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DENYS D'HALICARNASSE

 
EXAMEN CRITIQUE DES PLUS CÉLÈBRES ÉCRIVAINS DE LA GRÈCE,

PAR
DENYS D'HALICARNASSE;
TRADUIT EN FRANÇAIS POUR LA PREMIÈRE FOIS,
AVEC DES NOTES .

PAR E. GROS, Professeur au Collège royal de Saint-Louis.
TOME PREMIER.

PARIS.
BRUNOT—LABBE, ÉDITEUR,
LIBRAIRE DE L'UNIVERSITÉ ROYALES
QUAI DES AUGUSTINS N" 33.
1826.

MÉMOIRES DE DENYS D'HALICARNASSE SUR LES ANCIENS ORATEURS.

ΔΙΟΝΥΣΙΟΥ ἉΛΙΚΑΡΝΑΣΣΕΩΣ ΠΕΡΙ ΤΩΝ ἈΡΧΑΙΩΝ ῬΗΤΟΡΩΝ ὙΠΟΜΝΗΜΑΤΙΣΜΟΙ

LYSIAS

texte grec

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MÉMOIRES DE DENYS D'HALICARNASSE SUR LES ANCIENS ORATEURS.

LYSIAS.

SOMMAIRE.

I. Vie de Lysias. - II. Son style est pur. - III. Il se sert des mots propres et usités. - IV-VIII. Il est clair, précis, vif, et peint exactement les mœurs. - IX-XI. Il emploie le style convenable; il est plein de grâce. - XII-XIII. Résumé des qualités de Lysias: ses défauts. - XIV. Sa manière par rapport aux choses. - XV. Lysias dans le genre judiciaire. - XVI-XVIII. Comment il traite les diverses parties du discours oratoire. - XIX-XXVI. Exemples tirés de son Discours contre Diogiton. - XXVII-XXIX. Caractère de Lysias dans le genre démonstratif. - XXX-XXXIII. Idem, dans le genre délibératif.

I. Lysias, fils de Céphalus, sortait d'une famille originaire de Syracuse. Il naquit à Athènes, où son père était domicilié, et fut élevé avec les Athéniens les plus distingués. A l'âge de quinze ans, il s'embarqua avec ses deux frères pour Thurium : il faisait partie de la colonie que les Athéniens et les autres peuples de la Grèce envoyèrent dans cette ville, douze ans avant la guerre du Péloponnèse. Il prit part aux affaires publiques, et jouit de la plus heureuse existence, jusqu'à l'époque du grand désastre que les Athéniens essuyèrent dans la Sicile. Après cette catastrophe, une sédition ayant éclaté à Thurium, Lysias fut chassé avec trois cents autres citoyens, accusés d'être les partisans des Athéniens, et revint à Athènes pendant l'archontat de Callias, à l'âge de quarante-sept ans; du moins d'après ce qu'on peut conjecturer. Depuis ce moment, il vécut dans cette ville, et se voua tout entier à l'éloquence. Il composa un grand nombre de harangues pour le barreau, pour la tribune et pour les assemblées publiques, des panégyriques, des écrits érotiques et des lettres ; il éclipsa les orateurs qui l'avaient précédé ou qui florissaient à la même époque : parmi ceux qui vinrent après lui, il en est peu qui lui soient supérieurs dans les divers genres d'éloquence, même dans les plus estimés. Je vais essayer de faire voir quel est le caractère de son éloquence et quelles en sont les beautés ; en quoi il est au-dessus ou au-dessous des orateurs qui parurent après lui; enfin, ce qu'on peut imiter dans ses discours.

II. Le style de Lysias se distingue par une grande pureté : c'est le plus parfait modèle du dialecte attique ; non pas, il est vrai, de cet ancien atticisme qu'on trouve dans Platon et Thucydide, mais de l'atticisme usité de son temps, comme le prouvent les discours d'Audocide, de Critias, et d'une foule d'orateurs. Sous ce rapport, je veux dire pour la pureté de l'expression, qualité de la plus haute importance dans le discours, Lysias ne le cède à aucun des orateurs qui sont nés après lui. Il en est même fort peu qui aient pu l'imiter, pour ne pas dire que Isocrate seul y est parvenu. A mon avis, c'est, après Lysias, l'orateur le plus remarquable par la pureté de la diction. Telle est la première qualité qu'on doit imiter dans Lysias ; et j'engage tous ceux qui veulent parler ou écrire purement à le prendre pour guide.

III. Il en est une autre aussi précieuse que celle-là, et à laquelle aspirèrent plusieurs orateurs contemporains de Lysias; mais aucun ne l'a possédée à un plus haut degré. Quelle est cette qualité? elle consiste à rendre les pensées par des mots pris dans leur acception propre, et usités. Rarement on trouve chez lui des expressions figurées; et ce n'est pas son seul mérite : il sait donner aux objets de l'élévation, de la majesté, de la grandeur, même en se servant des mots les plus ordinaires et sans emprunter le style poétique. Les orateurs qui l'avaient précédé n'ont pas droit au même éloge : jaloux de prodiguer partout les ornements, ils abandonnèrent la simplicité pour recourir au langage de la poésie ; ils répandirent avec profusion les métaphores, les hyperboles, les tropes de toute espèce, les mots inusités et les mots étrangers; ils étonnèrent la foule par des tours extraordinaires, et par la hardiesse d'un langage nouveau. Tel fut Gorgias de Léontium. Son style est souvent fade, et quelquefois enflé, au point qu'il diffère peu du style dithyrambique. On peut adresser le même reproche à ses disciples Licymnius et Polus. Suivant Timée, le style poétique et figuré pénétra dans l'éloquence, chez les Athéniens, après que Gorgias en eut donné l'exemple, à l'époque où, député vers Athènes, il étonna par ses discours le peuple assemblé dans la place publique. Pour dire vrai, depuis longtemps, ce style était admiré. Thucydide le plus inspiré des écrivains, dans ses oraisons funèbres  et dans ses discours au peuple utilisait l'art poètique et dans beaucoup d'endroits il utilisait cette façon de s'exprimer pour donner une majesté et un ornement plus inaccoutumé à ses paroles. Lysias n'aimait pas du tout cette façon de faire dans ses discours judiciaires ni dans ses discours politiques, mais il l'acceptait un tout petit peu dans ses panégyriques. En ce qui concerne ses lettres, ses écrits érotiques et ce qu'il écrivit durant sa jeunesse, je n'ai rien à en dire.  Il semble parler comme tout le monde, mais il en est tout à fait éloigné et c'est un puissant poète dans ses discours. Sa parole délivrée de la mesure, il trouve sa propre harmonie grâce à laquelle il embellit et agrémente ses paroles sans jamais être grossier ni vulgaire.
C'est cette seconde vertu que j'invite à imiter dans cet orateur, si l'on veut réussir dans le même genre. Un grand nombre d'historiens et d'orateurs ont cherché à la reproduire dans leurs écrits. Isocrate, le dernier des orateurs anciens, s'en est plus rapproché que les autres. En les étudiant tous, on n'en voit pas d'aussi heureux que Isocrate et Lysias dans l'emploi des mots propres et ordinaires.

IV. La troisième qualité qui distingue Lysias est la clarté, non seulement dans l'expression, mais même pour les choses. Car il est aussi une sorte de clarté pour les choses ; mais peu d'écrivains la connaissent : la preuve, c'est que dans Thucydide et Démosthène, qui peignent avec tant d'énergie, plusieurs passages sont obscurs, difficiles à entendre, et ont besoin de commentaire. Le style de Lysias, au contraire, est toujours intelligible et clair, même pour les hommes étrangers à l'éloquence. Si cette qualité avait sa source dans la faiblesse, elle serait peu estimable ; mais comme l'abondance des mots propres montre que sa clarté vient de la fécondité, on doit l'imiter. Il ne le cède à personne pour l'art d'exprimer ses pensées clairement et avec précision, quoique ces deux qualités marchent rarement ensemble, et qu'il soit difficile de les tempérer sagement l'une par l'autre. En le lisant, on n'a jamais à lui reprocher un terme impropre ou obscur ; parce que, chez lui, ce ne sont pas les choses qui obéissent aux mots, mais les mots qui obéissent aux choses. Pour orner ses discours, il n'altère pas la simplicité du langage ordinaire, mais plutôt il la copie.

