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Silius Italicus

LIVRE XVII

livre 16

 

 

 

 

 Selon d'antiques oracles de la Sibylle, l'ennemi étranger ne devait quitter les bords de l'Ausonie, que si l'on allait en Phrygie chercher la mère des dieux, pour consacrer son culte dans les murs des descendants de Laomédon. Il fallait encore que celui qui recevrait la déesse à son arrivée fût choisi par l'assemblée du sénat, comme l'homme le plus vertueux de son temps : honneur plus grand, plus flatteur que tous les triomphes! Et déjà Cybèle, portée sur une galère romaine, avait touché aux rivages du Latium. Désigné par les suffrages de tous les sénateurs, Scipion s'était rendu à l'embouchure du Tibre, et allait avec empressement au devant de la pompe sacrée. Parent du général alors chargé de la guerre d'Afrique, il brillait de tout l'éclat de ses illustres aïeux. Après avoir reçu dans ses bras suppliants la déesse, qui avait parcouru tant de mers lointaines, il amène le vaisseau dans les ondes mugissantes du Tibre. Alors les dames romaines veulent, de leurs mains, le traîner le long du fleuve, et attachent des cordages à la proue. Tout autour retentissaient les tambours frappés à coups redoublés, et les bruyantes cymbales.
Une foule de ces prêtres qui ont renoncé à leur sexe, pour habiter le double sommet et les chastes asiles du mont Didyme, qui célèbrent Bacchus dans les antres de la Crète, et qui seuls connaissent les bocages silencieux du mont Ida, s'avançaient en formant des danses. Au milieu des joyeux applaudissements et des cris d'allégresse, le vaisseau sacré s'arrêta tout à coup, sans vouloir céder aux efforts, et resta comme immobile dans le sable. Alors, du haut de la poupe, le prêtre s'écrie : « Cessez de toucher ces cordages de vos mains impures loin d'ici, loin d'ici les profanes; écoutez ma voix; gardez-vous de prendre part à une oeuvre qui veut des âmes chastes, et craignez le courroux de la déesse! Que s'il en est une, une seule parmi vous qui soit sans tache, et qui ait la conscience de sa pureté, qu'elle approche, et s'acquitte de cette fonction sacrée. » Issue de l'ancienne famille des Clausus, Claudia, objet des injustes soupçons du peuple, se présente alors, et, tournant ses regards vers le vaisseau, elle s'écrie en étendant les bras : « Mère des Immortels, divinité qui a créé toutes les divinités, toi, dont les enfants gouvernent le ciel, la terre, les mers et les sombres royaumes, s'il est vrai que jamais mon corps n'a été souillé d'un crime, viens, déesse! me rendre témoignage, et, que pour preuve de mon innocence, ton vaisseau cède à mes efforts. » Alors, pleine de confiance, elle saisit le cordage. Tout à coup on crut entendre dans les airs rugir les lions de la déesse, et ses tambours retentir, sans qu'une seule main les frappât; le vaisseau avance de lui-même, comme s'il eût été poussé par les vents, et semble prévenir l'effort qui l'entraîne contre le courant du fleuve. Aussitôt l'espérance remplit tous les coeurs. Voici la fin de la guerre, s'écrie-t-on, voici le terme des dangers. Scipion lui-même, s'éloignant, plein de joie, des côtes de la Sicile, couvre au loin les flots de ses vaisseaux qui s'avancent en pleine mer.
Il avait immolé un taureau pour se rendre Neptune favorable, et les entrailles de la victime, jetées dans les ondes, flottaient encore sur la plaine d'azur. Alors des aigles descendent du séjour des dieux, par un ciel serein, et ces oiseaux, armés de la foudre de Jupiter, volent devant le héros pour lui montrer sa route et diriger sa flotte. Le bruit de leurs ailes annonçait un augure favorable. Ils ne s'élevaient sous la nue qu'autant qu'il le fallait pour ne point se dérober aux yeux des Romains, qui arrivent avec eux aux rivages de la perfide Carthage. L'Afrique, voyant fondre l'orage, s'empresse d'opposer à ce déluge d'ennemis, et à leur chef redoutable, la puissance et les armes du roi des Massyles. Syphax était le seul espoir de la Libye, le seul ennemi que Rome redoutât. Les plaines, les vallées profondes, les bords de la mer, le Numide avait tout envahi; il ne couvrait pas ses coursiers de brillantes étoffes; mais ses javelots, sifflant dans les airs, obscurcissaient la lumière du jour. Syphax, oubliant donc la foi jurée et le traité conclu sur les autels, avait violé, mal conseillé par l'amour, les droits de l'hospitalité consacrés par des sacrifices, toutes les lois divines et humaines, et il courait ainsi sacrifier son royaume à sa passion. A peine a-t-il reçu dans sa couche royale Sophonisbe, fille d'Asdrubal, jeune vierge aussi belle qu'illustre par sa naissance, que, brûlant comme pour la première fois des feux de l'amour, il se range, avec toutes ses forces, du parti de Carthage, et, au mépris de son alliance avec Rome, transporte, comme présent de noces, ses armes du côté de son beau-père. Le général romain s'empresse alors de faire avertir Syphax. Ses députés n'épargnent ni les conseils, ni les menaces : il doit rester neutre dans ses états, songer aux dieux vengeurs, garder sa foi et les serments faits à ses alliés. En vain il comptera sur l'appui d'une femme, sur un hyménée commandé par Carthage, quand les armées romaines l'envelopperont de toutes parts. S'il repousse ces avis, le sang coulera, et sera le prix de cette lâche complaisance d'un époux aveuglé par la passion. Tels furent les avertissements et les menaces que fit entendre Scipion. Tout fut inutile; une épouse adorée rendait Syphax sourd aux avis. Scipion, irrité de voir ses efforts inutiles, a recours aux armes; et en même temps qu'il atteste les sacrés autels, témoins du parjure, il songe à employer tous les stratagèmes de la guerre. Il attaque secrètement, à la faveur de la nuit, le camp numide formé de paille légère et de joncs entrelacés, comme le sont les huttes que le berger maure élève çà et là dans les plaines.
