Diodore de Sicile, traduit par l'abbé Terrasson : Tome I.

DIODORE DE SICILE

HISTOIRE UNIVERSELLE.

TOME PREMIER : LIVRE I - SECTION I

Traduction française : l'abbé TERRASSON.

livre I ; section II

Autre traduction de Ferd. Hoefer (bilingue)

 

DIODORE DE SICILE.

LIVRE, PREMIER, SECTION PREMIÈRE.

ART. I. Avant-propos.

Nous avons dessein d'exposer à part les idées que les premiers instituteurs du culte des dieux se font formées sur leur sujet et ce que la fable a raconté et de chacun d'eux parce que ce sont des articles d'une assez grande étendue. Mais en attendant lorsque quelque divinité aura un rapport particulier à quelque point de notre Histoire, nous commencerons par le marquer, afin de ne rien omettre de nécessaire pour l’intelligence du discours. A l'égard des hommes nous avons déjà averti qu'en prenant les choses dès les premiers temps et parcourant tous les lieux de la terre habitée, nous rapporterons tout ce qui s'est passé avec autant d'exactitude qu'on en peut attendre d'un historien qui parle des temps et des lieux les plus reculés.

II. Différentes opinions de l’origine du monde.

Il y a deux opinions différentes sur l'origine des hommes parmi les physiciens et les historiens les plus fameux. Les uns, croyant le monde éternel et incorruptible prétendent que le genre humain a toujours été et qu'il est impossible de remonter au premier homme. Les autres donnant un commencement et une fin à toutes choses, soumettent les hommes à la même loi et expliquent ainsi la formation de leur espèce. Toute la nature ayant le chaos et la confusion, le ciel et la terre, mêlés ensemble ne faisaient qu'une masse uniforme : mais les corps s'étant séparés peu à peu les uns des autres, le monde parut enfin dans l'ordre où nous le voyons. L'air demeura dans une agitation continuelle. Sa partie la plus vive et la plus légère s'éleva au plus haut lieu de l'univers et devint un feu pur et sans mélange. Le soleil et les astres formés de ce nouvel élément sont emportés par le mouvement perpétuel de la sphère du feu. La matière terrestre demeura encore quelque temps mêlée avec l'humide par la pesanteur de l'une et de l'autre. Mais ce globe particulier roulant sans cesse sur lui-même se partagea par le moyen de cette agitation en eau et en terre ; de telle sorte pourtant que la terre demeura molle et fangeuse. Les rayons du soleil donnant sur elle en cet état causèrent différentes fermentations en sa superficie. Il se forma dans les endroits les plus humides des excroissances couvertes d'une membrane, déliée, ainsi qu'on le voit encore arriver dans les lieux marécageux, lorsqu'un ardent soleil succède immédiatement à un air frais. Ces premiers germes reçurent leur nourriture des vapeurs grossières qui couvrent la terre pendant la nuit et se fortifièrent insensiblement par la chaleur du jour. Étant arrivés enfin à leur point de maturité et s'étant dégagés des membranes qui les enveloppaient ils parurent sous la forme de toutes sortes d'animaux. Ceux en qui la chaleur dominait s'élevèrent dans les airs ; ce sont les oiseaux. Ceux qui participaient davantage de la terre, comme les hommes, les animaux à quatre pieds et les reptiles demeurèrent sur sa surface et ceux dont la substance était plus aqueuse, c'est-à-dire les poissons, cherchèrent dans les eaux le séjour qui leur était propre. Peu de temps après, la terre s’étant entièrement desséchée ou par l’ardeur du soleil ou par les vents devint incapable de produire des animaux parfaits et les espèces déjà produites ne s'entretinrent plus que par voie de génération. Euripide disciple du philosophe Anaxagore paraît avoir adopté sur l'origine des êtres le sentiment que nous venons d'exposer. Car il dit dans sa Menalippe.

Tout était confondu : mais le seul mouvement

Ayant du noir chaos tiré chaque élément,

Tout prit forme ; bientôt la nature féconde

Peupla d'êtres vivants le Ciel, la Terre et l'Onde,

Fit sortir de son sein ses ornements divers,

Et donna l'homme enfin pour maître l'univers.

Au reste si quelqu'un révoque en doute la propriété que ces physiciens donnent à la terre d'avoir produit tout ce qui a vie on lui alléguera pour exemple ce que la nature fait encore aujourd'hui dans la Thébaïde d'Égypte. Car lorsque les eaux du Nil se sont retirées après l'inondation ordinaire et que le soleil, échauffant la terre, cause de la pourriture en divers endroits, on en voit éclore une infinité de rats : Ainsi, disent nos physiciens, la terre s'étant desséchée par l'attouchement de l'air qui l'environne et qui a subi divers changements, doit avoir produit au commencement du monde différentes espèces d'animaux.

III. Vie des premiers hommes.

Les hommes nés de cette manière menaient d'abord une vie sauvage. Ils allaient chacun de leur côté manger sans apprêt dans les champs les fruits et les herbes qui naissent sans culture. Mais étant souvent attaqués par les bêtes féroces, ils sentirent bientôt qu'ils avaient besoin d'un secours mutuel ; et s'étant ainsi rassemblés par la crainte, ils s'accoutumèrent les uns les autres. Ils n'avaient eu auparavant qu'une voix confuse et inarticulée ; mais en prononçant différents sons à mesure qu'ils se montraient différents objets, ils formèrent enfin une langue propre à exprimer toutes choses. Ces petites troupes ramassées au hasard en divers lieux et sans communication les unes avec les autres, ont été l'origine des nations différentes et ont donné lieu à la diversité des langues. Cependant les hommes n'ayant alors aucun usage des commodités de la vie, ni même d'une nourriture convenable, demeuraient sans habitation, sans feu, sans provision et les hivers les faisaient périr presque tous par le froid, ou par la faim. Mais ensuite s'étant creusé des antres pour leur retraite, ayant trouvé moyen d'allumer du feu et ayant remarqué les fruits qui étaient de garde ils parvinrent enfin jusqu'aux arts qui contribuent aujourd'hui non seulement à l'entretien de la vie, mais encore à l'agrément de la société. C'est ainsi que le besoin a été le maître de l'homme et qu'il lui a montré à se servir de l'intelligence, de la langue et des mains que la nature lui a données préférablement à tous les autres animaux. Cette description abrégée de la vie des premiers hommes était nécessaire pour satisfaire à l'ordre dans une Histoire universelle. Nous allons entrer maintenant dans le détail des peuples les plus connus et des actions mémorables de, leurs principaux personnages.

IV. Ancienneté des rois. Doute sur l'antériorité des Grecs ou des Barbares.

Nous ne savons point quels ont été les premiers rois et nous n’ajoutons point de foi à ceux qui prétendent le savoir. En effet les rois paraissent plus anciens que l'invention de l'usage de toutes les choses qui auraient pu nous transmettre cette connaissance. L'histoire surtout est le dernier genre d'écrire qu'on se soit avisé de cultiver. Les Grecs ont toujours disputé de leur antiquité avec les Barbares. Les uns et les autres soutiennent qu'ils sont originaires du pays qu'ils habitent, qu'ils ont appris les arts et les sciences aux autres hommes et qu'ils ont fait les premiers des actions dignes d'être écrites. Nous ne prendrons aucune part dans cette dispute et nous ne voulons point décider quelles sont les nations les plus anciennes et encore moins de combien les unes sont plus anciennes que les autres. Mais nous rapporterons de suite et en particulier ce qu'elles disent toutes de leur antiquité et de leur origine. Nous commencerons par les Barbares, non que nous les estimions plus anciens que les Grecs, comme Éphore l'a avancé ; mais afin qu'ayant satisfait à cette partie de notre dessein nous n'interrompions pas l'histoire des Grecs quand nous y serons une fois entrés : et comme on croit communément que les dieux sont nés en Égypte, que c'est là qu'on a d'abord observé le cours des astres et que cet heureux pays a produit le premier des héros et de grands hommes, nous placerons ici les Égyptiens avant les autres peuples.

V. Les Égyptiens croient avoir été les premiers hommes.

Les Égyptiens prétendent que, le genre humain a commencé dans l'Égypte, et ils allèguent pour raison la fertilité de leur terroir et les avantages que leur apporte le Nil. Ils disent que ce fleuve produit lui-même un grand nombre d'animaux et toutes les espèces de nourriture qui leur conviennent ; la racine de roseau, le lotos, la fève d'Égypte, le fruit appelé corseon et plusieurs autres plantes ou fruits qui sont propres aux hommes mêmes. Ils citent en particulier l'exemple des rats que nous avons déjà rapporté et dont ils disent que tous ceux qui le voient sont étonnés : car on aperçoit quelquefois ces animaux présentant hors de terre une moitié de leur corps déjà formée et vivante, pendant que l'autre retient encore la nature du limon où elle est engagée. Il est démontré par là, continuent-ils, que dès que les éléments ont été développés, l'Égypte, a produit les premiers hommes ; puisque enfin dans la disposition même où est maintenant l'univers, la terre d'Égypte est la seule qui produise encore quelques animaux. De plus s'il est échappé quelque être vivant du déluge de Deucalion c'est l'Égypte, qui les a sauvés, puisque étant en partie sous l'aspect immédiat du soleil, elle et plus exempte des grandes pluies que tout autre pays : si au contraire ce déluge les a tous fait périr sans exception ; on ne peut placer avec quelque vraisemblance les premiers essais du renouvellement de la nature que dans l'Égypte, ; car la chaleur de son climat tempéré par les vapeurs froides et humides qui lui étaient apportées de tous les endroits de la terre, devait former un air très propre à la génération des animaux. Nous voyons en effet, ajoutent-ils, que dans les lieux les plus chauds de l’Égypte, ce sont les dernières eaux du Nil qui s’écoulent qui contribuent le plus à cette production merveilleuse, dont nous avons parlé plus haut et qui ne se fait que quand la chaleur du soleil s'insinue peu à peu dans une terre chargée d'humidité.

VI. Opinions égyptiennes sur le soleil, sur la lune et sur les éléments, et des noms des dieux qu'on leur a donnés.

Or ces nouveaux hommes, contemplant la forme de l'univers et admirant son ordre et sa beauté, furent particulièrement saisis de vénération à l'aspect du soleil et de la lune. Ils regardèrent ces deux astres comme deux divinités principales et éternelles et ils nommèrent l'un Osiris et l'autre Isis, deux noms tirés de l'idée qu'ils en avaient prise. Osiris signifie qui a plusieurs yeux ; en effet l'on peut dire que les rayons du soleil sont autant d'yeux dont il regarde la terre et la mer. Le poète, semble avoir emprunté de là cette expression :

L'Astre du jour qui voit et qui sait toutes choses.