V. Si telles sont les qualités du style de Lysias, on ne peut l'accuser, dans ce qui a rapport aux choses, de manquer d'à-propos ou d'être prolixe. Autant que tout autre, il presse, il resserre ses pensées : loin de tomber dans le superflu, il paraît négliger le nécessaire : ce n'est pas qu'il manquât d'invention, mais plutôt parce qu'il voulait proportionner ses discours au temps qui lui était accordé pour les prononcer. Ce temps, circonscrit dans d'étroites limites, pouvait suffire au simple exposé d'une affaire ; mais il était trop court pour un orateur qui voulait déployer toute la force de son talent. Il faut donc imiter dans Lysias sa précision : personne ne s'est montré plus sage sous ce rapport.

VI. Il se distingue aussi par une autre qualité remarquable, et dont Thrasymaque, suivant Théophraste, donna l'exemple : pour moi, je pense que c'est Lysias, parce qu'il était plus ancien que Thrasymaque : je veux parler de cette époque de la vie qu'on regarde en général comme la maturité de l'âge. Si l'on me conteste ce point, je fonderai mon assertion sur ce que Lysias s'exerça plus longtemps que Thrasymaque dans les véritables débats. Je n'affirmerai pas en ce moment quel est, entre ces deux orateurs, celui qui, le premier, donna cette qualité à son style; mais je soutiens que, sous ce rapport, Lysias n'a point d'égal. Or, en quoi consiste cette qualité ? à présenter les pensées sous une forme vive et arrondie : elle trouve sa place dans les harangues judiciaires et dans les débats sérieux; elle en est même une partie essentielle. Peu d'orateurs l'ont portée aussi loin que Lysias. Démosthène seul l'a possédée à un degré plus éminent ; mais il n'a pas la même mesure ni la même simplicité : il tombe quelquefois dans l'excès et la recherche. J'ai cru devoir faire ici cette observation, sur laquelle je reviendrai lorsque l'occasion s'en présentera.

VII. De plus, la diction de Lysias est pittoresque : cette qualité du style consiste à rendre les objets visibles; elle a sa source dans le talent de saisir tout ce qui se rattache à un objet. Il n'est pas d'homme qui ait l'esprit assez mal fait, ou qui soit assez difficile ou assez inepte pour ne pas croire, en lisant Lysias, qu'il a sous les yeux les objets dont parle l'orateur, qu'il s'entretient avec tous les personnages, qu'il les voit près de lui. Comme Lysias leur prête les sentiments et le langage qui leur conviennent, on n'a plus rien à désirer. Personne n'a connu aussi bien les caractères, ni exprimé avec autant de bonheur les sentiments, les mœurs et les actions analogues à chaque situation.

VIII. Je lui accorde au suprême degré l'heureuse qualité que plusieurs rhéteurs désignent par le nom d'Ethopée : chez lui, pas un personnage dont les mœurs ne soient fidèlement décrites, pas un trait qui manque de vie. Trois choses constituent ce genre de mérite : les pensées, l'expression, l'arrangement des mots; et Lysias les a portées toutes les trois à leur plus grande perfection. Il ne se borne pas à mettre dans la bouche de ses personnages des pensées nobles, honnêtes, sages, de sorte que le discours est l'image des mœurs : il emploie un style convenable aux divers caractères ; un style indiqué par la nature, clair, plein de justesse et sanctionné par l'usage, parce que l'enflure et la recherche nuisent à l'expression des mœurs. Chez lui, l'arrangement des mots est simple et sans affectation ; il savait que la peinture des mœurs ne veut point des tours périodiques et harmonieux, mais une diction affranchie de toute gène. Pour tout dire, en un mot, j'ignore si jamais orateur, dans le même genre, a employé un arrangement de mots plus propre à plaire et à persuader. Le caractère de sa composition est de paraître exempte d'art et de travail. Je ne m'étonne pas que des esprits sans culture, que des hommes, d'ailleurs instruits, mais qui n'ont pas une profonde connaissance de l'éloquence, trouvent que ses discours manquent d'art et de soin ; que les mots y sont jetés au hasard, et comme ils venaient se placer sous sa plume, tandis qu'il est plus orné que s'il avait épuisé toutes les ressources de l'art ; car cet arrangement qui semble dépouillé d'art est plein d'art ; il paraît dégagé de toute règle, tandis que sa marche est assujettie à une règle certaine ; et il est finement conçu, quoiqu'il semble manquer d'adresse. L'écrivain ami de la simplicité et jaloux de copier la nature est sûr d'y parvenir en imitant Lysias : il ne saurait trouver un plus parfait modèle.

IX. Lysias sait mieux que tout autre observer les convenances ; qualité précieuse, et l'une des plus importantes pour l'orateur, pour l'auditoire et le sujet. Il les respecte toujours suffisamment ; il donne à l'âge, à la naissance, à l'éducation, à chaque profession, à chaque genre de vie; en un mot, à toutes les distinctions qui existent parmi les hommes, le ton convenable. Toujours il le proportionne à ses auditeurs; il ne s'exprime pas de même au barreau qu'à la tribune, ou devant la multitude assemblée pour entendre un panégyrique : il sait aussi le varier suivant la nature des choses. Dans l'exorde, son style est modeste : c'est l'image de ses mœurs. Dans la narration, il est persuasif et sans apprêt ; dans la confirmation, vif et arrondi ; majestueux et naturel dans l'amplification et dans le pathétique ; décousu et coupé dans la récapitulation. Il faut imiter aussi dans la diction de Lysias ce respect pour les convenances.

X. Qu'ai-je besoin de dire à ceux qui le savent que son style est propre à convaincre et à persuader ; qu'il est plein de naturel ; qu'il réunit, en un mot, les autres qualités de ce genre ? tout le monde est d'accord sur ce point. Il n'est personne qui, connaissant Lysias ou par lui-même ou par ce qu'il a entendu dire, n'avoue que jamais orateur ne parla mieux le langage de la persuasion. C'est donc lui qui doit servir de modèle sous ce rapport. J'aurais encore un grand nombre d'observations importantes à faire sur Lysias, qu'il suffit d'étudier et d'imiter pour former son style ; mais, forcé de ménager le temps, je les passe sous silence, pour m'arrêter à celle de ses qualités que je regarde comme la plus remarquable, la plus saillante, et qui seule suffit pour le caractériser. Personne après lui ne l'a possédée au même degré; et plusieurs orateurs, en l'imitant, se sont élevés au-dessus de leurs rivaux, même sans autre mérite. Je les ferai connaître dans le moment favorable, si le temps me le permet. Or, quelle est cette qualité qui orne toutes ses expressions ? En quoi consiste cette grâce? Digne de notre admiration, elle échappe à toutes les finesses de l'analyse. L'homme grossier la sent comme l'esprit le plus cultivé ; mais rien n'est plus difficile que de la définir : les hommes les plus exercés ne sauraient y parvenir sans peine.

