'ennemi eût envahi le temple où se tenait
leur assemblée, s'élancent de leurs sièges et conjurent les dieux de détourner
sur Rome l'effet du présage. Fabius, voyant la discorde se disputer les coeurs,
et ces esprits incertains pencher pour la guerre, ne peut retenir plus longtemps
l'explosion de son ressentiment. Il demande qu'on se réunisse sans tarder,
encore une fois; puis il s'écrie au milieu du conseil qu'il apporte dans son
sein la paix ou la guerre, et qu'il faut se hâter de faire un choix, et de le
dire sans détour ni termes équivoques. Le sénat répond fièrement qu'il ne refuse
ni l'un ni l'autre parti. Fabius alors, comme s'il eût fait sortir de son sein
des légions armées, qu'il y eût tenues cachées, déploie les plis de sa robe. «
Recevez, dit-il, une guerre fatale à la Libye, et qui se terminera comme la
première ». Bientôt, retournant dans sa patrie, il y annonce qu'il faut prendre
les armes.
Tandis que ces choses se passaient à Carthage, Annibal avait subitement réduit
plusieurs peuples dont la fidélité chancelait, dans l'incertitude de la lutte,
et, chargé de butin, il avait ramené ses troupes sous les murs de Sagonte.
Tout à coup surviennent dés présents magnifiques offerts au général carthaginois
par les nations de l'Océan : un bouclier dont l'éclat répandait la terreur,
c'était un ouvrage de Galice; un casque surmonté d'un cimier étincelant, et d'où
s'élevait une aigrette brillante dont les plumes blanches comme la neige
allaient se balançant avec grâce. On y avait joint une épée et une lance qui
devait être funeste à tant de guerriers, une cuirasse d'un triple tissu de
chaînons d'or, défense impénétrable à tous les traits. Les diverses pièces de
cette armure faite d'airain, ou de l'acier le plus pur, réunissaient toutes les
richesses du Tage. Annibal parcourt des yeux chaque objet avec transport, et y
reconnaît avec joie l'origine de sa patrie.
Didon y bâtissait les forts de Carthage naissante.
La jeunesse, après avoir tiré ses vaisseaux sur le rivage, s'y livrait avec
ardeur aux travaux. Les uns jettent des môles devant le port; les autres
reçoivent du juste Blitias les huttes et les habitations ; la répartition en est
confiée à sa vieillesse vénérable. On montre avec orgueil la tête d'un cheval
belliqueux, trouvée en creusant la terre; et la cité salue l'heureux augure de
ses joyeuses clameurs. Au milieu de ce spectacle paraissait Énée qui, après
avoir perdu sa flotte et ses compagnons, et, fuyant sur les mers, venait, en
suppliant, demander un asile. Didon, cette reine infortunée, le contemple
d'abord d'un air satisfait et empressé, et bientôt lui jette des regards de
tendresse. La main habile de l'artiste y avait ciselé la grotte et l'union
clandestine des deux amants. On croit entendre retentir les airs des cris
auxquels se mêlent les aboiements des chiens. Des troupes de chasseurs effrayés
couraient se cacher au sein des forêts. Non loin de là, la nouvelle flotte des
Troyens avait déjà quitté le rivage, et gagnait la haute mer, sans s'inquiéter
d'Élise qui les rappelait en vain.
Cette reine, debout sur un bûcher élevé, venait de se donner le coup mortel, et
chargeait les Tyriens futurs du soin de la venger les armes à la main. Le
Troyen, du milieu des ondes, contemplait ce bûcher embrasé, et ouvrait toutes
ses voiles à sa grande destinée.
De l'autre côté, Annibal, dans la posture d'un suppliant, sacrifiait aux dieux
de l'enfer, et faisait couler, avec la prêtresse du Styx, le sang de la victime
dans la fosse magique. Là, il jurait, dès son enfance, une guerre ouverte aux
descendants d'Énée. Le vieil Amilcar bondissait vainqueur dans les champs de
Sicile. On eût cru l'apercevoir, vivant, pousser dans la mêlée ses phalanges
hors d'haleine : c'était l'ardeur de ses yeux, c'était la menace de son visage
farouche.
