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Silius Italicus

LIVRE XI

livre 10 - livre 12

 

 

 

 

 Maintenant disons quels peuples le désastre des campagnes apuliennes fit passer du côté des Carthaginois. La bonne foi ne tient pas longtemps parmi les mortels quand la fortune chancelle. On vit donc se disputer ouvertement l'alliance de cet Annibal qui n'avait respecté aucun traité, tous ceux, hélas! qu'abattent trop facilement les revers; le Samnite, plus cruel que les autres dans son ressentiment, et fier de revenir à ses haines dès que l'occasion s'en présente : après lui, l'inconstant Bruttien, qui, par une honte tardive, doit aggraver sa destinée : l'Apulien menteur, dont les armes furent si trompeuses; les Hirpiniens, nation vaine, impatiente du repos, et qui viole si indignement sa foi. On dirait une funeste contagion s'étendant sur tous les peuples. Déjà Atella, déjà Calatia, sacrifiant l'équité à la crainte, ont fait passer leurs cohortes dans le camp ennemi. L'inconstante et audacieuse Tarente a secoué le joug ausonien; Crotone, aux remparts élevés, a ouvert ses portes amies aux Carthaginois, apprenant ainsi aux descendants des Thespiades à subir le joug des Africains, et à se soumettre aux volontés d'un Barbare.
La même fureur s'empare de Locres. Toute la plage sablonneuse de la Grande-Grèce, où la mer d'Ionie arrose les villes argiennes, renfermées dans ses golfes profonds, suit, comme c'est la coutume, la fortune des Libyens, et jure en tremblant de se dévouer à leurs armes. D'un autre côté, les peuples des rives de l'Éridan, les Celtes orgueilleux, viennent encore peser sur l'Italie et ajouter à ses malheurs; irrités par le souvenir de leurs anciennes défaites, ils se liguent entre eux et se hâtent de réunir toutes leurs forces. Permis aux Celtes, permis aux Boyens, de recommencer une guerre impie; mais que Capoue ait pu se complaire dans les mêmes fureurs que les Sénonais; qu'une ville, dont l'origine était troyenne, se soit unie à un chef de Barbares nomades; qui pourrait le croire aujourd'hui que les temps sont si changés! Le luxe et la mollesse nourrie par une débauche insensée, la pudeur effacée par l'habitude du mal, un honneur infamant réservé aux seules richesses, tous les vices enfin, rongeaient ce peuple abruti par l'oisiveté et cette ville où l'on avait secoué le joug des lois. Un orgueil féroce la poussait encore à sa ruine. Le vice n'y manquait pas d'aliments; aucun peuple de l'Ausonie ne tenait des faveurs de la fortune plus d'or et plus d'argent. Les tuniques à longues manches étaient teintes dans les poisons d'Assyrie ; on y voyait au milieu du jour des repas splendides, des festins que surprenait le retour du soleil; des vies souillées par tous les excès, un sénat dur pour le peuple, un peuple joyeux de l'envie qui divisait les sénateurs, et la sédition mettant aux prises les coeurs ulcérés. La vieillesse elle-même, plus corrompue que la jeunesse téméraire, en augmentait les désordres. Les hommes les plus obscurs, et de la naissance la plus basse, s'offraient en foule, étaient les premiers à prétendre aux honneurs, et à réclamer la direction de l'état qui périssait. C'était même une coutume que les convives égayassent les repas en s'y égorgeant, et mêlassent aux festins l'affreux spectacle des épées nues. Souvent les tables furent inondées d'un sang; qui rejaillissait dans les coupes des victimes. L'un d'eux, les attaquant par la ruse, cherche à exciter plus vivement encore les esprits inquiets en faveur des Carthaginois : c'était Pacuvius, nom dont le crime a fait la célébrité. Il savait bien que Rome ne se rendrait jamais à ses demandes, il le désirait même: c'est pourquoi il donne le conseil d'exiger d'elle le partage de la souveraine autorité et des faisceaux consulaires entre les citoyens des deux villes. Que si les Romains refusent de s'asseoir sur la chaise curule ainsi partagée, s'ils refusent l'égalité des honneurs et les doubles haches, ceux de Capoue ont devant eux un vengeur. Des députés partent aussitôt. A leur tête était Virrius, plus éloquent que tous les autres, mais d'une naissance obscure, et qui, pour la violence, ne le cédait à personne. A peine a-t-il exposé au sein du sénat, assemblé en grand nombre, la demande insultante de ce peuple en démence, que tous les esprits s'irritent avant la fin de l'orgueilleux discours.