Quelques-uns des plus anciens mythologistes grecs ont donné à Osiris les surnoms de Dionysius et de Sirius, d'où vient qu'Eumolpe dans ses Bacchiques a dit :

De l'ardent Sirius l'étoile étincelante.

et Orphée :

Bacchus nommé Phanès de sa vive lumière.

Quelques-uns donnent à Osiris un habillement de peau de sang tacheté pour marquer la multitude des étoiles. Le mot Isis signifie ancienne et marque l'opinion que les Égyptiens avaient de l'éternité de cette déesse. Ils la représentent avec des cornes par allusion à la figure que prend la lune dans sa croissance et dans son décours et parce qu'ils lui consacrent une génisse. Ce sont là les dieux qui selon eux gouvernent le monde, et qui entretiennent la vicissitude de trois saisons différentes, le printemps, l'été et l’hiver dont le retour fixe et immanquable fait l'harmonie et la beauté de l'univers. Ils ajoutent que ces deux divinités contribuent à la génération des êtres subalternes ; l'une en leur communiquant l'esprit et le feu, l'autre en leur fournissant la terre et l'eau, et toutes les deux en leur donnant l'air : ainsi tout naît et prend accroissement par les influences du soleil et de la lune ; et les cinq éléments que nous venons de nommer constituent le monde entier, comme la tête, les mains, les pieds et les autres parties du corps humain composent l'homme. Mais de plus les Égyptiens ont divinisé chacun de ces éléments et leur ont donné des noms propres dès la première institution de leur langue. Ils ont appelé l'esprit Jupiter, qui signifie source de vie et ils l’ont regardé comme le père de tous les êtres intelligents : idée qu’a empruntée d'eux le plus grand poète de la Grèce, lorsque parlant de Jupiter il dit :

Père et roi des hommes et des dieux.

Ils ont nommé le feu, Vulcain, dieu du premier ordre et qu'ils croient contribuer le plus à la production et à la perfection de toutes choses. La terre étant comme le sein dans lequel tout reçoit les premiers principes de la vie, ils lui ont donné le nom de Mère. La même vue l'a fait appeler par les Grecs Déméter, mot nouveau, qui ne diffère que d'une lettre du vieux mot Ghemeter qui signifie terre mère,

De tout être la Terre et Mère et bienfaitrice.

Dit Orphée. L'eau fut appelée Océan, mot qui veut dire Mère-nourrice. Les Grecs l'ont pris à peu près dans le même sens ; témoin ce vers d'Homère.

L'océan et Thétis des dieux font l'origine.

Au reste l'Océan chez les Égyptiens n'est autre que le fleuve du Nil, où ils prétendent que les dieux ont pris naissance : parce que de tous les pays du monde, l'Égypte est seul qui ait des villes bâties par les dieux mêmes, tels que sont Jupiter, le Soleil, Mercure, Apollon, Pan, Junon, Lucine et plusieurs autres. L'air enfin était Minerve qu'ils ont cru fille de Jupiter, née de son cerveau et toujours vierge, parce que l'air est incorruptible et qu'il s'étend jusqu’aux cieux. Minerve s'appelle aussi Tritogène, des trois températures différentes que l'air reçoit dans les trois saisons de l'année. Cette déesse a encore le nom de Glaucopis, non parce qu'elle a les yeux bleus, comme quelques Grecs l'ont trop littéralement interprété mais parce que l'air est bleu dans sa profondeur. Ils disent que ces cinq dieux parcourent de temps à autre tous les lieux du monde et apparaissent aux hommes tantôt sous une figure humaine, tantôt sous celle de quelques animaux sacrés ; en quoi ajoutent-ils ils ne font aucune illusion aux sens ; puisque étant les auteurs de tout être ils peuvent prendre réellement toute sorte de figure. C'est ce qu'Homère qui avait été chez les Égyptiens et qui avait eu communication avec leurs prêtres, fait entendre par ces vers de l'Odyssée.

Les justes dieux quittant le céleste séjour

De la terre souvent viennent faite le tour,

Et d'un voile mortel couvrant leurs traits sublimes,

Percer dans le secret des vertus & des crimes.

Voilà ce que les Égyptiens racontent des dieux célestes et immortels.

VII. Des dieux terrestres dont quelques-uns ont été rois en Égypte.

IL y a aussi selon eux des dieux terrestres nés mortels ; mais qui par leur propre sagesse ou par les biens qu'ils ont faits aux hommes ont obtenu l'immortalité. Quelques-uns de ceux-ci ont été rois dans l'Égypte, même ; et de ces rois les uns ont eu des noms communs avec certains dieux et les autres en ont eu de particuliers. Les premiers sont par exemple Helius ou le Soleil, Saturne, Rhéa, Jupiter que quelques-uns appellent Ammon, Junon, Vulcain, Vesta et Mercure. Helius dont le nom signifie le Soleil, a régné le premier en Égypte. Quelques-uns des prêtres donnent pourtant cet avantage à Vulcain inventeur du feu et disent que ce fut cette invention même qui lui procura la royauté. Car le feu du ciel ayant pris à un arbre sur une montagne et ce feu s'étant communiqué une forêt voisine Vulcain accourut à ce nouveau spectacle ; et comme on était en hiver, il se sentit très agréablement réchauffé. Ainsi quand le feu commençait à s'éteindre il l'entretenait en y jetant de nouvelle matière, après quoi il appela ses compagnons pour venir profiter avec lui de sa découverte. Saturne lui succéda et ayant épousé Rhéa sa sœur, il en eut selon quelques mythologistes Osiris et Isis, ou selon la plupart d'entre eux Jupiter et Junon, qui par leur vertu singulière parvinrent à l'empire du monde entier.

VIII. Osiris, Isis, et Mercure.

Du mariage de ces deux derniers naquirent cinq dieux dont la naissance tomba dans chacun des cinq jours intercalaires de l'année des Égyptiens. Ces dieux font Osiris, Isis, Typhon, Apollon et Vénus. Osiris a été appelé Bacchus et Isis Déméter ou Cérès. Osiris ayant épousé Isis et succédé au trône de son père fit plusieurs choses utiles à la société humaine. Il abolit la coutume exécrable qu'avaient les hommes de se manger les uns les autres, et établit à sa place la culture des fruits. Isis de son côté leur donna l'usage du froment et de l'orge qui croissent auparavant dans les champs comme des plantes inconnues et négligées. Leurs sujets furent charmés de ce changement et par la douceur qu’ils trouvèrent dans cette nouvelle nourriture et par l'horreur qu'ils conçurent eux-mêmes de l'ancienne. Pour autoriser cette origine on rapporte une pratique dont les Égyptiens se sont fait une loi : Dans le temps de la moisson ceux qui recueillent les premiers blés en mettent debout une gerbe autour de laquelle ils pleurent en invoquant Isis et célèbrent ainsi la mémoire de sa découverte dans le temps le plus convenable. Outre cela il y a quelques villes où dans les fêtes d'Isis on porte des épis de blé en reconnaissance du grand bienfait dont on le croit redevable à cette déesse. On dit de plus qu'Isis a donné les premières lois aux hommes et leur a enseigné à se rendre justice les uns aux autres, et à bannir d'entre eux la violence par la crainte du châtiment. C'est pour cela que les Grecs ont nommé Cérès Thesmophore ou Législatrice. Suivant les mêmes auteurs Osiris bâtit dans la Thébaïde d'Égypte une ville à cent portes qu'il appela du nom de Junon sa mère, mais que ses descendants ont nommée Diospolis ou ville de Jupiter connue aussi sous le nom de Thèbes. Au reste l’origine de cette ville est incertaine non seulement dans les auteurs, mais encore parmi les prêtres d'Égypte, car plusieurs d'entre eux soutiennent que Thèbes a été bâtie, non par Osiris, mais plusieurs années après lui, par un roi dont nous raconterons les actions en leur lieu. Osiris éleva un temple merveilleux par sa grandeur et par sa somptuosité à Jupiter et à Junon qu'il regardait comme ses ancêtres. Il en dédia deux autres tous d'or sous le nom de Jupiter mais le plus grand était consacré au dieu Jupiter et le plus petit à son propre père qui se nommait de même mais qui fut surnommé Ammon. Il bâtit des temples de même matière aux autres dieux dont nous avons parlé plus haut ; il régla leur culte et établit des prêtres pour le maintenir. Outre cela Osiris et Isis ont chéri et protégé les inventeurs des arts et des autres choses utiles à la vie. C'est pour cela que la fabrique de l’or et de l'argent ayant été trouvée dans la Thébaïde, on en fit des armes pour exterminer les bêtes féroces, des instruments pour travailler la terre et, la nation se polissant de plus en plus, des statues et des temples entiers dignes des dieux auxquels on les dédiait. Osiris aima aussi l'agriculture comme ayant été élevé à Nysa ville de l'Arabie heureuse et voisine de l'Égypte où cet art était en honneur. C'est du nom de Jupiter son père joint à celui de cette ville que les Grecs ont fait Dionysyus qui est chez eux le nom d'Osiris. Le poète fait mention de Nysa dans un de ses hymnes, où il dit :

Assise entre les bois qui couvrent la montagne,

Nyse voit l'eau du Nil couler dans la campagne.

On dit aussi qu'il observa le premier la vigne dans le territoire de Nyse et qu'ayant trouvé le secret de la cultiver, il but le premier du vin et apprit aux autres hommes la manière de le faire et de le conserver. Il honora Hermès ou Mercure parce qu'il le vit doué d'un talent extraordinaire pour tout ce qui peut aller au bien de la société humaine. En effet Mercure forma le premier une langue exacte et réglée, des dialectes grossiers et incertains dont on se servait. Il imposa des noms à une infinité de choses d'usage qui n'en avaient point. Il inventa les premiers caractères et régla jusqu'à l’harmonie des mots et des phrases. Il institua plusieurs pratiques touchant les sacrifices et les autres parties du culte des dieux et il donna aux hommes les premiers principes de l'astronomie. Il leur proposa ensuite pour divertissement la lutte et la danse et leur fit concevoir quelle force et même quelle grâce le corps humain peut tirer de ces exercices. Il imagina la lyre dans laquelle il mit trois cordes par allusion aux trois saisons de l'année : car ces trois cordes rendent trois sons, le grave l'aigu et le moyen ; le grave répond à l'hiver, le moyen au printemps et l'aigu à l'été. C'est lui qui apprit l'interprétation ou l'élocution aux Grecs, qui pour cette raison l'ont appelé Hermès ou Interprète : il a été le confident d'Osiris qui lui communiquait tous ses secrets et qui faisait un grand cas de ses conseils. C'est enfin lui selon les Égyptiens qui a planté l'olivier que les Grecs croient devoir à Minerve.

