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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

 IL FAUT QU'UN PRINCE SOIT INSTRUIT.

 

 

texte grec

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 IL FAUT QU'UN PRINCE SOIT INSTRUIT.

(779d) Les habitants de Cyrène(01) demandèrent à Platon de leur donner des lois écrites, et de leur tracer un plan de république. Il refusa de le faire, et leur dit qu'il n'était pas facile de leur donner des lois dans l'état de prospérité où ils vivaient ; que rien n'était plus altier, plus fier et plus intraitable qu'un homme qui jouissait d'une bonne fortune. C'est pour cela (779e) qu'il est si difficile de donner des conseils aux princes sur la manière dont ils doivent gouverner. Ils craignent que la raison, en exerçant sur eux son empire et en les soumettant aux règles du devoir, ne diminue leur puissance. Ils sont bien éloignés de penser comme Théopompe, roi de Sparte, qui, le premier, établit les éphores pour veiller sur les rois (02). Et comme sa îemme lui reprochait qu'il laisserait à ses enfants moins d'autorité qu'il n'en avait reçu : Au contraire, lui dit-il, ils en auront d'autant plus quelle leur sera plus assurée. En lui ôtant ce qu'elle avait d'excessif et de trop absolu, il la mettait à l'abri de l'envie, et par conséquent du danger. (779f) Il était pourtant vrai que Théopompe, en dérivant à d'autres une partie de son autorité, comme on détourne une portion des eaux d'un grand fleuve, se privait lui-même de ce qu'il en communiquait. Mais un prince trouve dans la philosophie un gardien sûr et un conseiller fidèle ; elle lui ôte un excès de pouvoir qui lui serait nuisible, comme on ôte un excès d'embonpoint, et ne lui laisse que l'autorité nécessaire et utile.
 


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Mais la plupart des princes et des grands, par un effet de leur ignorance, imitent ces statuaires maladroits qui croient que leurs colosses paraissent plus grands et plus forts, (780a) parce qu'ils ont bien écarté leurs jambes, et qu'ils leur ont donné une ouverture démesurée. Les rois se figurent de même que la grandeur et la majesté de leur rang consistent dans un ton de voix rude, dans un regard menaçant, des mœurs farouches, et une séparation totale d'avec leurs sujets; semblables en cela à ces statues colossales dont nous parlons, qui présentent au dehors la figure d'un héros ou d'un dieu, et qui au dedans sont remplies de terre, de pierres et de plomb. Encore faut-il y mettre cette différence que la pesanteur de ces colosses sert à conserver leur aplomb et leur assiette, (780b) au lieu que les princes qui manquent d'instruction, et dont l'ame n'a pas de consistance, sont facilement renversés. Leur puissance n'étant point assise sur une base solide, elle s'écroule et les entraîne dans leur chute.

Il faut qu'une règle soit ferme et droite, et qu'elle donne aux corps auxquels on l'applique sa rectitude et sa fermeté (03). De même un prince doit commencer par régner sur lui-même et par régler parfaitement ses mœurs, pour servir ensuite de modèle à ses sujets. S'il ne sait pas se conduire et se gouverner, s'il est dans l'ignorance et dans le désordre, comment pourra-t-il redresser les autres, les gouverner, les instruire (780c) et les maintenir dans l'ordre? Mais la plupart des princes se persuadent faussement que le plus grand avantage de leur puissance est de n'être soumis à aucune autorité. Le roi de Perse regardait tous ses sujets comme ses esclaves, à l'exception de sa femme, sur laquelle cependant il aurait dû conserver plus de pouvoir que sur tout autre.

Mais qui est-ce qui commandera au prince? Ce sera la loi, qui, suivant Pindare, est


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le roi des mortels et des immortels eux-mêmes. Et cette loi n'est pas de celles qu'on écrit au dehors dans des livres ou qu'on grave sur le bois ; c'est la raison même qui vit au fond de son cœur, qui, habitant auprès de lui et le surveillant toujours, fait qu'il n'est pas un seul instant sans maître. Un des officiers du roi de Perse était chargé de lui dire tous les matins en entrant chez lui : Prince, levez-vous, et vaquez aux affaires dont Mésoromatde (04) vous a confié le soin. (780d) Un prince sage et instruit a ainsi au dedans de lui-même un moniteur secret qui le rappelle sans cesse à son devoir.

