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Silius Italicus

livre 2

 

 

 

 

Je chante cette suite de combats qui ont porté aux cieux la gloire des descendants d'Énée, et forcé la fière Carthage à subir le joug romain.
Viens, Muse, célébrer avec moi le plus noble effort de l'antique Hespérie; dis combien de héros Rome créa pour ces batailles, où l'on vit la perfide race de Cadmus, violatrice des plus saints traités, se lever en armes pour lui disputer l'empire du monde. La Fortune chercha longtemps dans laquelle de ces deux villes superbes elle établirait le gouvernement de l'univers : trois fois malheureux dans les combats, les généraux Sidoniens jurèrent une alliance sur l'autel de Jupiter. trois fois ils violèrent le traité du sénat, et, reprenant un glaive impie, se laissèrent entraîner à rompre témérairement une paix, objet de tous les voeux.
Mais ce fut dans la seconde de ces guerres, que l'on vit les deux peuples accumuler leurs ressources pour mettre fin à la lutte et s'anéantir l'un ou l'autre. Celui qui triompha fut le plus près de succomber. Le général romain força les murs de la colonie phénicienne : le mont Palatin fut entouré de retranchements carthaginois, et Rome n'eut plus d'autre refuge que ses remparts.
Quelle fut la cause de ces gigantesques fureurs, de cette haine éternelle couvant dans les âmes; de ces armements, dont les pères confièrent l'héritage à leurs fils? C'est à moi de le raconter, à moi de pénétrer les secrets des Dieux : je vais dire l'origine de ces grandes révolutions.
Didon, fuyant à travers les flots une terre et un royaume que Pygmalion venait de souiller d'un fratricide, mouille aux rivages de la Libye où la conduisent les Destins. Là, cette princesse achète, au poids de l'or, un territoire suffisant ; elle y bâtit une ville nouvelle, dans toute l'étendue du rivage que lui permettait d'embrasser le cuir d'un taureau découpé par lanières.
Ce fut sur ces bords que Junon, qui les affectionnait plus qu'Argos (ainsi l'a cru toute l'antiquité), plus que la Mycène d'Agamemnon, dont le séjour lui est si cher, voulut donner aux Tyriens fugitifs une demeure éternelle.
Mais quand la déesse vit Rome, élevant sa tête au-dessus des cités les plus belliqueuses, lancer ses flottes par-delà les mers, et promener sur toute la terre ses drapeaux victorieux; alors, redoutant un danger de jour en jour plus certain, elle inspire à ses Phéniciens la fureur de la guerre. Leur première tentative échoue; le sort des armes leur est contraire; leur flotte est anéantie dans la mer de Sicile; mais Junon leur rend des armes et les pousse à recommencer la guerre. Un seul chef prête ses bataillons au dessein qu'elle a de bouleverser la terre et les mers.
Déjà le belliqueux Annibal s'est rempli de toute la fureur de la Déesse; et c'est lui seul qu'elle ose opposer aux Destins. Heureuse alors d'avoir pour elle ce guerrier altéré de sang, elle prévoit tous les maux qui, pareils à l'ouragan furieux, fondront sur l'empire des Latins: « oui, dit-elle, qu'au mépris de ma puissance, ce Troyen fugitif ait transporté dans le Latium, la Dardanie, et ses Dieux pénates deux fois esclaves : que victorieux il ait fondé Lavinium, et transmis le sceptre à ses descendants; pourvu que tes rives , ô Tésin ! ne puissent contenir les cadavres des Romains, que, dans les champs Celtiques, la Trébie, rougie de leur sang, et roulant avec leurs armes les corps de leurs guerriers, remonte vers sa source; enfin que Trasimène voie avec horreur le sang noir qui, comme un torrent, viendra se mêler à ses eaux; pourvu que Cannes soit le tombeau de l'Hespérie, que ces plaines s'abreuvent du sang ausonien, et que, des sommets de la Pouille, je voie un jour les monceaux de morts réunir tes rives, fleuve Aufidus, dont le cours incertain trouvera à peine, à travers les boucliers, les casques et les tronçons humains, à s'ouvrir une issue jusqu'aux rivages de l'Adriatique ». Elle dit; et le coeur du jeune héros est enflammé de l'ardeur des batailles.
C'était un guerrier naturellement avide de combats, d'une insigne mauvaise foi, d'une ruse inconcevable, sans aucune équité. Armé, il bravait audacieusement les dieux. Son courage indomptable lui faisait mépriser une paix avantageuse: tout son être, jusqu'au fond de ses entrailles, brûlait de la soif du sang humain. Il avait d'ailleurs toute la vigueur de la jeunesse, et voulait effacer l'affront reçu naguère aux îles Égates, et engloutir dans la mer de Sicile un traité honteux. Junon excite son âme et offre sans cesse à son coeur l'espoir du carnage. Annibal, dans ses songes, tantôt pénètre dans le Capitole, tantôt franchit les cimes des Alpes à pas précipités.
Souvent ses gardes, à l'entrée de sa tente, témoins de son sommeil agité, entendirent en tremblant sa voix menaçante dans le profond silence de la nuit, et le trouvèrent, tout couvert de sueur, livrant des combats futurs et dirigeant une guerre imaginaire. Cette rage contre l'Ausonie et le royaume de Saturne, un père furieux l'avait entretenue dans le coeur de son jeune fils. Issu de l'ancienne famille de Barcas, originaire de Sidon, Annibal remontait à Bélus par ses aïeux. En effet, lorsque Didon devenue veuve échappait à l'asservissement de Tyr, le jeune Barcas, fuyant avec elle le poignard de Pygmalion, avait partagé tous ses périls.
Fier de cette noble origine, Amilcar n'était pas moins illustre par ses exploits. Dès qu'Annibal sut parler, et put articuler des mots, son père s'appliqua à nourrir en lui le goût des fureurs de la guerre, et à exciter dans ce jeune coeur une haine profonde contre les Romains.
Au milieu de Carthage était un temple consacré aux mânes de Didon, sa fondatrice, et où le Tyrien, suivant l'antique usage lui rendait en tremblant ses hommages. Des ifs et des pins de leur ombrage lugubre le dérobaient aux regards, et le rendaient impénétrable aux rayons du soleil. C'était là , disait-on, qu'autrefois cette reine, en proie à de cuisantes douleurs, avait ranoncé à la vie. Là s'offraient des statues dont la tristesse semblait avoir pénétré le marbre; l'antique Bélus, et la longue suite de ses descendants; plus loin, Agénor, la gloire de sa nation, et Phénix, dont le nom immortel fut conservé par son pays. Enfin, on y voyait Didon elle-même assise, et réunie pour jamais à son cher Sichée.
