Maintenant, déesses de l'Hélicon, tournez vos chants vers
la mer d'Ortygie et les villes du rivage sicilien. Vos doctes travaux vous
appellent tantôt à parcourir le royaume de Daunus et des Romains, les ports de
Sicanie, les villes de Macédoine, les champs d'Achaïe: tantôt à voltiger sur la
surface des mers de Sardaigne, à visiter les cabanes des anciens Tyriens; enfin
à vous transporter là où finit le soleil et aux dernières limites du inonde.
Mars vous le demande aujourd'hui, Mars qui répand ses fureurs par toute la
terre; suivons-le donc où le son des clairons et les combats nous appellent. La
Sicile, autrefois partie considérable de l'Ausonie, en est à présent séparée,
depuis qu'assaillie par la fureur des vents et des flots elle reçut l'océan dans
son sein frappé du trident de Neptune. La mer, subitement lancée par l'effort
d'une puissance inconnue, sépara les entrailles du sol, qu'elle déchira en se
précipitant à travers les campagnes entr'ouvertes, entraîna dans l'immensité de
ses eaux les peuples avec leurs villes renversées. Depuis ce temps, le rapide
Nérée a maintenu cette séparation, en empêchant par la violence de ses ondes que
les deux terres ne se réunissent.
Toutefois, l'intervalle qui les sépare est si étroit que l'aboiement des chiens,
si l'on en croit la commune renommée, se fait entendre d'un rivage à l'autre,
ainsi que le chant matinal des oiseaux. Le sol de la Sicile est très fertile :
les moissons y paient le laboureur avec usure; les montagnes y sont couvertes
d'oliviers et les coteaux de vignes; les chevaux, aussi rapides à la course que
propres à la guerre. Le miel d'Hybla y égale celui que l'Attique recueille sur
l'Hymette. Elle renferme des sources imprégnées d'un soufre mystérieux qui les
rend médicinales. Elle a produit des poètes dignes d'Apollon et des muses: ces
grands maîtres font retentir l'Hélicon des accents de la muse de Syracuse. Cette
nation a le don excellent de la parole; et, quand elle a fait la guerre, elle a
plus d'une fois orné ses portes de trophées maritimes. Après le règne du cruel
Antiphate et celui des Cyclopes, ce furent les Sicaniens qui commencèrent à
défricher cette terre encore vierge. Ceux-ci étaient originaires de l'Ibérie, et
donnèrent à l'île déserte le nom du fleuve paternel qu'ils abandonnaient.
Bientôt les Liguriens, sous la conduite de Siculus, changèrent le nom de ce pays
qu'ils étaient venus conquérir. Le Crétois ne fut pas non plus un déshonneur
pour son pays d'adoption. Minos y avait amené ce peuple de ses cent villes, en
poursuivant dans une expédition malheureuse Dédale, qu'il voulait punir. Mais
les embûches des filles de Cocalus l'envoyèrent dans les sombres demeures juger
les ombres qui ne cessent d'y descendre. L'armée de Minos sentit alors s'amortir
son ardeur belliqueuse, et se fixa sur ces bords. Les Troyens Hélimus et Aceste
y mêlèrent la race phrygienne, et bâtirent une ville qui conserve depuis ces
temps reculés le nom d'Acesta, qu'ils lui donnèrent. Zanclé n'a pas une origine
moins célèbre. Elle tient ce nom de Saturne même, qui y jeta sa faux.
Mais rien de si beau, rien de si grand, dans toute la Sicile, que la ville de
Syracuse: elle doit son nom à l'isthme de Sisyphe, et a été élevée au-dessus de
toutes les autres cités par les enfants d'Ephyra qui la bâtirent. C'est là
qu'Aréthuse reçoit dans ses ondes poissonneuses son cher Alphée qui porte sur sa
tête une couronne sacrée. Vulcain ne favorise pas les antres de la Sicile, car
Lipari, que dévorent intérieurement de vastes foyers, vomit de son sommet rongé
des tourbillons d'une fumée sulfureuse. L'Etna retentit des horribles
mugissements du feu qui fait trembler ses roches calcinées. La montagne, dont le
murmure ressemble au bruit d'une mer en courroux, tonne jour et nuit dans ses
gouffres retentissants. Des torrents de flamme s'élancent comme du Phlégéthon,
et une noire tempête fait tournoyer dans ces cavernes liquéfiées les pierres à
demi consumées. Cependant, malgré les flammes immenses qui bouillonnent dans son
sein, malgré le feu toujours renaissant qui s'en échappe en torrents liquides,
son sommet, blanchi par les neiges, conserve, chose étonnante! la glace â côté
du feu. Ses roches escarpées et brûlantes sont hérissées de frimas éternels; le
haut de la montagne est le séjour du sombre hiver, et des cendres noires, encore
chaudes, y couvrent la neige.
Parlerai-je ici de l'empire d'Éole, du séjour des vents, et des antres où sont
emprisonnées les tempêtes? Ici la mer Ionienne bat de ses flots et fait retentir
les rochers de Pachynum qui regarde le Péloponnèse. Lilybée, fièrement tournée
du côté de la Libye, est exposée aux furies du Caurus, et voit le Scorpion
s'étendre en s'abaissant. La troisième pointe de cette île s'avance du côté
opposé vers l'Italie, en étendant vers la mer ses croupes inclinées : c'est là
que Pélore élève en forme de plateau sa cime sablonneuse. Hiéron avait régné
longtemps avec douceur et tranquillité dans cette île.
