La terre du Bruttium donna asile au général carthaginois, qui
pleurait ses malheurs et ceux de sa patrie. Là, retranché dans son camp, il se
consume à attendre l'instant favorable pour recommencer la guerre. Tel un
taureau chassé des étables paternelles, et qui a perdu l'empire du troupeau, va
cacher sa honte au fond des bois : il s'exerce à l'écart aux combats; ses
mugissements répandent la terreur au loin; il court, il bondit à travers les
précipices, renverse les arbres, et furieux, va frapper les rochers de sa corne
irritée. Les bergers, du haut d'un mont qui domine le voisinage, tremblent en
voyant l'animal se préparant à des luttes nouvelles. Ainsi le fougueux Annibal,
qui pouvait dans sa force absorber l'Italie, s'il eût eu tous les secours
nécessaires, cédant aujourd'hui à la basse envie des siens, retenait son ardeur
guerrière, s'arrêtait faute de ressources, et se laissait languir dans une
impuissante inaction. Cependant la peur qu'on a de son bras, la terreur, qui
reste aux nations de tant de victoires sanglantes, semblent avoir mis sa tête
inviolable, comme sous la sauvegarde des dieux. Son nom seul lui tenait lieu
d'armes, de munitions, de recrues.
Cette multitude de soldats étrangers dont le langage, l'esprit, les moeurs, se
heurtent et se contrarient, demeura dans le devoir. Tout est perdu : mais le
respect du chef tient encore les coeurs fidèles à sa mauvaise fortune. Ce
n'était pas seulement dans l'Ausonie que le dieu des armes se montrait propice
aux Romains : déjà la terre Ibérienne a vu le Carthaginois fugitif quitter ses
plaines qui produisent l'or. Déjà Magon, chassé de son camp, a mis à la voile,
et sa flotte l'emporte à la hâte vers la Libye, qu'agite l'épouvante. Mais voici
que la fortune, après une première faveur, en ménage une autre à Scipion.
Hannon s'avançait rapidement à la tête de ses bataillons barbares, aux boucliers
retentissants : il entraînait avec lui, mais trop tard, les troupes ibériennes.
Hannon, sil n'eût pas eu à lutter avec Scipion, avait assez d'habileté, de ruse
et de courage militaire; mais rien de tout cela ne tenait contre l'accablant
génie du général romain : ainsi Phébé fait pâlir les étoiles, pour s'éclipser à
son tour devant les rayons de l'astre fraternel; ainsi les montagnes le cèdent à
l'Atlas, les fleuves au Nil, les mers à l'Océan, père des ondes. Déjà Vesper
commençait à répandre dans les cieux obscurcis une ombre qui nuit à l'ardeur des
Romains : tout à coup Scipion fond sur les Carthaginois, qui se retranchaient
dans leur camp, et force partout les ouvrages qu'ils abandonnent inachevés. Ces
remparts à peine ébauchés, et faits de gazon, sont renversés sur les soldats qui
tombent; c'est là toute leur sépulture. De tous ces guerriers, à peine un seul
montra du coeur, et mérita, par sa résistance, de voir passer son nom à la
postérité. Le cantabre Larus pouvait, même sans armes, se faire redouter par la
seule masse de son corps et par l'étonnante souplesse de ses membres. Il
combattait la hache à la main, à la manière de sa nation. Ferme au milieu de la
déroute générale et du massacre de ses jeunes compagnons, dont il voyait les
corps gisants à ses côtés, il remplissait à lui seul le vide de ceux qui étaient
tombés. S'il combattait de près, c'était dans les premiers rangs ennemis qu'il
semait la mort : était-il assailli de côté; il faisait tournoyer son arme autour
de sa tête. L'ennemi vainqueur l'attaquait-il par derrière; il savait le frapper
de sa hache sans se retourner, prêt de tous les côtés et toujours redoutable. Le
jeune Scipion, frère de l'invincible général, lui lance son javelot avec furie,
et du coup il abat le panache flottant de son casque ; le trait porte plus haut,
relevé par la hache de Larus, prompt à le parer. Larus, à qui la colère devient
une arme terrible, s'élance, en poussant un grand cri, et porte à son ennemi un
coup de sa hache. Les deux lignes de bataille en sont ébranlées : le bouclier de
Scipion retentit sous le poids de l'arme formidable. Mais le Cantabre va payer
cher son audace : au moment où il ramène son bras en arrière, Scipion le lui
tranche de son glaive, et la main tombe sans vie avec l'arme qu'elle tenait
serrée. Quand Larus, le seul rempart qui restait aux vaincus, est tombé, tous
ensemble lâchent pied et se dispersent à travers la plaine.
Ce n'est plus un combat, mais partout le triste et sanglant spectacle du
carnage. Ici, les uns frappent, là, les autres tombent. Hannon, pris au milieu
des fuyards, et les mains liées derrière le dos, était traîné vers Scipion,
chargé de fers; il demandait la vie, et qu'on le laissât jouir de la douce
lumière du ciel. «Les voilà donc, dit le capitaine romain, les voilà donc ces
guerriers qui demandaient pour eux l'empire du monde, auxquels devait céder la
toge et la race belliqueuse de Romulus ! S'il vous est si facile d'être
esclaves, pourquoi avez-vous ressaisi vos armes? » Scipion achevait à peine ces
mots, quand un cavalier, envoyé en éclaireur, arrive et lui apprend qu'Asdrubal,
ignorant les désastres de cette journée, s'approchait avec rapidité pour joindre
ses troupes à celles d'Hannon.
