Selon d'antiques oracles de la Sibylle, l'ennemi étranger
ne devait quitter les bords de l'Ausonie, que si l'on allait en Phrygie chercher
la mère des dieux, pour consacrer son culte dans les murs des descendants de
Laomédon. Il fallait encore que celui qui recevrait la déesse à son arrivée fût
choisi par l'assemblée du sénat, comme l'homme le plus vertueux de son temps :
honneur plus grand, plus flatteur que tous les triomphes! Et déjà Cybèle, portée
sur une galère romaine, avait touché aux rivages du Latium. Désigné par les
suffrages de tous les sénateurs, Scipion s'était rendu à l'embouchure du Tibre,
et allait avec empressement au devant de la pompe sacrée. Parent du général
alors chargé de la guerre d'Afrique, il brillait de tout l'éclat de ses
illustres aïeux. Après avoir reçu dans ses bras suppliants la déesse, qui avait
parcouru tant de mers lointaines, il amène le vaisseau dans les ondes
mugissantes du Tibre. Alors les dames romaines veulent, de leurs mains, le
traîner le long du fleuve, et attachent des cordages à la proue. Tout autour
retentissaient les tambours frappés à coups redoublés, et les bruyantes
cymbales.
Une foule de ces prêtres qui ont renoncé à leur sexe, pour habiter le double
sommet et les chastes asiles du mont Didyme, qui célèbrent Bacchus dans les
antres de la Crète, et qui seuls connaissent les bocages silencieux du mont Ida,
s'avançaient en formant des danses. Au milieu des joyeux applaudissements et des
cris d'allégresse, le vaisseau sacré s'arrêta tout à coup, sans vouloir céder
aux efforts, et resta comme immobile dans le sable. Alors, du haut de la poupe,
le prêtre s'écrie : « Cessez de toucher ces cordages de vos mains impures loin
d'ici, loin d'ici les profanes; écoutez ma voix; gardez-vous de prendre part à
une oeuvre qui veut des âmes chastes, et craignez le courroux de la déesse! Que
s'il en est une, une seule parmi vous qui soit sans tache, et qui ait la
conscience de sa pureté, qu'elle approche, et s'acquitte de cette fonction
sacrée. » Issue de l'ancienne famille des Clausus, Claudia, objet des injustes
soupçons du peuple, se présente alors, et, tournant ses regards vers le
vaisseau, elle s'écrie en étendant les bras : « Mère des Immortels, divinité qui
a créé toutes les divinités, toi, dont les enfants gouvernent le ciel, la terre,
les mers et les sombres royaumes, s'il est vrai que jamais mon corps n'a été
souillé d'un crime, viens, déesse! me rendre témoignage, et, que pour preuve de
mon innocence, ton vaisseau cède à mes efforts. » Alors, pleine de confiance,
elle saisit le cordage. Tout à coup on crut entendre dans les airs rugir les
lions de la déesse, et ses tambours retentir, sans qu'une seule main les
frappât; le vaisseau avance de lui-même, comme s'il eût été poussé par les
vents, et semble prévenir l'effort qui l'entraîne contre le courant du fleuve.
Aussitôt l'espérance remplit tous les coeurs. Voici la fin de la guerre,
s'écrie-t-on, voici le terme des dangers. Scipion lui-même, s'éloignant, plein
de joie, des côtes de la Sicile, couvre au loin les flots de ses vaisseaux qui
s'avancent en pleine mer.
Il avait immolé un taureau pour se rendre Neptune favorable, et les entrailles
de la victime, jetées dans les ondes, flottaient encore sur la plaine d'azur.
Alors des aigles descendent du séjour des dieux, par un ciel serein, et ces
oiseaux, armés de la foudre de Jupiter, volent devant le héros pour lui montrer
sa route et diriger sa flotte. Le bruit de leurs ailes annonçait un augure
favorable. Ils ne s'élevaient sous la nue qu'autant qu'il le fallait pour ne
point se dérober aux yeux des Romains, qui arrivent avec eux aux rivages de la
perfide Carthage. L'Afrique, voyant fondre l'orage, s'empresse d'opposer à ce
déluge d'ennemis, et à leur chef redoutable, la puissance et les armes du roi
des Massyles. Syphax était le seul espoir de la Libye, le seul ennemi que Rome
redoutât. Les plaines, les vallées profondes, les bords de la mer, le Numide
avait tout envahi; il ne couvrait pas ses coursiers de brillantes étoffes; mais
ses javelots, sifflant dans les airs, obscurcissaient la lumière du jour.
Syphax, oubliant donc la foi jurée et le traité conclu sur les autels, avait
violé, mal conseillé par l'amour, les droits de l'hospitalité consacrés par des
sacrifices, toutes les lois divines et humaines, et il courait ainsi sacrifier
son royaume à sa passion. A peine a-t-il reçu dans sa couche royale Sophonisbe,
fille d'Asdrubal, jeune vierge aussi belle qu'illustre par sa naissance, que,
brûlant comme pour la première fois des feux de l'amour, il se range, avec
toutes ses forces, du parti de Carthage, et, au mépris de son alliance avec
Rome, transporte, comme présent de noces, ses armes du côté de son beau-père. Le
général romain s'empresse alors de faire avertir Syphax. Ses députés n'épargnent
ni les conseils, ni les menaces : il doit rester neutre dans ses états, songer
aux dieux vengeurs, garder sa foi et les serments faits à ses alliés. En vain il
comptera sur l'appui d'une femme, sur un hyménée commandé par Carthage, quand
les armées romaines l'envelopperont de toutes parts. S'il repousse ces avis, le
sang coulera, et sera le prix de cette lâche complaisance d'un époux aveuglé par
la passion. Tels furent les avertissements et les menaces que fit entendre
Scipion. Tout fut inutile; une épouse adorée rendait Syphax sourd aux avis.