Du côté gauche du bouclier s'étendait en relief la cohorte lacédémonienne
marchant en triomphe sous la conduite du victorieux Xanthippe venu d'Amyclée.
Près d'elle on voit Régulus, triste ornement, avec tout l'appareil de son
supplice, donnant à Sagonte un grand exemple de bonne foi. Tout autour brillent
des figures en plus grand nombre : des troupes de bêtes fauves poursuivies par
des chasseurs, des huttes de nomades ciselées. Près de là l'horrible soeur du
Maure, dont le soleil a brûlé la peau, caresse des lionnes apprivoisées au
langage de sa nation. Le pâtre erre librement dans la campagne, laissant son
troupeau s'enfoncer dans le bois, sans lui imposer de limites. Tout rappelle les
usages et le pays de l'Africain, guide vigilant des troupeaux : ses javelots,
son chien de Crète, sa butte, le caillou qui recèle le feu dans ses veines, et
sa flûte connue des génisses. Sagonte s'y élève dominant le sommet de sa
colline; elle est investie par une multitude de nations différentes ; des
bataillons épais entourent ses murs, et leurs dards tremblants viennent la
frapper.
L'Èbre promène ses eaux tranquilles sur les bords du bouclier, dont il enferme
le contour immense cri se repliant sur lui-même.
Enfin Annibal, violant le traité, passait subitement le fleuve, appelant contre
les Romains tous les peuples de Carthage. Fier d'un tel présent il endosse et
secoue sa nouvelle armure sur ses larges épaules ; puis, relevant sa tête, il
s'écrie : « Armes invincibles, combien de fois le sang ausonien vous fera fumer!
Sénat de Rome, arbitre de la guerre, quelle vengeance je vais tirer de toi ».
Déjà les assiégés étaient épuisés dans leurs murs investis. Le temps minait la
ville, tandis que ses défenseurs, accablés de fatigue, attendaient les aigles et
les bras de leurs alliés. Enfin, trompés dans leur espoir, ils détournent les
yeux de la mer, certains que le rivage est mensonger.
Ils voient de plus près leur perte prochaine.
Un mal intérieur, qui a déjà attaqué jusqu'à leurs os, ravage leurs corps
exténués. Une lente consomption dévore leurs entrailles douloureuses, épuise le
sang dans leurs veines brûlées; c'est la faim, qu'ils ont trop longtemps cachée.
Elle a enfoncé leurs yeux dans leurs orbites desséchés; elle a noirci leur peau
laissée seule sur leurs os faiblement liés par les articulations; et leurs
membres décharnés n'offrent plus que l'image de squelettes affreux.
Les rosées des nuits fraîches, l'humidité répandue sur le sol, sont un faible
soulagement à leurs maux. En vain ils s'efforcent d'exprimer des branches sèches
un suc qui n'y est plus. Il n'est rien dont ils n'essayent.
Leur estomac enflammé par le jeûne les force à se repaître de choses qui
n'avaient jamais servi d'aliments. Ils mettent leurs boucliers à nu, et mangent
le cuir qui les recouvrait ces armes, après en avoir amolli dans l'eau la
dureté.
Hercule, témoin, du haut du ciel, de cette triste extrémité, verse des larmes
inutiles sur le sort de cette ville malheureuse. Arrêté par les ordres
redoutables de Jupiter, il n'ose rien tenter contre les décrets de l'impitoyable
Junon.
Cachant donc son dessein, il se rend dans le sanctuaire de la déesse vénérable
qui préside à la bonne foi, et tâche de connaître ses secrètes pensées. Cette
divinité, qui se plaît au mystère, seule alors sur le sommet de l'Olympe,
s'occupait tout entière des intérêts des dieux dont elle était confidente.
