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Plutarque,

 

 

Vie d'Aristide

 

Relu et corrigé

(texte grec)

Dominique RICARD, Les Vies des Hommes illustres par Plutarque, t. V, Paris, AU BUREAU DES ÉDITEURS DE LA BIBLIOTHÈQUE DES AMIS DES LETTRES.

rue Saint-Jacques, n° 137, 1829.

 

 

 

texte grec


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ARISTIDE.

SOMMAIRE.

I. Son origine. Diversité d'opinions sur sa fortune. II. Celle de Démétrius de Phalère combattue. III. Son amitié pour Clisthène. Cause de ses différends avec Thémistocle. IV. Opposition de leurs principes. V. Équité d'Aristide. VI. Son intégrité dans l'administration des finances. VII. Sa déférence pour Miltiade. VIII. Sa valeur et sa modération à la bataille de Marathon. IX. Cruauté et injustice de Callias. X. Justice d'Aristide. Excellence de cette vertu. XI. Thémistocle le fait bannir par l'ostracisme. Durée de ce bannissement à Athènes. XII. Manière dont on y procédait. XIII. Rappel d'Aristide. XIV. Son entrevue avec Thémistocle. XV. Bataille de Salamine. XVI. Aristide d'accord avec Thémistocle pour faire retirer Xerxès. XVII. Propositions de Mardonius aux Athéniens. XVIlI, Aristide est envoyé à Sparte pour presser l'envoi des troupes. XIX. Il est nommé général des Athéniens, Oracle qui les inquiète. XX. Il est expliqué. XXI. Prudence d'Aristide à apaiser les dissensions entre les alliés. XXII. Il arrête une conspiration formée dans le camp. XXIII. Première escarmouche contre les barbares, où les Athéniens ont l'avantage. XXIV. Mort de Masistius, général de la cavalerie des Perses. XXV. Mardonius veut surprendre les Grecs. Aristide en est averti par le roi de Macédoine. XXVI. Les Athéniens, mécontent de Pausanias sont apaisés par Aristide. XXVII. Les Grecs veulent porter ailleurs leur


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camp. Difficulté qu'ils y éprouvent. XXVIIÎ. Mardonius attaque les Lacédémoniens séparés du reste de l'armée. XXIX. Constance des Spartiates. Embarras de Pausanias. XXX. Bataille de Platée. XXXI. Aristide attaque les Grecs qui étaient dans le parti des Mèdes. Mort de Mardonius. XXXII. Les Grecs s'emparent du camp des Perses dont ils font un grand carnage. XXXIII. Réfutation d'Hérodote. XXXIV. Dispute pour le prix de la valeur apaisée par Aristide. XXXV. On envoie chercher le feu sacré à Delphes pour purifier les autels souillés par les barbares. XXXVI. Fêtes publiques établies après cette victoire sur le décret d'Aristide. XXXVII. Forme du gouvernement à Athènes après la bataille de Platée. Projet utile de Thémistocle rejeté par Aristide  comme injuste. XXXVIII. Hauteur et fierté de Pausanias. XXXIX, La douceur de Cimon et la justice d'Aristide déterminent les alliés à s'attacher aux Athéniens. XL. Taxe imposée sur les Grecs par Aristide. XLI. Serment de l'alliance des Grecs prononcé par Aristide au nom des Athéniens. Sa conduite politique. XLII. Sa pauvreté qu'il conserve jusqu'à la mort. XLIII. La modération dan» la disgrâce de Thémistocle. XLIV. Sa mort.  Ses funérailles. Ses filles mariées aux dépens du public.

[I] Aristide, fils de Lisymachus, était de la tribu Antiochide et du bourg d'Alopèce. Les opinions sont partagées sur sa fortune : les uns disent qu'il vécut toujours dans une extrême pauvreté, et qu'après sa mort il laissa deux filles, que leur indigence empêcha longtemps de se marier. Cette tradition, presque générale, est démentie par Démérrius de Phalère (01), qui dit, dans son Socrate, qu'il connaissait à Phalère


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 un bien appelé la terre d'Aristide; il donne pour preuve de la richesse de sa maison, premièrement la charge d'archonte éponyme, qui lui échut par le sort, et qui ne se donnait qu'aux citoyens qui, dans l'estimation des biens, étaient de la première classe et se nommaient pentacosiomédimnes (a) : en second lieu, l'ostracisme auquel il fut condamné, et qui n'était jamais employé contre les citoyens pauvres, mais seulement contre ceux des plus grandes maisons, qui, par leur élévation, s'étaient attiré l'envie publique : une troisième et dernière preuve, rapportée par Démétrius, c'est la consécration que fit Aristide, dans le temple de Bacchus, des trépieds des jeux publics (02), comme un monument de sa victoire, et qu'on montre encore de nos jours, avec cette inscription : La tribu Antiochide remporta la victoire, Aristide fournit aux frais, et Archestrate fit jouer ses pièces.

II. Cette preuve, qui paraît la plus forte, est cependant la plus faible ; car Épaminondas, que tout le monde sait être né et avoir vécu pauvre, et Platon le philosophe, firent les frais de jeux dont la dépense était considérable; le premier défraya les joueurs de flûte à Thèbes; et le second, les enfants qui dansaient dans les choeurs


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à Athènes : mais Dion avait donné à Platon l'argent nécessaire, et Épaminondas l'avait reçu de Pélopidas; car les hommes vertueux n'ont pas avec la générosité de leurs amis une guerre qui n'ait ni fin ni trêve. Ils rougiraient sans doute d'en recevoir des présents, pour les mettre en réserve et satisfaire leur avarice; mais ils ne rejettent pas ceux qui ont pour motif une ambition honorable et exempte de toute vue d'intérêt. Par rapport aux trépieds, Panétius (03) a fait voir clairement que Démétrius avait été trompé par la ressemblance des noms. Depuis la guerre des Perses jusqu'à la fin de celle du Péloponnèse, on ne trouve, dans les actes publics, que deux Aristides qui aient remporté la victoire dans des jeux dont ils fournissaient les frais, et ils ne sont ni l'un ni l'autre fils de Lisymachus. Le premier était fils de Xénophile, et le second ne vécut que longtemps après notre Aristide, comme le prouvent les caractères d'écriture qui commencèrent à être en usage après Euclide (04), et le nom même du poète Archestrate, qu'on ne trouve joint à celui d'Aristide dans aucun monument du temps des guerres médiques; au lieu qu'on le voit souvent cité comme ayant fait jouer ses pièces pendant la guerre du Péloponnèse. Au reste, cet argument de Panétius demanderait une discussion plus approfondie.


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Pour l'ostracisme, il tombait indifféremment sur tous ceux que leur réputation, leur naissance ou le talent de la parole élevaient au-dessus des autres. Damon lui-même, le précepteur de Périclès, fut soumis à ce ban, parce que sa prudence le distinguait de tous ses concitoyens. Enfin, Idoménée dit qu'Aristide ne fut pas nominé archonte par le sort, mais par le choix des Athéniens. Et s'il le fut après la bataille de Platée, comme l'écrit Démétrius, il est très vraisemblable qu'après une si grande gloire et tant d'exploits, il dut à sa vertu une élection qui, dans les autres, était l'effet de leurs richesses. Mais il est évident que Démétrios veut, à quelque prix que ce soit, éloigner d'Aristide et même de Socrate le soupçon de pauvreté, comme si c'était un grand mal ; il dit que ce dernier était propriétaire d'une maison, et qu'il avait encore soixante-dix mines d'argent que Criton lui faisait valoir.

III. Aristide fut l'ami particulier de Clisthène, celui qui, après l'expulsion des tyrans (05), rétablit le gouvernement d'Athènes. Il avait aussi une estime et une admiration particulières pour Lycurgue, le législateur de Lacédémone, qu'il mettait au-dessus de tous les autres politiques : aussi, le prenant pour modèle, favorisait-il de tout son pouvoir l'aristocratie; mais


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il eut, à cet égard, un adversaire redoutable dans Thémistocle, fils de Néoclès, qui tenait pour l'état populaire. On dit même qu'élevés ensemble dès leur enfance, ils furent toujours divisés de sentiment et dans les affaires sérieuses et dans leurs jeux mêmes, et que cette division continuelle fit bientôt connaître le caractère de l'un et de l'autre. Thémistocle était prompt, hardi, rusé, et se portait à tout ce qu'il voulait faire avec la plus grande activité. Aristide, ferme et constant dans ses moeurs, inébranlable dans ses principes de justice, ne se permettait jamais, même en jouant, ni mensonge, ni flatterie, ni déguisement. Ariston, de Chio, dit que leur inimitié avait pris sa source dans l'amour, et qu'elle devint irréconciliable. Épris tous deux du jeune Stésiléus de Céos, dont la grâce et la beauté effaçaient, par leur éclat, tous les jeunes gens de son âge, ils furent extrêmes dans leur passion; et, après même que la beauté de Stésiléus fut passée, leur jalousie subsista toujours : elle parut n'avoir été qu'un essai de leur rivalité en administration politique, dans laquelle ils se jetèrent, tout échauffés encore de leurs disputes précédentes.

IV. Thémistocle s'attacha d'abord à se faire beaucoup d'amis, qui furent un rempart pour sa sûreté personnelle, et qui lui servirent à ac


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quérir une grande autorité. Quelqu'un lui disait un jour que le moyen de bien gouverner les Athéniens était de conserver l'égalité, et d'être impartial pour tout le monde. « Je ne voudrais jamais, répondit-il, m'asseoir sur un tribunal où mes amis ne trouveraient pas auprès de moi plus de faveur que les étrangers. » Aristide, au contraire, ne suivit dans le gouvernement que ses propres principes, et s'y fraya une route particulière. D'abord il ne voulait ni faire des injustices pour complaire à ses amis, ni les désobliger en ne leur accordant jamais rien. En second lieu, il voyait un grand nombre d'administrateurs que le crédit de leurs amis enhardissait à l'injustice; et afin de se roidir contre ce penchant, il eut toujours pour règle de sa conduite qu'un bon citoyen ne doit avoir d'autre appui que l'habitude de dire et de faire ce qui est juste et honnête. Cependant, comme Thémistocle faisait souvent des entreprises téméraires, qu'il s'opposait à tous les projets d'Aristide et rompait toutes ses mesures, celui-ci se crut obligé de contrarier aussi les vues de Thémistocle, soit pour sa propre défense, soit pour rabattre une autorité que la faveur du peuple accroissait de jour en jour : il pensait qu'il valait mieux encore sacrifier quelquefois des projets utiles au public, que de faciliter à


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son adversaire l'acquisition d'un pouvoir excessif, en laissant toujours prévaloir ses premiers avis. Un jour Thémistocle ayant proposé un projet avantageux, Aristide s'y opposa, et le fit échouer; mais en sortant de l'assemblée il ne put s'empêcher de dire qu'il n'y aurait de salut pour Athènes qu'en faisant jeter Thémistocle et lui au fond d'un gouffre.