Tous les jours de son facile empire furent des jours de bonheur, jamais il
n'inspira de crainte à ses sujets dociles. Fidèle à garder la foi jurée sur les
autels, il avait strictement observé les traités faits avec l'Ausonie. Mais une
vieillesse caduque ayant mis fin à ses jours, son sceptre devint depuis, dans
les mains de son neveu, un fatal instrument de tyrannie; et cette cour,
jusque-là si réglée, devint le théâtre de moeurs licencieuses. Le jeune roi, qui
n'avait pas encore seize ans, fut d'abord ébloui par l'éclat du trône.
Incapable de porter le fardeau du gouvernement, il se fia témérairement à une
grandeur trop fragile. Les armes assurant à ses fautes l'impunité, il ne
distingua bientôt plus le juste de l'injuste, et la modération lui parut la plus
honteuse faiblesse d'un roi. Descendant, par sa mère, de Pyrrhus, et, par ce
prince, de l'illustre race des Éacides et d'Achille, qu'ont célébrés les Muses,
cette origine devenait un aiguillon pour ses passions fougueuses. Une subite
frénésie le porte à se jeter dans le parti des Carthaginois : le forfait
s'exécute sans retard: il fait d'abord un traité; puis, par un second
engagement, il obtient d'eux que le victorieux Annibal évacuera la Sicile; mais
le châtiment était tout prêt, et les furies lui refusèrent même la sépulture
dans ce pays, où il ne voulait plus souffrir d'allié. Déjà les citoyens,
révoltés de sa fierté, de son faste insolent, de ses débauches mêlées de
cruautés, n'écoutent plus que la crainte et la colère. Ils s'unissent par des
serments et massacrent ce prince. Leur vengeance va plus loin. De faibles femmes
tombent sous leurs coups; ils plongent le fer dans le sein de ses soeurs
innocentes, et les traînent tout ensanglantées hors du palais. La liberté, que
la guerre civile a fait revivre, se livre à sa fougue et secoue le joug. Les uns
demandent les Carthaginois, les autres les Romains et des amis qui leur soient
connus. Parmi ces furieux un troisième parti ne veut aucune de ces alliances.
Dans ce bouleversement de la Sicile, dans ce trouble qui suit la mort violente
du prince, Marcellus, décoré pour la troisième fois de la pourpre consulaire,
aborde à Zanclé avec une flotte, et dans tout l'appareil de sa nouvelle
grandeur. Dès qu'il a tout appris, les circonstances de la mort du tyran, la
division des esprits, les forces dont on dispose, quelles places tiennent pour
les Carthaginois, quel parti favorise les Romains, et comment Syracuse obstinée
a conçu le fol espoir de lui fermer ses portes, il se donne tout entier aux
soins de la guerre, t son courage irrité en répand le fléau dans tout le pays
d'alentour. Tel Borée, fondant des cimes du Rhodope, pousse contre les rivages
une vague énorme, et suit en murmurant la montagne humide qu'il a lancée devant
lui. Tout retentit au loin du sifflement de ses ailes. Le soldat ravage d'abord
les champs des Léontins, ancien royaume du cruel Lestrigon. Marcellus presse sa
marche, et regarde comme une défaite de vaincre des Grecs avec lenteur. Il se
précipite à travers les plaines, battant l'ennemi, ou plutôt cette troupe de
femmes qui a osé tenir tête à des hommes ; et les campagnes, chères à Cérès,
sont engraissées de sang. Les cadavres ont jonché la terre : le vainqueur enlève
à l'ennemi tout moyen d'éviter la mort l'épée à la main, Marcellus barre le
chemin à tous ces fuyards. « Allons, soldats, taillez en pièces, égorgez cette
troupe timide, s'écrie le consul, en pressant les bataillons de son bouclier. Ce
ne sont que d'indolents athlètes accoutumés à lutter mollement à l'ombre, et à
frotter d'huile leurs membres luisants. Il y a peu d'honneur à triompher de ces
lâches ; les voir et les vaincre aussitôt, voilà la seule gloire qui vous
attend. »
A ces mots, toute l'armée redouble dé courage; elle ne combat plus que pour elle
et par un noble sentiment d'émulation : c'est à qui des soldats sera aux
premiers rangs; chacun veut remporter le plus de dépouilles opimes. Semblable
est la furie des flots de l'Euripe lancés contre les rochers de Capharée : telle
l'onde mugissante sort du détroit resserré de la Propontide; telle, enfin,
s'emporte et s'agite la mer, aux extrémités de l'occident, contre les colonnes
d'Hercule. Cependant, au milieu du carnage, on put distinguer un trait de
reconnaissance. Un soldat toscan, nommé Asylus, avait été fait prisonnier à
Trasimène. Esclave de Béryas, il avait été traité par lui avec douceur et
humanité. Rendu à sa patrie par son généreux maître, il avait courageusement
repris les armes, et se vengeait dans cette guerre de Sicile de tous ses
malheurs passés. Emporté au milieu de la mêlée sanglante, il rencontre Béryas,
dont le casque d'airain lui dérobait le visage. Celui-ci, envoyé par le peuple
carthaginois pour contracter une alliance avec le roi de Syracuse, combattait
alors dans les rangs des alliés de Carthage. Asylus fond sur lui, le bras levé,
et le renverse à terre, comme il portait en arrière ses pas mal assurés. A la
voix de son vainqueur, l'infortuné, rappelant comme du Styx son âme éperdue,
rompt les attaches de son casque qui l'a si mal défendu, et veut balbutier
quelques mots de prière. Mais Asylus, interdit à la vue de ce visage qu'il
reconnaît, suspend le coup dont il allait frapper son ennemi, fond en larmes, et
lui dit le premier en poussant un soupir : « Cesse, ô Béryas, de me demander la
vie, prends confiance; je puis sauver un ennemi : le meilleur des soldats est
celui pour qui le premier et le dernier des devoirs est de garder la foi de
l'amitié au milieu des combats. Tu m'as le premier arraché à la mort, tu m'as
sauvé avant qu'un ennemi te sauvât toi-même. J'aurais mérité tous les maux que
j'ai soufferts, ou j'en mériterais de plus grands encore, si mon bras ne
t'ouvrait un chemin au travers des flammes et du carnage. » A ces mots, il le
relève, et il lui rend la vie pour prix de celle qu'il lui devait. Marcellus,
dont ce premier combat sur la terre de Sicile a comblé les voeux, tourne ses
drapeaux victorieux contre Syracuse, et fait avancer ses troupes sans être
inquiété dans sa marche.
