DION CASSIUS
HISTOIRE ROMAINE
LIVRE XLI
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LIVRE XLI. Matières contenues dans le quarante-unième livre de l'Histoire romaine de Dion. Curion porte au sénat la lettre
dans laquelle César promettait de licencier son armée, à condition que Pompée
licencierait la sienne. 1. Voilà ce que lit alors Curion : ensuite, ayant reçu des lettres de César pour le sénat, il se rendit à Rome le jour même des calendes, où Corn. Lentulus et C. Claudius prenaient possession du consulat ; mais, craignant qu'ils ne les fissent disparaître s'ils les avaient hors du sénat, il ne les leur remit que lorsqu'ils y furent entrés. Malgré ces précautions, les consuls, qui ne voulaient pas les lire, hésitèrent longtemps encore et n'en donnèrent enfin connaissance qu'après y avoir été contraints par les tribuns Q. Cassius Longinus et Marc Antoine. Celui-ci, en retour des services qu'il rendit alors à César, devait un jour obtenir de lui les plus grands avantages et monter aux premières dignités. Dans ces lettres, César exposait tout ce qu'il avait fait pour la République, et se détendait contre les accusations auxquelles il était en butte. Il promettait de licencier son armée et de se démettre du commandement, à condition que Pompée en ferait autant, et il ajoutait que si Pompée restait sous les armes, il ne serait pas juste de le forcer à mettre bas les siennes, puisque ce serait le livrer à ses ennemis. Délibération sur la proposition contenue dans la lettre de César: les tribuns Q. Cassius Longinus et M. Antoine quittent Rome et se rendent auprès de César. 2. Le vote sur cette question se fit en passant de tel ou tel côté du sénat, et non par tête : on aurait craint que la honte ou la crainte n'empêchassent de voter sincèrement. Personne n'opina pour que Pompée, qui était dans les faubourgs avec ses troupes, mît bas les armes ; mais tous, excepté un certain M. Caelius et Curion, qui avait apporté les lettres de César, votèrent pour que celui-ci les déposât. Je ne dis rien des tribuns, qui, ayant le droit d'approuver ou de désapprouver un décret, comme il leur convenait, ne crurent pas qu'il fût nécessaire pour eux de passer d'un côté ou d'un autre. Telle fut la résolution du sénat ; mais Antoine et Longinus ne permirent pas de la ratifier, ce jour-là ni le lendemain. 3. Tandis que les sénateurs s'en indignaient et décrétaient le deuil public, les mêmes tribuns s'opposèrent aussi à ce décret : il fut néanmoins sanctionné et mis à exécution. Les sénateurs sortirent tous sur-le-champ du lieu où ils étaient assemblés, y rentrèrent, après avoir changé de vêtement, et délibérèrent sur la peine qui devait être infligée à Longinus et à Antoine. A la vue de ce qui se passait, les deux tribuns résistèrent d'abord ; mais ensuite saisis de crainte, surtout lorsque Lentulus les eut engagés à s'éloigner avant que les voix fussent recueillies ils se rendirent auprès de César avec Curion et Caelius après de longs discours et une protestation, sans s'inquiéter de ce que leurs noms avaient été effacés sur l'album sénatorial. Après avoir pris ces résolutions, le sénat chargea, suivant l'usage, les consuls et les autres magistrats de veiller à la sûreté de Rome. Ensuite il se transporta auprès de Pompée, hors du pomérium, déclara qu'il y avait tumulte, et lui confia de l'argent et des troupes. Il décréta, en outre, que César remettrait le commandement à ses successeurs et licencierait son armée avant le jour qui lui serait assigné, oit qu'on le regarderait comme un ennemi public et comme traître à la patrie. César s'avance jusqu'à Ariminum et marche sur Rome - Défection de Labiénus 4. A cette nouvelle, César mit, alors pour la première fois, le pied hors de son gouvernement et s'avança jusqu'à Ariminum. Il assembla les soldats, et ordonna à Curion et à ceux qui étaient venus avec lui de leur raconter ce qui s'était passé. Après ce récit, il les aigrit encore davantage lui-même par un discours adapté à la circonstance. Puis il leva le camp, marcha directement vers Rome, et s'empara, sans coup férir, de toutes les villes situées sur son passage : parmi les garnisons chargées de leur défense, les unes, trop faibles pour résister, les abandonnèrent ; les autres embrassèrent son parti. Instruit de ces événements et tenu au courant de tous les projets de César par Labiénus, Pompée éprouva des craintes. Labiénus, qui avait abandonné César, livra ses secrets à Pompée auprès duquel il s'était retiré. On s'étonnera sans doute de la défection d'un homme jadis comblé d'honneurs par César et qui avait été chargé du commandement de son armée au-delà des Alpes, toutes les fois qu'il était lui-même en Italie. Voici quelle en fut la cause : Labienus, opulent et couvert de gloire, commençait à vivre avec plus de faste que n'en comportait son rang. César, qui le voyait s'égaler à lui, ne lui témoigna plus la même affection. Labienus ne put se faire à ce changement : il craignit une disgrâce, et se sépara de lui. Pompée envoie des députés à César 5. D'après ce qu'il avait appris au sujet de César, Pompée, qui n'avait pas encore rassemblé des forces suffisantes, et qui voyait d'ailleurs qu'à Rome, surtout parmi ses partisans, on redoutait la guerre par le souvenir des cruautés de Marius et de Sylla, et qu'on désirait en être dispensé, si on le pouvait sans danger, changea de résolution. Il députa vers César L. César, son parent, et le préteur L. Roscius, qui s'étaient offerts pour cette mission. Son but était d'échapper à la première impétuosité de César, et de traiter ensuite avec lui à des conditions modérées. César répéta de vive voix ce qu'il avait écrit dans ses lettres, et ajouta qu'il serait bien aise de s'aboucher avec Pompée. Cette réponse fut mal accueillie par la plupart des partisans de Pompée, qui craignirent que César et Pompée ne fissent quelque pacte contraire à leurs intérêts ; mais les ambassadeurs, après un long éloge de César, assurèrent que personne n'aurait rien à souffrir de sa part, et promirent qu'il congédierait ses troupes sur-le-champ. Alors on se livra à la joie et on lui envoya les mêmes députés, en les conjurant hautement, sans cesse et partout d'obtenir que César et Pompée missent bas les armes simultanément. Pompée se dirige vers la Campanie: il ordonne au sénat et à tous ceux qui étaient revêtus de quelque charge publique de le suivre 6. Tout cela remplit Pompée de crainte : il savait bien que, si le peuple était pris pour juge, César l'emporterait. Il se dirigea donc vers la Campanie, avant le retour des ambassadeurs, dans l'espoir d'y faire plus facilement la guerre. Il ordonna à tout le sénat et à ceux qui étaient revêtus de quelque charge publique de le suivre, après avoir fait décréter qu'ils pourraient impunément quitter Rome et déclaré qu'il regarderait comme ses ennemis tous ceux qui y resteraient. Il fit décréter aussi qu'il emporterait le trésor public et toutes les offrandes déposées dans les temples, espérant s'en servir pour lever des troupes considérables. Toutes les villes d'Italie lui étaient si dévouées que, peu de temps auparavant, à la nouvelle qu'il était dangereusement malade, elles ordonnèrent des sacrifices publics pour sa conservation. Ce fut un éclatant témoignage en sa faveur, personne n'oserait le nier ; car on n'en accorda de semblable qu'à ceux qui furent investis plus tard du pouvoir suprême. Toutefois ce n'était pas une preuve certaine qu'elles ne l'abandonneraient point par la crainte d'un homme plus puissant. Malgré ces décrets sur le trésor public et sur les offrandes sacrées, il n'y fut porté aucune atteinte ; car, le bruit ayant couru sur ces entrefaites que César n'avait fait entendre aux ambassadeurs aucune parole de paix, qu'il leur avait même reproché d'avoir répandu des faussetés sur son compte, que ses soldats étaient nombreux, pleins d'audace et prêts à ne reculer devant aucune violence, comme il arrive dans ces conjonctures où les rumeurs alarmantes vont toujours grossissant, les partisans de Pompée, frappés de terreur, quittèrent Rome en toute hâte, sans avoir touché à rien. Les partisans de Pompée quittent Rome: trouble et désordre qui accompagnent leur départ 7. Leur départ fut en tout marqué par le désordre et par le trouble. La foule qui sortait de Rome (elle se composait des membres les plus éminents du sénat, de l'ordre des chevaliers et même de la fleur des plébéiens), semblait partir pour la guerre ; mais, en réalité, elle subissait le sort ordinaire des captifs. Contraints d'abandonner leur patrie et de n'y plus séjourner, de préférer une ville étrangère à celle qui les avait vus naître, ils étaient en proie à la plus vive douleur. Ceux qui s'éloignaient avec toute leur famille savaient que les temples, leurs pénates et le sol natal allaient tomber aussitôt au pouvoir de leurs ennemis ; et comme ils n'ignoraient pas les dispositions de Pompée, ils s'attendaient, s'ils échappaient aux dangers de la guerre, à avoir pour demeure la Macédoine et la Thrace. Ceux qui laissaient à Rome leurs femmes, leurs enfants et ce qu'ils avaient de plus précieux, semblaient conserver quelque espérance d'y revenir ; mais, au fond, leur départ était beaucoup plus douloureux que celui des autres : arrachés à ce que les hommes ont de plus cher au monde, ils étaient exposés aux jeux les plus contraires de la fortune. Et en effet, ayant laissé à la merci de leurs plus implacables ennemis les êtres qu'ils affectionnaient le plus, ils devaient, s'ils disputaient à dessein la victoire avec peu d'ardeur, courir eux-mêmes des dangers, ou les perdre à tout jamais, s'ils combattaient avec vaillance, et n'avoir pour amis ni Pompée ni César ; ou plutôt les avoir l'un et l'autre pour ennemis : César, parce qu'ils n'étaient point restés à Rome ; Pompée, parce qu'ils n'avaient pas emmené toute leur famille avec eux. Ainsi, leurs sentiments, leurs vœux, leurs espérances flottant au hasard, ils étaient physiquement séparés de ceux qu'ils aimaient le plus, et livrés moralement à mille anxiétés. 