XI. En exiger l'analyse, c'est demander qu'on rende compte d'une foule de choses qu'il n'est guère possible d'expliquer ; qu'on dise, par exemple, en quoi consiste ce que nous appelons ὥρα dans la beauté du corps, εὐάρμοστον dans la mélodie et la combinaison des sons , τάξις et εὔρυθμον dans la mesure des temps, καιρός et μέτριον dans toute action et dans toute entreprise. Ici, le sentiment doit répondre plutôt que la raison. De même que les musiciens recommandent à ceux qui veulent connaître toutes les finesses de l'harmonie d'accoutumer leur oreille à saisir dans les tons jusqu'au moindre intervalle, sans chercher d'autre juge que l'habitude ; de même, je conseille à ceux qui étudient Lysias et veulent savoir en quoi consiste la grâce de sa diction, de la méditer longtemps, de consacrer tous leurs soins à cette étude et d'exercer par des impressions dont on ne peut rendre compte, un sentiment qui échappe à l'examen de l'analyse. Cette qualité me paraît donc le trait principal du caractère de Lysias. Soit qu'on doive la regarder comme un don de la nature, ou comme le fruit de l'art et du travail ; soit que ce fût un talent naturel mais perfectionné par l'étude, il l'eut à un plus haut degré que tous les orateurs. Lorsque je ne sais si un discours doit lui être attribué, et qu'il ne me reste aucun moyen de trouver la vérité, j'ai recours à cette qualité, comme à une dernière épreuve. Le discours est-il orné de toutes les grâces de l'élocution, je le regarde comme un production de Lysias, je n'ai pas besoin de pousser plus loin cet examen ; mais si la diction est dépouillée de grâce et d'agrément, il me choque, et je demeure convaincu qu'il n'est pas sorti de sa plume. Je ne fais pas violence à mon s'ens intime, lors même que le discours ne manque pas de beautés et qu'il est travaillé avec soin, persuadé que plusieurs orateurs peuvent bien écrire et se distinguer par certaines qualités, car la composition admet divers genres de mérite ; mais que la douceur, la grâce et l'élégance appartiennent à Lysias. Pour reconnaître ses productions, il n'est pas nécessaire de s'attacher à d'autres signes qu'à cette grâce de l'élocution : par là, plusieurs discours attribués généralement à cet orateur, et d'ailleurs estimables, mais où l'on ne trouve ni cette grâce ni cette mélodie de style qui le caractérisent, me sont devenus suspects; et en les soumettant à cette épreuve, je n'ai plus douté qu'ils n'étaient pas son ouvrage. Tel est le discours sur la Statue d'Iphicrate. Je sais bien qu'aux yeux de plusieurs critiques, c'est le type de la manière de Lysias. Sans doute il est remarquable par une diction vive, par de grandes pensées et par une foule d'autres beautés ; mais il manque de grâce, et il s'en faut bien qu'on y trouve le ton de Lysias.
D'ailleurs, il est visible, par la supputation des temps, qu'il n'est pas de cet orateur. En effet, s'il mourut à l'âge de quatre-vingts ans, sous l'archontat de Nicon ou Nansinicon, sa mort fut antérieure de sept années entières à la promulgation du décret contre Iphicrate ; car, c'est après l'archontat d'Alcisthène, époque de la paix entre les Athéniens, les Lacédémoniens et le roi de Perse, que Iphicrate quitta le commandement des armées, et devint simple citoyen. Le discours concernant la statue fut prononcé à cette même époque: ainsi Lysias était mort depuis sept ans avant que cette accusation ne fût portée contre Iphicrate. Il en est de même de l'Apologie d'Iphicrate, attribuée à Lysias. Ce discours ne manque pas d'un certain mérite ni pour le fond, ni pour le style. Cependant j'avais soupçonné qu'il n'est pas de cet orateur, parce que la diction ne brille point de la grâce qui lui est propre.
Par la supputation des temps, je me suis convaincu qu'il est postérieur à la mort de Lysias de vingt ans révolus, et non pas de quelques années seulement. C'est pendant la guerre sociale que Iphicrate fut accusé de trahison et forcé de rendre compte de son généralat, comme on le voit par le discours même : or, cette guerre eut lieu sous l'archontat d'Agathoclès et d'Elpinice. Si je n'ose assurer à quel orateur appartiennent les discours sur la Statue et sur la Trahison, il me serait facile de montrer jusqu'à l'évidence qu'ils sont du même écrivain. Dans l'un et l'autre on trouve le même tour d'esprit, le même caractère. Mais ce n'est pas le moment de parler de cet objet : je les regarde tous les deux comme l'ouvrage d'Iphicrate, qui fut à la fois un capitaine habile et un orateur distingué. Dans ces harangues, le style a quelque chose de hardi, de belliqueux, qui annonce moins le talent fini d'un orateur que l'audace et la fierté d'un soldat: ailleurs, je le prouverai plus au long.

XII. Il est temps de revenir au point d'où je suis parti pour me livrer à ces digressions. Le plus grand mérite de Lysias, le trait caractéristique de son talent est cette grâce qui répand sur le style les ornements et les fleurs. Parmi les orateurs qui sont venus après lui, nul ne l'a portée à un plus haut degré : aucun même ne s'en est approché en l'imitant. Ainsi, pour me résumer en peu de mots, les principales qualités de Lysias, sous le rapport du style, sont : la pureté et la correction, le talent d'exprimer ses pensées par les mots propres et sans figures, la clarté, la précision, l'art de présenter les pensées sous une forme concise et arrondie, de mettre les objets sous les yeux, de n'introduire jamais un personnage déplacé ou dont les mœurs ne soient pas fidèlement exprimées, un arrangement de mots toujours agréable et simple, un ton convenable aux personnes et aux choses, le naturel, la grâce, l'à-propos qui règle tout ; et ces qualités, on peut les imiter avec avantage. Mais son style n'a ni grandeur ni élévation ; jamais il ne frappe, jamais il n'étonne; il n'a rien de mordant, d'énergique, rien qui remue, rien qui attache ; il manque de vigueur, d'âme et de vie. S'il est naturel dans l'expression des mœurs, il n'a pas de force pour les grandes émotions ; si, par l'élégance, il plaît, il persuade, il ne sait point subjuguer, entraîner les volontés : plutôt exempt de faute que hardi, il profite moins des ressources de l'art qu'il ne copie fidèlement la nature.

XIII. Aussi doit-on s'étonner que Théophraste lui reproche d'aimer la pompe et l'ostentation, de préférer les ornements recherchés à la simplicité de la nature. Dans son traité sur le Style, ce critique, blâmant les écrivains qui mettent leurs soins à prodiguer les antithèses, à donner aux phrases des membres symétriques, et aux mots une correspondance mutuelle, range Lysias dans cette classe. Il fonde son opinion sur le discours prononcé devant les Syracusains par le général athénien Nicias, à l'époque de sa captivité, et attribue ce discours à notre orateur. Rien n'empêche de rapporter les paroles de Théophraste. « - II y a, dit-il, trois sortes d'antithèses : l'on oppose à la même chose des choses contraires,  ou bien les mêmes choses à une chose contraire; ou enfin des choses contraires à d'autres qui le sont aussi : car ce sont les divers rapports qui peuvent se présenter. L'opposition des mots à peu près synonymes est un jeu puéril, qui ne doit point trouver place dans un sujet grave. Quand il faut s'occuper des choses, il y a de l'inconvenance à jouer sur les mots et à détruire les vives émotions par les paroles ; c'est refroidir l'auditeur : on en voit un exemple dans ce passage du discours de Lysias en faveur de Nicias. Il dit, pour exciter la compassion : - « Je déplore une défaite où nos soldats et notre flotte ont péri sans combattre. Nous voyons devant nous des hommes qui implorent les dieux, en nous accusant de trahir la foi des serments, et en invoquant les droits du sang et de l'amitié. » Si Lysias avait écrit ce passage, il faudrait le blâmer d'avoir cherché à plaire quand il ne s'agissait pas de plaire. Mais si ce discours est l'ouvrage d'un autre écrivain (et il l'est en effet), Théophraste, en faisant à Lysias un reproche qui ne repose sur rien, s'est rendu blâmable lui-même. Je pourrais démontrer par une foule de preuves que ce discours n'est pas de Lysias, qu'on n'y trouve ni les formes de son style ni le cachet de son esprit; mais ce n'est pas ici le moment. Dans un traité particulier que je dois composer sur cet orateur, pour faire voir, entre autres choses, quels sont les discours qui lui appartiennent réellement, je dirai mon opinion sur cette harangue.