Un cri unanime est jeté par toute l'assemblée, qui refuse en frémissant. Chacun accable Virriusde son indignation; le bruit des voix fait trembler les voûtes du temple. 'T'orquatus, portant sur son front sévère la noblesse de son aïeul : « Quoi! dit-il, c'est là le message de Capoue? c'est dans les murs de Romulus qu'on reçoit de tels ambassadeurs! dans ces murs devant lesquels ni Carthage ni Annibal n'ont osé porter leurs armes après leur journée de Cannes! Ne savez-vous donc pas que les Latins nous ayant fait la même demande, au Capitole, ce ne fut ni par des cris ni par des menaces qu'on chassa l'audacieux qui s'était chargé de ce message ; on le repoussa d'une main vigoureuse, et, précipité avec violence, son corps roula sur les marches du temple, d'où, allant se briser sur le roc, il expia, en présence même de Jupiter, ses paroles impies, et les paya de la mort ! Eh bien ! je suis le descendant de ce consul qui chassa du temple le député téméraire, et de sa main désarmée protégea les murs du Capitole ». En achevant ces mots, Torquatus furieux, et menaçant du geste les ambassadeurs, allait imiter l'exemple de son aïeul, lorsque Fabius, voyant redoubler sa violence : « O honte! s'écrie-t-il avec colère, oui, il y a ici un siège qui n'est pas rempli, et celui qui l'occupait c'est cette horrible guerre qui nous l'a ravi; mais qui donc, parmi les vôtres, voulez-vous y placer? qui offrez-vous pour successeur au grand Emilius? Est-ce toi, Virrius, que le sort et le suffrage du sénat y appelleront le premier, toi, que la pourpre doit égaler à nos Brutus ? Va, insensé, va où t'appellent tes voeux, et que la perfide Carthage t'accorde ses faisceaux. » Au milieu de ces emportements, Marcellus, qui ne peut plus contenir les sourds gémissements de sa fureur, lance d'un air terrible ces foudroyantes paroles: « Et quelle est donc cette patience qui enchaîne ton âme, Varron? le revers que tu as essuyé te trouble-t-il si fort que tu puisses supporter les rêves de ces furieux? Comment ne les as-tu pas précipités du temple et rejetés hors des portes? Apprends-leur donc, à ces âmes efféminées, quel est le pouvoir d'un consul élu suivant nos coutumes. Quant à vous, jeunes gens, qui n'avez jamais connu que l'ivresse, et qui devez bientôt périr, je vous le conseille, sortez au plutôt de Rome. Un de nos généraux ira devant vos murs, vous donner, à la tête d'une armée, la réponse qui vous est due ».
Alors toute l'assemblée se lève et poursuit les députés de ses cris. En s'éloignant, Virrius, irrité d'un refus si outrageant, murmurait avec rage le nom d'Annibal. Fulvius, comme si un pressentiment secret lui eût présagé sa gloire future, et que l'image de Capoue près de périr fut déjà devant ses yeux, s'adresse à son tour à Virrius : « Non, lui dit-il, non, lors même que tu amènerais en triomphe à Rome le chef des Carthaginois chargé de chaînes, il ne te sera pas donné, désormais, d'entrer dans le temple sacré de Quirinus. Va, va où t'entraîne ton malheureux génie ». Les députés se hâtent de rapporter à Capoue les réponses menaçantes du sénat indigné. Dieux puissants! de quel voile impénétrable avez-vous couvert l'avenir? un temps plus heureux viendra où Rome, reconnaissante, se réjouira de devoir un consul à la Campanie, et transmettra à ces magnanimes descendants les faisceaux qu'elle a si longtemps refusés au milieu de la guerre et des armes. Toutefois, la punition de ces ancêtres orgueilleux subsistera, en ce que Capoue n'enverra pas ses citoyens au suffrage avant ceux de Carthage.
Quand Virrius a fait connaître les paroles et les actes du sénat, mêlant avec art le mensonge à la vérité, il donne aux esprits troublés le funeste signal d'une guerre sanglante. Aux armes ! aux armes ! s'écrie la jeunesse furieuse en demandant Annibal. La foule se précipite de toutes parts; chacun appelle les Carthaginois à son foyer : on exalte les merveilleux exploits du héros sidonien. On raconte comment, rival d'Hercule et de sa gloire, il a traversé les Alpes, comment il a franchi en courant ces pics voisins du ciel; comment, vainqueur sur l'Éridan comblé, il en a arrêté le cours par des monceaux de cadavres ; comment, encore vainqueur au lac de Trasimène, il l'a rougi du sang romain; comment il a rendu à jamais fameuses les rives de la Trébie ; comment, enfin, il a fait descendre chez les morts, au milieu des combats, ces deux chefs de la république, Paulus et Flaminius. A tant de faits si éclatants, on ajoute la ruine de Sagonte, ce premier exploit d'Annibal, la soumission des Pyrénées, celle de l'Ibère, et ce serment fait à son père, dès ses jeunes années, d'une guerre éternelle aux Romains. De tant de généraux tués, dispersés dans les batailles, lui seul est resté debout, sans qu'un trait l'ait jamais effleuré au milieu de tant de combats. Quoi! lorsqu'un bienfait des dieux leur permet de s'unir à ce grand homme, de faire alliance avec lui, les habitants de Capoue supporteront-ils davantage l'arrogance d'un peuple épuisé, l'orgueilleuse domination d'une ville qui leur refuse, comme à des esclaves, et le partage des faisceaux et l'égalité des droits! Varron en est plus digne qu'eux, sans doute, lui qui a jeté tant d'éclat, par sa fuite, sur la pourpre consulaire. Tandis que leur courroux s'exhale ainsi, une jeunesse choisie se disposait déjà à partir pour traiter avec les Carthaginois. Mais Décius, le seul citoyen qui honorât sa patrie alors, ne perdait rien de l'invincible fermeté de son âme. Voyant qu'il n'y a pas à différer, il se rend au milieu de l'assemblée: « Citoyens, dit-il, allez-vous donc violer les règles établies par nos ancêtres? Quoi ! vous allez faire alliance avec Annibal, vous unir à lui par les liens de l'hospitalité, à ce chef perfide, qui tant de fois s'est flétri aux yeux de tous par son mépris pour les traités, même ceux qu'il avait jurés devant les autels? Quel est donc cet oubli de la justice? Vous voulez manquer à la bonne foi, à cette bonne foi si sacrée, si nécessaire aux peuples comme aux simples citoyens! Le moment est venu de combattre pour Rome. C'est maintenant qu'il faut lever les enseignes et marcher à son secours, quand sa fortune chancelle et que ses blessures exigent un prompt remède ; c'est au moment où la prospérité cesse et où la fortune contraire réclame notre appui que l'amitié doit paraître. Grande preuve de courage, en effet, que de soutenir un ami dans le bonheur! Volez donc, volez à la défense des Romains.