Scipion, irrité de voir ses efforts inutiles, a recours aux armes; et en même
temps qu'il atteste les sacrés autels, témoins du parjure, il songe à employer
tous les stratagèmes de la guerre. Il attaque secrètement, à la faveur de la
nuit, le camp numide formé de paille légère et de joncs entrelacés, comme le
sont les huttes que le berger maure élève çà et là dans les plaines.
Partout sa main porte le feu, et d'abord les ténèbres cachent la marche de
l'incendie. Mais lorsque enfin le foyer dévastateur a rayonné, lançant la flamme
dans tous les sens, il embrase avec bruit l'herbe grasse qui lui sert d'aliment,
s'élance éclatant dans les airs, et ne connaît plus de bornes. D'effroyables
tourbillons portent le ravage par tout le camp. Le feu dévore en pétillant tout
ce qu'il rencontre d'aride, et de toutes les huttes les flammes s'échappent par
torrents. La plupart des soldats, réveillés par l'incendie, l'ont plus tôt senti
qu'aperçu : plusieurs sont étouffés en appelant du secours. Le feu vainqueur
s'est répandu partout; armes, soldats, rien n'échappe à ses rapides atteintes;
l'horrible fléau s'étend comme l'onde furieuse, et le camp incendié vole en
étincelles au plus haut des airs. La tente même de Syphax est bientôt la proie
des flammes, dont le ravage s'étend au loin avec un bruit lugubre. Le roi allait
périr, si un de ses gardes, accouru dans cette extrémité, ne l'eût arraché tout
tremblant, à son sommeil et à la mort qui le menaçait. Mais lorsque le prince
Massyle eût réuni ses forces à celles du général carthaginois, et que la vue des
nouvelles troupes tirées de son empire eût un peu calmé le désespoir de cette
funeste nuit, alors la colère, la honte et l'amour, comme autant d'aiguillons,
irritèrent son âme. Il frémissait de rage, en songeant que sous sa tente la
flamme avait presque atteint son visage, et qu'il n'avait échappé qu'avec peine,
et en fuyant, demi-nu, au milieu de ses soldats épouvantés. A la lumière du jour
et à la face du soleil, disait-il, personne n'eût pu vaincre Syphax. Ainsi
parlait l'insensé, dont la Parque allait abaisser l'orgueil, en arrêtant sa
langue téméraire. Bientôt il se jette hors du camp, pareil à un fleuve impétueux
qui, entraînant les arbres et les rochers, inonde ses rives de ses flots
écumants, et court tomber au fond des précipices. Il appelle à grand cris ses
troupes, et les précède sur un orgueilleux coursier. Dès que les braves Rutules
l'ont aperçu de loin, ils saisissent leurs armes, et volent à sa rencontre. «
Vois-tu, se disent-ils en eux-mêmes, vois-tu ce roi Massyle s'avancer aux
premiers rangs, et nous offrir la bataille? Puisse mon bras avoir l'honneur de
le punir: il a profané les autels des dieux, il a violé le traité fait avec
notre général. Qu'il lui suffise d'avoir échappé à l'incendie de son camp. »
Aussitôt une grêle de traits part de leurs mains. Le premier javelot, traversant
les airs, va se fixer aux narines de son coursier qui semblait vomir le feu.
L'animal ensanglanté se dresse et frappe l'air de ses pieds; puis il tombe
épuisé, se débat sous les traits qui le percent, et livre Syphax à l'ennemi. En
vain le roi essaie de fuir, de soulever ses membres fatigués, et d'arracher le
trait de sa blessure : les Romains l'entourent et le saisissent.
Aussitôt ses bras sont chargés de chaînes. O honte ! ô terrible exemple, pour
qui se fie à la fortune! Déjà d'indignes liens tiennent captive cette main qui
avait porté le sceptre. Le voilà précipité du faîte de la grandeur, celui qui
naguère avait vu sous ses pieds les royaumes et les couronnes, et la mer
Méditerranée obéir à ses lois jusqu'au rivage de l'Océan. La défaite de Syphax
est suivie du carnage de l'armée des Tyriens. Asdrubal, odieux à Mars, et
habitué à fuir, tourne le dos précipitamment, et condamne lui-même sa téméraire
entreprise. Carthage, comme un corps mutilé parle fer, ne se soutenait plus que
par Annibal : absent, il retardait encore, par l'éclat de son nom, la ruine de
cette cité qui s'affaissait avec fracas. L'extrémité où elle est réduite la
force de réclamer cet appui qui lui reste dans son désastre. C'est à lui qu'ont
recours ses concitoyens tremblants, lorsqu'ils se voient enfin abandonnés des
dieux. Et déjà un vaisseau, sillonnant les flots, porte à Annibal les ordres de
la patrie : on lui mande qu'il se hâte, de peur qu'arrivant trop tard, il ne
retrouve plus les murs de Carthage. L'Aurore se levait pour la quatrième fois,
lorsque le vaisseau aborda aux rivages de la Daunie. Des songes affreux
agitaient Annibal.