Hercule, qui pacifia Némée, lui parle respectueusement en ces termes : « Déesse
née avant Jupiter, gloire des dieux et des hommes, toi sans qui ni la terre, ni
les mers ne connaissent la paix ; compagne inséparable de la Justice; divinité
cachée au fond des coeurs, peux-tu voir, sans être émue, l'horrible ravage de ta
chère Sagonte exposée à ces cruels traitements pour te demeurer fidèle ? C'est
pour toi que ce peuple se sacrifie. C'est toi que les mères dévorées par la
faim, c'est toi que les pères invoquent, la douleur sur le visage; c'est toi que
les nourrissons appellent de leur faible voix. Du haut des cieux, prête-leur ton
appui, et fais qu'ils se relèvent de ce désastre ».
Ainsi parla le fils d'Alcmène. La déesse lui répondit en ces termes : « Oui,
j'ai vu, non sans douleur, que les traités étaient rompus.
Le jour même est fixé où cette infime audace sera punie. Mais le genre humain,
fécond en crimes, m'a forcée de quitter précipitamment la terre souillée, et de
chercher un asile dans cette nouvelle demeure. J'ai donc quitté ces royaumes
impies, qui craignent eux-mêmes autant qu'ils se font craindre ; ces passions
frénétiques de l'or, ces viles récompenses de la fraude, et, avec elles, ces
peuples détestables par leurs moeurs, qui, pareils aux bêtes féroces, ne vivent
que de rapines, foulent aux pieds tout honneur dans leurs débordements, et
oppriment la pudeur pendant l'obscurité des nuits. La violence seule obtient
leurs hommages, et l'épée s'arroge les droits de la justice ; l'opprobre enfin a
éclipsé la vertu. Promène tes regards sur le monde : où trouver un innocent?
Ils ne conservent la paix entre eux que par la complicité des crimes. Mais, pour
que cette ville fondée par tes mains garde dans sa fin mémorable un courage
digne de toi, et que ses habitants, épuisés de fatigues, ne se livrent point
vivants à la discrétion des Carthaginois, voici ce que les destins et l'ordre
des choses futures me permettent. Je publierai au loin, jusque dans les siècles
les plus reculés, la gloire de leur dernier jour; j'accompagnerai même leurs
illustres ombres chez les mânes ».
A ces mots, l'austère déesse descend rapidement à travers les airs, et se rend
en courroux à Sagonte, qui luttait encore contre le destin.
Elle pénètre les esprits, passe dans tous ces coeurs dévoués, et transporte en
eux sa divinité tout entière. Elle descend au plus profond des aires, elle les
remplit, elle les enflamme d'amour pour elle. Les Sagontins ne respirent plus
que les combats, et essaient ce que peuvent encore leurs forces languissantes.
Ils retrouvent une vigueur inespérée. Ils se rappellent le doux hommage qu'ils
doivent à la déesse, et combien il serait beau de mourir pour elle.
Une pensée secrète traverse leur âme endurcie contre l'excès des maux. Ils
veulent souffrir plus que la mort, goûter la pâture cruelle des bêtes féroces,
et souiller leur tabled'un mets criminel. Mais la chaste Fidélité ne leur permet
pas de prolonger leur vie par un horrible forfait, et d'assouvir leur faim avec
les membres de leurs semblables.
Junon, qui revenait alors du camp d'Annibal, aperçut la déesse sur la colline de
la ville odieuse, et lui reproche vivement l'ardeur belliqueuse dont elle
enflamme ses habitants. Furieuse, elle précipite sa marche, et se hâte d'évoquer
l'horrible Tisiphone, occupée à poursuivre de son fouet les mânes des enfers.
« Fille de la nuit, lui crie-t-elle en étendant la main vers Sagonte, tu vois
ces murs, frappe-les, et renverse ce peuple altier par ses propres mains; c'est
Junon qui te l'ordonne. Près de toi, sur un nuage, je verrai les effets de ta
fureur, et ton ardeur à me servir. Rassemble ici tout cet appareil de tes armes,
dont les dieux et le grand Jupiter sont effrayés, dont l'Achéron est ému.
