RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER à LA TABLE DES MATIERES DE SILIUS ITALICUS

 

Silius Italicus

LIVRE XII.

livre 11 - livre 13

 

 

 

 

 Déjà le dur hiver cachait sous la terre sa tête chargée de glace, ses tempes gonflées de pluies orageuses, son front tout couvert des nuages qu'apporte le vent du midi ; les zéphyrs printaniers, ramenant sur leurs ailes un air tiède et serein, réchauffaient les campagnes ranimées. L'impétueux Annibal sort de Capoue : la terreur qui le précède ébranle tous les pays d'alentour. Tel un serpent, longtemps enseveli sous les frimas, pendant que l'aquilon soufflait les glaces du Riphée, sort de sa retraite mystérieuse, et, déployant ses replis, s'élance, avec une peau nouvelle, à la lumière du soleil, dresse sa tête brillante, et exhale les noirs poisons de sa gueule altière. Des que les drapeaux d'Annibal ont apparu dans les plaines, la crainte en fait au loin des déserts; on se renferme en tremblant dans les murs, et l'habitant des villes, effrayé, incertain de son sort, attend l'ennemi derrière ses remparts. Mais ce n'était plus ce vigoureux soldat qui avait percé les Alpes, qui s'y était ouvert un passage en portant devant lui la guerre, qui avait vaincu sur la Trébie et souillé du sang ausonien les eaux du Trasimène. Il pouvait à peine soulever ses membres tout imprégnés de mollesse, de plaisir et de vin, et engourdis par les accablantes douceurs du sommeil.
Ces guerriers, habitués à braver le froid des nuits, sous le poids de leurs cuirasses, insensibles à l'intempérie des saisons, et qui méprisaient l'abri d'une tente, lors même que la pluie, la grêle et la tempête fondaient sur eux; qui ne quittaient pendant la nuit ni le bouclier, ni l'épée, ni l'arc, ni le carquois; pour qui leurs armes étaient comme d'autres membres, ils trouvent maintenant le casque trop pesant; leurs boucliers les accablent, et la javeline qu'ils laissent tomber de leurs mains ne fait plus entendre de sifflement. La douce Parthénope sentit les premiers coups des armes qu'Annibal ressaisissait. Ce n'était pas qu'il espérât de trouver de grandes richesses dans cette ville, ni qu'il en méprisât la force; mais il y cherchait un port qui lui rendit la mer libre, et où les vaisseaux de Carthage pussent arriver en sûreté. Cette ville, livrée à une vie douce et tranquille, était l'asile des muses, et l'on y coulait des jours exempts de soucis et de peines. Elle tirait son nom célèbre d'une des sirènes, filles d'Achéloüs. Parthénope posséda longtemps l'empire de ces mers, grâce à ses chants dont les charmes funestes étaient la perte assurée des malheureux navigateurs. Annibal attaque les derrières de la place, dont la mer défendait les approches par devant; mais son armée ne peut, malgré tous ses efforts, en entamer les murailles : déshonoré par cette entreprise manquée, il essaie en vain de briser les portes solides de la ville, en les ébranlant avec le bélier. Le vainqueur de Cannes demeurait arrêté devant une ville grecque. Instruit par cette expérience, il s'applaudit alors de s'être prudemment abstenu de marcher sur Rome, après avoir arrosé de sang le royaume de Daunus. « Vous qui m'avez reproché mon indolence, et de n'avoir pas su seconder les destins, lorsque je vous refusai l'assaut de Rome à l'issue même de la bataille, entrez donc dans ces murs, qui ne sont défendus que par des Grecs, et rendez-moi là ce repas que vous m'aviez promis dans la demeure même de Jupiter ».
Ainsi parlait Annibal : craignant de porter atteinte à sa gloire future, s'il abandonne, sans l'avoir prise, la première ville qu'il assiège, il veut tout oser, et il cherche dans les stratagèmes la force que n'a plus son glaive. Mais voici qu'une pluie de flammes et de traits inattendus fond du haut des remparts. Tel on voit l'oiseau consacré à Jupiter, à l'aspect d'un serpent qui s'est glissé en silence jusqu'à son aire, voler autour du rocher auquel il est suspendu, et attaquer avec son bec et ses serres accoutumées à porter la foudre l'ennemi qui vient effrayer ses aiglons de sa gueule béante.
Épuisé par cet effort, Annibal croit enfin devoir tourner vers le port de Cumes, peu éloigné de là ; il veut, par diverses manoeuvres, tenter la fortune et empêcher, en étonnant l'ennemi, que les bruits défavorables ne se propagent. Mais Gracchus, qui veillait à la garde de cette ville, était à lui seul un rempart plus assuré que des murs. Annibal, repoussé, ne put tenir devant cette place, et tout espoir de pénétrer de ce côté lui fut encore interdit. Découragé, il court dans tous les rangs, porté sur son coursier rapide; il renouvelle ses exhortations, et aiguillonne les soldats par la louange. « Par les dieux immortels! dit-il, combien de temps resterez-vous arrêtés devant des villes grecques? Soldats, oublierez-vous plus longtemps vos exploits? Ces murs vous paraissent-ils donc plus hauts que les Alpes? Sont-ce des rochers perdus dans les airs que je vous commande de gravir ? Mais si vous aviez encore devant vous une pareille contrée, si des rochers s'élevaient encore subitement jusqu'aux astres, balanceriez-vous donc ? hésiteriez-vous à les gravir, à y porter vos armes, Annibal vous montrant le chemin ? Quoi! le rempart de Cumes; quoi! ces murs vous retiennent et vous étonnent ? Gracchus osera devant moi faire impunément des sorties? Voulez-vous donc que l'univers attribue au hasard vos exploits et vos conquêtes? Oui, je vous en conjure par le lac Trasimène, dont les dieux vous ont été si favorables, par votre victoire sur la Trébie, par les cendres de Sagonte, montrez-vous dignes ici de la renommée que vous traînez avec vous; que le souvenir de Cannes échauffe vos courages ». Ainsi Annibal essaie de relever par ses discours des coeurs énervés de plaisirs, et que les succès ont abattus. Tandis qu'il examine toutes les issues de la ville, il voit briller le faîte d'un temple sur le haut de la citadelle. Virrius, ce chef impitoyable de la fière Capoue, lui dit quelle en est l'origine. «Ce temple n'est pas un ouvrage de nos jours : il doit sa fondation à nos ancêtres.