Accablé d'inquiétude, à peine s'est-il abandonné au repos, qu'il lui semble voir
Flaminius, Gracchus, Paul-Émile fondre ensemble sur lui, l'épée nue, et le
chasser de l'Italie. Les ombres des Romains, accourant en foule de Cannes et de
Trasimène, le poussaient dans les flots. Lui-même, prenant la fuite, cherchait à
se sauver par le chemin connu des Alpes, et en même temps il tenait embrassé le
sol de l'Italie, et y collait sa poitrine. Enfin, une force irrésistible
l'entraînait vers la mer et le livrait aux tempêtes pour l'emporter au loin.
Les députés l'abordent au milieu du trouble que lui causaient ces songes. Ils
lui transmettent les ordres de sa patrie et l'instruisent de l'extrême danger
qui la menace : l'armée de Syphax a été défaite, et ce roi, chargé de fers, à
qui on refuse la faveur de mourir, est réservé pour la pompe du Capitole;
Carthage, déjà affaiblie par les défaites réitérées d'Asdrubal, n'a plus d'autre
chef que ce timide guerrier. Eux-mêmes ils ont vu, hélas ! triste spectacle! les
deux camps de Syphax et d'Asdrubal livrés aux flammes, dans le silence de la
nuit, et la terre d'Afrique éclairée au loin des reflets de cet horrible
incendie.
Pendant que les Carthaginois s'arrêtent sur le rivage du Bruttium, l'ardent
Scipion menace de réduire en cendres cette patrie, où Annibal pourrait rentrer
encore dans tout l'éclat de ses hauts faits. Après ce discours, où ils ont
retracé les malheurs et les craintes de Carthage, les députés fondent en larmes
et baisent sa main avec un respect religieux. Annibal les avait écoutés d'un air
farouche, les yeux fixés vers la terre. En proie à la plus vive inquiétude, il
se demandait en lui-même si Carthage valait un si grand sacrifice; enfin il
s'écrie: «O monstre fatal au genre humain! ô envie ! tu ne souffriras donc
jamais que rien s'élève, et qu'une grande renommée croisse à sa hauteur! Depuis
longtemps j'aurais pu renverser Rome, la mettre au niveau du sol, emmener en
esclavage cette nation vaincue, et donner des lois à toute l'Italie. Tandis
qu'on me refuse de l'argent, des armes, des soldats, pour remplir les vides que
la victoire a faits dans nos rangs; tandis qu'Hannon nous laisse manquer de
vivres et de blé, toute l'Afrique est en feu, et le Romain frappe de sa lance
les portes de Carthage. Annibal est enfin la gloire, l'unique soutien de sa
patrie: elle n'a plus d'espoir que dans son bras. Oui, nos enseignes vont obéir
à la voix du sénat qui nous rappelle: nous sauverons la patrie, et toi aussi,
Hannon! Après ces paroles prononcées d'une voix tonnante, il lance les vaisseaux
à la mer et met à la voile en déplorant son malheur. Aucun ennemi n'osa ni le
rappeler, ni l'attaquer dans sa fuite; on regarde comme une faveur des dieux
qu'il se retire ainsi librement et qu'il délivre enfin l'Italie. Rome lui
souhaite un vent favorable et s'estime heureuse en contemplant ses rivages
abandonnés par l'ennemi. Ainsi, lorsque l' Auster cesse de souffler avec fureur,
et rend le calme à la mer, le nautonier ne fait plus de voeux pour obtenir des
vents propices; il lui suffit de voir cesser l'ouragan terrible, et dans cette
paix rendue aux ondes, il voit le gage d'une navigation désormais facile. Toute
l'armée d'Annibal avait les yeux fixés sur les flots; mais lui, il ne pouvait
détourner ses regards de l'Italie. Des larmes, qu'il voulait retenir, inondaient
son visage, et il poussait sans cesse de profonds soupirs. On eût dit que, banni
de sa patrie, il quittait ses pénates chéris, et qu'il était entraîné vers la
triste terre de l'exil. Déjà la flotte s'avançait, poussée par les vents
favorables ; les montagnes commençaient à se plonger sous l'horizon; on ne
voyait plus ni l'Hespérie, ni le pays de Daunus. Il se dit alors à lui-même, en
frémissant de rage: «Suis-je donc maître de ma raison? n'ai-je pas mérité la
honte de ce retour, pour avoir pu me décider à quitter l'Italie? N'eût-il pas
mieux valu laisser périr le nom d'Élise dans les ruines fumantes de Carthage? Eh
quoi? Est-ce bien Annibal qui, après la journée de Cannes, a pu ne pas lancer
ses torches ardentes sur le Capitole et renverser Jupiter de son temple? J'eusse
porté l'incendie sur les sept collines sans y trouver de défenseurs, et fait
subir à cette race superbe le sort de Troie et de ses aïeux. Mais pourquoi ces
regrets? Qui m'empêche en cet instant de fondre sur elle, le fer à la main? Oui,
retournons vers ces murs, reparaissons sur les rives de l'Anio, par les chemins
qui me sont connus : il ne me faut que suivre la trace de mes campements.
Tournez les proues du côté de l'Italie, quittez la route de l'Afrique: je saurai
faire revenir Scipion au secours de Rome investie.« Neptune, qui du sein
des mers voit Annibal en proie à ces furieux transports, et dirigeant sa flotte
vers le rivage, secoue sa chevelure azurée, bouleverse l'onde dans ses abîmes,
et pousse loin des bords les flots amoncelés.