Il court à l'ennemi avec les premiers bataillons qui se présentent; il a vu
venir avec une joie impatiente l'instant du combat, et l'ennemi courant à une
mort certaine. « Dieux immortels, s'écrie-t-il, les yeux levés au ciel, je ne
vous demande plus rien aujourd'hui, c'est assez d'avoir amené ces fugitifs à la
pointe de nos épées; soldats, vos bras feront le reste : Courez, volez; voici
mon père, voici mon oncle qui vous appellent à la vengeance. Ombres saintes, mes
Dieux tutélaires dans le combat, apparaissez, je vous suis. Non, je ne m'abuse
pas sur l'avenir, et vous allez être témoins d'un carnage digne de votre grand
nom. Quand cessera-t-on enfin de combattre dans les plaines de l'Ibérie;
viendra-t-il jamais ce jour où je te verrai, ô Carthage! tremblante au bruit de
mes armes, et la guerre frémissant à tes portes. » Il dit; et le son
retentissant des trompettes se fait entendre; des cris féroces ébranlent la
voûte des cieux; les bataillons se choquent ainsi, quand fondent sur la mer le
Notus, Borée, ou l'Auster inexorable aux matelots, on voit s'abîmer dans les
vagues que leur souffle soulève, des flottes tout entières; tel encore Sirius,
en montant dans les cieux, brûle les peuples du Midi, tout haletants sous ses
mortelles ardeurs. Telle est l'impétuosité des combattants : ainsi la discorde
furieuse les moissonne sous le tranchant du fer. La terre ne pourrait s'en
tr'ouvrir assez pour recevoir dans son sein le nombre des mourants. Jamais, dans
les déserts inhospitaliers, la rage des bêtes farouches n'a fait couler plus de
sang. Déjà les vallées et la plaine ruissellent; les traits sont émoussés:
l'Africain, l'Ibère belliqueux mordent la poussière. Une partie de l'armée
résiste encore, mais affaiblie, les armes criblées de coups, du côté où Asdrubal
agite sa lance. Ce jour-là n'eût pas vu finir le combat, et sans doute la valeur
d'Asdrubal n'eût pas cédé, si un trait qui traversa sa cuirasse ne lui eût fait
une légère blessure, et ne l'eût contraint de fuir. Il quitte la mêlée, se sauve
de toute la vitesse de son cheval par des chemins détournés, et, favorisé par
les ombres de la nuit, se dirige, en suivant le rivage, vers le port de
Tartesse. Le premier après lui, par sa valeur, était le chef des Numides,
Masinissa. Ce prince devint bientôt célèbre par une longue alliance avec les
Romains, et par l'attachement qu'il leur garda. Fatigué de sa fuite pénible au
milieu des ténèbres de la nuit, il s'était livré au sommeil; pendant qu'il
dormait, une flamme brilla tout-à-coup sur sa tête, enveloppa doucement les
boucles de sa chevelure, et se répandit sur son front, qu'ombragent d'épais
sourcils. Ses gardes accourent, et s'empressent d'éteindre avec de l'eau les
feux qui semblent se jouer autour de ses tempes. Mais sa vieille mère, qui sait
l'art d'expliquer les augures, s'écrie: « Oui, dieux puissants, confirmez vos
présages, et que cette lumière éclaire à jamais cette tête qui m'est chère; et
toi, mon fils, ne crains rien de ces heureux prodiges; le ciel est pour toi, et
ces feux sacrés qui environnent tes tempes ne doivent pas t'effrayer. Ils
t'assurent une alliance éternelle avec les enfants de Dardanus; ils te présagent
un empire plus étendu que celui de ton père, et tu verras ta destinée unie à
celle des Romains. » Ainsi parla la prêtresse. Ce jeune guerrier est ému de ce
prodige si éclatant, il n'attend plus des Carthaginois ni sa gloire ni le prix
de sa valeur; Annibal lui-même perdait tous les jours à ses yeux de son éclat
redoutable. L'aurore chassait du ciel les ténèbres qui l'obscurcissent; à peine
avait-elle rougi de ses feux le beau visage des Atlantides, ses soeurs, que
Masinissa se dirige vers les Romains, dans ce camp qui est encore celui de ses
ennemis. Il entre; Scipion le reçoit d'un air affable. Masinissa parle ainsi : «
Chef des Romains, les avertissements venus du ciel, les réponses favorables de
la prêtresse ma mère, ta valeur surtout, qui te fait chérir des dieux, m'ont
enfin détaché des intérêts de Carthage, et m'amènent ici volontairement. Fils de
Jupiter, si j'ai montré quelque courage à braver tes foudres, je viens t'offrir
aujourd'hui le bras que je crois digne de te servir. En venant à toi, je ne cède
ni à la vaine légèreté d'un esprit incertain, ni au caprice d'une volonté
changeante ; ce n'est pas même l'espérance de partager tes glorieux avantages
qui m'amène ici : je fuis la perfidie, j'abandonne une nation parjure dès son
origine. Puisque la guerre ici n'a fini pour toi qu'aux colonnes d'Hercule,
allons maintenant la chercher ensemble à sa source même, à Carthage. Le fer et
la flamme à la main, attirons en Libye cet Annibal, qui depuis trois lustres
règne en vainqueur dans l'Ausonie, et a planté ses échelles contre les murs de
Rome même. » Ainsi parle Masinissa. Scipion mettant sa main dans la sienne :
«Chef des Numides, si notre nation te paraît grande dans la guerre, elle l'est
encore plus par sa bonne foi. Oui, retire ta parole à ces fourbes qui furent tes
alliés : les glorieuses récompenses ne manqueront pas à ton courage; on vaincra
Scipion par les armes avant de le vaincre en reconnaissance. Quant à l'avis que
tu ouvres de porter en Libye l'incendie de cette guerre, le temps en décidera.
Plus d'une fois j'ai médité ce grand projet: Carthage pèse à mon âme impatiente.
» A ces mots, Scipion lui fait présent d'une tunique militaire richement brodée,
et d'un cheval aux harnais de pourpre; il l'avait pris lui-même sur Magon qui le
montait; et déjà il avait essayé l'ardeur du fougueux animal. Il joint à ces
dons la coupe d'or avec laquelle Asdrubal faisait des libations, et un casque
orné de son panache. Après avoir ainsi scellé son alliance avec le héros
africain, Scipion ne songe plus qu'à renverser les murs de Carthage.