V. Dans une autre occasion, il avait proposé au peuple un décret qui éprouva beaucoup de contradictions; mais il en triompha; et comme le président de l'assemblée allait recueillir les suffrages, Aristide reconnut, par la discussion qui avait eu lieu, les inconvénients de son décret, et le retira. Souvent il faisait présenter ses vues par d'autres, afin que la jalousie de Thémistocle ne mît pas d'obstacle à ce qui pouvait être avantageux. Il montrait une fermeté admirable au milieu de cette variété d'événements toujours inévitables dans l'administration publique; il ne s'enflait jamais des honneurs qu'on lui décernait, et supportait avec autant de douceur que d'égalité les refus qu'on lui faisait essuyer, persuadé qu'on doit se livrer tout entier à sa patrie; et la servir gratuitement, sans aucune vue d'intérêt, et même sans aucun désir de gloire. Aussi, un jour qu'on jouait une pièce d'Eschyle,


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l'acteur ayant prononcé les vers suivants à la louange d'Amphiaraüs :

C'est assez pour lui d'être juste,
Il n'en affecte pas le nom ;
Son coeur, de la vertu le sanctuaire auguste,
Des plus sages conseils est un trésor fécond

tous les spectateurs jetèrent les yeux sur Aristide, comme sur celui à qui cette louange convenait le plus. Il savait, pour défendre la justice, résister avec force, non seulement à l'amitié et à la faveur, mais encore à la colère et à la haine. On raconte qu'un jour qu'il poursuivait en justice un de ses ennemis, après qu'il eut proposé ses chefs d'accusation, les juges ne voulaient pas même entendre l'accusé, et allaient sur-le-champ le condamner tout d'une voix; Aristide se leva promptement, et alla se jeter avec lui aux pieds des juges, pour les supplier de l'écouter, et de le laisser jouir du privilège des lois. Une autre fois, comme deux particuliers plaidaient devant lui, l'un d'eux commença par dire que son adversaire avait fait bien du tort à Aristide. « Mon ami, lui dit Aristide, exposez seulement les torts qu'il vous a faits; c'est votre affaire que je juge, et non pas la mienne. »

VI. Élu trésorier général des revenus pu-


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blics, il mit au jour les malversations de tous ceux qui avaient exercé cette charge de son temps, et de ceux même qui l'avaient précédé, surtout celles de Thémistocle,

Homme sage d'ailleurs, mais peu sûr de ses mains.

Lors donc qu'Aristide rendit ses comptes, Thémistocle suscita contre lui une forte brigue, et le fit condamner, suivant Idoménée, comme coupable d'avoir détourné les deniers publics. Les principaux et les plus honnêtes citoyens de la ville en ayant témoigné leur indignation, non seulement il fut déchargé de l'amende, mais on le nomma de nouveau trésorier pour l'année suivante. Feignant alors de se repentir de sa première administration, et se montrant beaucoup plus traitable, il sut plaire à ceux qui pillaient le trésor public; il ne leur reprochait point leurs infidélités, et n'examinait pas sévèrement leurs comptes, en sorte que toutes ces sangsues publiques comblaient Aristide de louanges, et agissaient vivement auprès du peuple pour le faire continuer dans cette charge. Aristide, voyant qu'il allait avoir pour lui tous les suffrages, fit aux Athéniens les plus vifs reproches. « Lorsque j'ai administré vos finances, leur dit-il, d'une manière irré-


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prochable, j'ai été indignement outragé. Depuis que j'ai livré en quelque sorte le trésor public à tous ceux qui ont voulu le piller, je suis un citoyen admirable. Je rougis donc bien plus de l'honneur que vous voulez me décerner aujourd'hui, que de la condamnation que j'ai subie l'année dernière, et je ne puis voir sans indignation qu'il soit plus glorieux auprès de vous de favoriser les méchants, que de conserver les revenus de la république. » Ce discours, et le récit des déprédations qui avaient été faites dans le trésor, fermèrent la bouche à tous ces voleurs publics, qui, dans ce moment même, sollicitaient hautement en sa faveur auprès du peuple, et lui rendaient les meilleurs témoignages; mais il lui mérita, de la part de tous les bons citoyens, une louange aussi véritable que juste.

VII. Datis cependant, envoyé par Darius, en apparence pour se venger de l'incendie de la ville de Sardes brûlée par les Athéniens (b), mais, dans le fait, pour assujettir la Grèce entière, débarqua à Marathon avec toute son armée, et mit tout le pays à feu et à sang. Les Athéniens nommèrent pour cette guerre dix généraux, parmi lesquels Miltiade était le pre-


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mier en dignité : Aristide, le second en réputation et en crédit, s'étant rangé à l'avis de Miltiade, qui voulait qu'on livrât bataille, ne contribua pas peu à le faire adopter. Chacun de ces dix capitaines commandait un jour l'armée; quand le tour d'Aristide fut venu, il céda le commandement à Miltiade, montrant par là à ses collègues que, loin de rougir de se soumettre aux plus sages et de leur obéir, il pensait au contraire que rien n'était plus salutaire et plus honorable. Par ce moyen, il prévint la jalousie qui aurait pu éclater entre eux.; et, en les engageant à suivre avec plaisir les conseils de celui qui avait le plus d'expérience, il fortifia beaucoup Miltiade, qui eut seul le commandement de l'armée; car les autres généraux renoncèrent au droit qu'ils avaient de commander chacun à leur tour, et se soumirent tous à lui.

VIII. Dans la bataille, le centre des Athéniens étant vivement pressé par les Barbares, qui soutinrent là plus longtemps l'effort des tribus Léontide et Antiochide, Thémistocle, qui était de la première, et Aristide de la seconde, placés à côté l'un de l'autre, firent à l'envi des prodiges de valeur. Mais après avoir mis en déroute les Barbares, et les avoir repoussés jusque dans leurs
vaisseaux, les Athéniens


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voyant qu'au lieu de faire voile vers les îles, ils étaient emportés par les vents et par les courants de la mer dans l'intérieur de l'Attique, ils craignirent que, trouvant Athènes sans défense, ils ne s'en rendissent les maîtres ; et marchant avec neuf tribus, ils firent une telle diligence, qu'ils y arrivèrent le jour même (06). Aristide, laissé seul à Marathon avec sa tribu, pour garder les prisonniers et les dépouilles, ne démentit pas l'opinion qu'on avait de lui. L'or et l'argent étaient semés partout; les tentes et les vaisseaux qu'on avait pris regorgeaient d'effets de toute espèce et de meubles très précieux : Aristide n'eut pas même la pensée d'y toucher, et ne permit à personne d'y porter la main.

IX. Quelques-uns néanmoins en prirent à son insu, et s'y enrichirent, entre autres Callias le porte-flambeau. Un des Barbares, qui, à sa longue chevelure et au bandeau qui ceignait sa tête (07), le prit apparemment pour un roi, se jetant à ses genoux, et le prenant par la main, lui montra une grande quantité d'or qu'il avait cachée dans un puits. Callias, devenu par avarice le plus cruel et le plus injuste des hommes, emporta l'or et tua le Barbare, de peur qu'il ne le découvrît à d'autres. C'est de là, dit-on, que les poètes comiques donnèrent


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aux descendants de ce Callias le nom de Laccoplutes (08), en plaisantant sur le lieu d'où il avait tiré cet or. L'année qui suivit cette bataille, Aristide fut élu archonte éponyme. Il est vrai que Démétrius de Phalère ne met cette élection que peu de temps avant sa mort, et après la bataille de Platée; mais dans les registres publics, à la suite de l'archonte Xantippide, sous lequel Mardonius fut battu à Platée, on ne trouve pas, dans une longue succession d'archontes, le nom d'Aristide ; au lieu qu'il suit immédiatement l'archonte Phanippe, sous lequel les Grecs gagnèrent la bataille de Marathon.

X. De toutes les vertus qu'Aristide possédait, celle que le peuple admirait le plus, c'était sa justice, parce que l'usage de cette vertu est plus habituel, et que les effets s'en répandent sur plus de monde. Aussi, tout simple particulier et tout pauvre qu'il était, il obtint le surnom de juste : titre le plus digne des rois et des dieux, et qu'aucun prince ni aucun tyran n'ont jamais ambitionné. Flattés des surnoms de Poliorcètes, de Céraunus, de Nicanor (09), ou même de ceux d'Aigles et de Vautours, ils ont préféré la gloire des titres qui marquent la force et la puissance, à celle des dénominations qui désignent la vertu. Mais Dieu lui-même, à


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qui ils veulent tant se comparer et ressembler, ne diffère des autres êtres que par trois attributs : l'immortalité, la puissance, la vertu; et de ses trois qualités, la vertu est sans doute la plus auguste et la plus divine. L'immortalité est aussi le partage du vide et des éléments ; les tremblements de terre, les foudres, les tourbillons de vent, les débordements des eaux, ont une grande puissance; mais la droiture et la justice ne peuvent se trouver que dans des êtres qui sont capables de raisonner et de connaître Dieu. Des trois sentiments dont les hommes sont pénétrés et affectés envers les dieux, la persuasion de leur bonheur, la crainte et le respect, il semble qu'ils ne les croient heureux que parce qu'ils sont incorruptibles et immortels; qu'ils ne les craignent et ne les redoutent qu'à cause de leur puissance et de leur empire sur l'univers; qu'ils ne les respectent, ne les honorent et ne les aiment que pour leur justice. Mais malgré ces dispositions si naturelles, de ces trois attributs de la Divinité, les hommes ne désirent que l'immortalité, dont notre nature n'est pas capable, et la puissance qui dépend en grande partie de la fortune; mais la vertu, le seul des biens divins qui soit en notre pouvoir, ils la laissent au dernier rang : erreur grossière, qui les empêche de voir que la jus-


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tice seule rend en quelque sorte divine la vie de ceux même qui sont au comble de la puissance et de la fortune, et que l'injustice la rend semblable à celle des bêtes sauvages.