Il déchaîne des antres d'Éole les vents et les tempêtes, et d'épais nuages
obscurcissent le ciel. Alors le dieu fait trembler sous les coups de son trident
les profondeurs de son empire; les ondes s'entrechoquent de l'orient à
l'occident ; il bouleverse l'Océan tout entier ; les flots s'élèvent en
montagnes écumantes, et le choc des vagues fait trembler tous les rochers. Le
vent du midi, tout chargé de nuages, se lève le premier de la contrée des
Nasamons, chasse l'onde de cette plage, et laisse les Syrtes à sec. Borée se
précipite à sa rencontre, apportant sur ses sombres ailes une énorme masse
d'eau.
Le violent Eurus gronde à son tour, soufflant en sens contraire, et entraîne une
partie de la mer. Les pôles ébranlés mugissent; les éclairs brillent à chaque
instant, et le ciel en courroux se décharge sur la flotte. Les feux, les nuées,
les flots, la furie des vents conspirent sa perte, et la plus sombre nuit
s'étend sur la mer. Poussé par le Notus, un tourbillon, accouru de l'antre
d'Éole, mugit contre l'antenne, fait siffler les cordages avec un bruit affreux,
et du noir abîme élève une vague immense qu'il brise sur la tête d'Annibal.
Saisi d'effroi, le héros s'écrie, en portant ses regards vers le ciel et la mer
: « Que tu fus heureux, ô mon frère! ô Asdrubal! devenu en périssant l'égal des
dieux mêmes! Toi, qui as trouvé dans les combats une fin glorieuse; toi, à qui
les destins ont permis de saisir encore d'une main mourante la terre d'Ausonie.
Et moi, je n'ai pu laisser la vie dans les plaines de Cannes, où Paul-Émile, où
tant de généreux guerriers ont péri. Alors même que j'accourais portant la
flamme destinée au Capitole, la foudre de Jupiter n'a pu me précipiter chez les
ombres. » Tandis qu'il exhale ainsi sa douleur, l'onde, agitée par les vents
contraires, se précipite à la fois sur les deux flancs du vaisseau, et s'élevant
de part et d'autre, le tient comme englouti dans un vaste gouffre. Bientôt,
repoussé par les noirs tourbillons de sable du fond de la mer bouillonnante, il
revient vers le ciel, et, ballotté par le vent, demeure suspendu au sommet d'une
vague. Deux navires sont ainsi jetés sur les rocs et sur les écueils par l'Eurus
furieux. Triste spectacle! les proues se heurtent avec fracas. La carène, brisée
par les pointes aiguës, s'entrouvre avec bruit, et jaillit en éclats. Alors
mille objets divers viennent frapper la vue: au milieu des armes, des casques,
des panaches éclatants, nagent sur les flots le trésor de l'opulente Capoue, la
dépouille des Laurentins, qu'Annibal réservait pour son triomphe, les trépieds,
les tables des dieux, et ces statues, hélas! vain objet du culte des malheureux
Latins. Vénus, effrayée à la vue de ce bouleversement des ondes, adresse ces
paroles au dieu de la mer: « Cesse de t'irriter, ô mon père! c'est trop de
courroux contre de si faibles ennemis. Je t'en conjure, calme la fureur des
flots, afin que la cruelle Carthage ne puisse se vanter d'avoir produit un
guerrier invincible, et dire que mes chers Troyens ont eu besoin des ondes
furieuses, pour voir périr Annibal. » Elle dit : les vagues amoncelées
s'abaissent, et portent l'armée carthaginoise devant le camp ennemi. Annibal,
qui avait vieilli sous les armes, et qui savait combien les louanges sont
puissantes pour enflammer les coeurs, anime ses soldats du feu de sa parole, et
allume dans tous les esprits la passion de la gloire. « O toi, qui m'apportas la
tête sanglante de Flaminius, je reconnais ton bras ; toi, tu t'élanças le
premier au-devant des coups du grand Paul-Émile, pour enfoncer ton épée dans son
flanc; toi, tu enlevas les dépouilles opimes du brave Marcellus, et Gracchus,
couché sur la poussière, rougit ton fer de son sang. Belliqueux Appius, voici la
main qui te perça d'une lance du haut des murs de la fière Capoue; c'est elle
qui te repoussa en te donnant la mort. Mais je vois ici cet autre foudre de
guerre, qui frappa de tant de coups Fulvius, fier d'un grand nom. Viens,
approche aux premiers rangs, toi qui renversas le consul Crispinus. Suis-moi à
travers les bataillons ennemis, toi dont la bravoure triomphante m'apporta, à la
journée de Cannes, je ne l'ai point oublié, la tête de Servilius sur la pointe
d'un javelot. O le plus intrépide des Carthaginois! jeune guerrier, je reconnais
tes yeux ardents et ton visage aussi redoutable que ton épée même. Ainsi je te
vis autrefois, aux bords fameux de la Trébie, lorsque tu serrais ce tribun dans
tes bras vigoureux, et que, malgré ses efforts, tu le plongeais dans les eaux.