Je les connais ces âmes fières, semblables aux dieux mêmes, ces coeurs que les revers n'ont jamais ébranlés. Croyez-moi, la défaite de Cannes, celle de Trasimène, la mort même de Paul Émile, cette mort à jamais déplorable, ne sauraient les abattre. Ce sont eux qui ont chassé de leurs bras vainqueurs l'ennemi qui s'était attaché à vos murs ; qui ont arraché Capoue au joug de l'orgueilleux Samnite. Ce sont eux qui vous ont rendu vos lois, en chassant vos terreurs et en éloignant la guerre de Sidicinum. - Quels alliés quittez-vous; quels alliés choisissez-vous! Quoi donc? moi, qui suis sorti du sang troyen ; moi, dont le nom, héritage sacré de Capys, remonte par mon aïeul jusqu'à Jupiter; moi, l'allié du grand Jule, j'irais poser mes tentes au milieu de ces vils Nasamons, indignes du nom d'hommes, des cruels Garamantes, non moins féroces que les tigres de leurs déserts? je serais confondu avec le nomade Marmarique? je me soumettrais à un chef qui ne connaît pour tout traité, pour toute justice, que son glaive, et ne met sa gloire qu'à verser du sang? Non ; le sentiment du juste et de l'injuste n'est pas tellement obscurci chez Décius, qu'il puisse songer à un pareil dessein. De tous les dons que nous a faits une nature envieuse, pour nous armer contre le sort, le plus grand, c'est de pouvoir nous ouvrir à nous-mêmes les portes de la mort, et de sortir â notre gré d'une vie que nous ne saurions supporter ». C'est ainsi que Décius lançait, mais en vain, ses paroles à une foule sourde à sa voix.
Déjà les députés traitaient avec Annibal. Une nombreuse cohorte d'Autololes se présente en tumulte, et lui sert d'avant-garde : lui-même, à la tête de son armée, traversait rapidement la plaine. « Voici le moment, citoyens, s'écrie encore Décius, voici le moment favorable; suivez-moi; que votre bras vengeur frappe ici, sous ma conduite, un coup digne de Capoue, digne de moi. Renversons cette troupe de Barbares : que chacun se dispute avec joie l'honneur de l'écraser. Si l'ennemi ose approcher de la ville, que nos cadavres amoncelés lui en ferment les portes : effacez votre honte avec le fer; ce n'est que par votre sang que vous pouvez laver le crime qui a souillé vos coeurs ». Tandis qu'il adresse vainement à ceux qui l'entourent ces dures paroles, le Carthaginois, instruit et de l'énergie qu'il montrait, et de son audacieux projet, était déjà sous les murs. Le coeur gonflé de rage, il ordonne à des soldats choisis de faire venir à l'heure même dans son camp cet implacable ennemi. Mais l'austère vertu de Décius, son coeur armé de fidélité, son amour pour la justice, cette âme enfin, si supérieure à celles de ses concitoyens, ne connaît point la crainte. Dans son inébranlable fermeté, il écoute d'un air farouche les ordres menaçants d'Annibal, et n'y répond que par d'amers sarcasmes.
Annibal s'irrite d'être ainsi méprisé, lui que suivent tant de drapeaux, tant de soldats; et son ressentiment s'emporte en d'orgueilleuses paroles : « Quoi donc! après Paulus, après Flaminius, est-ce un Décius, un insensé, qui m'arrêtera, qui voudra se mesurer avec moi, pour rendre par cette gloire sa mort à jamais fameuse! Courez, soldats, saisissez les enseignes, que nous voyions si, malgré Décius et sa défense, Capoue ne s'ouvrira pas devant moi; devant moi qui, pour apporter ici la guerre, me suis ouvert un chemin à travers les Alpes, ces rochers qui s'élancent jusqu'aux nues, et qu'un dieu seul jusqu'ici avait marqués de ses pas ». Le feu de la colère enflammait son visage, et de son oeil terrible s'échappaient des éclairs.
