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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

DE L'ENVIE ET DE LA HAINE

AUTRE TRADUCTION française

: Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II , Paris, Hachette, 1870.

 

 
 

texte grec

 
 

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DE L'ENVIE ET DE LA HAINE.

Il semble que l'envie et la haine ne diffèrent pas entre elles, et ne soient qu'une même passion. La méchanceté, toujours armée de mille moyens de nuire, excite les passions qu'elle a fait naître, et leur association leur donne une plus grande activité, semblable à ces maladies qui deviennent plus dangereuses par leur complication. La prospérité d'autrui afflige également la haine et l'envie. C'est ce qui nous fait croire que ces deux affections sont opposées à la bienveillance, qui désire du bien aux autres, et qu'elles ne sont qu'une même passion, puisqu'elles ont l'une et l'autre une disposition contraire à celle qui nous porte à aimer. Mais comme les ressemblances ne constituent pas autant l'identité que les dissimilitudes établissent la différence, examinons en quoi ces deux passions diffèrent ; et pour cela, remontons à leur origine.

La haine naît en nous de l'opinion où nous sommes que celui que nous haïssons est méchant, soit à notre égard, soit à l'égard de tout le monde. On est naturellement porté à haïr un homme de qui l'on croit avoir reçu quelque tort ; et sans cela même, on voit toujours de mauvais œil ceux qu'on sait être d'un caractère malfaisant ; on ne porte envie qu'à ceux qui sont dans la prospérité. Ainsi l'on peut dire que toute espèce de bien blesse l'envie, comme toute clarté blesse des yeux malades. Au contraire, les objets de la haine sont particuliers et personnels.

En second lieu, les animaux mêmes n'échappent pas à la haine. Bien des gens haïssent les chats, les cantharides, les crapauds et les serpents. Germanicus ne pouvait souffrir ni la vue ni le chant du coq. Chez les Perses, les mages tuaient les souris, soit qu'ils les haïssent eux-mêmes ou qu'ils crussent que leur dieu les avait en hor-


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reur. En général, les Arabes et les Éthiopiens détestent cet animal. L'envie ne se trouve que dans l'homme; ce sentiment est inconnu aux animaux. Ils n'ont point d'idée du bonheur ou du malheur d'autrui ; ils ne sont pas sensibles à l'honneur ou à la honte de leurs pareils, et ce sont là les motifs qui excitent l'envie et qui l'aigrissent. Mais ils se haïssent les uns les autres et se font des guerres sanglantes. Par exemple, les aigles et les dragons, les hiboux et les corneilles, les mésanges et les chardonnerets, sont ennemis entre eux, au point que lorsqu'on les a tués, leur sang ne se mêle point, ou ne reste pas longtemps sans se séparer. Il est vraisemblable que la haine du lion pour le coq, et celle de l'éléphant pour le cochon, viennent de la peur qu'ils ont du cri de ces animaux ; car naturellement on hait ce que l'on craint. C'est donc une seconde différence à marquer entre l'envie et la haine, que les animaux sont susceptibles de celle-ci et non pas de l'autre.

L'envie est toujours injuste. La prospérité, objet ordinaire de cette passion, ne fait tort à personne. Mais il est des gens qu'on hait avec justice ; tels sont les hommes que nous croyons dignes de la haine publique, et ceux
qui n'ont pas pour de tels hommes l'aversion et l'horreur qu'ils méritent. Une grande preuve de cette différence, c'est qu'on avoue la haine qu'on a pour certaines personnes, et qu'on ne convient jamais qu'on soit envieux. La haine pour les méchants est un sentiment honnête. On louait un jour Charilaüs, neveu de Lycurgue et roi de Sparte, à cause de sa douceur et de sa bonté. « Comment serait-il homme de bien, dit son collègue, lui qui n'est pas sévère aux méchants? » Homère, pour représenter la laideur de Thersite, parcourt en détail toutes les parties de son corps ; mais la difformité de son caractère, il l'a peinte par ce seul trait :

Et d'Achille et d'Ulysse il était l'ennemi.


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Le comble de la méchanceté est de haïr les gens de bien. On ne convient jamais qu'on soit envieux; et celui qui en est accusé déguise l'envie sous le nom de colère, de crainte, de haine ou de toute autre passion, plutôt que d'avouer que ce soit de l'envie, parce que de toutes les maladies de l'âme, c'est celle qu'on veut cacher avec plus de soin.