XIV. Après avoir donné une idée du style de Lysias, je vais parler de sa manière relativement aux choses : c'est la suite de mon sujet. Lysias sait découvrir tout ce que renferme une question ; il saisit non seulement les moyens que nous pourrions trouver comme lui, mais encore ceux qu'un autre orateur ne soupçonnerait pas même. Rien ne lui échappe de ce qui peut fournir des preuves, ni les personnes, ni les choses, ni les actions, ni les mœurs, ni leurs causes, ni les temps, ni les lieux, ni les nuances de ces diverses particularités ; il les embrasse toutes jusqu'à leur moindre conséquence; et les examinant à la fois ou successivement, il choisit les plus utiles à sa cause. Sa force d'invention éclate surtout dans les discours où les témoins ne figurent pas, et dans ceux qui roulent sur des sujets peu communs ; ils abondent en pensées remarquables ; tout ce qui paraîtrait à un autre difficile ou impossible, devient possible et même aisé pour lui ; il sent ce qu'il doit dire, et quand il ne peut faire usage de tous les moyens qu'il a trouvés, il choisit habilement les meilleurs et les plus convenables : sous ce rapport, s'il n'est pas au-dessus de tous les orateurs, du moins il ne le cède à aucun. Sa marche est sans apprêt et le plus souvent uniforme; il développe les arguments avec simplicité et sans affectation. On ne le voit jamais, employer ni les preuves préparatoires, ni les insinuations, ni les divisions, ni la diversité des figures, ni les autres finesses de ce genre : les raisons qu'il a trouvées, il les expose, en évitant tout ce qui serait inutile ou sentirait la gêne; mais il manque d'art. Ainsi, je conseille à ceux qui l'étudient de l'imiter pour l'invention et la comparaison des arguments : quant à la manière de les disposer et de les développer, elle est imparfaite dans Lysias : ce n'est pas lui qu'il faut prendre pour modèle; mais les orateurs qui lui sont supérieurs sous ce rapport, et dont je parlerai dans la suite.

XV. Après avoir rendu compte des qualités de Lysias, des traits principaux qui le distinguent, je vais parler de sa manière dans les divers genres qui forment le domaine de l'éloquence : ils sont au nombre de trois : le judiciaire, le délibératif, et le démonstratif ou genre du panégyrique, car on lui donne ces deux noms. Lysias s'est illustré dans tous les trois, mais surtout dans l'éloquence du barreau ; et dans ce genre même, il traite mieux les sujets peu importants, extraordinaires ou difficiles, que les sujets élevés, grands et faciles. Pour avoir une juste idée de son talent, il faut plutôt le juger d'après ses discours judiciaires que d'après ses panégyriques ou ses harangues politiques. Je ne pousserai pas plus loin mes réflexions sur cet objet, afin de pouvoir m'occuper comme il convient des diverses parties du discours, telles que l'exorde la narration, etc. Je ferai connaître les qualités de cet orateur dans chacune d'elles, en suivant la division établie par Isocrate et par les rhéteurs qui ont marché sur ses traces. Je vais commencer par l'exorde.

XVI. Dans l'exorde, Lysias me paraît au-dessus de tous les orateurs : c'est lui qui a donné le plus de grâces à cette partie. Il savait que, dans le discours, rien n'est plus difficile que le début, quand on veut le choisir convenable et ne pas s'arrêter à celui qui d'abord se présente. Ce ne sont pas les premières paroles de l'orateur qui constituent l'exorde, mais plutôt les paroles qui, le sujet une fois exposé, ne seraient mieux placées nulle part que dans le début. Je vois, dans Lysias, un orateur qui s'attache aux principes de l'art et à ce que le sujet exige. Quelquefois il commence par son propre éloge, et quelquefois en accusant l'adversaire. S'il est accusé le premier, il cherche d'abord à détruire les imputations dirigées contre lui. Tantôt il loue, il flatte les juges pour les rendre favorables à sa personne et à sa cause; tantôt il met en opposition sa faiblesse avec le crédit de son adversaire, pour montrer l'inégalité de la lutte qu'il va soutenir. D'autres fois, il présente le sujet qu'il traite comme une question d'un intérêt général, d'une haute importance et qui mérite toute l'attention des auditeurs; ou bien il prépare d'avance quelques moyens d'assurer son triomphe, ou de faire succomber l'adversaire; et semant rapidement et avec simplicité son début de pensées nobles, de sentences convenables, d'arguments renfermés dans de justes limites, il arrive à la proposition, où il fait entrevoir ce qu'il doit dire dans la confirmation : il dispose ainsi l'auditeur à écouter avec bienveillance la suite du discours, et passe à la narration. Chez lui, la proposition sert de limite ordinaire entre ces deux parties. Dans certains discours, il commence par la proposition, entre en matière sans exorde et débute par la narration. Dans l'exorde, il a du mouvement et de la vie. Sa fécondité étonne, quand on pense qu'il n'a pas composé moins de deux cents harangues judiciaires, et qu'il n'en est aucune où cette partie manque de naturel, ou se lie avec peine au sujet. Jamais il n'emploie les mêmes arguments ni les mêmes pensées; tandis qu'on peut reprocher à des orateurs qui n'ont écrit qu'un petit nombre de discours de se servir des mêmes moyens. Je n'ajouterai point qu'ils ne rougissent pas de recourir presque tous à des moyens déjà employés par d'autres. Lysias, au contraire, cherche pour chaque discours une nouvelle introduction, un nouvel exorde ; et toujours il arrive à son but. Ainsi, quand il veut faire naître la bienveillance, l'attention, la docilité, il ne manque jamais d'y parvenir. Il me paraît donc mériter la première place pour l'exorde ou du moins il n'est au-dessous de personne.

XVII. Dans la narration, qui, plus que toute autre partie du discours, exige de la sagesse et de la circonspection, Lysias, à mon avis, l'emporte sur tous les orateurs : il peut servir ici de règle et de modèle. Ses discours ont fourni les meilleurs préceptes qu'on trouve sur cet objet dans les ouvrages didactiques. Ses narrations sont remarquables par la précision et la clarté; il n'en est pas de plus agréables ni de plus propres à opérer la conviction et la persuasion par des moyens cachés; on ne pourrait en citer une seule qui, toute entière ou même en partie, manque de vraisemblance, ou ne soit propre à subjuguer notre volonté, tant on trouve partout de naturel et de grâce, tant il sait gagner les auditeurs à leur insu, soit qu'il parle d'objets réels ou d'objets imaginaires. Le vers d'Homère sur le talent d'Ulysse pour donner l'air de la vraisemblance à ce qui n'avait jamais existé, me paraît convenir à Lysias :
« La fiction chez lui prend les dehors du vrai.
»
Je recommande surtout à ceux qui composent des discours d'imiter ses narrations : c'est ainsi qu'ils parviendront à donner à cette partie toute sa perfection. Voyons quel est le caractère de Lysias dans la confirmation.