Une épée troyenne était à ses pieds.
Dans le contour du temple s'élevaient cent autels consacrés aux Dieux du ciel et du formidable Érèbe. C'était en ce lieu que la prêtresse, les cheveux épars, et couverte d'une tunique infernale, évoquait les puissances de l'Achéron et la déesse d'Henna.
La terre mugit; d'horribles sifflements se font entendre dans les ténèbres; des flammes brillent spontanément sur les autels: les mânes, attirées par les chants magiques, voltigent dans les airs ; et, sur le visage de Didon, la sueur coule à travers le marbre. Annibal se rendit dans ce sanctuaire, conduit par Amilcar: le père examine la contenance et le visage de son fils; lui, sans pâlir, en présence des fureurs de la Pythonisse libyenne, contemple d'un oeil tranquille les barbares cérémonies du temple, les parvis souillés d'un sang noir, et les flammes qui s'élancent, dociles aux chants, dès qu'ils se font entendre.
Amilcar passant alors une main caressante sur la tête de son fils, lui prodigue les baisers, élève encore son courage, et le pénètre de cette exhortation.
« De la cendre des Troyens ranimée, est sortie une nation qui tient asservie sous un injuste traité de paix, la postérité de Cadmus. Si les Destins refusent à mon bras l'honneur d'effacer l'opprobre de la patrie, toi, mon fils, mets ta gloire à l'entreprendre. Tu m'entends? du courage! Jure ici une guerre à mort aux Romains. Que la jeunesse tyrrhénienne tremble déjà en apprenant ta naissance : que les femmes du Latium se refusent à laisser une postérité, quand elles sauront, mon fils, que tu prends de l'âge ».
Ainsi l'anime Amilcar, et en même temps il lui dicte ce terrible serment : « Dès que les années me le permettront, je poursuivrai les Romains, et sur terre et sur mer; j'emploierai le fer et le feu pour arrêter les destins de Rome. Ni les Dieux , ni ce traité qui nous défend la guerre, rien ne me retiendra : je triompherai des Alpes gigantesques, comme de la roche Tarpéienne. J'en jure par le puissant Dieu de la guerre, qui me protégé; j'en jure, grande Reine, par tes mânes augustes ». Aussitôt une victime noire est immolée devant la triple Déesse : la Prêtresse en ouvre rapidement les entrailles palpitantes, pour y chercher des présages, et consulter son âme fugitive au milieu des lambeaux de chairs sanglantes.
Dès qu'elle est parvenue à connaître le secret des dieux au moyen de son art antique, elle s'écrie prophétiquement :
«Je vois les champs d'Étolie jonchés de cadavres, et les lacs rougis du sang troyen. Quelles sont au loin ces masses de rochers s'élevant vers les nues? Tes camps sont assis sur leurs cimes aériennes.
Bientôt tes phalanges s'ébranlent sur leurs flancs : la fumée s'élève sur les remparts des villes désolées : l'Hespérie devient la proie des flammes qu'y portent les Sidoniens. L'Éridan ne roule que des flots ensanglantés. Il est renversé sur les armes et les cadavres de ses soldats, ce guerrier au regard si terrible, qui trois fois au sommet du Capitole offrit à Jupiter des dépouilles opimes. Mais, hélas! quelle horrible tempête troublant les airs, dérobe subitement la clarté du jour? La foudre s'élance de l'un à l'autre pôle : une grande révolution est méditée par les Dieux, et je vois Jupiter au sein de la mêlée ». Junon ne lui permit pas de pénétrer plus loin dans l'avenir. Les fibres se turent tout à coup; les événements et les longs travaux de cette guerre s'éclipsèrent à ses yeux. Amilcar confiait ainsi ses plans de guerre à son fils, qui devait les nourrir dans son coeur. Peu après il passa à Cadix, près du promontoire de Calpé; mais, pendant qu'il faisait flotter les étendards africains devant les Colonnes d'Hercule, il périt d'une mort misérable.
Après lui, Asdrubal reçut le gouvernement de la province. Les riches contrées de l'occident, l'Ibérie proprement dite, et l'habitant de la Bétique endurèrent les vexations les plus rudes sous ce général, coeur farouche et implacable ennemi.
Le résultat du commandement fut d'augmenter sa férocité.
Cruel et altéré de sang, son coeur aveuglé estimait l'autorité par la terreur qu'elle inspire, et son impatiente barbarie n'était satisfaite que par le raffinement des supplices.
Un prince d'une mâle contenance, aussi remarquable par ses grandes actions que par la noblesse de sa race, Tagus, fut une de ses victimes. Sans égard ni pour les dieux ni pour les hommes, Asdrubal le fit mettre en croix et promener dérisoirement en triomphe au milieu de ses peuples consternés, après lui avoir refusé la sépulture. Le fleuve aurifère, dont Tagus avait pris le nom, vit ses nymphes faire retentir les antres d'Ibérie de cris déplorables. Tagus ne l'eût point échangé pour le Pactole de Méonie, les lacs de Lydie ou les plaines arrosées par les flots d'or que roule l' Hermus avec ses graviers jaunis par ce métal. Ce prince était toujours le premier au combat, et le dernier à quitter ses armes. Quand, à demi levé, il lançait son coursier rapide, ni l'épée, ni, de loin, la javeline n'étaient capables de l'arréter.
Il voltigeait triomphant sur le front de la bataille, et les deux partis reconnaissaient Tagus à ses armes dorées. A la vue de son maître suspendu au bois fatal et défiguré par la mort, un des serviteurs de ce prince dérobe secrètement son arme chérie, vole à la tente d'Asdrubal, se jette impétueusement sur lui, et de son glaive frappe deux fois le féroce Africain.