Bientôt un vaste camp en a investi les remparts : mais l'ardeur de la guerre y a
langui. Marcellus voudrait, par ses conseils, éclairer ces coeurs aveuglés et
apaiser leur fureur. Cependant, comme ils peuvent rejeter ses offres, et croire
que sa modération est l'effet de la crainte, il n'interrompt pas le siège qu'il
a commencé, et enferme la place de tous côtés. Redoublant de soins et de zèle,
il déploie une nouvelle vigilance, et prépare, dans le plus grand secret, les
coups imprévus qu'il va porter. Tel, au sein des marais du Pô, ou sur les rives
du Caïstre, un cygne plus blanc que la neige s'abandonne immobile au cours du
fleuve; ses pieds, qui lui servent de rames, fendent les ondes sans en troubler
le silence. Tandis que les assiégés sont dans une cruelle incertitude, les
peuples de l'île sortent de leurs villes et réunissent leurs armes contre les
Romains; à leur tête sont ceux de Messine, qui domine le détroit. Cette ville,
peu éloignée de l'Italie, est fameuse par son origine, qu'elle fait remonter aux
Osques. Viennent ensuite Catane, trop voisine de l'ardent Typhée, ville illustre
par l'amour filial de deux frères; Camarina, dont les oracles avaient défendu de
remuer le sol; Hybla, qui le dispute à l'Hymette par l'excellence de son miel;
Selinus, ombragée de palmiers; Myla, autrefois port sûr, mais aujourd'hui
retraite inhospitalière pour ceux qui fuient sur sa plage solitaire, devant la
mer en courroux; le haut Eryx, Centuripe, dont les cimes vont fendre les nues;
Entellas, aux nombreux et verdoyants vignobles; nom chéri d'Aceste, descendant
d'Hector. Thapsos se joint à ces villes, ainsi qu'Acra, qui est descendue de son
plateau glacé. La jeunesse d'Agyrêne, de Tyndaris, fière des deux jumeaux de
Laconie, s'y porte en foule. Agragas, qui nourrit des chevaux, en envoie mille à
cette guerre; leurs hennissements troublent l'air qu'obscurcit la poussière
soulevée par leurs pieds. Le chef de cette troupe est Grosphus; sur son bouclier
est ciselé un taureau farouche, emblème qui rappelait un ancien supplice. Quand
les victimes renfermées dans les flancs du monstre y ressentaient l'ardeur des
flammes, leurs cris de douleur s'y changeaient en mugissements qu'on eût pris
pour ceux d'un troupeau sortant de l'étable. Mais l'horrible invention de
Périllus ne resta pas impunie. Le tyran lui-même mourut de cette mort atroce, et
mugit à son tour dans son taureau. Géla, ainsi appelée du nom de son fleuve ;
Halaesa, les Palices, qui punissent sur-le-champ les parjures; la Troyenne
Acesta, se réunirent aux peuples des bords de l'Acis, fleuve qui, passant près
de l'Etna, va se précipiter dans la mer, et arrose de ses douces ondes la
Néréide reconnaissante. Acis fut autrefois le rival de tes amours, ô Polyphème!
Fuyant le courroux qui enflammait ton coeur sauvage, il sut échapper à son
ennemi sous la forme d'une eau fugitive, et vint mêler ses ondes victorieuses à
celles de Galatée. Ceux qui boivent l'Hypsa, l'Alabis, fleuves bruyants, les
eaux limpides de l'Achate profond, les sources du vagabond Chrysa ; le petit
Hypparis, le Pantagia peu profond et toujours guéable ; ceux qui habitent près
des ondes jaunâtres du rapide Symèthe, vinrent augmenter le nombre des
combattants. On vit aussi sous les armes les colons des rivages de Thermes,
ville riche des dons de la Muse antique, qui s'élève aux lieux où l'Hymère verse
ses ondes dans la mer de Toscane. Ce fleuve, se partageant sur deux plages
diverses, coule avec une égale rapidité dans deux lits opposés, vers l'occident
et vers l'orient. La double source jaillit du mont Nébrode, le plus ombragé de
la Sicile. Henna et ses hauteurs armèrent les mains consacrées aux cérémonies
des bois sacrés. C'est là que se voit cet antre formé par une large ouverture du
sol, et dont les ténébreux sentiers mènent au sombre royaume des mânes; c'est
par-là que l'Hymen descendit la première fois dans des demeures inconnues.