XVIII. Je parlerai d'abord des preuves qui dépendent de l'art, et je les traiterai chacune en particulier. Elles sont au nombre de trois, et se tirent 1°. du sujet; 2°. des passions ; 3°. des mœurs. Dans les premières, Lysias ne le cède à aucun orateur, ni pour l'art de les trouver, ni pour l'art de les exposer. Habile observateur des convenances, il sait, lorsqu'il fait usage d'un exemple, discerner en quoi il ressemble à l'objet en question, et en quoi il en diffère; il saisit toutes les preuves qui se rattachent à son sujet, et change heureusement en preuves certaines les simples probabilités : il excelle aussi à traiter les preuves déduites des mœurs. Il leur donne l'empreinte de la vérité, souvent par la conduite ou par le caractère des individus, et souvent par leurs actions antérieures et leurs penchants. Si leur vie passée ne lui fournit aucun secours, il crée lui-même les mœurs des personnages, met dans leur bouche le langage de la bonne foi et de la vertu ; il leur prête des goûts honnêtes, des affections, des paroles et des sentiments analogues à leur condition ; il les représente animés de haine pour les paroles et les actions injustes, et bien disposés en faveur de la justice : en un mot, doués de toutes les qualités qui peuvent faire paraître leurs mœurs sages et convenables. Mais il manque de vigueur dans l'expression des passions; et quand il faut amplifier ou peindre avec énergie, exciter la pitié ou les autres émotions, il n'a ni grandeur ni force : ce n'est pas chez lui qu'on doit chemiser les mouvement de cette nature. Dans la péroraison, il traite avec sagesse et avec grâce la partie qui a pont objet la récapitulation; mais lorsqu'il s'agit d'exhorter, de toucher, de supplier et de faire agir les autres ressorts du pathétique, il reste au-dessous du sujet.

XIX. Tel est, suivant moi, le caractère de Lysias. Si quelque critique a fait sur cet orateur des observations différentes des miennes, qu'il me les fasse connaître : si elles sont plus fondées, je suis prêt â lui témoigner toute ma reconnaissance. Afin qu'on puisse mieux voir si je l'ai bien jugé, et en quoi mon opinion peut être juste ou erronée, je vais examiner un de ses discours ; car je ne peux donner plusieurs exemples. Il me semble que, pour se faire une idée exacte du talent de cet orateur, un seul discours doit suffire aux esprits sages et cultivés, qui savent juger des grandes choses par les petites, et du tout par quelques parties. Le discours en question est au nombre de ceux que Lysias a composés sur les tutelles. Il a pour titre : Discours contre Diogiton. En voici le sujet.

XX. Diodotus, un des citoyens qui s'enrôlèrent avec Thrasylle pour la guerre du Péloponèse, avait des enfants en bas âge. Au moment de s'embarquer pour l'Asie, sous l'archontat de Glaucippe, il fit testament et leur donna pour tuteur son frère Diogiton, qui était à la fois leur oncle paternel, et leur grand-père du côté de leur mère. Diodotus mourut en combattant sous les murs d'Éphèse. Diogiton administra les biens des orphelins de manière qu'à la fin il n'en resta plus de vestige, quoiqu'ils fussent très considérables. Comme il vivait encore à l'époque où l'un des héritiers fut mis au rang des citoyens, celui-ci l'accusa d'avoir mal géré la tutelle. La plainte fut portée contre Diogiton par l'époux de sa petite-fille, sœur des jeunes héritiers.

XXI. J'ai exposé le sujet de ce discours pour qu'on sente mieux avec quel art Lysias sait choisir les exordes sages et convenables.

XXII. « Juges, si cette cause était moins importante, je n'aurais jamais permis à mes clients de paraître devant vous : je suis trop persuadé qu'il n'est rien de plus honteux que de pareils débats entre les membres d'une même famille ; et je n'ignore pas que vous avez mauvaise opinion, et des hommes injustes et de ceux qui, trouvant peu de secours auprès de leurs parents, n'ont pas la force de supporter un pareil traitement. Dépouillés de richesses considérables, accablés d'injustices par ceux qui n'auraient jamais dû leur en faire éprouver, des orphelins sont venus se jeter dans mes bras, dans les bras d'un beau-frère : j'ai dû prendre leur défense. J'ai pour épouse leur sœur, la nièce de Diogiton. Après de vives instances, j'engageai d'abord les parties à s'en rapporter à des arbitres choisis parmi leurs amis : je désirais vivement que cette contestation ne fût point connue du public. Mais puisque Diogiton, convaincu d'avoir dépouillé des pupilles, n'a point osé se confier à ses amis ; puisqu'il a voulu éviter toutes les poursuites, élever lui-même des accusations qui n'avaient aucun fondement, et en venir aux dernières extrémités, plutôt que de mettre fin, par une juste réparation, aux plaintes dirigées contre lui; si je vous démontre que jamais pupilles ne furent trompés par des étrangers comme ces orphelins par leur grand-père, je vous conjure de leur prêter un appui légitime. Mais si je ne puis y parvenir, vous devrez accorder à Diogiton toute votre confiance; tandis que nous serons à jamais regardés comme des méchants. Je vais vous faire connaître l'objet de cette discussion, en remontant à son origine. »

XXIII. Ce début renferme toutes les qualités qui conviennent à l'exorde : pour s'en convaincre, il suffit de lui appliquer les règles de l'art. Tous les rhéteurs recommandent, lorsque la contestation s'est élevée entre parents, de veiller à ce que les accusateurs ne paraissent ni méchants ni amis des procès. En conséquence, ils prescrivent de faire tomber sur la partie adverse la cause de l'accusation et de la défense; de dire que l'injustice criait vengeance, et qu'il n'était pas possible de la souffrir sans se plaindre ; que la défense concerne des parents, des orphelins qui inspirent le plus touchant intérêt; qu'on ne pouvait s'empêcher de les secourir sans paraître plus coupable que leurs oppresseurs. Ils prescrivent encore à l'orateur d'ajouter que ses clients ont offert à la partie adverse de transiger, de se soumettre à la décision de quelques amis, de faire tous les sacrifices possibles, et qu'ils n'ont pu rien obtenir. Les rhéteurs, en établissant ces principes, ont voulu fournir à l'orateur le moyen de donner une bonne opinion de lui. Par là, il peut s'attirer la bienveillance des juges ; et c'est ce qu'il y a de plus important. Toutes ces règles me paraissent observées dans l'exorde que je viens de citer. Les rhéteurs conseillent aussi de rendre l'auditeur docile, et pour y parvenir, d'exposer, en peu de mots, l'objet du discours, afin qu'il ne soit pas inconnu aux juges; d'employer un exorde analogue à ce qui doit suivre; de donner une idée générale du sujet, et de chercher un début qui renferme des arguments. Ces règles sont observées dans l'exorde de Lysias. Quant aux moyens d'exciter l'attention, ils recommandent à l'orateur qui veut la faire naître dans son auditoire de dire des choses surprenantes, extraordinaires, et de prier les juges d'écouter. Lysias a suivi ce précepte : de plus, il a fait usage d'une diction nette, coulante, et d'un arrangement de mots plein de simplicité; qualités indispensables dans un début de ce genre. Voyons à présent avec quel art il a composé sa narration. La voici :