Cependant les Carthaginois frémissent de rage. Troublé par la peur, ce peuple que réjouit la vue du supplice, accourt en foule, apportant les instruments de torture. Rien n'est oublié, ni les charbons ardents, ni le plomb fondu, ni les fouets dont les coups innombrables mettent en lambeaux le corps de la victime, ni les bourreaux vengeurs, ni les lames brûlantes dont on le perce jusqu'à la moelle, ni le feu dont on fouille ses blessures, supplice horrible à voir et à retracer! Disloqués par un raffinement de barbarie, les membres du malheureux s'allongent au gré des bourreaux; tout son sang s'échappe; et ses os embrasés se liquéfient sous ses muscles.
Son âme cependant demeure inébranlable; il se montre supérieur à la douleur, et se rit des tourments comme s'il n'en était que le spectateur; il plaint la fatigue des exécuteurs, et demande à grands cris à expirer sur la croix comme son maître.
Pendant que cette malheureuse victime brave ainsi le sacrifice d'expiation, l'armée, consternée de la perte de son général, n'a qu'une voix en faveur d' Annibal, que les soldats frémissants réclament à l'envi.
Les coeurs s'enflamment, d'une part, au souvenir de la valeur du père qu'ils ont vu; de l'autre, au bruit, répandu dans la multitude, de la guerre éternelle jurée aux Romains ; enfin, sa jeunesse vigoureuse, propre aux entreprises, sa noble vivacité, son esprit armé de ruses, son éloquence naturelle les transportent.
Avant tous les autres, les Libyens le proclament général : après eux, les peuples des Pyrénées et le belliqueux Ibère. Aussitôt s'élève dans son âme aveuglée la présomption que tant de terres et tant de mers devaient irrévocablement céder à son empire. La Libye d'abord, brûlée par les vents du midi et les feux du soleil, se présente sous le signe enflammé du Cancer, soit qu'on la prenne pour une grande portion de l'Asie ou pour la troisième partie du monde.
Sa limite, vers les roses de l'Orient, est le fleuve des Lagides, qui va par sept embouchures grossir la mer du tribut de ses eaux. Du côté où ses plaines plus tempérées regardent les deux Ourses, Hercule l'a séparée, par un détroit, de l'Europe peu éloignée, que l'on découvre des hauteurs les plus voisines. Au-delà, la mer s'oppose au passage, et Atlas ne permet pas à la Libye de s'étendre plus loin, Atlas qui ferait crouler le ciel s'il retirait sa tète.
Cette tète couronnée de nuages soutient les astres, et porte éternellement la masse du monde. Sa barbe est hérissée de glaces. Sur son front une nuit effroyable est répandue par l'effet des pins serrés qui le couvrent; les vents déchaînés ravagent ses tempes creusées par leur fureur; et de sa bouche orageuse s'échappent à gros bouillons des fleuves impétueux.
Ses bras, pareils à deux rocs sur ses flancs, font écumer les vagues en furie; et, lorsque Titan fatigué pousse sous les ondes ses coursiers hors d'haleine, c'est dans ce gouffre fumant qu'ils ensevelissent son char de feu. Dans le prolongement de ses déserts uniformes, l'Afrique a son sol brûlant infecté des poisons de mille monstres différents. Heureuse dans les autres parties, une douce température y fertilise les grasses campagnes. Là ses blés ne le cèdent point à ceux d'Enna, et ses travaux des champs égalent ceux de Pharos.
C'est dans ces plaines que le Numide vagabond lance ses chevaux sans connaître l'emploi du mors. Il fait jouer entre leurs oreilles une verge mobile, et le coursier obéit, aussi docile qu'à un frein gaulois. Cette terre est la patrie d'un peuple guerrier; elle a produit des chefs redoutables; mais sans la ruse elle se fie rarement à son épée. La seconde moitié de l'armée d'Annibal comprenait les cohortes espagnoles, troupes auxiliaires venues en foule dans son camp, et que les trophées de son père lui avaient attachées en Europe. Ici les coursiers belliqueux font retentir la plaine de leurs hennissements: là, attelés aux chariots de guerre, ils s'élancent fougueux; et jamais l'axe brûlant d'un quadrige à Élide ne fut plus rapidement emporté. Ces peuples, prodigues de la vie, ne craignent pas de hâter le moment de la mort. Dès qu'ils ont passé l'âge florissant de la vigueur, il ne peuvent supporter les ans, et dédaignent de connaître la vieillesse.
Ils tranchent alors le fil de leurs jours de leur propre main. Dans ces lieux, la terre, féconde en métaux de toute espèce, fait pâlir les veines de l'Électre par un double emprunt, et dans ses flancs la cruelle recèle les semences du fer homicide, tandis que le ciel y cache la cause de tous les forfaits. L'avare habitant des Asturies sait malheureusement pénétrer jusqu'aux plus profonds abîmes de son sein, pour en sortir aussi jaune que l'or qu'il en arrache. Là encore lutteraient avec toi, riche Pactole, et le Douro et le Tage, et ce Léthé qui roule ses sables brillants à travers le pays des Graviens, rappelant à ces peuples le fleuve d'oubli du Tartare.
Le sol ne s'y refuse pas aux dons de Cérès, il ne repousse point ceux de Bacchus; nulle part même l'arbre de Pallas ne s'élève avec plus de vigueur.
Dès qu'Annibal voit toutes ces nations rangées sous ses drapeaux, et que le commandement lui en est confié, aussi adroit que son père, il sait gagner tous les esprits. Le décret du sénat, il le fait violer, soit par la crainte de ses armes, soit par des présents : il est le premier à tous les travaux, le premier à marcher à pied comme un fantassin; il sait prendre sa part de l'ouvrage, s'il est besoin d'élever un retranchement à la hâte; il n'omet rien de ce qu'il sait capable d'encourager à bien faire.
Cédant à peine au sommeil, il passait la nuit sous les armes, souvent n'ayant d'autres lit que la terre. Vêtu du simple sayon des soldats, il luttait avec eux de fatigue et de privations. S'il marchait devant ses innombrables colonnes, son air martial imposait l'obéissance; alors, tête nue, il savait braver les fureurs de l'orage et les plus effroyables tempêtes. Les Carthaginois étonnés, les phalanges d'Asturie interdites, le virent affronter Jupiter lançant ses foudres, et, en dépit du tonnerre et des orages, du feu jaillissant de la nue, et de la lutte des vents déchaînés, passer intrépide sur son coursier tremblant. D'autres fois l'ardent Sirius ne pouvait abattre son courage infatigable sous les tourbillons de poussière qui couvraient son armée. Lorsque la terre entr'ouverte était desséchée par les rayons ardents du soleil, dont le globe enflammé au milieu de sa course semblait allumer dans l'air un vaste incendie, il eût rougi de se retirer comme une femme sous l'ombrage qu'il eût rencontré. Pour s'exercer à supporter la soif, s'il rencontrait un ruisseau, il s'en éloignait. De même, le plus fougueux coursier était celui dont il saisissait les rênes pour le dresser aux combats : on le voyait alors déployer avec satisfaction la vigueur de son bras et faire voler la mort. Un fleuve inconnu s'offrait-il?