IX. Exploits ou bienfaits d'Osiris accompagné dans ses voyages de plusieurs grands hommes, mis depuis au nombre des dieux.

OSIRIS étant né bienfaisant et amateur de la gloire assembla, dit-on, une grande armée dans le dessein de parcourir la terre pour y porter toutes ses découvertes et surtout l'usage du blé et du vin : jugeant bien qu'ayant tiré les hommes de leur première férocité et leur ayant fait goûter une société douce et raisonnable il participerait aux honneurs des dieux : ce qui arriva en effet. Car non seulement les hommes qui reçurent de sa main ces divins présents, mais leurs descendants mêmes, ont regardé comme les plus grands des dieux ceux auxquels ils devaient leur nourriture. Avant que de partir il laissa à Isis l'administration générale de son état déjà parfaitement réglé. Il lui donna pour conseiller et pour ministre Hermès le plus sage et le plus fidèle de ses amis, et pour général de ses troupes Hercule qui tenait à lui par la naissance ; homme d'ailleurs d'une valeur et d'une force de corps prodigieuses. Il établit aussi Busiris et Antée pour gouverneurs, l'un de tout le pays maritime qui est tourné vers la Phénicie et l'autre des lieux voisins de l'Éthiopie et de la Libye. Toutes choses étant ainsi disposées, il se mit en marche à la tête de son armée, emmenant avec lui son frère que les Grecs nomment Apollon. On dit que celui-ci trouva le laurier que tous les peuples lui ont consacré depuis. Pour le lierre, les Égyptiens en attribuent la découverte à Osiris même, et le nom qu'ils ont donné au lierre signifie en leur langue plante d'Osiris. Ils le portent dans les fêtes qu'ils font en son honneur, comme les Grecs dans celles de Bacchus. Ils le préfèrent même à la vigne dans les cérémonies sacrées parce que la vigne se sèche et perd ses feuilles au lieu que le lierre demeure toujours vert ; à quoi les anciens ont eu égard dans la consécration qu'ils ont faite de quelques autres plantes à d'autres divinités, comme du myrte à Vénus, du laurier à Apollon et de l'olivier à Minerve. Osiris fut aussi accompagné dans cette expédition de deux de ses fils Anubis et Macédon, ils étaient tous deux fort braves et se faisaient remarquer par un habillement pris de deux bêtes dont ils imitaient le courage ; car Anubis était revêtu d'une peau de chien et Macédon d'une peau de loup : c'est pour cela que le chien et le loup sont en honneur chez les Égyptiens. Il prit encore avec lui Pan fort respecté dans le pays ; car non seulement ils placèrent depuis sa statue dans tous leurs temples, mais encore, ils bâtirent dans la Thébaïde une ville qu'ils appelèrent Chemmis ou Chemmo, qui en langage Égyptien signifie ville de Pan. Il se fit suivre enfin par deux hommes experts en agriculture, l'un nommé Maron qui s'entendait parfaitement à la vigne et l'autre appelé Triptolème, qui savait tout ce qui regarde les blés et le labourage. Tout étant prêt et Osiris ayant fait un vœu solennel de ne se point raser la tête qu'il ne fut revenu dans sa patrie, il prit son chemin par l'Éthiopie. C'est là l'origine de la coutume, qui s'est observée religieusement en Égypte jusqu'à ces derniers temps, de ne se point faire couper les cheveux depuis le jour qu'on sort de son pays jusqu'au jour où l'on y revient. On dit que lorsqu'il passait par l'Éthiopie on lui présenta des Satyres, espèces d'hommes qui sont couverts de poil par tout le corps. Osiris aimait la joie et prenait plaisir au chant et à la danse. Il avait toujours avec lui une troupe de musiciens, parmi lesquels étaient neuf filles instruites de tous les arts qui ont quelque rapport à la musique ; c'est pourquoi les Grecs les ont appelées les neuf Muses. Elles étaient conduites par Apollon frère du roi. Ainsi Osiris voyant que les Satyres étaient propres à chanter, à danser et à faire toutes sortes de sauts et de jeux, il les retint à sa fuite. Car d'ailleurs il n'eut pas besoin de vaquer beaucoup aux exercices militaires ni de s'exposer à de grands périls ; parce qu'on le recevait partout comme un dieu qui portait avec lui l'abondance et la félicité. Ayant donc mis l'agriculture en tirage dans l'Éthiopie et y ayant bâti plusieurs villes considérables, il y laissa des gouverneurs et d'autres officiers pour lever les tributs qu'il imposa sur cette province. Ce fut alors et au lever de la Canicule que le Nil, qui croît tous les ans dans cette saison, rompit ses digues et se déborda d'une manière si furieuse qu'il submergea presque toute l'Égypte et particulièrement cette partie dont Prométhée était gouverneur ; de sorte que peu d'hommes échappèrent à ce déluge. L'impétuosité de ce fleuve lui fit donner alors le nom d'aigle. Prométhée voulait se tuer de désespoir, lorsque hercule se surpassant lui-même en cette occasion entreprit par un effort plus qu'humain de réparer les brèches que le Nil avait faites à ses digues et de le faire rentrer dans son lit. Voilà le fondement de la fable qui dit qu'Hercule tua l'aigle qui rongeait le foie de Prométhée. Ce fleuve fut appelé dans le commencement Oceames, mot que les Grecs ont traduit par celui d'Océan. On lui donna ensuite le nom d'aigle pour la raison que nous venons de dire. Il fut. appelé depuis Égyptus du nom d'un roi d'un pays, d'où vient qu'Homère a dit :

Dans le fleuve Égyptus je fis entrer mes voiles.

Car ce fleuve se décharge dans la mer près du lieu appelé Thonis, qui a été autrefois le plus célèbre entrepôt de marchandises qui fut dans l'Égypte ; il a enfin reçu du roi Nileus le nom de Nil qu'il a gardé jusqu'à présent.

X. Osiris passe jusqu'aux Indes d'où il revient en Asie et même en Europe, selon quelques-uns.

Osiris étant arrivé aux confins de l'Éthiopie fit border le Nil de part et d'autre de puissantes digues, afin que dans ses crues il ne ravageât plus les campagnes et qu'il ne s'étendit pour les arroser dans le besoin qu'à proportion qu'on ouvrirait les écluses qu'il avait fait faire avec beaucoup d'art. Il traversa ensuite l'Arabie le long de la mer Rouge et continua sa route jusqu'aux Indes et aux extrémités de la terre. Il bâtit dans les Indes de grandes villes et entre autres Nysa, à laquelle il donna ce nom en mémoire de la ville d'Égypte où il était né. C'est là qu'il planta le lierre qui n'est demeuré et qui ne croît encore aujourd'hui dans les Indes qu'aux environs de cette ville. Il s'y exerça aussi à la chasse des éléphants. Enfin Osiris fit dresser des colonnes pour faire ressouvenir ces peuples des choses qu'il leur avait enseignées et il laissa plusieurs autres marques de son passage favorable dans cette contrée : de sorte que les Indiens qui le regardent comme un dieu prétendent qu'il est originaire de leur pays. De là il vint visiter les autres nations de l'Asie. L'on dit même qu'il traversa l'Hellespont et qu'il aborda en Europe où il tua Licurgue roi de Thrace qui s'opposait à ses desseins. Il donna les États de ce roi barbare à Maron qui était déjà vieux, pour y maintenir les lois et les connaissances qu'il leur avait apportées comme aux autres nations. Il voulut même que Maron bâtit une ville dans ce pays et qu'il l'appelât Maronée. Il laissa Macédon son fils roi de cette province qui a pris le nom de Macédoine et il chargea Triptolème de cultiver tout le territoire de l'Attique ; en un mot parcourant toute la terre il répandit partout les mêmes bienfaits. Nous n'oublierons pas de dire ici qu'en faveur des peuples dont le terroir n'est pas propre à la vigne, il inventa une boisson faite avec de l'orge et qui pour l'odeur et pour la force n'est guère différente du vin. C'est ainsi qu'Osiris laissa sur toute sa route les fruits heureux de sa sagesse et de sa bonté. Revenu en Égypte il fit part à ses peuples d'une infinité de choses curieuses et utiles qu'il rapportait de ses longs voyages et s'attira par tant de bienfaits le nom de dieu et le culte qu'on rend aux dieux. Ainsi ayant passé de la terre au ciel, Isis et Mercure lui firent des sacrifices et instituèrent des initiations avec des cérémonies secrètes et mystérieuses en son honneur.

XI. Mort d'Osiris et règne d'Isis. Honneurs qu'elle rend à la mémoire de son époux.

Au reste quoique les prêtres eussent caché longtemps la mort d'Osiris et la cause de sa mort, elle se divulgua à la fin. On dit donc qu'Osiris dans le temps qu'il régnait avec le plus d'équité fut tué par son frère Typhon homme violent et injuste et que ce barbare partagea le corps de son frère mort en vingt-six parties, qu'il distribua aux vingt-six complices de son parricide, afin de les engager par cette attestation sacrilège à soutenir l'injustice de son nouveau règne. Mais Isis sœur et femme d'Osiris aidée de son fils Horus poursuivit la vengeance de cet attentat et ayant fait mourir Typhon et ses complices elle monta elle-même sur le trône. II s'était auparavant donné un combat contre ce malheureux parti du côté de l'Arabie, près du village d'Antée, ainsi nommé d'Antée qu'Hercule y avait tué du temps d'Osiris. La victoire étant demeurée à Isis, elle y recouvra toutes les parties du corps de son mari, excepté celles que la pudeur défend de nommer. Pour cacher la manière dont elle voulait l'ensevelir et rendre en même temps son tombeau célèbre et recommandable dans toute l'Égypte, on dit qu'elle eut recours à cette adresse. Elle fit faire autant de figures de cire mêlées d'aromates et de la grandeur d'Osiris, qu'elle avait trouvé de parties de son corps. Elle mit une de ces parties en chaque figure ; et appelant chaque société de prêtres en particulier, elle leur fit jurer qu'ils lui garderaient le secret sur la confidence qu'elle allait leur faire. Là-dessus elle assura chacune de ces sociétés qu'elle l'avait préférée à toutes les autres pour être la dépositaire du corps entier d'Osiris ; qu'ainsi c'était à eux à le porter dans le lieu qu'ils desservaient et à se charger de son culte. Elle enjoignit ensuite à chacune d'elles de choisir un animal tel qu'ils voudraient, qui représenterait Osiris ; auquel on rendrait pendant sa vie les mêmes respects qu'a Osiris et qu'on ensevelirait après sa mort avec les mêmes honneurs. Isis voulant engager les prêtres par des bienfaits extraordinaires à exécuter fidèlement ses intentions, leur donna en propre le tiers de l'Égypte, pour leur entretien et pour les frais des sacrifices. Les prêtres persuadés par les discours et par les dons d'Isis et se ressouvenant des biens qu'ils avaient reçus d'Osiris même, firent tout ce que la Reine souhaitait. C'est pourquoi chaque société sacerdotale se vante jusqu'à ce jour d'avoir le corps d'Osiris, nourrit un animal sacré en sa mémoire et renouvelle les funérailles de ce prince à la mort de cet animal. Cependant les taureaux sacrés et surtout les deux qui s'appellent Apis et Mnevis sont particulièrement en vénération chez les Égyptiens ; parce que ces animaux ont servi plus que tous les autres à celui qu'ils croient avoir trouvé l'usage du blé et à tous ceux qui ont perfectionné l'agriculture.