Dédale, ainsi le raconte la renommée, redoutant les armes du roi de Crète, trouva le moyen de quitter la terre, sans laisser voir au roi qui le poursuivait aucune trace de sa fuite. Il osa s'élever dans les airs sur des ailes, et apprendre à l'homme à voler. Balançant ainsi son corps à travers les nues, il vogua dans l'espace, et, nouvel oiseau, il épouvanta les dieux eux-mêmes. Il avait aussi enseigné à son fils l'art de suivre, avec des ailes factices, la route des habitants de l'air: mais les plumes qui servaient de rames à ce fils se séparent bientôt; il tombe, et Dédale voit le malheureux Icare battant de ses ailes les ondes troublées.
Saisi d'une subite douleur, ce père infortuné se frappe la poitrine, et il arrive ici ne sachant point sa route : la douleur seule avait dirigé son vol incertain. Reconnaissant envers Apollon, qui l'a aidé dans son voyage à travers les airs, il lui élève un temple, et y dépose ses plumes audacieuses.«  Ainsi parla Virrius; mais Annibal comptait les jours oisifs qui s'écoulaient sans combattre, et avait honte d'être arrêté devant ces murs. Il gémit de ces revers, et jetant un dernier regard sur ces murs dont il s'éloigne, il s'apprête à assouvir toute sa fureur sur ceux de Pouzzole. Là aussi, la mer, de hautes murailles formées de rochers, les efforts de ceux qui les défendent, arrêtent sa fougue.
Tandis que son armée s'épuise à rompre ces obstacles, et à s'y frayer lentement un chemin, Annibal va voir dans le voisinage les merveilles des lacs et de la contrée qui les renferme. Les premiers citoyens de Capoue l'accompagnaient : l'un lui apprend d'où les Thermes de Baies ont tiré leur nom, et comment il leur vint d'un des compagnons d'Ulysse. L'autre lui rappelle que le lac Lucrin se nommait jadis le Cocyte; et faisant un pompeux éloge d'Hercule, il lui montre au sein des eaux la route que traça ce dieu lorsqu'il sépara la mer par une digue, pour donner passage à son troupeau, après sa victoire d'Ibérie.
« L'Averne que voici, lui dit un autre, célèbre aujourd'hui parmi tant de lacs aux ondes salubres, a changé de nom, et s'appelait autrefois le Styx. Couvert d'un bois dont l'ombre noire inspirait de l'horreur, même aux oiseaux, il répandait dans l'air une exhalaison mortelle. Il était consacré par le culte des divinités infernales, et les villes d'alentour venaient les y révérer en tremblant. » Ce marais voisin conduit, dit-on, sur les rives de l'Achéron par des gouffres profonds qui s'ouvrent dans ses ondes stagnantes. C'est par ces fentes horribles que la terre, se déchirant quelquefois, laisse arriver jusqu'aux mânes une lumière qui les épouvante.
On rapporte que près de là s'étendaient, au milieu d'une affreuse obscurité, les demeures des Cimmériens, qui restèrent, durant des siècles, sous l'ombre pâle du Tartare, plongés dans la nuit ténébreuse. On montre à Annibal ces plaines haletantes du sourd travail du feu et du soufre dont l'ébullition produit le bitume. La terre soupire, étouffée par les noires vapeurs : ses entrailles, brûlées par l'excès de la chaleur, bouillonnent en exhalant dans l'air un souffle empesté. Vulcain pousse d'horribles sifflements du fond de ses antres ébranlés. Parfois il s'efforce de briser ses demeures caverneuses : il veut s'élancer du sein des mers, il fait entendre des bruits étranges et d'horribles mugissements. Le sein de la terre est dévoré, et les montagnes s'affaisent avec fracas sur leurs ruines. Ce sont, dit-on, les géants qui, renversés par le bras d'Hercule, ébranlent les masses sous lesquelles il. les a ensevelis. C'est leur haleine formidable qui brûle au loin les campagnes; et le ciel pâlit toutes les fois qu'ils menacent de séparer ces monts qui les pressent. Ici on voit Prochyté sous laquelle gît le furieux Mimas ; plus loin, Inarimé qui presse Japet, dont la rage s'exhale en noirs tourbillons. Toujours rebelle, il vomit à chaque instant des flammes : s'il parvenait à s'échapper, il attaquerait encore Jupiter et les dieux. On montre à Annibal les cimes du Vésuve. Au sommet sont des roches dévorées par les flammes : le contour de la montagne est jonché de ruines et de débris, qui attestent les mêmes révolutions que l'Etna. Misène apparaît aussi avec le tombeau du Troyen qui lui donna son nom, ainsi que Bauli, bâtie par Hercule sur le rivage même. Annibal contemple avec admiration les fureurs de la mer et les bouleversements du sol. Après avoir joui de ce spectacle, il revient devant les murs phéréciades, ravage les riants vignobles qui ombraient le Gaurus, et conduit à marches pressées son armée devant Nole la Chalcidique. Cette ville, bâtie dans une plaine, est environnée de murs circulaires et garnie de tours. Ces ouvrages en défendent les approches, que rendrait trop facile un terrain uni. Marcellus vole à son secours, non pour défendre par ses armes les fortifications qui la protègent assez, mais pour empêcher qu'Annibal ne les attaque. Voyant donc s'avancer dans la plaine et vers les murailles de cette ville les bataillons carthaginois: « Aux armes, s'écrie-t-il, aux armes! Guerriers, voici l'ennemi qui est teint de votre sang. » Il dit, et revêt lui-même son armure.