Partout sa main porte le feu, et d'abord les ténèbres cachent la marche de l'incendie. Mais lorsque enfin le foyer dévastateur a rayonné, lançant la flamme dans tous les sens, il embrase avec bruit l'herbe grasse qui lui sert d'aliment, s'élance éclatant dans les airs, et ne connaît plus de bornes. D'effroyables tourbillons portent le ravage par tout le camp. Le feu dévore en pétillant tout ce qu'il rencontre d'aride, et de toutes les huttes les flammes s'échappent par torrents. La plupart des soldats, réveillés par l'incendie, l'ont plus tôt senti qu'aperçu : plusieurs sont étouffés en appelant du secours. Le feu vainqueur s'est répandu partout; armes, soldats, rien n'échappe à ses rapides atteintes; l'horrible fléau s'étend comme l'onde furieuse, et le camp incendié vole en étincelles au plus haut des airs. La tente même de Syphax est bientôt la proie des flammes, dont le ravage s'étend au loin avec un bruit lugubre. Le roi allait périr, si un de ses gardes, accouru dans cette extrémité, ne l'eût arraché tout tremblant, à son sommeil et à la mort qui le menaçait. Mais lorsque le prince Massyle eût réuni ses forces à celles du général carthaginois, et que la vue des nouvelles troupes tirées de son empire eût un peu calmé le désespoir de cette funeste nuit, alors la colère, la honte et l'amour, comme autant d'aiguillons, irritèrent son âme. Il frémissait de rage, en songeant que sous sa tente la flamme avait presque atteint son visage, et qu'il n'avait échappé qu'avec peine, et en fuyant, demi-nu, au milieu de ses soldats épouvantés. A la lumière du jour et à la face du soleil, disait-il, personne n'eût pu vaincre Syphax. Ainsi parlait l'insensé, dont la Parque allait abaisser l'orgueil, en arrêtant sa langue téméraire. Bientôt il se jette hors du camp, pareil à un fleuve impétueux qui, entraînant les arbres et les rochers, inonde ses rives de ses flots écumants, et court tomber au fond des précipices. Il appelle à grand cris ses troupes, et les précède sur un orgueilleux coursier. Dès que les braves Rutules l'ont aperçu de loin, ils saisissent leurs armes, et volent à sa rencontre. « Vois-tu, se disent-ils en eux-mêmes, vois-tu ce roi Massyle s'avancer aux premiers rangs, et nous offrir la bataille? Puisse mon bras avoir l'honneur de le punir: il a profané les autels des dieux, il a violé le traité fait avec notre général. Qu'il lui suffise d'avoir échappé à l'incendie de son camp. » Aussitôt une grêle de traits part de leurs mains. Le premier javelot, traversant les airs, va se fixer aux narines de son coursier qui semblait vomir le feu. L'animal ensanglanté se dresse et frappe l'air de ses pieds; puis il tombe épuisé, se débat sous les traits qui le percent, et livre Syphax à l'ennemi. En vain le roi essaie de fuir, de soulever ses membres fatigués, et d'arracher le trait de sa blessure : les Romains l'entourent et le saisissent.
Aussitôt ses bras sont chargés de chaînes. O honte ! ô terrible exemple, pour qui se fie à la fortune! Déjà d'indignes liens tiennent captive cette main qui avait porté le sceptre. Le voilà précipité du faîte de la grandeur, celui qui naguère avait vu sous ses pieds les royaumes et les couronnes, et la mer Méditerranée obéir à ses lois jusqu'au rivage de l'Océan. La défaite de Syphax est suivie du carnage de l'armée des Tyriens. Asdrubal, odieux à Mars, et habitué à fuir, tourne le dos précipitamment, et condamne lui-même sa téméraire entreprise. Carthage, comme un corps mutilé parle fer, ne se soutenait plus que par Annibal : absent, il retardait encore, par l'éclat de son nom, la ruine de cette cité qui s'affaissait avec fracas. L'extrémité où elle est réduite la force de réclamer cet appui qui lui reste dans son désastre. C'est à lui qu'ont recours ses concitoyens tremblants, lorsqu'ils se voient enfin abandonnés des dieux. Et déjà un vaisseau, sillonnant les flots, porte à Annibal les ordres de la patrie : on lui mande qu'il se hâte, de peur qu'arrivant trop tard, il ne retrouve plus les murs de Carthage. L'Aurore se levait pour la quatrième fois, lorsque le vaisseau aborda aux rivages de la Daunie. Des songes affreux agitaient Annibal.