Il le passait à la nage malgré les écueils retentissants, puis, de l'autre bord, il appelait ses troupes. C'est ainsi qu'au moment d'un assaut, il paraissait le premier sur les remparts, et que, mille fois, au plus fort de la mêlée, partout où se portait son fer rapide, la terre se rougissait d'une longue traînée de sang.
Annibal presse donc les Destins : et fermement résolu à rompre le traité fait avec Rome, il sourit en même temps à l'idée qu'il peut l'envelopper dans une guerre terrible, et, des extrémités de la terre, ébranler le Capitole. Sagonte, la première entendit en tremblant le clairon devant ses portes : cette attaque était le prélude de la guerre plus sanglante que le général carthaginois brûlait de commencer.
Cette place, dont les murs bâtis par Hercule, s'élevaient près du rivage de la mer sur la douce pente d'une colline, tirait son nom de l'illustre Zacynthe, inhumé sur la montagne. Ce fier compagnon d'Hercule ramenait ses troupes à Thèbes après la défaite de Gérion, en célébrant cet exploit fameux, car le triple monstre avait trois vies, trois mains armées pour un seul corps, et trois têtes sur autant de cous. La terre n'a produit que celui-là, qui ne pût finir par une seule mort, et dont les Parques inflexibles aient prolongé le troisième fil en coupant les deux autres. Zacynthe triomphant étalait ses dépouilles; vainqueur, il conduisait à une fontaine les bœufs enlevés à Gérion, quand tout à coup un serpent, sur lequel il a posé le pied, ouvre sa gueule gonflée des poisons qu'enflamme l'ardeur du soleil, et lui fait une blessure mortelle. Le héros argien tomba renversé dans les champs d'Ibérie. Bientôt des fugitifs, poussés par un vent du midi, arrivèrent de cette île qu'entoure la mer Ionienne, et qui formait autrefois la plus grande portion du royaume de Laerte, l'île de Zacynthe. Ces faibles commencements furent agrandis par une colonie de jeunes Dauniens sans asile, sortis d'une ville habitée par une population guerrière. Ardée, qui ne pouvait plus contenir ses habitants trop nombreux. Ces peuples devaient être libres, selon le traité fait avec Carthage : la gloire de leurs ancêtres était reconnue, et les Carthaginois devaient s'abstenir de paraître en maîtres sous leur murs. Annibal, ayant donc violé la paix, investit la ville de ses ardents bataillons, et la cavalerie ravage au loin la campagne. D'abord, secouant la tête, le terrible Africain fait lui-même le tour des murailles sur un coursier rapide, et, mesurant de l'oeil les habitations où règne la terreur, ordonne qu'on lui ouvre à l'instant les portes, et qu'on abandonne les remparts. Quel profit pour eux dans une alliance lointaine, quand l'ennemi les tient assiégés? L'Ausonie est si loin! et, s'ils sont réduits de vive force, plus d'espoir.
Les décrets de ces graves sénateurs, les lois, la foi et la justice, les Dieux même, tout est dans le bras d'Annibal. A l'instant, le bouillant Carthaginois confirme ses paroles en lançant un javelot contre les murs. Le fer atteint, à travers son armure, Caïque, debout sur le rempart, et qui s'y agitait en vaines menaces. Il tombe percé de part en part; et son corps roulant du haut des murailles rapporte, en mourant, au vainqueur le fer tiédi dans sa blessure: Les Carthaginois l'accompagnent de leurs clameurs, et, suivant l'exemple de leur chef, obscurcissent l'air d'une nuée de traits lancés sur la ville. Le nombre des combattants n'empêche pas de remarquer toutes les actions d'éclat : chaque soldat veut rendre son chef témoin de sa bravoure, comme s'il était seul à combattre. Celui-ci lance une grêle de balles avec une fronde baléare.
Trois fois il ramène autour de sa tête l'étroite lanière, l'enlève d'un effort, et soudain se dérobe dans les airs le plomb abandonné aux vents.
Celui là, de son bras nerveux, fait résonner le caillou qu'il balançait; d'autres, à l'aide d'une courroie, brandissent et lancent le javelot. Au premier rang se distingue Annibal, que l'on reconnaît à son armure africaine. Tantôt plongeant une torche dans la poix fumante, il la jette tout enflammée sur les murs; tantôt ce sont des pieux, des javelots, des pierres, qu'agite tour à tour sa main infatigable; à ces armes succèdent parfois des flèches, trempées dans le poison d'une hydre et portant deux fois la mort, qu'il décoche en épuisant son carquois perfide.
Tel on voit le Dace, au pays du Gète belliqueux, montrer sa joie féroce en trempant dans les poisons de sa contrée les flèches qu'il va lancer inopinément sur les bords du fleuve au double nom.
Annibal médite alors de ceindre la colline d'une circonvallation de tours, et d'enfermer la ville dans de nombreux bastions. O divinité si chère aux âges anciens, et qu'on ne connaît plus que de nom, foi des serments! tu soutins dans sa fermeté cette jeunesse persévérante, alors même que tout espoir d'échapper lui était ravi à la vue de ces remparts élevés devant ses murs! Oui, à leurs yeux, c'était une fin digne du Latium, que Sagonte pérît en demeurant fidèle.
Tous à l'instant redoublent de courage et d'activité.