Les Massyles avaient alors pour roi Syphax, le prince le plus riche de ces
contrées, et qui ne manquait pas de bravoure. Ce monarque étendait son empire
sur des peuples innombrables et jusqu'aux mers les plus éloignées. Il avait,
dans ses vastes domaines, beaucoup de chevaux, d'éléphants, la terreur des
combats, et de nombreuses troupes d'élite. Aucun prince de l'Italie n'était plus
riche en ivoire, en or, en étoffes de pourpre. Scipion, jaloux de s'assurer un
secours aussi puissant, songeant d'ailleurs à la grandeur du péril, si ce prince
se tourne du côté des Carthaginois, ordonne aussitôt qu'une galère mette à la
voile; dès ce jour il n'a plus qu'une pensée, la guerre d'Afrique.
Arrivé sur les bords africains, et dès que les vaisseaux sont entrés dans le
port, il apprend qu'Asdrubal, fugitif et tremblant, l'a devancé sur les mers,
qu'il a cherché dans sa détresse de nouveaux alliés, et qu'il vient d'entraîner
les Massyliens dans le parti de Carthage. On annonce à Syphax que les généraux
de ces deux peuples puissants qui se disputent les armes à la main l'empire du
monde, sont dans ses états. Le roi ordonne qu'on les introduise dans son palais
avec les plus grands égards, et tire vanité de l'éclat qu'en reçoit son diadème.
Il regarde avec une joie orgueilleuse ces deux ennemis présents devant lui, et
s'adresse en ces termes au chef des Romains : « Illustre Scipion, quelle n'est
pas ma joie de te voir en ces lieux, et que j'ai de bonheur à te contempler!
combien il m'est doux de retrouver en toi l'image de ton père; elle respire dans
tes traits. Je me souviens qu'étant allé sur les bords d'Érythie, près de Cadix,
où j'étais curieux de voir le flux et reflux de la mer, ces deux grands
capitaines me vinrent trouver dans le voisinage du Bétis, et semblèrent
m'accueillir avec les plus grandes marques d'amitié. Ils me firent même présent
de ce qu'ils avaient de plus précieux dans les dépouilles de l'ennemi. Je reçus
de leurs mains des armes, des freins avec lesquels vous domptez vos chevaux, et
les premiers qu'on ait vus dans mes états; des arcs dont la force ne le cédait
pas à celle de nos javelots. Ils mirent à mon service des maîtres vieillis dans
l'art de la guerre, pour former à vos évolutions militaires mes bataillons épars
et qui combattaient sans règles. Et lorsque je leur offris en retour cet or et
ce précieux ivoire dont nos contrées abondent, je ne gagnai rien par mes
instances; ils ne prirent l'un et l'autre qu'une épée renfermée dans un fourreau
d'ivoire poli. Ainsi donc sois le bien venu dans ce palais. Mais puisque la
fortune a conduit aussi vers moi à travers les ondes le général carthaginois,
daigne écouter, ô Scipion ! ce que je vais dire; et toi puissant chef de la
colonie de Tyr, Asdrubal, prête l'oreille attentive à de sincères avis. « Qui ne
sait aujourd'hui quelle tempête est venue fondre sur l'Ausonie, quelle guerre a
moissonné ses habitants, et réduit le Latium aux dernières extrémités? Qui ne
sait que les plaines de l'Italie et d'Ibérie sont abreuvées depuis dix ans du
sang carthaginois? Pourquoi ne pas mettre fin à ces tristes guerres? pourquoi ne
pas déposer volontairement les armes? Vous, Carthaginois, contentez-vous de la
Libye; vous, Romains, renfermez-vous dans l'Ausonie. Syphax, croyez-moi, ne sera
pas un médiateur indigne de servir d'aussi grands intérêts, si vos esprits
inclinent à la paix. » Scipion ne permet pas au roi d'en dire davantage; la
coutume de sa nation, et le souverain arbitrage du sénat empêchent qu'il ne
traite en son nom : il faut renoncer à ce vain espoir d'accommodement, puisque
les pères conscrits seuls peuvent en décider. Les conseils de Syphax en
restèrent là : on passa en festins le reste de la journée; après le repas,
chacun s'abandonne au sommeil, et se délivre, dans le sein du repos, de la
chaîne pesante des soucis. Déjà l'aurore, quittant sa couche matinale, éclairait
la terre d'un jour nouveau.
Les coursiers du soleil sortaient de leurs célestes étables pour reprendre le
joug, et le dieu n'était pas encore monté sur son char : cependant la mer
brillait de quelques traits de feu prêts à jaillir de son sein. Scipion se lève
de sa couche son visage est calme et serein, il se rend au palais de Syphax. Ce
prince, selon la coutume de son pays, nourrissait des lionceaux, et savait l'art
de dompter à la longue leur naturel féroce et leurs naissantes fureurs. Dans ce
moment même il promenait une main caressante sur la crinière d'un de ces
animaux, et jouait sans frayeur avec sa terrible gueule. Dès qu'il apprend la
venue de Scipion, il revêt sa tunique royale; sa main gauche est ornée d'un
sceptre, insigne majestueux de son antique empire; un bandeau blanc lui ceint la
tête ; il porte l'épée à son côté, selon la coutume de sa nation. Scipion est
introduit, reçu par le prince, en hôte et en ami; il va s'asseoir près de lui
dans une partie retirée du palais, où on lui rend les mêmes honneurs qu'au
monarque lui-même. « Puissant Syphax, lui dit le pacificateur de l'Espagne, dès
que j'eus soumis les peuples des Pyrénées, mon premier soin et le plus ardent de
mes désirs a été de venir te visiter dans tes états. La mer en courroux n'a pu
m'arrêter : je ne viens pas te demander une chose au-dessus de ton pouvoir, ou
qui puisse déshonorer la majesté de ton trône. Unis-toi de coeur aux Romains, et
partage en ami nos succès. Non, les hordes massyles, le pays des Syrtes et les
vastes domaines de tes aïeux ne peuvent pas tant pour ta gloire qu'une alliance
fidèlement gardée avec le noble peuple de Laurente. Que dirai-je de plus? le
ciel n'est jamais propice à celui qui ose attaquer la race de Dardanus. » Syphax
entend ces propositions avec plaisir, les accepte; et, embrassant Scipion : «
Oui, dit-il, confirmons cet heureux augure de la paix, et que les dieux présents
entendent ces voeux communs de l'amitié : prenons ici à témoin et Jupiter au
front paré de cornes et celui qu'on révère sur la roche Tarpéienne. » En même
temps l'Africain faisait élever un autel de gazon; la hache déjà levée sur la
victime allait la frapper, quand tout-à-coup le taureau brisant ses liens
s'enfuit de l'autel, remplit de ses mugissements les galeries du temple, et
répand la terreur dans le palais épouvanté. Le bandeau de Syphax, ornement de
ses ancêtres, tombe sans qu'une main profane l'ait touché, et laisse à nu le
front du roi.