XI. Mais ce surnom de juste, qui d'abord avait concilié à Aristide la bienveillance générale, finit par lui attirer l'envie. Thémistocle surtout ne cessait de répandre parmi le peuple qu'Aristide, en terminant seul toutes les affaires, comme juge ou comme arbitre, avait réellement aboli tous les tribunaux, et s'était formé par là, sans qu'on s'en aperçût, une tyrannie qui n'avait pas besoin de satellites pour se soutenir. Le peuple, fier de sa dernière victoire, et qui se croyait digne des plus grands honneurs, souffrait impatiemment ceux des citoyens dont la réputation et la gloire effaçaient celles des autres. Tous les habitants des bourgs s'étant donc assemblés dans la ville, et cachant sous une crainte affectée de la tyrannie l'envie qu'ils portaient à sa gloire, le condamnèrent au ban de l'ostracisme. Ce ban n'était pas une punition infligée à des coupables : pour le voiler sous un nom spécieux, on l'appelait un affaiblissement, une diminution d'une puissance et d'une grandeur qui pouvaient devenir dangereuses. Ce n'était au fond qu'une satisfaction modérée qu'on accordait à l'envie,


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qui, au lieu d'exercer sur ceux qui lui déplaisaient une vengeance irréparable, exhalait sa malveillance dans un exil de dix ans. Mais lorsqu'on en fut venu jusqu'à condamner, par ce ban honorable, des hommes aussi méprisables que méchants, et en particulier un Hyperbolus, qui fut le dernier contre lequel on l'employa, les Athéniens cessèrent d'en faire usage. Voici à quelle occasion cet Hyperbolus fut banni : Alcibiade et Nicias, qui dans ce temps-là avaient le plus de pouvoir dans la ville, étaient à la tête de deux factions opposées. Voyant que le peuple allait faire usage de l'ostracisme, et que l'un des deux serait certainement banni, ils eurent ensemble une conférence, où, réunissant leurs partis, ils firent tomber la condamnation sur Hyperbolus. Le peuple, indigné de l'avilissement et du déshonneur imprimés à l'ostracisme, y renonça, et l'abolit pour toujours (c).

XII. Je vais donner en peu de mots une idée de la manière dont on y procédait. Chaque citoyen prenait une coquille, sur laquelle il écrivait le nom de celui qu'il voulait bannir, et la portait dans un endroit de la place publique,


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 fermé circulairement par une cloison de bois. Les magistrats comptaient d'abord le nombre des coquilles; car, s'il yen avait moins de six mille, l'ostracisme n'avait pas lieu; ensuite on mettait à part chacun des noms écrits; et celui dont le nom se trouvait sur un plus grand nombre de coquilles était banni pour dix ans, et conservait la jouissance de ses biens. Le jour qu'Aristide fut banni, un paysan grossier, qui ne savait pas écrire, pendant qu'on écrivait les noms sur les coquilles, donna la sienne à Aristide, qu'il prit pour un homme du peuple, et le pria d'écrire le nom d'Aristide; celui-ci, fort surpris, demande à cet homme si Aristide lui a fait quelque tort : « Aucun, répondit le paysan, je ne le connais même pas; mais je suis las de l'entendre partout appeler le juste. » Aristide écrit son nom sans lui dire un seul mot, et lui rend sa coquille. En sortant de la ville pour aller à son exil, il leva les mains au ciel; et faisant, comme on peut le croire, une prière tout opposée à celle d'Achille, il demanda aux dieux que les Athéniens ne se trouvassent jamais dans une situation assez fâcheuse pour se souvenir d'Aristide.

XIII. Trois ans après, lorsque Xerxès traversait la Thessalie et la Béotie pour entrer


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dans l'Attique (d), les Athéniens révoquèrent la loi d'exil portée contre Aristide, et firent un décret qui rappelait tous les bannis : ils craignaient surtout qu'Aristide, se joignant à leurs ennemis, ne corrompît un grand nombre de citoyens, et ne les fît passer dans le parti des Barbares; mais ils jugeaient bien mal de ce grand homme, qui, même avant ce décret, avait toujours exhorté et encouragé les Grecs à défendre leur liberté. Lors même qu'après le décret Thémistocle eut été nommé général, il l'aida en tout de sa personne et de ses conseils; et, n'ayant en vue que le salut public, il concourut à élever au plus haut point de gloire son plus grand ennemi; car le général Eurybiade voulant s'éloigner de Salamine, et les vaisseaux des Barbares, qui s'étaient saisis, la nuit, des passages, ayant formé une enceinte autour des îles, sans qu'aucun des Grecs s'aperçût qu'ils étaient enveloppés, Aristide partit d'Égine, et traversa, avec le plus grand danger, la flotte ennemie : arrivé la nuit même à la tente de Thémistocle, il le fait sortir seul, et lui parle en ces termes :

 XIV. « Thémistocle, si nous sommes sages,


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 nous laisserons désormais cette vaine et puérile jalousie qui nous a jusqu'ici agités, et dès à présent nous en prendrons une autre plus honorable et plus salutaire, en combattant, à l'envi l'un de l'autre, à qui sauvera la Grèce; vous, en remplissant les devoirs d'un général habile; et moi, en vous secondant de ma tête et de mon bras. J'apprends que vous êtes le seul qui donniez des conseils raisonnables, en proposant aux Grecs de combattre au plus tôt dans ces détroits. Vos alliés s'opposent à cet avis ; mais vos ennemis eux-mêmes semblent le favoriser. Devant et derrière, partout leurs vaisseaux couvrent la mer autour de vous, en sorte que les Grecs, qu'ils le veuillent ou non, sont forcés de combattre et d'agir en gens de coeur; car il ne reste plus de chemin pour la fuite. — Aristide, lui répondit Thémistocle, je souhaiterais que vous n'eussiez pas l'avantage de vous être montré meilleur que moi ; mais je ferai tous mes efforts pour surpasser, par mes actions, l'exemple admirable que vous me donnez. » En même temps il lui communiqua la ruse qu'il avait employée pour tromper le barbare (10); après quoi il l'exhorta d'aller persuader Eurybiade, qui avait plus de confiance en Aristide qu'en Thémistocle, et


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de lui faire entendre qu'il n'y avait de salut pour eux qu'à combattre sur mer. Dans le conseil que tinrent les généraux, Cléocrite de Corinthe ayant dit à Thémistocle qu'Aristide n'approuvait pas son conseil, puisque étant présent à la délibération il ne disait rien : « Je ne me serais point tu, lui dit Aristide, si l'avis de Thémistocle ne m'avait paru le meilleur qu'on pût suivre; mon silence n'est pas l'effet de mon affection pour lui, mais la marque de mon consentement. »

XV. Pendant que les capitaines grecs délibéraient ensemble, Aristide voyant que la petite île de Psytalée, située dans le détroit, en face de Salamine, était pleine de troupes ennemies, embarque promptement sur des esquifs les plus ardents et les plus aguerris des fantassins; et étant descendu à Psytalée, il charge brusquement les Barbares, et les taille tous en pièces, à l'exception des plus considérables qu'il fait prisonniers. De ce nombre étaient trois fils de Sandaucé, soeur de Xerxès, qu'Aristide envoya sur-le-champ à Thémistocle; et, sur l'ordre qu'en donna, dit-on, en vertu d'un oracle, le devin Euphrantidas, ils furent immolés à Bacchus Omestes (e). Aristide plaça autour de


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cette île ce qu'il avait de meilleurs soldats, avec ordre de recevoir ceux qui y seraient poussés par la violence des vagues, afin de sauver les alliés, et de ne pas laisser échapper un seul ennemi. Car ce fut auprès de Psytalée que se firent les chocs les plus violents des vaisseaux et les plus grands efforts des combattants. Aussi les vainqueurs choisirent-ils cette île pour y dresser leur trophée.

XVI. Après la bataille, Thémistocle, pour sonder Aristide, lui dit qu'ils venaient de remporter une grande victoire, mais qu'il restait quelque chose de plus important à faire : c'était de prendre l'Asie dans l'Europe, en faisant tout de suite voile vers l'Hellespont, pour rompre le pont que Xerxès y avait construit. A cette proposition, Aristide jette un grand cri, et dit à Thémistocle qu'il fallait rejeter bien loin un pareil projet; qu'on devait, au contraire, chercher tous les moyens possibles de chasser au plus tôt le Mède hors de la Grèce, de peur que, s'y voyant enfermé sans aucun espoir de retraite, quand il lui  restait encore une si puissante armée, la nécessité ne le portât à se défendre  en désespéré. Alors Thémistocle envoie une seconde fois à Xerxès un homme de confiance : c'était un eunuque du nombre des prisonniers, nommé Arnaces, qu'il charge de lui


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dire en secret que les Grecs voulaient à toutes forces aller rompre le pont de bateaux qu'il avait laissé sur l'Hellespont; mais que Thémistocle, qui s'intéressait à la sûreté du roi, faisait tous ses efforts pour les en détourner. Xerxès, que cet avis remplit de frayeur, se hâte de regagner l'Hellespont avec toute sa flotte, et laisse Mardonius en Grèce avec l'armée de terre, composée de ses meilleures troupes, et forte de trois cent mille hommes.

XVII. De si grandes forces le rendaient encore redoutable : plein de confiance en son infanterie, il écrivait aux Grecs les lettres les plus menaçantes.  « Vous avez vaincu, disait-il, sur vos vaisseaux, des hommes accoutumés à combattre sur terre, et qui ne savent pas manier la rame. Mais aujourd'hui nous sommes dans les plaines de la Thessalie; et la Béotie nous offre ses vastes campagnes, où la cavalerie et les gens de pied peuvent déployer leur courage. » Il écrivit en particulier aux Athéniens pour leur promettre, de la part du roi, de rétablir leur ville, de leur donner de grandes sommes d'argent, et de leur assurer l'empire de la Grèce, s'ils voulaient renoncer à la guerre. Les Lacédémoniens, informés de ces propositions, et en craignant l'effet, envoyèrent des ambassadeurs aux Athéniens, pour les prier de


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faire passer à Sparte leurs femmes et leurs enfants, et de recevoir d'eux tout ce qu'il faudrait pour l'entretien de leurs vieillards; car le peuple, qui avait perdu sa ville et son territoire, était réduit au plus pressant besoin. Les Athéniens n'eurent pas plutôt entendu les ambassadeurs, que, par un décret dont Aristide était l'auteur, ils leur firent cette réponse admirable : « Nous pardonnons à nos ennemis d'avoir pu croire que tout s'achetait à prix d'argent, eux qui ne connaissent rien de plus précieux. Mais nous en voulons aux Lacédémoniens, qui, ne considérant que la disette et la pauvreté actuelles des Athéniens, ne se souviennent plus de leur vertu et de leur magnanimité, et les invitent, par l'appât de quelques vivres, à combattre pour le salut de la Grèce. » Aristide, ayant inséré cette réponse dans le décret, fit entrer les ambassadeurs dans l'assemblée, et les chargea de dire aux Spartiates qu'il n'y avait pas assez d'or, ni sur la terre ni dans ses entrailles, pour faire trahir aux Athéniens la liberté de la Grèce. Ensuite s'adressant aux ambassadeurs de Mardonius, il leur dit, en leur montrant le soleil : « Tant que cet astre poursuivra sa route, les Athéniens feront la guerre aux Perses, pour venger le dégât de leurs terres, la profanation et l'incendie de leurs


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temples. » Il fit aussi décréter que les prêtres chargeraient de leurs malédictions quiconque proposerait de faire alliance avec les Mèdes, ou d'abandonner le parti des Grecs.