Un nerf tendu sur la baliste phocéenne, tantôt lance en sifflant des pierres énormes, tantôt, variant sa charge, projette, en guise de trait, un arbre entier garni de fer, qui répand le désordre dans les bataillons ennemis. Des deux côtés retentissent des cris perçants: la lutte des deux armées est aussi terrible que s'il s'agissait du siège de Rome. Bientôt Annibal s'écrie :
« Peuples innombrables, nés le fer à la main, resterons-nous à ce poste devant un ennemi captif? Rougissez de vos premiers efforts: rougissez de ce présage; voilà donc cette rare valeur, ces prémices de courage qu'attendait votre général. Est-ce par un tel exploit que nous nous préparons à remplir l'Italie de notre renommée? Est-ce là le prélude des combats qu'il nous faudra livrer? »
Enflammés par ce discours, les esprits s'animent. L'âme d'Annibal est descendue au fond des coeurs, elle les agite, les excite à l'idée de combats ultérieurs. Soudain les assiégeants gravissent les murs; ils en sont précipités, et leurs mains coupées y restent cramponnées après leur chute. Alors un rempart s'approche, menaçant les murailles, et chargé de combattants qui dominent la ville. Annibal arma ces guerriers que protège la machine qui les renferme, et ils doivent, par les portes qu'on y a placées, repousser l'ennemi qui d'ordinaire met en jeu les cent bras de la phalarique. C'est un chêne d'une masse énorme, choisi sur la crête glacée des monts Pyrénées, et hérissé de mille pointes de fer. Cet épouvantable appareil renverserait seul des murailles.
Il est en outre enduit de poix, et frotté d'un soufre noir, que l'on allume. Semblable à la foudre, il part des murailles, et fend les airs, sillonnés par la flamme tremblante. Telle la chevelure rougeâtre d'un météore ardent éblouit les yeux quand il tombe rapidement vers la terre, à travers l'immensité du ciel. Plusieurs fois Annibal interdit fut témoin de son choc rapide emportant dans les airs ses soldats mis en pièces et leurs membres fumants. D'autres fois, s'attachant aux flancs d'une énorme tour, elle l'enveloppait d'un tourbillon de flammes, ou, mettant le feu aux ouvrages dont l'assiégeant se faisait un abri, elle l'accablait sous des débris embrasés.
Les Carthaginois rapprochent enfin leurs armes et forment la tortue. Ils arrivent au pied de la muraille, qu'ils sapent sous la voûte obscure de leurs boucliers, et bientôt sa chute va ouvrir une large voie. Cédant sous l'effort, ils tombent à la fois avec un fracas horrible, ces magnifiques travaux d'Hercule; et leurs débris énormes, en se détachant, vont frapper le ciel d'un mugissement effroyable.
Ainsi, sur le sommet des Alpes, on voit des masses qui fendaient les nues, s'affaisser sous leur poids, et leurs débris entrouvrir la montagne retentissante.
Le rempart précipitamment renversé n'est plus qu'un monceau de ruines, qui seraient un obstacle à l'ardeur des combattants, si de part et d'autre ils ne brûlaient déjà de se mesurer sur la brèche même.
A la tête des assiégés parait Murrus, distingué de tous les autres par sa brillante jeunesse. Issu des Rutules, du côté de son père, et des Grecs, par sa mère, il réunit en lui le sang de Zacynthe et de l'Italie. Dès que ce guerrier voit Aradus appelant à grands cris ses compagnons, il profite, pour percer son ennemi et arrêter son élan, d'un effort que fait celui-ci dans la mêlée, et qui ouvre, entre son casque et sa cuirasse, un passage pour le trait mortel. Puis, le tenant renversé sous lui, le trait dans la gorge, il l'accable de ses reproches:
« Perfide Tyrien, dit-il, te voilà étendu. Tu allais sans doute monter le premier au Capitole. Ton audace a-t-elle pu former ce désir? Fais maintenant la guerre au dieu du Styx ».
A ces mots , bouillant de colère, il plonge sa lance dans l'aine de l'Ibère renversé, et foule aux pieds sa bouche haletante, en s'écriant : « C'est ainsi que vous allez vous rendre à Rome, guerriers redoutables ! Courage, hâtez-vous ». Aradus mourant semble vouloir faire un dernier effort : Murrus aussitôt saute sur les armes de son ennemi; il saisit son bouclier, et, dans son flanc sans défense, il plonge tout son glaive.
Aradus, possesseur d'un vaste champ, riche en troupeaux, mais que la renommée ne devait pas illustrer, s'occupait auparavant à poursuivre les bêtes sauvages avec des flèches ou avec le javelot. Heureux, hélas! si, content d'une vie obscure, il n'eût manié l'arc que dans les bois de son pays! Ladmus, ému à ce spectacle, se présente pour le venger. Murrus lui sourit d'un air menaçant : « Va, dit-il, apprendre aux mânes d'Amilcar quelle est la main qui, après avoir immolé d'obscurs combattants, doit bientôt réunir Annibal à ses soldats morts ».
En même temps il se dresse, et le frappe en laissant retomber le glaive sur le panache du cimier de son casque.
Les os se dispersent brisés avec bruit, malgré l'enveloppe qui les protégé. Après Ladmus, il renverse Chrémès, dont le front est ombragé d'une chevelure vierge, que son épaisseur fait ressembler à une coiffure; puis Masulus Karthalo, dont là robuste vieillesse, redoutable encore dans les combats, apprivoisait sans crainte les lionnes au milieu de leurs petits, et dont le bouclier représentait dans ses ciselures l'urne penchante du fleuve Bagrada; enfin, le Nasamon Hyempsal, ce pirate voisin de la grande Syrte, assez hardi pour arracher du sein des flots les navires brisés par la tempête. Tous ils tombent sous le glaive, abattus par son bras furieux. Après eux, tombe le savant Athyr, qui enlevait aux serpents leurs poisons cruels, et endormait, en les touchant, les dangereuses vipères ; ou qui, par l'épreuve du céraste, éprouvait les enfants d'une légitimité douteuse. Et toi, qui dans les bocages sacrés allais apprendre la volonté des dieux, Libyen, au casque orné de cornes recourbées, Iarbas! tu mords aussi la poussière, hélas! malgré tes murmures contre Jupiter, dont les oracles menteurs te promirent tant de fois un heureux retour! Déjà les corps amoncelés exhaussaient les ruines du rempart, fumant du sang noir répandu dans ce carnage. En ce moment, Murrus appelle à grands cris le chef des Carthaginois à un combat singulier.
Tel le sanglier impétueux, poursuivi par une meute de Sparte, forcé d'abandonner son bois aux approches des chasseurs, hérisse ses poils sur son dos et s'apprête à un dernier combat. Ses mâchoires ensanglantées s'agitent dans la bave, et, gémissant, il déchire à coups redoublés les filets des chasseurs.
