Déjà le dur hiver cachait sous la terre sa tête chargée de
glace, ses tempes gonflées de pluies orageuses, son front tout couvert des
nuages qu'apporte le vent du midi ; les zéphyrs printaniers, ramenant sur leurs
ailes un air tiède et serein, réchauffaient les campagnes ranimées. L'impétueux
Annibal sort de Capoue : la terreur qui le précède ébranle tous les pays
d'alentour. Tel un serpent, longtemps enseveli sous les frimas, pendant que
l'aquilon soufflait les glaces du Riphée, sort de sa retraite mystérieuse, et,
déployant ses replis, s'élance, avec une peau nouvelle, à la lumière du soleil,
dresse sa tête brillante, et exhale les noirs poisons de sa gueule altière. Des
que les drapeaux d'Annibal ont apparu dans les plaines, la crainte en fait au
loin des déserts; on se renferme en tremblant dans les murs, et l'habitant des
villes, effrayé, incertain de son sort, attend l'ennemi derrière ses remparts.
Mais ce n'était plus ce vigoureux soldat qui avait percé les Alpes, qui s'y
était ouvert un passage en portant devant lui la guerre, qui avait vaincu sur la
Trébie et souillé du sang ausonien les eaux du Trasimène. Il pouvait à peine
soulever ses membres tout imprégnés de mollesse, de plaisir et de vin, et
engourdis par les accablantes douceurs du sommeil.
Ces guerriers, habitués à braver le froid des nuits, sous le poids de leurs
cuirasses, insensibles à l'intempérie des saisons, et qui méprisaient l'abri
d'une tente, lors même que la pluie, la grêle et la tempête fondaient sur eux;
qui ne quittaient pendant la nuit ni le bouclier, ni l'épée, ni l'arc, ni le
carquois; pour qui leurs armes étaient comme d'autres membres, ils trouvent
maintenant le casque trop pesant; leurs boucliers les accablent, et la javeline
qu'ils laissent tomber de leurs mains ne fait plus entendre de sifflement. La
douce Parthénope sentit les premiers coups des armes qu'Annibal ressaisissait.
Ce n'était pas qu'il espérât de trouver de grandes richesses dans cette ville,
ni qu'il en méprisât la force; mais il y cherchait un port qui lui rendit la mer
libre, et où les vaisseaux de Carthage pussent arriver en sûreté. Cette ville,
livrée à une vie douce et tranquille, était l'asile des muses, et l'on y coulait
des jours exempts de soucis et de peines. Elle tirait son nom célèbre d'une des
sirènes, filles d'Achéloüs. Parthénope posséda longtemps l'empire de ces mers,
grâce à ses chants dont les charmes funestes étaient la perte assurée des
malheureux navigateurs. Annibal attaque les derrières de la place, dont la mer
défendait les approches par devant; mais son armée ne peut, malgré tous ses
efforts, en entamer les murailles : déshonoré par cette entreprise manquée, il
essaie en vain de briser les portes solides de la ville, en les ébranlant avec
le bélier. Le vainqueur de Cannes demeurait arrêté devant une ville grecque.
Instruit par cette expérience, il s'applaudit alors de s'être prudemment abstenu
de marcher sur Rome, après avoir arrosé de sang le royaume de Daunus. « Vous qui
m'avez reproché mon indolence, et de n'avoir pas su seconder les destins,
lorsque je vous refusai l'assaut de Rome à l'issue même de la bataille, entrez
donc dans ces murs, qui ne sont défendus que par des Grecs, et rendez-moi là ce
repas que vous m'aviez promis dans la demeure même de Jupiter ».
Ainsi parlait Annibal : craignant de porter atteinte à sa gloire future, s'il
abandonne, sans l'avoir prise, la première ville qu'il assiège, il veut tout
oser, et il cherche dans les stratagèmes la force que n'a plus son glaive. Mais
voici qu'une pluie de flammes et de traits inattendus fond du haut des remparts.
Tel on voit l'oiseau consacré à Jupiter, à l'aspect d'un serpent qui s'est
glissé en silence jusqu'à son aire, voler autour du rocher auquel il est
suspendu, et attaquer avec son bec et ses serres accoutumées à porter la foudre
l'ennemi qui vient effrayer ses aiglons de sa gueule béante.
Épuisé par cet effort, Annibal croit enfin devoir tourner vers le port de Cumes,
peu éloigné de là ; il veut, par diverses manoeuvres, tenter la fortune et
empêcher, en étonnant l'ennemi, que les bruits défavorables ne se propagent.
Mais Gracchus, qui veillait à la garde de cette ville, était à lui seul un
rempart plus assuré que des murs. Annibal, repoussé, ne put tenir devant cette
place, et tout espoir de pénétrer de ce côté lui fut encore interdit. Découragé,
il court dans tous les rangs, porté sur son coursier rapide; il renouvelle ses
exhortations, et aiguillonne les soldats par la louange. « Par les dieux
immortels! dit-il, combien de temps resterez-vous arrêtés devant des villes
grecques? Soldats, oublierez-vous plus longtemps vos exploits? Ces murs vous
paraissent-ils donc plus hauts que les Alpes? Sont-ce des rochers perdus dans
les airs que je vous commande de gravir ? Mais si vous aviez encore devant vous
une pareille contrée, si des rochers s'élevaient encore subitement jusqu'aux
astres, balanceriez-vous donc ? hésiteriez-vous à les gravir, à y porter vos
armes, Annibal vous montrant le chemin ? Quoi! le rempart de Cumes; quoi! ces
murs vous retiennent et vous étonnent ? Gracchus osera devant moi faire
impunément des sorties? Voulez-vous donc que l'univers attribue au hasard vos
exploits et vos conquêtes? Oui, je vous en conjure par le lac Trasimène, dont
les dieux vous ont été si favorables, par votre victoire sur la Trébie, par les
cendres de Sagonte, montrez-vous dignes ici de la renommée que vous traînez avec
vous; que le souvenir de Cannes échauffe vos courages ». Ainsi Annibal essaie de
relever par ses discours des coeurs énervés de plaisirs, et que les succès ont
abattus. Tandis qu'il examine toutes les issues de la ville, il voit briller le
faîte d'un temple sur le haut de la citadelle. Virrius, ce chef impitoyable de
la fière Capoue, lui dit quelle en est l'origine. «Ce temple n'est pas un
ouvrage de nos jours : il doit sa fondation à nos ancêtres.