Tes torches, ces serpents horribles, ces sifflements qui font taire la gueule de
Cerbère épouvanté, le fiel de tes poisons écumants, enfin toutes tes horreurs,
toute la rage qui fermente dans ton sein fécond, accables-en les Rutules;
précipite Sagonte entière dans l'Erèbe, et qu'à ce prix la Fidélité ait osé
descendre à travers les airs ».
Ainsi Junon animait Tisiphone. De sa main furieuse, elle lance la cruelle
Euménide sur les murs; la montagne ébranlée retentit aux environs, et les flots
de la mer résonnent plus violemment sur le rivage. Mille serpents se dressent en
sifflant sur sa tête, et font reluire leur croupe livide autour de son cou
gonflé par la Rage. La Mort s'avance, montrant, au fond d'une vaste bouche, un
gosier profond, qu'elle ouvre devant ce peuple qui va périr. Autour de sa
poitrine se réunissent le Deuil, les lugubres Gémissements, l'Abattement, la
Douleur, et toutes les peines ensemble.
Le gardien vigilant de l'entrée déplorable fait aussi retentir sa triple gueule.
Soudain le monstre, habile à se métamorphoser, prend la forme, la marche et le
son de voix de Tiburne.
Tiburne venait de perdre son époux par la fureur cruelle de Mars, et pleurait
dans son veuvage Murrus qui n'était plus. Illustre par sa naissance, elle tirait
son nom du sang de Daunus.
Tisiphone, sous la figure de Tiburne, les cheveux épars, fond impétueusement au
milieu des groupes, et, se déchirant le visage:
« Quelle sera donc, dit-elle, la fin de tous ces maux? Nous avons assez fait
pour la Fidélité et pour nos aïeux. J'ai vu, oui, j'ai vu Murrus, mon époux
sanglant, troubler mon sommeil en rouvrant ses blessures, et faire entendre le
plus sinistre présage. Chère épouse, arrache-toi aux malheurs d'une ville
infortunée. Si le Carthaginois victorieux t'empêche de fuir ailleurs, ô Tiburne!
viens rejoindre mes mânes.
Vos pénates sont renversés, c'en est fait des Rutules, l'Africain tient tout
sous son glaive ».
Mon âme fut saisie d'effroi, cette ombre semble être encore sous mes yeux. C'en
est donc fait, Sagonte, je ne verrai plus tes murs ? Cher Murrus ! heureux au
moins dans ton trépas, ta patrie subsistait encore ! et nous, femmes
infortunées, traînées en esclavage, pour servir les épouses des Sidoniens, après
les désastres de la guerre et les périls d'une longue navigation, Carthage
triomphera en nous contemplant; enfin, plongée dans la dernière nuit, je serai
inhumée captive dans les champs de la Libye! Vous, guerriers, qu'une âme
inébranlable a garantis des fers, vous à qui la mort est une arme immense contre
les maux, dérobez par vos mains les femmes à la servitude; c'est dans le danger
qu'éclate la vertu. Marchez donc les premiers de tous les peuples à la conquête
d'une gloire si difficile, et inconnue à toute autre nation ». C'est par ces
conseils que Tisiphone agitait les esprits, et qu'elle semait le désordre. De
là, elle se rend au tombeau qu'Hercule avait érigé sur la cime de la montagne,
pour que les matelots vissent quels honneurs son amitié rendait à la cendre des
morts. Aussitôt, ô prodige effrayant! un serpent à la peau d'azur parsemée de
tâches d'or se glisse et s'élance du fond du monument. De ses yeux de feu
jaillit une flamme rouge comme le sang. De sa gueule entr'ouverte, il darde sa
langue en sifflant.
Le monstre se roule à travers la foule tremblante, traverse la ville, et, se
précipitant aussitôt du haut des murs, il semble fuir, gagne le rivage voisin,
et là, se plonge dans les ondes bouillonnantes.
Tous les esprits sont dans la consternation.
L'on croit voir les mânes expulsés fuir ces demeures en proie à l'ennemi, et les
ombres refuser le repos sur un sol captif. On renonce à tout espoir de salut :
la nourriture devient odieuse : la furie acharnée augmente le trouble.