De l'autre côté de la ville, les assiégés avaient fait une sortie imprévue, comme si aucun trait ni aucun bras n'eût pu les repousser ni les frapper.
Annibal, confondu au milieu des bataillons, porte partout sa bouillante fureur, et brandit cette épée que Témisus, né sur le rivage des Hespérides, lui avait, depuis peu, forgée dans un feu magique. Ce vieillard, poète renommé, savait, par des enchantements, donner à l'acier la trempe la plus dure. C'est avec moins de rapidité que Mars est emporté dans les champs de la Thrace par son char de guerre, qu'il fait étinceler le fer dont il terrassa les Titans, ou la guerre qu'il annonce par le souffle de ses belliqueux coursiers et le bruit de son essieu retentissant. Déjà Hostus, Pholus le Rutule, le haut Métiscus, Lygdus et Durius, ainsi que le blond Galesus, puis les deux frères Chromis et Gyas sont descendus chez les ombres. Daunus lui-même, dont l'éloquence persuasive n'a point de rivale au barreau dans l'art de remuer les esprits par la parole, Daunus, défenseur des lois, aussi ardent qu'ingénieux, a osé accompagner son dard de ces paroles méprisantes : « Insensé Tyrien! à quels excès te portent les furies de ton père!
Ce ne sont pas ici des murs sidoniens, cimentés, par la main d'une femme, sur un terrain acheté à prix d'argent. Ce rivage n'est pas un sable cédé, mesuré à des fugitifs; tu vois des remparts bâtis par les dieux mêmes, et rehaussés d'une alliance avec Rome ».
Tandis que Daunus déclame ainsi sur le champ de bataille, Annibal, d'un élan rapide, le saisit, l'enlève du milieu de ses guerriers, et, jusque sous leurs traits, lui fait lier les mains derrière le dos, et ordonne qu'on le mette à mort en prolongeant ses tortures. En même temps, il adresse les plus vifs reproches à ses soldats, ordonne de porter en avant les étendards, et, tout furieux, montre le chemin â ses troupes à travers les monceaux de victimes et les corps gisants dans le carnage. Il appelle chacun par son nom , et leur fait la promesse impie du pillage de la ville encore debout.
Soudain plusieurs des siens viennent, tout troublés, lui apprendre que de l'autre côté de la ville la lutte est sanglante et ses résultats malheureux; et que Murrus est visiblement favorisé des dieux ce jour-là. A l'instant, transporté de rage, il accourt comme un homme en démence, abandonnant l'attaque furieuse qu'il avait commencée. L'aigrette étincelante qui s'agite sur son casque, semble porter la mort. Ainsi la queue flamboyante d'une comète jette l'épouvante dans les contrées barbares, où plongent ses feux couleur de sang. Le torrent de lumière rougeâtre qui s'élance du foyer, a occupé tout le ciel : et l'astre sinistre, qui scintille au loin, présage aux humains leur ruine prochaine. Les traits, les étendards, les bataillons, laissent un libre passage à l'impétuosité d'Annibal. Les deux armées en présence sont saisies de frayeur. Le fer brillant de sa pique jette un éclat terrible; son bouclier rayonne au loin. Ainsi la crainte glace le cœur du nautonnier tremblant, lorsque les flots de la mer Égée, soulevés jusqu'aux cieux par le Corus au vaste murmure,se porte en mugissant sur le rivage, et que, poussé par le vent qui courbe les ondes, il va fondre au-delà des Cyclades épouvantées. Rien n'arrête Annibal : ni les traits dirigés contre lui seul du haut des murailles, ni les brandons fumants qui tombent à ses pieds, ni les pierres que les machines font pleuvoir. Dès qu'il aperçoit le casque brillant de Murrus, et ses armes d'or dans lesquelles le soleil se réfléchit, malgré le sang qui les couvre, il s'écrie avec fureur :
« Voila donc ce fléau de la fortune carthaginoise, ce Murrus qui seul arrête mes vastes projets, et retarde ma guerre contre les Romains! Connais maintenant la vanité de l'alliance qui t'unit à eux, et la vaine barrière de l'Ibre. Garde pour toi l'équité, l'inviolable bonne foi, et laisse-moi les dieux qui voient le parjure ». Murrus lui répond : « Perfide! te voilà enfin ! Depuis longtemps je voulais me mesurer avec toi, et j'attendais impatiemment ta tête. Reçois donc la juste punition de ta mauvaise foi; et va chercher l'Italie par le séjour des ombres. Il y a loin d'ici chez les descendants de Dardanus : le trajet serait trop long par les neiges des Pyrénées et des Alpes; mon bras va t'épargner ce passage ».
Cependant Murrus voit son ennemi s'approcher, se fiant sur l'avantage que lui donne l'escarpement; il saisit une pierre énorme arrachée des ruines, et pendant qu'Annibal monte avec effort, la précipite sur sa tête. La pierre ainsi lancée d'en haut fend rapidement l'air. Annibal ébranlé fléchit sous ce débris de muraille. Bientôt la honte l'enflamme, et, sentant ce que peut son courage malgré le désavantage du lieu, il lutte en frémissant contre sa blessure, gravit les décombres qui arrêtent ses efforts, et se trouve en face de son ennemi. Plus près alors, Murrus est ébloui par l'éclat de ses armes. Il le voit, s'avançant de toute son impétuosité: soudain il se trouble; il s'imagine être investi par les bataillons impétueux des Carthaginois, ou plutôt que tout, le camp ennemi vient l'assaillir.
La peur a doublé pour lui la taille de son adversaire. Mille bras lui semblent s'élever à la fois avec mille épées éclatantes, et une nuée d'aigrettes s'agiter sur le casque. Les deux armées poussent ensemble un cri affreux, comme si Sagonte était la proie des flammes. Murrus, épouvanté sent ses membres raidis à l'aspect de la mort imminente, et fait entendre ces derniers voeux :
« Alcide, fondateur de nos murailles, toi, dont les traces sacrées marquent le sol que nous habitons, éloigne de nos foyers la tempête menaçante, si nous avons défendu tes murs avec quelque courage ».