Dédale, ainsi le raconte la renommée, redoutant les armes du roi de Crète,
trouva le moyen de quitter la terre, sans laisser voir au roi qui le poursuivait
aucune trace de sa fuite. Il osa s'élever dans les airs sur des ailes, et
apprendre à l'homme à voler. Balançant ainsi son corps à travers les nues, il
vogua dans l'espace, et, nouvel oiseau, il épouvanta les dieux eux-mêmes. Il
avait aussi enseigné à son fils l'art de suivre, avec des ailes factices, la
route des habitants de l'air: mais les plumes qui servaient de rames à ce fils
se séparent bientôt; il tombe, et Dédale voit le malheureux Icare battant de ses
ailes les ondes troublées.
Saisi d'une subite douleur, ce père infortuné se frappe la poitrine, et il
arrive ici ne sachant point sa route : la douleur seule avait dirigé son vol
incertain. Reconnaissant envers Apollon, qui l'a aidé dans son voyage à travers
les airs, il lui élève un temple, et y dépose ses plumes audacieuses.«
Ainsi parla Virrius; mais Annibal comptait les jours oisifs qui s'écoulaient
sans combattre, et avait honte d'être arrêté devant ces murs. Il gémit de ces
revers, et jetant un dernier regard sur ces murs dont il s'éloigne, il s'apprête
à assouvir toute sa fureur sur ceux de Pouzzole. Là aussi, la mer, de hautes
murailles formées de rochers, les efforts de ceux qui les défendent, arrêtent sa
fougue.
Tandis que son armée s'épuise à rompre ces obstacles, et à s'y frayer lentement
un chemin, Annibal va voir dans le voisinage les merveilles des lacs et de la
contrée qui les renferme. Les premiers citoyens de Capoue l'accompagnaient :
l'un lui apprend d'où les Thermes de Baies ont tiré leur nom, et comment il leur
vint d'un des compagnons d'Ulysse. L'autre lui rappelle que le lac Lucrin se
nommait jadis le Cocyte; et faisant un pompeux éloge d'Hercule, il lui montre au
sein des eaux la route que traça ce dieu lorsqu'il sépara la mer par une digue,
pour donner passage à son troupeau, après sa victoire d'Ibérie.
« L'Averne que voici, lui dit un autre, célèbre aujourd'hui parmi tant de lacs
aux ondes salubres, a changé de nom, et s'appelait autrefois le Styx. Couvert
d'un bois dont l'ombre noire inspirait de l'horreur, même aux oiseaux, il
répandait dans l'air une exhalaison mortelle. Il était consacré par le culte des
divinités infernales, et les villes d'alentour venaient les y révérer en
tremblant. » Ce marais voisin conduit, dit-on, sur les rives de l'Achéron par
des gouffres profonds qui s'ouvrent dans ses ondes stagnantes. C'est par ces
fentes horribles que la terre, se déchirant quelquefois, laisse arriver
jusqu'aux mânes une lumière qui les épouvante.
On rapporte que près de là s'étendaient, au milieu d'une affreuse obscurité, les
demeures des Cimmériens, qui restèrent, durant des siècles, sous l'ombre pâle du
Tartare, plongés dans la nuit ténébreuse. On montre à Annibal ces plaines
haletantes du sourd travail du feu et du soufre dont l'ébullition produit le
bitume. La terre soupire, étouffée par les noires vapeurs : ses entrailles,
brûlées par l'excès de la chaleur, bouillonnent en exhalant dans l'air un
souffle empesté. Vulcain pousse d'horribles sifflements du fond de ses antres
ébranlés. Parfois il s'efforce de briser ses demeures caverneuses : il veut
s'élancer du sein des mers, il fait entendre des bruits étranges et d'horribles
mugissements. Le sein de la terre est dévoré, et les montagnes s'affaisent avec
fracas sur leurs ruines. Ce sont, dit-on, les géants qui, renversés par le bras
d'Hercule, ébranlent les masses sous lesquelles il. les a ensevelis. C'est leur
haleine formidable qui brûle au loin les campagnes; et le ciel pâlit toutes les
fois qu'ils menacent de séparer ces monts qui les pressent. Ici on voit Prochyté
sous laquelle gît le furieux Mimas ; plus loin, Inarimé qui presse Japet, dont
la rage s'exhale en noirs tourbillons. Toujours rebelle, il vomit à chaque
instant des flammes : s'il parvenait à s'échapper, il attaquerait encore Jupiter
et les dieux. On montre à Annibal les cimes du Vésuve. Au sommet sont des roches
dévorées par les flammes : le contour de la montagne est jonché de ruines et de
débris, qui attestent les mêmes révolutions que l'Etna. Misène apparaît aussi
avec le tombeau du Troyen qui lui donna son nom, ainsi que Bauli, bâtie par
Hercule sur le rivage même. Annibal contemple avec admiration les fureurs de la
mer et les bouleversements du sol. Après avoir joui de ce spectacle, il revient
devant les murs phéréciades, ravage les riants vignobles qui ombraient le
Gaurus, et conduit à marches pressées son armée devant Nole la Chalcidique.
Cette ville, bâtie dans une plaine, est environnée de murs circulaires et garnie
de tours. Ces ouvrages en défendent les approches, que rendrait trop facile un
terrain uni. Marcellus vole à son secours, non pour défendre par ses armes les
fortifications qui la protègent assez, mais pour empêcher qu'Annibal ne les
attaque. Voyant donc s'avancer dans la plaine et vers les murailles de cette
ville les bataillons carthaginois: « Aux armes, s'écrie-t-il, aux armes!
Guerriers, voici l'ennemi qui est teint de votre sang. » Il dit, et revêt
lui-même son armure.
L'armée se range rapidement autour de lui. Le soldat frémit de rage, et attache
à son casque son aigrette altérée de sang. Marcellus commande à haute voix et
dispose en courant son armée: «Toi, Néron, tu garderas la porte qui est à
droite; toi, Tullius, illustre descendant des Volsques, range sur la gauche les
cohortes romaines et les bataillons larinates. Dès que je donnerai le signal,
rompez les portes en silence, et fondez à l'improviste sur l'ennemi; qu'une nuée
de traits couvre aussitôt la plaine. Moi-même, au milieu de vous, je me porterai
en avant à la tête de la cavalerie.« Pendant que Marcellus donnait ces
ordres, l'ennemi attaquait les portes de la ville, et dressant ses échelles
contre ces murs qu'il méprisait, il allait s'en rendre maître. Déjà, dans tout
le camp romain, retentissent, mêlés au son de la trompette, le cri des soldats,
le hennissement des chevaux, le son du clairon, le bruit rauque et tumultueux
des cornets, et les armes qui résonnent sur la poitrine du soldat en furie.