L'abîme s'ouvrit pour le roi du Styx, alors que, poussé par Cupidon, il osa
venir à la lumière du jour, et que quittant le triste Achéron et ses royaumes
vides, il poussa son char vers la terre qui lui était interdite. Mais, dès qu'il
eut enlevé Proserpine, il fit rebrousser vers le Styx ses coursiers effrayés de
l'aspect du ciel et de l'éclat du jour, et cacha sa proie dans les sombres
demeures. Pétrea, Callipolis, Enguion aux campagnes pierreuses; Hadranum,
Ergétium, Malte, fière de ses étoffes de laine; Calacta, dont le rivage abonde
en poissons; Céphaloedia et sa plage que la mer orageuse remplit de monstres
marins; ceux qui voient des bords Tauroménitans Charybde absorber les vaisseaux
dans son gouffre, et les rejeter hors de son sein jusqu'aux nues, suivaient les
généraux romains et leur parti. Telles furent les troupes qui se rallièrent au
Latium et aux drapeaux laurentins. Les autres peuples de la Sicile s'attachèrent
au parti des Carthaginois. Agathyrne, Trogilos, exposée au souffle des vents du
midi, Faceline, où Diane est adorée, leur donnèrent chacune mille hommes. Trois
mille leur vinrent de Panorme, contrée fertile où tout abonde, soit qu'on
poursuive les bêtes fauves dans ses forêts, soit qu'on traîne les filets dans
ses mers, ou qu'on abatte l'oiseau qui plane sous son beau ciel. Herbésos ne
resta pas inactive; Naulochum ne voulut pas se soustraire au danger. Morgentia
quitta ses champs ombragés pour les hasards de la guerre; Amastra y vint
accompagnée des Ménaeens. L'humble Tissé, Nétum, Mutyce, la jeunesse du fleuve
Achète ; Drépane, les colons du bruyant Hélorus, Triocola, qui devait être
bientôt ravagée par la guerre des Esclaves, la courageuse Arbéla, la haute cité
d'létas, Tabas, toujours prête à prendre les armes, la petite Cossyre; Muté, qui
n'est pas plus grande que Mégare, Gaulum, d'où l'on a le spectacle d'une mer
unie, qui retentit des chants des alcyons et berce leurs nids flottants sur ses
ondes assoupies. Toutes ces villes se liguèrent avec Carthage contre Rome. La
vaillante Syracuse avait aussi rempli ses vastes murailles de troupes et d'armes
de toute espèce.
Les chefs animaient par de vains discours la fureur du peuple, trop facile à se
laisser conduire, et avide de bouleversements: « Syracusains, disaient-ils,
jamais l'ennemi n'est entré dans ces murs, ni dans ces quatre citadelles : notre
ville imprenable a pu, grâce à la situation de son port, effacer tous les
trophées des vainqueurs de Salamine. Nos aïeux ont vu trois cents vaisseaux
engloutis devant leurs murailles dans une seule victoire; et la puissante
Athènes, que la défaite du grand roi et des peuples barbares de la Perse avait
élevée si haut, est venue s'abîmer tout entière dans la mer de Syracuse, et
briser contre nous ses vains efforts. » Deux frères carthaginois enflammaient
l'esprit du peuple. Leur mère était aussi de Carthage ; mais leur père,
injustement accusé et forcé de fuir de Syracuse, les avait engendrés en Libye ;
cette double origine mêlait en eux la fourberie punique à la légèreté
sicilienne. Marcellus, voyant que la sédition était devenue un mal sans remède,
et que l'ennemi donnait le premier le signal de la guerre, atteste les dieux,
les fleuves, les lacs de la Sicile, et les eaux sacrées d'Aréthuse, qu'il est
entraîné malgré lui à la guerre, et que c'est l'ennemi qui lui met à la main ces
armes qu'il avait si longtemps différé de prendre. Alors il fait pleuvoir sur
les murs une nuée de traits, et toute la ville retentit du bruit de ses armes.
Assiégés, assiégeants sont transportés d'une même fureur; ils combattent et se
précipitent à l'envi.
Une tour, ouvrage du génie grec, élevait aux cieux ses nombreux étages.
Archimède avait fait tomber, pour la construire, un grand nombre d'arbres. De là
les assiégés lançaient des pins enflammés, et faisaient rouler des quartiers de
rochers, ou pleuvoir la poix bouillante. Cimber y jette de loin un javelot
enflammé, et enfonce le trait incendiaire dans les flancs de la tour. La flamme
l'a bientôt gagnée ; irritée par le vent qui tourbillonne, elle porte le ravage
dans l'intérieur, traverse en pétillant les vingt étages de cette masse
prodigieuse, dévore les poutres, et, chassant devant elle d'épaisses colonnes de
fumée, monte victorieuse jusqu'au comble resplendissant qui jette au loin un
éclat terrible. Une noire fumée inonde l'intérieur du mobile édifice; plus
d'espérance de fuir ; les ruines de la tour, frappées comme d'un coup de foudre,
s'abîment dans les cendres. La flotte des Romains n'était pas moins maltraitée
par les assiégés. A peine les vaisseaux s'approchaient-ils des murs et des
habitations baignées par les eaux tranquilles du port, que des machines d'une
invention inouïe y répandent le désordre et la terreur.
Une pièce de bois ronde et polie, semblable à un mât, armée à l'extrémité de
crocs de fer, descendait du haut des murs, enlevait les assiégeants avec ses
griffes de fer, et, en se redressant, les amenait au milieu de la ville. Non
seulement les guerriers, mais les trirèmes elles-mêmes étaient enlevées par la
force prodigieuse de ces machines dont le harpon mordant, une fois lancé d'en
haut sur les vaisseaux, ne les lâchait plus. Le fer, s'accrochant aux madriers
des navires qu'il prenait en flanc, les enlevait dans les airs; puis, les
chaînes qui le gouvernaient se relâchant, on voyait, spectacle affreux!
la masse retomber avec tant de force et de vitesse, que les flots
engloutissaient la trirème et ceux qui la montaient. Outre ces terribles
inventions, les remparts offraient des ouvertures adroitement disposées pour
lancer impunément des traits contre les assiégeants. Leur construction même
servait à masquer la ruse; les traits des Siciliens partaient de ces
meurtrières, et ceux que renvoyait l'ennemi n'y pouvaient pas pénétrer. Le génie
inventif d'un Grec, et son adresse, plus puissante que les armes, repoussaient
ainsi Marcellus par terre et par mer, trompaient son généreux courage, et tout
l'effort de la guerre échouait devant ces murs. C'est qu'alors il y avait à
Syracuse un homme, la gloire immortelle de son siècle. Il était pauvre, mais son
génie l'élevait au-dessus de tous les mortels. Tous les secrets de l'univers lui
étaient connus. Il savait pourquoi le soleil, quand il se lève pâle et
languissant, nous présage les tempêtes; si la terre est fixe ou suspendue sur
son axe mobile; pourquoi la mer, de tout temps répandue autour du globe,
l'environne comme un fleuve immense; d'où vient l'agitation de ses flots, et
pourquoi la lune subit différentes phases; enfin, à quelle loi obéit l'Océan,
dans le flux et le reflux de ses ondes.