Accablé d'inquiétude, à peine s'est-il abandonné au repos, qu'il lui semble voir Flaminius, Gracchus, Paul-Émile fondre ensemble sur lui, l'épée nue, et le chasser de l'Italie. Les ombres des Romains, accourant en foule de Cannes et de Trasimène, le poussaient dans les flots. Lui-même, prenant la fuite, cherchait à se sauver par le chemin connu des Alpes, et en même temps il tenait embrassé le sol de l'Italie, et y collait sa poitrine. Enfin, une force irrésistible l'entraînait vers la mer et le livrait aux tempêtes pour l'emporter au loin.
Les députés l'abordent au milieu du trouble que lui causaient ces songes. Ils lui transmettent les ordres de sa patrie et l'instruisent de l'extrême danger qui la menace : l'armée de Syphax a été défaite, et ce roi, chargé de fers, à qui on refuse la faveur de mourir, est réservé pour la pompe du Capitole; Carthage, déjà affaiblie par les défaites réitérées d'Asdrubal, n'a plus d'autre chef que ce timide guerrier. Eux-mêmes ils ont vu, hélas ! triste spectacle! les deux camps de Syphax et d'Asdrubal livrés aux flammes, dans le silence de la nuit, et la terre d'Afrique éclairée au loin des reflets de cet horrible incendie.
Pendant que les Carthaginois s'arrêtent sur le rivage du Bruttium, l'ardent Scipion menace de réduire en cendres cette patrie, où Annibal pourrait rentrer encore dans tout l'éclat de ses hauts faits. Après ce discours, où ils ont retracé les malheurs et les craintes de Carthage, les députés fondent en larmes et baisent sa main avec un respect religieux. Annibal les avait écoutés d'un air farouche, les yeux fixés vers la terre. En proie à la plus vive inquiétude, il se demandait en lui-même si Carthage valait un si grand sacrifice; enfin il s'écrie: «O monstre fatal au genre humain! ô envie ! tu ne souffriras donc jamais que rien s'élève, et qu'une grande renommée croisse à sa hauteur! Depuis longtemps j'aurais pu renverser Rome, la mettre au niveau du sol, emmener en esclavage cette nation vaincue, et donner des lois à toute l'Italie. Tandis qu'on me refuse de l'argent, des armes, des soldats, pour remplir les vides que la victoire a faits dans nos rangs; tandis qu'Hannon nous laisse manquer de vivres et de blé, toute l'Afrique est en feu, et le Romain frappe de sa lance les portes de Carthage. Annibal est enfin la gloire, l'unique soutien de sa patrie: elle n'a plus d'espoir que dans son bras. Oui, nos enseignes vont obéir à la voix du sénat qui nous rappelle: nous sauverons la patrie, et toi aussi, Hannon! Après ces paroles prononcées d'une voix tonnante, il lance les vaisseaux à la mer et met à la voile en déplorant son malheur. Aucun ennemi n'osa ni le rappeler, ni l'attaquer dans sa fuite; on regarde comme une faveur des dieux qu'il se retire ainsi librement et qu'il délivre enfin l'Italie. Rome lui souhaite un vent favorable et s'estime heureuse en contemplant ses rivages abandonnés par l'ennemi. Ainsi, lorsque l' Auster cesse de souffler avec fureur, et rend le calme à la mer, le nautonier ne fait plus de voeux pour obtenir des vents propices; il lui suffit de voir cesser l'ouragan terrible, et dans cette paix rendue aux ondes, il voit le gage d'une navigation désormais facile. Toute l'armée d'Annibal avait les yeux fixés sur les flots; mais lui, il ne pouvait détourner ses regards de l'Italie. Des larmes, qu'il voulait retenir, inondaient son visage, et il poussait sans cesse de profonds soupirs. On eût dit que, banni de sa patrie, il quittait ses pénates chéris, et qu'il était entraîné vers la triste terre de l'exil. Déjà la flotte s'avançait, poussée par les vents favorables ; les montagnes commençaient à se plonger sous l'horizon; on ne voyait plus ni l'Hespérie, ni le pays de Daunus. Il se dit alors à lui-même, en frémissant de rage: «Suis-je donc maître de ma raison? n'ai-je pas mérité la honte de ce retour, pour avoir pu me décider à quitter l'Italie? N'eût-il pas mieux valu laisser périr le nom d'Élise dans les ruines fumantes de Carthage? Eh quoi? Est-ce bien Annibal qui, après la journée de Cannes, a pu ne pas lancer ses torches ardentes sur le Capitole et renverser Jupiter de son temple? J'eusse porté l'incendie sur les sept collines sans y trouver de défenseurs, et fait subir à cette race superbe le sort de Troie et de ses aïeux. Mais pourquoi ces regrets? Qui m'empêche en cet instant de fondre sur elle, le fer à la main? Oui, retournons vers ces murs, reparaissons sur les rives de l'Anio, par les chemins qui me sont connus : il ne me faut que suivre la trace de mes campements. Tournez les proues du côté de l'Italie, quittez la route de l'Afrique: je saurai faire revenir Scipion au secours de Rome investie.«  Neptune, qui du sein des mers voit Annibal en proie à ces furieux transports, et dirigeant sa flotte vers le rivage, secoue sa chevelure azurée, bouleverse l'onde dans ses abîmes, et pousse loin des bords les flots amoncelés.