L'armée s'élance, comme une tempête effroyable, hors des portes abattues. Ses
escadrons devenus libres se jettent sur l'ennemi, lequel ne s'attend pas à tant
d'impétuosité. Tel un fleuve mal contenu se déborde en rompant ses digues. Telle
la mer se brise sur les rochers où la pousse le furieux Borée. Tels encore les
vents, échappés de leur prison, se déchaînent dans les plaines. Annibal, qui
voit fondre ce torrent de guerriers et d'armes, est consterné et désespère de la
victoire. Marcellus, porté sur son coursier, pousse devant lui l'ennemi saisi
d'épouvante; il se penche, la lance en avant, sur le dos des fuyards, et appelle
à grands cris ses soldats : « Marchez, compagnons; le ciel est pour nous, et
cette heure est la nôtre; voici le chemin de Capoue. » Tournant ensuite vers
Annibal : « Arrête, dit-il, où te laisses-tu emporter? Ce n'est pas tes fuyards,
c'est toi que j'accuse de lâcheté. Attends-moi, le champ, les armes, le combat,
tout est à ton choix; j'ordonne de cesser le carnage; qu'on nous voie seuls en
présence : c'est Marcellus qui te provoque. » Il dit : l'honneur, le prix du
danger, poussaient le fils de Barcas à accepter ce défi. Mais Junon effrayée
détourne Annibal de cette résolution qui le menait à sa perte. Dès lors il ne
songe plus qu'à arrêter ses soldats qui fuient, et à les ramener au combat. «
Voilà donc, s'écrie-t-il, ce que Capoue a fait de nous! O ville de sinistre
augure! Arrêtez, malheureux, pour qui le comble de la gloire est devenu celui du
déshonneur. Dès ce jour où vous tournez le dos, rien d'heureux, croyez-moi, ne
vous doit arriver. Vous méritez que l'Italie entière fonde sur vous. Ce combat
funeste vous ôte, après votre déroute, tout espoir d'obtenir la paix et même la
vie » Ses cris dominaient les trompettes, et sa forte voix faisait pénétrer les
reproches dans ces oreilles que la peur avait bouchées. Pédianus, couvert des
armes de Polydamas, répandait autour de lui le carnage. Issu du sang troyen, il
faisait remonter son origine à Anténor, chef de sa famille. La gloire qui
l'avait illustré sur les bords du Timave égalait la grandeur de sa race, et
Pédianus était un nom chéri chez les Luganéens. L'Éridan, les peuples de Venise,
ceux qui boivent les eaux de l'Aponus, n'avaient point vu son égal, soit dans
les combats, soit qu'il aimât mieux, dans les doux loisirs d'une vie studieuse,
cultiver silencieusement les muses, ou charmer ses soucis avec le luth
d'Apollon. Ni Mars, ni Phébus, n'avaient regardé aucun mortel d'un oeil plus
favorable. Pédianus poursuivait donc les Carthaginois de toute la vitesse de son
coursier. Soudain il aperçoit le casque et l'éclatante dépouille d'Émilius. Le
jeune Cinyps, Cinyps, cher à Annibal, osait les porter, tout fer de ce grand
présent qu'il tenait de sa main. Jamais on ne vit de figure plus charmante, ni
plus de beauté épanouie sur un front d'adolescent. Tel brille d'un éclat
toujours nouveau l'ivoire blanchi par l'air de Tivoli ; telle reluit à
l'oreille, où elle est suspendue, la perle éblouissante, apportée de la mer
d'Érythrée. Pédianus, à l'aspect de ce casque et de ce panache dont se pare, aux
derniers rangs, le jeune Carthaginois, pense voir l'ombre d'Emilius sortir des
demeures infernales, et redemander ses armes qu'on lui a ravies. Il se
précipite, en frémissant, sur Cinyps. « Lâche, s'écrie-t-il, toi! tu porteras
l'armure d'un héros, cette armure que votre général lui-même ne pourrait revêtir
sans crime ou sans exciter l'indignation des dieux! Eh bien! voici Paulus ». En
même temps il convie à ce spectacle les mânes du grand homme, et son javelot va
percer les côtes de son ennemi, qui a pris la fuite. Il saute alors à terre,
arrache a Cinyps le casque et l'armure du consul, et le dépouille avant qu'il
ait fermé les yeux. Les grâces de son visage sont effacées par la mort; une
couleur livide ternit la blancheur de sa peau, et défigure ces traits si vantés.
Sa chevelure parfumée s'affaisse, et son cou fléchissant laisse retomber sur sa
poitrine sa tête mourante. Telle l'étoile du soir, sortant du sein d'Amphitrite,
se montre dans toute sa pompe à la déesse de Cythère, après avoir recouvré
l'éclat de ses feux. Si quelque nuage vient à la cacher, la lumière pâlit,
s'obscurcit peu à peu dans les ténèbres, et, d'abord languissante, s'éteint
enfin entièrement. Pédanius lui-même, après avoir arraché le casque d'Émilius,
voyant à découvert le visage de Cinyps, reste muet de surprise, et sent tomber
toute sa colère. Il revient bientôt, rapportant le trophée aux cris de victoire
de ses compagnons, et pressant son coursier fougueux dont la bouche répand sur
le mors une écume ensanglantée. Marcellus, plein d'une noble ardeur, se porte
rapidement à sa rencontre, et le reconnaissant: « Honneur de tes valeureux
ancêtres, s'écrie-t-il, courage, fils d'Anténor, il ne nous reste plus qu'à
dépouiller Annibal de son armure » Aussitôt il fend l'air de sa lance meurtrière
dont le sifflement répand la terreur. Marcellus aurait vu peut-être ses voeux
remplis, si le vaillant Gestar n'eût arrêté le trait en lui opposant son corps.
Placé près d'Annibal, il le couvrit ainsi de ses armes. Atteint par cette lance
funeste, qui n'avait pas soif de son sang, il accomplit, en mourant pour un
autre, la grande menace de Marcellus. Annibal, troublé par le danger qu'il vient
de courir, s'éloigne furieux, et s'enfuit dans son camp. Son armée tourne aussi
le dos, se débande, et ne peut fuir avec assez de vitesse.