Tandis qu'il invoque le dieu, les regards tournés vers le ciel :
« Vois, lui dit Annibal, s'il n'est pas plus juste qu'Hercule seconde mes grands desseins ? Alcide, craindrais-tu que ma gloire égalât la tienne ? Invincible comme toi, dès mes premières années, je vais imiter ta valeur: soutiens-moi de ta divinité amie. Rappelle-toi que le premier sac de Troie fut dû à ton bras, et seconde le guerrier qui veut exterminer les descendants des Phrygiens ».
Il dit, et plonge avec fureur son épée dans les flancs de Murrus. Elle y pénètre jusqu'à la garde; et, en la retirant, son armure est souillée du sang qui jaillit.
Après cette chute terrible, la jeunesse de Sagonte se précipite en désordre pour disputer au fier vainqueur la dépouille et le corps de ce guerrier. Les bataillons s'entassent, s'animant à l'envi, et se portent en avant comme une seule masse. Le casque du héros retentit sous les pierres, son bouclier résonne sous l'effort des lances; les coups multipliés des massues, le plomb lancé par mille frondes qui se balancent font voler les panaches des crinières, arrachent les nobles aigrettes qui flottent au milieu du carnage.
La sueur coule à grands flots de ses membres : sa cotte d'armes est hérissée des javelots qui s'y attachent; point de relâche pour changer d'armure au milieu d'une nuée de traits. Annibal sent ses genoux faiblir, et ses épaules s'affaissent sous le poids de ses armes. Il ne respire qu'en poussant du fond de sa poitrine des soupirs précipités. Sa bouche desséchée exhale une vapeur épaisse; tout haletant, il laisse entendre un gémissement oppressé, un murmure interrompu sous son casque. Mais le héros dompte ses fatigues par sa force d'âme; il aime à relever sa valeur par le danger, et sait mesurer la gloire à la grandeur du péril.
Tout à coup la nue épaisse s'entrouvre; un fracas horrible se fait entendre : la foudre a jailli, et la terre en est ébranlée. Jupiter tonne deux fois sur les combattants. Parti de la nue, le trait vengeur de cette horrible guerre, emporté au milieu d'un tourbillon impétueux, va frapper la cuisse d'Annibal, et s'y attache.
Roche Tarpéienne, montagne, séjour des dieux même; et vous, feux de Laomédon qui brûlez sans cesse sur un autel virginal, hélas! quelles espérances ne vous avait pas données ce trait trompeur, s'il eût atteint plus directement le général furieux! Les Alpes présenteraient encore un rempart impénétrable; et tes bords, ô Trasimène ! n'eussent point fait oublier ceux de l'Allia.
Cependant Junon, de la cime des Pyrénées, considérait les premiers faits d'armes et le courage bouillant du jeune héros, lorsqu'elle le voit frappé du trait, elle vole à lui enveloppés d'une nuée obscure, et arrache avec effort de ses os le fer énorme qui s'y est fixé. Annibal cache avec son bouclier le sang qui coule sur ses membres; sa marche est appesantie; ses efforts presque inutiles. D'un pas chancelant et mal assuré, il quitte lentement la brèche.
Bientôt la nuit couvre la terre et les mers de ses ombres si désirées, et sépare les combattants en leur dérobant le jour. L'infatigable assiégé veille, et passe la nuit à relever son rempart. Pressé par le danger, chacun s'enflamme; le péril a ranimé les forces; les enfants, les faibles vieillards, les femmes même, dans ce malheur, s'empressent d'offrir leurs bras. Le soldat, malgré ses plaies saignantes, porte les pierres; de leur côté, les anciens et les plus illustres vieillards ne restent pas oisifs. Ils s'assemblent; des députés sont choisis. On les presse, on les supplie de se dévouer aux besoins de la patrie, de. sauver leurs concitoyens en implorant le secours du Latium pour ses alliés en péril. « Partez, leur dit-on, forcez de voiles et de rames, tandis que le tigre blessé s'est renfermé dans son camp. Profitons des instants dérobés aux combats. C'est à travers les dangers qu'il faut marcher à la gloire. Partez, déplorez votre fidélité inviolable, nos murs près de crouler, et rapportez de votre ancienne patrie de meilleures destinées ; avant tout, revenez tandis que Sagonte subsiste encore ».
D'un pas précipité ils se rendent au rivage, et la voile, enflée par le vent, les emporte sur les ondes.
Déjà l'épouse humide de Tithon chassait le sommeil; ses coursiers flamboyants touchaient la crête des montagnes qui retentissaient de leurs hennissements, pendant que la déesse agitait ses rênes de roses. L'assiégé, sur la brèche relevée, montre avec orgueil son rempart couvert de tours, ouvrage de la nuit. Toute hostilité a cessé. Le Carthaginois affligé a suspendu le siège; son ardeur belliqueuse est amortie. Il ne songe plus qu'à son général, qu'il voit en danger.
Cependant les Sagontins, qui fendaient au loin les ondes, apercevaient sur les eaux les colonnes d'Hercule et la cime des rochers de Monaco, qui commençaient à s'élever.
Sur ces écueils horribles, Borée, du fond de la Thrace, vient seul établir son cruel empire, et bat sans cesse de son souffle glacé les flots qui les baignent.
Tantôt déployant ses ailes bruyantes, il ébranle les cimes des Alpes; tantôt, accourant des climats glacés de l'Ourse, il fait taire tous les autres vents par sa furie. La mer emportée en tourbillon fait mugir ses ondes écumantes, et les monts disparaissent sous le flot énorme qui les couvre. D'autres fois, il se déchaîne sur le Rhône ou sur le Rhin, dont les eaux jaillissent jusqu'aux cieux. Après avoir évité les fureurs de l'impitoyable Borée, ils s'entretiennent, tout affligés, des dangers de la terre et de l'onde, et se demandent quelle sera l'issue de ces événements. « O patrie! ô séjour que la fidélité de tes habitants rendra célèbre, en quel état les destins t'ont-ils réduit ! Tes saints remparts sont-ils encore sur tes collines ? ou cette illustre cité, juste ciel! n'est-elle plus que cendre et poussière: Dieux! faites souffler les vents les plus rapides, et dirigez-les dans nos voiles; si le Carthaginois, la flamme à la main, n'a pas encore insulté au faîte de nos temples, si nous pouvons espérer du secours des flottes de l'Italie ». Ainsi, baignés de larmes , ils gémissaient jour et nuit : enfin leur vaisseau aborde au rivage des Laurentins, près de l'embouchure où le Tibre, grossi des eaux de l'Anio, précipite dans la mer ses eaux jaunissantes.