Mais toi, qui trempas le premier ton fer dans le sang du père de Scipion, sur
les rives glacées du Tésin, poursuis comme tu as commencé, et n'épargne point le
sang de son fils. Quoi! soldats, craindrais-je à présent les dieux mêmes,
fussent-ils au milieu de la mêlée, lorsque je vois encore ces masses formidables
qui, sous mes yeux, voltigeaient sur les Alpes, et foulaient aux pieds leurs
cimes voisines du ciel? lorsque je revois ces guerriers dont les mains et le fer
ont répandu l'incendie et le carnage dans les champs d'Argyripe? Toi qui as
lancé le premier trait contre les murs de Rome, et dont la gloire le cède à
peine à la mienne, serais-tu ici moins courageux? Ai-je besoin de t'animer, toi
qui, lorsque je bravais l'orage, le tonnerre, et toute la fureur de Jupiter,
m'excitais à tenir ferme contre une vaine tempête, et voulais devancer ton
général dans l'attaque du Capitole? Dois-je aussi échauffer votre courage, vous
à qui je dois l'éclatante ruine de Sagonte, vous pour qui les premiers jours de
cette guerre ont été si glorieux? Soutenez, je vous en conjure, soutenez d'une
manière digne de vous et de moi la gloire de vos armes. Favorisé des dieux et
vieilli dans la victoire, je vais revoir, après trois lustres, la patrie
chancelante et mes pénates que j'ai quittés depuis si longtemps. Je reverrai mon
fils et ma fidèle épouse, et je le devrai à votre valeur. Il ne nous reste plus
une seconde Libye, si nous sommes vaincus : c'est aussi le dernier combat pour
les Romains. L'empire du monde, disputé entre nous, connaîtra aujourd'hui son
maître. » Ainsi parlait Annibal. Les Romains, au contraire, ne pouvaient
souffrir les lenteurs d'un discours. Scipion ouvrait-il la bouche pour leur
adresser la parole, les soldats demandaient le signal du combat. Cependant
Jupiter aperçut Junon observant les deux armées du haut des airs. Il remarqua sa
tristesse et ses sombres regards, et lui dit avec douceur: « Apprends-moi, chère
épouse, quel souci te dévore. Sont-ce les revers d'Annibal? Crains-tu pour ta
chère Carthage? Mais songe aux fureurs de cette race sidonienne. Quand donc, ô
ma soeur ! ce peuple rebelle, violant les traités, cessera-t-il de s'opposer aux
descendants des Troyens et aux destins qui leur promettent l'empire? Non,
Carthage n'a pas enduré plus de maux, supporté plus de fatigues, que tu n'as
éprouvé d'inquiétudes pour la race de Cadmus. Tu as bouleversé la terre et les
mers; tu as livré le Latium à ce guerrier cruel; les murs de Rome ont tremblé,
et pendant seize ans, Annibal a été le premier des humains. Il est temps de
rendre le repos à cette nation: le terme promis à ses agitations est arrivé: il
faut fermer le temple de la guerre. » Junon lui répondit humblement: « Ce n'est
point pour changer l'ordre du destin, que je suis descendue sur ce nuage
suspendu dans les airs. Je ne veux ni rappeler les bataillons qui fuient, ni
prolonger la guerre: puisque je n'ai plus sur vous qu'un faible empire, et que
votre premier amour s'est déjà éteint; je ne demande que ce que vous pouvez
m'accorder, mais rien qui soit contre la volonté des trois Soeurs. Qu'Annibal
s'abandonne à la fuite, et que les restes de Troie commandent à Carthage. Mais,
je vous en conjure, au nom du mutuel amour que consacrent les titres de soeur et
d'épouse, souffrez que ce héros échappe à tous les dangers, et laissez-lui la
vie; qu'il ne tombe pas dans les fers de Rome. Que les murs ébranlés de la ville
qui m'est chère restent encore debout; qu'ils soient conservés pour l'honneur
qu'on m'y rend, malgré les revers du peuple sidonien.» Elle dit ; Jupiter lui
répond en peu de mots : « Je laisserai, selon tes désirs, subsister encore les
murs de la fière Carthage. Ils resteront debout, grâce à tes larmes et à tes
prières; mais apprends quel doit être le terme de cette faveur: bientôt vont
s'accomplir les destinées de cette ville, et un nouveau Scipion renversera de
fond en comble ces remparts que nous voulons sauver. Je consens qu'Annibal,
échappé au combat, comme tu le souhaites, jouisse de la lumière des cieux; mais
je prévois qu'il voudra confondre de nouveau le ciel et la mer, et couvrir la
terre de nouvelles armées. Je connais ce coeur toujours prêt à enfanter la
guerre; voici donc le prix que nous mettons à nos bienfaits : jamais il ne
retournera dans le royaume de Saturne; jamais il ne rentrera dans l'Ausonie.
Maintenant, arrache-le à la mort qui le menace, de peur que, s'il s'engage dans
la mêlée, au milieu de ces plaines, tu ne puisses plus le soustraire au bras du
héros, fils de Romulus. » Tandis que Jupiter fixe la destinée de Carthage et de
son général, les deux armées marchent au combat, pleines d'ardeur, et frappent
le ciel de leurs cris. Jamais, depuis cette époque, la terre ne vit combattre
deux peuples plus puissants, ne vit de plus grands capitaines aux prises, à la
tête des forces de leur patrie.
Le prix immense de la bataille était tout ce que couvre le ciel. Revêtu d'une
pourpre éclatante, le chef tyrien s'avançait dans les rangs. Une aigrette
flottante s'agitait sur son casque, dont elle augmentait la hauteur. La terreur
effroyable de son grand nom le précède, et l'épée redoutée du Latium brille en
ses mains. D'un autre côté, on reconnaît Scipion aux brillants reflets de
l'écarlate. Il porte le bouclier terrible sur lequel sont représentés les
combats fameux de son père et de son oncle. Le casque élevé qui couvre son front
lance au loin la flamme. Malgré tant d'armes et tant de soldats, c'est dans les
chefs seuls que réside tout l'espoir du triomphe. Bien plus, suivant que l'amour
ou la crainte anime les coeurs, on reconnaît que, si la Libye eût donné
naissance à Scipion, le sceptre passerait aux mains des Carthaginois ; et que,
si Annibal était né Romain, l'Italie serait, sans nul doute, maîtresse de toute
la terre. Déjà le ciel est ému du sifflement des rapides javelots, et une
horrible nuée obscurcit les airs. L'épée brille, les armées se rapprochent, les
guerriers se trouvent face à face, l'oeil plein de colère et de feu.