XII. Mort d'Isis. On lui rend les honneurs divins.

ON dit qu'Isis fit un vœu solennel de garder à la mémoire de son époux la fidélité qu'elle avait gardée à sa personne pendant sa vie. Elle acheva un règne heureux par les lois qu'elle fit observer et par les bienfaits dont elle combla ses peuples. Après sa mort, elle participa aux honneurs divins et son corps fut enseveli à Memphis où l'on montre encore la clôture de son tombeau dans un temple de Vulcain. D'autres soutiennent pourtant que les corps de ces deux divinités ne sont point à Memphis, mais qu'ils ont été posés dans une île du Nil, située auprès des montagnes qui séparent l'Éthiopie de l'Égypte entre des rochers qu'on appelle Phyles et que pour cette raison l'île même s'appelle le Champ Sacré. Ils apportent pour preuve de ce qu'ils avancent le tombeau superbe qui est dressé à Osiris dans cette île, tombeau respecté des prêtres de toute l'Égypte, et remarquable par les trois cent soixante urnes qui l'environnent. Les prêtres du lieu remplissent chaque jour ces urnes de lait et se rangeant à l'entour, ils font des lamentations et prononcent le nom de ces dieux. Il n'est permis qu'aux prêtres d'entrer dans cette île ; et tous les peuples de la Thébaïde, qui sont les plus anciens de l'Égypte, regardent comme inviolable le serment qui se fait en attestant le tombeau d'Osiris aux rochers de Phyles. A l'égard de cette partie du corps d'Osiris qu'Isis ne put retrouver, on dit que Typhon l'avait jetée dans la mer, parce qu'aucun de ses complices n'avait voulu s'en charger qu'Isis néanmoins en ayant fait faire une représentation la fit honorer comme les autres et lui attribua même un culte et des sacrifices particuliers de la part des initiés. De là vient que les Grecs qui ont emprunté des Égyptiens les mystères et les orgies de Bacchus ont une idole semblable qu'ils nomment Phallus, au sujet de laquelle leurs initiés font de grandes cérémonies dans les fêtes de ce dieu.

XIII. Erreur des Grecs sur divers héros Égyptiens qu'ils s'attribuent.

ON prétend qu'il s'est écoulé plus de dix mille ans depuis Osiris et Isis jusque au règne d'Alexandre qui a bâti en Égypte la ville qui porte son nom. D'autres écrivent qu'il y en a près de vingt-trois mille. Au reste ceux qui croient qu'Osiris est né à Thèbes en Béotie, de Jupiter et de Sémélé, sont dans une erreur dont voici l'origine. Orphée étant allé en Égypte fut initié aux mystères d'Osiris ; et comme il était fort uni avec les descendants de Cadmus fondateur de Thèbes en Béotie, il résolut pour leur faire plaisir de transporter en cette ville de la Grèce tout l'honneur de la naissance de ce dieu. Le peuple qui n'approfondit rien et qui d'ailleurs était ravi de cette acquisition, prêta volontiers l'oreille au discours d'Orphée et reçut avec plaisir toutes les cérémonies instituées au nom d'Osiris. Cependant Orphée fonda sa supposition sur l'événement que je vais dire. Cadmus qui était véritablement originaire de Thèbes en Égypte, eut entre autres enfants une fille nommée Sémélé : celle-ci ayant été abusée depuis l'établissement de Cadmus en Grèce, conçut un fils dont elle accoucha au bout de sept mois et qui avait une parfaite ressemblance avec Osiris, de la manière dont on le représentait alors dans ses images. Cet enfant mourut bientôt soit en punition de sa naissance illégitime, soit par le défaut naturel de sa naissance prématurée. Cadmus sur la réponse d'un oracle fit dorer son corps embaumé, lui fit offrir des sacrifices et publia qu'Osiris avait voulu encore une fois apparaître aux hommes sous cette forme. Il attribua cette renaissance à Jupiter pour rendre son idole plus auguste et pour sauver en même temps l'honneur de sa fille. Orphée très considéré dans la Thèbes grecque dont il était devenu citoyen, adopta cette fable et lui donna un très grand crédit par la beauté de ses vers et par la réputation qu'il avait d'être profond dans toutes les matières de religion. Les secrets de la théologie égyptienne qu'il avait pénétrés lui fournirent toutes les couleurs dont il eut besoin pour faire aller cette nouveauté qui d'ailleurs flattait les Grecs : et dans les mystères qu'il institua on ne manquait point de dire à tous ceux qui s'y faisaient initier, que Bacchus était fils de Jupiter et de Sémélé sans parler même de la renaissance, et malgré la différence prodigieuse des temps. Cette opinion s'est glissée ensuite dans les livres des mythologistes et les poètes qui l'ont suivie dans leurs pièces de théâtre en ont rempli l'esprit des peuples. Au fond, on a toujours accusé les Grecs de s'attribuer l'origine d'un assez grand nombre de dieux, de héros, et de colonies qui ne viennent point de chez eux. Hercule, par exemple, qui a laissé par toute la terre des traces de son courage et qui a planté dans l'Afrique ces fameuses colonnes, par où est-ce que les Grecs peuvent se l'approprier ? Tout le monde dit qu'Hercule défendit les dieux dans la guerre des Géants ; or le temps des Géants ne convient point à l'époque de l'Hercule grec qui vivait peu avant la guerre de Troie, il n'y a pas douze cents ans ; au lieu que les Géants n'ont paru que dans les commencements du monde, temps éloigné de nous, selon les Égyptiens de plus de dix mille ans. La massue et la peau de lion, qu'on a toujours données à Hercule sont une preuve de son antiquité et font voir qu'il combattait dans un temps où les armes offensives et défensives n'étant pas encore inventées, les hommes n'allaient à la guerre qu'avec des bâtons et n'étaient couverts que de peaux de bêtes. Les Égyptiens croient Hercule fils de Jupiter, mais ils ne connaissent point sa mère ; ce n'est que dix mille ans après lui qu'un fils d'Alcmène, nommé Alcée à sa naissance, prit dans la suite le nom d'Hercule. Ce nom ne fut point donné à Alcée pour marquer selon la force du mot Hercule, qu'il avait tiré beaucoup de gloire de la haine de Junon ; ainsi que l'interprète Matris : mais comme étant devenu grand, il choisit un genre de vie assez semblable à celui de l'ancien Hercule, les Grecs ont transféré à celui-ci le nom et la gloire du premier. L'opinion reçue de tout temps chez les Grecs qu'Hercule a purgé la terre des monstres fait contre eux-mêmes : car des exploits de cette nature ne sauraient tomber dans les temps de Troie où le genre humain s'étant considérablement accru, on trouvait partout des villes policées ou des terres cultivées. On ne peut les placer raisonnablement que dans cet âge grossier et sauvage où les hommes étaient accablés par la multitude des bêtes féroces, particulièrement en Égypte, dont la haute région est encore remplie de ces animaux. Ce fut alors qu'Hercule plein d'amour pour sa patrie extermina ces monstres et livra la campagne tranquille à ceux qui voudraient la cultiver : ce qui le fit mettre au rang des dieux. On dit aussi que Persée est né en Égypte et que les Grecs ont transféré à Argos la naissance de ce héros et celle d'Isis même par la fable d'Io changée en génisse. Il faut pourtant avouer qu'il y a toujours eu une grande confusion de sentiments, au sujet d'Isis et d'Osiris. Les uns, comme nous l'avons déjà dit ont laissé à la déesse le nom d'Isis, mais d'autres l'ont appelée ou Cérès ou Thesmophore, ou Junon, ou la Lune ; et d'autres encore lui ont donné tous ces noms à la fois. Osiris a été nommé par les uns ou par les autres Sérapis, Dionysius, Pluton, Ammon, Jupiter et Pan ; quelques-uns assurent pourtant que le Sérapis des Égyptiens est le Pluton des Grecs.