Bientôt ils se voient dans Rome, au sein des familles de leurs ancêtres. Le consul convoque l'auguste assemblée: ces pères conscrits, heureux dans leur pauvreté irréprochable, ces grands noms ennoblis par la gloire, ce sénat que ses vertus égalaient aux dieux. Tous ces héros, c'est leur grand coeur qui les distingue, c'est leur amour sacré pour la justice. Ils sont fiers de leurs vêtements grossiers, de leur table frugale. Leur main n'est pas moins habile à manier la lance que la charrue. Contents de peu , ils savaient se passer des richesses, et re- venaient souvent vers leurs modestes pénates sur un char de labour. A l'entrée du temple et sur le seuil même de la porte, on voyait les trophées de la valeur militaire, les chars captifs, les armes enlevées aux généraux ennemis, les haches meurtrières, les boucliers que le fer avait percés, les épées encore teintes de sang : là étaient suspendues les barres arrachées des portes des villes. Ici les proues des vaisseaux carthaginois attestaient leurs guerres, les combats livrés près des îles Égates, et la soumission de la Libye, chassée de toutes les mers. Là, parmi les casques des Sénonais, se trouvaient cette épée qui avait servi, arbitre injuste, à faire le contrepoids de l'or; et l'armure de Camille, autrefois portée en triomphe, après qu'il eut chassé les Gaulois du Capitole; plus loin, les dépouilles du descendant d'Achille, les étendards épirotes, les aigrettes hérissées des Liguriens ; les boucliers de cuir brut enlevés aux Espagnols, et les javelots de l'habitant des Alpes. Mais quand le lugubre aspect des députés eut prouvé leur désastre et les horreurs de la guerre, on crut voir apparaître Sagonte, se levant tout éplorée pour réclamer du secours. Le vieux Sicoris, d'une voix pleine de tristesse, prend la parole : « Nation célèbre par ton inviolable intégrité, et que les peuples soumis par tes armes reconnaissent comme issue du sang d'un dieu, ne pense pas que nous ayons traversé les mers pour un léger dommage. Nous avons vu notre patrie assiégée et nos murs près de crouler. Nous avons vu Annibal, cet enfant des flots en furie, qui reçut le jour au milieu des bêtes féroces. Dieux! puissiez-vous arrêter loin de ces murs et briser sous nos efforts le bras fatal du jeune téméraire!
Avec quelle force il fait siffler une lance dans les airs ! qu'il est redoutable et grand sous les armes! Au-delà des Pyrénées il a passé l'Èbre; dans sa fureur il a soulevé Calpé ; il traîne sous ses drapeaux tous les peuples, infortunés habitants des sables des Syrtes, et médite la conquête d'une cité plus fameuse. Ce flot écumant qui s'élève au sein des mers, si vous tardez à l'arrêter, viendra se briser contre vos villes ! ne pensez pas qu'après ces grands mouvements, après avoir brisé vos traités, le fer à la main, ce jeune audacieux, qui a juré la guerre où il se précipite, se borne à imposer des lois à Sagonte vaincue.
Hâtez-vous, guerriers, arrêtez les progrès de cet incendie, de peur que des mesures tardives ne soient impuissantes contre un péril que le temps doit augmenter. Mais quand rien ne pourrait vous effrayer, quand le feu de la guerre, encore étouffé, ne lancerait pas au loin la fumée, pourriez-vous refuser de tendre une main amie à Sagonte, votre alliée, du même sang que vous? Toute l'Ibérie, les bandes rapides du féroce Gaulois, la Libye altérée, sortie de ses climats brûlants, tant d'ennemis enfin vous menacent! Conservez , nous vous en conjurons par les Rutules, nos ancêtres, longtemps chers à vos coeurs, par les lares de Laurentum, les dieux de Troie, votre mère chérie; conservez des alliés fidèles qui ont échangé, malgré eux, les murs d'Ardée contre la colline du dieu de Tirynthe. Ne vous êtes-vous pas fait une gloire de secourir Zamlé contre les armes du tyran de Sicanie? Ce fut vous qui protégeâtes la Campanie en chassant les Samnites, exploit digne de vos aïeux du Sigée. Sources sacrées, ondes secrètes du Numicius, je vous atteste ici, moi, ancien habitant de la Daunie! Lorsque la populeuse Ardée renvoyait ce surcroît de ses enfants, j'ai porté au-delà des Pyrénées la religion, le sang, les pénates de mon aïeul Turnus et le nom des Laurentins. Serai-je aujourd'hui méprisé comme un membre retranché du corps auquel il appartenait ? pourquoi votre sang serait-il puni d'une ancienne alliance? »
A ces mots, les députés, spectacle lamentable, laissent tomber leurs mains, déchirent leurs habits lugubres, et se prosternent sur la terre qu'ils tiennent embrassée.
Les sénateurs agitent des projets divers, et de profondes réflexions remplissent leurs âmes. Lentulus, croyant voir déjà les murs de Sagonte embrasés, voulait qu'on appelât le jeune Tyrien pour le punir, et qu'en cas de refus on ravageât le territoire de Carthage, le fer et la flamme à la main.
Mais Fabius, qui considérait l'avenir avec prudence, qui ne donnait rien au hasard, qui évitait de provoquer l'ennemi inconsidérément, Fabius, ce général habile, surtout à faire la guerre sans que le fer fut tiré, veut que dans une affaire aussi grave, on sache d'abord si c'est la fureur d'Annibal , qui lui a fait prendre les armes, ou si c'est de l'avis des sénateurs qu'on a porté les drapeaux en avant. Il conseille de choisir une députation qui rapporte une réponse formelle.
Le prévoyant Fabius, en laissant tomber ses mots d'un air inspiré, ne pressentait que trop l'imminence de la guerre.
Tel, assis sur la poupe, un pilote vieilli dans l'expérience a distingué les signes précurseurs du Corus, qui va fondre sur son vaisseau, et à l'instant il fait ferler les voiles. Cependant les larmes, la douleur, la colère portent toute l'assemblée à précipiter l'arrêt caché du destin.
Le sénat nomme des députés : ils se rendront au camp ennemi. Si Annibal, au mépris des traités, persiste dans son entreprise hostile, ils iront droit à Carthage et se hâteront de déclarer la guerre à ce peuple parjure, qui méconnaît les dieux.