XVII. Mardonius entra donc pour la seconde fois dans l'Attique, et les Athéniens passèrent encore à Salamine. Aristide, envoyé à Lacédémone, se plaignait de la lenteur des Spartiates, et de cette négligence qui leur faisait de nouveau livrer Athènes aux Barbares; il les pressa d'envoyer leurs troupes au secours de ce qui restait encore de la Grèce. Les éphores, après l'avoir écouté, passèrent le reste de la journée en fêtes et en réjouissances, car ils célébraient alors les fêtes Hyacinthies. Mais la nuit ils choisirent cinq mille Spartiates, qui prirent chacun sept Ilotes, et ils les firent partir, sans en rien dire aux ambassadeurs d'Athènes. Lorsque ensuite Aristide se présenta une seconde fois au conseil, pour y recommencer ses plaintes, les éphores lui dirent en riant qu'il rêvait sans doute, ou qu'il dormait; que leur armée était déjà à Oristie (11), et marchait contre les étrangers : c'est le nom que les Lacédémoniens donnent aux Barbares. Aristide leur répondit que ce n'était pas le moment de rire et de jouer leurs alliés, au lieu de tromper leurs ennemis. Tel est le récit d'Idoménée; mais dans le décret


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Aristide n'est pas nommé au nombre des ambassadeurs; on n'y voit que Cimon, Xanthippe et Myronides.

XVIII. Élu général des Athéniens pour la bataille qui devait se donner, il prit huit mille hommes de pied, et se rendit à Platée, où il fut joint par Pausanias, général de toute l'armée des Grecs, et qui était à la tête des Spartiates; les autres troupes grecques arrivaient successivement en foule.

XIX. L'armée des Barbares, campée le long de I'Asopus, occupait une si vaste étendue de terrain, qu'elle ne s'était pas même retranchée; elle avait seulement placé ses bagages et ce qu'elle avait de plus précieux dans un espace carré, fermé d'une muraille dont chaque côté avait dix stades de longueur (12). Un devin d'Élée, nommé Tisamène, avait prédit à Pausanias et à tous les Grecs qu'ils remporteraient la victoire s'ils n'attaquaient pas, et qu'ils ne fissent que se défendre. Aristide, de son côté, ayant envoyé à l'oracle de Delphes, le dieu lui répondit que les Athéniens triompheraient de leurs ennemis s'ils faisaient des prières à Jupiter, à Junon protectrice du Cithéron, à Pan et aux nymphes Sphragitides (13); s'ils sacrifiaient aux héros Androcates, Leucon, Pisandre, Démocratès, Hypsion, Actéon et Polyïde; et qu'ils ne risquassent de bataille


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que dans leur propre pays, sur le champ de Cérès Éleusinienne et de Proserpine. Cet oracle jeta Aristide dans une grande perplexité; car ces héros, que le dieu ordonnait d'honorer par des sacrifices, étaient les ancêtres des Platéens; et l'antre des nymphes Sphragitides était sur une des croupes du mont Cithéron, qui regardait le couchant d'été. Il y avait, dit-on, autrefois dans cet antre un oracle qui inspirait la plupart des habitants du pays; d'où on les avait appelés Nympholeptes (f). Ne promettre donc la victoire aux Athéniens qu'autant qu'ils combattraient dans le champ de Cérès Éleusinienne, et sur leur propre territoire, c'était rappeler et transporter de nouveau la guerre dans le sein de l'Attique.

 XX. Cependant Arimneste, général des Platéens, eut un songe dans lequel il crut voir Jupiter Sauveur, qui lui demandait ce que les Grecs avaient résolu. « Seigneur, lui répondit Arimneste, nous décamperons demain, pour mener l'armée à Éleusis, et, suivant l'oracle d'Apollon, y combattre contre les Barbares. — Les Grecs sont dans une grande erreur, répliqua Jupiter ; le lieu désigné par l'oracle est ici même, aux environs de Platée; et s'ils cher-


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chent bien, ils le trouveront. » Après une vision si claire, Arimneste est à peine éveillé, qu'il fait appeler les plus vieux et les plus instruits de ses concitoyens; il confère avec eux; et ayant examiné la chose avec attention, on trouva enfin que près de la ville d'Hypsies, au pied du Cithéron, il y avait un vieux temple de Cérès Éleusinienne et de Proserpine. Aussitôt il va prendre Aristide, et le mène sur le lieu même; ils le trouvèrent très commode pour y ranger en bataille une armée qui serait faible en cavalerie, parce que le pied du Cithéron, qui s'étend jusqu'à ce temple, rend les extrémités de la plaine impraticables aux gens de cheval. C'était là aussi la chapelle du héros Androcrates, tout environnée d'arbres épais. Et afin qu'il ne manquât rien de ce que le dieu prescrivait pour espérer la victoire, les Platéens, sur la proposition d'Arimneste, ordonnèrent, par un décret, que les bornes qui séparaient l'Attique de leur pays seraient enlevées; et ils cédèrent aux Athéniens toute cette partie de leur territoire, afin qu'aux termes de l'oracle ils pussent combattre pour la Grèce dans leur propre pays. Cette libéralité des Platéens devint si célèbre, que, bien des années après, Alexandre, déjà maître de l'Asie, ayant rétabli les murailles de Platée, fit publier par un héraut aux jeux olympiques que le roi


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de Macédoine donnait par là aux Platéens la récompense de leur vertu et de la générosité avec laquelle, dans la guerre des Mèdes, ils avaient cédé aux Athéniens une partie de leur pays, et montré le plus grand zèle pour le salut de la Grèce.

XXI. Quand on rangea l'armée en bataille, il s'éleva une dispute entre les Tégéates et les Athéniens, sur le poste qu'ils occuperaient les uns et les autres. Les Tégéates soutenaient que, comme les Lacédémoniens commandaient toujours l'aile droite, ils devaient avoir le commandement de l'aile gauche; et, pour justifier leur prétention, ils vantaient les services de leurs ancêtres. Les Athéniens indignés étaient prêts à s'emporter; lorsque Aristide, s'avançant au milieu des troupes : « La conjoncture présente, leur dit-il, ne permet pas de contester aux Tégéates leur noblesse et leurs exploits. Mais nous vous dirons à vous, Spartiates, et à tous les autres Grecs, que le poste qu'on occupe n'ôte ni ne donne le courage: quelque rang qui nous soit assigné, nous ferons en sorte de le bien défendre et de le rendre honorable, afin de ne pas ternir la gloire de nos premiers combats. Nous sommes venus, non pour disputer avec nos alliés, mais pour combattre nos ennemis; non pour vanter nos ancêtres,


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mais pour nous montrer, comme eux, des gens de coeur, aux yeux de toute la Grèce. Ce combat va faire voir quel degré d'estime méritent, de la part des Grecs, les villes, les généraux et les soldats. » Ce discours d'Aristide fit tant d'impression sur les généraux et sur tous les capitaines qui étaient présents au conseil, qu'ils décidèrent en faveur des Athéniens, et leur donnèrent le commandement de l'aile gauche.

XXII. Pendant que la Grèce entière était dans l'attente de l'événement, et que les Athéniens en particulier se trouvaient dans la situation la plus critique, plusieurs citoyens des familles les plus nobles et les plus riches, que la guerre avait ruinés, et qui ayant perdu, avec leur fortune, la gloire et l'autorité dont ils jouissaient, voyaient en d'autres mains les honneurs et les dignités, s'assemblèrent secrètement dans une maison de Platée, et conspirèrent de renverser à Athènes le gouvernement populaire; ou, s'ils ne pouvaient y réussir, de perdre la Grèce entière, et de la livrer aux Barbares. Cette conspiration se tramait au milieu du camp; et la corruption avait déjà fait de grands progrès, lorsque Aristide en fut averti. Effrayé d'abord à cause de la conjoncture où l'on se trouvait, il crut cependant qu'il ne fallait ni négliger, ni


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 publier entièrement une affaire de cette nature; ignorant jusqu'à quel nombre de personnes la complicité pouvait s'étendre, il aima mieux donner quelque atteinte à la justice, que de risquer le salut public. De tous les coupables, il n'en fit arrêter que huit ; et dans ce nombre même, les deux seuls dont on commença le procès, parce qu'ils étaient les plus chargés, Eschine du bourg de Lampre, et Agésias du bourg d'Adarnes, s'enfuirent du camp pendant qu'on faisait les informations. Il mit les autres en liberté; et leur laissant les moyens de se rassurer et de se repentir, dans la pensée qu'ils n'avaient pas été trouvés coupables, il leur donna à entendre que le champ de bataille serait pour eux un tribunal où ils pourraient se justifier, et faire voir qu'ils n'avaient jamais eu pour leur patrie que des intentions pures.

XXIII. Cependant Mardonius, pour essayer les forces des Grecs par l'endroit où il était lui-même le plus fort, envoya sa cavalerie escarmoucher contre eux. Ils étaient campés au pied du mont Cithéron, dans des lieux forts et pierreux; les Mégariens seuls, au nombre de trois mille, étaient postés dans la plaine. Aussi furent-ils malmenés par cette cavalerie, qui pouvait les approcher et les assaillir de tous côtés. Hors d'état de résister seuls à cette multitude


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de Barbares, ils envoyèrent à Pausanias en diligence, pour lui demander du secours. A cette nouvelle, Pausanias, voyant déjà le camp des Mégariens comme couvert sous une grêle de traits et de dards, qui les forçait de se resserrer en un très petit espace, et ne pouvant lui-même aller contre cette cavalerie avec la phalange pesamment armée des Spartiates, voulut piquer d'émulation ceux des capitaines grecs qu'il avait auprès de lui, et leur inspirer l'ardeur de marcher contre les Perses, pour soutenir les Mégariens. Personne n'y paraissant disposé, Aristide, au nom des Athéniens, se charge de le faire; et sur-le-champ il en donne l'ordre à Olympiodore, le plus brave de ses chefs de bande, qui commandait une compagnie de trois cents hommes et quelques gens de trait mêlés parmi eux. Ils furent prêts en un moment, et fondirent sur les Barbares.

XXIV. Masistius, général de la cavalerie des Perses, homme d'une force prodigieuse, remarquable par sa taille et sa bonne mine, les voyant venir à lui, tourne bride, et pique droit à eux; les Athéniens l'attendent de pied ferme, et il se livre là un combat rude et opiniâtre, les deux partis voulant juger par l'issue de cette escarmouche du succès de la bataille. Mais enfin, le cheval de Masistius ayant été blessé d'une


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flèche, renversa par terre ce général, qui, une fois tombé, ne put se relever, retenu par le poids de ses armes : les Athéniens, qui coururent aussitôt sur lui, ne pouvaient venir à bout de le tuer, parce qu'il avait non seulement la poitrine et la tète, mais encore les jambes et les bras couverts de lames d'or, d'airain et de fer. Enfin, un soldat lui ayant enfoncé le bois de sa pique dans l'oeil, que la visière de son casque laissait à découvert, il mourut de cette blessure. Les Perses, abandonnant son corps, prirent la fuite. Les Grecs connurent la grandeur de cet avantage, non par le nombre des morts, car il en resta peu sur la place, mais par le deuil qu'en firent les Barbares. Ils furent si affligés de la mort de Masistius, qu'ils se rasèrent la tête (14), qu'ils coupèrent les crins de leurs chevaux et de leurs mulets, et remplirent tous les environs de cris et de gémissements, que leur arrachait la perte d'un général qui ne le cédait qu'à Mardonius en courage et en autorité.