XIV. Opinions fabuleuses sur Isis, sur son fils Horus, sur les Géants, etc.

LES Égyptiens prétendent qu'Isis avait inventé plusieurs remèdes très salutaires et qu'elle avait une parfaite connaissance de la médecine : ils ajoutent qu'à présent même qu'elle jouit de l'immortalité, elle prend plaisir à apparaître pendant le sommeil aux hommes qui implorent son secours dans leurs maladies. Ils se vantent d'autoriser cette croyance non par des fables, comme les Grecs, mais par des faits constants. En effet, disent-ils, tous les peuples du monde rendent témoignage au pouvoir de cette déesse par leur culte et par leur reconnaissance. Elle indique à ceux qui souffrent les remèdes propres à leurs maux : et l'observation fidèle de ses avis a sauvé contre l'attente de tout le monde des malades abandonnés des médecins. On a vu des gens absolument privés de la vue ou qui avaient perdu quelque membre de leurs corps, rétablis dans leur premier état par la confiance qu'ils ont eue en elle. On dit aussi qu'elle composa un breuvage d'immortalité et qu'en ayant fait prendre à son fils Horus qu'elle trouva mort sur le rivage du fleuve, où les Titans l'avaient surpris dans une embuscade, non seulement elle le ressuscita, mais encore elle le rendit immortel. Il paraît qu'Horus est le dernier roi participant de la divinité qui ait gouverné l'Égypte. On dit qu'Horus est Apollon qui ayant été instruit de l'art de la médecine et de celui de la divination par sa mère Isis, employa l'un et l'autre à l'avantage des hommes, exerçant le second par ses oracles et le premier par ses cures merveilleuses. Les prêtres d'Égypte dans la supputation qu'ils font des temps qui se sont écoulés depuis le règne d'Helius ou du Soleil jusqu'au passage d'Alexandre en Asie, trouvent plus de vingt-trois mille ans. Pour soutenir cette fable, ils disent que les premiers dieux ont régné chacun plus de douze cents ans, et que les derniers sont allés jusque à trois cents. Mais comme un règne de cette durée est incroyable, quelques-uns de ces chronologistes pour se sauver n'ont pas craint d'avancer que le cours du soleil n'étant pas encore parfaitement connu on réglait l'année sur celui de la lune et que cette année n'ayant par conséquent que trente jours, il n'est pas surprenant qu'un seul roi ait pu vivre douze cents ans ; puisqu'à présent que chaque année a douze mois il y en a qui vivent jusque à cent ans. Ils ont un dénouement à peu près semblable pour les règnes de trois cent ans. Ils ajoutent que dans la suite les années ont été composées de quatre mois qui font la durée de chacune des trois saisons, le printemps, l'été et l'hiver ; d'où vient que chez quelques auteurs grecs les années s'appellent saisons et les histoires des horographies. Les Égyptiens content aussi que ce fut du temps d'Isis que parurent ces monstres à plusieurs corps que les Grecs ont appelés Géants et que les prêtres d'Égypte représentent encore sous des figures énormes qu'ils accablent de coups dans les sacrifices. Les uns disent qu'ils étaient sortis de la terre dans le temps qu'elle produisait toute sorte d'animaux : d'autres croient que c'étaient des hommes d'une stature ordinaire, mais qui par leur force et par le nombre de leurs exploits, ont donné lieu à la fable de leur supposer plusieurs corps. Quoiqu'il en soit ils furent tous exterminés dans la guerre qu'ils firent à Jupiter et à Osiris. Les lois de l'Égypte,, contraires en ce point à celles des autres nations, autorisent le mariage des frères avec leurs sœurs par l'exemple heureux d'Osiris et d'Isis. Mais de plus comme Isis après la mort d'Osiris, son frère et son époux, eut le courage de punir ses meurtriers, qu'elle consacra le reste de ses jours à la viduité et qu'elle régna elle-même avec beaucoup d'équité et d'attention au bien de ses peuples la coutume a prévalu en Égypte de rendre plus d'obéissance et de respect aux reines qu'aux rois. Parmi les particuliers même les hommes promettent dans le contrat de mariage qu'ils feront soumis en tout à leurs femmes.

XV. Colonnes dressées en l'honneur d'Isis et d'Osiris.

NONOBSTANT ce que nous avons dit plus haut de la sépulture d'Isis et d'Osiris ou à Memphis ou aux rochers de Phyles, je n'ignore pas que quelques-uns mettent leurs tombeaux à Nyse ville de l'Arabie, d'où Bacchus est souvent appelé Nyseus. On voit encore dans cette ville deux grandes colonnes chargées chacune d'une inscription en caractères sacrés. La colonne d'Isis porte ces mots :

Je suis Isis Reine de tout ce pays, j'ai été instruite par Mercure : nul ne peut abolir mes lois. Je suis la fille aînée de Saturne le plus jeune des dieux. Je suis sœur et femme du roi Osiris : j'ai donné la première aux hommes l'usage des fruits, je suis mère du Roi Horus : je me lève avec l'étoile de la canicule, c'est moi qui ai bâti la ville de Bubaste. Réjouissez-vous Égypte qui m'avez nourrie.

Sur la colonne d'Osiris sont gravés ces mots :

J'ai pour père le plus jeune de tous les dieux ; je suis le fils aîné de Saturne, formé de son plus pur sang et frère du jour. Je suis le roi Osiris, qui suivi d'une armée nombreuse ai parcouru la terre entière depuis les sources de l'Ister jusqu'aux rivages de l'océan ; et j'ai porté partout mes découvertes et mes bienfaits.

Voilà ce qu'on peut lire encore de ces inscriptions, car le temps a effacé le reste. C'est ainsi que les opinions sur la sépulture de ces divinités sont différentes ; parce que les prêtres qui en savent la vérité, ne veulent pas la répandre, de crainte d'encourir les peines dont sont menacés ceux qui révèlent les secrets des dieux.

XVI. Colonies des Égyptiens, dont les Athéniens prétendent être la principale.

LES Égyptiens se vantent aussi d'avoir envoyé des colonies par toute la terre. Belus qu'on croit fils de Neptune et de Libye en mena une à Babylone. On dit qu'ayant fixé son séjour sur les rives de l'Euphrate il institua des prêtres sur le modèle de ceux d'Égypte, qu'il exempta de tous impôts et de toutes charges publiques : et que les Babyloniens les appellent Chaldéens. Ceux-ci s'adonnèrent à l'étude des astres, à l'imitation des prêtres, des naturalistes et des astrologues égyptiens. On ajoute que Danaüs originaire aussi de l'Égypte alla bâtir Argos une des plus anciennes villes de la Grèce et que d'autres chefs tous sortis du même lieu, conduisirent les uns les peuples qui habitent maintenant la Colchide et le royaume de Pont, les autres le peuple juif qui occupe le pays situé entre l'Arabie et la Syrie : de là vient que toutes ces nations font circoncire leurs enfants, coutume qu'elles ont tirée des Égyptiens. On assure encore que les Athéniens sont une colonie des Saïtes peuples de l'Égypte et les Égyptiens prouvent cette origine en faisant remarquer que de toutes les villes grecques Athènes est la seule qui porte le nom d'Astu, pris de la ville d'Astu en Égypte : Ils ont d'ailleurs emprunté des Égyptiens la division qu'ils font de la république en trois classes. La première est de ceux qui ont eu une éducation distinguée et qui peuvent être admis aux dignités : cette classe répond à celle des prêtres égyptiens. La seconde comprend les habitants de l'Attique, qui sont obligés de porter les armes pour la défense de la ville, à l'imitation des laboureurs de l'Égypte, d'entre lesquels on prend les soldats. Dans la troisième enfin sont les ouvriers et tous les hommes de travail qui font aussi dans l'Égypte un ordre particulier. Ils ajoutent que les Athéniens ont eu des Égyptiens pour capitaines ou pour rois. Petès par exemple, père de Menesthée qui se trouva au siège de Troie et qui était certainement Égyptien, conduisait les troupes d'Athènes et fut ensuite roi de cette ville. On a dit que ce Petès était de deux natures, moitié homme et moitié bête : les Athéniens font semblant d'ignorer le fondement de cette fable ; quoiqu'il soit clair qu'on a voulu marquer par là que ce héros, moitié barbare et moitié grec, était de deux natures. Les Égyptiens soutiennent aussi qu'Érechthée roi d'Athènes était Égyptien d'origine, et voici ce qu'ils en racontent. Ils disent qu'une grande famine désolant toute la terre excepté l'Égypte, qui du consentement de tout le monde en fut exempte par la bonté de son terroir ; Érechtée qui avait déjà quelque alliance avec les Athéniens leur porta des blés et que les Athéniens le firent roi en reconnaissance de ce bienfait. Ayant accepté ce titre, il leur enseigna les sacrifices de Cérès et établit à Éleusine les mystères de cette déesse, tels qu'ils se pratiquaient en Égypte : c'est ce qui a donné lieu de dire que Cérès était venue elle-même à Athènes, et de placer en ce temps-là la découverte des blés qui leur furent seulement apportés d'ailleurs sous le nom et sous les auspices de cette déesse. Les Athéniens conviennent eux-mêmes du règne d'Érechtée, de cette famine, de la venue de Cérès et du présent qu'elle leur fit ; mais de plus ils avouent que les sacrifices, les mystères et toutes les cérémonies d'Éleusine sont parfaitement imités de ce qui s'observe en Égypte. En effet leurs Eumolpides ou chantres tiennent la place des prêtres et leurs hérauts celle des pastophores. Ils sont les seuls de tous les Grecs qui jurent par le nom d'Isis et leurs mœurs sont très conformes à celles des Égyptiens. Voila de quoi ceux-ci se vantent avec plus de zèle, à mon avis, pour la gloire de leur nation que pour la vérité ; ajoutant que la magnificence de leurs rois et le nombre prodigieux des premiers habitants de l'Égypte, a été la cause des transmigrations que nous venons de marquer et de plusieurs autres que nous passons sous silence parce que nous ne les voyons soutenues d'aucune preuve assez sensible, ou attestées par aucun monument assez certain. C'est là tout ce que nous avions à dire de la théologie ou de la mythologie des Égyptiens. Nous allons maintenant rapporter en abrégé ce qui regarde la géographie et les autres particularités naturelles du terroir et du fleuve de l'Égypte.

XVII. Description géographique de l'Égypte,.

CETTE fameuse contrée s'étend vers le midi et par les barrières que la nature lui a données, aussi bien que par la beauté de ses campagnes, elle est au-dessus de tous les royaumes du monde. Du côté du couchant elle est défendue par les plaines désertes de la Libye, dont le passage est non seulement très difficile mais encore très dangereux, tant par le manque absolu d'eau et de vivres que par les bêtes féroces qu'on y rencontre. Les cataractes et les montagnes qui les entourent en ferment l'entrée du côté du midi car le fleuve n'est navigable qu'à cinq mille cinq cents stades en deçà de la Troglodyte et des confins de l'Éthiopie et la terre même n'est praticable que pour les voyageurs qui peuvent marcher avec un train et une dépense de roi. L'orient de l'Égypte est défendu par le fleuve, par un désert et par un terrain fangeux. Il y a surtout entre la Célé-Syrie et l'Égypte un marais appelé Serbonis, fort étroit dans toute sa longueur qui est de deux cents stades, mais prodigieusement profond et très dangereux pour ceux qui ne le connaissent pas. Car étant comme une bande d'eau entre deux rivages très longs et très sablonneux, les vents violents et perpétuels le tiennent presque toujours couvert de sable de sorte qu'il ne fait qu'une même surface avec la terre ferme de laquelle il est impossible de le distinguer à l'œil. Il y a eu des capitaines qui y ont péri avec toute leur armée, faute de bien connaître le pays. Le sable accumulé sur cette eau bourbeuse ne cède d'abord que peu à peu comme pour séduire les passants qui continuent d'avancer, jusqu'à ce que s'apercevant de leur erreur, les secours qu'ils tâchent de se donner les uns aux autres ne peuvent plus les sauver. En effet ce composé n'étant ni solide ni liquide, on ne saurait nager dans une eau épaissie par le sable et par le limon dont elle est chargée et l'on ne trouve nulle part un fond assez ferme pour appuyer le pied et pour s'élancer en haut. Tous les efforts qu'on peut faire ne servent même qu'à attirer le sable qui est sur le rivage et qui achève d'accabler ceux qui sont pris dans ce funeste piège. Cette plaine s'appelle pour cette raison Barathrum. Voilà les bornes de l'Égypte par rapport au continent. Son quatrième côté qui regarde le septentrion a pour rempart une vaste mer et des côtes dont il ne faut pas s'approcher. Car depuis le promontoire de la Libye, jusqu'à Joppé en Célé-Syrie, ce qui fait un espace de cinq mille stades, il n'y a de port assuré que le Phare : tout le reste est une rade dangereuse pour ceux qui ne l'ont pas fréquentée. Les uns croyant aborder, échouent et brisent leurs vaisseaux sur des rochers couverts ; les autres ne découvrant pas l'Égypte qui est fort basse, d'assez loin pour choisir un endroit propre à une descente, vont prendre terre en ces lieux marécageux ou sur ces sables déserts, dont nous avons dit qu'elle était entourée. L'Égypte est d'une figure plus longue que large et elle s'enfonce de six mille stades dans le continent sur deux mille qu'elle a le long de la mer. Elle a été autrefois plus peuplée qu'aucun lieu du monde et elle l'est encore aujourd'hui autant qu'aucun autre. Car sans parler d'un nombre infini de gros villages, elle avait dix-huit mille villes selon les annales sacrées et sous le règne de Ptolémée fils de Lagus il en restait plus de trois mille, qui subsistent encore aujourd'hui. Dans un dénombrement général qui se fit autrefois des Égyptiens on en compta jusqu'à sept millions et aujourd'hui encore il n'y en a guère moins de trois millions. On dit que c'est à la faveur de cette multitude prodigieuse d'habitants que les anciens rois de l'Égypte ont élevé des édifices et achevé d'autres entreprises qui éterniseront leur mémoire et feront l'étonnement de tous les siècles. Nous en donnerons bientôt les descriptions particulières : mais à présent nous devons parler de la nature du fleuve et des propriétés du terroir de l'Égypte.