Le Romain la poursuit de ses traits; il a retrouvé sa force guerrière, et il
assouvit dans le carnage sa colère invétérée. Tous lèvent au ciel leurs épées
sanglantes, pour les faire voir aux dieux qui les ont vengés. Tel fut ce jour
qui fit voir pour la première fois ce que personne n'eût osé croire, lors même
que les dieux l'eussent affirmé, qu'Annibal pouvait être arrêté dans les combats
de Mars. On emmène les prisonniers, les chariots, les éléphants; on revient avec
l'armure arrachée à l'ennemi vivant, et toute l'armée se retire joyeuse d'avoir
vu fuir Annibal devant une lance. Marcellus est révéré à l'égal du dieu de la
guerre: il marche environné d'un triomphe plus beau que lorsqu'il porta dans le
temple de Jupiter les dépouilles opimes dit chef des Gaulois. Annibal, furieux
de n'avoir pu qu'avec peine repousser l'ennemi de son camp, s'écrie « Quand
verserons-nous assez, de sang pour nous laver de cette tache? Moi ! l'Ausonie
m'a vu fuir. Dieux ! m'avez-vous donc jugé digne de périr honteusement après la
victoire de la Trébie? Et vous, soldats, si longtemps invincibles, mais que les
délices de Capoue ont vaincus sans combat, ce n'est point devant les Romains que
mes étendards ont reculé : Annibal n'a point dégénéré ; il n'a tourné le dos
qu'à vous seuls. Oui; lorsque je vous appelais au combat, je vous ai vus fuir
lâchement votre général, comme vous auriez fait pour un chef italien. Que vous
reste-t-il donc de votre premier courage, puisque vous avez pu tourner le dos
lorsque Annibal vous appelait?« Pendant que le chef carthaginois leur
adressait ces reproches, l'armée romaine se retirait à Nola, emportant avec des
cris de joie la dépouille de l'ennemi. Rome, qui depuis longtemps n'apprenait
que les malheurs de ses armes, sans qu'un événement heureux vint calmer sa
douleur, se ranime à la nouvelle de cette victoire, et sort de sa langueur à
cette première faveur du ciel. Avant tout, on punit les lâches qui ont redouté
la guerre et ses fatigues pendant que la tempête grondait, et cette jeunesse qui
s'est dérobée, dans la retraite, au devoir de la guerre; on note d'infamie ceux
qui, par amour de la vie, ont eu recours à la ruse pour manquer au serment fait
à l'ennemi, et la nation est lavée de ce forfait. On punit également ceux qui
ont eu la coupable pensée d'abandonner le sol de la patrie; projet qui déshonore
à jamais Métellus. Tels étaient alors les grands coeurs des Romains. Les femmes
elles-mêmes ne négligent rien pour égaler l'ardeur des hommes et revendiquer
leur part de gloire. On les voit en foule apporter des aigrettes, des bracelets,
des colliers, antiques ornements qu'elles sacrifient pour les frais de la
guerre. Les hommes ne rougissent pas de leur céder en dévouement sublime : ils
se réjouissent au contraire qu'une occasion s'offre à elles de s'illustrer à
jamais. L'auguste assemblée du sénat ne tarde pas à imiter cet exemple. Chacun à
l'envi apporte à un trésor commun ses richesses particulières; on s'empresse de
dépouiller les pénates, on ne veut rien garder, même pour des temps plus
heureux. Le peuple des derniers rangs prend part à ces sacrifices. C'est ainsi
que Rome, usant des forces de tout son corps et de chacun de ses membres, levait
une seconde fois aux cieux son visage languissant.
La réponse que les députés rapportent de Delphes permet un doux espoir à cette
ville infortunée. L'oracle, disent-ils, leur a été favorable ; entrés dans le
temple, une voix sacrée a tonné au fond de l'antre, et les mugissements de la
prêtresse ont annoncé que le dieu s'emparait d'elle : « Descendants de Vénus,
s'est-elle écriée, bannissez la crainte de votre coeur; vos malheurs sont finis,
vous avez épuisé toutes les mauvaises chances de la guerre, les destins ne vous
réservent que de légères fatigues, et des terreurs sans suite funeste. Mais
faites aux dieux des prières et des offrandes; que le sang des victimes fume sur
les autels, et gardez-vous de céder dans les revers. Mars vous accompagnera;
Apollon détournera les dangers trop pressants. Ce dieu, secourable aux Troyens,
rendait, vous le savez, leurs travaux moins pénibles. Mais avant tout n'oubliez
pas de faire fumer les parfums sur cent autels consacrés à Jupiter; que cent
victimes tombent pour lui sous le couteau. C'est lui dont la force refoulera en
Libye ce terrible orage, cette tempête qu'apporta la guerre. Vous le verrez
agiter son égide, et combattre pour vous dans le monde épouvanté. » Dès que les
députés ont rapporté ces oracles sortis des antres du Parnasse, et que la
réponse du dieu est connue de tous, on monte en foule au Capitole ; chacun se
prosterne devant Jupiter, et le sang coule en son honneur au milieu de son
temple. Les chants de joie s'élèvent, et l'on demande à ce dieu que les oracles
s'accomplissent. Cependant, le vieux Torquatus reprenait ses armes, pour aller,
à la tête d'une armée romaine, porter la terreur en Sardaigne. Hampsagoras, tout
fier de son origine qu'il rapporte aux Troyens, venait d'y appeler les
Carthaginois pour soutenir la guerre qu'il avait recommencée. Il avait un fins
nommé Hostus, noble jeune homme et digne d'un meilleur père. Hampsagoras,
fatigué de la paix, et se reposant d'ailleurs sur la vigueur de son fils,
essayait, selon les moeurs barbares, de réchauffer sous les armes sa mâle mais
impuissante vieillesse.
Hostus voit les drapeaux romains s'avancer en toute hâte, et leur armée qui
s'approche impatiente de combattre ; il leur échappe par les détours d'un bois
dont les passages secrets lui sont connus, abrége sa fuite en suivant des
sentiers dont il est sûr, et va se cacher dans une vallée couverte de
broussailles et d'ombrages touffus. L'île de Sardaigne, environnée d'une mer en
courroux, s'avance au milieu des eaux qui en resserrent les plages dans une
grande étendue, et lui donnent la forme du pied de l'homme. C'est de là que les
Grecs l'avaient nommée lchnusa. Le Libyen Sardus, fier du sang d'Hercule, son
père, lui fit quitter ce premier nom pour lui donner le sien. Une foule de
Troyens, après la ruine de Pergame, dispersés sur différentes mers, abordèrent
dans cette île, et furent contraints de s'y fixer. Sa gloire s'accrut encore de
l'arrivée d'Iolaüs, lequel y fut suivi des Thespiades que transportait la flotte
de son père. On dit aussi qu'après qu'Actéon fut déchiré pour expier le regard
jeté sur Diane qui se baignait dans une fontaine, Aristée, son père, épouvanté
de cette punition inouïe, s'abandonna aux caprices des flots, et entra dans une
anse de la Sardaigne. On ajoute que Cyrène, sa mère, lui avait indiqué ces bords
inconnus.