Écumant de fureur, les soupirs qu'il arrachait du fond de sa poitrine haletante en sortaient avec un affreux murmure. Il entre donc dans Capoue, accompagné des sénateurs; et, pendant que la foule se précipite de toutes parts pour le voir, il s'abandonne à sa rage, au débordement de sa colère. Décius, de son côté, se sentait embrasé d'une ardeur plus vive à mesure que le péril approchait. Il voyait que le moment était venu de surpasser sans armes la gloire de l'invincible général. Loin de fuir ou de demander à ses pénates une retraite qui le dérobe aux dangers, libre de toute crainte, il se montre dans la ville, comme si nul ennemi n'y eût pénétré.
Son visage conserve tout le calme de l'intrépidité. Tout à coup une troupe en armes accourt furieuse, et se précipitant sur lui, le traîne aux pieds d'Annibal, assis sur un tribunal élevé. Du haut de son siège, le vainqueur lui jette d'une voix tonnante ces outrageantes paroles : « Prétendais-tu donc soutenir seul Rome chancelante, et la retirer du tombeau? Insensé! c'est toi sans doute qui m'arracheras ce magnifique présent des dieux! Oui, c'est à la lâcheté d'un Décius qu'il était réservé de me vaincre; de ce Décius si faible, qu'il n'y a point de femme, dans notre Carthage, dont il pût se faire craindre !
Mais pourquoi supporter plus longtemps ces insultes? Va donc, magnanime soldat, va présenter tes bras aux chaînes ». Il dit mais ne laisse pas de le poursuivre encore par ses insultes. Tel on voit un lion rugissant fondre sur un troupeau; déjà suspendu au cou d'un jeune taureau, il lui plonge ses ongles terribles dans les chairs, les déchire, et dévore l'animal expirant. « Oui, s'écrie Décius, tandis qu'on le charge de chaînes, c'est ainsi qu'Annibal devait signaler son entrée dans nos murs. Voilà le prix de cette alliance : que Décius soit une victime digne de la cimenter : qu'il meure! Mais, dans ta soif du sang humain, peux-tu te contenter, ô Annibal ! de l'offrande d'un taureau ! Voilà ton amitié! voilà ta foi! Tu n'es encore entré ni au sénat ni dans les temples; et déjà la prison s'ouvre par tes ordres. Poursuis, et que ce début si éclatant soit couronné par des actes qui y répondent: la Renommée m'apprendra, chez les ombres, que la ruine de Capoue a consommé la tienne ». On ne lui permet pas d'en dire davantage. Un voile noir recouvre sa tête; et, aux veux de ses concitoyens, on entraîne cet intrépide guerrier. Annibal, heureux d'avoir enfin satisfait sa fureur, porte avec joie ses regards sur les temples et sur les édifices. Il s'informe de tout, demande quel est le fondateur de ces murs, combien il s'y trouve de guerriers sous les armes; de talents d'argent et de cuivre pour les frais de la guerre; quel est le nombre des fantassins et des cavaliers. On lui montre la citadelle du Capitole, et les champs fertiles de Stellate. Déjà Phébus, vers la fin de sa carrière, pressait dans l'Olympe ses coursiers fatigués, et, s'avançant à la suite de l'étoile du soir, les ombres enveloppaient peu à peu ce char rapide qui allait se précipiter dans l'Océan.
On prépare les festins suivant la coutume. Toute la ville s'abandonne à la joie, des tables sont dressées de toutes parts, et l'on célèbre ce jour par de splendides repas. Honoré à l'égal des dieux, au milieu de toute la pompe qui les entoure, Annibal occupe sur un lit élevé et recouvert d'une pourpre éclatante la première place. Des esclaves sans nombre remplissent la salle du festin, chargés les uns de servir les mets, les autres de brûler des parfums, ceux-ci de faire passer de convive en convive les coupes pleines de vin, ceux-là enfin de l'ornement des buffets. Des vases antiques d'or massif, richement ciselés, resplendissent sur les tables. Les lumières dissipent les ténèbres de la nuit.
Le palais retentit du bruit de la foule qui s'agite. Le soldat carthaginois reste muet d'étonnement à la vue de ce faste inaccoutumé; ses yeux s'ouvrent avec transport à l'aspect de ce luxe inconnu. Annibal mange en silence, condamnant en lui-même la prodigalité de ces festins, de ces tables servies par des armées d'esclaves, et chargées de tant de mets inutiles. Il satisfait sa faim, et les dons de Bacchus ont dissipé son humeur farouche : la joie revient sur son visage, et en éloigne les graves soucis. Alors Teuthras de Cumes fait résonner sa lyre et flatte par ses accords ces oreilles habituées à n'entendre au milieu des combats que les sons aigus de la trompette. Il chante les douces et furtives amours de Jupiter et d'Électre, fille d'Atlas; la naissance de Dardanus, digne fils des dieux: et comment Dardanus donna pour descendants à Jupiter Érichton, Tros, Ilus, cette longue suite qui précéda Assaracus, père de Capys : comment ce dernier, leur égal en gloire et en courage, donna son nom aux premiers murs de Capoue. La jeunesse carthaginoise et campanienne applaudit aux accents de Teuthras. Annibal, le premier, suivant l'auguste coutume, fait des libations en l'honneur de Capys. A son exemple, les convives arrosent, selon l'usage, la table de la liqueur de Bacchus, et se pénètrent de ses feux. Pendant que les Tyriens réunis se livrent ainsi à la joie, Pérolla (je ne tairai pas ton nom, noble jeune homme! je dirai ton entreprise; la Renommée en répandra le bruit: quoiqu'elle soit restée inachevée, elle venait d'une grande âme), Pérolla seul avait garanti sa raison contre les fumées du vin. Le poison de cette liqueur n'avait pas affaibli son courage; et il roulait secrètement dans son âme un projet plein de grandeur, celui d'attaquer Annibal et de l'immoler.