XXV. Après cette première action, les deux armées restèrent longtemps sans combattre; car les devins promettaient également la victoire aux Perses et aux Grecs, s'ils restaient sur la défensive; ils les menaçaient d'une défaite, s'ils étaient agresseurs. Enfin Mardonius, qui n'avait plus de vivres que pour peu de jours,


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 et qui voyait les Grecs se fortifier de plus en plus par les nouvelles troupes qui leur arrivaient, impatient de ces délais, résolut d'y mettre fin, et de passer le lendemain, dès le point du jour, le fleuve Asopus, pour surprendre les Grecs, qui ne s'attendraient pas à cette attaque. Il donna donc le soir les ordres à ses officiers; mais à minuit, un homme à cheval s'approche du camp des Grecs, et dit aux sentinelles qu'il veut parler à l'Athénien Aristide. Ce général vient promptement; et l'inconnu prenant la parole : « Je suis, dit-il à Aristide, Alexandre, roi de Macédoine, qui, par amitié pour vous, m'expose au plus grand danger : je viens vous prévenir d'une surprise qui, en vous étonnant; pourrait vous faire combattre avec moins de courage. Mardonius doit vous attaquer demain, non qu'il ait quelque bonne espérance, ou une confiance bien fondée, mais parce qu'il manque de vivres. Ses devins eux-mêmes, par les présages sinistres des victimes, par des oracles menaçants, veulent l'empêcher de combattre; et son armée est dans la frayeur et le découragement. Il est donc forcé ou de tenter le hasard du combat, ou, s'il diffère, de voir périr toute son armée. » Alexandre, après avoir donné cet avis à Aristide, le prie de le garder pour lui, et d'en faire usage, sans le com-


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muniquer à personne. Aristide lui répond qu'il ne peut décemment le cacher à Pausanias, qui avait le commandement de toute l'armée; mais il lui promet de n'en parler à aucun autre avant le combat, et l'assure que si la Grèce est victorieuse, personne n'ignorera cette marque de courage et de bienveillance qu'Alexandre vient de leur donner. Après cet entretien, le roi de Macédoine s'en retourne au camp; et Aristide, s'étant rendu à la tente de Pausanias, lui communique ce qu'il venait d'apprendre. Ils mandent aussitôt tous les officiers, et leur ordonnent de tenir leur armée en bataille et prête à combattre.

XXVI. Cependant Pausanias, suivant le récit d'Hérodote, fit part à Aristide du projet qu'il avait de faire passer les Athéniens à l'aile droite, pour les opposer aux Perses, avec lesquels ils s'étaient déjà mesurés, et qu'ils combattraient par là avec plus de courage : il se réservait à lui-même l'aile gauche, où il aurait en tête ceux des Grecs qui s'étaient déclarés pour les Mèdes. Tous les capitaines athéniens se plaignirent que Pausanias en agissait avec eux d'une manière hautaine et impérieuse, en laissant tous les autres Grecs à leur poste, et transportant les seuls Athéniens, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, comme il eût pu faire de ses Ilotes, afin qu'ils


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eussent en tête les ennemis les plus belliqueux. Mais Aristide leur fit sentir dans quelle erreur ils étaient. « Il y a peu de jours, leur dit-il, qu'ayant disputé aux Tégéates le commandement de l'aile gauche, vous avez regardé comme un grand honneur de l'avoir obtenu. Maintenant que les Lacédémoniens vous cèdent d'eux-mêmes la droite, et vous défèrent par là en quelque sorte le commandement de toute l'armée, vous n'êtes pas flattés d'un poste si glorieux, et vous ne voyez pas quel gain c'est pour vous d'avoir à combattre, non contre vos compatriotes, qui ont avec vous une origine commune, mais contre les Barbares, qui sont vos ennemis naturels. » Frappés de ces représentations, ils changèrent volontiers de poste avec les Spartiates, et l'on n'entendit plus parmi eux que les exhortations qu'ils se faisaient mutuellement d'avoir bon courage. « Les ennemis, disaient-ils, ne sont venus ni avec de meilleures armes, ni avec un plus grand courage que ceux que nous avons vaincus à Marathon; ce sont les mêmes arcs, les mêmes habits brodés, les mêmes ornements d'or qui couvrent des corps aussi efféminés et des âmes aussi lâches. Pour nous, ajoutaient-ils, nous avons les mêmes armes et les mêmes corps; et notre confiance a été


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encore accrue par nos victoires. Nous ne combattrons pas seulement, comme eux, pour la conquête d'un pays ou d'une ville, mais pour maintenir les trophées de Marathon et de Salamine, pour faire voir qu'ils ont été l'ouvrage des Athéniens, non celui de Miltiade et de la fortune.

XXVII. Ils allèrent donc promptement prendre leur nouveau poste; mais les Thébains, informés de ce changement par les déserteurs, en donnèrent avis à Mardonius, qui sur-le-champ, soit crainte d'avoir en tête les Athéniens, soit ambition de se mesurer avec les Spartiates, fit passer les Perses à l'aile droite, et les Grecs de son armée à la gauche, pour les opposer aux Athéniens. Pausanias, instruit de ce nouvel ordre de bataille, se remet à la droite; et aussitôt Mardonius reprend sa première ordonnance, où il était en face des Lacédémoniens. Toute cette journée se passa sans rien faire. Le soir, les Grecs ayant tenu conseil, résolurent de porter plus loin leur camp, dans un poste où ils eussent plus commodément de l'eau; car les sources qui avoisinaient leur camp avaient été gâtées et corrompues par la cavalerie des Barbares. La nuit venue, les capitaines firent mettre en marche leurs compagnies pour aller occuper le camp qu'on avait désigné; mais les troupes ne


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suivaient pas volontiers, et on avait de la peine à les tenir rassemblées. A peine sortis des retranchements, la plupart se mirent à courir vers la ville de Platée; ils se répandirent de côté et d'autre, et dressèrent leurs tentes au hasard; ce n'était partout que désordre et confusion. Les Lacédémoniens se trouvèrent seuls derrière, à la vérité malgré eux; mais Amompharétus, leur chef, homme courageux et intrépide, qui depuis longtemps brûlait de combattre, et souffrait impatiemment tant de retards et de lenteurs, traita hautement cette marche des alliés de désertion et de fuite; il déclara qu'il n'abandonnerait pas son poste, et qu'il resterait seul avec ses Lacédémoniens, pour y attendre Mardonius. Pausanias alla le trouver, et lui représenta qu'il fallait bien obéir à ce qui avait été résolu et arrêté dans le conseil des Grecs. Alors Amompharétus levant de ses deux mains une grosse pierre, et la jetant aux pieds de Pausanias : « Voilà, lui dit-il, ma boule pour le combat (15). Je ne m'embarrasse ni des conseils ni des résolutions timides des autres. » Pausanias, incertain de ce qu'il doit faire, envoie vers les Athéniens, qui s'étaient déjà mis en marche, et les fait prier de l'attendre, afin qu'ils puissent aller ensemble. En même temps il conduit à Platée le reste de ses


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troupes, dans l'espérance de forcer par là Amompharétus à le suivre.

XXVIII. Cependant le jour parut; et Mardonius, à qui les Grecs n'avaient pu cacher le changement qu'ils venaient de faire, mit son armée en bataille, et s'avança contre les Lacédémoniens, au milieu des cris et des hurlements de ses Barbares, qui croyaient moins aller à un combat qu'à la dépouille des fuyards : peu s'en fallut que cela n'arrivât; car Pausanias, voyant approcher les ennemis, fit arrêter la marche, et ordonna que chacun prît son poste. Mais, soit colère contre Amompharétus, soit surprise de cette attaque soudaine, il oublia de donner le mot aux Grecs, en sorte qu'ils ne purent se placer ni assez promptement, ni tous ensemble, mais par pelotons séparés, et lorsque le combat était presque engagé. Pausanias, qui faisait des sacrifices sans pouvoir obtenir des victimes favorables, ordonna aux Lacédémoniens de poser leurs boucliers, de se tenir tranquilles et d'avoir les yeux fixés sur lui, sans se mettre en défense contre les Barbares. Pendant qu'il continuait ses sacrifices, la cavalerie ennemie approchait toujours. Déjà même elle lançait des traits, dont quelques Spartiates furent blessés. Dans ce nombre Callicrates, le plus beau des Grecs, l'homme le plus grand et le mieux


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fait qu'il y eût dans l'armée, percé d'une flèche et prêt à expirer, dit qu'il n'était pas fâché de mourir, puisqu'il était parti de sa maison avec la résolution de donner sa vie pour le salut de la Grèce; mais qu'il regrettait de périr sans avoir pu frapper un seul coup.

XXIX. Si la position des Spartiates était affreuse, leur constance n'en fut que plus admirable. Vivement pressés par les ennemis, ils ne se défendaient point; et attendant l'heure que les dieux et leur général voudraient leur marquer, ils se laissaient blesser et tuer à leur poste. On rapporte que pendant que Pausanias faisait ses sacrifices et ses prières, à quelque distance de la bataille, une troupe de Lydiens, survenant tout à coup, enlevèrent ou renversèrent tout ce qui servait au sacrifice; que Pausanias et ceux qui se trouvaient auprès de lui, étant alors sans armes, les chassèrent à coups de fouets et de bâtons. C'est en mémoire de cet événement, et pour imiter l'incursion des Lydiens, qu'on célèbre encore aujourd'hui à Sparte une fête où l'on fouette les enfants autour de l'autel, et qu'on appelle la marche des Lydiens. Pausanias, désespéré de voir que le devin immolait inutilement victimes sur victimes, tourna son visage baigné de larmes vers le temple de Junon, et levant les mains au ciel,


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il adressa ses prières à cette déesse, protectrice du Cithéron, et aux autres dieux tutélaires du pays de Platée, et leur demanda que, s'il n'était pas dans les destinées que les Grecs fussent vainqueurs, ils ne périssent au moins qu'après avoir vendu chèrement leur vie, et prouvé à leurs ennemis, par des exploits mémorables, que les Perses avaient affaire à des gens de coeur et exercés à combattre.