XXIV. « Juges, Diodotus et Diogiton étaient frères : ils avaient le même père et la même mère. Ils se partagèrent les biens meubles; mais ils possédaient les immeubles en commun. Lorsque Diodotus se fut enrichi par le négoce, Diogiton le pressa de recevoir la main de sa fille unique. Diodotus eut deux fils et une fille. Dans la suite, il s'enrôla avec Thrasylle, chef des Hoplites. Il fit venir auprès de lui sa femme, qui était sa nièce ; le père de celle-ci, qui se trouvait tout à la fois son beau-père et son frère, l'aïeul et l'oncle des enfants : il crut, à cause de tous ces liens du sang, que Diogiton devait plutôt que tout autre leur servir de tuteur. II lui remit son testament et déposa cinq talents d'argent entre ses mains : en même temps, il lui apprit qu'il avait placé sur un vaisseau sept talents et quarante mines, et qu'on lui devait deux mille drachmes dans la Chersonèse. Diodotus lui recommanda de donner pour dot à sa femme, s'il venait à mourir, un talent et tous les meubles qui étaient dans sa maison. Il laissa aussi un talent à sa fille, et légua de plus à son épouse vingt mines et trente statères de Cyzique. Ces dispositions faites , il en laissa une copie chez lui, et se mit en campagne avec Thrasylle. Diodotus périt sous les murs d'Ephèse. Diogiton laissa ignorer à sa fille la mort de son mari ; il s'empara de l'écrit que Diodotus avait laissé cacheté, disant qu'il lui était nécessaire pour recueillir les fonds placés sur un vaisseau. Lorsqu'enfin il eut révélé la mort de Diodotus, et que les enfants eurent rendu les derniers devoirs à leur père, ils passèrent d'abord une année dans le Pirée, où ils trouvèrent tout ce qui leur était nécessaire. Mais quand ces ressources furent épuisées, Diogiton renvoya les enfants dans la ville, et maria leur mère, en lui donnant cinq mille drachmes,  mille de moins que son mari ne lui en avait léguées. Huit ans après, l'aîné des enfants de Diodotus fut inscrit sur le registre des citoyens. Alors Diogiton les manda tous auprès de lui, et leur dit que leur père leur avait laissé vingt mines d'argent et trente statères. » - « J'ai dépensé, ajouta-t-il, une grande partie de mon bien pour votre entretien: je ne m'en suis pas inquiété tant que j'avais des ressources; mais aujourd'hui, je me trouve moi-même dans la détresse. Ainsi toi, qui jouis désormais de tes droits et qui comptes parmi les hommes, tu dois, dès ce moment, pourvoir à tous tes besoins.» - « A ces mots, consternés , tout en pleurs, ils accourent chez leur mère, et avec elle ils se rendent auprès de moi, dans l'état le plus propre à exciter la pitié par le malheur qu'ils venaient d'éprouver. Abattus, fondant en larmes, ils me conjuraient au nom de leur sœur, et en leur propre nom, de ne pas les abandonner, mais plutôt de les secourir, au moment où ils se voyaient privés de leur patrimoine, précipités dans la misère, et traités indignement par ceux mêmes qui n'auraient dû leur faire aucun tort. Je pourrais peindre le deuil qui régnait en ce moment dans ma maison. Enfin, la mère de ces enfants me supplia par les plus vives instances de réunir son père et quelques amis, ajoutant que, peu accoutumée à parler devant des hommes, l'excès de ses infortunes la déterminerait cependant à vous exposer ses malheurs. Je me rendis auprès d'Hégémon, qui a épousé une fille de Diogiton, et je lui fis part de toute mon indignation. J'allai rendre compte de tant d'injustices à d'autres parents et à d'autres amis. Je priai Diogiton d'en venir aux preuves : d'abord il refusa; à la fin, il s'y vit contraint par ses amis. Quand nous fûmes réunis, la mère des enfants lui demanda quel cœur il avait pour traiter ainsi ses petits-fils. » - « Vous êtes, lui dit-elle, le frère de leur père, et tout à la fois mon père, leur oncle et leur aïeul. Si vous ne respectez point les hommes, craignez au moins les dieux, vous qui vous êtes emparé de cinq talents que Diodotus vous avait confiés au moment de son départ. Oui, entourée de ses propres enfants et de ceux à qui, depuis, j'ai donné le jour, j'affirmerai, partout où vous l'exigerez, ce fait par des serments. Certes, je ne suis point assez misérable, je n'attache point assez de prix à l'argent, pour descendre au tombeau après m'être parjurée sur la tête de mes enfants, ni pour envahir par un crime les biens de mon père ! » - « En outre, elle convainquit Diogiton d'avoir reçu sept talents placés sur un vaisseau, et quatre mille drachmes; elle en mit sous ses yeux la preuve écrite. Car, à l'époque où elle passa du dème de Colytte dans la maison de Phèdre, ses enfants vinrent lui apporter un registre de comptes qu'on avait oublié par mégarde. Elle prouva que Diogiton avait reçu cent mines placées avec garantie, deux mille drachmes, des meubles d'un grand prix; et que, tous les ans, ses pupilles avaient tiré du blé de la Chersonèse. » - « Cependant, poursuivit-elle, quoique vous eussiez entre vos mains tant de richesses, vous avez osé dire que Diodotus ne vous avait laissé que deux mille drachmes et trente statères. Après sa mort, je vous ai laissé les sommes qui me revenaient, et vous avez osé chasser de leur propre maison les enfants de votre fille, couverts à peine de quelques haillons, sans chaussure, sans domestique, sans habits, sans manteau. Vous ne leur avez rendu ni les meubles ni l'argent que leur père commit à votre garde. Vous élevez, au sein des richesses et de l'abondance, les fils d'une marâtre : à la bonne heure ! Quant aux miens, en butte à vos injustices, ils se voient ignominieusement bannis de leur maison ; vous vous plaisez à remplacer leur opulence par toutes les horreurs de la misère; et une telle conduite ne vous inspire aucune crainte des dieux ; et vous n'avez ni égards pour votre fille, ni respect pour la mémoire d'un frère ! Nous tous, nous avons moins de prix à vos yeux que les richesses. » - « Juges, ces plaintes déchirantes d'une femme, et ses reproches sanglants, remplirent tous les témoins de cette scène de la plus vive indignation contre Diogiton. Au récit des maux qui avaient affligé ces enfants, au souvenir de leur père trompé dans le choix d'un tuteur, réfléchissant combien il est difficile de trouver un homme digne de notre confiance, nous fûmes frappés d'une émotion si profonde, qu'aucun de nous ne put proférer une parole. Nous versions autant de larmes que les victimes de ces injustices, et nous noms séparâmes dans un morne silence. »

XXV. Pour donner une idée de la manière de Lysias dans la confirmation, je vais rapporter la suite de ce discours. Lorsqu'il expose ses preuves, il les appuie sur la déposition des témoins, parce qu'elles n'ont pas besoin de longs raisonnements; et il se contente de dire : « D'abord, que les témoins paraissent. » Quant aux raisons de l'adversaire, il les divise en deux parties. Dans la première, il renferme les sommes qu'il reconnaît avoir reçues, mais qu'il prétend avoir dépensées ; et dans la seconde, les sommes qu'il dit n'avoir point reçues. Il prouve d'abord qu'il les a reçues, fait voir ensuite que les dépenses n'ont pas été aussi considérables qu'il le soutient, et démontre par des arguments sans réplique, les points sujets à contestation.