La terre y est pure et ne produit ni serpents ni poisons; mais le climat en est
triste, et l'air y est corrompu par les miasmes des marais. Du côté de l'Italie,
les roches nues et brûlées qui la bordent présentent au loin une barrière battue
par les flots; ses campagnes décolorées par les feux du Cancer y fument sous le
hâle du vent du midi; les autres parties de l'île sont riches des faveurs de
Cérès. La nature du sol permettait à Hostus d'éluder Torquatus par les sentiers
impraticables des bois, et d'attendre ainsi que les Carthaginois joignissent
leurs armes à celles des Ibériens. Leur flotte arrive enfin pour lui rendre le
courage.
Il sort aussitôt de sa retraite : les deux armées sont en présence, hérissées de
piques; les guerriers impatients brûlent d'en venir aux mains, et déjà les
javelots lancés de loin ont franchi l'espace qui les sépare encore; mais bientôt
on en vient à l'arme si souvent et si sûrement éprouvée, le glaive ; le carnage
est affreux; on frappe pour tomber bientôt; c'est le tour de chacun de donner et
de recevoir la mort. Non, je ne saurais redire ces meurtres innombrables et tant
d'actions horribles ou héroïques, avec une grandeur digne d'un pareil sujet. Je
ne puis égaler par mes vers l'ardeur des combattants.
Muse, accorde cependant à mes efforts de faire passer à la postérité les
exploits peu connus d'un guerrier, et de rendre à un poète les honneurs qui lui
sont dus. Ennius, issu de la race royale de l'ancien Messapus, avait engagé le
premier l'attaque. Décoré du grade de centurion, il portait dans sa main droite
la vigne du Latium, insigne de sa dignité. L'antique Rudies, au pays grossier
des Calabrois, lui avait donné le jour. Cette ville n'est plus connue que par le
nom du grand homme qu'elle a produit. Tel on vit Orphée quitter sa lyre pour
lancer les flèches de Thrace, lorsque Cyzique attaquait le vaisseau des
Argonautes; tel Ennius, le premier dans la mêlée, se faisait remarquer par le
grand nombre d'ennemis qu'il avait moissonnés; l'ardeur de son courage croissait
avec ses exploits. Hostus vole à lui, se croyant immortel s'il parvient à
arrêter ce terrible adversaire, et il lui lance son javelot de toute sa force.
Apollon, porté sur un nuage, sourit de loin du vain effort d'Hostus, et
abandonnant le trait au vent: « C'est trop, dit-il, c'est trop te flatter, jeune
téméraire; quitte cet espoir: cette tête est sacrée et chérie des muses: c'est
un poète digne de moi.
Il chantera le premier en beaux vers les guerres d'Italie, et élèvera jusqu'aux
cieux les généraux romains; il fera retentir l'Hélicon des chants latins, et ne
le cédera ni en gloire, ni en renommée au vieillard d'Ascra ». Ainsi parle
Apollon. A l'instant Hostus est frappé d'un trait vengeur, qui lui traverse les
deux tempes. Consternées de sa chute, ses troupes se débandent et fuient au
hasard dans la plaine. Son père apprend sa mort; la colère trouble sa raison: il
pousse un cri effroyable, à la manière des Barbares, et, se perçant la poitrine,
il se hâte de suivre son fils au séjour des mânes.
Annibal, vaincu par Marcellus, affaibli par une sanglante défaite, ne voulait
plus s'exposer à une bataille. Il tourne toutes ses forces contre la malheureuse
Acerra, incapable de lui résister, et qu'il abandonne au fer et aux flammes. De
là il se jette avec la même fureur sur Nucérie, dont il fait raser les murs.
Après Nucérie, Casilinum tombe sous ses coups. Mais, obligé de lutter longtemps
contre la vigoureuse résistance des assiégés, ce n'est qu'avec peine et à force
de ruses qu'il s'est fait ouvrir les portes; et l'or a payé la vie qu'il a
laissée aux habitants. Déjà, passant les monts, il a répandu ses bataillons dans
la Daunie ; furieux, il va où le mène la colère ou le pillage. Pétilia est
renversée de fond en comble : la seconde ville après Sagonte, elle expie dans
les flammes son attachement aux Romains; aujourd'hui ruinée, autrefois fière de
posséder le carquois d'Hercule. La ville de Tarente s'était jetée dans le parti
des Carthaginois, qui étaient entrés dans ses murs. Mais une garnison romaine,
forte des avantages de la position, occupait la citadelle bâtie sur un rocher.
Au pied de ce rocher, la mer, renfermée dans des gorges étroites, se répandait
dans la plaine, et y formait un port vaste et tranquille. Annibal imagina un
stratagème pour faire sortir sa flotte, à l'ancre dans le port, et que la
citadelle retenait prisonnière dans les eaux : ce fut de transporter de l'autre
côté ses vaisseaux, en les faisant passer sur la terre ferme. Au moyen de peaux
de boeufs nouvellement abattus, on rendit le sol assez glissant pour y faire
mouvoir des rouleaux de bois dur. Sur ces espèces de roues, les vaisseaux
glissèrent, à travers la plaine et par-dessus les collines et les broussailles,
jusqu'à la mer, où l'on vit s'élancer du rivage et voguer sur les ondes une
flotte qu'aucun rameur n'avait amenée. Au milieu même de cette étrange
manoeuvre, et quand déjà Annibal était devenu la terreur des mers, une nouvelle
alarmante le remplit tout à coup d'inquiétude. Pendant qu'il s'occupe d'enlever
la citadelle de Tarente, et de faire le premier passer une flotte sur une
plaine, il apprend que les murs de Capoue sont assiégés, ses portes enfoncées,
et que la guerre et ses horreurs s'appesantissent sur cette malheureuse ville.
Il abandonne à l'instant ses projets; la honte et la colère lui donnent des
ailes. Il accourt à grandes journées par le chemin le plus direct, et vole,
plein de menaces, aux combats dont il est si avide. Telle on voit une tigresse,
irritée par la perte de ses petits, s'élancer avec furie, parcourir en peu
d'heures le Caucase, traverser le Gange d'un bond ailé, jusqu'à ce que, trouvant
enfin, après une course rapide comme la foudre, la trace de ceux qu'elle a
perdus, elle assouvisse sa fureur dans le sang de son ennemi. Centénius se jette
au-devant d'Annibal avec des troupes en désordre. C'était un homme hardi, qui ne
redoutait aucun danger; mais, pour Annibal, c'était un ennemi peu honorable à
vaincre : élevé jadis à la dignité de centurion, il avait rassemblé à la hâte
des bandes de campagnards mal armés, qu'il menait à l'ennemi pour être défaits.