8. Tel était l'état de ceux qui quittaient Rome ceux qui y restaient éprouvaient des angoisses différentes, mais aussi vives. Séparés des leurs, privés de défenseurs et incapables de se défendre eux-mêmes, exposés à toutes les horreurs de la guerre, destinés à tomber entre les mains de celui qui serait maître de la ville, ils redoutaient les outrages et les meurtres, comme s'ils se commettaient déjà. Ceux qui faisaient à leurs proches un crime de les avoir abandonnés leur souhaitaient tous les maux qu'ils craignaient pour eux-mêmes, et ceux qui les excusaient par la nécessité tremblaient qu’ils n'eussent à les souffrir. Les autres citoyens, quoiqu'ils ne tinssent par aucun lien à ceux qui partaient, compatissaient à leur sort, et s'affligeaient de ce qu'une grande distance allait les séparer de leurs voisins ou de leurs amis, pressentant qu'ils auraient d'indignes traitements à exercer ou à souffrir ; mais c'était surtout leur propre sort qu'ils déploraient. Voyant les magistrats, le sénat et tous ceux qui avaient de l'influence s'éloigner d'eux et de leur patrie (ils ne savaient pas si un seul resterait), et réfléchissant que des hommes si considérables ne sortiraient point de Rome si elle n'était pas menacée de maux nombreux et terribles ; enfin, privés de leurs magistrats et de leurs frères d'armes, ils ressemblaient à des orphelins et à des veuves. Déjà préoccupés des ressentiments et de la cupidité de ceux qui rentreraient vainqueurs dans leur patrie, se rappelant les excès commis dans le passé, les uns pour avoir été victimes des fureurs de Marius et de Sylla, les autres, pour les avoir entendu raconter par ceux qui les avaient souffertes, ils n'espéraient aucune modération de la part de César. Ils s'attendaient même à souffrir des maux plus nombreux et plus terribles, parce que la plus grande partie de son armée était composée de barbares. 9. Ils étaient tous livrés à de semblables inquiétudes, et tout le monde regardait la situation comme grave, excepté les amis de César, qui pourtant n'étaient pas eux-mêmes dans une complète sécurité, à cause des changements que les circonstances amènent d'ordinaire dans le caractère des hommes. On ne saurait s'imaginer facilement quel trouble et quelle douleur accompagnèrent le départ des consuls et des citoyens qui sortirent de Rome avec eux. Pendant toute la nuit, poussés par la dure nécessité qui pesait sur eux, ils coururent çà et là en désordre. Aux premiers rayons du jour, pressés autour des temples, ils faisaient entendre des voeux, invoquaient les dieux, baisaient la terre, énuméraient les périls auxquels ils avaient tant de fois échappé, et se lamentaient de quitter leur patrie ; cruelle extrémité que jusqu'alors aucun d'eux n'avait eu à subir, et la commisération publique éclatait en leur faveur. De longs gémissements retentirent aussi aux portes de la ville. Ceux-ci s'embrassaient les uns les autres et embrassaient ces portes, comme s'ils se voyaient et s'ils les voyaient pour la dernière fois ; ceux-là pleuraient sur eux-mêmes, et faisaient des voeux pour ceux qui s'éloignaient. La plupart se croyaient trahis et proféraient des imprécations ; car tous les citoyens, même ceux qui devaient rester à Rome, étaient là avec leurs femmes et leurs enfants. Puis, les uns sortirent de la ville ; les autres les escortèrent : quelques-uns temporisèrent, retenus par leurs amis ; quelques autres se tinrent longtemps enlacés dans de mutuels embrassements. Ceux qui ne quittaient pas Rome suivirent jusqu'à une grande distance ceux qui partaient en les accompagnant de cris, expression de leur douleur : ils les conjuraient, au nom des dieux ; de les emmener avec eux, ou de ne pas abandonner leurs foyers. Chaque séparation provoquait des cris de douleur et faisait couler des larmes abondantes. Sous le coup du malheur présent, ceux qui restaient à Rome et ceux qui s'éloignaient n'espéraient pas un meilleur avenir, et s'attendaient même à de nouveaux malheurs. A ce spectacle, on eût dit deux nations et deux villes formées d'une seule nation et d'une seule ville ; l'une partant pour l'exil, l'autre délaissée et tombée au pouvoir des ennemis. C'est ainsi que Pompée quitta Rome, suivi d'un grand nombre de sénateurs : quelques-uns y restèrent, parce qu'ils étaient dévoués à César ou n'avaient embrassé aucun parti. Il se hâta de lever des troupes dans les villes, d'exiger de l'argent et d'envoyer des garnisons sur tous les points. César se rend en personne à Corfinium et l'assiège 10. A cette nouvelle, César ne se dirigea pas vers Rome (il savait que cette ville serait le prix du vainqueur, et répétait qu'il n'avait point pris les armes contre elle, comme contre une cité ennemie, mais pour la défendre contre les factieux). Il répandit dans toute l'Italie des lettres par lesquelles il conjurait Pompée de soumettre leurs démêlés à un tribunal, et engageait par clé belles promesses tous les citoyens à avoir confiance et à se tenir tranquilles ; et comme Corfinium, occupé par Lucius Domitius, n'avait pas embrassé sa cause, il s'y rendit en personne, battit ceux qui vinrent à sa rencontre et cerna la ville. Corfinium étant ainsi assiégé et un grand nombre de villes penchant pour César, Pompée ne conserva plus aucune espérance sur l’Italie, et résolut de passer en Macédoine, en Grèce et eu Asie. Il comptait beaucoup sur le souvenir de ses exploits dans ces contrées et sur l'amitié des peuples et des rois. Toute l'Espagne aussi lui était dévouée ; mais il ne pouvait s'y rendre sans danger, parce que les Gaules étaient sous la main de César. Il calculait d'ailleurs que, s'il mettait à la voile, personne ne le poursuivrait, à cause du manque de vaisseaux et à cause de l'hiver (on était déjà à la fin de l'automne), et qu'il pourrait lever à loisir beaucoup d'argent et beaucoup d'hommes chez les peuples soumis à la domination romaine et chez les alliés. Pompée gagne Brindes 11. Guidé par ces considérations, il gagna Brindes, et ordonna à Domitius de quitter Corfinium pour le suivre. Domitius avait des forces qui lui inspiraient de la confiance : il s'était toujours appliqué à gagner l'affection des soldats, et se les était attachés, en leur promettant des terres ; car il avait acquis jadis de vastes possessions en soutenant le parti de Sylla. Cependant il obéit à Pompée, et chercha le moyen de sortir de Corfinium sans danger ; mais ceux qui étaient avec lui, instruits de son projet et craignant que ce départ ne fût regardé comme une fuite, se déclarèrent pour César et servirent sous ses drapeaux. Quant à Domitius et aux autres sénateurs, César leur reprocha vivement d'avoir pris parti contre lui ; mais il les laissa libres, et ils se retirèrent auprès de Pompée. César fait à Pompée des propositions de paix, qui ne sont pas acceptées 12. César désirait ardemment d'en venir aux mains avec Pompée avant qu'il mît à la voile, de terminer la guerre en Italie, et d'écraser son rival pendant qu'il était encore à Brindes, car, comme ses vaisseaux ne suffisaient pas pour transporter toute son armée, Pompée avait fait prendre les devants aux consuls et à d'autres, afin qu'ils ne pussent rien tenter à la faveur d'un plus long séjour en Italie. César, voyant que cette place était difficile à prendre, invita Pompée à traiter, et lui offrit la paix et son amitié ; mais, celui-ci s'étant borné à répondre qu'il communiquerait sa proposition aux consuls, qui avaient décrété qu'on n'entrerait point en négociation avec un citoyen armé, César attaqua Brindes. Pompée soutint la lutte contre lui pendant quelques jours, jusqu'au retour de la flotte, et profita de ce temps pour garnir de retranchements et de palissades les issues qui conduisaient au port, afin qu'on ne pût l'attaquer lorsqu'il en sortirait. Puis il mit à la voile pendant la nuit, et parvint sain et sauf en Macédoine. Brindes et deux vaisseaux chargés de soldats tombèrent au pouvoir de César. César attaque Brindes; Pompée se dirige vers la Macédoine; réflexions 13. C'est ainsi que Pompée quitta Rome et l'Italie. Ses résolutions et sa manière d'agir furent alors le contraire de ce qu'elles avaient été à son retour d'Asie : aussi sa fortune et l'opinion qu'il donna de lui furent-elles également tout l'opposé. A son retour d'Asie, il avait congédié immédiatement son armée en arrivant à Brindes, pour qu'elle n'inspirât aucune inquiétude à ses concitoyens : alors, au contraire, il emmenait hors de l'Italie, par cette même ville, une armée destinée à combattre contre sa patrie. A son retour d'Asie, il avait apporté à Rome les trésors des barbares : maintenant il enlevait de Rome tout ce qu'il pouvait, et, n'ayant aucun secours à attendre de sa patrie, il prenait pour alliés contre elle les étrangers qu'il avait asservis autrefois, et, pour assurer son salut et sa puissance, il s'appuyait plus sur eux que sur ceux dont il avait bien mérité. Ainsi, revenu en Italie tout couvert de la gloire qu'il avait conquise dans tant de guerres, il en partait accusé de s'être laissé abattre par la crainte de César, et l'éclat que lui avait attiré l'agrandissement de sa patrie était remplacé alors par la honte d'un lâche abandon. Présages sinistres pour Pompée 14. Dès son arrivée à Dyrrachium, il apprit que cette guerre n'aurait pas une heureuse issue pour lui. Pendant le trajet même, la foudre tua plusieurs de ses soldats, des araignées couvrirent les étendards militaires, et, quand il fut débarqué, des serpents se traînèrent sur ses pas et en effacèrent la trace. Tels sont les prodiges qui apparurent à Pompée en personne : d'autres se montrèrent à la ville entière, cette année et peu de temps auparavant ; car, dans les dissensions civiles, l'État est blessé de toutes parts. Ainsi, des loups et des hiboux parurent souvent dans Rome ; la terre éprouva de fréquentes secousses accompagnées de mugissements ; des flammes s'élancèrent du couchant au levant ; d'autres dévorèrent plusieurs temples, notamment celui de Quirinus ; il y eut une éclipse totale de soleil ; la foudre endommagea le sceptre de Jupiter, le bouclier et le casque de Mars placés au Capitole, et les colonnes sur lesquelles les lois étaient gravées ; beaucoup d'animaux engendrèrent des monstres ; quelques oracles furent publiés comme venant de la Sibylle, et plusieurs hommes, saisis de l'esprit divin, prophétisèrent. Aucun préfet de Rome ne fut créé à l'occasion des féries latines, comme il aurait dû l'être d'après l'usage. Plusieurs pensent que les préteurs furent chargés de toutes les fonctions dévolues à ce magistrat : d'autres rapportent que ce fut l'année suivante ; sans doute cela arriva deux fois de suite ; mais, cette année, mourut Perpenna, qui avait été, je l'ai déjà dit, censeur avec Philippe : il fut le dernier de ceux qui obtinrent la dignité sénatoriale pendant qu'il était censeur, ce qui parut aussi annoncer quelque événement extraordinaire. Tout le monde fut effrayé de ces prodiges, et cela devait être ; mais chaque parti pensait et espérait que les malheurs prédits tomberaient sur le parti contraire, et l'on n'offrit aucun sacrifice expiatoire. César se rend à Rome: il cherche à calmer les inquiétudes du sénat et du peuple 15. César ne tenta pas même de faire alors voile vers la Macédoine, parce qu'il manquait de, vaisseaux et n'était pas sans inquiétude pour l'Italie : il craignait que les lieutenants de Pompée ne revinssent d'Espagne pour s'en emparer. Il mit donc une garnison à Brindes, afin qu'aucun de ceux qui s'étaient embarqués avec Pompée ne pût y rentrer, et se rendit à Rome. Il parut devant le sénat assemblé hors du Pomérium par Antoine et par Longinus qui, chassés de ce corps, l'avaient convoqué dans cette circonstance, et, par un discours long et plein d'humanité, il chercha à gagner la bienveillance des sénateurs pour le présent et à les remplir de bonnes espérances pour l'avenir. Sentant qu'ils supportaient avec peine ce qui se faisait, et qu'ils voyaient de mauvais mil le grand nombre de ses soldats, il crut devoir les calmer et les apprivoiser, pour ainsi dire, afin qu'ils se tinssent tranquilles jusqu'à ce qu'il eût terminé la guerre. Il n'accusa, il ne menaça donc personne ; mais il fit entendre des reproches et des imprécations contre ceux qui désiraient la guerre civile. Enfin il proposa d'envoyer sans délai une députation aux consuls et à Pompée, pour demander la paix et la concorde. 