Dans cette dure situation, l'inexorable courroux des dieux se montre en
différant la mort. Ils cherchent à terminer au plus tôt, leur vie; l'accablement
leur a fait détester le jour.
Chacun travaille à l'envi à construire un immense bûcher, dont la masse
s'élèvera au ciel en dominant la ville.
On y apporte, on y traîne les richesses amassées au sein d'une longue paix, et
les récompenses de la valeur, et les vêtements brodés en or par les femmes, et
les armes dulichiennes apportées de Zacynthe par leurs ancêtres, et les dieux
pénates de l'ancienne ville des Rutules. Ensuite, rassemblant tout ce qui leur
reste encore, avant d'être forcés, ils jettent sur le bûcher leurs boucliers,
ainsi que leurs épées, qui n'ont pu vaincre, et leurs trésors déjà enfouis,
qu'ils redemandent à la terre.
Fiers de dérober ces dépouilles au vainqueur, ils jouissent du plaisir d'en
faire un dernier hommage aux flammes. A la vue de cet amas énorme, l'impitoyable
furie saisit une tordre, qu'elle trempe dans les ondes brûlantes du Phlégéton,
et répand sous le ciel les ténèbres du Tartare. Alors ce peuple inébranlable
dans sa foi commence un sacrifice glorieux, et dont la renommée doit éterniser
le souvenir dans tout l'univers. Tisiphone est à sa tète; indignée de la lenteur
des vieillards, elle presse la poignée du glaive, enfonce l'épée qui semble
hésiter encore, et déchire les airs du son lugubre de son fouet infernal.
Entraînés malgré eux, ils souillent leurs mains du sang de leurs proches ; puis,
stupéfaits d'un crime commis dans un accès de délire, ils fondent en larmes sur
leurs victimes. Celui-ci, que la colère aveugle, ainsi que la rage du désastre,
et qui a souffert les plus horribles maux, jette des regards effarés sur le sein
maternel. Celui-là saisit sa hache, la lève sur le cou d'une épouse chérie, se
reproche ce qu'il va faire, et, au milieu de ses fureurs, à la vue de ce corps,
il jette au loin le fer, en condamnant son forfait.
Il ne pourra l'éviter cependant ; la furie le frappe à coups redoublés, et de sa
bouche écumante lui souffle ses noirs poisons. Ainsi disparaît tout sentiment de
l'amour conjugal. Les douceurs de l'hymen se sont évanouies, et le flambeau
nuptial est plongé dans l'oubli. Il jette, en s'aidant de toutes ses forces,
cette victime mourante sur le bûcher, d'où s'élancent, avec la flamme, les
tourbillons noirs d'une épaisse fumée qui obscurcit les airs.
Au milieu de ce peuple, tu te distingues, malheureux Tymbrène, par les fureurs
de ta piété perverse; tu te hâtes d'immoler un père pour le dérober au glaive
carthaginois : hélas! c'est un visage, image du tien, que tu déchires; ces
membres que tu brises sont les tiens!
Et vous aussi, frères jumeaux, vous périssez à la fleur de la jeunesse,
Eurymédon portrait de Lycormas, Lycormas portrait d'Eurymédon, frères en tout
semblables. Une douce inquiétude embarrassait leur mère quand elle les appelait
par leur nom, et qu'elle restait incertaine en regardant ses enfants. Ce glaive
plongé dans ta gorge, Eurymédon, au milieu des lamentations de ta vieille mère,
t'a du moins épargné un crime. Elle, troublée par sa douleur, et trompée par ce
qu'elle voit, s'écrie: « Que fais-tu? Lycormas! tourne ce fer contre mon sein;
et au même instant Lycormas se perçait de son épée. La mère pousse un grand cri
: « Eurymédon ! dit-elle, d'où peut venir cette frénésie »? La ressemblance de
leurs deux visages avait abusé cette infortunée, qui, au milieu des funérailles,
confondait encore leurs noms. Bientôt, plongeant le glaive dans son sein
tremblant, elle tombe sur ses fils, que son coeur n'a pas pu distinguer l'un de
l'autre. Qui pourrait, sans verser des larmes, raconter l'histoire des cruels
revers de Sagonte, ces mémorables atrocités, le châtiment infligé à la bonne
foi, et la triste destinée de la vertu?