L'armée se range rapidement autour de lui. Le soldat frémit de rage, et attache à son casque son aigrette altérée de sang. Marcellus commande à haute voix et dispose en courant son armée: «Toi, Néron, tu garderas la porte qui est à droite; toi, Tullius, illustre descendant des Volsques, range sur la gauche les cohortes romaines et les bataillons larinates. Dès que je donnerai le signal, rompez les portes en silence, et fondez à l'improviste sur l'ennemi; qu'une nuée de traits couvre aussitôt la plaine. Moi-même, au milieu de vous, je me porterai en avant à la tête de la cavalerie.«  Pendant que Marcellus donnait ces ordres, l'ennemi attaquait les portes de la ville, et dressant ses échelles contre ces murs qu'il méprisait, il allait s'en rendre maître. Déjà, dans tout le camp romain, retentissent, mêlés au son de la trompette, le cri des soldats, le hennissement des chevaux, le son du clairon, le bruit rauque et tumultueux des cornets, et les armes qui résonnent sur la poitrine du soldat en furie. L'armée s'élance, comme une tempête effroyable, hors des portes abattues. Ses escadrons devenus libres se jettent sur l'ennemi, lequel ne s'attend pas à tant d'impétuosité. Tel un fleuve mal contenu se déborde en rompant ses digues. Telle la mer se brise sur les rochers où la pousse le furieux Borée. Tels encore les vents, échappés de leur prison, se déchaînent dans les plaines. Annibal, qui voit fondre ce torrent de guerriers et d'armes, est consterné et désespère de la victoire. Marcellus, porté sur son coursier, pousse devant lui l'ennemi saisi d'épouvante; il se penche, la lance en avant, sur le dos des fuyards, et appelle à grands cris ses soldats : « Marchez, compagnons; le ciel est pour nous, et cette heure est la nôtre; voici le chemin de Capoue. » Tournant ensuite vers Annibal : « Arrête, dit-il, où te laisses-tu emporter? Ce n'est pas tes fuyards, c'est toi que j'accuse de lâcheté. Attends-moi, le champ, les armes, le combat, tout est à ton choix; j'ordonne de cesser le carnage; qu'on nous voie seuls en présence : c'est Marcellus qui te provoque. » Il dit : l'honneur, le prix du danger, poussaient le fils de Barcas à accepter ce défi. Mais Junon effrayée détourne Annibal de cette résolution qui le menait à sa perte. Dès lors il ne songe plus qu'à arrêter ses soldats qui fuient, et à les ramener au combat. « Voilà donc, s'écrie-t-il, ce que Capoue a fait de nous! O ville de sinistre augure! Arrêtez, malheureux, pour qui le comble de la gloire est devenu celui du déshonneur. Dès ce jour où vous tournez le dos, rien d'heureux, croyez-moi, ne vous doit arriver. Vous méritez que l'Italie entière fonde sur vous. Ce combat funeste vous ôte, après votre déroute, tout espoir d'obtenir la paix et même la vie » Ses cris dominaient les trompettes, et sa forte voix faisait pénétrer les reproches dans ces oreilles que la peur avait bouchées. Pédianus, couvert des armes de Polydamas, répandait autour de lui le carnage. Issu du sang troyen, il faisait remonter son origine à Anténor, chef de sa famille. La gloire qui l'avait illustré sur les bords du Timave égalait la grandeur de sa race, et Pédianus était un nom chéri chez les Luganéens. L'Éridan, les peuples de Venise, ceux qui boivent les eaux de l'Aponus, n'avaient point vu son égal, soit dans les combats, soit qu'il aimât mieux, dans les doux loisirs d'une vie studieuse, cultiver silencieusement les muses, ou charmer ses soucis avec le luth d'Apollon. Ni Mars, ni Phébus, n'avaient regardé aucun mortel d'un oeil plus favorable. Pédianus poursuivait donc les Carthaginois de toute la vitesse de son coursier. Soudain il aperçoit le casque et l'éclatante dépouille d'Émilius. Le jeune Cinyps, Cinyps, cher à Annibal, osait les porter, tout fer de ce grand présent qu'il tenait de sa main. Jamais on ne vit de figure plus charmante, ni plus de beauté épanouie sur un front d'adolescent. Tel brille d'un éclat toujours nouveau l'ivoire blanchi par l'air de Tivoli ; telle reluit à l'oreille, où elle est suspendue, la perle éblouissante, apportée de la mer d'Érythrée. Pédianus, à l'aspect de ce casque et de ce panache dont se pare, aux derniers rangs, le jeune Carthaginois, pense voir l'ombre d'Emilius sortir des demeures infernales, et redemander ses armes qu'on lui a ravies. Il se précipite, en frémissant, sur Cinyps. « Lâche, s'écrie-t-il, toi! tu porteras l'armure d'un héros, cette armure que votre général lui-même ne pourrait revêtir sans crime ou sans exciter l'indignation des dieux! Eh bien! voici Paulus ». En même temps il convie à ce spectacle les mânes du grand homme, et son javelot va percer les côtes de son ennemi, qui a pris la fuite. Il saute alors à terre, arrache a Cinyps le casque et l'armure du consul, et le dépouille avant qu'il ait fermé les yeux. Les grâces de son visage sont effacées par la mort; une couleur livide ternit la blancheur de sa peau, et défigure ces traits si vantés. Sa chevelure parfumée s'affaisse, et son cou fléchissant laisse retomber sur sa poitrine sa tête mourante. Telle l'étoile du soir, sortant du sein d'Amphitrite, se montre dans toute sa pompe à la déesse de Cythère, après avoir recouvré l'éclat de ses feux. Si quelque nuage vient à la cacher, la lumière pâlit, s'obscurcit peu à peu dans les ténèbres, et, d'abord languissante, s'éteint enfin entièrement. Pédanius lui-même, après avoir arraché le casque d'Émilius, voyant à découvert le visage de Cinyps, reste muet de surprise, et sent tomber toute sa colère. Il revient bientôt, rapportant le trophée aux cris de victoire de ses compagnons, et pressant son coursier fougueux dont la bouche répand sur le mors une écume ensanglantée. Marcellus, plein d'une noble ardeur, se porte rapidement à sa rencontre, et le reconnaissant: « Honneur de tes valeureux ancêtres, s'écrie-t-il, courage, fils d'Anténor, il ne nous reste plus qu'à dépouiller Annibal de son armure » Aussitôt il fend l'air de sa lance meurtrière dont le sifflement répand la terreur. Marcellus aurait vu peut-être ses voeux remplis, si le vaillant Gestar n'eût arrêté le trait en lui opposant son corps. Placé près d'Annibal, il le couvrit ainsi de ses armes. Atteint par cette lance funeste, qui n'avait pas soif de son sang, il accomplit, en mourant pour un autre, la grande menace de Marcellus. Annibal, troublé par le danger qu'il vient de courir, s'éloigne furieux, et s'enfuit dans son camp. Son armée tourne aussi le dos, se débande, et ne peut fuir avec assez de vitesse.