16. Après avoir parlé dans le même sens au peuple accouru aussi hors du Pomérium, il fit venir du blé des îles et promit soixante-quinze drachmes à chaque citoyen, espérant les amorcer ainsi. Mais la multitude se disait qu'il y a une grande différence entre les sentiments et les actions des hommes, quand ils désirent une chose et quand ils l'ont obtenue : au début d'une entreprise, ils font les plus séduisantes promesses à ceux lui pourraient leur être opposés ; mais ils les oublient toutes, quand ils ont atteint le but de leurs désirs, et tournent leurs forces contre ceux qui ont contribué à leur puissance. Elle se souvenait aussi de Marius et de Sylla, qui, après avoir tenu souvent le langage le plus humain, commirent des cruautés inouïes. Enfin elle sentait bien ce qu'exigeait la position de César, et, voyant ses soldats répandus en foule dans tous les quartiers de Rome, elle ne pouvait se fier à ses paroles ni se croire en sûreté. Toujours sous l'empire de son ancienne terreur, elle le regardait comme suspect, surtout parce que les députés chargés de négocier la paix avaient été désignés, mais n'étaient point partis, et parce que César avait témoigné un vif mécontentement à Pison, son beau-père, pour en avoir reparlé un jour. Démêlés de César avec le tribun Métellus 17. César ne donna pas alors au peuple les sommes qu'il lui
avait promises : bien loin de là, il exigea pour l'entretien de l'armée qui
inspirait tant de craintes tout l'argent déposé dans le trésor public. De
plus, comme si la République avait été dans une situation prospère, on prit
le vêtement réservé pour le temps de paix ; ce qui ne s'était pas encore
fait. Un tribun du peuple, Lucius Métellus, combattit la proposition concernant
les fonds. César s'empare de la
Sardaigne et de la Sicile: il permet aux enfants des proscrits de briguer les
charges publiques 18. Voilà ce que fit César : il s'empara, en outre, sans coup férir, de la Sardaigne et de la Sicile, que leurs gouverneurs avaient abandonnées, et renvoya Aristobule dans la Palestine, sa patrie, pour qu'il tentât d'y agir contre Pompée. Il permit aux enfants des citoyens proscrits par Sylla de briguer les charges publiques, et organisa tout à Rome et en Italie, comme il convenait le mieux à ses intérêts, dans l'état présent des affaires. Il confia Rome et l'Italie à Antoine, et se dirigea en personne vers l'Espagne, qui appuyait Pompée avec ardeur et lui faisait craindre que la Gaule ne fût entraînée par sou exemple. Sur ces entrefaites, plusieurs sénateurs et Cicéron, sans avoir même paru devant César, se déclarèrent pour Pompée, qui leur semblait défendre le parti le plus juste et devoir sortir vainqueur de cette lutte. Les consuls, avant de s'embarquer, et Pompée lui-même, en sa qualité de proconsul, leur avaient ordonné de les suivre à Thessalonique, disant que Rome était au pouvoir des ennemis, et qu'ils représenteraient la République partout où ils se trouveraient, puisqu'ils formaient le sénat. Ces considérations rallièrent autour d'eux la plupart des sénateurs et des chevaliers, les uns sur-le-champ, les autres plus tard : il en fut de même de toutes les villes qui n'étaient pas opprimées par les arrhes de César. Marseille refuse de recevoir César; siége de cette ville - Les Marseillais sont vaincus par Brutus dans un combat naval - Capitulation de Marseille 19. Seuls de tous les peuples de la Gaule, les habitants de Marseille ne se déclarèrent pas pour lui et ne, lui ouvrirent point leurs portes. Dans une réponse digne d'être transmise à la postérité, ils déclarèrent qu'ils étaient les alliés du peuple romain, et aussi bien disposés pour César que pour Pompée ; qu'ils ne s'inquiétaient pas de savoir quel était celui qui défendait une mauvaise cause, n'étant pas capables de le reconnaître ; que, s'ils voulaient l'un ou l'autre venir en ami dans leur ville, ils le recevraient sans armes ; mais qu'ils la fermeraient à l'un et à l'autre, s'ils se présentaient pour faire la guerre, Assiégés par César, ils le repoussèrent, et résistèrent longtemps à Trébonius et à Décimus Brutus, qui les cernèrent ensuite ; car César avait assiégé lui-même, pendant un certain temps, Marseille dont il croyait s'emparer sans peine (il regardait comme une honte de n'y avoir pas été reçu, lui qui s'était rendu maître de Rome sans coup férir) ; mais, les habitants ayant tenu bon, il confia ce siège à d'autres, et marcha en toute hâte vers l'Espagne. 20. II y avait envoyé C. Fabius ; mais, craignant qu'il ne reçût quelque échec s'il soutenait seul la lutte, César s'y rendit en personne. L'Espagne était gouvernée alors par Afranius et Pétréius, qui avaient chargé un corps de troupes de défendre le passage des montagnes, et rassemblé le gros de leur armée à llerda, où ils attendaient les ennemis de pied ferme. Ils tombèrent à l'improviste sur Fabius, qui, après avoir forcé les troupes préposées à la garde des Pyrénées, traversait le Sicoris, et massacrèrent un grand nombre de ses soldats abandonnés par leurs compagnons ; car le pont s'était rompu avant qu'ils l'eussent franchi. Cet accident servit puissamment Afranius et Pétréius. César arriva bientôt après : il passa le fleuve sur un autre pont, et les provoqua au combat. Pendant plusieurs jours, ils n'osèrent pas en venir aux mains avec lui, placèrent leur camp en face du sien et se tinrent tranquilles. Cette attitude lui inspira une telle confiance qu'il tenta de s'emparer d'une position très forte, qui se trouvait entre leurs retranchements et Ilerda, espérant les empêcher de rentrer dans la ville. Afranius, qui avait deviné ses vues, occupa d'avance cette position, repoussa ceux qui l'attaquaient et les mit en fuite. Pendant qu'il les poursuivait, il eut à soutenir le choc de ceux qui sortirent de leur camp pour fondre sur lui ; puis, cédant à dessein, il les attira dans un lieu qui lui était favorable et en tua un plus grand nombre que précédemment. Enhardi par ce succès, il tomba sur les fourrageurs de l'armée ennemie, et fit beaucoup de mal à ceux qui étaient dispersés dans la campagne. Quelques soldats de César avaient traversé le fleuve, et le pont sur lequel ils l'avaient passé avait été détruit par un violent orage. Afranius franchit le fleuve sur un autre pont voisin de la ville, et, comme personne ne pouvait les secourir, il les massacra tous. 21. Ces événements réduisaient César aux dernières extrémités : il ne recevait aucun secours de ses alliés ; car l'ennemi les observait, et interceptait leur marche aussitôt qu'ils se rapprochaient de lui, et il manquait de vivres, par suite de ses revers sur une terre étrangère. Lorsque sa situation fut connue à Rome, les uns, désespérant de sa fortune et Pensant qu'il ne se soutiendrait pas longtemps, penchèrent du côté de Pompée ; d'autres, appartenant aux diverses classes de citoyens et même, au sénat, se rendirent aussi auprès de lui. Si les Marseillais, secourus par Domitius, et d'ailleurs plus habiles marins que les Romains, n'avaient pas été vaincus en ce moment dans un combat naval par Brutus, qui dut cet avantage à la grandeur de ses vaisseaux et à la force de ses soldats ; s'ils n'avaient pas été renfermés dans leurs murs, à la suite de cette défaite, rien n'aurait arrêté la ruine de César. La nouvelle de cette victoire, exagérée à dessein, opéra un tel changement parmi les Espagnols que plusieurs se déclarèrent pour lui. A peine eurent-ils embrassé sa cause qu'il trouva des vivres en abondance, construisit des ponts, tomba inopinément sur, ses adversaires dispersés dans la campagne, et en fit un grand carnage. 22. Afranius, abattu par ces revers, et voyant qu'il ne trouvait pas à Ilerda les ressources nécessaires pour y séjourner longtemps, résolut de se retirer sur les bords de l'Èbre et vers les villes voisines. Il leva le camp et se mit en marche pendant la nuit, dans l'espérance de cacher son départ ou de prévenir l'ennemi. César ne l'ignora point ; mais il ne se mit pas immédiatement à sa poursuite : il ne lui parut point prudent de courir pendant les ténèbres, avec des soldats qui ne connaissaient pas le pays, après un ennemi qui le connaissait. Aussi, dès que le jour parut, il fit diligence, rejoignit les Pompéiens au milieu de leur marche et disposa de loin son armée, de manière à les envelopper soudain de toutes parts. Il fut secondé par ses troupes, qui étaient beaucoup plus nombreuses que celles d'Afranius, et par le lieu même, qui formait un creux ; mais il ne voulut pas en venir aux mains. Il craignit que, poussés au désespoir, ils ne se portassent à quelque résolution extrême : il comptait d'ailleurs les réduire sans coup férir, et c'est ce qui arriva. Les Pompéiens tentèrent sur plusieurs points de se faire jour à travers leurs rangs, mais en vain. Découragés par l'inutilité de leurs efforts, épuisés par les veilles et par les fatigues de la route, dépourvus de vivres (ils n'en avaient pas emporté, s'imaginant que ce jour leur suffirait pour arriver au terme de leur marche, manquant d'eau, car l'eau est extrêmement rare dans ce pays, ils capitulèrent, à condition qu'il ne leur serait point fait de ma) et qu'ils ne seraient pas forcés de combattre avec César contre Pompée. 