XVIII. Description particulière de Nil.

LE NIL est porté du midi au septentrion ; sa source est inconnue parce qu'elle est dans le fond de l'Éthiopie, en des lieux que les ardeurs du soleil rendent inaccessibles. C'est le plus grand fleuve du monde et qui traverse le plus de pays. Il serpente dans la première et la plus longue partie de son cours et décline tantôt à l'orient du côté de l'Arabie, tantôt à l'occident du côté de la Libye. A le suivre dans ses tortuosités depuis les montagnes de l'Éthiopie jusqu'à la mer, il parcourt douze mille stades. En quelques endroits bas il est contenu par ses rivages, mais en d'autres il sort de son lit qui se trouve trop étroit et se répand du côté de la Libye sur des sables très profonds qui s'en imbibent jusqu'à le faire disparaître ou bien il va remplir du côté de l'Arabie de grands marais et de grands lacs environnés de provinces très peuplées. Il entre ensuite dans l'Égypte, où il a tantôt plus tantôt moins de dix stades de largeur. Mais d'espace en espace, il se détourne encore à l'orient ou à l'occident et remonte même vers le midi d'où il revient vers le septentrion. Car ce fleuve dans une grande partie de son cours est bordé de montagnes escarpées qui lui font obstacle et le renvoient au loin dans les plaines apposées, d'où le poids de ses eaux le ramène à sa première route. Nonobstant sa grandeur, le Nil est celui de tous les fleuves qui coule avec le plus de douceur et d'égalité excepté vers les cataractes. C'est un endroit qui a environ dix stades de longueur et qui n'est qu'une continuité de fond penchant et rompu, de précipices d'une hauteur prodigieuse et perpendiculaire et d'ouvertures étroites et embarrassées de rochers ou de pierres qui leur ressemblent par leur grosseur. Les eaux qui passent par ces lieux effroyables se couvrent d'écume et font des chutes et des rejaillissements, dont le bruit seul porte la terreur dans l'âme des voyageurs d'aussi loin qu'ils commencent à l'entendre : et l'eau y acquiert une vitesse pareille à celle d'une flèche qui part de l'arbalète : le Nil, dans ses crues, remplit ces fondrières et se met à un parfait niveau. Les barques qui descendent passent quelquefois alors sur la cataracte, à la faveur d'un vent contraire qui les soutient un peu contre l'impétuosité de l'eau : mais il n'est aucun effort, ni aucun secours qui puissent les faire remonter. Il y a plusieurs cataractes, mais la principale est celle qui sépare l'Égypte de l'Éthiopie.

XIX. Iles du Nil. Méroé. Le Delta, les bouches du Nil. Le canal le communication de la Méditerranée au golfe Arabique. Diverses plantes du fleuve.

LE NIL embrasse plusieurs îles surtout dans l'Éthiopie : mais la plus grande de toutes est celle où Cambyse bâtit une ville fameuse à laquelle il donna le nom de sa mère Meroé, lequel est demeuré à toute l'île : outre sa capitale elle enferme plusieurs autres villes considérables. L'île entière a la forme d'un bouclier et l'on dit que sa largeur est de mille stades et sa longueur de trois mille. Elle est défendue du côté de la Libye par des sables immenses et du coté de l'Arabie par des rivages inaccessibles. On y trouve des mines d'or, d'argent, de fer et de cuivre, une grande abondance de bois d'ébène et toutes sortes de pierres rares et précieuses. Le nombre des îles du Nil est presque incroyable ; car on en compte plus de sept cents, outre celles qui composent le Delta. Les Éthiopiens en ayant desséché plusieurs y sèment du millet et quelques autres petits grains. Mais il y en a dont les serpents à tête de chien et d'autres monstres interdisent l'entrée aux hommes. Le Nil se partageant dans l'Égypte, et sur la fin de son cours en plusieurs canaux forme le Delta, lieu ainsi nommé de la lettre grecque qu'il représente par sa figure. Deux grands bras du Nil en font les côtés et la mer où il se jette par sept bouches en fait la base. La première de ces bouches à commencer par l'orient se nomme Pélusiaque, la seconde Tanitique, la troisième Mendesienne, la quatrième Phatnitique, la cinquième Sebennitique, la sixième Bolbitine et la septième Canobique : quelques-uns nomment celle-ci Herculienne. Il y a aussi quelques autres canaux ou issues faites de main d'hommes, dont je ne parle point. Sur chaque embouchure est bâtie une ville coupée par le bras du fleuve et rejointe par un pont accompagné de fortifications convenables. On a fait un canal de communication qui va du golfe Pélusiaque dans la mer Rouge. Necos fils de Psammeticus l'a commencé, Darius roi de Perse en continua le travail ; mais il l'interrompit ensuite sur l'avis de quelques ingénieurs qui lui dirent qu'en ouvrant les terres, il inonderait l'Égypte, qu'ils avaient trouvée plus basse que la mer Rouge. Ptolémée second ne laissa pas d'achever l'entreprise : mais il fit mettre dans l'endroit le plus favorable du canal des barrières ou des écluses très ingénieusement construites, qu'on ouvre quand on veut passer et qu'on referme ensuite très promptement. C'est pour cela que le fleuve prend le nom de Ptolémée, dans ce canal qui se décharge dans la mer, à l'endroit où est bâtie la ville d'Arsinoé. Les deux côtés du Delta qui ressemblent fort à notre Sicile ont chacun sept cent cinquante stades de longueur, mais sa base qui borde la mer en a treize cents. Son continent ou son terrain est partagé par une infinité de petits canaux creusés de main d'homme, qui en font le plus délicieux endroit de l'Égypte. Car étant arrosé du Nil, qui dans ses débordements annuels, charrie partout un limon fécond par lui-même et cet arrosement étant encore étendu et multiplié par la machine appelée cochlea, inventée par notre fameux Archimède ; il n'est pas surprenant que le Delta produise toutes sortes de grains et de fruits. Les mêmes eaux coulant encore plus doucement et séjournant encore plus longtemps dans les lieux bas y forment des étangs dont le fond est rempli de toutes sortes de semences. En effet on y trouve des espèces très particulières de racines, de plantes et d'herbages. Les indigents et tous ceux qui ne peuvent gagner leur vie y ont recours et elles fournissent de plus des repas variés et même délicieux. On fait du lotos qui y croit en abondance une sorte de pain qui suffirait seul pour la nourriture de l'homme et le ciborion produit la fève d'Égypte qui est un manger d'un goût exquis. On voit, aussi dans le Delta des arbres sans nombre ; les uns s'appellent persiques, dont le fruit est excellent et qui ont été apportés de l'Éthiopie dans l'Égypte au temps de l'expédition de Cambyse : les autres se nomment sicanins et portent des mûres ou des figues presque toute l'année ; les pauvres y trouvent une ressource perpétuelle. Il y a une autre espèce de fruit appelé bate, que le fleuve laisse dans la campagne en se retirant et qu'on mange à la fin des repas à cause de son extrême douceur. Les Égyptiens font aussi de la bière. Ils se servent pour leurs lampes de l'huile d'une certaine plante appelée cici : Enfin l'Égypte produit une infinité d'autres choses qui satisfont à tous les besoins de la vie, et dont il est impossible de faire ici l'énumération.