Le Romain la poursuit de ses traits; il a retrouvé sa force guerrière, et il assouvit dans le carnage sa colère invétérée. Tous lèvent au ciel leurs épées sanglantes, pour les faire voir aux dieux qui les ont vengés. Tel fut ce jour qui fit voir pour la première fois ce que personne n'eût osé croire, lors même que les dieux l'eussent affirmé, qu'Annibal pouvait être arrêté dans les combats de Mars. On emmène les prisonniers, les chariots, les éléphants; on revient avec l'armure arrachée à l'ennemi vivant, et toute l'armée se retire joyeuse d'avoir vu fuir Annibal devant une lance. Marcellus est révéré à l'égal du dieu de la guerre: il marche environné d'un triomphe plus beau que lorsqu'il porta dans le temple de Jupiter les dépouilles opimes dit chef des Gaulois. Annibal, furieux de n'avoir pu qu'avec peine repousser l'ennemi de son camp, s'écrie « Quand verserons-nous assez, de sang pour nous laver de cette tache? Moi ! l'Ausonie m'a vu fuir. Dieux ! m'avez-vous donc jugé digne de périr honteusement après la victoire de la Trébie? Et vous, soldats, si longtemps invincibles, mais que les délices de Capoue ont vaincus sans combat, ce n'est point devant les Romains que mes étendards ont reculé : Annibal n'a point dégénéré ; il n'a tourné le dos qu'à vous seuls. Oui; lorsque je vous appelais au combat, je vous ai vus fuir lâchement votre général, comme vous auriez fait pour un chef italien. Que vous reste-t-il donc de votre premier courage, puisque vous avez pu tourner le dos lorsque Annibal vous appelait?«  Pendant que le chef carthaginois leur adressait ces reproches, l'armée romaine se retirait à Nola, emportant avec des cris de joie la dépouille de l'ennemi. Rome, qui depuis longtemps n'apprenait que les malheurs de ses armes, sans qu'un événement heureux vint calmer sa douleur, se ranime à la nouvelle de cette victoire, et sort de sa langueur à cette première faveur du ciel. Avant tout, on punit les lâches qui ont redouté la guerre et ses fatigues pendant que la tempête grondait, et cette jeunesse qui s'est dérobée, dans la retraite, au devoir de la guerre; on note d'infamie ceux qui, par amour de la vie, ont eu recours à la ruse pour manquer au serment fait à l'ennemi, et la nation est lavée de ce forfait. On punit également ceux qui ont eu la coupable pensée d'abandonner le sol de la patrie; projet qui déshonore à jamais Métellus. Tels étaient alors les grands coeurs des Romains. Les femmes elles-mêmes ne négligent rien pour égaler l'ardeur des hommes et revendiquer leur part de gloire. On les voit en foule apporter des aigrettes, des bracelets, des colliers, antiques ornements qu'elles sacrifient pour les frais de la guerre. Les hommes ne rougissent pas de leur céder en dévouement sublime : ils se réjouissent au contraire qu'une occasion s'offre à elles de s'illustrer à jamais. L'auguste assemblée du sénat ne tarde pas à imiter cet exemple. Chacun à l'envi apporte à un trésor commun ses richesses particulières; on s'empresse de dépouiller les pénates, on ne veut rien garder, même pour des temps plus heureux. Le peuple des derniers rangs prend part à ces sacrifices. C'est ainsi que Rome, usant des forces de tout son corps et de chacun de ses membres, levait une seconde fois aux cieux son visage languissant.
La réponse que les députés rapportent de Delphes permet un doux espoir à cette ville infortunée. L'oracle, disent-ils, leur a été favorable ; entrés dans le temple, une voix sacrée a tonné au fond de l'antre, et les mugissements de la prêtresse ont annoncé que le dieu s'emparait d'elle : « Descendants de Vénus, s'est-elle écriée, bannissez la crainte de votre coeur; vos malheurs sont finis, vous avez épuisé toutes les mauvaises chances de la guerre, les destins ne vous réservent que de légères fatigues, et des terreurs sans suite funeste. Mais faites aux dieux des prières et des offrandes; que le sang des victimes fume sur les autels, et gardez-vous de céder dans les revers. Mars vous accompagnera; Apollon détournera les dangers trop pressants. Ce dieu, secourable aux Troyens, rendait, vous le savez, leurs travaux moins pénibles. Mais avant tout n'oubliez pas de faire fumer les parfums sur cent autels consacrés à Jupiter; que cent victimes tombent pour lui sous le couteau. C'est lui dont la force refoulera en Libye ce terrible orage, cette tempête qu'apporta la guerre. Vous le verrez agiter son égide, et combattre pour vous dans le monde épouvanté. » Dès que les députés ont rapporté ces oracles sortis des antres du Parnasse, et que la réponse du dieu est connue de tous, on monte en foule au Capitole ; chacun se prosterne devant Jupiter, et le sang coule en son honneur au milieu de son temple. Les chants de joie s'élèvent, et l'on demande à ce dieu que les oracles s'accomplissent. Cependant, le vieux Torquatus reprenait ses armes, pour aller, à la tête d'une armée romaine, porter la terreur en Sardaigne. Hampsagoras, tout fier de son origine qu'il rapporte aux Troyens, venait d'y appeler les Carthaginois pour soutenir la guerre qu'il avait recommencée. Il avait un fins nommé Hostus, noble jeune homme et digne d'un meilleur père. Hampsagoras, fatigué de la paix, et se reposant d'ailleurs sur la vigueur de son fils, essayait, selon les moeurs barbares, de réchauffer sous les armes sa mâle mais impuissante vieillesse.
Hostus voit les drapeaux romains s'avancer en toute hâte, et leur armée qui s'approche impatiente de combattre ; il leur échappe par les détours d'un bois dont les passages secrets lui sont connus, abrége sa fuite en suivant des sentiers dont il est sûr, et va se cacher dans une vallée couverte de broussailles et d'ombrages touffus. L'île de Sardaigne, environnée d'une mer en courroux, s'avance au milieu des eaux qui en resserrent les plages dans une grande étendue, et lui donnent la forme du pied de l'homme. C'est de là que les Grecs l'avaient nommée lchnusa. Le Libyen Sardus, fier du sang d'Hercule, son père, lui fit quitter ce premier nom pour lui donner le sien. Une foule de Troyens, après la ruine de Pergame, dispersés sur différentes mers, abordèrent dans cette île, et furent contraints de s'y fixer. Sa gloire s'accrut encore de l'arrivée d'Iolaüs, lequel y fut suivi des Thespiades que transportait la flotte de son père. On dit aussi qu'après qu'Actéon fut déchiré pour expier le regard jeté sur Diane qui se baignait dans une fontaine, Aristée, son père, épouvanté de cette punition inouïe, s'abandonna aux caprices des flots, et entra dans une anse de la Sardaigne. On ajoute que Cyrène, sa mère, lui avait indiqué ces bords inconnus.