XXVI. « Je vous conjure, ô juges! d'accueillir mes paroles avec attention. Les grandes infortunes de mes clients les rendront dignes de quelque compassion à vos yeux, et Diogiton vous paraîtra mériter la haine de ses concitoyens. C'est lui qui nous a tous réduits à nous défier de nos semblables, au point que désormais nous ne pourrons, ni pendant notre vie, ni après notre mort, mettre dans nos proches pareils plus de confiance que dans nos ennemis. D'abord, il a osé tout nier, et puis, forcé de tout avouer, il soutient que, dans huit ans, il a dépensé, pour deux enfants et leur sœur, sept talents d'argent et sept mille drachmes. Il a poussé si loin l'impudence, que, ne pouvant assigner l'emploi d'une pareille somme, il fixe à cinq oboles par jour la nourriture de deux enfants et de leur sœur. Les dépenses pour la chaussure, le blanchissage, les habits, le coiffeur ne sont pas écrites par mois ou par années, mais en masse, et pour tout le temps de la tutelle : il les porte à plus d'un talent d'argent. Quoiqu'il n'ait pas dépensé vingt-cinq mines pour le tombeau de leur père, sur cinq mille drachmes, il en fait figurer la moitié au compte de ses pupilles. A l'article des dépenses pour les fêtes de Bacchus (il n'est pas inutile de le rappeler ici), il porte un agneau à onze drachmes, et il en met huit sur le compte des enfants. Ceci ne doit pas moins vous indigner que tout le reste. En effet, juges, quand nous éprouvons de grands dommages, quelquefois ce ne sont pas les petites injustices qui affligent le moins, puisqu'elles mettent dans tout son jour la perversité du malfaiteur. Diogiton porte à la charge des pupilles, pour d'autres fêtes et pour divers sacrifices, plus de quatre mille drachmes : il porte aussi d'autres sommes considérables, qu'il donne en total. On dirait qu'il a été constitué le tuteur de ses petits-fils pour leur rendre des comptes et non leurs biens; pour faire succéder la pauvreté à leur opulence; en un mot, pour qu'ils oubliassent les ennemis de leur père, s'il s'en trouvait quelqu'un, afin de concentrer toute leur haine sur le tuteur infidèle qui leur a ravi leur patrimoine. S'il eût voulu être juste envers ces enfants, il pouvait, d'après les lois concernant les orphelins, et les droits qu'elles donnent aux tuteurs, affermer leurs biens, acheter une terre; et, libre de tout embarras, pourvoir, avec le revenu, à l'entretien des pupilles. S'il eût pris ce parti , il n'y aurait pas dans Athènes de citoyen plus riche que les enfants de Diodotus. Mais je suis convaincu que Diogiton n'a jamais eu la pensée de faire connaître les richesses de ces enfants : il a songé plutôt à s'en emparer, croyant sans doute que sa méchanceté devait recueillir le riche héritage d'un frère qui n'était plus. Voici, juges, le trait le plus révoltant. Chargé d'équiper une trirème avec Alexis, fils d'Aristodicus, il prétend avoir dépensé quarante-huit mines, et il en porte la moitié sur le compte des orphelins. L'État les exempte non seulement de tout impôt pendant leur enfance, mais encore de toute charge publique l'année qui suit leur inscription sur le registre des citoyens. Et Diogiton, quoique leur grand-père, leur fait supporter, au mépris de toutes les lois, la moitié des dépenses pour l'équipement d'une trirème ! Il expédia, sur la mer Adriatique, un vaisseau marchand sur lequel il avait placé deux talents. Au moment du départ, il dit à la mère des orphelins que cette expédition était à leurs risques ; mais lorsque le vaisseau fut arrivé à bon port, et que le chargement eut une valeur double, il soutint que les bénéfices lui appartenaient. Si les pertes sont pour les pupilles et les profits pour lui, il pourra, sans peine, montrer dans ses comptes l'emploi de leurs biens, et s'enrichir des dépouilles d'autrui. Il serait difficile, ô juges! de vous entretenir de chaque injustice. Comme j'avais beaucoup de peine à obtenir de lui l'exhibition des registres, je demandai, en présence de témoins, à Aristodicus, frère d'Alexis (car celui-ci était mort), s'il avait le compte de la dépense faite pour l'équipement de la trirème. Il répondit affirmativement. Nous nous rendîmes donc chez lui, et nous trouvâmes que Diogiton avait contribué pour vingt-quatre mines : donc, puisqu'il porte la dépense à quarante-huit mines, il met sur le compte des enfants tout ce qu'il a dépensé pour cet objet. Quelle a dû être sa conduite pour les choses qui ne sont connues que de lui et qu'il a seul gérées, si , lors même qu'il a eu recours à d'autres pour des objets sur lesquels on pouvait aisément obtenir des renseignements, il a osé mentir et porter vingt-quatre mines sur le compte de ses neveux ?  Paraissez, témoins, venez attester ces faits à la tribune. - Les témoins. - Vous avez entendu les témoins, ô juges ! Eh bien, en calculant les sommes qu'il reconnaît lui-même avoir reçues, c'est-à-dire sept talents et quarante mines, sans parler d'aucun revenu ; en prenant les dépenses sur les fonds mêmes, et en les portant pour les deux fils et leur sœur, pour un gouverneur et une servante, à mille drachmes par an, un peu moins de trois drachmes par jour, quoique jamais personne n'ait autant dépensé, cette somme, au bout de huit ans, s'élèverait à huit mille drachmes. Il devrait donc rester six talents et vingt mines ; car Diogiton ne peut prouver qu'on l'a volé, qu'il a éprouvé des pertes ou payé des dettes. »

XXVII. Lysias est faible dans le genre démonstratif, comme je l'ai déjà remarqué. Il vise à la grandeur, à la pompe, parce qu'il ne veut point rester au-dessous de ses devanciers ni de ses contemporains; mais il ne réveille point l'auditeur comme Isocrate et Démosthène. Je vais en fournir la preuve.

XXVIII. Nous avons, dans le genre du panégyrique, un discours qu'il prononça dans l'assemblée d'Olympie pour engager les Grecs à renverser la tyrannie de Denys, à rendre la liberté à la Sicile, et à faire éclater leur haine à l'instant même, en pillant la tente du tyran, toute resplendissante d'or, de pourpre et des plus grandes richesses. Denys avait envoyé des Théores à cette réunion solennelle pour offrir un sacrifice aux dieux. Leur entrée dans le temple fut environnée de pompe et de magnificence, afin que la Grèce conçût une plus haute idée de la puissance du tyran. Tel est le sujet du discours. L'orateur débute en ces termes :

XXIX. « Citoyens, c'est par des services importants et nombreux qu'Hercule a mérité de vivre dans notre mémoire ; mais surtout pour avoir établi ces jeux solennels, dans le but d'inspirer aux peuples de la Grèce une bienveillance mutuelle. Jusqu'alors ils vivaient livrés à la discorde; mais après avoir dompté les tyrans et terrassé ses ennemis, il institua ces combats où le corps s'exerce, en même temps que, sous les yeux de l'assemblée la plus imposante de la Grèce, chaque nation vient rivaliser en opulence et en généreux sentiments. Il voulut qu'une grande pompe nous attirât tous à cette fête, où des spectacles divers frappent nos yeux et notre oreille ; il pensait que cette réunion serait pour tous les peuples de la Grèce la source d'une amitié réciproque : tel fut son dessein. Pour moi, je ne viens pas, m'attachant à des choses peu importantes, disputer sur les mots : à mon avis, ces frivoles débats ne sauraient convenir qu'à des hommes dévorés de l'amour du gain, ou pressés par tous les besoins de la vie. Mais l'homme vertueux, le bon citoyen doivent élever plus haut leurs pensées, surtout quand ils voient la Grèce dans le plus triste état, ses provinces presqu'entièrement soumises au joug d'un barbare, et la plupart de ses villes désolées par des tyrans. Si notre faiblesse était la cause de tous ces maux, nous devrions subir notre sort sans nous plaindre ; mais puisqu'ils naissent des factions et de la discorde, pourquoi ne pas mettre un terme aux unes et opposer une barrière à l'autre, bien convaincus que la prospérité seule peut permettre aux peuples de s'abandonner à la rivalité; mais que, dans le malheur, ils doivent s'attacher à prendre de sages résolutions? Mille dangers terribles nous assiègent de toutes parts. Vous savez que la puissance est entre les mains de ceux qui tiennent la mer sous leur empire ; que nos finances sont administrées par un roi, et que nos personnes appartiennent à ceux qui peuvent les acheter. Ce roi possède beaucoup de vaisseaux, et le tyran de Sicile aussi en possède un grand nombre. Vous devez renoncer à ces guerres que vous vous faites les uns aux autres ; et, unis par les mêmes sentiments, combattre tous pour votre salut. Rougissez du passé; craignez l'avenir, et imitez vos ancêtres, qui dépouillèrent de leur propre territoire les barbares, avides de conquérir celui des autres peuples; et, par la destruction des tyrans, étendirent sur la Grèce entière les bienfaits de la liberté. Ce qui m'étonne le plus, c'est que les Lacédémoniens puissent voir d'un œil indifférent la Grèce en combustion, eux qui en sont devenus les chefs, non par des injustices, mais par une valeur naturelle et par leur expérience dans les combats. Seuls ils n'ont point vu leur pays dévasté ; sans remparts, à l'abri des discordes, toujours invincibles, ils habitent le même territoire. Nous devons donc espérer qu'ils jouiront à jamais de la liberté, et qu'après avoir sauvé la Grèce de ses dangers passés, ils songeront à son avenir. Jamais il ne se présentera d'occasion plus favorable ; car il ne faut pas regarder les maux des peuples qui ont péri comme tout-à-fait étrangers pour nous, mais comme nos propres maux ; et loin d'attendre que les forces de nos deux ennemis viennent nous accabler, repoussons leur injuste agression tandis qu'il en est temps encore. Et qui ne voit pas que nos guerres civiles sont la source de leur agrandissement? Tout à la fois déshonorantes et funestes, ces divisions ont fourni à ceux qui nous ont causé tant de maux le moyen de tout oser, et la Grèce n'en a tiré aucune vengeance. »