XX. Animaux du Nil : le crocodile, l'hippopotame, l'ichneumon, etc.

LE NIL nourrit plusieurs animaux de formes très différentes ; mais il en a deux principaux, le crocodile et l'hippopotame ou cheval du fleuve. Le crocodile de très petit qu'il est d'abord devient très grand ; car l'œuf qui le produit est à peu près semblable à celui d'une oie et quand l'animal en est sorti, il croît jusqu'à seize coudées ; il vit plus que l'homme ; il n'a point de langue. La nature a muni son corps de défenses merveilleuses : car il est couvert d'écailles extraordinairement fortes. Il a plusieurs dents des deux côtés de la gueule mais il en a deux qui en sortent et qui sont beaucoup plus grandes que les autres. Il dévore non seulement les hommes mais encore tous les animaux qui viennent trop près du fleuve : il fait des morsures profondes et cruelles : il déchire même sa proie avec les griffes, et la chair que sa dent ou son ongle ont une fois touchée ne se rétablit jamais. Les Égyptiens allaient autrefois à la chasse ou plutôt à la pêche de ce monstre avec de forts hameçons garnis de chair de porc : maintenant ils les prennent dans de gros filets comme les autres poissons, et les tuent de dedans leurs barques en les frappant sur la tête avec des crampons de fer. Il y en a une multitude étonnante le long du fleuve et des étangs voisins, parce qu'ils multiplient beaucoup et qu'on ne les tue que fort rarement. Quelques-uns des habitants de l'Égypte, les regardent comme des dieux, et d'autres plaignent la peine qu'on a à les prendre parce qu'ils ne valent rien à manger. Cependant la nature a donné aux hommes un secours contre la multiplication de cet animal qui serait excessive. C'est l'Ichneumon, autre animal de la grosseur d'un petit chien qui cherche sans cesse les oeufs des crocodiles pour les casser : et ce qu'il y a de merveilleux; c'est qu'il ne les mange point et paraît ainsi condamné par la nature à un travail qui n'est utile qu'à l'homme. L'hippopotame ou cheval du fleuve n'a pas moins de cinq coudées de long ; il a quatre pieds et l'ongle fendu comme le bœuf. De chaque côté de sa gueule sont trois défenses, plus grandes que celles des sangliers. Il a les oreilles, la queue et le hennissement du cheval ; mais la forme entière de son corps diffère peu de celle de l'éléphant : sa peau est plus dure que celle d'aucun animal que ce soit. Comme il est amphibie, il passe le jour au fond des eaux où il fait toutes sortes de tours et de mouvements ; et la nuit il va dans les campagnes voisines où il mange les blés et les foins de sorte que si son espèce était plus féconde qu'elle ne l'est et que sa femelle portât tous les ans, cet animal ferait de très grands ravages dans les campagnes. On a aussi la manière de le tuer et de le prendre. Quand il en paraît un, les pêcheurs l'environnent avec plusieurs barques et après l'avoir blessé avec quelque instrument de fer, en trouve moyen de le tirer avec une corde au bout de laquelle on lui laisse perdre tout son sang par les efforts qu'il fait pour s'en dégager. Sa chair est extrêmement dure et difficile à cuire ; mais il faut jeter absolument toutes ses entrailles dont on ne saurait manger. Outre les animaux dont nous venons de parler, le Nil enferme dans ses eaux un nombre incroyable d'autres poissons et fournit à toute l'Égypte non seulement de ceux qui sont excellents à manger frais, mais beaucoup plus encore de ceux qui se conservent dans la saumure.

XXI. Fertilité que le Nil procure à l'Égypte.

CE FLEUVE est sans contredit celui de tous les fleuves de la terre dont le voisinage est le plus avantageuse. Car commençant son débordement au solstice d'été il croît jusqu'à l'équinoxe d'automne. Ses eaux se répandent d'abord sur toutes sortes de terres et de plans : mais comme leur crue se fait avec beaucoup de douceur, les laboureurs les détournent, les reçoivent et les laissent séjourner sur leurs champs autant qu'ils veulent, par le moyen de quelques élévations de terre qu'ils abattent ensuite quand ils le jugent a propos. Ces avantages naturels abrègent tellement les travaux de la campagne que la plupart des laboureurs ayant semé leur champ, quand il est suffisamment desséché, n'y font aucune autre façon que d'y envoyer leurs troupeaux pour engraisser un peu la terre et au bout de quatre ou cinq mois ils y viennent faire la moisson. D'autres se contentant de remuer la superficie de leur champ encore humide avec une légère charrue, recueillent ensuite des monceaux de blés : de sorte que l'agriculture qui chez les autres nations est un des plus grands travaux de la vie et dont les frais même ne sont pas toujours égalés par la récolte, n'est chez les Égyptiens qu'un exercice ou une occupation sans fatigue et sans dépense. La vigne ayant été arrosée de même par le Nil fournit du vin abondamment. Et lorsque sans ensemencer les terres, on les abandonne aux troupeaux quand le Nil s'est retiré, les brebis portent deux fois et fournissent deux fois de la laine dans une année à cause de l'excellence des pâturages.

XXII. Débordements du Nil.

LE DÉBORDEMENT du Nil a une particularité qui serait à peine croyable sans le témoignage de tous ceux qui en sont témoins. C'est qu'au lieu que les autres fleuves commencent à baisser à l'entrée de l'été et se trouvent toujours très bas dans le fort des chaleurs le Nil au contraire commence à croître dans le solstice d'été, comme nous avons déjà dit, et augmente tous les jours, jusqu'à ce qu'il couvre presque toute l'Égypte en l'équinoxe d'automne: après quoi diminuant dans la même proportion qu'il avait crû, il se trouve le plus bas qu'il puisse être dans le solstice d'hiver. Comme les villes et la plupart des terres sont entourées de petites digues faites de main d'homme qui soutiennent les eaux dans le temps du débordement, les différentes pièces de terre qui demeurent à sec au milieu de cette inondation représentent parfaitement les îles Cyclades au milieu de la mer Égée. Les animaux sauvages qui pour la plupart se laissent surprendre par le débordement y périssent. Il y en a pourtant quelques-uns qui échappent en se sauvant sur les hauteurs. Pour les bestiaux, on les nourrit dans les villages avec du fourrage qu'on a eu la précaution de leur amasser. Mais les peuples de la campagne, qui sont alors dispensés de tout travail, passent ce temps-là en repas et en toutes sortes de plaisirs. Le débordement du Nil se faisant craindre avant que l'on en connût le temps et la mesure, les rois de Memphis ont fait élever une tour pour l'observer. Ceux qui sont commis à ce soin écrivent dans les provinces ce qu'ils remarquent jour par jour de l'augmentation et de la diminution du fleuve. Les observations annuelles et quelquefois différentes sont conservées soigneusement dans les registres publics : de sorte que les peuples se tiennent désormais tranquilles sur ce sujet, et jugent même de la prochaine récolte par la différence des hauteurs de l'eau.

XXIII. Différentes opinions des philosophes sur la source du Nil.

LE PHÉNOMÈNE étonnant de ce débordement périodique a exercé jusqu' à présent la plupart des philosophes et des historiens qui ont essayé d'en découvrir la cause. Nous rapporterons ici les principales explications qu'ils en ont données, pour ne pas omettre une question qui excite la curiosité de tous les esprits : mais nous les rapporterons en abrégé pour ne nous pas trop éloigner du fil de notre histoire. Quelques physiciens qui ont parlé des plus petits ruisseaux n'ont pas dit un mot des sources du Nil, de ses embouchures, ni de ses débordements ; comme s'ils avaient craint de s'embarrasser dans les singularités surprenantes du plus grand fleuve de la terre : d'autres qui ont été plus hardis n'en ont pas été plus heureux. Hellanicus par exemple, Cadmus, Hécatée et tous les anciens se sont jetés dans les fables les plus absurdes. Hérodote qui a été un des plus curieux et des plus savants historiens que nous connaissions, paraît avoir adopté des opinions contradictoires. Thucydide et Xénophon, qui ont été estimés pour la vérité de leurs narrations, se sont abstenus de dire un seul mot de ce qui concerne l'Égypte. Éphore au contraire et Théopompe, qui se sont beaucoup étendus sur ce sujet, n'ont jamais rencontré le vrai, qu'ils n'ont même jamais cherché sur les lieux. En effet, avant Ptolémée Philadelphe aucun Grec n'avait été jusqu'au fond de l'Égypte, bien loin d'avoir pénétré jusque dans l'Éthiopie ; et l'on ne voulait pas risquer la découverte laborieuse et même dangereuse d'un pays inhabité. Mais depuis que ce roi y eut mené une armée toute composée de Grecs, on a visité les lieux avec plus d'exactitude et l'on a eu des relations plus fidèles que celles des anciens. Cependant aucun écrivain n'a encore dit qu'il eût vu les sources du Nil ; ni qu'il eût parlé à aucun voyageur qui prétendît les avoir vues, de sorte qu'on n'a encore que des conjectures sur cette matière. Les prêtres d'Égypte prétendent que ce fleuve prend son origine de l'Océan qui environne toute la terre, résolvant ainsi une difficulté par une autre et donnant un fait difficile à croire pour réponse à une question embarrassante. Les Troglodytes appelés Molgiens, que les chaleurs des lieux élevés qu'ils habitaient, ont fait retirer dans les demeures basses et couvertes qu'ils occupent aujourd'hui, allèguent des observations qui porteraient à conclure que le Nil se forme de plusieurs petites sources qui se rassemblent en un seul canal. Ils ajoutent même que ce sont ces sources différentes qui donnent au Nil une fécondité si générale. Les habitants de Meroé auxquels ils semble qu'on pourrait s'en rapporter plus sûrement, puisqu'ils n'ont aucun commerce avec les peuples chez qui les fables ont pris naissance, et que d'ailleurs ils doivent être voisins des sources du Nil, les connaissent néanmoins si peu qu'ils appellent le fleuve même Artape (mot qui signifie en leur langue fleuve de ténèbres) pour marquer qu'ils avouent leur ignorance sur son origine et sur une grande partie de son cours. Le sentiment le plus vraisemblable pour nous, doit être celui où il paraîtra le moins de fictions ou de suppositions. Je sais qu'Hérodote plaçant la Libye à l'orient et à l'occident du Nil, écrit que les Libyens appelés Nalamones connaissent ce fleuve plus exactement qu'aucun autre peuple et dit sur leur rapport que le Nil prenant sa source dans un lac, traverse ensuite le pays immense de l'Éthiopie. Si Hérodote avait prouvé ce fait, ou que l'on pût croire les Libyens sur leur parole, c'est là ce qui paraît le plus approchant de la vérité.

XXIV. Conjectures sur la cause des débordements du Nil.

APRÈS avoir parlé des sources du Nil, nous passerons à ses débordements.

Première conjecture.

Thalès un des sept sages de la Grèce, dit que les vents étésiens qui soufflent contre les embouchures du Nil empêchant ses eaux d'entrer dans la mer, les font regorger dans toute l'Égypte qui est un pays plat et fort bas. Quelque vraisemblance que puisse avoir cette opinion il est aisé de la combattre. Car si cela était tous les fleuves dont les embouchures sont exposées aux vents étésiens seraient sujets au même débordement ; ce qui n'arrivant à aucun autre fleuve dans le monde, il faut chercher une cause propre et particulière au Nil.

Seconde conjecture.

Le physicien Anaxagore rapporte ce débordement aux neiges qui fondent dans l'Éthiopie : et le poète Euripide son disciple a suivi ce sentiment dans les vers où il dit.

Sortant des lieux brûlés qui recèlent sa source,

Le Nil croît et devient une mer dans sa course ;

Quand les neiges formant d'innombrables ruisseaux

Du haut des monts voisins vont se rendre en ses eaux.

Il n'est pas besoin d'employer une longue réfutation contre une pareille idée ; puisqu'il ne saurait tomber de la neige dans un pays sujet à des chaleurs aussi excessives que le sont de l'aveu de tout le monde celles de l'Éthiopie : en effet on ne connaît là ni glace, ni froid, ni aucune apparence d'hiver, surtout dans le temps du débordement. Mais quand même on accorderait qu'il pût neiger au-delà de l'Éthiopie, on sait qu'un fleuve grossi par les neiges rend l'air plus froid et plus pesant : Or le Nil est le seul tous les fleuves sur lequel il ne s'amasse jamais de nuages et aux environs duquel il ne souffle jamais de vent froid.