Tels étaient les sinistres présages par lesquels les dieux annonçaient la chute
de cet empire, et la triste destinée du prince. Le temps n'est pas éloigné où
Syphax, vaincu et renversé de son trône, sera traîné au Capitole derrière le
char du triomphateur, qui vient presque en suppliant lui demander son alliance.
Le traité conclu, Scipion se rend au port, met à la voile, et, secondé par un
vent favorable, regagne l'Ibérie, terre qui lui est si connue. Les peuples,
avides de le revoir, accourent à sa rencontre; les Pyrénées soumises députent
vers lui leurs nations diverses. Animées du même esprit, toutes l'appellent leur
roi ; pour elles, c'est le plus beau titre et le suprême honneur dû au courage.
Scipion refuse leurs offres avec douceur, comme peu dignes d'un Romain; il
apprend à ces Barbares les usages de sa patrie, et que Rome ne peut supporter le
nom des rois. Alors, n'ayant plus d'ennemi à vaincre dans ces contrées, il ne
songe désormais qu'à rendre les derniers devoirs à des mânes vénérables. Il
convoque à la fois les Latins, les peuples du Bétis, ceux du Tage, et parle
ainsi au milieu de cette nombreuse assemblée: « Puisqu'il a plu aux dieux
immortels de nous être favorables, d'abattre ici le Carthaginois, de le chasser
de ces contrées où finit l'univers, de le rejeter loin de l'Espagne, afin qu'il
regagnât en fugitif ses sables déserts, je veux aujourd'hui rendre aux miens,
dans cette terre qui les a vus mourir, les honneurs funèbres, et apaiser leurs
mânes, qui réclament de moi ce triste et dernier devoir. Faites silence et
prêtez l'oreille à mes paroles : lorsque le soleil aura parcouru sept fois sa
carrière, ceux qui savent manier les armes ou conduire un quadrige, ceux qui ont
l'espoir de vaincre à la course, ou qui aiment à fendre les airs de leurs
javelots, se réuniront ici pour disputer la palme glorieuse des jeux. Les plus
nobles dépouilles des Carthaginois serviront à récompenser dignement le
vainqueur, et nul ne se retirera sans un présent de ma main. » C'est ainsi que
Scipion enflamme toute cette foule, à laquelle il commande par l'idée de
l'honneur et des récompenses. Le jour venu, toute la plaine retentit de
l'immense murmure de mille voix confuses. Scipion, les larmes aux yeux, conduit
ces funérailles simulées avec toute la pompe de véritables obsèques : l'Ibère,
le soldat romain apportent ensemble leurs offrandes et les déposent sur le
cénotaphe embrasé. Scipion debout, tenant la coupe funéraire, qu'il remplit
alternativement de lait et de vin, jette des fleurs sur l'autel des dieux.
En même temps il appelle, il évoque ces ombres; il chante, en pleurant, les
louanges des deux héros, et célèbre du moins la gloire de ceux qui ne sont plus.
De là il se rend au cirque, et propose de commencer les jeux par la course des
quadriges. La foule, déjà tout impatiente d'applaudir, flotte incertaine et
frémissante entre les rivaux : les barrières ne sont pas encore ouvertes, et
chacun a les yeux attachés sur l'entrée de la lice où se pressent les chevaux.
Au signal donné, la barrière s'ouvre avec fracas : à peine les coursiers se
sont-ils élancés de toute la vitesse de leurs pieds, que mille cris
étourdissants s'élèvent à la fois dans les airs.
Pareils à des combattants qui se disputent la victoire, les conducteurs, penchés
sur leur attelage, suivent de la main et de la voix leur quadrige emporté, et
semblent pousser de leurs cris les coursiers qui volent aussi rapides que la
parole. Le cirque retentit du bruit des chars, et chacun des rivaux s'abandonne
en aveugle à la fougue qui l'emporte. Ils précipitent leurs coursiers, les
pressant du fouet, les gouvernant de la voix. Un noir tourbillon s'élève de
l'arène poudreuse, obscurcit les airs, et dérobe aux yeux et la route que
parcourent les chars, et les efforts de ceux qui les dirigent. Du côté des
spectateurs on ne s'anime pas moins c'est à qui se déclarera, celui-ci, pour le
coursier qu'il aime; celui-là, pour le guide en qui il espère. Les uns se
passionnent pour leur patrie dont l'honneur est en jeu; les autres, pour la
gloire jusque-là soutenue de l'antique race de leurs chevaux.
Tel a placé toutes ses douces et inquiètes espérances sur la tête d'un coursier
novice au joug; tel autre se promet tout de la verte vieillesse d'un couple
éprouvé dans les luttes depuis de longues années. Lampon vole et précède tous
les autres. Né en Galice, il a précipité son char à travers les airs, et ses
vastes élans laissent derrière lui les vents rapides. Mille cris, mille
applaudissements font retentir le cirque. Les spectateurs, à la vue de ce char
qui devance les autres, le croient déjà près du but, où le poussent leurs voeux.
Mais tous ceux que l'expérience et l'habitude du cirque a rendus meilleurs juges
de ces luttes, blâment l'imprudent écuyer qui prodigue ainsi, dès la première
course, les forces de ses chevaux; et, le gourmandant, lui crient de loin, mais
en vain, qu'il va les épuiser par des efforts mal mesurés. «Où t'emporte ton
ardeur, Cyrnus? cesse de frapper; ramène à toi doucement les rênes.» Hélas !