Oui; l'on peut croire qu'il avait compté les sables de la mer, lui auquel
suffisait la main d'une femme pour mettre une galère à flots, et pour faire
monter contre la pente des montagnes des rochers entassés. Pendant que son
inépuisable génie fatigue ainsi Marcellus et ses troupes, une flotte
carthaginoise, forte de cent voiles, arrive, en sillonnant la mer, au secours de
Syracuse. La ville d'Aréthuse, ranimée tout à coup par l'espoir, fait sortir ses
vaisseaux du port pour les joindre à cette flotte. Les Romains, non moins
résolus, saisissent leurs rames et fendent rapidement les ondes agitées; la mer
blanchit sous les coups redoublés, et l'écume qu'ils soulèvent laisse au loin
une trace brillante sur la surface des flots. Tous profanent avec une audace
pareille l'empire de Neptune ébranlé par cette nouvelle tempête: la mer retentit
de clameurs dont le rivage renvoie les échos. Déjà la flotte carthaginoise,
s'étendant sur les ondes, embrassait de ses ailes l'espace réservé au combat, et
présentait comme un immense réseau sur la plaine liquide. La flotte romaine,
rangée dans le même ordre, s'avançait serrée en forme de croissant. Soudain le
son terrible de la trompette se fait entendre; la mer frappée résonne au loin du
bruit aigu de l'airain : Triton paraît au-dessus des ondes, effrayé de ces sons
qui rivalisent avec ceux de sa conque recourbée. A peine le soldat se
souvient-il que c'est la mer qui le porte, tant il se sent embrasé de l'ardeur
du combat. Rangés sur le bord de leurs vaisseaux, que l'onde fait vaciller, ils
lancent une grêle de traits: l'intervalle qui sépare les deux flottes en est
couvert: et les vaisseaux, poussés de part et d'autre par les matelots
haletants, tracent un noir sillon sur les flots écumants. Les uns, prenant
l'ennemi en flanc, brisent ses rangs de rameurs avec toute la force que leurs
bras vigoureux ont imprimée à leur navire; les autres, la proue en avant,
l'attaquent de front, et le harpon du navire assaillant le retient enchaîné
lui-même au navire ennemi. Au milieu de ces vaisseaux et au-dessus d'eux
s'élevait orgueilleusement une galère à quatre cents rames. Jamais masse plus
gigantesque n'était sortie des ports de la Libye. Fière de ses vastes voiles,
quand le rapide Borée s'y engouffrait tout entier, et qu'elle recueillait tous
les vents dans ses antennes, elle ne se mouvait qu'avec lenteur, abandonnée aux
seuls efforts des rames. Les vaisseaux légers des Romains, dociles à la
direction du pilote, volent à sa rencontre. Himilcon les voit venir sur la
gauche ; il invoque les dieux de la mer, tend son arc, vise l'ennemi, et lance
une flèche qu'il suit des yeux; le trait va percer la main du pilote et la cloue
à la barre. Cette main privée de vie reste fixée au gouvernail, qu'elle ne peut
plus diriger. Taurus, qui croit déjà le navire aux mains de l'ennemi, veut
remplacer le pilote; mais une seconde flèche, lancée avec autant de force et de
bonheur, passe au milieu de la foule qui se presse, et perce la main de Taurus,
qui allait prendre la barre abandonnée. Bientôt s'avance avec rapidité une
galère de Cumes, montée par la jeunesse de Stabies, sous le commandement de
Corbulon.