La terre y est pure et ne produit ni serpents ni poisons; mais le climat en est triste, et l'air y est corrompu par les miasmes des marais. Du côté de l'Italie, les roches nues et brûlées qui la bordent présentent au loin une barrière battue par les flots; ses campagnes décolorées par les feux du Cancer y fument sous le hâle du vent du midi; les autres parties de l'île sont riches des faveurs de Cérès. La nature du sol permettait à Hostus d'éluder Torquatus par les sentiers impraticables des bois, et d'attendre ainsi que les Carthaginois joignissent leurs armes à celles des Ibériens. Leur flotte arrive enfin pour lui rendre le courage.
Il sort aussitôt de sa retraite : les deux armées sont en présence, hérissées de piques; les guerriers impatients brûlent d'en venir aux mains, et déjà les javelots lancés de loin ont franchi l'espace qui les sépare encore; mais bientôt on en vient à l'arme si souvent et si sûrement éprouvée, le glaive ; le carnage est affreux; on frappe pour tomber bientôt; c'est le tour de chacun de donner et de recevoir la mort. Non, je ne saurais redire ces meurtres innombrables et tant d'actions horribles ou héroïques, avec une grandeur digne d'un pareil sujet. Je ne puis égaler par mes vers l'ardeur des combattants.
Muse, accorde cependant à mes efforts de faire passer à la postérité les exploits peu connus d'un guerrier, et de rendre à un poète les honneurs qui lui sont dus. Ennius, issu de la race royale de l'ancien Messapus, avait engagé le premier l'attaque. Décoré du grade de centurion, il portait dans sa main droite la vigne du Latium, insigne de sa dignité. L'antique Rudies, au pays grossier des Calabrois, lui avait donné le jour. Cette ville n'est plus connue que par le nom du grand homme qu'elle a produit. Tel on vit Orphée quitter sa lyre pour lancer les flèches de Thrace, lorsque Cyzique attaquait le vaisseau des Argonautes; tel Ennius, le premier dans la mêlée, se faisait remarquer par le grand nombre d'ennemis qu'il avait moissonnés; l'ardeur de son courage croissait avec ses exploits. Hostus vole à lui, se croyant immortel s'il parvient à arrêter ce terrible adversaire, et il lui lance son javelot de toute sa force. Apollon, porté sur un nuage, sourit de loin du vain effort d'Hostus, et abandonnant le trait au vent: « C'est trop, dit-il, c'est trop te flatter, jeune téméraire; quitte cet espoir: cette tête est sacrée et chérie des muses: c'est un poète digne de moi.
Il chantera le premier en beaux vers les guerres d'Italie, et élèvera jusqu'aux cieux les généraux romains; il fera retentir l'Hélicon des chants latins, et ne le cédera ni en gloire, ni en renommée au vieillard d'Ascra ». Ainsi parle Apollon. A l'instant Hostus est frappé d'un trait vengeur, qui lui traverse les deux tempes. Consternées de sa chute, ses troupes se débandent et fuient au hasard dans la plaine. Son père apprend sa mort; la colère trouble sa raison: il pousse un cri effroyable, à la manière des Barbares, et, se perçant la poitrine, il se hâte de suivre son fils au séjour des mânes.
Annibal, vaincu par Marcellus, affaibli par une sanglante défaite, ne voulait plus s'exposer à une bataille. Il tourne toutes ses forces contre la malheureuse Acerra, incapable de lui résister, et qu'il abandonne au fer et aux flammes. De là il se jette avec la même fureur sur Nucérie, dont il fait raser les murs. Après Nucérie, Casilinum tombe sous ses coups. Mais, obligé de lutter longtemps contre la vigoureuse résistance des assiégés, ce n'est qu'avec peine et à force de ruses qu'il s'est fait ouvrir les portes; et l'or a payé la vie qu'il a laissée aux habitants. Déjà, passant les monts, il a répandu ses bataillons dans la Daunie ; furieux, il va où le mène la colère ou le pillage. Pétilia est renversée de fond en comble : la seconde ville après Sagonte, elle expie dans les flammes son attachement aux Romains; aujourd'hui ruinée, autrefois fière de posséder le carquois d'Hercule. La ville de Tarente s'était jetée dans le parti des Carthaginois, qui étaient entrés dans ses murs. Mais une garnison romaine, forte des avantages de la position, occupait la citadelle bâtie sur un rocher. Au pied de ce rocher, la mer, renfermée dans des gorges étroites, se répandait dans la plaine, et y formait un port vaste et tranquille. Annibal imagina un stratagème pour faire sortir sa flotte, à l'ancre dans le port, et que la citadelle retenait prisonnière dans les eaux : ce fut de transporter de l'autre côté ses vaisseaux, en les faisant passer sur la terre ferme. Au moyen de peaux de boeufs nouvellement abattus, on rendit le sol assez glissant pour y faire mouvoir des rouleaux de bois dur. Sur ces espèces de roues, les vaisseaux glissèrent, à travers la plaine et par-dessus les collines et les broussailles, jusqu'à la mer, où l'on vit s'élancer du rivage et voguer sur les ondes une flotte qu'aucun rameur n'avait amenée. Au milieu même de cette étrange manoeuvre, et quand déjà Annibal était devenu la terreur des mers, une nouvelle alarmante le remplit tout à coup d'inquiétude. Pendant qu'il s'occupe d'enlever la citadelle de Tarente, et de faire le premier passer une flotte sur une plaine, il apprend que les murs de Capoue sont assiégés, ses portes enfoncées, et que la guerre et ses horreurs s'appesantissent sur cette malheureuse ville. Il abandonne à l'instant ses projets; la honte et la colère lui donnent des ailes. Il accourt à grandes journées par le chemin le plus direct, et vole, plein de menaces, aux combats dont il est si avide. Telle on voit une tigresse, irritée par la perte de ses petits, s'élancer avec furie, parcourir en peu d'heures le Caucase, traverser le Gange d'un bond ailé, jusqu'à ce que, trouvant enfin, après une course rapide comme la foudre, la trace de ceux qu'elle a perdus, elle assouvisse sa fureur dans le sang de son ennemi. Centénius se jette au-devant d'Annibal avec des troupes en désordre. C'était un homme hardi, qui ne redoutait aucun danger; mais, pour Annibal, c'était un ennemi peu honorable à vaincre : élevé jadis à la dignité de centurion, il avait rassemblé à la hâte des bandes de campagnards mal armés, qu'il menait à l'ennemi pour être défaits. Quatorze mille d'entre eux sont égorgés, sans que l'armée carthaginoise arrête sa marche. Quatorze mille autres s'avançaient sous la conduite d'un chef régulier, Fulvius, guerrier aussi peu habile que Centénius, mais d'une naissance distinguée. Annibal les taille en pièces, et passe également sur leurs cadavres, sans trouver d'obstacles qui retardent sa marche. Il ne s'arrête que le temps qu'il lui faut pour mériter la réputation et le titre d'homme doux et généreux, en célébrant des obsèques qui le comblaient de joie. Gracchus, hélas! victime d'un infâme guet-apens, venait d'être égorgé par son hôte, tandis qu'il croyait se rendre à une entrevue pour y entendre quelques propositions des perfides Lucaniens : ce fut pour Annibal une occasion de se faire honneur de ses funérailles. L'anxiété fut générale quand la nouvelle se répandit qu'Annibal accourait vers Capoue.