Polémon disait que l'amour était le ministre des dieux pour veiller sur les jeunes gens et en prendre soin. On peut dire avec plus de vérité que les princes sont les ministres de la Divinité pour veiller à la conservation des hommes, pour donner aux uns et conserver aux autres les biens que les dieux versent sur les mortels.

Dans l'espace des airs un fluide éthéré
De son tissu léger environne la terre.

C'est de son sein que les principes des semences nécessaires se répandent sur la terre, qui les fait germer. Les unes sont développées par les pluies ou par les vents, les autres sont échauffées par la lune et par les astres. (780e) Le soleil les revêt toutes de leur beauté naturelle, et leur donne cet attrait puissant qui nous les fait rechercher. Mais tous ces biens que les dieux nous prodiguent avec tant d'abondance, on ne peut en jouir que par les lois, par la justice et par la disposition du prince. La justice est la fin que la loi se propose ; la loi est l'ouvrage du prince, et le prince est l'image de Dieu, qui maintient tout dans


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l'ordre. Il ne doit pas cette ressemblance à l'art des Phidias,  des Polyclète et des Myron ; c'est par la vertu qu'il se rend semblable à la Divinité, (780f) et qu'il se présente sous l'aspect le plus grand et le plus beau.

Dieu a mis dans le ciel le soleil et la lune comme des images brillantes de sa divinité. Tel est dans les villes un prince

Qui, par ses lois, des dieux est l'image vivante.

Il l'est par la participation à la raison divine, et non par le sceptre, la foudre et le trident avec lesquels certains princes se font représenter, sans penser qu'ils exposent ainsi à la haine publique leur folle ambition, en affectant des attributs qu'il n'est pas en leur pouvoir de se donner. Dieu s'irrite contre les rois qui osent imiter son tonnerre, sa foudre et les rayons de lumière dont il est environné. (781a) Pour ceux qui imitent sa vertu, qui cherchent à retracer en eux-mêmes sa bienfaisance et son amour pour les hommes, il se plaît à augmenter leur puissance, à leur faire part de son équité, de sa justice, de sa douceur et de sa vérité. Et rien n'est plus divin que ces qualités, ni le feu, ni la lumière, ni le cours du soleil, ni le lever et le coucher des astres, ni l'immortalité elle-même et l'éternité. Car ce n'est point par la durée de son existence que Dieu est heureux, c'est par la supériorité de sa vertu. Voilà ce qui est véritablement divin, et la beauté de la vertu est dans l'empire qu'elle exerce.

Anaxarque, pour consoler Alexandre du meurtre de Clitus, (781b) lui dit que Thémis et la justice étaient toujours auprès de Jupiter, pour légitimer tout ce que faisaient les rois, flatterie aussi dangereuse que criminelle, qui, en arrêtant ses remords, l'encourageait à de nouveaux forfaits. Mais, s'il est permis de proposer sur cela ses conjectures, la justice n'est pas assise à côté de Jupiter; ce dieu est lui-même la justice et l'équité, la plus ancienne et la plus


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parfaite des lois. C'est ainsi que l'ont cru et enseigné les anciens, pour nous montrer que sans la justice Jupiter lui-même ne pourrait pas bien gouverner. La justice est vierge, (781c) suivant Hésiode; elle est incorruptible, sœur de la sagesse, de la pudeur et de la simplicité. De là vient qu'on donne aux rois le titre de vénérables ; ils méritent d'autant plus de respect qu'ils ont moins de crainte. Or, un roi a plus à craindre de faire du mal que d'en souffrir, car c'est le mal qu'on fait qui est cause de celui qu'on éprouve.