Vénus, dont l'image orne la poupe de ce vaisseau, en était la divinité
tutélaire. En ce moment le vaisseau romain qui était le plus près de celui
d'Himilcon et le plus exposé à ses coups s'enfonce dans les eaux qu'il
entr'ouvre : la mer écumeuse étouffe les cris des malheureux qui se noient, et
qui élèvent en vain les mains au-dessus des ondes, en luttant contre les flots
où ils s'engloutissent. Alors Corbulon furieux franchit d'un seul élan l'espace
qui le séparait de la galère d'Himilcon. Il était monté sur une tour portée sur
plusieurs trirèmes attachées l'une à l'autre par des crampons de fer. Il en
gravit les étages, et, arrivé au sommet, il lance de là sur le vaisseau
carthaginois une torche enflammée. Des feux nourris de bitume et irrités par le
vent dévorent les banderoles du vaisseau d'Himilcon. Le fléau se communique aux
autres parties du navire, et atteint les premiers rangs des rameurs; ils se
dispersent en désordre et laissent là leurs rames. Ceux des derniers bancs
ignoraient encore l'extrême danger que couraient les premiers; mais le ravage du
feu et la chute des torches ardentes retentissent bientôt dans les flancs de la
carène. Il restait un seul endroit où les Romains n'avaient pas encore porté la
flamme, et où la fumée suffocante n'avait pas encore pénétré : c'est de là que
le farouche Himilcon lance une grêle de pierres et essaie de retarder la funeste
destinée de son vaisseau. Cydnus secouait dans les airs un brandon enflammé;
Lychée l'atteint d'un énorme caillou: blessé, il glisse sur le sang qui couvre
les bancs des rameurs, et va rouler dans les ondes. Sa torche siffle en
s'éteignant dans la mer, et répand au loin une odeur fétide. Le farouche
Sabrata, debout sur la poupe, et brandissant un javelot, adresse une prière à
Hammon, ce dieu au front armé de cornes, dont l'image, protectrice du vaisseau
carthaginois, contemplait la mer azurée: « Hammon, dit-il, oracle sacré qu'adore
le Garamante, sois-nous favorable dans ce désastre, et dirige nos traits contre
le Romain. » Il dit; et son javelot va frapper au visage, dans la foule
tremblante, l'insulaire Télon. Ceux qu'une fuite précipitée avait entassés du
côté de la poupe où le feu n'avait pas encore pénétré, ne combattaient pas avec
moins de courage, quoique aux portes de la mort. Mais le feu va les atteindre:
il arrive rapide comme la foudre, et enveloppe le navire tout entier. Le premier
de tous, Himilcon, du côté où Vulcain ne roule pas encore ses tourbillons,
saisit un cordage, et se jette à la mer à demi consumé; ses compagnons l'en
retirent en lui tendant leurs rames. Après lui, c'est le pilote Bato que les
destins enlèvent à son navire. Bato, par son art, bravait la mer la plus
orageuse, et savait échapper aux tempêtes. Il devinait lequel devait souffler le
lendemain, de Borée ou de l'Auster : malgré l'obscurité de ta marche, tu ne
pouvais, Cynosure, tromper son oeil vigilant. Comme il voit que tout est
désespéré, il s'adresse à Hammon : « O Dieu! s'écrie-t-il, spectateur
indifférent de nos désastres, prends donc ma vie. »
A ces mots, il se plonge l'épée dans la poitrine, reçoit dans sa main droite le
sang de sa blessure, et le répand comme une libation abondante entre les cornes
du dieu. Daphnis, nom célèbre par l'ancienneté de son origine, fut au nombre de
ceux qui périrent. Pourquoi laissa-t-il ses bois et ses chaumières pour
l'infidèle élément? L'auteur de sa race s'était fait un nom bien plus glorieux
parmi les bergers : Les muses de Sicile aimèrent l'ancien Daphnis : Apollon, qui
lui fut propice, lui fit don d'une flûte de Castalie, et voulut qu'à l'instant
où Daphnis, étendu sur le gazon, approcherait de ses lèvres le divin instrument,
les troupeaux accourussent joyeux à travers les vertes campagnes, et que les
ruisseaux fissent taire leurs ondes murmurantes. A peine avait-il préludé sur la
flûte à sept chalumeaux, que les forêts étaient attirées vers lui; jamais les
sirènes n'osèrent chanter sur les ondes en même temps que Daphnis. Les chiens de
Sylla se taisaient; la noire Charybde s'arrêtait ; et le cyclope, étendu sur ses
rochers, écoutait joyeux ses charmants accords. Hélas ! la flamme a dévoré le
rejeton et le nom à jamais aimable de Daphnis. Le fier Ornytus, jouet des flots,
nage encore soutenu par un banc de rameurs, débris fumant du navire; mais il n'a
fait qu'y prolonger les horreurs de sa mort. Tel on vit Ajax, fils d'Oïlée,
frappé de la main foudroyante de Minerve, lutter contre les ondes avec ses bras
à demi consumés; le Marmaride Scyron, essayant de s'élever au-dessus de l'eau,
rencontre la pointe aiguë d'une proue qui le perce de part en part : une moitié
de son corps nage dans l'eau qui la couvre encore ; l'autre, hélas! reste
attachée à la proue, qui emporte avec elle sur les ondes ces restes inanimés.
Les deux flottes s'avancent impétueusement l'une contre l'autre. Les rames font
ruisseler une eau sanglante sur le visage des combattants. Le commandant romain
montait une galère à six rangs, et devançait les vents, grâce aux efforts de ses
rameurs. Lilaeus y porte subitement les mains pour l'accrocher : un coup de
hache lui tranche les deux bras, et les mains tiennent encore à la galère rapide
qui les emporte. Podoete, fils d'Éole, commandait un vaisseau sicilien. Ce
guerrier sortait à peine de l'adolescence ; entraîné, soit par l'ardeur de son
âge, soit par l'amour de la gloire, pour laquelle il n'était pas mûr encore, il
s'était couvert d'armes peintes; et, tout fier de sa parure, il fendait les
flots sur la haute Chimère. Mieux conduite et mieux armée que tous les vaisseaux
de Carthage et de Rome, la Chimère s'avançait triomphante; déjà Podoete avait
coulé bas le Nessus, chargé d'une tour: mais combien les premières amorces de la
gloire conseillent mal un enfant! Tandis que le jeune téméraire demande aux
immortels le panache redoutable et la dépouille de Marcellus, une flèche lancée
par ce chef le frappe d'un coup mortel. Dieux! que de nobles travaux convenaient
mieux à ce jeune homme, soit qu'il lançât dans les airs le disque étincelant, ou
le javelot à travers les nues; soit que, dans sa course légère, son pied, rasant
le sol, devançât l'oiseau; soit qu'il franchît d'un saut les espaces immenses
marqués sur l'arène.
C'était assez de cette gloire, assez de ces honneurs; tu les avais obtenus sans
danger; pourquoi donc, ô jeune téméraire! ambitionner plus? Précipité dans les
flots par un trait meurtrier, privé de la sépulture que Syracuse eût accordée à
ta dépouille, tu fus pleuré par les mers, pleuré sur les rivages escarpés des
Cyclopes, pleuré par Cyané, par l'Anapus, par Aréthuse d'Ortygie. Sur un autre
point, deux navires, le Persée, monté par Tibérinus, l'Io, par le Phénicien
Crantor, fondent l'un sur l'autre. Ils s'accrochent, se lient avec des chaînes,
et s'arrêtent pour le combat.