Et ce qui rendait plus admirable encore ce noble dessein, c'est que le fils de Pacuvius avait condamné déjà les pratiques artificieuses de son père. Pacuvius, gorgé de mets, quittait la table d'un pas lent: Pérolla le suit; et, saisissant le moment de lui ouvrir sa pensée, et de l'instruire de ce qu'il va tenter, il l'entraîne à l'écart dans un endroit retiré du palais : « Apprends quels sont mes desseins, lui dit-il; j'ai formé une résolution digne de Capoue, digne de nous; » puis, découvrant sa poitrine, il lui montre un poignard caché sous sa robe : « C'est avec ce glaive que je veux terminer la guerre, et offrir à Jupiter la tête sanglante du général carthaginois. C'est ce fer qui va nous laver du crime de notre infâme traité. Si ta vieillesse ne peut soutenir un tel spectacle; si, affaibli par l'âge, tu trembles devant un projet héroïque, quitte ces lieux, reste en sûreté près de tes pénates, et laisse-moi tout entier à moi-même. Cet Annibal, qui te paraît si grand aujourd'hui, que tu égales aux dieux, combien ton fils te paraîtra-t-il plus grand que lui désormais ! » Un feu terrible sortait de sa bouche, et l'âme de cet intrépide jeune homme semblait déjà engagée dans la lutte. Saisi de frayeur, le vieillard ne peut résister au coup dont le frappent ces paroles; il tombe aux pieds de son fils qu'il couvre, en tremblant, de ses baisers. « Par ce qui me reste de vie, ô mon fils! par les droits d'un père, par ta propre existence, qui m'est plus chère que la mienne, renonce à ce dessein; que je ne voie point l'hospitalité souillée par du sang, les coupes rougies et dégouttantes, les tables renversées par la fureur du glaive. Quoi ! mon fils, ces regards d'où jaillit la flamme, cette présence terrible que ne peuvent soutenir ni les villes, ni les armées, ni les remparts, tu pourrais les soutenir? Que sera-ce donc si, voyant ton épée, Annibal fait éclater cette voix tonnante qui fait mouvoir tant de bataillons dans les plaines? Tu te trompes si tu le crois sans défense à cette table. Tant d'exploits, tant de combats sanglants, entourent ce grand homme d'une impérissable majesté, qu'à peine l'auras-tu approché, que les trophées de Cannes, de la Trébie, que l'éclat des bûchers de Trasimène, et la grande ombre de Paul Émile, se tenant à ses côtés, apparaîtront à tes yeux. Mais, que dis je? crois-tu que dans ce péril, tous ceux qui l'environnent, saisis de terreur, resteront immobiles? Je t'en supplie, ô mon fils! n'essaie plus de frapper un coup auquel tu ne pourrais survivre, même en réussissant. Le triste sort de Décius, les chaînes dont il est chargé, ne sont-ils pas là pour t'avertir de commander à ta haine ? » Mais, tandis qu'il parle ainsi, il voit son fils, enflammé par la passion de la gloire, rester sourd à la crainte. « Eh bien! lui dit-il, je ne te demande plus rien; rentrons dans la salle du festin : hâtons-nous. Ce ne sera pas le coeur de cette jeunesse carthaginoise, qui entoure son chef, qu'il faudra percer: essaie d'abord ton glaive sur ma poitrine. Oui, c'est dans ce sein, dans le sein de ton père, qu'il faudra le plonger, si tu songes encore à immoler Annibal. Et n'espère pas mépriser ma vieillesse, je t'opposerai mon corps ; et je t'arracherai, en mourant, le fer que tu refuses de me rendre. »
A ces mots, des larmes coulent de ses yeux; mais les dieux prennent soin de la vie d'Annibal, et le conservent pour qu'il soit vaincu par Scipion. Les destins ne voulurent pas qu'une telle action fût l'oeuvre d'une main étrangère. Pérolla, le noble transport qui t'animait te rendait digne de l'accomplir. Et quelle gloire n'as-tu pas perdue en l'abandonnant, ce dessein généreux, puisque c'en est déjà une si grande pour toi que de l'avoir conçu! Tous deux se hâtent de revenir auprès des convives, et s'efforcent de rendre à leur front toute sa sérénité. Le sommeil vient enfin mettre un terme aux joies du festin. Le jour suivant, le soleil se préparait à lancer ses coursiers dans la carrière, et déjà son char rapide répandait la lumière sur la surface des mers, lorsque ce guerrier, noble rejeton d'Hamilcar, et depuis longtemps occupé de graves pensées, ordonna au fier Magon d'aller annoncer au sénat de Carthage ses éclatants succès. Il choisit, pour les offrir aux dieux, auteurs de la victoire, les plus illustres prisonniers, et parmi les sanglantes dépouilles arrachées à l'ennemi le butin le plus précieux. Il a soin aussi d'envoyer Décius en Libye, et le réserve pour assouvir, à son retour, sa rage sur ce guerrier. Mais Jupiter prenant pitié des souffrances de ce jeune héros, le jeta dans Cyrène, ancien séjour de Battus. Là, le sceptre macédonien de Ptolémée l'arracha aux menaces de ceux qui le conduisaient, le délivra de ses fers; et la même terre qui lui avait sauvé la vie, renferma bientôt dans un sépulcre paisible sa cendre, désormais à l'abri des outrages. Vénus, cependant, ne laisse pas échapper cette occasion si désirable d'amollir secrètement dans la prospérité le coeur des Carthaginois, et de dompter par les plaisirs leurs âmes infatigables. Elle ordonne à ses enfants de les frapper tous de leurs traits perfides, et de les embraser de leurs flammes.