Il déchaîne des antres d'Éole les vents et les tempêtes, et d'épais nuages obscurcissent le ciel. Alors le dieu fait trembler sous les coups de son trident les profondeurs de son empire; les ondes s'entrechoquent de l'orient à l'occident ; il bouleverse l'Océan tout entier ; les flots s'élèvent en montagnes écumantes, et le choc des vagues fait trembler tous les rochers. Le vent du midi, tout chargé de nuages, se lève le premier de la contrée des Nasamons, chasse l'onde de cette plage, et laisse les Syrtes à sec. Borée se précipite à sa rencontre, apportant sur ses sombres ailes une énorme masse d'eau.
Le violent Eurus gronde à son tour, soufflant en sens contraire, et entraîne une partie de la mer. Les pôles ébranlés mugissent; les éclairs brillent à chaque instant, et le ciel en courroux se décharge sur la flotte. Les feux, les nuées, les flots, la furie des vents conspirent sa perte, et la plus sombre nuit s'étend sur la mer. Poussé par le Notus, un tourbillon, accouru de l'antre d'Éole, mugit contre l'antenne, fait siffler les cordages avec un bruit affreux, et du noir abîme élève une vague immense qu'il brise sur la tête d'Annibal. Saisi d'effroi, le héros s'écrie, en portant ses regards vers le ciel et la mer : « Que tu fus heureux, ô mon frère! ô Asdrubal! devenu en périssant l'égal des dieux mêmes! Toi, qui as trouvé dans les combats une fin glorieuse; toi, à qui les destins ont permis de saisir encore d'une main mourante la terre d'Ausonie. Et moi, je n'ai pu laisser la vie dans les plaines de Cannes, où Paul-Émile, où tant de généreux guerriers ont péri. Alors même que j'accourais portant la flamme destinée au Capitole, la foudre de Jupiter n'a pu me précipiter chez les ombres. » Tandis qu'il exhale ainsi sa douleur, l'onde, agitée par les vents contraires, se précipite à la fois sur les deux flancs du vaisseau, et s'élevant de part et d'autre, le tient comme englouti dans un vaste gouffre. Bientôt, repoussé par les noirs tourbillons de sable du fond de la mer bouillonnante, il revient vers le ciel, et, ballotté par le vent, demeure suspendu au sommet d'une vague. Deux navires sont ainsi jetés sur les rocs et sur les écueils par l'Eurus furieux. Triste spectacle! les proues se heurtent avec fracas. La carène, brisée par les pointes aiguës, s'entrouvre avec bruit, et jaillit en éclats. Alors mille objets divers viennent frapper la vue: au milieu des armes, des casques, des panaches éclatants, nagent sur les flots le trésor de l'opulente Capoue, la dépouille des Laurentins, qu'Annibal réservait pour son triomphe, les trépieds, les tables des dieux, et ces statues, hélas! vain objet du culte des malheureux Latins. Vénus, effrayée à la vue de ce bouleversement des ondes, adresse ces paroles au dieu de la mer: « Cesse de t'irriter, ô mon père! c'est trop de courroux contre de si faibles ennemis. Je t'en conjure, calme la fureur des flots, afin que la cruelle Carthage ne puisse se vanter d'avoir produit un guerrier invincible, et dire que mes chers Troyens ont eu besoin des ondes furieuses, pour voir périr Annibal. » Elle dit : les vagues amoncelées s'abaissent, et portent l'armée carthaginoise devant le camp ennemi. Annibal, qui avait vieilli sous les armes, et qui savait combien les louanges sont puissantes pour enflammer les coeurs, anime ses soldats du feu de sa parole, et allume dans tous les esprits la passion de la gloire. « O toi, qui m'apportas la tête sanglante de Flaminius, je reconnais ton bras ; toi, tu t'élanças le premier au-devant des coups du grand Paul-Émile, pour enfoncer ton épée dans son flanc; toi, tu enlevas les dépouilles opimes du brave Marcellus, et Gracchus, couché sur la poussière, rougit ton fer de son sang. Belliqueux Appius, voici la main qui te perça d'une lance du haut des murs de la fière Capoue; c'est elle qui te repoussa en te donnant la mort. Mais je vois ici cet autre foudre de guerre, qui frappa de tant de coups Fulvius, fier d'un grand nom. Viens, approche aux premiers rangs, toi qui renversas le consul Crispinus. Suis-moi à travers les bataillons ennemis, toi dont la bravoure triomphante m'apporta, à la journée de Cannes, je ne l'ai point oublié, la tête de Servilius sur la pointe d'un javelot. O le plus intrépide des Carthaginois! jeune guerrier, je reconnais tes yeux ardents et ton visage aussi redoutable que ton épée même. Ainsi je te vis autrefois, aux bords fameux de la Trébie, lorsque tu serrais ce tribun dans tes bras vigoureux, et que, malgré ses efforts, tu le plongeais dans les eaux. Mais toi, qui trempas le premier ton fer dans le sang du père de Scipion, sur les rives glacées du Tésin, poursuis comme tu as commencé, et n'épargne point le sang de son fils. Quoi! soldats, craindrais-je à présent les dieux mêmes, fussent-ils au milieu de la mêlée, lorsque je vois encore ces masses formidables qui, sous mes yeux, voltigeaient sur les Alpes, et foulaient aux pieds leurs cimes voisines du ciel? lorsque je revois ces guerriers dont les mains et le fer ont répandu l'incendie et le carnage dans les champs d'Argyripe? Toi qui as lancé le premier trait contre les murs de Rome, et dont la gloire le cède à peine à la mienne, serais-tu ici moins courageux? Ai-je besoin de t'animer, toi qui, lorsque je bravais l'orage, le tonnerre, et