Ce n'est pas de loin avec le javelot ou la flèche qu'ils s'attaquent : c'est
corps à corps et l'épée à la main, comme sur la terre ferme. Les Romains se
jettent où leurs premiers coups ont fait un vide et leur ont ouvert un passage.
Crantor crie alors à ses troupes de rompre l'énorme masse des chaînes; il
voulait, en dégageant son vaisseau, emmener loin de leurs compagnons les Romains
qui l'ont envahi. Avec Crantor se trouvait Polyphême, soldat nourri dans un
antre de l'Etna, auquel il aimait à rapporter l'origine de son nom, que la
férocité a rendu trop fameux. Enfant, il y avait été allaité par une louve.
Rien de plus terrible à voir que sa haute stature et son vaste corps: son humeur
était farouche; ses traits toujours contractés par la colère; il avait le coeur
d'un cyclope ; il ne respirait que le carnage. Polyphème, du seul poids de ses
membres, avait brisé les liens qui retenaient le vaisseau, et déjà il plongeait
les rames dans les ondes. Il eût ainsi dégagé le navire, si Laronius,
l'atteignant de sa lance, ne l'eût attaché sur le banc, comme il prenait son
élan pour ramer. A peine Polyphème cède-t-il au coup mortel qui le frappe : sa
main, quoique languissante, continue le même mouvement, et fait un dernier
effort pour lever l'aviron sur la surface des flots. Les Carthaginois, culbutés
par les Romains, se pressent tous du côté où n'est pas l'ennemi: mais le
vaisseau surchargé s'affaisse; la mer y pénètre, et il disparaît sous les flots.
Les boucliers, les casques, les traits devenus inutiles, les images tutélaires
des dieux, tout devient en un instant le jouet des ondes. L'un, à défaut de fer,
combat avec un débris de bois, et trouve une arme jusque dans le naufrage.
L'autre, dans son aveugle fureur, arrache une rame, démembre les bancs des
rameurs. Celui-ci se saisit de la barre, celui-là brise la proue dont les éclats
lui servent de traits, ou recueille les javelots qui surnagent.
La mer entre dans leurs larges blessures, et en sort refoulée par un dernier
effort de la vie qui s'échappe. D'autres, saisissant un ennemi, le tiennent
étroitement serré dans leurs bras, le plongent sous les flots, et, le fer leur
manquant pour le frapper, ils le font périr avec eux. Ceux-là reparaissent sur
l'eau plus furieux, et résolus à se servir du liquide élément comme d'une arme
dernière. Un gouffre de sang engloutit en tournoyant les cadavres. On n'entend
ici que des clameurs; là, ce sont les gémissements des mourants, les cris des
fuyards; c'est le fracas des rames, le conflit des proues qui s'entrechoquent.
La mer paraît comme embrasée du feu de la guerre répandu sur ses ondes.
Himilcon, entièrement défait, s'échappe sur une petite galère et fuit rapidement
en Libye. Le Grec, le Carthaginois, cèdent, enfin la mer au vainqueur. Une
longue suite de vaisseaux, pris et retenus par des chaînes, est amenée sur le
rivage. Les autres s'élèvent encore sur les flots où le feu les consume.
L'incendie éclaire au loin la mer, qui en réfléchit l'image mobile. On voit
brûler Cyané, si connue dans ces parages ; la sirène ailée; Europe, emportée par
Jupiter sous la forme d'un taureau sans tâche, et fendant la mer, les mains
attachées aux cornes du dieu.
Avec elle est consumée Néréis aux cheveux épars, dont les rênes humides dirigent
un dauphin. Les flammes dévorent Python, dont la course est si rapide; Hammon
aux nobles cornes, et la galère de Tyr, portant l'image d'Elisse, et qui
sillonnait les flots avec six rangs de rameurs. Anapus est traîné par des
chaînes sur ce rivage qui lui est familier, ainsi que Pégase, qui portait
jusqu'aux cieux les ailes qu'il reçut de la Gorgone. Viennent ensuite ceux
qu'embellit la figure de Libya, du triton captif, de la phénicienne Sidon, de
l'Etna aux roches sublimes, immense bûcher sous lequel respire Encelade.
Les Romains se préparaient à fondre sans retard sur la ville épouvantée de cette
défaite; mais une maladie pestilentielle, suite des fatigues de la mer, et que
les dieux jaloux ont envoyée du ciel, leur enlève cette joie. Le soleil embrase
de ses feux l'air empoisonné. L'odeur s'élève des eaux stagnantes du Cocyte que
la vaste Cyané dépose au loin dans ses marais. Une chaleur dévorante infecte
l'automne tout chargé des derniers présents de l'année.
De noires exhalaisons se répandent dans les airs, comme une fumée épaisse. La
terre se dessèche, et s'embrase à sa surface, elle ne fournit plus d'aliments;
elle n'a plus d'ombre pour les animaux languissants; une noire vapeur corrompt
l'éther appesanti. Les chiens furent les premiers atteints par le mal. Bientôt
l'oiseau défaillant ne peut plus se soutenir dans les airs, et tombe; les
cadavres des bêtes fauves gisent dans les bois ; 1'horrible fléau, qui va sans
cesse se propageant, attaque enfin les armées, où il sème la mort. La langue
devient aride, une sueur froide coule par tout le corps, et le fait trembler.