Quatorze mille d'entre eux sont égorgés, sans que l'armée carthaginoise arrête
sa marche. Quatorze mille autres s'avançaient sous la conduite d'un chef
régulier, Fulvius, guerrier aussi peu habile que Centénius, mais d'une naissance
distinguée. Annibal les taille en pièces, et passe également sur leurs cadavres,
sans trouver d'obstacles qui retardent sa marche. Il ne s'arrête que le temps
qu'il lui faut pour mériter la réputation et le titre d'homme doux et généreux,
en célébrant des obsèques qui le comblaient de joie. Gracchus, hélas! victime
d'un infâme guet-apens, venait d'être égorgé par son hôte, tandis qu'il croyait
se rendre à une entrevue pour y entendre quelques propositions des perfides
Lucaniens : ce fut pour Annibal une occasion de se faire honneur de ses
funérailles. L'anxiété fut générale quand la nouvelle se répandit qu'Annibal
accourait vers Capoue.
Déjà les deux consuls étaient arrivés en toute hâte. Toutes les troupes en
garnison à Nola, toutes celles d'Arpi arrivaient avec célérité sous la conduite
du jeune Fabius. D'un côté Néron, de l'autre Silanus, n'interrompaient leur
marche ni la nuit; ni le jour, et pressaient leurs cohortes pour faire
promptement face à l'ennemi. Ils sont bientôt réunis, et l'on décide que tous
ces généraux doivent s'opposer ensemble au jeune chef ennemi. Pour lui, occupant
les hauteurs près de Tifata, il campe au lieu où la colline est le plus près des
murs; et, du sommet, il domine la ville placée au-dessous de lui. Mais lorsqu'il
voit ces masses en armes répandues de tous côtés, les portes de ses alliés
investies, l'entrée de Capoue fermée pour lui seul, et la sortie impossible aux
habitants, il s'inquiète sur le sort de ceux au secours desquels il est venu.
Tantôt il est près de franchir les lignes l'épée à la main, tantôt il s'arrête à
un parti tout contraire, tantôt enfin il songe à débusquer par la ruse les
bataillons nombreux qui gardent les portes, et à rendre libres les approches des
murs. Accablé de tristesse et d'inquiétude, il se dit à lui-même : « Quel parti
prendre dans cette cruelle incertitude ? Dois-je m'exposer à tous les dangers
d'une position désavantageuse, ou fuir sous les yeux mêmes de Capoue ?
Spectateur oisif sur la cime de cette montagne, et si près de la ville,
souffrirai-je que ces demeures amies soient détruites de fond en comble? Non, je
n'ai point ressenti ces alarmes en présence de Fabius et du général de la
cavalerie, ni quand les soldats romains tenaient mon armée prisonnière sur les
collines. - J'ai su leur échapper par un stratagème victorieux, poussant à
travers les campagnes des boeufs qui portaient l'incendie sur leurs cornes
embrasées. Mais je n'ai point encore épuisé tous mes artifices. Si je ne puis
conserver Capoue, qui m'empêche d'investir Rome? » Ce projet lui sourit; il s'y
fixe bientôt, et, sans attendre que le soleil, sortant de l'Océan, ait lancé ses
coursiers dont les naseaux soufflent la lumière, il provoque de la voix et du
geste ses guerriers à se mettre en marche, et leur fait part de sa résolution
hardie. « Marchons, soldats; que tout cède à votre valeur. C'est à Rome que nous
allons : les Alpes et Cannes nous en ont aplani la route. Marchons; ébranlons de
nos boucliers ces murs troyens. Que le sac de Rome nous dédommage de celui de
Capoue, laquelle a dû périr sans doute pour que le Capitole vous fût ouvert, et
pour qu'il vous fût donné de voir Jupiter s'exilant de la roche Tarpéienne ».
Animés par ce discours, ils précipitent leur marche. Ils n'entendent que Rome,
ne voient que Rome. Aujourd'hui, pensent-ils, leur général agit avec plus de
prudence et d'habileté que s'il les eût fait marcher aussitôt après la bataille
de Cannes, si funeste aux Romains. L'armée passe rapidement le Vulturne sur des
barques que brûle l'arrière-garde, pour retarder les Romains. Annibal traverse,
en courant, les campagnes de Sidicinum, de Calès, bâtie par Calaïs, fils
d'Orithye. Delà, il va ravager les coteaux d'Allifane, chers à Bacchus, et les
champs habités par les nymphes de Casinum ; il poursuit sa marche par Aquinas et
Fregella, dont la terre fumante pèse de tout son poids sur un géant.
Il franchit les cimes et les rochers qui retiennent le belliqueux Frusinate,
ainsi que les croupes d'Anagnie si fertile en blé. Déjà il est descendu dans les
plaines de Labicum : il abandonne Télégon, dont il se contente de battre les
murs. Il la croit peu digne de l'arrêter dans son grand projet. Le riant Algidus
ne le retient pas davantage, non plus que Gabie, voisine du temple de Junon. Il
tombe enfin comme un tourbillon impétueux sur les rives où l'Anio promène
paisiblement ses eaux sulfureuses jusqu'à leur rencontre avec celles du Tibre
majestueux. Dès que ce fier ennemi a planté ses drapeaux, tracé et disposé son
camp, et que sa cavalerie a jeté l'épouvante sur ces bords, llia, effrayée la
première dans ses ondes agitées, se cache au fond de l'antre sacré de son époux,
et toutes les nymphes abandonnent leurs humides demeures. Les dames romaines
s'épouvantent, comme si déjà les remparts avaient disparu, et courent éperdues
de tous côtés. La frayeur leur montre les ombres sanglantes de ceux dont la
Trébie et le Tésin ont vu les funérailles; Gracchus, Flaminius, fantômes
sanglants, semblent errer autour d'elles. La foule a obstrué les rues. Le sénat,
d'un regard sévère, comprime avec indignation et grandeur cette panique
honteuse. Cependant il échappe même aux guerriers quelques larmes secrètes sous
leurs casques. De quoi les menace la fortune? Que leur réservent les dieux? La
jeunesse se disperse pour occuper les tours, et chacun s'interroge sur cette
extrémité terrible qui force Rome humiliée à croire que c'est assez pour elle de
défendre ses propres murailles. Annibal accorde à peine une nuit de repos à ses
troupes harassées de la marche.