Cyrnus est sourd â ces clameurs: plein de confiance en ses coursiers, il
s'emporte, sans songer à l'espace qui lui reste encore à parcourir. Panchatès
qui le suivait, n'était éloigné de lui que de la longueur d'un char. Ce coursier
asturien était remarquable par la blanche étoile qui ornait son front, marque
distinctive de ceux de son pays ; aussi blancs étaient ses pieds agiles.
Plein de courage, quoique d'une taille médiocre et d'une apparence peu
remarquable, son ardeur lui donnait des ailes; il courait à travers la plaine,
indigné de sentir le mors dans sa bouche écumante; à chaque élan il semblait
grandir et tous ses membres augmenter. Hibérus tout éclatant de pourpre
conduisait ce char. Pélore s'avançait le troisième; il avait à son côté
Caucasus, qui courait de front avec lui. Caucasus, rétif et regimbant au bruit
flatteur de la main qui le caresse, se plaisait à mordre son frein, et
remplissait sa bouche d'une écume ensanglantée : Pélore, plus souple et plus
docile, poursuivait sa course sur la gauche, serrant de près la borne, et n'en
faisant jamais dévier le char qu'il emportait. Il était remarquable par sa noble
encolure, où flottait en se jouant la plus épaisse crinière. O prodige! Caucasus
n'avait pas de père. Sa mère, Harpé, avait été fécondée par le souffle d'un
Zéphir de printemps : fils des vents, il était né dans les plaines des Vettons.
Le noble Durius poussait ce char dans la carrière. Caucasus semblait se fier à
la main sûre du vieil Atlas, qui le guidait. Le noble coursier avait été envoyé
par Tydée, ville que bâtit Diomède, errant loin de sa patrie. Il passait pour
être de la race des chevaux troyens que le fils de Tydée ravit sur les bords du
Simoïs à Énée vaincu. Déjà les rivaux avaient fourni la moitié de la carrière,
et redoublaient d'efforts pour arriver au terme : Panchatès s'anime pour
atteindre le premier char, il va le dépasser, il s'élève au-dessus, il va
s'élancer dedans ; déjà la corne de ses pieds recourbés frappe et ébranle le
char de Galice. Après eux, vient Atlas; mais il ne s'avance pas avec moins de
vitesse que Durius, resté comme lui des derniers.
On eût dit qu'ils couraient ainsi de concert et pour maintenir de front leurs
attelages alignés. Hibérus, qui suivait Cyrnus de plus près, voit que les
coursiers de Galice sont épuisés, qu'ils n'avancent plus que sous les coups
violents et redoublés du fouet, et que le char ne bondit plus comme auparavant
sur l'arène. Alors, pareil à la tempête qui fond tout à coup du sommet des
montagnes, Hibérus se penche sur le cou de ses coursiers, et comme suspendu sur
leur tête, il pousse l'ardent Panchatès, le gourmande de n'être que le second,
le stimule avec le fouet, l'encourage de la voix. Eh quoi! coursier d'Asturie,
tu souffriras qu'un autre te devance et t'enlève la palme. Courage, vole, glisse
sur la plaine; eh! n'as-tu pas les ailes des vents? Lampon épuisé se ralentit :
en vain il ouvre sa bouche haletante, il n'a pas un dernier souffle pour arriver
au but. A ces mots, Panchatès s'enlève comme s'il ne faisait que s'élancer hors
de la barrière, et laisse derrière lui Cyrnus qui essaie, mais en vain, de
courir son égal, ou de le croiser dans sa course. Le ciel retentit, frappé de
mille clameurs qui s'élèvent du cirque. Panchatès, victorieux, lève sa tête
altière, s'emporte dans les airs, et entraîne avec lui les autres coursiers du
quadrige. Atlas et Durins, les derniers tous deux, ont recours à la ruse.
Celui-ci s'efforce d'arriver par la gauche, celui-là le presse sur la droite et
voudrait passer devant lui : mais c'est en vain qu'ils tâchent de se surprendre
l'un l'autre. Enfin Durius, plein de confiance dans sa florissante jeunesse, se
penche sur ses rênes, détourne obliquement son char, et l'oppose de côté à celui
du vieil Atlas dont il pousse et fait soulever l'essieu. Le faible vieillard lui
adresse de justes remontrances : «Ou t'emportes-tu? et quelle est cette nouvelle
manière de courir en furieux? Je le vois, tu veux ma mort et celle de mes
coursiers. » A peine finissait-il de parler, que son essieu vole en éclats.
Atlas est renversé la tête la première, et avec lui, spectacle déplorable! avec
lui gisent, de côté et d'autre, dans la poussière les chevaux abattus. Durius,
vainqueur, agite fièrement ses rênes; la barrière est libre, et Pélore laisse
derrière lui Atlas, qui tâchait de se relever, au milieu de l'arène. Il ne tarda
pas à joindre le quadrige fatigué de Cyrnus. Cyrnus, dont la course s'était
ralentie et qui apprenait trop tard à modérer son ardeur, est bientôt dépassé
par ce char rapide, que les clameurs et les applaudissements semblent encore
pousser avec plus de rapidité.
Déjà Panchatès touchait de sa tête le dos et les épaules d'Hibérus, qui se sent
avec effroi pressé par le souffle ardent du coursier et tout échauffé par sa
brûlante écume. Durius fond en avant, il ne guide plus ses chevaux, il les
laisse aller sous le fouet; ce n'est pas en vain; car il va tenir, il tient déjà
sur la droite la même ligne qu'Hibérus. Étonné de tant de bonheur, il s'écrie :
« Voici, voici le moment, Pélore, de montrer que tu es fils du Zéphir; que ceux
dont l'origine est vulgaire apprennent combien l'emportent sur eux les rejetons
des dieux. Vainqueur, tu élèveras des autels et tu offriras des dons à ton père.