toute la fureur de Jupiter, m'excitais à tenir ferme contre une vaine tempête, et voulais devancer ton général dans l'attaque du Capitole? Dois-je aussi échauffer votre courage, vous à qui je dois l'éclatante ruine de Sagonte, vous pour qui les premiers jours de cette guerre ont été si glorieux? Soutenez, je vous en conjure, soutenez d'une manière digne de vous et de moi la gloire de vos armes. Favorisé des dieux et vieilli dans la victoire, je vais revoir, après trois lustres, la patrie chancelante et mes pénates que j'ai quittés depuis si longtemps. Je reverrai mon fils et ma fidèle épouse, et je le devrai à votre valeur. Il ne nous reste plus une seconde Libye, si nous sommes vaincus : c'est aussi le dernier combat pour les Romains. L'empire du monde, disputé entre nous, connaîtra aujourd'hui son maître. » Ainsi parlait Annibal. Les Romains, au contraire, ne pouvaient souffrir les lenteurs d'un discours. Scipion ouvrait-il la bouche pour leur adresser la parole, les soldats demandaient le signal du combat. Cependant Jupiter aperçut Junon observant les deux armées du haut des airs. Il remarqua sa tristesse et ses sombres regards, et lui dit avec douceur: « Apprends-moi, chère épouse, quel souci te dévore. Sont-ce les revers d'Annibal? Crains-tu pour ta chère Carthage? Mais songe aux fureurs de cette race sidonienne. Quand donc, ô ma soeur ! ce peuple rebelle, violant les traités, cessera-t-il de s'opposer aux descendants des Troyens et aux destins qui leur promettent l'empire? Non, Carthage n'a pas enduré plus de maux, supporté plus de fatigues, que tu n'as éprouvé d'inquiétudes pour la race de Cadmus. Tu as bouleversé la terre et les mers; tu as livré le Latium à ce guerrier cruel; les murs de Rome ont tremblé, et pendant seize ans, Annibal a été le premier des humains. Il est temps de rendre le repos à cette nation: le terme promis à ses agitations est arrivé: il faut fermer le temple de la guerre. » Junon lui répondit humblement: « Ce n'est point pour changer l'ordre du destin, que je suis descendue sur ce nuage suspendu dans les airs. Je ne veux ni rappeler les bataillons qui fuient, ni prolonger la guerre: puisque je n'ai plus sur vous qu'un faible empire, et que votre premier amour s'est déjà éteint; je ne demande que ce que vous pouvez m'accorder, mais rien qui soit contre la volonté des trois Soeurs. Qu'Annibal s'abandonne à la fuite, et que les restes de Troie commandent à Carthage. Mais, je vous en conjure, au nom du mutuel amour que consacrent les titres de soeur et d'épouse, souffrez que ce héros échappe à tous les dangers, et laissez-lui la vie; qu'il ne tombe pas dans les fers de Rome. Que les murs ébranlés de la ville qui m'est chère restent encore debout; qu'ils soient conservés pour l'honneur qu'on m'y rend, malgré les revers du peuple sidonien.» Elle dit ; Jupiter lui répond en peu de mots : « Je laisserai, selon tes désirs, subsister encore les murs de la fière Carthage. Ils resteront debout, grâce à tes larmes et à tes prières; mais apprends quel doit être le terme de cette faveur: bientôt vont s'accomplir les destinées de cette ville, et un nouveau Scipion renversera de fond en comble ces remparts que nous voulons sauver. Je consens qu'Annibal, échappé au combat, comme tu le souhaites, jouisse de la lumière des cieux; mais je prévois qu'il voudra confondre de nouveau le ciel et la mer, et couvrir la terre de nouvelles armées. Je connais ce coeur toujours prêt à enfanter la guerre; voici donc le prix que nous mettons à nos bienfaits : jamais il ne retournera dans le royaume de Saturne; jamais il ne rentrera dans l'Ausonie. Maintenant, arrache-le à la mort qui le menace, de peur que, s'il s'engage dans la mêlée, au milieu de ces plaines, tu ne puisses plus le soustraire au bras du héros, fils de Romulus. » Tandis que Jupiter fixe la destinée de Carthage et de son général, les deux armées marchent au combat, pleines d'ardeur, et frappent le ciel de leurs cris. Jamais, depuis cette époque, la terre ne vit combattre deux peuples plus puissants, ne vit de plus grands capitaines aux prises, à la tête des forces de leur patrie.
Le prix immense de la bataille était tout ce que couvre le ciel. Revêtu d'une pourpre éclatante, le chef tyrien s'avançait dans les rangs. Une aigrette flottante s'agitait sur son casque, dont elle augmentait la hauteur. La terreur effroyable de son grand nom le précède, et l'épée redoutée du Latium brille en ses mains. D'un autre côté, on reconnaît Scipion aux brillants reflets de l'écarlate. Il porte le bouclier terrible sur lequel sont représentés les combats fameux de son père et de son oncle. Le casque élevé qui couvre son front lance au loin la flamme. Malgré tant d'armes et tant de soldats, c'est dans les chefs seuls que réside tout l'espoir du triomphe. Bien plus, suivant que l'amour ou la crainte anime les coeurs, on reconnaît que, si la Libye eût donné naissance à Scipion, le sceptre passerait aux mains des Carthaginois ; et que, si Annibal était né Romain, l'Italie serait, sans nul doute, maîtresse de toute la terre. Déjà le ciel est ému du sifflement des rapides javelots, et une horrible nuée obscurcit les airs. L'épée brille, les armées se rapprochent, les guerriers se trouvent face à face, l'oeil plein de colère et de feu.