Les téméraires, qui s'offrent imprudemment aux premiers coups, sont renversés,
et cette contrée haïe des dieux est abreuvée du sang de ses enfants. Masinissa,
emporté par son bouillant courage, fier de sa haute stature, s'élance avec toute
la fougue de la jeunesse contre les premiers bataillons macédoniens, et fait
voler ses javelots sur tout le champ de bataille. Tel l'habitant de Thulé, aux
membres colorés d'azur, attaque les rangs serrés de l'ennemi, et l'entoure de
ses chars armés de faux. La phalange grecque avait resserré ses bataillons,
selon la coutume de sa patrie, immobile comme un mur impénétrable partout
hérissé de lances.
Philippe, oubliant les traités, avait envoyé ces troupes à la ville d'Agénor, et
ranimait les esprits abattus. Mais les rangs des soldats couverts de blessures
s'éclaircissent à mesure qu'ils tombent, et offrent aux Romains de larges
ouvertures. Une troupe nombreuse s'y jette semblable à une masse qui s'écroule,
et châtie ces Grecs parjures. Rutilus tue Archémorus : Norbanus perce Teucer.
Ces deux Romains, déjà sur le déclin de l'âge, étaient venus des murs de
Mantoue, qui leur avait donné le jour. Le bras du courageux Calène renverse
Samius. Sélius tue Clytius de Pella, Clytius, tout orgueilleux du nom de sa
patrie : mais la gloire de Pella ne put défendre le malheureux des traits du
Romain. Lélius, avec plus de fureur encore, portait le ravage dans les
bataillons bruttiens. « Quelle haine, leur disait-il d'un ton menaçant, vous
inspire donc l'Oenotrie, pour la fuir en bravant les mers et la tempête sur une
flotte carthaginoise? N'est-ce pas assez d'avoir abandonné votre patrie?
Oserez-vous arroser une terre étrangère du sang des Latins?» En disant ces mots,
il prévient de son javelot Silarus prêt à l'attaquer. Le trait vole, s'enfonce
sous sa gorge, et lui arrache la parole et la vie. Caudinus est renversé par
Virgile; Sarris, par le redoutable Amanus. La vue de visages italiens, la
ressemblance de tactique et de langage irritent la colère des Romains; les
Bruttiens prennent la fuite. Annibal, qui voit leur honte, s'écrie: « Arrêtez,
ne trahissez pas notre nation; » et sa main les ramène à la charge. Tel on voit,
dans les montagnes brûlantes des Garamantes, un serpent, levant son cou gonflé
des poisons qu'il a puisés dans ces sables arides, répandre au loin dans l'air
son souffle empesté. En cet instant, Annibal vole au-devant d'Hérius qui allait
le percer de sa lance, et le frappe le premier. Descendant des illustres
Marrucius, ce Romain avait un grand nom à Téate. La gloire de se mesurer avec un
si noble ennemi lui fait faire le plus grand effort; mais Annibal lui plonge son
épée dans le sein jusqu'à la poignée. Son oeil mourant cherche encore son frère
Pléminius; celui-ci s'offre aussitôt à lui, et, furieux de cette mort cruelle,
s'avance en brandissant un javelot d'un air menaçant; il redemande son frère à
grands cris.
Annibal lui répond: « Te rendre ton frère, j'y consens, à condition qu'Asdrubal
soit aussi rappelé des sombres demeures. Moi, je renoncerais à la haine que je
porte au nom romain? mon coeur pourrait déposer sa colère, et j'épargnerais un
homme qui doit le jour à l'Italie? Oh ! alors, que mon frère irrité repousse mes
mânes de la demeure éternelle, qu'il me ferme à jamais l'entrée de l'Averne !»
Il dit, et frappant Pléminius de tout l'effort de son pesant bouclier, à
l'endroit où la terre glissante, arrosée du sang de son frère, refusait de le
soutenir, il le renverse, et le perce de son épée.
Pléminius mourant ouvre les bras et embrasse le corps inanimé de son frère; la
mort, qui les réunit, lui paraît moins douloureuse. Alors Annibal, combattant
toujours, fond au milieu de la mêlée, et met l'ennemi en fuite partout où il
porte ses pas. Ainsi, lorsque le père des dieux épouvante l'univers de ses
foudres et de son tonnerre, la demeure céleste est ébranlée, et le genre humain
tremble, saisi d'effroi; d'horribles lueurs brillent sur le monde, et l'homme
croit voir Jupiter prêt à le frapper de son bras vengeur. D'un autre côté, on
eut dit que la lutte n'était engagée que dans l'endroit où l'impitoyable Scipion
renversait tout devant lui. Là, le carnage est affreux, et la mort se présente
sous mille aspects. L'un est percé d'une épée qui traverse sa poitrine; l'autre
expire horriblement mutilé sous la pierre qui l'écrase. Ceux-ci, emportés par la
frayeur, mordent honteusement la poussière. Ceux-là périssent en recevant dans
la poitrine d'honorables blessures. Scipion presse l'ennemi au plus fort du
carnage. Tel, debout sur son char, Mars, plein de joie, pousse ses chevaux sur
les bords de l'Hèbre glacé, et fait fondre les neiges par la chaleur du sang
répandu.