» En effet, si Durius, trahi par une émotion où se mêlaient la crainte et la
joie du succès, n'eût laissé échapper son fouet avec ses paroles, il eût
peut-être consacré au Zéphir les autels qu'il lui avait voués. Le malheureux
jeune homme tourne alors sa colère contre lui-même, comme s'il eût vu tomber la
couronne de sa tête victorieuse. Déchirant sa belle tunique aux franges d'or, il
se répand en pleurs et en plaintes amères. Déjà les coursiers, qui ne sentent
plus le fouet, ne savent plus obéir, et vainement Durius, en guise d'aiguillon,
secoue sur leur dos les rênes inutiles.
Cependant Panchatès, assuré de la victoire, courait droit au but, et, la tête
haute, semblait réclamer le premier prix. Un vent léger se joue dans sa crinière
en désordre, et la répand sur son cou et sur ses larges épaules. L'orgueilleux
coursier se lève enfin sur ses jarrets flexibles, et triomphe, aux
applaudissements universels. Scipion donne à tous les combattants une hache
massive d'argent ciselé, et distribue les autres prix selon le mérite des
rivaux. Le premier reçoit un coursier rapide, présent non méprisable du roi des
Massyles ; le second, deux coupes sur lesquelles brille l'or que roule le Tage,
et qui font partie de l'immense butin fait sur les Carthaginois.
Le troisième obtient la dépouille d'un lion, et un casque sidonien surmonté d'un
panache aux crins hérissés. Le vieil Atlas eut le dernier prix, quoique son
essieu brisé l'eût arrêté au milieu de la carrière, son âge et son malheur ont
touché le coeur de Scipion : il le fait venir, et lui donne un jeune et
vigoureux esclave ; il y joint l'honorable présent d'une coiffure du pays. Le
général romain propose ensuite la course à pied, et enflamme tous les cœurs par
la vue des récompenses qu'il y destine. « Le premier prix, dit-il, sera ce
casque; voilà le cimier qui rendait Asdrubal la terreur de l'Ibérie. Le second
des vainqueurs aura cette épée; mon père la ravit à Hyempsa, tué par sa main. Le
troisième se consolera par le don d'un taureau. Quant au reste des concurrents,
ils se contenteront chacun de deux javelots forgés du métal de cette contrée. »
Aussitôt Tartessus et Hesperus, brillants de jeunesse et de beauté, se
présentent et sont accueillis par des acclamations favorables. Ils étaient venus
de Cadix, célèbre colonie tyrienne, qui leur avait donné le jour. Après eux
vient Béticus, dont le menton est à peine couvert du premier duvet; il tirait
son nom du fleuve qui coule sous les murs de Cordoue, et cette ville ne mettait
pas peu de prix à ce qu'un de ses enfants remportât le prix de la course. Il est
suivi d'Eurytus, à la chevelure d'un blond ardent, à la peau plus blanche que la
neige; aussi mille cris s'élèvent à son entrée dans la lice; Sétabis l'avait
nourri sur ses collines, et ceux de qui il tenait le jour assistaient aux jeux,
le coeur ému de crainte et d'espérance. Après eux, paraissent Lamus, Sicoris,
enfants de la belliqueuse Ilerda ; et Théron qui boit de cette onde qui, sous le
nom de Léthé, effleure les rivages de ses flots oublieux. Suspendu sur la pointe
du pied, chacun des concurrents prête l'oreille, se penche en avant, et sent
battre son coeur du feu de la gloire.
Le son de la trompette leur a ouvert l'espace ; ils s'élancent plus rapides que
la flèche que l'arc a chassée par les airs. Les spectateurs, partagés dans leurs
vœux, poussent des cris, debout sur les ongles de leurs pieds: chacun se fatigue
à appeler par son nom le concurrent qu'il favorise. La troupe glorieuse
s'emporte dans la carrière, sans y imprimer la trace de ses pas. Ils sont tous
dans la fleur de la jeunesse, tous embellis par les grâces du visage, tous
également rapides, tous dignes de la victoire, Eurytus, jusqu'au milieu de la
carrière, a conservé le premier rang ; il ne devance ses rivaux que de quelques
pas: il les devance pourtant.
Non moins ardent, Hespérus le presse à chaque pas que fait Eurytus, il met le
pied sur la trace qu'il a quittée; il suffît à l'un de se voir le premier, à
l'autre d'espérer qu'il pourra l'être. Leur course n'en est que plus précipitée:
ils se portent vers le but de la force de toute leur haleine, et ces efforts
ajoutent à leur beauté. Mais voici qu'un rival, qui d'abord avait couru derrière
tous les concurrents, et d'un élan modéré, comme s'il eût senti qu'il avait
recueilli assez d'haleine, se dresse tout à coup, et s'élançant, avec furie,
plus rapide que l'air, déploie, contre l'attente de tout le monde, des forces
qu'il avait su ménager. Ce rival, c'est Théron. On eût cru voir Mercure
lui-même, les pieds soutenus sur ses ailes, parcourir la voûte des cieux. Il
laisse les uns derrière lui, puis les autres, au grand étonnement de la foule.
Du dernier rang il passe au troisième, et déjà son pied inquiète celui
d'Hespérus. Et non seulement il fait trembler le rival qu'il suit; mais Eurytus
lui-même, l'espoir de la lice, se trouble au bruit de la course ailée de Théron.
Tartessus, qui est au quatrième rang, et dont les efforts seront inutiles si
ceux qui le devancent conservent chacun te leur, s'efforce de joindre son frère,
derrière lequel courait Théron.