Au reste, ces deux passions, comme des plantes d'une même espèce, se nourrissent et se fortifient/par les mêmes causes. Nous haïssons davantage ceux qui deviennent plus méchants, et nous portons plus d'envie à ceux qui font de plus grands progrès dans la vertu. Aussi Thémistocle disait-il dans sa jeunesse qu'il n'a fait fait encore rien de remarquable, puisqu'il n'était envié de personne. Les cantharides attaquent de préférence le blé le plus sain, les roses les plus fleuries ; de même l'envie s'attache aux plus gens de bien, aux personnes les plus distinguées par leur réputation et par leur vertu. D'un autre côté, la haine devient extrême contre les gens qui sont excessivement vicieux.

Les Athéniens conçurent une telle horreur contre la malice consommée des accusateurs de Socrate, qu'ils leur refusaient du feu, qu'ils ne daignaient pas répondre à leurs questions, qu'ils ne voulaient pas se trouver au bain avec eux, qu'ils regardaient comme souillée l'eau à laquelle ils avaient touché, et qu'ils la faisaient répandre. Ces misérables ne pouvant supporter une haine si déclarée, se pendirent de désespoir.

La supériorité de la gloire ou de la vertu étouffe quelquefois l'envie. Il n'est pas vraisemblable que Cyrus et Alexandre, devenus les maîtres du monde, y fussent exposés. Quand le soleil est perpendiculaire sur un pays, les objets n'y font point d'ombre, ou du moins elle est extrêmement petite. De même, quand la prospérité est parvenue au plus haut point d'élévation, l'éclat qu'elle


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répand autour d'elle fait disparaître l'envie ; mais la plus grande puissance ne désarme point la haine. Alexandre n'avait pas un seul envieux, mais il eut plusieurs ennemis dont la trahison lui coûta la vie (01).

L'adversité fait aussi cesser l'envie, et non pas la haine. On hait toujours ses ennemis, à quelque état de faiblesse qu'ils soient réduits ; mais personne ne porte envie à un malheureux. Un sophiste de notre temps a eu raison de dire que les envieux exercent avec plaisir la compassion. Ainsi, une des grandes différences de ces deux passions, c'est que la haine n'est désarmée ni par la bonne ni par la mauvaise fortune, au lieu que l'envie cède à l'une et à l'autre, quand elles sont à leur comble.

On pourra mieux juger de cette différence par les contraires. Nos haines et nos inimitiés s'éteignent lorsque nous avons reconnu que ceux que nous haïssons ne nous ont fait aucun tort, ou que l'opinion que nous avions de leur méchanceté se trouve fausse, ou enfin que nous avons reçu d'eux quelque bienfait. Un service rendu à propos, dit Thucydide, quoique moins considérable que l'injure qu'on a reçue, la fait oublier aisément.

De ces trois causes, la première n'étouffe point l'envie, puisqu'elle s'est formée malgré la persuasion où l'on était de n'avoir reçu aucun tort. Les deux autres ne font que l'irriter. On est plus envieux des personnes vertueuses que des autres, parce qu'elles possèdent dans la vertu le plus grand des biens. Les services qu'un envieux reçoit d'un homme qu'il voit dans la prospérité l'affligent vivement. Il envie et sa puissance et sa bonne volonté, parce que la première est un don de la fortune, et la seconde un effet de la vertu ; deux avantages dont il est également jaloux. La


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haine et l'envie sont donc deux passions différentes, puisque l'une s'attriste et s'aigrit de ce qui adoucit et désarme l'autre.

Considérons maintenant la fin qu'elles se proposent. La haine a pour but de nuire de tout son pouvoir. Aussi la définit-on une disposition de la volonté qui épie les occasions de faire du mal. L'envie n'a pas ce caractère. Bien des gens sont envieux de leurs proches et de leurs amis, dont cependant ils sont bien éloignés de désirer la mort ou l'infortune. Mais ils sont affligés de leurs succès ; ils s'opposent, autant qu'ils peuvent, à leur réputation et à leur gloire. Ils ne voudraient pas leur causer des maux qui fussent irrémédiables; mais ils seraient contents de pouvoir abaisser une élévation qui leur déplaît, comme on abat, d'une maison trop haute, ce qui gêne la vue.


(01) Plutarque, dans la Vie d'Alexandre, ne parle pas d'une manière aussi affirmative sur les causes de la mort de ce prince. Il dit qu'on ne soupçonna qu'il eût été empoisonne que six ans après, et que, dans le moment de sa mort, personne n'en eut la pensée.
 

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