La gorge desséchée se refuse à recevoir des aliments. Une toux violente secoue
la poitrine; la soif allume dans la gorge un feu mortel. Les yeux abattus ne
peuvent plus supporter le jour; le nez se contracte; la poitrine rejette une
sanie mêlée de sang ; les os décharnés ne sont plus cou- verts que de la peau. O
douleur! le soldat courageux subit la mort d'un lâche. On livre aux flammes les
nobles récompenses de la valeur obtenues dans cent batailles! La violence du mal
triomphe des remèdes : les morts sont entassés les uns sur les autres, et les
cendres des bûchers s'élèvent en monceaux. Des milliers de cadavres sont étendus
çà et là sans sépulture : on craint de toucher les malheureux que le fléau a
frappés. Le mal, vomi par l'Achéron, se nourrit et s'augmente par le nombre des
victimes. Syracuse n'est pas épargnée, et le deuil n'y est pas moindre non plus
que dans le camp des Carthaginois, où le même fléau produit les mêmes ravages.
Par- tout règne un égal désastre, partout pèse également la colère du Ciel;
partout la mort se présente sous la même image. Le Romain cependant ne se laisse
point abattre par ces maux cruels, tant qu'il voit que son chef n'en ressent pas
les atteintes.
Cette seule tête épargnée par le fléau, semble balancer toutes les pertes. Dès
que l'ardent Sirius a ralenti sa maligne influence, et que la peste, avide de
funérailles, s'est enfin arrêtée, Marcellus, après les lustrations d'usage
autour de ses troupes échappées au fléau destructeur, leur fait reprendre les
armes. Tel on voit un pêcheur, quand le Notus s'est apaisé, lancer de nouveau sa
barque sur la mer rentrée dans son repos. Le soldat se range avec ardeur autour
des aigles, et semble, au son joyeux des trompettes, reprendre une vie nouvelle.
Il marche à l'ennemi; heureux de pouvoir mourir par le fer, si la fortune le
veut ainsi, et regrettant ses compagnons morts sans gloire, comme des bêtes, sur
des couches infectées. Il jette la vue sur ces tombeaux, sur ces bûchers privés
de tous les honneurs; il aime mieux mourir glorieusement sans sépulture, que
d'être vaincu par des maladies. Marcellus le premier entraîne ses drapeaux vers
les murs de Syracuse. Le soldat a caché sous son casque son visage exténué et
languissant, et voilé sa pâleur à tous les yeux, pour ne point relever l'espoir
des ennemis. Les Romains s'élancent rapidement à la brèche, et fondent en rangs
serrés sur cette ville si longtemps imprenable, dont les nombreuses citadelles
se rendent aussitôt qu'ils en ont franchi la porte. Aucune ville, parmi celles
que le soleil éclaire, ne pouvait être alors comparée à Syracuse. Elle avait des
temples nombreux, plusieurs ports dans l'enceinte de ses murs, de vastes places,
de superbes théâtres élevés sur des colonnes; des masses gigantesques pour
lutter contre la mer; des maisons sans nombre et égalant les campagnes en
espace; des jardins consacrés aux jeux de la jeunesse, et qu'enfermaient de
larges enceintes où s'ouvraient de longs portiques. Que dirai-je des dômes
éclatants de ses temples ornés de proues captives, des armes suspendues aux
demeures des dieux, dépouilles enlevées aux vainqueurs de Marathon, ou apportées
de la Libye soumise? Là se voyaient et le palais d'Agathocle, orné de trophées,
et les richesses dues au pacifique Hiéron. L'antiquité vénérable y apparaissait
partout dans les oeuvres des artistes. Nulle part, dans ce siècle, la peinture
ne brilla d'un plus vif éclat. On s'y inquiétait peu d'aller chercher des
bronzes à Corinthe, ou de trouver une rivale dans l'art de confectionner ces
étoffes brochées d'or, où la navette babylonienne fait respirer dans le tissu
des visages humains. L'orgueilleuse Tyr et sa pourpre, le pays d'Attale et ses
riches tapis brodés; Memphis et la finesse de ses toiles le cédaient à Syracuse.
Joignez y les vases d'argent incrustés de pierreries qui en rehaussent l'éclat ;
les statues des dieux, avec cette majesté que leur conserva le génie de
l'artiste; les perles de la mer Rouge; les étoffes de soie filées de la main des
femmes. Telle fut la ville, telles furent les richesses dont Marcellus se rendit
maître. Du haut des murs, il contemple cette cité, où le bruit des trompettes a
jeté le trouble. Il sent qu'il lui suffit d'un signe de tête pour conserver
intacte cette demeure des rois, ou pour qu'elle disparaisse le lendemain avant
l'aurore.
Il gémit du droit excessif de la victoire, et, saisi d'horreur à la seule pensée
de sa toute-puissance, il se hâte de calmer la furie du soldat. Il ordonne que
ces maisons subsistent, qu'on épargne les temples, que les antiques divinités
continuent sans trouble d'y recevoir des hommages. La Victoire alors, contente
d'elle-même, applaudit de ses ailes pures de tout sang. Et toi, célèbre
défenseur de ta patrie, que cette tempête vint frapper au milieu de tes travaux,
tranquille, et traçant des figures sur le sable, ta mort arracha des larmes au
vainqueur! Déjà la joie ranime toute la ville : vainqueurs et vaincus s'y
livrent à l'envi. Marcellus, imitant la bonté des dieux, fonde Syracuse en la
conservant. Elle est debout, et restera debout jusque dans les siècles les plus
reculés, comme un monument des antiques moeurs de nos généraux. Heureux les
peuples, si la paix que nous leur donnons défendait aujourd'hui les villes,
comme la guerre les défendait autrefois! Si le prince, dont les soins viennent
de pacifier, l'univers, ne réprimait partout la fureur dévastatrice des hommes,
la rapine aurait déjà épuisé la terre et les mers. |