23. César tint fidèlement parole sur ces deux points. Il ne fit mettre à mort aucun de ceux qui avaient été pris pendant cette guerre (et cependant les soldats d'Aranius avaient profité d'une trêve pour tuer quelques-uns des siens qui ne se tenaient point sur leurs gardes) et n'en força aucun à faire la guerre contre Pompée : il rendit même la liberté à ceux qui occupaient le premier rang parmi eux et attira les autres sous ses drapeaux par l'appât du gain et des honneurs. Cette conduite ne contribua pas peu à sa gloire et à ses succès. Elle lui concilia toutes les villes d'Espagne et tous les soldats qui s'y trouvaient : outre ceux qui étaient dans la Bétique, Marcus Térentius Varron, lieutenant de Pompée, en avait un grand nombre sous ses ordres. 24. César les admit dans son armée et prit toutes les mesures convenables ; puis il s'avança jusqu'à Cadix, sans inquiéter personne : seulement il leva partout de fortes contributions d'argent. Il accorda des honneurs à plusieurs personnes, en son nom et au nom de l'État, et donna à tous les habitants de Cadix le titre de citoyens romains, qui fut plus tard confirmé par le peuple. Il leur accorda ce privilège, en souvenir du songe qu'il avait eu dans cette ville, quand il était questeur, et pendant lequel il crut avoir commerce avec sa mère ; car c'est d'après ce songe qu'il conçut, comme je l'ai dit, l'espérance d'être seul maître de l'empire. Il confia ensuite le gouvernement de l'Espagne à Cassius Longinus, qui s'était fait aux mœurs des habitants à l'époque où il avait été questeur de Pompée, et se rendit par mer à Tarragone. De là, continuant sa route à travers les Pyrénées, il n'éleva aucun trophée ; parce qu'il savait qu'on avait blâmé Pompée d'en avoir érigé, et se contenta de construire un grand autel en pierres polies, non loin des trophées de ce général. Capitulation de Marseille 25. Sur ces entrefaites, les Marseillais reçurent encore quelques vaisseaux de Pompée et tentèrent une seconde fois la fortune des combats. Ils essuyèrent une nouvelle défaite ; mais ils tinrent ferme, quoiqu'ils eussent appris que l'Espagne était déjà au pouvoir de César, et repoussèrent vigoureusement toutes les attaques. Ayant obtenu une trêve par la promesse de se soumettre à César dès son arrivée, ils firent sortir secrètement de la ville Domitius et traitèrent les soldats romains qui les avaient attaqués pendant la nuit, à la faveur de la suspension d'armes, de telle manière que ceux-ci n'osèrent plus rien entreprendre ; mais ils capitulèrent aussitôt que César fut arrivé. Il leur prit, en ce moment, leurs armes, leurs vaisseaux et leur argent : plus tard il leur enleva tout le reste, excepté le nom de la liberté qu'il leur laissa ; parce que Pompée avait respecté la liberté de Phocée, leur mère patrie. Révolte militaire à Plaisance: discours de César 26. Quelques soldats de César se révoltèrent à Plaisance et refusèrent de le suivre, sous prétexte qu'ils étaient brisés par les fatigues ; mais, en réalité, parce qu'il ne leur permettait pas de piller ni de satisfaire tous leurs désirs. Ils se flattaient qu'il n'y avait rien qu'ils ne pussent obtenir de lui, parce qu'il avait le plus grand besoin de leurs services ; mais César ne céda pas. Il rassembla les mutins et réunit en même temps autour de lui le reste de ses soldats, pour qu'ils veillassent à sa sûreté et afin de les maintenir dans le devoir par les reproches qu'ils entendraient adresser aux rebelles et par les punitions qui seraient infligées en leur présence. 27. « Soldats, leur dit-il, je tiens à être aimé de vous ; mais je ne
saurais partager vos fautes pour avoir votre affection. Je vous chéris et je
souhaite, comme un père pour ses enfants, que vous échappiez à tous les
dangers et que vous arriviez à la prospérité et à la gloire. Mais n'allez
pas croire que celui qui aime doive permettre à ceux qu'il aime de commettre
des fautes qui appellent inévitablement sur eux les dangers et la honte. Il
doit, au contraire, les former au bien et les détourner du mal par ses conseils
et par les châtiments. 28. « Pourquoi vous tiens-je ce langage ? parce qu'ayant abondamment tout ce qui est nécessaire (je veux vous parler avec une entière franchise et sans rien dissimuler), recevant votre solde intégralement et à jour fixe, trouvant des provisions abondantes toujours et partout, ne supportant ni fatigue sans gloire ni danger sans profit, toujours libéralement récompensés de votre valeur et à peine légèrement repris pour vos fautes ; rien de tout cela ne peut vous contenter. Ces reproches ne s'adressent pas à vous tous (vous n'êtes pas tous les mêmes) : ils ne tombent que sur ceux dont la cupidité déshonore les autres ; car la plupart d'entre vous exécutent mes ordres avec la plus louable docilité et se montrent fidèles aux moeurs de nos ancêtres ; et c'est par là que vous avez acquis tant de terres, tant de richesses et tant de gloire. Mais il y a dans vos rangs un petit nombre d'hommes qui attirent sur nous tous la honte et l'infamie. Je savais déjà ce qu'ils sont ; car rien de ce qui vous intéresse ne m'échappe ; mais je faisais semblant de l'ignorer dans l'espoir qu'ils se corrigeraient, s'ils croyaient que je ne connaissais pas leurs torts, et qu'ils craindraient, en commettant de nouvelles fautes, d'être punis même de celles qui leur avaient été pardonnées. Mais puisque leur audace n'a point de bornes, comme s'ils avaient le droit de tout oser, parce qu'ils n'ont pas été châtiés sur-le-champ ; puisqu'ils cherchent à pousser à la révolte ceux qui sont irréprochables, je suis forcé d'appliquer un remède au final et de sévir contre les coupables. 29. « Aucune association ne peut se former ni se maintenir parmi les hommes, si les méchants ne sont pas contenus. Alors, comme il arrive dans le corps, la partie malade corrompt tout le reste, si elle n'est pas guérie. Il en est de même dans les armées : les rebelles, sentant qu'ils ont quelque force, deviennent plus audacieux. Ils communiquent leur mauvais esprit aux bons et paralysent leur zèle, en faisant croire qu'ils ne recueilleront aucun fruit de leur fidélité au devoir. Et en effet, là où l'audace l'emporte, la raison a forcément le dessous ; là où l'injustice est impunie, la vertu reste sans récompense. Comment serez-vous portés à bien faire, si les méchants ne sont pas punis ? Comment croirez-vous avoir obtenu les distinctions auxquelles vous avez droit, s'ils ne subissent pas une punition méritée ! Ignorez-vous que si les hommes sont affranchis de la crainte du châtiment et privés de l'espérance des récompenses, il ne se fait rien de bien et que le mal alors surgit de toutes parts ? Si donc vous êtes réellement attachés à la vertu, détestez les rebelles comme des ennemis. Ce n'est point la nature, ce sont les moeurs et les actions qui établissent une ligne de démarcation entre l'ami et l'ennemi : sont-elles bonnes, elles attirent l'affection même de ceux qui nous sont étrangers ; sont-elles mauvaises, elles aliènent même nos parents. 30. « Plaidez vous-mêmes votre cause ; car leurs fautes nous compromettent tous, quoique nous n'ayons rien à nous reprocher. Quiconque entend parler de notre grand nombre et de notre avidité, fait tomber sur nous tous les torts de quelques-uns ; et c'est ainsi que, sans prendre part à leurs excès, nous sommes en butte aux mêmes accusations. Qui pourrait ne pas s'indigner que des hommes qui portent le nom de Romains agissent comme des Celtes ? Qui pourrait ne pas s'affliger, en voyant l'Italie dévastée comme la Bretagne ? N'est-ce pas une indignité que nous ne fassions aucun mal aux Gaulois subjugués par la guerre, et que nous ravagions, comme le feraient des Épirotes, des Carthaginois ou des Cimbres, les contrées situées en deçà des Alpes ? N'est-il pas honteux que nous répétions avec orgueil que les premiers d'entre les Romains nous avons traversé le Rhin et navigué sur l'océan, et que nous pillions notre pays natal laissé intact par les ennemis ; emportant ainsi le blâme au lieu des éloges, la honte au lieu des honneurs, les pertes au lieu du profit, les châtiments au lieu des récompenses. ? 31. « Et ne vous croyez pas supérieurs à ceux de vos concitoyens qui sont dans leurs foyers, parce que vous êtes sous les drapeaux : les uns et les autres vous êtes Romains. Comme vous, ils ont fait la guerre et ils la feront. Ne croyez pas avoir le droit de faire du mal aux autres, parce que vous avez des armes ; car les lois sont plus puissantes que vous, et vous aussi, à coup sûr, vous mettrez bas les armes un jour. Ne vous fiez pas non plus à votre grand nombre ceux qui souffrent de vos excès seraient plus nombreux que vous, s'ils se coalisaient ; et ils se coaliseront, si vous ne changez pas de conduite. Si vous avez vaincu les barbares, ce n'est pas une raison pour mépriser des hommes sur lesquels vous n'avez l'avantage ni par la naissance, ni par les lumières, ni par l'éducation, ni par vos goûts. Ah ! plutôt, le devoir et votre intérêt vous le commandent, n'employez la violence contre personne, ne maltraitez personne : ne demandez qu'à la bonne volonté d'autrui ce qui vous est nécessaire et n'ambitionnez d'autres récompenses que celles qui vous sont offertes spontanément. 32. « Outre ce que je viens de dire et ce qu'on pourrait ajouter, si l'on voulait s'étendre sur ce sujet, vous devez considérer que nous sommes venus ici pour secourir la patrie attaquée et pour la venger contre ceux'qui lui font du mal. Si elle n'était pas en danger, nous ne serions pas entrés en Italie, les armes à la main (car les lois le défendent) ; nous n'aurions pas laissé inachevée notre expédition contre les Celtes et contre les Bretons, alors que nous aurions pu la mener à bonne fin. N'est-il pas absurde que nous, qui sommes venus pour punir les méfaits des autres, nous ne nous montrions pas moins d'ardeur qu'eux pour nous emparer du bien d'autrui ? N'est-il pas déplorable que nous, qui sommes accourus pour secourir la patrie, nous la forcions à chercher d'autres défenseurs contre nous ? Ma cause me paraît plus juste que celle de Pompée, et je l'ai souvent invité à la soumettre à des juges : sa conscience a reculé devant une solution pacifique ; mais mon bon droit me conciliera, je l'espère, tout le peuple romain et tous ses alliés. Mais si nous imitons nos adversaires, je n'aurai plus rien à alléguer en notre faveur, ni aucun reproche à leur adresser. Or, nous devons tenir le plus grand compte de la justice : appuyée sur elle, la puissance des armes peut tout espérer ; sans elles au contraire, rien n'est solide, alors même qu'on a tout d'abord obtenu quelques succès. 