L'essieu du char crie et brise sous son poids la glace épaissie par le souffle
des aquilons. Le général romain se porte sur tous les points avec une
infatigable ardeur; il renverse les plus illustres guerriers, et son bras
moissonne au loin cette jeunesse fameuse dans l'univers par tant de victoires.
Ceux qui ont rasé tes murs, ô Sagonte! et ont commencé cette guerre impie par
d'affreux ravages; ceux qui ont souillé les ondes sacrées du Trasimène ou du Pô
en y mêlant des flots de sang; ceux qui ont témérairement aspiré à piller le
temple et le trône de Jupiter Capitolin, sont tous égorgés à la fois. On voit
expirer ceux qui se vantaient d'avoir foulé le mystérieux sentier des immortels,
et de s'être ouvert les Alpes, inaccessibles aux humains. A cette vue, la
terreur se répand dans toue l'armée, qui se précipite partout où la crainte
l'emporte. Ainsi, lorsque l'incendie se propage parmi les édifices d'une cité,
et que la violence du vent accroît encore sa furie, des tourbillons de flammes
s'élèvent jusqu'au comble des maisons. Soudain, le peuple épouvanté accourt, et
se jette de tous côtés en désordre, comme dans une ville prise d'assaut.
Scipion, las de poursuivre des bataillons épars pour les forcer à combattre, ou
de s'arrêter à des victimes peu dignes de sa valeur, cherche le seul auteur de
la guerre et de tant de maux, et veut tourner contre lui tous ses efforts. Tant
qu'Annibal restera, Carthage fût-elle la proie des flammes, ses soldats
eussent-ils jonché la plaine, Rome n'aura rien fait encore: mais qu'Annibal
périsse, et ni les armes ni les soldats ne pourront sauver Carthage. C'est donc
lui que cherche Scipion, qui porte ses regards dans toute la plaine; c'est à lui
seul qu'il s'attache. Il voudrait en venir à un combat corps à corps, se mesurer
avec ce héros en présence de toute l'armée romaine. Du haut de son coursier il
appelle à grands cris son rival, le provoquant par d'amers reproches à de
nouveaux combats. Junon, qui l'entendit, fut saisie d'effroi; et de peur que
l'intrépide Annibal n'accepte le défi, elle donne à un fantôme les traits de
Scipion, orne sa tête d'un casque étincelant, lui donne son bouclier, son
panache, et couvre ses épaules de son brillant saguin : elle veut que cette
vaine ombre ait le geste, la démarche de ce guerrier volant au combat, et son
audacieuse ardeur.
Junon crée aussi, pour cette ombre d'un guerrier, la forme trompeuse d'un cheval
qu'elle doit mener par de nombreux détours à un simulacre de combat. Ainsi vient
voltiger devant Annibal ce faux Scipion, formé par la déesse. Des javelots
brillent dans ses mains. Annibal voit avec joie devant lui le général romain,
qu'il peut enfin combattre de près. Plein de hautes espérances, il s'élance sur
son coursier agile, et pousse contre son ennemi son rapide javelot. Le fantôme
fuit dans la plaine avec toute la vitesse de l'oiseau, et traverse le champ de
bataille.
Annibal au comble de ses voeux, ne doutant plus de sa victoire, pique son
coursier, dont il ensanglante les flancs, et lui abandonne les rênes, qui
flottent sur son cou. « Où fuis-tu, Scipion ! s'écrie-t-il, oublies-tu que ces
terres obéissent à Carthage? Non, il n'est point d'asile pour toi dans la Libye.
» Il dit, et l'épée nue, il poursuit le fantôme, qui l'abuse et l'entraîne à
travers les campagnes, bien loin du champ de bataille: puis l'image trompeuse
disparaît aussitôt dans les airs. « Quel est, s'écrie le bouillant guerrier, le
dieu caché qui lutte ainsi avec moi? Pourquoi se dérobe-t-il à mes coups sous
cette forme mensongère? Les dieux eux-mêmes sont-ils donc jaloux de ma gloire?
Non, qui que tu sois, divinité si favorable aux Romains, tes artifices ne
sauraient m'arracher mon véritable adversaire. » Alors, plein de fureur, il
détourne son rapide coursier et le ramène vers le champ de bataille. Mais
l'animal, saisi d'un mal inconnu, tremble et s'abat de tout son poids; le
souffle de la vie s'échappe de sa poitrine haletante. Ainsi le veut la
sollicitude de Juron. « Dieux! s'écrie le héros, oui, c'est encore ici votre
main qui me frappe; je reconnais vos coups. Que n'ai-je été plutôt englouti dans
les ondes, précipité au fond des mers, et abîmé sous les rochers? Voilà donc la
mort qui m'était réservée? Ceux qui ont suivi mes enseignes, et à qui j'ai donné
le signal du combat, tombent sous le glaive; et moi, séparé d'eux, j'entends
leurs gémissements et leurs cris qui m'appellent. Le Tartare aura-t-il assez de
supplices pour l'auteur de tant de maux? » En disant ces mots, il avait les
regards attachés sur son épée, et brûlait de se donner la mort. Junon, prenant
pitié de son désespoir, sort tout à coup d'une épaisse forêt, sous la figure
d'un berger, et lui adresse la parole au moment oit il méditait cette mort sans
gloire.