Les téméraires, qui s'offrent imprudemment aux premiers coups, sont renversés, et cette contrée haïe des dieux est abreuvée du sang de ses enfants. Masinissa, emporté par son bouillant courage, fier de sa haute stature, s'élance avec toute la fougue de la jeunesse contre les premiers bataillons macédoniens, et fait voler ses javelots sur tout le champ de bataille. Tel l'habitant de Thulé, aux membres colorés d'azur, attaque les rangs serrés de l'ennemi, et l'entoure de ses chars armés de faux. La phalange grecque avait resserré ses bataillons, selon la coutume de sa patrie, immobile comme un mur impénétrable partout hérissé de lances.
Philippe, oubliant les traités, avait envoyé ces troupes à la ville d'Agénor, et ranimait les esprits abattus. Mais les rangs des soldats couverts de blessures s'éclaircissent à mesure qu'ils tombent, et offrent aux Romains de larges ouvertures. Une troupe nombreuse s'y jette semblable à une masse qui s'écroule, et châtie ces Grecs parjures. Rutilus tue Archémorus : Norbanus perce Teucer. Ces deux Romains, déjà sur le déclin de l'âge, étaient venus des murs de Mantoue, qui leur avait donné le jour. Le bras du courageux Calène renverse Samius. Sélius tue Clytius de Pella, Clytius, tout orgueilleux du nom de sa patrie : mais la gloire de Pella ne put défendre le malheureux des traits du Romain. Lélius, avec plus de fureur encore, portait le ravage dans les bataillons bruttiens. « Quelle haine, leur disait-il d'un ton menaçant, vous inspire donc l'Oenotrie, pour la fuir en bravant les mers et la tempête sur une flotte carthaginoise? N'est-ce pas assez d'avoir abandonné votre patrie? Oserez-vous arroser une terre étrangère du sang des Latins?» En disant ces mots, il prévient de son javelot Silarus prêt à l'attaquer. Le trait vole, s'enfonce sous sa gorge, et lui arrache la parole et la vie. Caudinus est renversé par Virgile; Sarris, par le redoutable Amanus. La vue de visages italiens, la ressemblance de tactique et de langage irritent la colère des Romains; les Bruttiens prennent la fuite. Annibal, qui voit leur honte, s'écrie: « Arrêtez, ne trahissez pas notre nation; » et sa main les ramène à la charge. Tel on voit, dans les montagnes brûlantes des Garamantes, un serpent, levant son cou gonflé des poisons qu'il a puisés dans ces sables arides, répandre au loin dans l'air son souffle empesté. En cet instant, Annibal vole au-devant d'Hérius qui allait le percer de sa lance, et le frappe le premier. Descendant des illustres Marrucius, ce Romain avait un grand nom à Téate. La gloire de se mesurer avec un si noble ennemi lui fait faire le plus grand effort; mais Annibal lui plonge son épée dans le sein jusqu'à la poignée. Son oeil mourant cherche encore son frère Pléminius; celui-ci s'offre aussitôt à lui, et, furieux de cette mort cruelle, s'avance en brandissant un javelot d'un air menaçant; il redemande son frère à grands cris.
Annibal lui répond: « Te rendre ton frère, j'y consens, à condition qu'Asdrubal soit aussi rappelé des sombres demeures. Moi, je renoncerais à la haine que je porte au nom romain? mon coeur pourrait déposer sa colère, et j'épargnerais un homme qui doit le jour à l'Italie? Oh ! alors, que mon frère irrité repousse mes mânes de la demeure éternelle, qu'il me ferme à jamais l'entrée de l'Averne !» Il dit, et frappant Pléminius de tout l'effort de son pesant bouclier, à l'endroit où la terre glissante, arrosée du sang de son frère, refusait de le soutenir, il le renverse, et le perce de son épée.
Pléminius mourant ouvre les bras et embrasse le corps inanimé de son frère; la mort, qui les réunit, lui paraît moins douloureuse. Alors Annibal, combattant toujours, fond au milieu de la mêlée, et met l'ennemi en fuite partout où il porte ses pas. Ainsi, lorsque le père des dieux épouvante l'univers de ses foudres et de son tonnerre, la demeure céleste est ébranlée, et le genre humain tremble, saisi d'effroi; d'horribles lueurs brillent sur le monde, et l'homme croit voir Jupiter prêt à le frapper de son bras vengeur. D'un autre côté, on eut dit que la lutte n'était engagée que dans l'endroit où l'impitoyable Scipion renversait tout devant lui. Là, le carnage est affreux, et la mort se présente sous mille aspects. L'un est percé d'une épée qui traverse sa poitrine; l'autre expire horriblement mutilé sous la pierre qui l'écrase. Ceux-ci, emportés par la frayeur, mordent honteusement la poussière. Ceux-là périssent en recevant dans la poitrine d'honorables blessures. Scipion presse l'ennemi au plus fort du carnage. Tel, debout sur son char, Mars, plein de joie, pousse ses chevaux sur les bords de l'Hèbre glacé, et fait fondre les neiges par la chaleur du sang répandu.