Puis, souriant à la troupe enfantine : « Que la fière Junon vienne maintenant, qu'elle nous méprise après tous ses succès, quelle surprise en pourrions-nous avoir? Que sommes-nous, en effet? Elle a pour elle la force, la puissance; nous n'avons, nous, que des traits légers qui partent de notre faible main ; et jamais nos blessures n'ont fait couler de sang ; mais allez, troupe légère, profitez avec moi du moment, et que tous ces Tyriens brûlent de vos feux cachés; que des baisers, que l'ivresse et le sommeil triomphent de cette armée que n'a pu abattre ni le fer ni le feu, ni Mars lui-même déchaînant sa fureur. Qu'Annibal boive la volupté; qu'elle s'insinue dans ses veines: qu'il ne rougisse plus d'être couché sur de riches broderies; que, sans honte, il parfume sa chevelure du baume de Syrie; que ce guerrier, qui mettait sa gloire à passer sous la voûte du ciel les rudes nuits de l'hiver, préfère maintenant le sommeil qu'on goûte dans ces palais; qu'il cesse de prendre une nourriture grossière sans déposer son casque, souvent même sans arrêter son coursier; qu'il apprenne enfin à donner aux plaisirs de Bacchus un jour tassé sans combat; qu'il se plaise à entendre à la fin du repas une lyre harmonieuse; qu'il consacre la nuit aux douceurs du repos, ou du moins qu'il ne veille que pour mon culte. »
Ainsi parla Vénus : la troupe voluptueuse applaudit, et se précipite du ciel sur ses ailes brillantes. Déjà l'armée africaine est atteinte de ses flèches enflammées qui embrasent des mêmes feux tons les cœurs. On ne désire plus que les plaisirs de Bacchus et les joyeux festins : on veut encore entendre ces chants animés par les accords de la lyre, amie des muses. La sueur ne blanchit plus dans la plaine le bouillant coursier. Le bras vigoureux du soldat ne s'exerce plus à lancer le javelot dans les airs. Avant le sommeil, une eau pure, que la flamme attiédit, rend la souplesse aux membres fatigués, et l'austère vertu périt au milieu de ces délices.
Annibal lui-même, livré à toutes les séductions de la volupté, fait sans cesse charger les tables des mets les plus délicats, reçoit partout une enivrante hospitalité, et, tandis qu'un poison caché porte la corruption dans son coeur, il abandonne peu à peu les moeurs de la patrie. Capoue est devenue pour lui une autre patrie: on l'honore comme une autre Carthage. Ce coeur, qui avait résisté à la prospérité, cède aux attaques du vice. Capoue ne garde plus de mesure dans son luxe et se plonge dans la débauche. On multiplie les festins, et tout l'art des mimes vient en doubler les plaisirs.
Tel on voit sur le Nil toute l'Égypte en mouvement au son de la flûte, se livrer, dans la spartiate Canope, à tous les écarts de la volupté. Mais c'est surtout Teuthras qui charme les oreilles d'Annibal, tantôt par la douceur de sa voix, tantôt par les accords de son luth. Dès qu'il voit le chef libyen suivre avec transport le doigt qui fait vibrer les cordes harmonieuses, il se met à chanter les louanges pompeuses de la lyre d'Aonie, en accompagnant de l'instrument sa voix plus mélodieuse que celle du cygne aux approches de la mort. Tels furent les principaux sujets que ses accents pleins de douceur offrirent aux convives.