« Quel est donc, guerrier, le motif qui t'amène près de nos bois? Vas-tu au
champ de bataille où l'Annibal de l' Ausonie défait les restes de Carthage? Si
tu veux y arriver sans retard, et t'épargner de longs détours, je vais te
conduire au milieu des combattants, par ce sentier voisin. » Annibal accepte
avec joie l'offre du berger, et lui fait les plus magnifiques promesses : le
sénat de Carthage récompensera son zèle avec; munificence, et lui-même saura le
reconnaître avec usure. Le héros s'élance et franchit l'espace à pas précipités;
mais Junon l'entraîne loin du but, et, l'égarant par mille détours, veut, sans
être connue, lui conserver, malgré lui, une vie qui lui est à charge. Cependant
les troupes carthaginoises, abandonnées et tremblantes, cherchent en vain
Annibal, et ce bras accoutumé à frapper de si terribles coups. Les uns pensent
qu'il est tombé sous le fer; d'autres, qu'il a désespéré de la bataille, et cédé
la victoire aux dieux qui le trahissent. Scipion redouble ses efforts et
disperse l'ennemi qui fuit au loin dans la plaine. Déjà Carthage tremble
derrière ses remparts; la défaite de cette armée répand une vague terreur dans
toute l'Afrique; les bataillons en désordre fuient rapidement jusqu'aux rivages
les plus éloignés.
Ceux-ci gagnent précipitamment les bords de Tartesse; ceux-là se retirent dans
la Cyrénaïque; d'autres, jusqu'en Égypte même. Ainsi, lorsque, cédant enfin à la
force cachée dans ses entrailles, le Vésuve vomit jusqu'aux astres les feux
qu'il a nourris pendant des siècles, et répand l'incendie sur la terre et sur
les mers, les Sères qui habitent aux portes de l'Aurore voient, ô prodige! les
cendres de ce volcan d'Italie blanchir leurs bocages chargés de flocons de soie.
Annibal était épuisé de fatigue; Junon l'arrête enfin sur une éminence voisine,
d'où se déroule à ses regards l'affreux spectacle du carnage.
Tels il avait vu les champs de Cannes, les marais de la Trébie, le lac de
Trasimène et le fleuve de Phaéton, regorger du sang des Romains : telle, hélas!
se présente l'horrible plaine jonchée de ses soldats. Alors Junon, troublée par
la douleur, remonte dans les cieux. Déjà l'ennemi approchait et gravissait la
colline: « Que le ciel ébranlé, se dit le héros, s'écroule sur ma tête; que la
terre s'entrouvre sous mes pas; non, Jupiter, jamais tu n'effaceras la journée
de Cannes de la mémoire des hommes. Tu abandonnerais l'empire du monde, avant
que le nom ou les hauts faits d'Annibal fussent oubliés des nations. Et toi,
Rome, ne crois pas désormais n'avoir plus rien à redouter de mon bras; si je
survis à ma patrie, c'est dans l'espoir de reprendre les armes. Sois donc
aujourd'hui victorieuse : accable tes ennemis; mes voeux sont remplis au-delà de
mes espérances, si l'attente de mon retour fait trembler sans cesse les femmes
et les cités de l'Italie, incapables de goûter la paix. » A ces mots il
s'échappe au milieu d'un groupe qui fuyait, et trouve, sur les montagnes
opposées, une sûre retraite. Ainsi se termine cette guerre. Les citadelles de
Carthage s'ouvrent aussitôt d'elles-mêmes au général romain.
Scipion enlève à cette cité le droit d'être injuste impunément, lui ravit ses
armes, ses lois gravées sur l'airain, et ses richesses, aliment de son orgueil.
Toute sa puissance tombe à la fois, et ses éléphants déposent leurs tours. On
porte sur ses grands navires des torches enflammées. Bientôt, ô douloureux
spectacle pour les Carthaginois! la mer est tout en feu, et les affreuses lueurs
de l'incendie épouvantent Nérée. Scipion, en possession d'une immortelle
renommée, et le premier des Romains honoré du nom de la terre conquise, traverse
de nouveau les mers pour revoir cette Rome qui n'a plus de rivale, et rentre
dans sa patrie avec la pompe éclatante du triomphe. Syphax précédait son char,
porté sur un siège élevé, les yeux baissés vers la terre et le cou chargé de
chaînes d'or. On voyait à la suite du roi captif, Hannon, vaincu en Espagne,
l'élite de la jeunesse phénicienne, et les plus illustres des Macédoniens; puis
des Maures au visage brûlé, des Nomades, des Garamantes connus du dieu Hammon,
dont ils parcourent les sables; et les peuplades des Syrtes, où règnent les
tempêtes. Venaient ensuite les images de Carthage vaincue élevant ses bras vers
le ciel, celles de l'Ibérie, déposant sa fierté, de Gadès, borne du monde, du
mont Calpé, jadis le terme des glorieux travaux d'Hercule, du Bétis, qui lave
chaque jour dans ses ondes limpides les coursiers du Soleil.
On avait représenté la contrée belliqueuse des Pyrénées, qui élèvent jusqu'aux
astres leurs cimes couvertes de forêts, et l'Èbre, si impétueux lorsqu'il verse
dans la mer les fleuves qui ont grossi son cours. Mais rien n'attirait les
regards autant que ce tableau où l'on voyait Annibal, fuyant à travers les
campagnes. Scipion était debout sur son char, resplendissant d'or et de pourpre:
tel, vainqueur des Indes embaumées, Bacchus, couronné de pampres, dirigeait les
tigres attelés à son char. Tel encore, après la défaite des Géants, dans les
champs de Phlégra, Hercule s'avançait, portant sa tête dans les cieux. Salut,
père de la Patrie! ton nom sera chéri, honoré des Romains, à l'égal des noms de
Camille et de Quirinus. Rome, qui te croit issu du sang des dieux, reconnaît en
toi un digne fils du grand Jupiter. |