XXX. A peine Pausanias avait achevé sa prière, que les victimes se trouvèrent favorables, et les devins promirent la victoire. Aussitôt il fit donner l'ordre à toutes les troupes de charger l'ennemi; et dans l'instant la phalange lacédémonienne, présentant l'image d'un seul corps, ressemblait à une bête féroce qui se hérisse pour s'exciter au combat. Les Barbares jugèrent alors qu'ils allaient combattre contre des hommes qui se défendraient jusqu'à la mort. S'étant donc couverts de leurs boucliers, ils lancèrent des flèches contre les Lacédémoniens, qui, de leur côté, se tenant joints ensemble, avancent toujours, les boucliers serrés, et tombant sur les ennemis, leur arrachent leurs boucliers, les frappent à grands coups de piques sur le visage et dans l'estomac, et en renversent un grand nombre, qui opposait à leurs efforts une vigoureuse résistance : car de leurs


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mains nues prenant les piques des Lacédémoniens, ils en brisaient un grand nombre; et se relevant ensuite ils tiraient promptement leurs haches et leurs cimeterres, combattaient avec fureur, arrachaient les boucliers des ennemis, et, les saisissant eux-mêmes au corps, se défendaient avec le plus grand courage. Pendant ce temps-là les Athéniens restaient immobiles, et attendaient toujours les Lacédémoniens. Mais tout à coup un grand bruit, comme de gens qui combattent, s'étant fait entendre, et un officier, envoyé par Pausanias, leur ayant appris ce qui se passait, ils partent aussitôt et volent au secours des Spartiates. Ils traversent la plaine pour aller du côté où le bruit les attire, lorsque les Grecs qui étaient dans le parti des Mèdes viennent à leur rencontre. Aristide ne les a pas plutôt aperçus, que, s'avançant loin de sa troupe, il leur crie, en attestant les dieux de la Grèce, de s'abstenir de combattre, et de ne pas s'opposer au secours qu'ils vont porter à ceux des Grecs qui exposent leur vie pour le salut de leur patrie.

XXXI. Mais lorsqu'il voit qu'au lieu d'avoir égard à ses remontrances, ils se disposent à l'attaquer, il ne songe plus à aller au secours des Spartiates, et avec ses seules troupes il charge ces Grecs, qui étaient environ cinquante mille.


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 Ils plièrent pour la plupart aussitôt qu'ils virent les Barbares en fuite, et ne songèrent plus qu'à faire leur retraite. Le fort du combat eut donc lieu contre les Thébains, dont les principaux et les plus puissants avaient embrassé les intérêts des Mèdes, et s'étaient servis de leur ascendant sur la multitude, pour l'entraîner dans ce parti contre son gré. La bataille étant ainsi partagée, les Lacédémoniens furent les premiers qui repoussèrent les Perses; Mardonius y périt de la main d'un Spartiate, nommé Arimnestus, qui lui brisa la tête d'un coup de pierre. L'oracle d'Amphiaraüs le lui avait prédit, lorsqu'il le fit consulter par un Lydien, en même temps qu'il envoyait un Carien à l'antre de Trophonius (16). Le prophète de ce dernier oracle répondit en langue carienne; et le Lydien ayant, suivant l'usage, couché dans le sanctuaire d'Amphiaraüs, crut voir, pendant son sommeil, s'approcher un des ministres du dieu, qui lui ordonna de sortir du temple et qui, sur son refus, lui jeta à la tête une grosse pierre, dont il songea qu'il était mort. C'est ainsi qu'on le raconte.

XXXII. Les Lacédémoniens ayant mis les Perses en fuite, les poursuivirent jusqu'à l'espace qu'ils avaient enfermé d'une cloison de bois. Quelques instants après, les Athéniens


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enfoncèrent les troupes thébaines, et les obligèrent de prendre la fuite en laissant sur le champ de bataille trois cents des plus distingués d'entre leurs concitoyens. Comme ils étaient à leur poursuite, il vint un courrier leur apprendre que les Barbares s'étaient enfermés dans leur enceinte de bois, où les Spartiates les assiégeaient. Alors laissant les Thébains se sauver, ils vont aider les Lacédémoniens, qui, peu expérimentés dans la conduite des siéges, s'y prenaient fort mollement pour attaquer cette enceinte. A peine arrivés, ils la forcent, et y font un horrible carnage. De trois cent mille qu'étaient les Barbares, il ne s'en sauva, dit-on, que quarante mille, sous la conduite d'Artabaze. Du côté des Grecs qui combattirent pour leur patrie, il n'en périt que treize cent soixante, dont cinquante-deux Athéniens, tous de la tribu Aïantide, qui fit des prodiges de valeur, au rapport de l'historien Clidème. De là vient que cette tribu, d'après un ordre de l'oracle, faisait aux nymphes Sphragitides, en actions de grâces de cette victoire, un sacrifice annuel dont le trésor public faisait les frais. Il n'y eut, parmi les morts, que quatre-vingt-onze Lacédémoniens et seize Tégéates.

XXXIII. Je m'étonne qu'Hérodote dise que ces peuples furent les seuls d'entre les Grecs qui


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en vinrent aux mains avec les ennemis, et qu'aucun autre ne prit part à cette bataille. Mais le grand nombre de Barbares qui périrent, et la quantité de tombeaux, attestent que la victoire fut commune à tous les Grecs. D'ailleurs, si ces trois peuples avaient combattu seuls, et que les autres n'eussent été que les tranquilles spectateurs de la bataille, aurait-on fait graver sur l'autel élevé à cette occasion l'inscription suivante?

Cet autel, monument d'une immortelle gloire,
Sur les Perses, des Grecs atteste la victoire.
La Grèce le consacre à Jupiter Sauveur,
Qui de sa liberté se montra le vengeur.

Cette bataille fut donnée le quatre du mois Boëdromion (g), selon la manière de compter des Athéniens ; et suivant celle des Béotiens, le vingt du mois Panémus, jour auquel se tient encore à présent une assemblée générale de la Grèce, dans la ville de Platée, qui fait un sacrifice à Jupiter Libérateur, pour lui rendre grâces de cette victoire. Au reste, il ne faut pas être surpris de cette inégalité de jours dans les mois grecs, puisque aujourd'hui même, que l'astronomie est portée à un bien plus grand


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degré d'exactitude, les divers peuples commencent et finissent leurs mois à des jours différents.

XXXIV. Après cette victoire, les Athéniens ne voulant pas céder aux Spartiates le prix de la valeur, ni souffrir qu'ils dressassent en particulier un trophée, ces deux peuples étaient sur le point de décider la querelle par les armes, et d'être eux-mêmes les auteurs de leur ruine, si Aristide, par la force de ses raisons et de ses remontrances, n'eût retenu les autres généraux athéniens, surtout Léocrates et Myronides, et ne les eût fait consentir à remettre aux Grecs le jugement de cette affaire. Les Grecs s'étant donc assemblés pour la décider, Théogiton de Mégare dit qu'il fallait donner à une autre ville que Sparte et Athènes le prix de la valeur, si on ne voulait pas exciter une guerre civile. Cléocrite de Corinthe s'étant levé ensuite, on crut qu'il allait demander cet honneur pour les Corinthiens, dont la ville était, après Lacédémone et Athènes, la première en dignité. Mais il fit, à la louange des Platéens, un discours qui causa autant de plaisir que d'admiration; il opina que, pour faire cesser cette dispute, il fallait leur adjuger ce prix, dont les autres concurrents ne pourraient être jaloux. Aristide appuya le premier cet avis au nom des Athéniens; et ensuite Pausa-


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nias pour les Spartiates. Ce différend ainsi terminé, on prit sur le butin, avant tout partage, quatre-vingts talents (h) pour les Platéens, qui en bâtirent un temple à Minerve : ils y placèrent une statue de la déesse, et ornèrent cet édifice de superbes tableaux, qui conservent encore aujourd'hui toute leur fraîcheur.

XXXV. Les Spartiates et les Athéniens dressèrent deux trophées séparés, et ils envoyèrent en commun consulter l'oracle de Delphes, sur les sacrifices qu'ils devaient faire : le dieu leur ordonna d'élever un autel à Jupiter Libérateur, mais de n'y sacrifier qu'après avoir éteint tous les feux qui étaient dans le pays, et que les Barbares avaient souillés; d'aller ensuite à Delphes prendre sur l'autel commun un feu entièrement pur. Sur cette réponse, les généraux grecs ayant parcouru le pays, obligèrent les habitants d'éteindre tous les feux; et un Platéen, nommé Euchydas, s'étant engagé d'apporter le feu pris sur l'autel du dieu le plus promptement qu'il serait possible, partit pour Delphes. Dès qu'il y fut arrivé, il se purifia, s'arrosa d'eau lustrale; et après s'être couronné de laurier, il s'approcha de l'autel, y prit le feu sacré : et, sans s'arrêter un instant, retourna avec tant de diligence à Platée, qu'il y fut


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rendu avant le coucher du soleil, ayant fait ce jour-là mille stades (i).
En arrivant il salue ses concitoyens, leur remet le feu, tombe à leurs pieds, et un moment après il expire. Les Platéens l'ayant emporté, l'enterrèrent dans le temple de Diane Eucléia (17), et gravèrent cette épitaphe sur son tombeau :

Ci-gît cet Euchydas qui, dans un même jour,
Partit d'ici pour Delphe, et s'y vit de retour.

Cette déesse Eucléia est Diane, suivant le plus grand nombre d'auteurs; d'autres disent que c'est une fille d'Hercule et de Myrto, fille de Ménétius et soeur de Patrocle; qu'étant morte vierge, les Béotiens et ceux de Locres lui décernèrent de grands honneurs. Dans toutes les places publiques de leurs villes ils lui ont dressé des autels, sur lesquels les époux qui ne sont que fiancés lui font des sacrifices.

XXXVI. Il se tint peu de temps après une assemblée générale de la Grèce, dans laquelle Aristide proposa le décret suivant : « Tous les chefs et tous les députés des villes de la Grèce s'assembleront tous les ans à Platée, pour y faire des sacrifices aux dieux : on y célébrera, chaque cinquième année, des jeux qui seront appelés les jeux de la liberté (18) : on lèvera dans toute la Grèce dix mille hommes


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de pied et mille chevaux, et on équipera une flotte de cent vaisseaux, pour faire la guerre aux Barbares. Les Platéens seront regardés comme des hommes saints, et consacrés aux dieux, à qui ils feront des sacrifices pour le salut de la Grèce. » Tous ces articles ayant été confirmés, les Platéens se chargèrent de célébrer tous les ans l'anniversaire de la mort des Grecs qui avaient péri à cette bataille. Ils l'observent encore aujourd'hui; et voici comment ils le font. Le 16 du mois Maimactérion (19), qui est le mois Alalcoménius des Béotiens, on commence dès le point du jour une procession, précédée d'un trompette qui sonne un air guerrier; il est suivi de chars remplis de couronnes et de branches de myrte. Après ces chars marche un taureau noir, derrière lequel sont des jeunes gens qui portent des cruches pleines de lait et de vin, libations qui sont d'usage pour les morts, avec des fioles d'huile et d'essence. Tous ces jeunes gens sont de condition libre; car il n'est permis à aucun esclave de s'employer en rien à une cérémonie consacrée à des hommes morts en combattant pour la liberté. Cette marche est fermée par l'archonte des Platéens, qui, dans tout autre temps, ne peut ni toucher le fer, ni être vêtu que de blanc; mais qui ce jour-là, paré d'une robe


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de pourpre, traverse la ville, ceint d'une épée, et portant dans ses mains une urne qu'il a prise dans le greffe public, il se rend au lieu où sont les tombeaux. Là il puise de l'eau dans la fontaine, lave lui-même les colonnes qui sont sur ces tombeaux, les frotte d'essence, et immole le taureau sur un bûcher. Après avoir fait ses prières à Jupiter et à Mercure Terrestre, il appelle à ce festin et à ces effusions funéraires les âmes de ces vaillants guerriers morts pour le salut de la Grèce. Enfin, remplissant de vin une coupe, il la verse, en disant à haute voix : « Je présente cette coupe à ces hommes courageux qui se sont sacrifiés pour la liberté des Grecs. » Telle est la cérémonie observée encore aujourd'hui à Platée.