« Jadis le peuple d'Argus entendit une lyre dont la puissance merveilleuse attirait les pierres, qui venaient d'elles-mêmes se placer sur ses remparts: c'est avec cette lyre qu'Amphion entoura Thèbes de murailles, et qu'il éleva dans les airs ses tours enchantées. Une autre lyre, touchée avec art, apaisa les flots agités, en captiva les monstres, attira Protée sous toutes les formes, et fit marcher Arion sur la plaine liquide. Car la lyre, chère au Centaure qui, dans les grottes du Pélion, formait par ses chants l'âme des héros et le coeur du grand Achille, pourrait adoucir par ses puissants accords le courroux de la mer ou du redoutable Averne. Il chantait l'antique chaos, cette masse confuse où ne brillaient ni le jour ni les étoiles, et le monde privé de la douce lumière. Il disait comment la divinité avait séparé les eaux et placé le globe de la terre au centre de l'univers ; comment elle avait voulu que l'Olympe devînt le séjour des dieux; enfin il célébrait le siècle si pur du vénérable Saturne. Mais la lyre que faisait résonner près du Strymon Orphée, le chantre de la Thrace, et dont les accords charmaient les dieux et les ombres, brille maintenant parmi les astres dans le ciel, devenu sa récompense. Sa mère et la troupe des muses, ses soeurs, ne l'entendent qu'avec admiration. Les cimes du Pangée, celles de l'Hémus, séjour de Mars, et la Thrace sauvage furent sensibles à ses accents; les bêtes féroces accoururent avec les forêts, les fleuves avec les montagnes. L'oiseau même, oubliant son tendre nid, retint son vol et resta suspendu au haut des airs immobiles. Le vaisseau de Pagase, dans ces temps où la mer n'était point connue des mortels et restait impraticable, vit les ondes s'approcher de sa poupe sacrée, attirées par les accords de cette lyre. Par elle le chantre de Thrace toucha le sombre royaume, l'Achéron où retentissent des ondes enflammées, et fixa le rocher sur la pente où il se précipite. O fureurs d'un peuple barbare ! ô femmes cruelles de la Ciconie, et toi, Rhodope, objet du courroux des dieux! Cette tète arrachée roula de l'Èbre dans la mer, suivie par les deux rives du fleuve; et, pendant que les flots rapides l'entraînaient toute sanglante, les monstres bondirent sur les îlots à son dernier murmure.» C'est ainsi que Teuthras amollissait par ses vers ces guerriers endurcis dans les batailles. Cependant un vent favorable avait porté Magon aux plages libyennes; son vaisseau, couronné de lauriers, entrait dans le port désiré, et, du milieu de la mer, les dépouilles enlevées à l'ennemi brillaient éclatantes au sommet de la proue. Les cris des matelots s'élevaient du sein des flots et allaient frapper les joyeux échos du rivage. La rame poussée et ramenée avec vigueur frappait leur poitrine, et l'onde écumante se brisait sous mille coups. Soudain la foule empressée accourt jusque dans la mer pour apprendre l'heureuse nouvelle. Enflé de ces succès, le peuple fait éclater à l'envi sa joie par de bruyantes acclamations. Annibal est égalé aux dieux; partout les femmes, les enfants, qu'on instruit à célébrer son nom ; les vieillards, le peuple, le sénat, lui rendent les honneurs divins et lui offrent des sacrifices. C'est ainsi que Magon entre dans Carthage aux cris de triomphe qui publiaient la gloire de son frère. Le sénat s'assemble aussitôt, et la foule remplit le temple. Après avoir rendu ses hommages aux dieux, selon l'antique usage de la patrie, Magon prend la parole : « Je viens, dit-il, vous apprendre l'heureux succès de nos armes et la ruine des armées sur lesquelles s'appuyait l'Italie. J'ai eu ma part des fatigues de cette guerre; nous l'avons faite avec toute la faveur du ciel. Il est une plaine fameuse par la gloire de Diomède, et qui faisait autrefois partie de l'ancien royaume de Daunus. L'Aufide en enveloppe les champs marécageux de ses eaux rapides. Souvent il s'y répand et couvre toutes ces campagnes, il va de là se jeter avec violence dans la mer Adriatique, et en repousse avec bruit les flots, qui cèdent à son impétuosité. C'est là que deux consuls avaient pris le commandement de l'armée; c'étaient Varron et Paul Émile, l'un des plus grands noms du Latium. Ils s'étaient étendus dans cette plaine, avant même que les ténèbres de la nuit fussent dissipées, et ils ajoutaient, par l'éclat de leurs armes, une nouvelle splendeur à l'aurore qui apparaissait. Nous sortons alors du camp et marchons rapidement à leur rencontre, car mon frère brûlait d'en venir aux mains. La terre tremble, et nos pas font mugir les échos de l'Olympe. Annibal, ce guerrier tel que Mars n'en offrit jamais à la terre, couvre le fleuve et la plaine d'ennemis égorgés. J'ai vu dans cet affreux carnage l'Ausonie, dispersée dans les campagnes, fuir au seul bruit de ses armes. J'ai vu Varron jeter honteusement les siennes et se laisser emporter à toute la vitesse de son coursier. Que dis-je? Je t'ai vu, héroïque Paulus, tomber percé de traits sur les cadavres amoncelés de tes soldats. Cette journée est une vengeance complète des îles Égates et du traité qui nous enchaînait. Nos désirs ne pourraient s'étendre au-delà de ce que les dieux propices ont fait pour nous. Qu'un second jour