Pour lui, il veille sans cesse et ne prend aucun repos, regardant comme
retranché de sa vie le temps que lui enlève le sommeil. Couvert de ses armes
étincelantes, il ordonne aux Nomades de sortir du camp. Lui-même, les rênes
abandonnées, fait le tour des murailles de Rome, qu'effraie le pas retentissant
de son cheval. Tantôt il en examine l'entrée, frappe les portes de sa lance, et
jouit de la terreur qu'il inspire. Tantôt, promenant avec lenteur ses regards du
haut des collines voisines, il plonge au sein de la ville. Il demande le nom des
lieux et leur destination. Il aurait ainsi tout reconnu à loisir, si Fulvius ne
fût arrivé avec l'impétuosité de la tempête, sans avoir abandonné d'ailleurs le
siège de Capoue. Alors seulement Annibal fait rentrer dans leurs lignes ses
troupes orgueilleuses, satisfait lui-même d'avoir pu contempler Rome. Quand la
nuit fut chassée du ciel, et que l'aurore, en dorant de ses premiers feux
l'empire de Neptune, eut ramené les travaux du jour, Annibal sortit de son camp,
et s'élançant à la tête de son armée rangée en bataille : « Compagnons,
cria-t-il de toute sa force, je vous en conjure par tous vos glorieux exploits,
par vos bras que le sang ennemi a consacrés, soyez toujours dignes de vous:
marchez, et que votre audace sous les armes n'ait d'égale que la frayeur de
Rome. Renversez cette masse de murailles, et vous n'aurez plus rien à vaincre
dans l'univers. Que le nom d'enfants de Mars que se donnent les Romains ne vous
arrête point : vous allez prendre une ville où sont entrés quelques milliers de
Gaulois, et qui est accoutumée à voir ses murs envahis. Peut-être même les
sénateurs, à l'exemple de leurs ancêtres, assis déjà sur leurs siéges d'ivoire,
attendent-ils l'honneur d'être égorgés de vos mains, et se préparent-ils à la
mort. » Ainsi parle Annibal. Les Romains, au contraire, n'attendent ni la voix
ni les ordres de leurs chefs. Ils sont assez encouragés par la présence de leurs
mères, de leurs enfants, des vieillards, dont le visage vénérable se couvre de
larmes pendant que leurs bras sont tendus vers le ciel; des femmes qui leur
montrent, suspendus à la mamelle, les enfants dont les vagissements font battre
leurs coeurs, et qui couvrent de baisers les mains qui vont les défendre. Tous
veulent s'élancer hors des remparts, et opposer leurs poitrines à l'ennemi : ils
jettent en s'éloignant un regard sur leurs familles, et retiennent des larmes
prêtes a couler. Les portes roulent sur leurs gonds, et l'armée sort les
étendards levés : alors un brut mêlé de gémissements et de prières s'élève du
sein de la ville et va frapper le ciel. Les femmes, les cheveux épars, le sein
découvert, poussent de lamentables cris.
Fulvius, volant aux premiers rangs de l'armée: « Ignorez-vous donc, Romains, que
c'est malgré lui qu'Annibal s'est tourné vers nos murs? il a fui ceux de Capoue
». Fulvius allait en dire davantage, quand soudain le ciel s'obscurcit, un éclat
de tonnerre résonne avec fracas, et la tempête fond inopinément des nues.
Jupiter, qui revenait des contrées Éthiopiennes; avait vu Annibal s'approcher
menaçant des remparts de Romulus. Il envoie tous les dieux s'emparer des sept
montagnes et prendre la défense de Rome. Debout lui-même sur la roche
Tarpéïenne, il rassemble autour de lui toutes ses armes, les vents amoncelés,
les tempêtes, la grêle et ses fureurs, la foudre et ses éclats, les nuées
chargées de pluie. L'univers tremble d'un pôle à l'autre, le ciel est couvert de
ténèbres, et la terre disparaît dans cette nuit effroyable. La tempête aveugle
le soldat, et l'ennemi, aux portes même de Rome, n'en voit plus les murs. Les
flammes qui pleuvent du haut des nues sur les Carthaginois les enveloppent de
leurs sifflements lugubres. Notus et Borée commencent une lutte terrible, à
laquelle se mêle l'Africus porté sur ses ailes ténébreuses. Ils déploient toute
la furie que leur demande la colère de Jupiter. Des torrents se précipitent du
sein des nues amoncelées en sombres tourbillons, et ensevelissent toutes les
plaines sous leurs ondes écumantes. Le roi des dieux, assis sur la cime du mont,
lève le bras et brandit sa foudre pour en frapper le bouclier d'Annibal, qui
hésite à reculer. Le fer de sa lance s'est fondu, et son épée a coulé dans sa
main, comme liquéfiée dans une fournaise. A ce coup de la foudre qui consume ses
armes, le général carthaginois arrête ses soldats et les rassure: Ce n'est,
dit-il, qu'une vaine flamme tombée des nues, un bruit passager des vents qui
s'entrechoquent.
Mais à la vue des désastres de la tempête, de ce ciel qui s'est écroulé sur ses
troupes, de cette défaite, où l'on n'a vu ni un ennemi, ni une arme, à travers
l'orage, il fait sonner la retraite; et, réveillant ses anciennes colères : «
C'est au vent, dit-il, et à l'inclémence du ciel que tu devras un seul jour de
plus, ô Rome! mais demain rien ne pourra t'arracher à notre vengeance, Jupiter
lui-même descendît-il sur la terre d'Italie ». Tandis qu'il murmure ces paroles
impies, un rayon de lumière éclate sous le ciel, les nuages se dissipent, et
l'air reprend sa sérénité première. Le Romain a reconnu la présence du dieu, il
dépose ses armes, lève humblement ses mains vers le Capitole et couronne de
lauriers le temple, en poussant des cris d'allégresse. Le visage du dieu, qui
s'était couvert d'une sueur abondante, semble ne plus respirer que la joie. «
Daigne, s'écrient-ils, ô souverain maître des dieux ! daigne, ô toi, le père de
cet empire, écraser Annibal au milieu des combats, sous tes armes sacrées; ton
bras seul est assez fort pour le renverser. » Cette prière achevée, le silence
s'appesantit sur la terre qui, au retour d'Hespérus, disparaît sous les ombres.