33. « La nature a voulu qu'il en soit ainsi : la plupart d'entre vous le savent, et c'est pour cela que vous remplissez tous vos devoirs, sans contrainte. C'est pour cela aussi que je vous ai réunis : j'ai voulu vous mettre à même d'entendre ce que je dis et de voir ce que je fais. Vous n'avez rien de commun avec les rebelles, et je vous en félicite ; mais vous voyez comment un petit nombre d'hommes, peu contents de n'avoir pas été punis, quoique souvent coupables, osent nous menacer. Je ne saurais approuver que l'homme revêtu de l'autorité soit dominé par ceux qui sont placés sous ses ordres, ni croire qu'il soit possible de faire le bien si ceux qui doivent obéir veulent commander. Demandez-vous quel serait l'état d'une maison où les jeunes gens mépriseraient les vieillards ; l'état des écoles, si les disciples ne respectaient pas les maîtres ; comment des malades pourraient recouvrer la santé, s'ils n'obéissaient pas aux médecins ; quelle sécurité pourraient avoir ceux qui naviguent, si les matelots n'écoutaient pas les pilotes. La nature a établi deux lois nécessaires au salut des hommes : les uns doivent commander, les autres obéir. Sans ces lois, il n'est rien qui puisse durer même un instant. Le devoir de celui qui gouverne est donc de trouver ce qu'il faut et de le prescrire ; le devoir de celui qui obéit est de se soumettre sans vaine excuse et d'exécuter ce qui lui est ordonné. C'est là surtout ce qui fait toujours mettre la sagesse au-dessus de l'imprudence et les lumières au-dessus de l'ignorance. 34. « Puisqu'il en est ainsi, jamais la contrainte ne me fera rien accorder à des soldats révoltés ; jamais la violence ne me fera fléchir. A quoi bon être issu d'Énée et d'Iule ? A quoi bon avoir géré la préture et le consulat ? A quoi bon avoir emmené loin de vos foyers plusieurs d'entre vous et avoir enrôlé plus tard les autres par de nouvelles levées ? A quoi bon être investi déjà depuis si longtemps de la puissance proconsulaire, si je dois être esclave de quelqu'un d'entre vous ; si je cède ici, en Italie, non loin de Rome ; moi qui vous ai conduits à la conquête de la Gaule et à la victoire contre les Bretons ? Quelle crainte, quelle appréhension pourrait m'y réduire ? Serait-ce la peur d'être tué par quelqu'un d'entre vous ? Mais si vous avez tous résolu ma perte, j'aime mieux mourir que de détruire la majesté du commandement et d'abjurer les sentiments que demande la dignité dont je suis revêtu. La mort d'un homme tué injustement a des conséquences moins dangereuses pour un État que l'habitude contractée par les soldats de commander à leurs chefs et de prendre en main l'autorité des lois. 35. « Parmi les rebelles aucun ne m'a menacé de la mort : à l'instant même vous l'auriez tous égorgé, je le sais ; mais ils refusent de continuer la guerre, sous prétexte qu'ils sont épuisés de fatigue, et ils mettent bas les armes, sous prétexte qu'ils n'ont plus la force de les porter. Si je ne les congédie pas volontairement, ils déserteront leur poste pour passer sous les drapeaux de Pompée : quelques-uns du moins laissent voir cette intention. Mais qui ne voudrait pas être délivré de tels hommes ? Qui ne souhaiterait pas à Pompée des soldats mécontents de ce qu'on leur donne, indociles aux ordres qu'ils reçoivent, se disant vieux à la force de l'âge, faibles quand ils sont pleins de vigueur, se croyant faits pour commander à leurs chefs et leur imposer le joug ? Quant à moi, j'aimerais mieux mille fois me réconcilier avec Pompée, n'importe à quelles conditions, et me soumettre à tout, plutôt que de rien faire qui soit indigne de mes principes et de la grandeur d'âme de mes ancêtres. Ignorez-vous que je n'aspire ni à la domination ni à l'opulence, que je ne poursuis pas un but à tout prix ; fallût-il même recourir au mensonge, aux caresses, à la flatterie pour l'atteindre ? Abandonnez donc mes drapeaux, vous que je ne sais comment appeler : ce ne sera pourtant pas comme vous le voulez et comme vous l'annoncez ; mais comme il est utile pour la République et pour moi. » Après ce discours, César tira au sort le nom de ceux qui devaient être punis de mort et il infligea cette peine aux plus mutins ; car il avait tout arrangé pour qu'ils fussent désignés par le sort. Quant aux autres, il les congédia sous prétexte qu'il n'avait pas besoin d'eux ; mais ils témoignèrent du repentir et servirent plus tard sous ses ordres. César est nommé dictateur par M. Æmilius Lépidus: ses actes: il renonce à la dictature 36. Pendant qu'il était encore en marche, M. Émilius Lépidus, celui qui fut triumvir dans la suite (il était alors préteur), conseilla au peuple d'élire César dictateur et il le nomma aussitôt lui-même, au mépris de la coutume clés ancêtres. César entra en possession de la dictature, dès son arrivée à Rome ; mais il ne prit aucune mesure violente. Bien loin de là, il permit à tous les exilés de rentrer, excepté à Milon, et nomma des magistrats pour l'année suivante : ceux qui s'étaient éloignés n'avaient pas été remplacés pendant l'année courante, et comme il n'était resté aucun édile à Rome, les tribuns du peuple avaient été chargés des fonctions de l'édilité. Il remplaça les pontifes qui étaient morts, mais sans observer toutes les règles établies. Enfin il donna le droit de cité aux Gaulois de la Cisalpine transpadane, parce qu'ils avaient été sous son commandement. Ensuite il renonça au titre de dictateur ; mais il en conserva réellement toute l'autorité : outre qu'il avait en main la force des armes, les membres du sénat qui n'avaient pas quitté Rome lui conférèrent une sorte de pouvoir légitime, en lui permettant de faire impunément tout ce qu'il voudrait. Mesures concernant les dettes 37. Aussitôt qu'il en fut revêtu, il mena à bon terme une grande réforme, devenue nécessaire. Les créanciers, qui, à cause des séditions et des guerres, avaient besoin de sommes considérables, usaient contre les débiteurs des mesures les plus rigoureuses. Ceux-ci, par suite des mêmes circonstances, étaient pour la plupart hors d'état de payer, quand même ils l'auraient voulu ; car ils ne pouvaient ni vendre, ni emprunter facilement. De là, de part et d'autre, mille fraudes et expédients de mauvaise foi, et il était à craindre que le mal ne devînt incurable. Plusieurs tribuns du peuple avaient déjà cherché, il est vrai, à fixer les intérêts à un taux modéré ; mais les dettes ne s'éteignaient point, malgré cela. D'une part, les débiteurs abandonnaient les biens hypothéqués, et, de l'autre, les créanciers exigeaient leur capital en argent. César améliora alors la position des uns et des autres, autant qu'il était possible : il ordonna que les biens hypothéqués seraient estimés à leur juste valeur et que des arbitres prononceraient sur cette estimation, si elle donnait lieu à quelque contestation. 38. Comme on disait que plusieurs citoyens, possesseurs de sommes considérables, les cachaient, César défendit d'avoir plus de quinze mille drachmes en argent, ou en or. Il ne voulut pas que cette défense fût regardée comme une loi établie par lui, mais comme une ancienne loi qu'il avait renouvelée. Son but était d'amener les débiteurs à payer quelques sommes et les créanciers à prêter à ceux qui étaient dans le besoin, ou de forcer les riches à se faire connaître, et de ne laisser entre les mains de personne de grandes sommes, qui pourraient servir à exciter des troubles pendant son absence. Le peuple, exalté par cette loi, demanda qu'une récompense fût assurée aux esclaves qui dénonceraient leurs maîtres à cette occasion ; mais César n'inséra pas cette clause dans sa loi - il jura même, sur sa tête, qu'il n'ajouterait jamais foi aux délations d'un esclave contre son maître. César part pour Brindes; présages favorables 39. Après avoir adopté ces mesures et enlevé toutes les offrandes de divers temples et celles du Capitole, César, vers la fin de l'année, partit pour Brindes, avant de prendre possession du consulat pour lequel il était désigné. Pendant qu'il faisait les préparatifs de son expédition, un milan laissa tomber, dans le Forum, une branche de laurier sur un de ceux qui étaient placés auprès de lui. Puis, au moment où il offrait un sacrifice à la Fortune, le taureau s'échappa, avant d'être frappé, sortit de Rome et, parvenu auprès d'un marais, il le traversa à la nage. Ces présages accrurent sa confiance et il hâta son départ, poussé par les devins qui annonçaient qu'il trouverait la mort à Rome, s'il y restait ; tandis que son salut serait assuré et qu'il remporterait la victoire, s'il franchissait la mer. A peine fut-il parti que les enfants, à Rome, se divisèrent d'eux-mêmes en deux camps : les uns prirent le nom de Pompéiens, les autres celui de Césariens, et se livrèrent un simulacre de combat sans armes. La victoire se déclara pour les Césariens. P. Corn. Dolabella est chassé de la Dalmatie 40. Pendant que ces événements se passaient à Rome: et en Espagne, M. Octavius et L. Scribonius Libon, avec les vaisseaux de Pompée, chassèrent de la Dalmatie, où il se trouvait alors, P. Corn. Dolabella, qui soutenait la cause de César, et renfermèrent ensuite dans une petite île C. Antonius, qui avait voulu venger sa défaite. Abandonné par les habitants et pressé par la faim , celui-ci tomba entre leurs mains avec ses soldats, à l'exception d'un petit nombre, qui avaient pris les devants : ils s'étaient enfuis sur le continent. D'autres, naviguant sur des radeaux, furent pris et se donnèrent la mort. Curion s'empare de la Sicile: il passe en Afrique, où il trouve la mort 41. Curion s'empara de la Sicile sans coup férir Caton, qui en était gouverneur, n'ayant pas des forces suffisantes pour lutter contre lui et ne voulant pas exposer inutilement les villes au danger, s'éloigna en toute hâte et se rendit auprès de Pompée. Curion, ayant passé en Afrique, y trouva la mort. A son approche, L. César quitta la ville d'Aspis, où il était par hasard, et Pub. Attius Varus, qui commandait alors dans cette contrée, fut vaincu par lui et perdit beaucoup de soldats et de villes ; mais Juba, fils d'Hiempsal et roi des Numides, dévoué à la cause de Pompée qu'il regardait comme celle du peuple et du sénat, ennemi de Curion pour cette raison et parce que celui-ci avait voulu, à l'époque où il était tribun, le dépouiller de son royaume et confisquer ses possessions, lui fit une guerre acharnée. Il n'attendit pas que Curion eût pénétré dans la Numidie, au coeur de ses États, et marcha contre lui, pendant qu'il assiégeait Utique ; mais ce ne fut pas avec toute son armée. Il aurait craint que Curion, prévenu à temps, ne regagnât la haute mer, et il désirait moins le repousser que se venger. Il n'envoya contre lui qu'un petit nombre de soldats et fit courir le bruit qu'il se dirigeait en personne d'un autre côté et loin de là ; tandis qu'il suivait son armée pas à pas. Juba ne fut point trompé dans ses espérances. 