se lève aussi prospère, et tu seras, ô Carthage? la première des villes; toute la terre te rendra hommage. Voici, pour preuve de leur défaite, la marque d'honneur que nos superbes ennemis se font gloire de porter à la main gauche ». A ces mots, il jette au milieu de l'assemblée étonnée des anneaux d'or, dont le nombre est une preuve éclatante de la foi due à ses paroles. Reprenant alors son discours : « Il ne nous reste donc plus qu'à renverser, qu'à mettre au niveau du sol Rome déjà ébranlée. Envoyons de nouvelles forces à nos armées épuisées par tant de combats, et que nos trésors s'ouvrent largement à ces alliés que la victoire amène sous nos enseignes. Nous n'avons plus qu'un petit nombre de ces éléphants, terreur de l'Italie, et déjà la famine nous menace.» Pendant qu'il parlait, Hannon lançait sur lui un regard farouche. La gloire d'Annibal, grandissant chaque jour, troublait depuis longtemps par une cruelle jalousie le coeur de ce rival. « Eh bien! lui dit Magon, doutes-tu encore de notre valeur et de nos succès? crois-tu que j'aie le droit, aujourd'hui, de rejeter le joug des Romains? Veux-tu maintenant qu'on leur livre Annibal ? Chasse, malheureux, chasse enfin de ton cœur le noir poison de l'envie, et laisse-toi fléchir à la vue de tant de titres glorieux, de tant de trophées. Cette main, oui, cette main que tu donnais à déchirer aux Latins, a rempli de sang les fleuves et leurs rivages, les lacs et les vastes plaines. » Ainsi parlait Magon, et la faveur manifeste de l'assemblée accueillait ses paroles. « Je ne suis pas étonné, dit Hannon, transporté de fureur et de jalousie, des injures de ce jeune téméraire; son coeur gonflé d'orgueil et sa vaine insolence vous le font assez connaître pour le frère d'Annibal. Mais, de peur qu'il ne pense que je change légèrement, je vous le répète, demandons la paix, quittons ces armes sacrilèges qui ont rompu les traités, et gardons-nous d'une guerre funeste. Réfléchissez aux demandes d'Annibal; tel doit être le seul objet de nos délibérations. » « Il vous demande des armes, des hommes, de l'argent, des vaisseaux, des vivres, des éléphants. Vaincus, lui aurions-nous donné davantage ? Nous avons, dit-il, abreuvé l'Italie du sang des Romains : le Latium tout entier est couché sur les champs de bataille. Eh bien! heureux vainqueur, délivre-nous donc de nos longues inquiétudes, et laisse-nous reposer au sein de la patrie. Qu'il nous soit permis de ne plus épuiser nos maisons comme nous l'avons fait tant de fois, pour une guerre cruelle. Mais j'en ai peur (et fasse le ciel que mes pressentiments soient faux et qu'un vain présage ait abusé mon esprit! ) le jour des désastres n'est pas loin. Je connais ces coeurs inflexibles, et je les vois, ces Romains, devenus plus furieux par leurs défaites. C'est toi, journée de Cannes, c'est toi que je redoute! Oh ! baissez vos étendards, et tentez plutôt tous les moyens d'obtenir la paix, si toutefois on vous l'accorde. Leur ressentiment vous prépare, croyez-moi, une défaite plus horrible que la leur; et vainqueurs, ils traiteront plutôt avec nous que s'ils sont vaincus. Mais toi, qui fais sonner si haut ces glorieux exploits, toi dont les orgueilleuses paroles en imposent à une foule ignorante, dis-moi, ton frère, ce chef qui le dispute au dieu Mars, et dont le monde n'a jamais produit l'égal pour la guerre, pourquoi donc n'a-t-il pas encore vu les murs de Rome? Et nous arracherions du sein de leur mère des enfants trop faibles encore pour soutenir le poids des armes ? Et dociles à tes ordres, nous ferions construire mille galères aux proues d'airain? On irait chercher des éléphants par toute la Libye? apparemment pour qu'Annibal puisse prolonger son autorité, passer sa vie sous les armes, et faire durer son règne jusqu'à ce que le destin en décide? Mais vous ne pouvez vous laisser prendre à ces artifices grossiers. Non, ne dépeuplez pas vos foyers : mettez un frein à la puissance de ces ambitieux avides de guerres. La paix est le premier des biens dont il soit donné à l'homme de jouir. La paix seule est préférable à tous les triomphes. La paix conserve les états, et maintient l'égalité : rappelez-la donc dans vos murs; qu'on cesse enfin, ô Didon ! de traiter ta ville de perfide. Si la guerre a tant de charmes pour Annibal qu'il refuse de rendre à la patrie les épées qu'elle lui redemande, ne donnez pas, croyez-moi, d'aliments à sa fureur, et que telle soit la réponse que son frère ait à lui rapporter. » Hannon n'avait, pas encore satisfait sa colère : il allait continuer; on l'interrompt par des clameurs. « Si le nom d'Annibal, l'honneur de la Libye, si ce guerrier invincible dans les combats allume ta colère, devons-nous l'abandonner vainqueur au terme de ses travaux, en lui refusant des secours? la haine d'un seul homme nous arrachera-t-elle ce sceptre que nous allons saisir? » On s'empresse alors de fournir aux besoins de la guerre, et, en présence de son frère, on assure à Annibal absent la faveur de ses concitoyens. On arrête que les mêmes mesures seront annoncées aux Ibères, malgré la noire jalousie qui cherchait à ternir d'immortels exploits, et à arrêter un héros dans sa glorieuse carrière.