XXX. Je vais donner aussi un exemple tiré d'une harangue qui appartient au genre délibératif, afin qu'on puisse avoir une idée de la manière de Lysias dans ce genre d'éloquence.

XXXI. L'orateur y traite cette question Les Athéniens ne doivent point changer les institutions de leurs pères. Le peuple, à son retour du Pirée, avait demandé un décret de réconciliation avec les citoyens qui étaient restés dans la ville, sous la condition d'un entier oubli pour le passé. Comme on craignait que la multitude ne se portât à de nouvelles extrémités contre les riches si elle recouvrait son ancienne autorité, après de longs pourparlers, Phormisius, un de ceux qui étaient rentrés dans Athènes avec le peuple, proposa de laisser revenir dans la ville tous les bannis, mais de n'admettre au gouvernement de l'État que ceux qui posséderaient quelques terres, parce que les Lacédémoniens l'exigeaient ainsi. Si un pareil décret eût été rendu, cinq mille Athéniens environ auraient perdu les droits de citoyen. Lysias, voulant empêcher qu'il ne fût porté, composa ce discours pour un des principaux citoyens d'Athènes qui faisait partie du gouvernement. On ne sait point s'il fut prononcé en public à cette époque. Par sa forme, il paraît destiné aux discussions publiques. Le voici :

XXXII. « Nous pensions, Athéniens, que le souvenir de nos malheurs passés suffirait pour détourner à jamais nos descendants de l'amour des innovations politiques; et voilà que certains orateurs, après que nous en avons fait la déplorable expérience, cherchent, malgré les maux que nous avons soufferts, à nous surprendre encore par les mêmes décrets. Je ne suis point surpris de leur conduite, mais plutôt de ce que vous les écoutez encore; toujours oublieux, toua jours prêts à vous laisser entraîner à des résolutions funestes par des conseillers qui, par hasard, ont partagé le sort des citoyens revenus du Pirée, mais que leurs affections attachaient à ceux qui étaient restés dans la ville. Pourquoi rappeler les bannis si, par vos décrets, vous allez préparer vous-même votre esclavage? Pour moi, Athéniens, placé, par mes richesses comme par ma naissance, au-dessus de mes adversaires, loin de le céder à aucun d'eux, je suis persuadé que le seul moyen de salut pour la patrie est de laisser à tous les citoyens un libre accès au gouvernement de l'Etat. Lorsque nous avions des remparts, une flotte, des richesses, des alliés, non seulement nous donnâmes à plusieurs le titre de citoyen ; mais nous accordâmes aux Eubéens le droit de contracter des mariages; et aujourd'hui, nous nous priverions de ceux qui sont déjà citoyens ! Non certes, si vous suivez mes conseils. Et après avoir détruit nos remparts, nous ne ferons point disparaître d'autour de nous les défenseurs qui nous restent; je veux dire cette foule d'Hoplites, de cavaliers et d'archers. En les conservant, la démocratie sera raffermie; vous triompherez plus aisément de vos ennemis, et vous serez plus utiles à vos alliés. Vous savez qu'aux époques où l'oligarchie a déjà existé parmi nous, des citoyens qui ne possédaient point des terres restèrent dans la ville; mais que plusieurs y périrent et que d'autres en furent chassés. En les rappelant, le peuple vous rendit une patrie, tandis qu'il n'osa pas en jouir lui-même. Si vous écoutez mes conseils, vous ne chercherez plus, de tous vos moyens, à priver vos bienfaiteurs de leur patrie. Les paroles ne vous paraitront pas plus dignes de foi que les actions, et vous ne compterez pas plus sur l'avenir que sur le passé, surtout si vous vous souvenez que les soutiens de l'oligarchie se déclarent contre le peuple dans leurs discours, tandis qu'au fond de l'âme, ils convoitent vos biens; et ces biens passeront dans leurs mains le jour où ils pourront vous surprendre abandonnés de vos alliés. Quant à ces hommes qui, avides de vos richesses, demandent comment l'État pourra se sauver si nous ne faisons point ce que les Lacédémoniens exigent, je crois devoir leur dire : Mais si nous cédons à leur volonté, quel avantage le peuple doit-il en recueillir ? Ah ! ne vaut-il pas mieux chercher un trépas honorable au milieu des combats que de signer vous-mêmes votre arrêt de mort? Si je ne parviens point à vous persuader, nul doute que le danger ne devienne commun à Athènes et à Lacédémone. Les mêmes sentiments animent les Argiens, peuple limitrophe de Lacédémone, et les Mantinéens, qui habitent une contrée voisine. Les uns ne sont pas plus nombreux que nous, et les autres sont à peine au nombre de trois mille. Mais les Lacédémoniens savent que s'ils font chez ces peuples des incursions fréquentes, ils viendront toujours à leur rencontre, les armes à la main. D'ailleurs, il leur paraîtrait peu glorieux de les réduire à l'esclavage s'ils étaient vainqueurs, ou de perdre, s'ils étaient vaincus, les avantages dont ils jouissent déjà. Aussi, plus leur prospérité est brillante et moins ils cherchent les dangers. Nous aussi, Athéniens, nous pensions de même à l'époque où nous dominions dans la Grèce : nous crûmes agir sagement lorsque, regardant avec indifférence le démembrement de notre territoire, nous nous imaginâmes qu'il ne fallait pas combattre pour sa défense : sans doute, il était à propos de négliger quelques faibles avantages pour en conserver de considérables. Aujourd'hui qu'une bataille nous a tout enlevé et que la patrie seule nous reste, nous sentons qu'il n'y a d'espoir de salut pour nous que dans le danger. En secourant un peuple opprimé, nous avons, avec les dépouilles de nos ennemis, élevé de nombreux trophées sur une terre étrangère. Souvenons-nous de déployer le même courage pour notre patrie et pour notre salut; mettons notre confiance dans les dieux, et espérons qu'ils se déclareront pour des malheureux qu'on opprime. Il serait indigne de nous, Athéniens, d'avoir combattu contre Lacédémone pour rentrer dans notre patrie, après en être sortis; et quand nous y sommes rentrés, d'en sortir de nouveau, pour ne pas combattre. Ne devriez-vous pas rougir d'être dégénérés au point que vous, dont les ancêtres bravèrent mille dangers pour la liberté des autres peuples, vous n'osiez point affronter les hasards de la guerre pour votre propre liberté! »

XXXIII. Ces exemples me paraissent suffire. Je suivrai la même marche à l'égard des autres orateurs. Je parlerai d'abord d'Isocrate, le premier qui, dans l'ordre des temps, parut après Lysias. Je vais m'en occuper dès ce moment.