Déjà les deux consuls étaient arrivés en toute hâte. Toutes les troupes en garnison à Nola, toutes celles d'Arpi arrivaient avec célérité sous la conduite du jeune Fabius. D'un côté Néron, de l'autre Silanus, n'interrompaient leur marche ni la nuit; ni le jour, et pressaient leurs cohortes pour faire promptement face à l'ennemi. Ils sont bientôt réunis, et l'on décide que tous ces généraux doivent s'opposer ensemble au jeune chef ennemi. Pour lui, occupant les hauteurs près de Tifata, il campe au lieu où la colline est le plus près des murs; et, du sommet, il domine la ville placée au-dessous de lui. Mais lorsqu'il voit ces masses en armes répandues de tous côtés, les portes de ses alliés investies, l'entrée de Capoue fermée pour lui seul, et la sortie impossible aux habitants, il s'inquiète sur le sort de ceux au secours desquels il est venu. Tantôt il est près de franchir les lignes l'épée à la main, tantôt il s'arrête à un parti tout contraire, tantôt enfin il songe à débusquer par la ruse les bataillons nombreux qui gardent les portes, et à rendre libres les approches des murs. Accablé de tristesse et d'inquiétude, il se dit à lui-même : « Quel parti prendre dans cette cruelle incertitude ? Dois-je m'exposer à tous les dangers d'une position désavantageuse, ou fuir sous les yeux mêmes de Capoue ? Spectateur oisif sur la cime de cette montagne, et si près de la ville, souffrirai-je que ces demeures amies soient détruites de fond en comble? Non, je n'ai point ressenti ces alarmes en présence de Fabius et du général de la cavalerie, ni quand les soldats romains tenaient mon armée prisonnière sur les collines. - J'ai su leur échapper par un stratagème victorieux, poussant à travers les campagnes des boeufs qui portaient l'incendie sur leurs cornes embrasées. Mais je n'ai point encore épuisé tous mes artifices. Si je ne puis conserver Capoue, qui m'empêche d'investir Rome? » Ce projet lui sourit; il s'y fixe bientôt, et, sans attendre que le soleil, sortant de l'Océan, ait lancé ses coursiers dont les naseaux soufflent la lumière, il provoque de la voix et du geste ses guerriers à se mettre en marche, et leur fait part de sa résolution hardie. « Marchons, soldats; que tout cède à votre valeur. C'est à Rome que nous allons : les Alpes et Cannes nous en ont aplani la route. Marchons; ébranlons de nos boucliers ces murs troyens. Que le sac de Rome nous dédommage de celui de Capoue, laquelle a dû périr sans doute pour que le Capitole vous fût ouvert, et pour qu'il vous fût donné de voir Jupiter s'exilant de la roche Tarpéienne ». Animés par ce discours, ils précipitent leur marche. Ils n'entendent que Rome, ne voient que Rome. Aujourd'hui, pensent-ils, leur général agit avec plus de prudence et d'habileté que s'il les eût fait marcher aussitôt après la bataille de Cannes, si funeste aux Romains. L'armée passe rapidement le Vulturne sur des barques que brûle l'arrière-garde, pour retarder les Romains. Annibal traverse, en courant, les campagnes de Sidicinum, de Calès, bâtie par Calaïs, fils d'Orithye. Delà, il va ravager les coteaux d'Allifane, chers à Bacchus, et les champs habités par les nymphes de Casinum ; il poursuit sa marche par Aquinas et Fregella, dont la terre fumante pèse de tout son poids sur un géant.
Il franchit les cimes et les rochers qui retiennent le belliqueux Frusinate, ainsi que les croupes d'Anagnie si fertile en blé. Déjà il est descendu dans les plaines de Labicum : il abandonne Télégon, dont il se contente de battre les murs. Il la croit peu digne de l'arrêter dans son grand projet. Le riant Algidus ne le retient pas davantage, non plus que Gabie, voisine du temple de Junon. Il tombe enfin comme un tourbillon impétueux sur les rives où l'Anio promène paisiblement ses eaux sulfureuses jusqu'à leur rencontre avec celles du Tibre majestueux. Dès que ce fier ennemi a planté ses drapeaux, tracé et disposé son camp, et que sa cavalerie a jeté l'épouvante sur ces bords, llia, effrayée la première dans ses ondes agitées, se cache au fond de l'antre sacré de son époux, et toutes les nymphes abandonnent leurs humides demeures. Les dames romaines s'épouvantent, comme si déjà les remparts avaient disparu, et courent éperdues de tous côtés. La frayeur leur montre les ombres sanglantes de ceux dont la Trébie et le Tésin ont vu les funérailles; Gracchus, Flaminius, fantômes sanglants, semblent errer autour d'elles. La foule a obstrué les rues. Le sénat, d'un regard sévère, comprime avec indignation et grandeur cette panique honteuse. Cependant il échappe même aux guerriers quelques larmes secrètes sous leurs casques. De quoi les menace la fortune? Que leur réservent les dieux? La jeunesse se disperse pour occuper les tours, et chacun s'interroge sur cette extrémité terrible qui force Rome humiliée à croire que c'est assez pour elle de défendre ses propres murailles. Annibal accorde à peine une nuit de repos à ses troupes harassées de la marche.