XXXVII. Quand les Athéniens furent rentrés dans leur patrie, Aristide s'apercevant que le peuple cherchait à se rendre maître du gouvernement, et à le rendre purement démocratique, sentit que d'un côté il méritait des égards, après avoir montré tant de valeur dans les combats, et que de l'autre il ne serait pas facile, lorsqu'il avait les armes à la main, et qu'il était enflé de ses victoires, de le réduire par la force. Il fit donc un décret qui portait que le gouvernement serait commun à tous les citoyens, et qu'on prendrait indistinctement les archontes


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parmi tous les Athéniens. Thémistocle ayant dit un jour, dans l'assemblée du peuple, qu'il avait conçu un projet qui serait utile et salutaire à la Grèce, mais dont l'exécution demandait le plus grand secret, le peuple lui ordonna d'en faire part à Aristide seul, et d'en délibérer avec lui. Thémistocle ayant déclaré à Aristide qu'il avait pensé à brûler tous les vaisseaux des Grecs, afin de donner par là aux Athéniens une très grande puissance, et de les rendre maîtres de la Grèce, Aristide rentra dans l'assemblée, et dit que rien n'était plus utile que le dessein formé par Thémistocle; mais que rien aussi n'était plus injuste. Sur ce rapport, les Athéniens ordonnèrent à Thémistocle d'abandonner son projet : tant ce peuple aimait la justice! tant Aristide avait sa confiance et son estime.

XXXVIII. Envoyé depuis, général avec Cimon, pour faire la guerre aux Perses, et voyant que Pausanias et les autres chefs des Spartiates se montraient durs et hautains à l'égard des alliés, il usa lui-même envers eux de beaucoup de douceur et d'humanité, et par son exemple il rendit Cimon d'un accès facile à tout le monde dans ses expéditions. Par cette conduite, il fit perdre insensiblement aux Lacédémoniens l'empire de la Grèce, sans avoir eu besoin d'employer la force des armes, ni un grand nombre


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de troupes ou de vaisseaux, mais par la seule sagesse de son commandement. Si la justice d'Aristide et la douceur de Cimon rendaient les Athéniens aimables aux autres peuples, Pausanias, par son avarice et sa dureté, les leur faisait encore aimer davantage. Il ne parlait jamais aux capitaines des alliés qu'avec aigreur et avec emportement; il faisait battre de verges les soldats, ou les forçait de se tenir debout un jour entier, avec une ancre de fer sur les épaules; personne ne pouvait aller au fourrage, couper de la paille ou puiser de l'eau avant les Spartiates; des esclaves armés de fouets chassaient ceux qui voulaient en approcher. Aristide ayant voulu lui faire à ce sujet quelques représentations, Pausanias fronça le sourcil, et lui dit qu'il n'avait pas le temps de l'entendre.

XXXIX. Dès ce moment les généraux grecs et leurs capitaines de vaisseaux, surtout ceux de Chio de Samos et de Lesbos, pressèrent Aristide de prendre le commandement général, et de recevoir sous sa sauvegarde les alliés, qui désiraient depuis longtemps d'abandonner les Spartiates, et de se soumettre aux Athéniens. Aristide leur répondit qu'il voyait beaucoup de justice dans ce qu'ils proposaient; qu'il les croyait même dans la nécessité de le faire ; mais qu'il lui fallait, pour garantie de leur sincéri-


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té, quelque entreprise qui, une fois exécutée, mît leurs troupes dans l'impossibilité de reculer. A lors Uliade de Samos et Antagoras de Chio, s'étant concertés ensemble, vont attaquer, près de Byzance, la galère de Pausanias, qui voguait à la tête de la flotte, et l'investissent des deux côtés. Pausanias, outré de cette insulte, se lève, et les menaçant d'un ton plein de colère, leur déclare que bientôt il leur fera voir que ce n'est pas seulement son vaisseau, mais sa propre patrie, qu'ils ont osé provoquer. Ils lui répondirent qu'il n'avait qu'à se retirer; qu'il devait remercier la fortune qui l'avait favorisé à Platée; que le respect seul que les Grecs conservaient encore pour cette victoire les empêchait de tirer de lui une juste vengeance. Ils finirent par quitter les Spartiates, pour aller se joindre aux Athéniens. Sparte montra dans cette occasion une grandeur d'âme admirable : dès qu'elle vit que ses généraux s'étaient laissé corrompre par l'excès du pouvoir, elle renonça volontairement à l'empire, et cessa d'en envoyer pour commander l'armée : elle aima mieux avoir des citoyens modestes et fidèles observateurs des lois, que de régner sur toute la Grèce

XL. Sous l'empire des Lacédémoniens, les Grecs payaient une taxe pour la guerre; mais voulant alors qu'elle fût répartie également sur


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 toutes les villes, ils demandèrent aux Athéniens de leur donner Aristide pour venir visiter le territoire de chaque ville, examiner ses revenus, et fixer ce que chacun devait payer, à proportion de ses facultés. Aristide, investi d'un si grand pouvoir, qui le rendait en quelque sorte seul arbitre des intérêts de toute la Grèce, entré pauvre dans cette administration, en sortit plus pauvre encore. Il imposa cette taxe, non seulement avec autant de désintéressement que de justice, mais avec une impartialité qui le rendit agréable à tout le monde. Les anciens ont beaucoup vanté le siècle de Saturne; et les alliés des Athéniens célébrèrent cette imposition d'Aristide, qu'ils appelèrent l'âge d'or de la Grèce, surtout lorsqu'ils se virent, peu de temps après, imposés au double et au triple. La taxe d'Aristide était de quatre cent soixante talents (j) : Périclès la porta à près d'un tiers de plus: car, suivant Thucydide, au commencement de la guerre du Péloponèse, les alliés payaient aux Athéniens six cents talents (k) ; et après la mort de Périclès, les orateurs qui gouvernaient le peuple la firent monter suc-


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cessivement jusqu'à treize cents (m) : non que la longueur de la guerre et les accidents de la fortune eussent augmenté jusqu'à ce point les dépenses; mais parce qu'ils faisaient au peuple des distributions d'argent; qu'ils lui donnaient sans cesse des jeux et des spectacles, lui inspiraient le goût des statues et des tableaux, et lui faisaient bâtir des temples magnifiques. Aristide, par l'égalité de cette répartition, se fit une réputation admirable; mais Thémistocle s'en moquait, en disant que les louanges qu'on lui donnait ne convenaient pas à un homme, mais à un coffre qui garde l'or qu'on lui confie. C'était une faible vengeance d'un mot piquant que lui avait dit Aristide, Thémistocle disait un jour qu'il regardait comme la plus grande qualité d'un général d'armée, de savoir pressentir et prévoir les desseins des ennemis. "Oui, répondit Aristide, cette qualité lui est nécessaire; mais il en est une autre bien belle et bien digne d'un général : c'est d'avoir toujours ses mains pures. »

XLI. Aristide ayant fait jurer aux Grecs l'observation des articles de l'alliance, la jura lui-même au nom des Athéniens; et en prononçant les malédictions contre les infracteurs, il


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 jeta dans la mer des masses de fer ardentes. Mais dans la suite les Athéniens étant forcés par les affaires mêmes de tendre un peu les ressorts de leur autorité, Aristide leur conseilla de rejeter sur lui le parjure, et d'user des circonstances suivant qu'il leur serait plus utile. Théophraste dit qu'en général cet homme, si juste dans ses affaires personnelles et dans celles qui regardaient les particuliers, ne consultait souvent, dans l'administration publique, que l'intérêt de sa patrie, qui exigeait de fréquentes injustices. Il ajoute que, le conseil délibérant un jour sur l'avis que les Samiens avaient ouvert, de faire porter à Athènes, contre les termes du traité, l'argent qui était déposé à Délos, il dit qu'à la vérité ce transport était injuste, mais qu'il était utile.

XLII. Cependant, après avoir procuré à sa patrie l'empire sur des peuples si nombreux, il demeura toujours dans sa pauvreté, et ne fit pas moins de cas de la gloire qui lui en revenait, que de celle que lui avaient acquise ses trophées : on en jugera par le trait suivant. Callias, le porte-flambeau, était son parent; ses ennemis, qui le poursuivaient en justice pour un crime capital, après avoir exposé assez faiblement leur chef d'accusation, se jetèrent sur une chose étrangère au procès. « Vous con-


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naissez, dirent-ils aux juges, Aristide, fils de Lisymachus, que sa vertu fait admirer dans toute la Grèce. Comment croyez-vous qu'il vive dans sa maison, lorsque vous le voyez venir à vos assemblées avec une robe tout usée ? N'est-il pas à présumer que, gelant de froid en public, il meurt de faim chez lui, et qu'il manque des premiers besoins de la vie? Eh bien! c'est cet homme que Callias, son proche parent, le plus riche des Athéniens, voit avec indifférence dans ce dénuement de toutes choses, lui, sa femme et ses enfants ! Cependant il a reçu d'Aristide de grands services, et a retiré des avantages considérables du crédit de son parent auprès de vous. Callias, qui vit que cette inculpation frappait davantage les juges, et les animait beaucoup plus contre lui que l'accusation elle-même, appelle Aristide, et le conjure d'attester, devant le tribunal, qu'il lui avait souvent offert des sommes considérables, et l'avait même pressé de les accepter, mais qu'il les avait toujours refusées, en lui disant : « Il convient beaucoup plus à Aristide de s'honorer de sa pauvreté, qu'à Callias de ses richesses : il est assez de gens qui usent tant bien que mal de leur fortune; mais on en voit peu qui supportent avec courage la pau-


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vreté, on en rougit lorsqu'elle est involontaire. » Aristide attesta la vérité de ce que disait Callias ; et de tous ceux qui l'entendirent, il n'y en eut pas un seul qui, en sortant du tribunal, n'eût préféré la pauvreté d'Aristide aux richesses de Callias. Voilà ce qu'a écrit Eschine, le disciple de Socrate; Platon, entre tous les Athéniens qui ont joui dans leur ville d'une grande réputation, ne connaît qu'Aristide qui fût digne d'estime. En effet, Thémistocle, Cimon et Périclès remplirent Athènes de portiques, de richesses, et de mille superfluités; mais Aristide l'avait ornée par ses vertus, qui furent toujours la règle de son administration.