Troisième conjecture.

Hérodote dit que le Nil est naturellement de la grandeur dont il paraît dans son débordement ; mais que pendant notre hiver, le soleil qui s'approche de ses sources attire à lui une partie de ses eaux. Cet astre, continue-t-il, revenant en été sur les fleuves de la Grèce et des régions septentrionales les diminue et les fait baisser par la même raison, dans le temps que le Nil augmente. Cette explication frappe d'abord en ce qu'elle satisfait par un seul et même principe aux deux phénomènes opposés qui se succèdent. Mais on y répond que si le soleil attirait pendant l'hiver les eaux du Nil, il attirerait aussi celles des autres fleuves de l'Afrique, dont les sources sont dans le même climat. Cependant aucun de ces fleuves ne baisse dans ce temps-là ; ainsi cette explication ne se soutient pas : En effet ce n'est pas l'éloignement du soleil, mais ce sont les grandes pluies qui font croître les fleuves de la Grèce pendant l’hiver.

Quatrième conjecture.

Démocrite Abdéritain dit qu'à la vérité il ne neige point dans tout l'espace de la zone torride, malgré ce qu'Anaxagore et Euripide ont supposé contre toute vraisemblance ; mais que les vapeurs froides et humides, suspendues entre les tropiques et les pôles, demeurent congelées en l'air, jusqu'à, ce que les chaleurs de l'été les fassent dissoudre : la pluie qui tombe alors en abondance fait élever les nouvelles exhalaisons de la terre jusqu'au plus haut de la moyenne région de l'air où elles s'amassent en nuages. Les vents étésiens poussent devant eux ces nuages jusque à ce qu'ils rencontrent les montagnes de l'Éthiopie, qui étant d'une hauteur prodigieuse ne leur permettent pas d'aller plus loin : l'impétuosité seule avec laquelle ils vont donner contre ces montagnes les fait rompre et tomber en pluie vers les sources de ce fleuve ; et de là vient que le Nil s'enfle au temps des vents étésiens. Cette explication ne s'accorde point avec le vrai temps du débordement. Car le Nil commence à croître dans l'été avant que les vents étésiens aient soufflé et il ne finit qu'en l'équinoxe d'automne, longtemps après qu'ils ne soufflent plus. Ainsi l'expérience détruit ce système qu'on peut estimer comme ingénieux mais qu'on ne doit pas admettre comme vrai. Je pourrais ajouter que les vents étésiens ne viennent pas plus du septentrion que de l'occident, car on appelle étésiens les vents qui viennent du couchant d'été aussi bien que ceux qui viennent du pôle. D'ailleurs rien n'est moins connu ni moins prouvé que ces hautes montagnes qu'on suppose dans l'Éthiopie.

Cinquième conjecture.

Éphore a donné une explication plus nouvelle que toutes les autres de l'effet dont il s'agit. Il l'a rendue la plus vraisemblable qu'il lui a été possible sans la rendre plus véritable. Il prétend que toute l'Égypte n'est qu'une terre amassée ou accumulée par le fleuve même laquelle, par conséquent est demeurée spongieuse et pleine de fentes, qui contiennent une grande quantité d'eau. Cette eau y demeure enfermée pendant l'hiver, mais en été elle en sort de toutes parts comme par une espèce de sueur ou de suintement et c'est ce qui fait grossir le fleuve. Un auteur qui raisonne ainsi paraît non seulement n'avoir jamais vu l'Égypte, mais n'avoir pas même interrogé ceux qui l'ont vue. Car en premier lieu, si c'était des eaux enfermées dans le terroir de l'Égypte que le fleuve prit son accroissement, il s'ensuivrait qu'il ne devrait point croître dans tous les lieux qui sont au-dessus de l'Égypte comme l'Éthiopie, où il ne trouve pour fond qu'un terrain aride et couvert de roches ; et où il coule pourtant l'espace de six mille stades sujet aux mêmes débordements que dans l'Égypte. En second lieu, si ces fentes ou ces ouvertures du lit du fleuve sont plus hautes que le fleuve dans son cours ordinaire, on les apercevrait en certains temps ; et d'ailleurs elles ne sauraient contenir cette immense quantité d'eau : Si au contraire elles sont plus basses, l'eau qu'elles enferment ne saurait monter pour venir gagner le fleuve. Enfin on ne comprend pas comment une eau qui ne sort de la terre que par une espèce de suintement est capable de causer un débordement qui inonde toute l'Égypte. Je n'insiste point sur ce qu'on suppose gratuitement que l'Égypte étant une terre accumulée soit pleine de réservoirs d'eau : mais l'effet qu'on en conclut est manifestement imaginaire. Car le Méandre a formé dans l'Asie un terrain du limon qu'il a charrié. L'Acheloüs a fait la même chose dans l'Acarnanie et le Céphise a amené dans la Béotie des terres qu'il a prises en passant par la Phocide. Cependant il n'arrive à aucun de ces fleuves rien de semblable au débordement du Nil. Après tout il ne faut pas être surpris de trouver Éphore peu exact sur cet article, puisqu'il ne paraît jamais, chercher le vrai dans ses narrations.

Sixième conjecture.

Les philosophes de Memphis apportent une raison de ce même effet à laquelle plusieurs se rendent, quoiqu'elle paraisse moins recevable par elle-même que difficile à convaincre de fausseté. Ils disent que le monde est partagé en trois zones. L'une est la septentrionale que nous habitons ; l'autre est la méridionale habitée aussi, mais qui a l'alternative de nos saisons ; la troisième qui sépare l'une de l'autre est rendue inhabitable par les grandes chaleurs. Si le Nil avait sa source dans notre zone, il croîtrait en hiver, parce que cette saison amène les grandes pluies ; mais puisqu'il croît en été, il est à croire qu'il y a des lieux qui ont l'hiver pendant que nous avons la saison contraire ; et que ce fleuve ayant là ses sources nous apporte ici ses eaux grossies dans le climat qui nous oppose. C'est pour cela même, ajoutent-ils, qu'on ne peut découvrir les sources du Nil, parce qu'il faudrait traverser la zone inhabitable pour y arriver. L'extrême douceur des eaux de ce fleuve est selon eux une preuve de son passage sous la zone torride parce, disent-ils, que le propre de la chaleur et de la coction est d'adoucir tout ce qui est humide. Il se présente néanmoins une objection sensible contre ce sentiment ; savoir qu'il est impossible que le fleuve s'élève pour venir d'une partie de la terre qui nous serait inférieure, si l'on fait attention que la terre est ronde : ainsi quand même ces philosophes nous éblouiraient là-dessus par leurs raisonnements, on sentira toujours que la nature s'oppose à cet effet. C'est en vain qu'ils croient échapper à nos difficultés, en nous renvoyant au-delà d'un pays inhabitable, pour vérifier leur proposition : Car c'est à celui qui avance un fait physique à en établir la certitude par des témoignages constants, ou du moins à en prouver la possibilité par des principes déjà reçus. Or pourquoi le Nil serait-il le seul de tous les fleuves du monde qui nous vînt de ce climat opposé, où il doit y en avoir à peu près autant que dans le nôtre ? La preuve qu'ils tirent de la douceur des eaux du Nil est absolument frivole. Car si les eaux cuites pour ainsi dire, par la chaleur avaient perdu leur disposition naturelle et primitive, elles ne produiraient pas, comme elles font, tant d'espèces différentes de poissons et d'autres animaux ; puisque toute liqueur qui a été altérée et changée par le feu n'est plus propre ni à la génération ni à l'entretien d'aucun être vivant : ainsi la fécondité du Nil étant contraire à cette explication elle n'est pas meilleure que les précédentes.

Septième conjecture.

Oenopide de Chio dit que les eaux souterraines sont froides l'été et chaudes l'hiver; ce qu'il prouve par l'expérience des eaux de puits où l'on remarque en effet cette contrariété. De là vient, ajoute-t-il, que le Nil baisse en hiver : car comme d'ailleurs il ne pleut point en Égypte, la chaleur qui est concentrée dans la terre en cette saison consume les eaux et diminue le fleuve ; au lieu qu'en été la fraîcheur naturelle de son fond entretient son abondance naturelle. Ce sentiment est encore détruit par la comparaison des autres fleuves de la Libye, qui coulent dans le même sens que le Nil et qui en sont même très voisins, lesquels néanmoins grossissant en hiver et baissant en été, prouvent que ce philosophe cherche a détruire la vérité par des vraisemblances.

Huitième conjecture.

Agatarchides de Cnide semble avoir mieux rencontré quand il dit qu'il pleut continuellement sur les montagnes d'Éthiopie depuis le solstice d'été jusqu'à l'équinoxe d'automne ; et qu'ainsi le fleuve doit augmenter dans cet intervalle par le concours des torrents ; au lieu que l'hiver il ne tire ses eaux que de ses sources. Mais enfin, ajoute-t-il, quoique personne n'ait encore démontré clairement la cause de ce phénomène on ne doit pas mépriser son explication particulière. La nature nous offre une infinité d'autres effets dont il ne serait pas plus aisé de rendre raison. Cependant une preuve de son sentiment est ce qui arrive en certains endroits de l'Asie sur les confins de la Scythie, par exemple, du côté du mont Caucase. L'hiver étant entièrement passé, il est immanquable, de voir tomber plusieurs jours de suite une quantité prodigieuse de neige. Au septentrion des Indes c'est une grêle furieuse par sa grosseur et par son abondance qui a aussi ses temps marqués. A l'entrée de l'été il pleut toujours aux environs du fleuve Hydaspe, et la même chose arrive en Éthiopie. Ce sont comme des tempêtes régulières dont le retour est toujours certain. Ainsi comme les Barbares voisins de cette contrée rendent le même témoignage, il ne serait pas surprenant que les pluies des montagnes de l'Éthiopie fissent croître le Nil tous les étés. Or quoique le contraire arrive dans notre climat cela ne rend point incroyable le fait allégué. Ne sait-on pas que le vent du Midi qui nous amène la pluie fait le beau temps vers l'Éthiopie, et que les Aquilons qui sont violents en Europe sont doux et faibles en Afrique. Nous pourrions faire une dissertation beaucoup plus longue sur toutes ces opinions, mais nous nous contenterons de ce que nous avons dit jusque à présent pour ne pas sortir de la brièveté que nous nous sommes prescrite. Au reste ayant dessein de diviser ce premier livre en deux parties a cause de sa longueur, nous achevons ici la première pour placer dans la seconde ce qui concerne l'histoire de l'Égypte, c'est-à-dire la suite de ses rois et la description des anciennes mœurs du pays.

Fin de la première section.