La crainte qui honore l'humanité et la grandeur d'âme, d'un roi, c'est de craindre que ses sujets ne reçoivent à son insu quelque dommage.

Tel qu'un chien vigilant qui craint pour le troupeau
Dès qu'il sent approcher une bête féroce ;

tel un roi craint moins pour lui-même que pour ceux qui sont confiés à ses soins. Un jour de fête publique pendant laquelle les Thébains se livraient sans réserve aux plaisirs de la table, Épaminondas (781d) faisait seul le tour des murailles et la revue des armes, en disant qu'il jeûnait et veillait, afin que les autres pussent boire et dormir tranquilles. Caton, après avoir été battu à Utique, fit dire à tous ses soldats de se rassembler au bord de la mer; il les embarqua, et leur ayant souhaité une heureuse navigation, il rentra chez lui et se donna la mort, montrant par cet exemple ce qu'un chef doit craindre et ce qu'il doit mépriser. Cléarque, le tyran du Pont (05), s'enfermait dans un coffre pour dormir, comme un serpent dans son trou. (781e) Aristodème, tyran d'Argos, couchait avec sa concubine dans une chambre haute, où il entrait par une trappe. Dès qu'ils étaient montés, la mère de cette femme ôtait l'é-


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chelle et la remettait le lendemain matin. De quelle frayeur pensez-vous qu'il dût être saisi, lorsqu'il était au théâtre, au palais, au Sénat ou dans un festin, puisqu'il avait fait une prison de son appartement même !

Les rois craignent pour leurs peuples, et les tyrans redoutent leurs sujets. Aussi la frayeur de ces derniers croît-elle avec leur puissance ; plus le nombre de ceux qu'ils gouvernent est grand, plus ils ont de personnes à craindre.

(781f) Il n'est ni vraisemblable ni digne de Dieu qu'il soit, comme le prétendent certains philosophes, confondu dans une matière susceptible de toutes sortes d'accidents, et nécessairement assujettie à une foule de changements et de vicissitudes. Placé au-dessus de nous dans une substance éternelle et invariable, assis, comme dit Platon, sur des fondements sacrés, il arrive, par une voie toujours droite et naturelle, aux fins qu'il s'est proposées. Il a mis le soleil dans le ciel, pour y faire admirer, comme dans un miroir, à ceux qui sont capables de l'y apercevoir, la plus belle de ses images. Il fait de même briller dans les villes, par la justice et la raison, (782a) des traits de sa sagesse divine, dont les hommes sages et heureux prennent l'idée dans la philosophie, pour se conformer eux-mêmes à ce modèle de toute perfection.

C'est la philosophie qui forme dans les rois cette heureuse disposition. Sans cela ils penseront comme Alexandre, lorsqu'il vit Diogène à Corinthe, et que ce prince, naturellement généreux, dit dans l'admiration que lui inspirèrent son caractère et sa grandeur d'âme : Si je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. N'était-ce pas dire en quelque sorte que le poids de sa fortune, de sa grandeur et de sa puissance était un obstacle (782b) à la vertu et à la méditation des vérités philosophiques ; et qu'il portait envie au manteau et à la besace de Diogène, qui le rendaient plus invincible qu'Alexandre ne l'était par ses armes et par ses soldats? Mais il pouvait, en s'appli-


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quant à  la philosophie, devenir un Diogène par ses sentiments, et rester un Alexandre par sa fortune. Il lui était même d'autant plus facile de devenir un Diogène, qu'il était Alexandre, et que sa grande fortune, sans cesse exposée à l'agitation des vents et des flots, avait besoin d'une ancre solide, et d'un pilote habile qui la dirigeât.

Les simples particuliers, et ceux qui vivent dans un état obscur, quand la folie est jointe en eux à la faiblesse, ne peuvent pas causer de grands maux. Les passions qui les agitent ne sont que de vains songes, (782c) et ils n'ont pas assez de pouvoir pour satisfaire leurs désirs. Mais la puissance qui seconde la méchanceté donne de l'activité et de la force aux passions ; et Denys le Tyran avait raison de dire qu'il ne jouissait jamais si bien de son autorité que lorsqu'il faisait sur-le-champ tout ce qu'il voulait. C'est donc une chose bien dangereuse que de vouloir ce qu'on ne doit pas faire quand on peut faire tout ce qu'on veut.