Mais celui-ci, emporté par son ardeur impatiente, parut devant Hespérus irrité
de dépit. Il n'avait plus qu'un rival devant lui; et le but, en se rapprochant,
redouble leur courage; tout ce que la fatigue, la crainte qui pénètre dans leur
âme, leur laissent de forces et d'espérances, ils le rassemblent pour cette
lutte d'un moment. Ils courent de front et sur la même ligne, et peut-être tous
deux eussent-ils mérité le prix en touchant le but en même temps, si Hespérus
qui suivait Théron, saisissant, dans un accès de colère, la longue chevelure qui
flottait sur son cou d'albâtre, ne l'eût ainsi arrêté. Eurytus devance son rival
retardé, et tout triomphant arrive au but. Il reçoit de Scipion le casque
éclatant, glorieux prix de la victoire; les autres obtiennent les récompenses
promises; et, la tête couronnée de feuillage, ils quittent la lice en faisant
retentir le fer de leurs javelots. Scipion propose alors un combat plus sérieux
: il s'agit d'un simulacre de guerre, d'un combat à l'épée. Mais ici les rivaux
ne sont pas des hommes dont la vie est souillée de crimes; la valeur seule,
aiguillonnée par l'amour de la gloire, doit se mesurer avec la valeur :
spectacle digne d'un peuple issu de Mars, image de ses travaux guerriers. Dans
la foule, deux frères se présentent : quels crimes les rois n'ont-ils pas osés,
et quel forfait reste-t-il que le désir de régner n'ait pas fait commettre? Les
spectateurs détestent leur fureur impie. C'est pour un sceptre qu'ils vont
s'égorger ! La féroce coutume de leur pays leur a mis à la main ces armes
parricides. C'est le trône de leur père, resté vide par sa mort, qui sera le
prix de cet exécrable combat.
Ces furieux se précipitent l'un sur l'autre avec toute la rage que peut souffler
à des hommes l'ambition de régner. Mais tous deux succombent, emportant chez les
ombres leurs coeurs assouvis du sang fraternel. Les deux épées, poussées par un
même effort, ont traversé les deux poitrines : des injures accompagnent les
coups mortels, et leurs âmes farouches murmurent encore d'amères paroles en
s'évanouissant dans l'air, qui les reçoit malgré lui. Leurs ombres elles-mêmes
ne voulurent pas de paix, et du bûcher qui les consume tous deux, la flamme
impie s'élança en se divisant, et leurs cendres refusèrent de reposer ensemble.
Les autres combattants furent honorés d'un prix proportionné à leur valeur et à
leur adresse: les uns emmenèrent des boeufs dociles au joug du labourage : les
autres de jeunes esclaves pris dans le butin des Maures, et accoutumés à faire
lever les bêtes féroces de leurs repaires. Enfin Scipion distribua des vases
d'argent, des habits enlevés à l'ennemi, des chevaux, des casques éclatants
surmontés de panaches, et des peaux de lion. Le dernier spectacle du cirque fut
le combat du javelot. Ceux qui se disputaient l'honneur d'atteindre le but
furent le noble Burrus, illustre par ses dieux, et né sur les bords du Tage,
dont l'or fait pâlir les sables et semble troubler les eaux; Glagus, qui fait
voler un trait plus vite que le vent; le chasseur Acontéus dont les cerfs n'ont
jamais pu éviter le javelot, malgré leur fuite rapide; Indibilis, longtemps
ennemi des Latins, alors leur allié; Ilerdès, valeureux guerrier, dont le trait
sait atteindre l'oiseau qui s'enfuit sous la nue. Burrus eut les premiers
honneurs; son trait avait frappé le but, il reçoit pour prix une esclave, habile
à colorer la laine avec la pourpre d'Afrique.
Ilerdès, qui avait approché le plus près du but après lui, reçoit avec joie pour
second prix un jeune esclave, pour qui c'était un jeu de saisir les daims à la
course. Le troisième est adjugé à Acontéus; il eut deux dogues hardis à aboyer
après le sanglier. L'assemblée applaudit à grands cris à ces récompenses; alors
Lélius, tout éclatant de pourpre, et le frère de Scipion appellent avec joie les
grands noms et les ombres des guerriers morts dans les combats. L'un et l'autre
ils lancent en même temps leur javelot, se faisant un devoir d'ajouter à l'éclat
des jeux par cet hommage rendu à des cendres sacrées.
Scipion lui-même, dont la joie éclatait sur son visage, pour récompenser
dignement cette pieuse pensée, donne à son frère une cuirasse enrichie d'or, et
à Lélius, deux coursiers rapides d'Asturie. Puis, se levant, il fait voler de
toute sa force sa lance victorieuse, symbole de l'honneur qu'il rend aux
illustres morts. La lance, poussée avec vigueur, franchit l'espace, tombe, se
plante dans la terre; et tout à coup, ô prodige! se couronne de feuillages et de
branches, et à peine naissante, devient un grand chêne dont l'ombrage se
projette au loin.
Les prêtres, consultés, répondent qu'on ne peut prétendre à de plus grandes
destinées ; que les dieux l'indiquent et le promettent par ce prodige. Après cet
heureux présage, Scipion part pour l'Italie : il a chassé de l'Ibérie les
Carthaginois, et vengé à la fois sa patrie et sa famille. Sa gloire fut son seul
triomphe. Le plus grand désir du Latium était de donner la Libye au jeune
capitaine, avec la dignité consulaire mais les vieillards, au coeur glacé,
ennemis de la guerre à cause de ses hasards, s'opposaient à ce projet hardi, et
repoussaient ces espérances de gloire avec une prudence mêlée de crainte.
Dès que Scipion est revêtu de la haute dignité de consul, il propose ouvertement
son projet au sénat, et demande à aller renverser Carthage. A ces mots, le vieux
Fabius se lève, et de sa bouche, d'où tombent des paroles respectées : «Rassasié
de vie et d'honneurs, dit-il, je ne crains pas que le consul, à qui ses jeunes
années promettent tant de gloire, me croie guidé par un désir jaloux de diminuer
sa renommée; la mienne est assez grande, et mes succès passés n'ont pas besoin
de lauriers nouveaux; mais, tant qu'un souffle me restera, je me croirai
criminel de manquer à ma patrie, et déshonoré même, par mon silence. Quoi!