L'essieu du char crie et brise sous son poids la glace épaissie par le souffle des aquilons. Le général romain se porte sur tous les points avec une infatigable ardeur; il renverse les plus illustres guerriers, et son bras moissonne au loin cette jeunesse fameuse dans l'univers par tant de victoires. Ceux qui ont rasé tes murs, ô Sagonte! et ont commencé cette guerre impie par d'affreux ravages; ceux qui ont souillé les ondes sacrées du Trasimène ou du Pô en y mêlant des flots de sang; ceux qui ont témérairement aspiré à piller le temple et le trône de Jupiter Capitolin, sont tous égorgés à la fois. On voit expirer ceux qui se vantaient d'avoir foulé le mystérieux sentier des immortels, et de s'être ouvert les Alpes, inaccessibles aux humains. A cette vue, la terreur se répand dans toue l'armée, qui se précipite partout où la crainte l'emporte. Ainsi, lorsque l'incendie se propage parmi les édifices d'une cité, et que la violence du vent accroît encore sa furie, des tourbillons de flammes s'élèvent jusqu'au comble des maisons. Soudain, le peuple épouvanté accourt, et se jette de tous côtés en désordre, comme dans une ville prise d'assaut. Scipion, las de poursuivre des bataillons épars pour les forcer à combattre, ou de s'arrêter à des victimes peu dignes de sa valeur, cherche le seul auteur de la guerre et de tant de maux, et veut tourner contre lui tous ses efforts. Tant qu'Annibal restera, Carthage fût-elle la proie des flammes, ses soldats eussent-ils jonché la plaine, Rome n'aura rien fait encore: mais qu'Annibal périsse, et ni les armes ni les soldats ne pourront sauver Carthage. C'est donc lui que cherche Scipion, qui porte ses regards dans toute la plaine; c'est à lui seul qu'il s'attache. Il voudrait en venir à un combat corps à corps, se mesurer avec ce héros en présence de toute l'armée romaine. Du haut de son coursier il appelle à grands cris son rival, le provoquant par d'amers reproches à de nouveaux combats. Junon, qui l'entendit, fut saisie d'effroi; et de peur que l'intrépide Annibal n'accepte le défi, elle donne à un fantôme les traits de Scipion, orne sa tête d'un casque étincelant, lui donne son bouclier, son panache, et couvre ses épaules de son brillant saguin : elle veut que cette vaine ombre ait le geste, la démarche de ce guerrier volant au combat, et son audacieuse ardeur.
Junon crée aussi, pour cette ombre d'un guerrier, la forme trompeuse d'un cheval qu'elle doit mener par de nombreux détours à un simulacre de combat. Ainsi vient voltiger devant Annibal ce faux Scipion, formé par la déesse. Des javelots brillent dans ses mains. Annibal voit avec joie devant lui le général romain, qu'il peut enfin combattre de près. Plein de hautes espérances, il s'élance sur son coursier agile, et pousse contre son ennemi son rapide javelot. Le fantôme fuit dans la plaine avec toute la vitesse de l'oiseau, et traverse le champ de bataille.
Annibal au comble de ses voeux, ne doutant plus de sa victoire, pique son coursier, dont il ensanglante les flancs, et lui abandonne les rênes, qui flottent sur son cou. « Où fuis-tu, Scipion ! s'écrie-t-il, oublies-tu que ces terres obéissent à Carthage? Non, il n'est point d'asile pour toi dans la Libye. » Il dit, et l'épée nue, il poursuit le fantôme, qui l'abuse et l'entraîne à travers les campagnes, bien loin du champ de bataille: puis l'image trompeuse disparaît aussitôt dans les airs. « Quel est, s'écrie le bouillant guerrier, le dieu caché qui lutte ainsi avec moi? Pourquoi se dérobe-t-il à mes coups sous cette forme mensongère? Les dieux eux-mêmes sont-ils donc jaloux de ma gloire? Non, qui que tu sois, divinité si favorable aux Romains, tes artifices ne sauraient m'arracher mon véritable adversaire. » Alors, plein de fureur, il détourne son rapide coursier et le ramène vers le champ de bataille. Mais l'animal, saisi d'un mal inconnu, tremble et s'abat de tout son poids; le souffle de la vie s'échappe de sa poitrine haletante. Ainsi le veut la sollicitude de Juron. « Dieux! s'écrie le héros, oui, c'est encore ici votre main qui me frappe; je reconnais vos coups. Que n'ai-je été plutôt englouti dans les ondes, précipité au fond des mers, et abîmé sous les rochers? Voilà donc la mort qui m'était réservée? Ceux qui ont suivi mes enseignes, et à qui j'ai donné le signal du combat, tombent sous le glaive; et moi, séparé d'eux, j'entends leurs gémissements et leurs cris qui m'appellent. Le Tartare aura-t-il assez de supplices pour l'auteur de tant de maux? » En disant ces mots, il avait les regards attachés sur son épée, et brûlait de se donner la mort. Junon, prenant pitié de son désespoir, sort tout à coup d'une épaisse forêt, sous la figure d'un berger, et lui adresse la parole au moment oit il méditait cette mort sans gloire.