Sa parole est un ordre ; il parle, on obéit.

Le vice, enhardi par la puissance, ne trouve aucun obstacle à ses désirs, et se livre aux plus grands excès. La colère amène les meurtres, l'amour les adultères, et l'avarice les rapines.

A peine il a parlé....

et déjà l'homme qui l'a offensé n'est plus. Sur un simple soupçon, (782d) un accusé succombe à la calomnie.

Les physiciens disent que l'éclair ne part qu'après la foudre, comme le sang après la blessure, mais que sa lumière frappe les yeux avant que le son parvienne à l'oreille. Dans l'exercice du pouvoir, les supplices préviennent les accusations, et les jugements précèdent la conviction des crimes.


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Un vaisseau sans son ancre est le jouet des vents;
Un prince sans sagesse est le jouet du vice.

Il faut que la raison ait acquis assez de poids et d'autorité pour contenir et réprimer le pouvoir, et que le prince imite le soleil, (782e) qui, parvenu à sa plus grande élévation dans les signes septentrionaux, se meut pendant quelques jours très lentement, et rend par là sa course plus sûre (06). Les vices des grands ne peuvent pas rester inconnus. Les épileptiques qui se trouvent exposés au froid, sont saisis d'un vertige qui les agite violemment, et qui fait reconnaître le genre de leur maladie. Ainsi quand la Fortune donne à des hommes sans savoir et sans talents des richesses, des honneurs et du pouvoir, cette élévation ne sert qu'à rendre leur chute plus sensible. Ou plutôt, comme entre plusieurs vaisseaux vides, on ne peut distinguer ceux qui sont sains de ceux qui sont fêlés, qu'en y mettant de l'eau (782f) pour voir ceux qui fuient, de même les âmes viciées, incapables de contenir l'autorité qui leur est confiée, la laissent, pour ainsi dire, s'écouler par leurs désirs, par leurs emportements, leur orgueil et leur impéritie. Et sans en chercher d'autres preuves, n'a-t-on pas vu les moindres fautes des personnages les plus illustres donner un vaste champ à la médisance? Cimon (07) fut accusé d'aimer le vin ; Scipion, de trop dormir; et les repas somptueux de Lucullus lui attirèrent les plus grands reproches (08).




 

 

(01) Cyrène, ville de la Lybïe en Afrique, avait été fondée par une colonie de Lacédémoniens. Flutarque, dans la Vie de Lucullus, dit que ce général romain ayant trouvé les Cyrénéens agités de discordes et de séditions, leur rappela ce mot de Platon à leurs ancêtres, et que, jugeant ce moment plus favorable que celui de leur prospérité, il fit ce que Platon avait refusé, et leur donna des lois.

(02)  L'établissement des éphores était dû à Lycurgue au temps de la révolution; mais Théopompe, cent trente ans après, et sept cent soixante-dix ans avant Jésus-Christ, augmenta considérablement leur autorité.

(03) Il s'agit de la régle dont les ouvriers se servent pour aligner leurs ouvrages.

(04) C'était un des principaux dieux des Perses, qui l'honoraient comme l'auteur de la lumière et le principe de tout bien, opposé à Arimane, l'auteur de tous les maux. Il est appelé communément, et par Plutarque lui-même en plusieurs endroits, Oromatse et Oromate.

(05) Il s'était emparé de l'autorité souveraine à Héraclée, ville de Pont. Après douze ans de règne, Chion, disciple de Platon, le priva du trône et de la vie.

(06) Plutarque parle ici du solstice d'été, pendant lequel le soleil paraît arrêté dur,ml près de huit jours.

(07) C'est le fils de Miltiade, un des Athéniens les plus illustres par ses vertus et par ses talents militaires.

(08) La fin de ce traité manque.