Dès que les feux brillants du soleil l'ont chassé devant eux, et que les mortels
sont rendus à la vie, Annibal reparaît. La jeunesse d'OEnotrie sort aussi de son
camp. L'épée n'était point encore tirée, il y avait à peine entre les deux
armées l'intervalle d'un jet de lance, lorsque la clarté du ciel disparaissant
tout à coup, d'épaisses ténèbres se répandent. Le jour a fui de nouveau, et
Jupiter a repris ses armes. Les vents se précipitent en furie. Une masse de
nuages amoncelés roule à travers les cieux, poussés par l'Auster. Le Dieu tonne,
ébranle le Rhodope, le Taurus, le Pinde et l'Atlas ; le coup retentit jusque sur
les lacs de l'Érèbe, et Typhée reconnaît, dans les profondeurs de sa prison, le
bras du maître de l'Olympe. Le Notus commence l'attaque en poussant une nuée
noirâtre d'où s'échappe une grêle précipitée; et, malgré ses vaines menaces, il
force Annibal, hésitant, de rentrer dans son camp. A peine s'y est-il enfermé et
a-t-il déposé ses armes, que l'Olympe reprend sa sérénité. Jamais on n'eût dit,
à la pureté de l'air, que Jupiter avait fait gronder la foudre, et que le
tonnerre venait d'ébranler un ciel si tranquille. Annibal ne s'en opiniâtre pas
moins à combattre. Il promet, il jure à ses soldats que la colère du ciel
n'éclatera plus contre eux, s'ils se rappellent leur ancienne valeur, s'ils
croient fermement qu'anéantir Rome ne saurait être un crime pour des
Carthaginois. Où se cachaient les foudres de Jupiter, quand leur épée dévastait
les champs de l'Étolie? Où était son tonnerre quand le sang des Romains baignait
les bords du Trasimène? « Si c'est pour défendre ses murs que le souverain des
dieux a lancé tant de foudres, pourquoi donc, au milieu de tous ces grands
mouvements, ne m'a-t-il pas frappé, moi qui combattais contre lui? Quoi ! nous
tournerons le dos aux vents et à la tempête! Rappelez donc dans vos coeurs, je
vous en conjure, ce courage, cette vigueur qui vous ont fait reprendre les armes
malgré les ordres du sénat, malgré ses traités solennels ».
Il enflammait ainsi leur valeur. En ce moment le soleil enlevait à ses coursiers
leur mors blanchi d'écume : mais la nuit ne calme pas les soucis d'Annibal. Le
sommeil n'ose se présenter à ce chef irrité, et sa furie renaît avec le jour. Il
appelle au combat ses troupes encore tremblantes. Il fait sonner son bouclier
terrible, et imite avec ses armes le bruit de la tempête. Bientôt il apprend que
le sénat se croit assez assuré de la protection du ciel pour faire passer des
troupes dans la Bétique, et que l'armée est partie cette nuit même. Furieux de
voir des assiégés si tranquilles, et Rome s'inquiéter si peu d'Annibal, il
presse l'attaque avec plus d'ardeur. Déjà il s'approchait des murs, lorsque
Jupiter, s'adressant à Junon, que les soucis assiégeaient, la calme par ces doux
reproches: « Ma soeur et mon épouse chérie, n'arrêteras-tu donc jamais la fureur
de ce fier Carthaginois? Il a pu détruire Sagonte, aplanir les Alpes, enchaîner
l'Éridan, souiller de sang les eaux du Trasimène; prétendrait-il encore forcer
ma demeure et pénétrer dans mon temple? Arrête donc cet insensé. Déjà, tu le
vois, il médite l'incendie de Rome; il veut rivaliser avec les feux de mon
tonnerre ». Il dit. Junon lui rend grâce de ses conseils, descend toute troublée
à travers les airs, et saisissant Annibal par la main : « Où cours-tu, insensé?
Tu oses risquer un combat au-dessus des forces humaines. » A ces mots, elle
écarte la nuée obscure qui la dérobait, et se montre à lui sous ses traits
véritables. « Non, ce n'est ni avec le Phrygien, ni avec le Laurentin, que tu as
à combattre. Avance, regarde, car j'écarte un instant le nuage pour que ta vue
soit libre; regarde du côté où la cime du mont s'élève majestueuse : c'est là
qu'est le palais d'Évandre, séjour d'Apollon. Là, ce dieu saisit son carquois
plein de flèches retentissantes. Il tend son arc pour t'attaquer sur ces
collines où s'élève si haut le mont Aventin. Vois-tu Diane secouer des torches
flamboyantes allumées dans les ondes du Phlégéthon? Déjà, les bras nus, elle ne
respire que le combat. Ici, tu vois Mars, sous ses armes terribles, occuper le
champ qui porte son nom. Là, c'est Janus qui s'est armé; ici, c'est Quirinus qui
se prépare, chacun des dieux est sur sa colline : mais tremble surtout en voyant
de quel air terrible Jupiter agite cette égide qui déchaîne les flammes et les
tempêtes. Quels feux prépare sa colère! Tourne les yeux de ce côté, et ose
soutenir la vue du souverain des dieux! quel orage un signe de sa tête, quel
tonnerre un mouvement de son front va faire éclater! Quel feu brille déjà dans
ses yeux ! Cède, cède aux dieux ; ne renouvelle pas la guerre des Titans. » Elle
dit, et entraîne le héros, qui ne connaissait ni paix ni trêve ; il s'éloigne,
admirant les visages irrités des dieux, et les flammes qui les environnent; et
la paix est rétablie sur la terre et dans les cieux. Annibal se retourne encore
en se retirant, ordonne à ses troupes de ramener au camp les drapeaux, mais non
sans menacer Rome de son prochain retour. Le soleil brille tout à coup d'un
éclat plus pur, et la mer réfléchit sur ses flots d'azur les rayons
tremblotants. Mais les Romains ont vu, du haut des murailles, les étendards des
Carthaginois s'éloigner, et leur chef changer de dessein. Ils osent alors se
regarder en silence, puis se dire par signes ce que l'extrême terreur leur
permet à peine de croire. Cette retraite n'est pas volontaire. Ce n'est qu'un
piège nouveau. Ils croient reconnaître là l'esprit de Carthage. Cependant les
mères couvrent leurs enfants de baisers muets. L'armée carthaginoise, continuant
sa marche, se dérobe enfin à leur vue, et les délivre du soupçon qu'avait fait
naître la seule terreur. On se rend en foule au Capitole. On s'embrasse. Toutes
les voix publient le triomphe de Jupiter, et des guirlandes couronnent les
temples. Toutes les portes de Rome s'ouvrent à la fois, la foule se répand de
tous côtés, et se livre à une joie inespérée. Les uns vont reconnaître l'endroit
où Annibal avait planté sa tente; les autres, le tertre d'où il avait harangué
ses troupes. Ici, campait le belliqueux Astur ; là, le cruel Garamante; plus
loin, le farouche Hannon.
Chacun se purifie dans une eau vive; on élève des autels aux nymphes de l'Anio ;
on fait le tour des murailles, puis on rentre dans la ville où tout respire la
joie d'une fête. |