XLIII. Sa conduite envers Thémistocle est une preuve éclatante de sa modération; il l'avait eu pour ennemi dans tout le cours de sa vie politique, et n'avait été banni que par l'effet de ses intrigues. Cependant, lorsque Thémistocle, accusé de trahison contre sa patrie, lui offrait une si belle occasion de se venger, il ne fit paraître aucun ressentiment; et pendant qu'Alcméon, Cimon et plusieurs autres faisaient tous leurs efforts pour le faire condamner, Aristide ne fit et ne dit rien qui pût lui nuire : comme il n'avait jamais envié sa fortune, il ne se réjouit pas de son malheur. Quant à la mort


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d'Aristide, les uns disent qu'elle arriva dans le Pont, où il avait été envoyé pour les affaires de la république; d'autres le font mourir de vieillesse à Athènes, honoré et admiré de tous ses concitoyens. Cratérus, le Macédonien (20), raconte, au sujet de la mort d'Aristide, qu'après la fuite de Thémistocle, l'insolence du peuple enhardit une foule de calomniateurs, qui, s'attachant aux meilleurs et aux plus puissants d'entre les citoyens, les livraient à l'envie de la multitude, fière de sa prospérité et de sa puissance. Aristide lui-même fut condamné pour cause de concussion, à la poursuite de Diophante, du bourg d'Amphitrope, qui l'accusait d'avoir, dans la répartition de la taxe, reçu de l'argent des Ioniens. Comme il n'avait pas de quoi payer l'amende, qui était de cinquante mines (n), il s'embarqua pour l'Ionie, et y mourut. Mais Cratérus ne donne aucune preuve écrite de ce fait; il ne rapporte ni jugement, ni décret, lui qui d'ailleurs a coutume de recueillir ces sortes de témoignages, et de citer ses auteurs. Tous les autres historiens qui ont raconté les injustices des Athéniens envers leurs généraux, ont parlé de l'exil de Thémistocle, de la prison de Miltiade, de l'amende prononcée contre Périclès,


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de la mort de Pachès, qui, voyant qu'il ne pouvait éviter sa condamnation, se tua lui-même au pied du tribunal; et de plusieurs traits semblables qu'ils rapportent avec soin, et dans le plus grand détail. Ils n'ont pas oublié le bannissement d'Aristide; mais nulle part ils ne disent rien de cette condamnation.

XLIV. D'ailleurs on montre encore aujourd'hui, à Phalère, son tombeau, qui fut construit aux frais de la ville, parce qu'il ne laissa pas de quoi se faire enterrer. On dit aussi que le Prytanée dota ses filles, la ville s'étant chargée de leur mariage, et leur ayant donné à chacune trois mille drachmes (o). Elle fit don aussi à son fils Lisymachus de cent mines d'argent, d'autant de plèthres de terre, plantés d'arbres, et enfin de quatre drachmes par jour (p). Alcibiade en dressa le décret. Ce Lisymachus ayant laissé en mourant une fille nommée Polycrite, le peuple, au rapport de Callisthène, lui assigna, pour son entretien, la même somme qu'au vainqueur des jeux olympiques (21). Démétrius de Phalère, Hiéronyme de Rhodes, Aristoxène le musicien, et Aristote, si le Traité de


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la Noblesse est véritablement de lui, racontent que Myrto, petite-fille d'Aristide, fut mariée au sage Socrate, quoiqu'il eût déjà une autre femme : il prit cette seconde, qui était veuve, parce que son extrême pauvreté l'empêchait de se remarier. Mais Pénatius les a suffisamment réfutés dans sa vie de Socrate. Démétrius de Phalère dit encore, dans son traité intitulé Socrate, qu'il se souvient d'avoir vu un Lysimachus, petit-fils d'Aristide, réduit à une telle pauvreté, qu'il gagnait sa vie, près du temple de Bacchus, à expliquer les songes, d'après un tableau dressé à cet usage; et que lui-même il avait fait donner par un décret, à sa mère et à une soeur qu'elle avait, trois oboles (q) à chacune, par jour, pour leur nourriture. Le même Démétrius, lorsqu'il réforma les lois d'Athènes, fit décréter, pour chacune de ces femmes, une drachme par jour. Il n'est pas étonnant que le peuple athénien ait eu tant de soin des pauvres qu'il avait dans sa ville, puisque ayant appris qu'une petite-fille d'Aristogiton, qui vivait à Lemnos, était dans une telle indigence qu'elle ne pouvait pas trouver de mari, il la fit venir à Athènes, la maria à un Athénien des


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 plus considérables, et lui donna pour dot une terre dans le bourg de Potamos. Cette ville fait voir encore, de nos jours, plusieurs exemples de cette humanité, de cette bonté, qui lui méritent l'estime et l'admiration des autres peuples.


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NOTES SUR ARISTIDE.

(01) Démétrius de Phalère, grammairien célèbre. Il nous reste de lui un bon traité sur l'élocution.

(02) Les trépieds étaient un des prix ordinaires qu'on donnait dans les jeux ; et souvent ceux qui les avaient reçus les consacraient dans les temples.

(03) Panétius de Rhodes, disciple de Diogène le Babylonien, et d'Antipater de Tarse, fut un des chefs les plus célèbres de l'école stoïcienne. II eut pour disciples Scipion et le sage Lélius ; il accompagna le premier dans sa légation d'Égypte.

(04) Euclide, dialecticien célèbre. Il était de Mégare, ville de l'isthme de Corinthe ; il fut disciple de Socrate, et devenu chef d'une secte connue sous le nom de dialecticiens, il se rendit fameux par la subtilité de ses raisonnement. Diogène-Laërce lui attribue, entre autres ouvrages, plusieurs tragédies. Ce fut auprès de lui que Platon , âgé de trente ans, se retira, après la mort de Socrate. Il ne faut donc pas confondre cet Euclide avec le géomètre du même nom dont nous acons encore les éléments de géométrie, et dont l'époque est postérieure d'environ 90 ans à celle du dialecticien, disciple de Socrate.

(05) Ce Clisthène était petit-fils du tyran de Sicyone du même nom.

(06) De Marathon à Athènes, il y a environ quarante milles, au moins quinze lieues communes de France.

(07) Le porte-flambeau des mystères avait la tête ceinte d'un bandeau. Cet office était très honorable


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parce qu'il donnait le droit d'être admis à ce que ces mystères avaient de plus secret.

(08) C'est-à-dire, enrichis du puits.

(09) Poliorcètes, surnom de Démétrius, roi de Macédoine , signifie preneur de villes ; ceux de Ceraunus et de Nicanor, qui veulent dire foudre ou fulminant et victorieux, furent donnés à deux Séleucus, rois de Syrie; ceux d'Aigle et de Vautour à deux autres rois de Syrie, nommés Antiochus.

(10) On a vu dans la Vie de Thémistocle que cette ruse consiste à avoir envoyé à Xerxès un homme de confiance, pour l'avertir que les Grecs songeaient à quitter Salamine, et que s'il ne profitait pas du moment où l'absence de leur armée les mettait dans le trouble et la confusion, il manquerait une occasion unique de détruire leurs forces navales. Xerxès prit à la lettre l'avis de Thémistocle, et sur-le-champ il fit donner l'ordre à deux cents de ses vaisseaux d'aller environner les îles, afin qu'il ne pût pas s'échapper un seul ennemi.

(11) Dans l'Arcadie, au pied du mont Ménale, à trente-sept ou trente-huit milles de Lacédémone.

(12) Les dix stades font une demi-lieue.

(13) Ces nymphes prenaient leur nom d'un antre du mont Cithéron en Béotie, appelé Sphragidium, c'est à-dire, caché, obscur.

(14)  La coutume de se couper les cheveux sur le tombeau ou sur le corps de ceux dont on pleurait la perte, comme on va le voir plus bas, n'était pas particulière
aux barbares.

(15) Dans le VIIe livre de l'Iliade, on voit, lorsqu'il est question de tirer au sort le guerrier qui doit combattre contre Hector en champ clos, les héros pétrir chacun une boule de terre qu'ils jettent dans un casque, après l'avoir marquée d'une empreinte propre


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à la faire reconnaître. C'est à cet ancien usage qu'Amompharétus fait allusion. La grosseur et la pesanteur de la pierre caractérisent la fermeté immuable de sa résolution.

(16) L'oracle de Trophonius était à Lébadie, ville de la Béotie, entre Hélicon et Chéronée.

(17) Ce surnom de Diane signifie bonne renommée; et l'usage de faire des sacrifices était, pour les futurs époux, une leçon du soin qu'ils devaient avoir de se faire une bonne réputation , par leur fidélité à en remplir les devoirs. Cet ordre donné par l'oracle d'éteindre les feux dans toute la Grèce était fait pour inspirer aux Grecs la plus forte aversion contre les barbares.

(18) Il se tenait tous les ans à Platée une assemblée générale de la Grèce ; on y faisait un sacrifice à Jupiter Libérateur, pour lui rendre grâces de cette victoire ; et de cinq en cinq ans on y célébrait ces jeux de la liberté, où les athlètes couraient tout armés autour de l'autel de ce dieu, et où les vainqueurs recevaient des prix considérables.

(19) Le mois maimactérion répond à notre mois d'octobre.

(20) Cet historien vivait peu de temps après Aristide. Il avait fait un recueil des décrets. Vossius, dans son ouvrage sur les historiens grecs, croit que c'est le même qui accompagna Alexandre le Grand dans ses expéditions.

(21) Ceux qui avaient remporté le prix des jeux olympiques étaient entretenus, le reste de leur vie, dans le Prytanée, aux dépens du trésor public ; on leur désignait par jour une somme fixe.

FIN DU TOME CINQUIÈME.

(a) Qui ont 500 médimnes de revenu.

(b) Neuf ou dix ans auparavant.

(c) Voyez la vie d'Alcibiade, ch. XIV.

(d) La première année de la 75e olympiade, 480 ans avant Jésus-Christ.

(e) Voyez la vie de Thémistocle, ch. XVII.

(f) Possédés par les Nymphes.

(g) Septembre.

(h) 400.000 livres de notre monnaie.

(i) 50 lieues, à 20 stades par lieue.

(j) 2. 300.000 livres.

(k) 300.000 livres.

(m) 6.500.000 livres.

(n) 4500 livres de notre monnaie.

(o) 2700 livres.

(p) 3 livres 12 sous de notre monnaie.

(q) 9 sous de notre monnaie.