Scipion, tu veux porter la guerre en Lybie? mais l'Italie est-elle donc sans
ennemis, et n'est-ce pas assez pour nous de vaincre Annibal? Quelle gloire plus
grande iras-tu chercher sur les rives de Carthage? Si nous sommes si avides de
gloire, voilà les lauriers qu'il te faut moissonner. La matière de tes triomphes
est près de toi, la fortune t'a donné un rival digne de ton courage. C'est le
sang du cruel Annibal que demande l'Italie ; c'est de ce sang qu'elle a soif. En
quelle contrée, en quels lieux vas-tu traîner nos étendards? Commence par
éteindre le feu qui consume l'Italie. L'ennemi épuisé est là sous tes yeux, et
tu l'abandonnes, et traître à ta patrie, tu dégarnis les sept collines de leurs
défenseurs? Mais tandis que tu porteras le ravage dans les Syrtes et dans des
sables stériles, ce fléau de notre pays ne viendra-t-il pas fondre une seconde
fois sur ces murs qui lui sont connus? n'envahira-t-il pas le Capitole, qui
n'aura plus de bras, plus d'armes pour le, repousser? Quelle conquête vaut que
tu quittes l'Italie et que tu abandonnes Rome au bras d'un vieillard qui a passé
l'âge des combats? Frappés par ce foudre terrible, aurions-nous le temps de te
rappeler de la Libye, comme nous avons rappelé naguère Fulvius de Capoue? C'est
ici qu'il faut vaincre, ici qu'il faut délivrer l'Italie de cette guerre qui
depuis trois lustres y répand le deuil. Retourne ensuite au pays des Garamantes,
et va mériter un triomphe chez le Nasamon. Mais, à cette heure, les dangers de
l'Italie s'y opposent. Ton père, ce héros dont le courage a illustré ta race,
près de mener son armée en Ibérie, revint sur ses pas se jeter au-devant
d'Annibal qui se ruait du haut des Alpes sur l'Italie; et toi, consul, tu songes
à t'éloigner d'un ennemi vainqueur, pour l'arracher, dis-tu, par ce stratagème
du sein du Latium ! Mais si, loin de suivre ton armée, il reste ici, sans
s'effrayer, combien ne regretteras-tu pas, quand Rome sera prise, tes conseils
imprévoyants ! Mais je veux bien que, craignant pour Carthage, il mette à la
voile, suive ta flotte et tes drapeaux; en sera-t-il moins ce redoutable
Annibal, que tes yeux ont vu camper sous les murs de Rome? » Ainsi parlait
Fabius, et tous les vieillards murmuraient les mêmes plaintes. Alors Scipion
prit la parole : «Deux illustres généraux venaient de perdre la vie en même
temps; toute l'Ibérie subissait le joug de Carthage, sans que Fabius, sans
qu'aucun de ceux qui partagent son avis, songeât à y porter du secours; c'est
moi, j'ose le dire, qui, malgré ma jeunesse, m'exposai à cet orage, qui osai
braver la tempête et attirer sur moi tout le danger. Nos vieillards disaient de
même qu'on avait tort de confier la guerre au bras d'un jeune homme ; et le même
prophète que j'entends encore qualifiait l'entreprise de téméraire. Mais j'en
rends grâces aux dieux, protecteurs de la race troyenne: Scipion, ce frivole
jeune homme, ce bras d'enfant, ce Scipion, à peine mûr pour les armes, vous a
rendu toute l'Ibérie sans échec. Il a poussé devant lui le Carthaginois, et
suivi le cours du soleil jusqu'aux cimes de l'Atlas. Il a purgé du nom libyen ce
monde redevenu Romain, et n'a ramené ses étendards qu'après avoir vu le soleil
dételer ses coursiers fumants sur un rivage rendu à Rome. Ce même Scipion vous a
donné des rois pour alliés. A présent il ne reste plus que Carthage à détruire :
ce sera le dernier de vos travaux; Jupiter même, le père des hommes, vous y
convie par ses prodiges. Annibal a déjà la pusillanimité de la vieillesse, ou du
moins il l'atteste, afin que ce ne soit pas une gloire pour nous d'avoir fait
cesser de si longs malheurs par la défaite d'un vieillard. Pour moi, je
reconnais ce que peut mon bras, et je sens qu'en moi la force s'est accrue avec
les années. N'inventez donc point des prétextes de retard : les dieux m'ont
réservé la gloire d'effacer l'opprobre de nos anciennes défaites; laissez un
libre cours à la destinée : ç'a été pour le prudent Fabius un titre assez
glorieux de n'avoir pas été vaincu; et il est vrai qu'en temporisant il nous a
faits ce que nous sommes. Mais Magon, Hannon, Asdrubal, auraient-ils été
défaits, si je m'étais tenu oisif, enfermé dans mon camp. Quoi! un jeune
Carthaginois, à peine à la fleur de l'âge, aura pu parcourir les campagnes du
Latium, s'avancer jusque sous les murs de Rome et visiter la source sacrée du
Tibre ! Il aura pu dévorer dans une longue guerre toutes les forces de l'Italie;
et nous n'oserons transporter nos étendards en Afrique, et faire trembler à
notre tour les demeures tyriennes ! Tous les rivages de la Libye sont ouverts au
loin et plongés dans une sécurité profonde, et cette terre ennemie jouit de la
paix et de l'abondance : que Carthage connaisse enfin la crainte après l'avoir
si longtemps inspirée! qu'elle sache qu'il nous reste des armes, alors même que
nos plaines ne sont pas encore délivrées de la présence d'Annibal. Ce, général,
que vos timides délibérations ont laissé vieillir dans le Latium, où il a versé
notre sang à grands flots depuis trois lustres, je saurai, moi, le forcer de
revenir à Carthage, tremblant, mais trop tard, pour ses murs embrasés. Rome
verra-t-elle donc sur ses remparts les marques honteuses du bras des enfants
d'Agénor, tandis que Carthage, libre d'inquiétudes, apprendra nos dangers sans
en craindre pour elle, et nous fera la guerre, ses portes ouvertes? Oui, que
notre farouche ennemi batte encore nos murailles du bélier sidonien, s'il
n'apprend pas que je l'ai prévenu en livrant aux flammes les temples de
Carthage. » Le sénat, enflammé par ce discours, semble reconnaître la voix du
destin et se rend aux désirs du consul. On fait des voeux pour le salut de la
patrie, et l'on permet à Scipion de transporter la guerre en Afrique. |