« Quel est donc, guerrier, le motif qui t'amène près de nos bois? Vas-tu au champ de bataille où l'Annibal de l' Ausonie défait les restes de Carthage? Si tu veux y arriver sans retard, et t'épargner de longs détours, je vais te conduire au milieu des combattants, par ce sentier voisin. » Annibal accepte avec joie l'offre du berger, et lui fait les plus magnifiques promesses : le sénat de Carthage récompensera son zèle avec; munificence, et lui-même saura le reconnaître avec usure. Le héros s'élance et franchit l'espace à pas précipités; mais Junon l'entraîne loin du but, et, l'égarant par mille détours, veut, sans être connue, lui conserver, malgré lui, une vie qui lui est à charge. Cependant les troupes carthaginoises, abandonnées et tremblantes, cherchent en vain Annibal, et ce bras accoutumé à frapper de si terribles coups. Les uns pensent qu'il est tombé sous le fer; d'autres, qu'il a désespéré de la bataille, et cédé la victoire aux dieux qui le trahissent. Scipion redouble ses efforts et disperse l'ennemi qui fuit au loin dans la plaine. Déjà Carthage tremble derrière ses remparts; la défaite de cette armée répand une vague terreur dans toute l'Afrique; les bataillons en désordre fuient rapidement jusqu'aux rivages les plus éloignés.
Ceux-ci gagnent précipitamment les bords de Tartesse; ceux-là se retirent dans la Cyrénaïque; d'autres, jusqu'en Égypte même. Ainsi, lorsque, cédant enfin à la force cachée dans ses entrailles, le Vésuve vomit jusqu'aux astres les feux qu'il a nourris pendant des siècles, et répand l'incendie sur la terre et sur les mers, les Sères qui habitent aux portes de l'Aurore voient, ô prodige! les cendres de ce volcan d'Italie blanchir leurs bocages chargés de flocons de soie. Annibal était épuisé de fatigue; Junon l'arrête enfin sur une éminence voisine, d'où se déroule à ses regards l'affreux spectacle du carnage.
Tels il avait vu les champs de Cannes, les marais de la Trébie, le lac de Trasimène et le fleuve de Phaéton, regorger du sang des Romains : telle, hélas! se présente l'horrible plaine jonchée de ses soldats. Alors Junon, troublée par la douleur, remonte dans les cieux. Déjà l'ennemi approchait et gravissait la colline: « Que le ciel ébranlé, se dit le héros, s'écroule sur ma tête; que la terre s'entrouvre sous mes pas; non, Jupiter, jamais tu n'effaceras la journée de Cannes de la mémoire des hommes. Tu abandonnerais l'empire du monde, avant que le nom ou les hauts faits d'Annibal fussent oubliés des nations. Et toi, Rome, ne crois pas désormais n'avoir plus rien à redouter de mon bras; si je survis à ma patrie, c'est dans l'espoir de reprendre les armes. Sois donc aujourd'hui victorieuse : accable tes ennemis; mes voeux sont remplis au-delà de mes espérances, si l'attente de mon retour fait trembler sans cesse les femmes et les cités de l'Italie, incapables de goûter la paix. » A ces mots il s'échappe au milieu d'un groupe qui fuyait, et trouve, sur les montagnes opposées, une sûre retraite. Ainsi se termine cette guerre. Les citadelles de Carthage s'ouvrent aussitôt d'elles-mêmes au général romain.
Scipion enlève à cette cité le droit d'être injuste impunément, lui ravit ses armes, ses lois gravées sur l'airain, et ses richesses, aliment de son orgueil. Toute sa puissance tombe à la fois, et ses éléphants déposent leurs tours. On porte sur ses grands navires des torches enflammées. Bientôt, ô douloureux spectacle pour les Carthaginois! la mer est tout en feu, et les affreuses lueurs de l'incendie épouvantent Nérée. Scipion, en possession d'une immortelle renommée, et le premier des Romains honoré du nom de la terre conquise, traverse de nouveau les mers pour revoir cette Rome qui n'a plus de rivale, et rentre dans sa patrie avec la pompe éclatante du triomphe. Syphax précédait son char, porté sur un siège élevé, les yeux baissés vers la terre et le cou chargé de chaînes d'or. On voyait à la suite du roi captif, Hannon, vaincu en Espagne, l'élite de la jeunesse phénicienne, et les plus illustres des Macédoniens; puis des Maures au visage brûlé, des Nomades, des Garamantes connus du dieu Hammon, dont ils parcourent les sables; et les peuplades des Syrtes, où règnent les tempêtes. Venaient ensuite les images de Carthage vaincue élevant ses bras vers le ciel, celles de l'Ibérie, déposant sa fierté, de Gadès, borne du monde, du mont Calpé, jadis le terme des glorieux travaux d'Hercule, du Bétis, qui lave chaque jour dans ses ondes limpides les coursiers du Soleil.
On avait représenté la contrée belliqueuse des Pyrénées, qui élèvent jusqu'aux astres leurs cimes couvertes de forêts, et l'Èbre, si impétueux lorsqu'il verse dans la mer les fleuves qui ont grossi son cours. Mais rien n'attirait les regards autant que ce tableau où l'on voyait Annibal, fuyant à travers les campagnes. Scipion était debout sur son char, resplendissant d'or et de pourpre: tel, vainqueur des Indes embaumées, Bacchus, couronné de pampres, dirigeait les tigres attelés à son char. Tel encore, après la défaite des Géants, dans les champs de Phlégra, Hercule s'avançait, portant sa tête dans les cieux. Salut, père de la Patrie! ton nom sera chéri, honoré des Romains, à l'égal des noms de Camille et de Quirinus. Rome, qui te croit issu du sang des dieux, reconnaît en toi un digne fils du grand Jupiter.