42. Curion, à la première nouvelle que ce roi venait à sa rencontre, s'était retiré dans son camp placé prés de la mer ; bien résolu, s'il était poussé vivement, à s'embarquer et à évacuer complètement l'Afrique ; mais, ayant appris que les ennemis s'avançaient en petit nombre et que Juba n'était pas avec eux, il prit confiance, leva le camp, à l'arrivée de la nuit, dans la crainte qu'ils ne lui échappassent et marcha comme à une victoire assurée. Il tomba sur quelques soldats de Juba qui avaient pris les devants et s'étaient endormis en route, les massacra, et sa confiance s'accrut encore. Puis, ayant rencontré le reste de l'armée ennemie, qui était sortie de son camp à la pointe du jour, il engagea le combat sans délai, quoique ses troupes fussent épuisées par la marche et par les veilles. Les barbares tinrent ferme, et la victoire était encore incertaine, lorsque Juba parut soudain. Sa présence inattendue et le grand nombre de ses soldats causèrent la défaite de Curion : il périt là avec la plus grande partie de ses troupes. Juba en poursuivit les débris jusque dans leur camp et les força à se renfermer dans leurs vaisseaux. A la faveur du désordre, il s'empara de sommes considérables et fit un grand carnage des Romains. La plupart de ceux qui avaient pris la fuite trouvèrent aussi la mort ; ceux-ci en montant sur les vaisseaux, parce qu'ils se heurtaient les uns contre les autres et se renversaient mutuellement ceux-là dans les vaisseaux mêmes qui, trop chargés, coulèrent à fond. Dans cette catastrophe, plusieurs, craignant le même sort, se réfugièrent auprès de Varus dans l'espoir de conserver la vie ; mais ils n'obtinrent point grâce. Juba, sous prétexte que c'était lui qui avait remporté la victoire, les fit mettre à mort, sauf quelques-uns. Ainsi périt Curion, l'un des plus fermes appuis de César et qui lui avait donné les plus belles espérances. Juba fut comblé d'honneurs par Pompée et par les sénateurs qui étaient en Macédoine : il reçut même le titre de roi. Mais César et les sénateurs qui étaient restés à Rome le déclarèrent criminel et ennemi public, tandis qu'ils donnèrent le nom de roi à Bocchus et à Bogud, ennemis de Pompée. An de Rome 706 César II et Pub. Servilius consuls. César et P. Servilius sont nommés consuls 43. L'année suivante, les Romains eurent, contrairement aux lois, un nombre double de magistrats et il se livra une très grande bataille. A Rome, César et P. Servilius furent nommés consuls : on élut aussi des préteurs et d'autres magistrats, en se conformant aux lois. Rien de semblable ne se fit à Thessalonique : cependant il y avait là, suivant certains auteurs, deux cents sénateurs avec les consuls, et l'on y avait même consacré un lieu pour prendre les auspices, afin que tout parût se faire légalement. On eût dit que dans cette ville se trouvaient ainsi le peuple et Rome tout entière. Ce qui empêcha d'y élire des magistrats, c'est que les consuls n'avaient pas rendu de loi curiate. On conserva ceux de l'année précédente et l'on ne changea que leurs noms. Les uns furent appelés proconsuls, les autres propréteurs ou proquesteurs ; car, quoiqu'ils eussent pris les armes et quitté leur patrie, ils respectaient tellement les coutumes de leur pays qu'ils ne s'en écartaient en rien, même quand il s'agissait d'adopter des mesures impérieusement réclamées par les circonstances. Du reste, dans les deux partis, ces magistrats ne gouvernaient que de nom : en réalité, César et Pompée, qui, dans l'intérêt de leur réputation avaient pris, conformément aux lois, l'un le titre de Consul, l'autre celui de proconsul, faisaient, non ce que ce titre permettait, mais tout ce qu'il leur plaisait de faire. Pompée et son parti à Thessalonique - César s'embarque pour l'Épire avec une partie de son armée 44. Ainsi, l'empire était divisé en deux camps : Pompée avait ses quartiers d'hiver à Thessalonique ; mais il ne surveillait pas assez les côtes, ne supposant point que César fût déjà revenu d'Espagne en Italie. Il ne croyait pas d'ailleurs qu'alors même qu'il serait de retour, il oserait traverser la mer d'Ionie, pendant la mauvaise saison. César, il est vrai, attendait le printemps à Brindes ; mais, informé que Pompée s'était éloigné et que l'Épire, située sur la rive opposée, était gardée avec négligence, il saisit l'occasion de faire la guerre et profita du premier vent favorable. Il s'embarqua donc, au coeur de l'hiver, avec une partie de ses troupes ; car ses vaisseaux ne suffisaient pas pour les transporter toutes à la fois, et, à l'insu de M. Bibulus , qui était chargé de veiller sur la mer, il alla débarquer au promontoire appelé Acroceraunia : c'est un cap de l'Épire à l'entrée du golfe Ionien. Arrivé là, avant même qu'on sût qu'il devait mettre à la voile, il renvoya ses vaisseaux à Brindes, pour transporter le reste de son armée. Bibulus leur fit beaucoup de mal à leur retour, et en captura plusieurs qu'il amarra aux siens. L'événement prouva à César qu'i avait navigué avec plus de bonheur que de prudence. César s'empare de plusieurs villes de l'Épire - Oracle de Nymphæum 45. En attendant le reste de son armée, César s'empara d'Oricum, d'Apollonie et d'autres villes de l'Épire, abandonnées par les garnisons de Pompée. Apollonie, fondée par les Corinthiens, est dans une position admirable, soit par rapport à la terre, soit par rapport à la mer et aux fleuves. Ce qui m'a le plus étonné, c'est le feu abondant qui jaillit auprès du fleuve Aous. Il ne se répand pas sur les terres voisines et ne brûle pas le sol qui le nourrit. Il ne le rend pas même plus sec : bien au contraire, tout auprès croissent du gazon et des arbres. Ce feu s'accroît par les grandes pluies et s'élève à une certaine hauteur ; ce qui lui a fait donner le nom de Nymphaeum. Il sert d'oracle et voici de quelle manière : on prend de l'encens en prononçant n'importe quels voeux, et on jette dans le feu l'encens qui les a reçu. Lorsqu'ils doivent être exaucés, le feu absorbe aussitôt l'encens : si l'encens tombe hors du feu, le feu s'élance vers lui, le saisit et le consume ; mais lorsqu'ils ne doivent pas l'être, l'encens ne s'approche pas du feu. On a beau le jeter dans la flamme, il s'en écarte et s'enfuit. Ces phénomènes se passent de cette manière, dans l'un et l'autre cas, quels que soient les événements qu'on désire connaître, excepté la mort et le mariage, sur lesquels il n'est permis absolument à personne de le consulter. Tel est l'oracle de Nymphaeum. Intrépidité de César au milieu d'une tempête 46. Antoine, qui était chargé d'amener les soldats restés à Brindes, tardant à arriver et toutes les nouvelles étant interceptées de ce côté par l'hiver et par Bibulus, César les soupçonna de louvoyer et d'attendre les événements, comme il arrive d'ordinaire dans les guerres civiles. Il résolut donc de s'embarquer seul pour l'Italie, monta sur un esquif, sous un nom supposé, disant que César lui avait donné une mission, et força le pilote de lever l'ancre, malgré un vent impétueux. Quand ils se furent éloignés de la terre, le vent souffla avec violence, et les flots agités les remplirent d'effroi. Le pilote n'osait avancer davantage : la force même n'aurait pu l'y contraindre et, malgré César, il voulait rétrograder. César alors se fit connaître, comme s'il eût dû apaiser ainsi la tempête, et s'écria : « Prends courage, tu portes César. » Il avait une si haute opinion de lui et de si grandes espérances, conçues témérairement ou d'après certaines prédictions, qu'il ne doutait pas de son salut, alors même que tout semblait lui être contraire. Cependant il ne traversa pas la mer et retourna en arrière, après avoir longtemps lutté en vain. 47. Ensuite, il établit son camp auprès de l'Apsus, en face de Pompée. Celui-ci, dès qu'il fut instruit de l'arrivée de César, se dirigea sans délai vers Apollonie avec une partie de son armée, dans l'espoir d'en avoir facilement raison, avant qu'il eût reçu les renforts d'Antoine. César marcha à sa rencontre jusqu'à ce fleuve, persuadé que ses forces seraient suffisantes pour tenir tête aux ennemis qu'il avait alors devant lui ; mais, ayant reconnu qu'elles étaient très inférieures en nombre, il s'arrêta là. Cependant, pour ne point paraître céder à la peur ou donner le signal de la guerre, il fit proposer un accommodement à Pompée, voulant gagner du temps par ce moyen. Celui-ci pénétra ses intentions, résolut de l'attaquer le plus tôt possible et tenta de traverser le fleuve ; mais son armée fut un trop lourd fardeau pour le pont, qui se rompit. Quelques-uns de ses soldats, qui avaient passé les premiers, se trouvèrent isolés et furent massacrés. Pompée, découragé par le mauvais succès de cette première tentative, n'en fit pas d'autre. Antoine étant arrivé sur ces entrefaites, il fut saisi de crainte et se dirigea vers Dyrrachium. Antoine quitte Brindes après la mort de Bibulus 48. Tant que Bibulus vécut, Antoine n'osa pas quitter le port de Brindes, tant la mer était bien gardée ; mais lorsqu'il eut succombé à de grandes fatigues et que le commandement de la flotte fut entre les mains de Libon, Antoine, à qui ce nouveau chef n'inspirait aucune crainte, mit à la voile, bien décidé à s'ouvrir un passage dans la mer, même par la force. Contraint de regagner la terre, il repoussa Libon qui l'attaquait avec vigueur, et, lorsque celui-ci essaya ensuite d'aborder, Antoine ne lui permit pas d'approcher de ces côtes. Libon, privé de mouillage et d'eau, la petite île située devant le port, la seule où il pût toucher terre, n'avait ni eau ni rade, s'éloigna, espérant trouver l'une et l'autre sur un autre point. Ainsi, Antoine put mettre de nouveau à la voile : Libon, qui avait résolu de tomber sur lui en pleine mer, ne lui fit aucun mal ; car il s'éleva une violente tempête, qui empêcha Libon de l'attaquer et causa un dommage aux deux flottes. 