Pour lui, il veille sans cesse et ne prend aucun repos, regardant comme retranché de sa vie le temps que lui enlève le sommeil. Couvert de ses armes étincelantes, il ordonne aux Nomades de sortir du camp. Lui-même, les rênes abandonnées, fait le tour des murailles de Rome, qu'effraie le pas retentissant de son cheval. Tantôt il en examine l'entrée, frappe les portes de sa lance, et jouit de la terreur qu'il inspire. Tantôt, promenant avec lenteur ses regards du haut des collines voisines, il plonge au sein de la ville. Il demande le nom des lieux et leur destination. Il aurait ainsi tout reconnu à loisir, si Fulvius ne fût arrivé avec l'impétuosité de la tempête, sans avoir abandonné d'ailleurs le siège de Capoue. Alors seulement Annibal fait rentrer dans leurs lignes ses troupes orgueilleuses, satisfait lui-même d'avoir pu contempler Rome. Quand la nuit fut chassée du ciel, et que l'aurore, en dorant de ses premiers feux l'empire de Neptune, eut ramené les travaux du jour, Annibal sortit de son camp, et s'élançant à la tête de son armée rangée en bataille : « Compagnons, cria-t-il de toute sa force, je vous en conjure par tous vos glorieux exploits, par vos bras que le sang ennemi a consacrés, soyez toujours dignes de vous: marchez, et que votre audace sous les armes n'ait d'égale que la frayeur de Rome. Renversez cette masse de murailles, et vous n'aurez plus rien à vaincre dans l'univers. Que le nom d'enfants de Mars que se donnent les Romains ne vous arrête point : vous allez prendre une ville où sont entrés quelques milliers de Gaulois, et qui est accoutumée à voir ses murs envahis. Peut-être même les sénateurs, à l'exemple de leurs ancêtres, assis déjà sur leurs siéges d'ivoire, attendent-ils l'honneur d'être égorgés de vos mains, et se préparent-ils à la mort. » Ainsi parle Annibal. Les Romains, au contraire, n'attendent ni la voix ni les ordres de leurs chefs. Ils sont assez encouragés par la présence de leurs mères, de leurs enfants, des vieillards, dont le visage vénérable se couvre de larmes pendant que leurs bras sont tendus vers le ciel; des femmes qui leur montrent, suspendus à la mamelle, les enfants dont les vagissements font battre leurs coeurs, et qui couvrent de baisers les mains qui vont les défendre. Tous veulent s'élancer hors des remparts, et opposer leurs poitrines à l'ennemi : ils jettent en s'éloignant un regard sur leurs familles, et retiennent des larmes prêtes a couler. Les portes roulent sur leurs gonds, et l'armée sort les étendards levés : alors un brut mêlé de gémissements et de prières s'élève du sein de la ville et va frapper le ciel. Les femmes, les cheveux épars, le sein découvert, poussent de lamentables cris.
Fulvius, volant aux premiers rangs de l'armée: « Ignorez-vous donc, Romains, que c'est malgré lui qu'Annibal s'est tourné vers nos murs? il a fui ceux de Capoue ». Fulvius allait en dire davantage, quand soudain le ciel s'obscurcit, un éclat de tonnerre résonne avec fracas, et la tempête fond inopinément des nues. Jupiter, qui revenait des contrées Éthiopiennes; avait vu Annibal s'approcher menaçant des remparts de Romulus. Il envoie tous les dieux s'emparer des sept montagnes et prendre la défense de Rome. Debout lui-même sur la roche Tarpéïenne, il rassemble autour de lui toutes ses armes, les vents amoncelés, les tempêtes, la grêle et ses fureurs, la foudre et ses éclats, les nuées chargées de pluie. L'univers tremble d'un pôle à l'autre, le ciel est couvert de ténèbres, et la terre disparaît dans cette nuit effroyable. La tempête aveugle le soldat, et l'ennemi, aux portes même de Rome, n'en voit plus les murs. Les flammes qui pleuvent du haut des nues sur les Carthaginois les enveloppent de leurs sifflements lugubres. Notus et Borée commencent une lutte terrible, à laquelle se mêle l'Africus porté sur ses ailes ténébreuses. Ils déploient toute la furie que leur demande la colère de Jupiter. Des torrents se précipitent du sein des nues amoncelées en sombres tourbillons, et ensevelissent toutes les plaines sous leurs ondes écumantes. Le roi des dieux, assis sur la cime du mont, lève le bras et brandit sa foudre pour en frapper le bouclier d'Annibal, qui hésite à reculer. Le fer de sa lance s'est fondu, et son épée a coulé dans sa main, comme liquéfiée dans une fournaise. A ce coup de la foudre qui consume ses armes, le général carthaginois arrête ses soldats et les rassure: Ce n'est, dit-il, qu'une vaine flamme tombée des nues, un bruit passager des vents qui s'entrechoquent.
Mais à la vue des désastres de la tempête, de ce ciel qui s'est écroulé sur ses troupes, de cette défaite, où l'on n'a vu ni un ennemi, ni une arme, à travers l'orage, il fait sonner la retraite; et, réveillant ses anciennes colères : « C'est au vent, dit-il, et à l'inclémence du ciel que tu devras un seul jour de plus, ô Rome! mais demain rien ne pourra t'arracher à notre vengeance, Jupiter lui-même descendît-il sur la terre d'Italie ». Tandis qu'il murmure ces paroles impies, un rayon de lumière éclate sous le ciel, les nuages se dissipent, et l'air reprend sa sérénité première. Le Romain a reconnu la présence du dieu, il dépose ses armes, lève humblement ses mains vers le Capitole et couronne de lauriers le temple, en poussant des cris d'allégresse. Le visage du dieu, qui s'était couvert d'une sueur abondante, semble ne plus respirer que la joie. « Daigne, s'écrient-ils, ô souverain maître des dieux ! daigne, ô toi, le père de cet empire, écraser Annibal au milieu des combats, sous tes armes sacrées; ton bras seul est assez fort pour le renverser. » Cette prière achevée, le silence s'appesantit sur la terre qui, au retour d'Hespérus, disparaît sous les ombres. Dès que les feux brillants du soleil l'ont chassé devant eux, et que les mortels sont rendus à la vie, Annibal reparaît. La jeunesse d'OEnotrie sort aussi de son camp. L'épée n'était point encore tirée, il y avait à peine entre les deux armées l'intervalle d'un jet de lance, lorsque la clarté du ciel disparaissant tout à coup, d'épaisses ténèbres se répandent. Le jour a fui de nouveau, et Jupiter a repris ses armes. Les vents se précipitent en furie. Une masse de nuages amoncelés roule à travers les cieux, poussés par l'Auster. Le Dieu tonne, ébranle le Rhodope, le Taurus, le Pinde et l'Atlas ; le coup retentit jusque sur les lacs de l'Érèbe, et Typhée reconnaît, dans les profondeurs de sa prison, le bras du maître de l'Olympe. Le Notus commence l'attaque en poussant une nuée noirâtre d'où s'échappe une grêle précipitée; et, malgré ses vaines menaces, il force Annibal, hésitant, de rentrer dans son camp. A peine s'y est-il enfermé et a-t-il déposé ses armes, que l'Olympe reprend sa sérénité. Jamais on n'eût dit, à la pureté de l'air, que Jupiter avait fait gronder la foudre, et que le tonnerre venait d'ébranler un ciel si tranquille. Annibal ne s'en opiniâtre pas moins à combattre. Il promet, il jure à ses soldats que la colère du ciel n'éclatera plus contre eux, s'ils se rappellent leur ancienne valeur, s'ils croient fermement qu'anéantir Rome ne saurait être un crime pour des Carthaginois. Où se cachaient les foudres de Jupiter, quand leur épée dévastait les champs de l'Étolie? Où était son tonnerre quand le sang des Romains baignait les bords du Trasimène? « Si c'est pour défendre ses murs que le souverain des dieux a lancé tant de foudres, pourquoi donc, au milieu de tous ces grands mouvements, ne m'a-t-il pas frappé, moi qui combattais contre lui? Quoi ! nous tournerons le dos aux vents et à la tempête! Rappelez donc dans vos coeurs, je vous en conjure, ce courage, cette vigueur qui vous ont fait reprendre les armes malgré les ordres du sénat, malgré ses traités solennels ».