Le soldat carthaginois lui-même, un ennemi inaccessible à la pitié, trouverait
des pleurs à répandre; cette cité florissante, antique séjour de la fidélité,
dont un dieu avait bâti les murs, tombe sous les coups de la perfide nation
tyrienne, ensanglantée par l'excès de barbarie où l'a poussée l'injuste abandon
des dieux. Le fer, le feu la dévastent : la place que le feu n'a pas encore
atteinte est souillée des plus horribles crimes. Un bûcher y élève jusqu'au ciel
une nuée épaisse de noire fumée. Les flammes dévorent, sur la cime du mont
orgueilleux, la citadelle jusqu'alors respectée par la guerre, et d'où l'on
découvrait le camp des ennemis, le rivage de la mer et toute l'enceinte de la
ville.
Les temples des dieux sont embrasés, la mer resplendit de l'éclat des flammes,
et mille reflets dardent l'incendie du sein des ondes.
Au milieu de cet horrible carnage, l'infortunée Tiburne, la main droite armée de
l'épée étincelante de Murrus, et de la gauche agitant une torche embrasée, la
chevelure en désordre, la tête hérissée, les bras nus, la poitrine livide et
meurtrie de coups, vole à travers les cadavres au tombeau de son époux.
Telle, lorsque la demeure infernale retentit ébranlée par la colère du roi des
enfers tourmentant les mânes, Alecto, debout devant le trône de Pluton, et au
pied de son tribunal redouté, exécute ses ordres, et dispense les supplices du
Tartare.
Tiburne, fondant en larmes, pose sur le bûcher les armes du héros, arrachées
naguère au vainqueur dans une lutte sanglante, prie ses mânes de la recevoir, et
approche sa torche enflammée. Puis accélérant sa mort :
« Cher époux, dit-elle, c'est moi qui t'apporte ces dépouilles au séjour des
ombres ». Soudain elle se perce, et se laissant tomber sur le glaive, elle
entrouvre les flammes qui l'engloutissent.
Des corps demi brûlés, couvrant indistinctement la terre, c'est là tout ce
peuple que le malheur a frappé, et ce qui reste des vestiges de ses funérailles.
Tel, pressé par la faim, le lion vainqueur entre dans les bergeries, la gueule
béante et le gosier altéré. Il dévore en rugissant le troupeau sans défense : le
sang regorge à larges flots, pressé dans sa vaste gueule.
Le monstre est couché sur les noirs monceaux des victimes à demi dévorées; ou,
faisant entendre, pour reprendre haleine, un sinistre murmure, il se promène
fièrement parmi les cadavres qu'il a déchirés.
Au loin, on voit gisant çà et là les animaux, le molosse vigilant, les bergers,
le maître de l'étable et du troupeau; tous les débris épars des huttes
détruites. Les bataillons d'Annibal entrent dans la ville dépeuplée par tant de
meurtres. Alors seulement la furie, ayant accompli son oeuvre, revient recevoir
les louanges de Junon, et, fière de son succès, entraîne dans le tartare la
foule innombrable de ces ombres malheureuses.
O vous! âmes célestes, qui resterez toujours sans égales, gloire de l'univers,
troupe vénérable, allez dans l'Élysée faire l'ornement de ce séjour réservé à la
vertu. Quant à celui qu'une victoire injuste a immortalisé (écoutez, peuples, et
craignez de violer un traité d'alliance, et de préférer la domination à la bonne
foi), exilé par toute la terre, il devra errer sans asile loin de sa patrie, et
Carthage tremblante le verra fuir devant l'ennemi. Plus d'une fois, effrayé par
les spectres de Sagonte, il regrettera de n'être point tombé sur le champ de
bataille. En vain il cherchera un glaive pour périr ! respecté par le fer, il
aura recours au noir poison pour faire passer le Styx à son ombre défigurée. |