RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DE Virgile

page précédente  page suivante

LA TRAGÉDIE DU CHEVAL

V. La mort du prêtre

 

Laocoon, ductus Neptuno sorte sacerdos,
sollemnes taurum ingentem mactabat ad aras.
Ecce autem gemini a Tenedo tranquilla per alta
(horresco referens) immensis oribus angues
incumbunt pelago pariterque ad litora tendunt;
pectora quorum inter fluctus arrecta iubaeque
sanguineae superant undas, pars cetera pontum
pone legit sinuatque immensa volumine terga.
Fit sonitus spumante salo; iamque arva tenebant,
ardentesque oculos suffecti sanguine et igni,
sibila lambebant linguis vibrantibus ora.
Diffugimus visu exsangues. Illi agmine certo
Laocoonta petunt; et primum parva duorum
corpora natorum serpens amplexus uterque
implicat et miseros morsu depascitur artus;
post ipsum auxilio subeuntem ac tela ferentem
corripiunt spirisque ligant ingentibus; et iam
bis medium amplexi, bis collo squamea circum
terga dati, superant capite et cervicibus altis.
Ille simul manibus tendit divellere nodos,
perfusus sanie vittas atroque veneno
clamoresque simul horrendos ad sidera tollit,
qualis mugitus, fugit cum saucius aram
taurus et incertam excussit cervice securim.
At gemini lapsu delubra summa dracones
diffugiunt saevaeque petunt Tritonidis arcem
sub pedibusque deae clipeique sub orbe teguntur.
Tum vero tumefacta novus per pectora cunctis
insinuat pavor et scelus expendisse merentem
Laocoonta ferunt, sacrum qui cuspide robur
laeserit et tergo sceleratam intorserit hastam.
Ducendum ad sedes simulacrum orandaque divae
numina conclamant.

VIRGILE, Enéide, 1, 201-233

Neptunus, i : Neptune
sollemnis, e : qui revient tous les ans, consacré, habituel
mactare, o, avi, atum : honorer les dieux; sacrifier, immoler
tranquillus, a, um : tranquille, calme
horrescere, o, horrui : se hérisser, être pris de frissons
anguis, is : le serpent
arrigere, o, rexi, rectum : dresser, hérisser
iuba, ae : la crinière, la chevelure, la crête
sanguineus, a, um : sanglant
pone (adv.) : (par) derrière
legere, o, legi, lectum : ici, enrouler ou raser
sinuare, o, avi, atum : courber, fléchir
spumare, o, avi, atum : écumer, bouillonner
salum, i : la mer
ardentesque oculos suffecti : pour comprendre le groupe ardentes oculos, complément du part. parfait passif suffecti,il ne faut pas oublier que le latin utilise la voix passive en lui donnant un sens réfléchi, pronominal, ex : exerceri : s'exercer. D'autre part, chez les poètes, certains participes parfaits qui, en prose, ont le sens passif, sont employés avec un sens réfléchi, équivalant à des participes actifs qui seraient accompagnés d'un pronom réfléchi au datif; ces participes peuvent donc avoir un COD à l'accusatif (v. O. RIEMANN, Syntaxe latine ch. 133, a, 1 et 2).
sibilus, a, um : sifflant
lambere, o : lécher
vibrare, o, avi, atum : agiter, secouer
diffugere, io, fugi : fuir en désordre
exsanguis, e : qui n'a pas de sang, blême
illi : ici, les serpents
morsus, us : la morsure
depasci, or, pastus sum : dévorer
ipsum : désigne Laocoon
spira, ae : la spirale, le noeud, l'anneau
ligare, o, avi, atum : attacher
squameus, a, um : écailleux
collo : d.; complément de circum-dati
terga : acc. dépendant de circum-dati p.p. à valeur pronominale
superant : COD : ipsum (v. 216)
divellere, o, velli (vulsi), vulsum : mettre en pièces, arracher
nodus, i : le noeud
perfundere, o, fudi, fusum : arroser
sanies, ei : le sang souillé, le pus
vitta, ae : la bandelette, le ruban
perfusus sanie vittas : voir la note de grammaire du v.210
mugitus, us : le mugissement
saucius, a, um : blessé
securis, is (acc : IM) : la hache
lapsus, us : la glissade, le glissement
delubrum, i : le temple, le sanctuaire
draco, onis : le serpent
Tritonis, idis : la Tritonienne (surnom de Minerve)
clipeus, i : le bouclier
tumefacere, io, feci, factum :gonfler
insinuare, o, avi, atum : (s')insinuer, (s')introduire
expendere, o, di, sum : peser; au fig. expier
cuspis, idis : la pointe, l'arme
tergo : complém. au d. de intorserit
sceleratus, a, um : criminel
intorquere, eo, torsi, tortum : tourner, lancer
conclamare, o, avi, atum : crier tous ensemble

Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune,
immolait solennellement un énorme taureau sur les autels.
Or voici que de Ténédos, sur des flots paisibles, deux serpents
aux orbes immenses, (je frémis en faisant ce récit),
glissent sur la mer, et côte à côte gagnent le rivage.
Poitrines dressées sur les flots, avec leurs crêtes rouge sang,
ils dominent les ondes; leur partie postérieure épouse les vagues,
et fait onduler en spirales leurs échines démesurées.
L'étendue salée écume et résonne; déjà ils touchaient la terre ferme,
leurs yeux brillants étaient teintés de sang et de feu,
et, d'une langue tremblante, ils léchaient leurs gueules qui sifflaient.
À cette vue, nous fuyons, livides. Eux, d'une allure assurée,
foncent sur Laocoon. D'abord, ce sont les deux corps
de ses jeunes fils qu'étreignent les deux serpents, les enlaçant,
les mordant et se repaissant de leurs pauvres membres.
Laocoon alors, arme en main, se porte à leur secours. Les serpents déjà
le saisissent et le serrent de leurs énormes anneaux. Deux fois,
ils lui ont entouré la taille, deux fois autour du cou, ils ont enroulé
leurs échines écailleuses, le dominant de la tête, la nuque dressée.
Aussitôt de ses mains, le prêtre tente de défaire leurs noeuds,
ses bandelettes souillées de bave et de noir venin.
En même temps il fait monter vers le ciel des cris horrifiés :
on dirait le mugissement d'un taureau blessé fuyant l'autel,
et secouant la hache mal enfoncée dans sa nuque.
Mais les deux dragons en un glissement fuient vers les temples,
sur la hauteur, gagnant la citadelle de la cruelle Tritonienne,
où ils s'abritent aux pieds de la déesse, sous l'orbe de son bouclier.
Alors en nos coeurs s'insinue une terreur inconnue,
qui nous fait tous trembler; Laocoon a mérité , dit-on,
d'expier son crime : son arme a outragé le chêne sacré,
il a lancé sur l'échine du cheval son épée criminelle.
On crie en choeur qu'il faut transporter la statue à sa place,
et implorer la toute puissance de la déesse !

Commentaire :

     C'est l'épisode célébrissime de la mort de Laocoon; il est inutile de revenir sur les innombrables (et pertinents) commentaires qui lui ont été consacrés. Je me limiterai à attirer l'attention sur quelques détails dans la perspective adoptée ici.

     Laocoon est prêtre de Neptune et est attaqué, ainsi que ses fils, alors qu'il s'apprête à sacrifier; il porte d'ailleurs les insignes du sacré (les vittae - v. 221). Or, les serpents viennent de la mer, ce qui signifie que Neptune ne s'oppose pas à leur action (la mer est tranquille - v. 203). On peut même se demander si ce n'est pas lui qui les envoie. Cette supposition qu'on peut attribuer aux Troyens mais que le lecteur a pu se faire à lui-même sera démentie par la suite (v. 225 - 227), mais il n'en demeure pas moins que Neptune est complice de la mort de Laocoon (11).

     En fait, les serpents sont les exécuteurs des volontés de Pallas, puisqu'ils se réfugieront auprès de sa statue. Par ailleurs, ils viennent de Ténédos où se sont cachés les Grecs, signe à la fois évident et dissimulé que les serpents sont au service de l'ennemi. Cependant, ce signe ne peut être perçu que par le lecteur.

     Reste à préciser comment cette mort dramatique s'insère dans les grilles de lecture évoquées plus haut.

 

Grille 1 bis

Grille 2

Pallas est irritée contre les Grecs.

Les Grecs sont partis.

Le cheval est une offrande qui ne peut être violée et qui accordera la victoire aux Troyens.

Pallas et Neptune sont hostiles aux Troyens.

Les Grecs ne sont pas partis.

Le cheval est un piège.

Laocoon s'est opposé à l'entrée du cheval dans Troie; il y a planté sa lance. Des serpents envoyés par Pallas l'ont tué, ainsi que ses fils.
Les dieux ont châtié Laocoon, parce qu'il a commis un sacrilège impardonnable.

Le caractère sacré de Laocoon n'a pas empêché la vengeance, ce qui démontre l'ampleur du sacrilège.

Les dieux ont liquidé Laocoon parce qu'il s'opposait à leur volonté.

La pureté et le caractère sacré de Laocoon n'ont pas constitué un obstacle à l' hostilité divine.

     On le voit, la mort de Laocoon s'insère parfaitement dans l'une et l'autre grilles. Le prodige, par son caractère ambigu, est dès lors une arme à double tranchant, puisqu'il révèle la vérité et induit en erreur.

     Par conséquent, le prodige n'incite pas à choisir une grille plutôt qu'une autre, mais authentifie celle que les Troyens ont déjà choisie, parce qu'elle les "séduit" davantage et parce que les dieux l'ont voulu. 

(11) La complicité de Neptune et de Pallas apparaîtra nettement au moment de la chute de Troie (2, 608 - 612 et 615 -616).


page suivante