Il enflammait ainsi leur valeur. En ce moment le soleil enlevait à ses coursiers leur mors blanchi d'écume : mais la nuit ne calme pas les soucis d'Annibal. Le sommeil n'ose se présenter à ce chef irrité, et sa furie renaît avec le jour. Il appelle au combat ses troupes encore tremblantes. Il fait sonner son bouclier terrible, et imite avec ses armes le bruit de la tempête. Bientôt il apprend que le sénat se croit assez assuré de la protection du ciel pour faire passer des troupes dans la Bétique, et que l'armée est partie cette nuit même. Furieux de voir des assiégés si tranquilles, et Rome s'inquiéter si peu d'Annibal, il presse l'attaque avec plus d'ardeur. Déjà il s'approchait des murs, lorsque Jupiter, s'adressant à Junon, que les soucis assiégeaient, la calme par ces doux reproches: « Ma soeur et mon épouse chérie, n'arrêteras-tu donc jamais la fureur de ce fier Carthaginois? Il a pu détruire Sagonte, aplanir les Alpes, enchaîner l'Éridan, souiller de sang les eaux du Trasimène; prétendrait-il encore forcer ma demeure et pénétrer dans mon temple? Arrête donc cet insensé. Déjà, tu le vois, il médite l'incendie de Rome; il veut rivaliser avec les feux de mon tonnerre ». Il dit. Junon lui rend grâce de ses conseils, descend toute troublée à travers les airs, et saisissant Annibal par la main : « Où cours-tu, insensé? Tu oses risquer un combat au-dessus des forces humaines. » A ces mots, elle écarte la nuée obscure qui la dérobait, et se montre à lui sous ses traits véritables. « Non, ce n'est ni avec le Phrygien, ni avec le Laurentin, que tu as à combattre. Avance, regarde, car j'écarte un instant le nuage pour que ta vue soit libre; regarde du côté où la cime du mont s'élève majestueuse : c'est là qu'est le palais d'Évandre, séjour d'Apollon. Là, ce dieu saisit son carquois plein de flèches retentissantes. Il tend son arc pour t'attaquer sur ces collines où s'élève si haut le mont Aventin. Vois-tu Diane secouer des torches flamboyantes allumées dans les ondes du Phlégéthon? Déjà, les bras nus, elle ne respire que le combat. Ici, tu vois Mars, sous ses armes terribles, occuper le champ qui porte son nom. Là, c'est Janus qui s'est armé; ici, c'est Quirinus qui se prépare, chacun des dieux est sur sa colline : mais tremble surtout en voyant de quel air terrible Jupiter agite cette égide qui déchaîne les flammes et les tempêtes. Quels feux prépare sa colère! Tourne les yeux de ce côté, et ose soutenir la vue du souverain des dieux! quel orage un signe de sa tête, quel tonnerre un mouvement de son front va faire éclater! Quel feu brille déjà dans ses yeux ! Cède, cède aux dieux ; ne renouvelle pas la guerre des Titans. » Elle dit, et entraîne le héros, qui ne connaissait ni paix ni trêve ; il s'éloigne, admirant les visages irrités des dieux, et les flammes qui les environnent; et la paix est rétablie sur la terre et dans les cieux. Annibal se retourne encore en se retirant, ordonne à ses troupes de ramener au camp les drapeaux, mais non sans menacer Rome de son prochain retour. Le soleil brille tout à coup d'un éclat plus pur, et la mer réfléchit sur ses flots d'azur les rayons tremblotants. Mais les Romains ont vu, du haut des murailles, les étendards des Carthaginois s'éloigner, et leur chef changer de dessein. Ils osent alors se regarder en silence, puis se dire par signes ce que l'extrême terreur leur permet à peine de croire. Cette retraite n'est pas volontaire. Ce n'est qu'un piège nouveau. Ils croient reconnaître là l'esprit de Carthage. Cependant les mères couvrent leurs enfants de baisers muets. L'armée carthaginoise, continuant sa marche, se dérobe enfin à leur vue, et les délivre du soupçon qu'avait fait naître la seule terreur. On se rend en foule au Capitole. On s'embrasse. Toutes les voix publient le triomphe de Jupiter, et des guirlandes couronnent les temples. Toutes les portes de Rome s'ouvrent à la fois, la foule se répand de tous côtés, et se livre à une joie inespérée. Les uns vont reconnaître l'endroit où Annibal avait planté sa tente; les autres, le tertre d'où il avait harangué ses troupes. Ici, campait le belliqueux Astur ; là, le cruel Garamante; plus loin, le farouche Hannon.
Chacun se purifie dans une eau vive; on élève des autels aux nymphes de l'Anio ; on fait le tour des murailles, puis on rentre dans la ville où tout respire la joie d'une fête.