49. Pompée, après que ses soldats eurent échappé au danger, se dirigea, comme je l'ai dit, vers Dyrrachium. César s'attacha à ses pas, plein de confiance ; parce que, grâce aux renforts qu'il avait reçus, ses troupes étaient plus nombreuses que celles de son rival. Dyrrachium est situé sur une terre qui appartenait autrefois aux Illyriens Parthiniens et qui maintenant, comme déjà à cette époque, appartient à la Macédoine : sa position est excellente ; que ce soit Epidamne fondée par les Corcyréens, ou bien une autre. Les écrivains qui ont adopté cette opinion font remonter sa fondation et son nom à un héros appelé Dyrrachus. Les autre disent que le nom de Dyrrachium, qui lui a été donné par les Romains, est tiré des rochers qui en rendent l'accès difficile ; parce qu'Épidamne, signifiant dommage dans la langue latine, leur parut être de mauvais augure pour aborder sur ces plages. Affaire de Dyrrachium: César a le dessous et se dirige vers la Thessalie 50. Pompée s'étant donc retiré à Dyrrachium établit son camp hors de la ville et l'entoura de fossés profonds et de fortes palissades. César campa en face et l'attaqua, dans l'espoir d'emporter bientôt ses retranchements, grâce au nombre de ses soldats ; mais il fut repoussé et essaya de les entourer de circonvallations. Pendant qu'il exécutait ces travaux, Pompée, de son côté, fit construire des palissades sur certains points, bâtir des remparts et creuser des fossés sur d'autres : il éleva des tours sur les hauteurs et y plaça des troupes. Ces travaux de défense formèrent un cercle immense que l'ennemi ne pourrait franchir, alors même qu'il aurait l'avantage. Plusieurs engagements eurent lieu pendant qu'on les faisait, mais ils furent sans importance : la victoire pencha tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et les deux armées comptèrent à peu près le même nombre de morts. César, pendant la nuit, approcha de Dyrrachium même, après avoir cherché à corrompre les soldats chargés de sa défense, et pénétra jusqu'à la passe étroite qui se trouvait entre les marais et la mer, espérant que la ville lui serait livrée par trahison. Là, pris en face par une partie considérable des ennemis, en même temps que beaucoup d'autres, portés sur des barques, tombèrent inopinément sur ses derrières, il perdit un grand nombre de soldats : peu s'en fallut qu'il ne pérît lui-même. Rassuré par ce succès, Pompée épia le moment de tenter, à la faveur des ténèbres, un coup de main sur les fortifications de César, les attaqua inopinément, en prit une partie et tailla en pièces ceux qui avaient leurs tentes près de là. 51. Ces événements et le manque de vivres firent craindre à César que le siège du camp, s'il se prolongeait, ne l'exposât à être battu par Pompée, ou abandonné par le reste de son armée : la mer et les pays d'alentour lui étaient hostiles, et par cela même son année comptait plusieurs transfuges. Il renversa les forts qu'il avait élevés, détruisit les retranchements qu'il avait établis, donna subitement le signal du départ et se dirigea vers la Thessalie ; car, pendant le siège de Dyrrachium, L. Cassius Longinus et Cn. Domitius Calvinus avaient été envoyés par César en Macédoine et en Thessalie. Scipion et le Thrace Sadalus firent essuyer au premier une grande défaite, et Calvinus fut chassé de la Macédoine par Faustus ; mais, les Locres et les Étoliens s'étant joints à lui, il envahit la Thessalie. En butte, dans un combat, aux embûches de Scipion, il lui en tendit à son tour dans un autre et remporta sur lui une double victoire, qui amena la soumission de plusieurs villes. César se dirigea incontinent vers cette contrée, espérant qu'avec leur concours, il lui serait plus facile de se procurer des vivres et de soutenir la guerre ; mais personne ne l'accueillit à cause de ses revers. Forcé de laisser de côté les autres villes, il se jeta sur Gomphi, petite ville de la Thessalie, s'en empara, y fit un grand carnage et la livra au pillage, pour que cet exemple répandît la terreur dans tout le pays. Aussi Métropolis, autre petite ville de la Thessalie, n'essaya pas même de lui résister et se rendit sans combattre. César ne lui fit aucun mal : le sort contraire de ces deux villes rendit plus facile la soumission de plusieurs autres, et il redevint puissant. 52. Pompée ne poursuivit point César, qui s'était éloigné soudain pendant la nuit et avait traversé en toute hâte le fleuve Genusus. Persuadé qu'il avait mis fin à la guerre, il prit le titre d'Imperator ; mais il ne se permit pas la moindre jactance dans son langage et n'entoura pas ses faisceaux de lauriers : il lui répugnait de faire parade d'une victoire remportée sur des concitoyens. Le même sentiment le détermina à ne point faire voile vers l'Italie et à n'y envoyer personne, quoiqu'il lui fût facile de l'occuper tout entière ; car ses forces navales étaient considérables. II avait cinq cents vaisseaux légers et il pouvait aborder sur tous les points à la fois. D'ailleurs les esprits n'étaient pas mal disposés pour lui, et, alors même qu'ils l'auraient été, il n'y avait pas des forces suffisantes pour lui résister. Enfin il désirait beaucoup ne pas être soupçonné de faire la guerre en vue de l'Italie et ne voulait causer aucune crainte à ceux qui étaient à Rome. Il n'entreprit donc rien contre ce pays et n'adressa même aux magistrats de la République aucune lettre sur ses exploits. Puis, s'étant mis à la poursuite de César, il arriva en Thessalie. 53. Campées vis-à-vis l'une de l'autre, les deux armées présentaient une image de la guerre ; mais les armes étaient au repos, comme en pleine paix. L'imminence d'un grand danger, l'obscurité de l'avenir, l'incertitude du succès, une certaine honte de mettre aux prises des concitoyens et des parents, tenaient les deux chefs en suspens. Pendant ces hésitations, ils entrèrent en négociation, et plusieurs conçurent en vain l'espérance de voir ces tentatives de réconciliation réussir. Et en effet, César et Pompée aspirait l'un et l'autre à l'empire : naturellement dévorés d'ambition, en proie à une rivalité née des circonstances (car certains hommes ne peuvent se résigner à être au-dessous de leurs égaux et de leurs proches), ils ne voulaient se faire aucune concession, parce que chacun espérait vaincre, et ils ne pouvaient se persuader que, même après avoir traité, ils ne chercheraient pas l'un et l'autre à accroître incessamment leur puissance et ne susciteraient pas de nouveaux orages pour la posséder sans partage. Parallèle entre Pompée et César 54. Ils différaient essentiellement l'un de l'autre, en ce que Pompée ne voulait pas être à la seconde place et que César convoitait la première. Pompée était jaloux d'obtenir des honneurs décernés volontairement, d'exercer une autorité librement acceptée et d'être aimé de ceux qui lui obéissaient. César, au contraire, ne s'inquiétait pas si on lui obéissait à contre-cceur, si son autorité était détestée, s'il s'était arrogé lui-même les honneurs dont il était revêtu. Du reste, ils étaient fatalement entraînés tous les deux aux mêmes actes pour arriver à leurs fins, et ils ne pouvaient y parvenir sans faire la guerre à des concitoyens, sans armer des barbares contre leur patrie, sans extorquer des sommes considérables, sans faire périr illégalement un grand nombre de leurs amis. Leurs passions étaient donc différentes, mais ils devaient recourir aux mêmes moyens pour les satisfaire. Aussi ne se firent-ils aucune concession, tout en s'enveloppant de mille spécieux prétextes, et ils finirent par en venir aux mains. Bataille de Pharsale 55. La bataille fut si terrible qu'aucune autre ne peut lui être comparée. César et Pompée étaient regardés comme les généraux les plus habiles et les plus illustres, non seulement parmi les Romains, mais parmi tous les hommes de leur temps. Rompus au métier des armes dès l'enfance, leur vie s'était passée au milieu des combats, et ils s'y étaient couverts de gloire. Doués d'un grand courage, soutenus par un rare bonheur, ils étaient également dignes de commander des armées et de remporter des victoires. Sous les drapeaux de César marchaient la partie la plus nombreuse et la plus distinguée des légions, la fleur de l'Italie, de l'Espagne, de toute la Gaule, et les hommes les plus belliqueux des îles qu'il avait conquises. Dans les rangs de Pompée se trouvaient beaucoup de sénateurs, beaucoup de chevaliers et les guerriers qu'il avait levés lui-même. Il avait réuni, en outre, autour de lui des forces considérables, fournies par les provinces soumises à Rome, par les peuples et par les rois ses alliés ; car, à l'exception de Pharnace et d'Orode (il avait tenté d'attirer ce dernier dans son parti, quoiqu'il le comptât parmi ses ennemis depuis qu'il avait fait périr les deux Crassus), tous ceux qui lui furent jadis attachés par quelque lien lui donnèrent de l'argent : les uns lui envoyèrent des secours, les autres les lui amenèrent eux-mêmes. Le roi parthe lui avait promis de le secourir si la Syrie lui était restituée - mais, ne l'ayant pas obtenue, il ne tint point parole. Pompée l'emportait beaucoup par le nombre de ses soldats ; mais la bravoure rétablissait l'équilibre pour l'armée de César. Ainsi, les avantages se contre-balançaient de part et d'autre, et les deux armées marchaient au combat avec les mêmes chances de victoire et de danger. 56. Ces circonstances, la cause même et le sujet de la guerre rendirent cette bataille à jamais mémorable. Rome et son empire, déjà vaste et puissant, allaient être le prix du vainqueur ; car il était clair pour tous que Rome et l'empire tomberaient sous son joug. La pensée fixée sur ce but, les deux généraux se rappelaient, en outre, les victoires qu'ils avaient remportées, Pompée sur Sertorius, sur Mithridate, sur Tigrane, sur la mer et en Afrique ; César dans la Gaule, en Espagne, sur le Rhin et dans la Bretagne. Persuadés que tout leur passé était en jeu, jaloux de s'approprier chacun la gloire de son rival, tout les poussait à un effort suprême ; car ce ne sont pas seulement les biens du vaincu qui deviennent le partage du vainqueur, c'est surtout sa gloire, et plus un adversaire est grand et puissant, plus s'élève celui qui l'a dompté. 57. Aussi, chacun des chefs adressa à ses soldats de longues exhortations, qui se ressemblaient au fond. Ils dirent tout ce qui devait être dit, dans de semblables circonstances, sur le danger du moment et sur l'avenir qui les attendait. Nés dans la même république, discourant sur le même sujet, donnant chacun à sou rival le nom de tyran et s'arrogeant celui de vengeur de la liberté, ils ne pouvaient tenir un langage différent. D'un côté, disaient-ils, est la mort ; de l'autre le salut : d'un côté la captivité ; de l'autre la domination : d'un côté la chance de tout avoir ; de l'autre la chance de tout perdre : ici, tous les maux à souffrir ; là, pouvoir de les faire souffrir à ses adversaires. Après avoir excité ainsi les citoyens et donné par de tels discours aux sujets et aux alliés de Rome l'espérance d'un meilleur avenir et la crainte d'une condition encore plus triste, ils mirent aux prises des hommes de la même nation, qui avaient reposé sous la même tente, mangé à la même table, et qui étaient liés par des traités. Mais comment gémir sur les autres, lorsque les deux chefs, unis par les mêmes liens que tous les combattants, s'étaient, en outre, confié beaucoup de secrets, avaient pris part aux mêmes actes, contracté une alliance de famille et entouré le même enfant de leur affection, l'un comme père, l'autre comme grand-père ; et pourtant ils allaient en venir aux mains ! Ces liens du sang, formés par la nature, ils les dissolvaient alors, ils les brisaient, ils les rompaient par une insatiable ambition, et c'est ainsi que Rome se vit contrainte de combattre contre elle-même pour elle-même, et dut être vaincue, même en remportant la victoire. 58. C'est pour cette lutte terrible que les deux armées se mirent en marche l'une contre l'autre ; mais elles ne l'engagèrent pas incontinent. Sorties de la même patrie et des mêmes foyers, portant les mêmes armes, rangées dans le même ordre de bataille, elles n'osaient ni l'une ni l'autre commencer le combat et donner le signal du carnage. Des deux côtés régnaient le silence et un profond abattement. Aucun soldat ne faisait un pas en avant, aucun ne bougeait : tous, les yeux attachés à la terre, restaient immobiles, comme des corps inanimés. César et Pompée, craignant qu'une plus longue inaction n'émoussât les courages et n'amenât une réconciliation, ordonnèrent aussitôt aux trompettes de sonner la charge et aux autres soldats de pousser le cri des batailles. Leurs ordres furent exécutés ; mais il s'en fallut beaucoup que les meurs fussent raffermis. Les trompettes faisaient entendre les mêmes sons, et les cris de guerre, proférés dans la même langue, proclamaient plus haut encore que les combattants étaient du même pays et de la même race. Des deux côtés coulèrent des larmes et retentirent des lamentations ! 59. Enfin, les auxiliaires ayant commencé le combat, les autres en vinrent aussi aux mains, poussés par leur exemple à une sorte de délire. Pour ceux qui se battaient à distance, la lutte était moins horrible ; parce qu'ils ne connaissaient pas ceux qu'atteignaient leurs traits, leurs lances, leurs javelots, leurs frondes ; mais la position des légionnaires et des cavaliers était affreuse. Placés les uns auprès des autres et pouvant même se parler, ils reconnaissaient leurs adversaires, et ils les blessaient ; ils les désignaient par leurs noms, et ils leur donnaient la mort ; ils rappelaient le souvenir de leur commune patrie, et ils les dépouillaient ! Voilà ce qu'avaient à faire et à souffrir, partout où ils se rencontraient, les Romains et les Italiens qui étaient dans leurs rangs : plusieurs donnèrent à leurs meurtriers des commissions pour leurs familles. Quant aux soldats des nations conquises, ils combattaient avec ardeur et sans ménagement, déployant pour l'asservissement des Romains la vigueur qu'ils avaient montrée jadis pour leur propre liberté, et désirant les avoir pour compagnons d'esclavage, parce qu'ils étaient vis-à-vis d'eux dans un état complet d'abaissement. 60. La bataille fut acharnée et offrit des aspects très divers, soit par les circonstances dont je viens de parler, soit à cause dit nombre des combattants et de la variété des préparatifs. La plaine était inondée de légionnaires, de cavaliers, d'archers, de frondeurs. Disséminés sur tous les points, ils luttaient tantôt contre des hommes portant les mêmes armes, tantôt pêle-mêle contre des adversaires ayant des armes différentes. Les meilleurs cavaliers et les meilleurs archers étaient dans l'armée de Pompée. Aussi, se déployant de loin autour de leurs ennemis, ils fondaient inopinément sur eux et se retiraient après les avoir mis en désordre ; puis ils les attaquaient de nouveau coup sur coup, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Pour éviter ces surprises, les soldats de César développaient leurs lignes, la face toujours tournée du côté de l'ennemi, le serrant de près, se jetant avec élan sur les hommes et sur les chevaux ; car ils avaient mêlé de l'infanterie légère à la cavalerie dans cette intention. Ces luttes, comme je l'ai dit, n'avaient pas lieu sur un seul point, mais sur plusieurs points à la fois. Ainsi, les uns combattant à distance, les autres corps à corps ; ceux-ci portant des coups, ceux-là en recevant ; les uns fuyant, les, autres les poursuivant ; c'étaient simultanément plusieurs combats d'infanterie et plusieurs combats de cavalerie, qui offraient mille accidents imprévus. Celui qui avait mis un adversaire en fuite fuyait à son tour ; celui qui avait échappé à un agresseur devenait agresseur lui-même, celui qui avait fait une blessure était blessé, celui qui avait été renversé donnait la mort à un adversaire qui était encore debout. Plusieurs mouraient sans blessure ; plusieurs, déjà à demi morts, portaient des coups mortels. D'un côté c'étaient la joie et des chants de victoire, de l'autre la douleur et des lamentations. Partout retentissaient des cris et des gémissements : de là un trouble qui se propageait de rang en rang. Les cris poussés par les étrangers dans une langue inconnue étaient inintelligibles et produisaient une terreur profonde ; mais le mal paraissait plus grand à ceux qui se comprenaient : outre leurs propres souffrances, ils voyaient celles de leurs voisins et ils en recueillaient l'expression. 61. La victoire flotta longtemps incertaine, et il y eut également des deux côtés un grand nombre de tués et de blessés. Enfin Pompée, dont l'armée était composée en grande partie d'Asiatiques peu faits au métier de la guerre, fut vaincu. Divers présages lui avaient annoncé sa défaite avant le combat : la foudre était tombée dans son camp ; une flamme, qui avait brillé dans les airs au-dessus des retranchements de César, vint fondre sur les siens ; des abeilles s'étaient fixées sur ses étendards ; beaucoup de victimes, déjà conduites à l'autel, s'étaient échappées. Plusieurs prodiges, annonçant cette bataille, éclatèrent jusque parmi les étrangers. Ainsi, le jour même où elle fut livrée, on entendit dans beaucoup d'endroits le bruit d'armées qui s'entre-choquaient et le cliquetis de leurs armes ; à Pergame, les sons des tambours et des cymbales, partis du temple de Bacchus, se répandirent clans toute la ville ; à Tralles, un palmier naquit dans le temple de la Victoire, et la statue de la déesse se tourna d'elle-même en face de celle de César qu'elle regardait de côté auparavant. En Syrie, deux jeunes gens, qui avaient annoncé l'issue de ce combat, ne reparurent jamais ; à Padoue, qui fait maintenant partie de l'Italie et qui alors appartenait encore à la Gaule, des oiseaux n'en donnèrent pas seulement des indices ; mais ils la rendirent, pour ainsi dire, visible ; car un certain C. Cornélius lut exactement dans leur vol tout ce qui s'était passé et l'exposa à ceux qui se trouvaient avec lui. Tels sont les prodiges qui éclatèrent le jour même de la bataille : ils ne furent pas accueillis avec confiance sur-le-champ, et cela devait être ; mais lorsque l'événement fut connu, ils excitèrent un vif étonnement. Magnanimité et clémence de César 62. Parmi les Pompéiens qui ne périrent point sur le champ de bataille, les
uns s'enfuirent où ils purent, les autres passèrent du côté du vainqueur.
César pardonna aux simples soldats et leur ouvrit les rangs de son armée, sans
garder aucun ressentiment. Quant aux sénateurs et aux chevaliers, il fit mettre
à mort ceux auxquels il avait déjà pardonné lorsqu'ils étaient ses
prisonniers. Il n'excepta que ceux pour lesquels ses amis implorèrent sa
clémence, car il avait permis à chacun d'eux de demander grâce pour un
Pompéien. Il renvoya sains et saufs tous les autres qui avaient pris, alors
pour la première fois, les armes contre lui : « Je n'ai, disait-il, aucun
reproche à faire à des hommes qui s'étaient déclarés pour Pompée, leur
ami, et qui ne me devaient rien. » Il agit de même envers les princes et les
peuples qui avaient soutenu Pompée et leur pardonna, parce qu'il n'en
connaissait aucun, ou qu'un très petit nombre ; tandis que Pompée les avait
comblés de bienfaits. Il en disait même beaucoup plus de bien que de ceux qui,
redevables de quelque service envers Pompée, l'avaient abandonné au moment du
danger. 63. Témoin Sadalus le Thrace et le Galate Déjotarus : il leur laissa la vie, quoiqu'ils eussent pris part ait combat. Il usa de la même clémence envers Tarcondimotus, qui tenait sous sa puissance une partie de la Cilicie et qui avait fourni des secours considérables à la flotte de Pompée. A quoi bon énumérer tous ceux que César épargna et dont il n'exigea que de l'argent, quoiqu'ils eussent envoyé des secours à Pompée ? Il ne leur infligea aucun châtiment et ne leur enleva rien, malgré les faveurs que Pompée leur avait prodiguées anciennement et tout récemment encore. II donna, il est vrai, à Ariobarzane, roi de Cappadoce, une partie de l'Arménie qui était devenue la possession de Déjotarus ; mais en agissant ainsi, loin de nuire à Déjotarus, il lui fit dit bien ; car il ne démembra pas ses États, et, ayant repris l'Arménie entière dont Pharnace s'était emparé, il la partagea entre Ariobarzane et Déjotarus. Telle fut la générosité de César à leur égard. Pharnace fit valoir qu'il n'avait pas secouru Pompée et crut obtenir ainsi son pardon ; niais César, loin de se montrer clément à son égard, lui reprocha d'avoir été méchant et impie envers son bienfaiteur. Dans la suite, il témoigna la même douceur et la même magnanimité à ceux qui avaient porté les armes contre lui : bien plus, ayant trouvé dans les coffres de Pompée des lettres secrètes, qui contenaient l'expression du dévouement de quelques hommes pour son rival et de leur haine pour lui, il ne les lut pas et ne les fit pas transcrire ; il les brûla même sur-le-champ, afin qu'elles ne le missent pas dans la nécessité, d'exercer des actes de rigueur. Cette grandeur d'âme suffit pour appeler la haine sur ceux qui tramèrent sa perte. Ce n'est pas sans raison que je tiens ce langage : il est surtout dirigé contre M. Brutus Caepion, devenu plus tard son assassin, mais qui fut alors son prisonnier et lui dut la vie. ÉCLAIRCISSEMENTS. Campées vis-à-vis l'une de
l'autre, les deux armées etc. (p. 283). (001) Liv. XLI, §
1-3. |